CLEDER, Jean : Le Vice-consul de Marguerite Duras : présentation

(N.B. : les mentions “Diapositive” renvoient au fichier PDF téléchargeable ici)

Le Vice-consul : du texte aux livres

Contre une tradition essentialiste voulant qu’un texte existe indépendamment de son support, et ne connaisse d’autre matérialité que la silhouette alphabétique des caractères imprimés ou numérisés, on peut choisir d’aborder les textes comme des livres, c’est-à-dire des objets dont l’apparence et la consistance physiques sont déterminantes pour la compréhension du texte qui est imprimé à l’intérieur. Ce choix n’est pas toujours rentable : il se trouve que la carrière éditoriale du Vice-consul légitime complètement cette sorte d’attention, faisant du roman un objet matériel, et de la lecture une action… physique.

Le Vice-consul est publié en 1966 dans le petit format de la collection blanche (LxH : 12 x 18,5 cm) comme Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Sa couverture comporte une indication générique : “roman”. [ Diapositive n° 3 : Le Ravissement de Lol V. Stein // Le Vice-consul ]. Le premier rabat présente les trois paragraphes suivants :

Le vice-consul de France à Lahore, Jean-Marc de H. a été déplacé à la suite d’événements jugés très pénibles par les autorités diplomatiques dont il dépend. Il attend à Calcutta sa prochaine nomination.

À Calcutta on s’interroge sur les faits et sur les raisons.

Qui est le vice-consul ? Avant Lahore qui était-il ? Pourquoi tirait-il de son balcon dans la direction des jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens de Lahore ?

[ édition originale du Vice-consul / premier rabat ]

Cette première lecture du roman thématise plus qu’elle ne configure vraiment certaines problématiques : le décor exotique organise une distension entre la France et les Indes, qui se double de résonances politiques et coloniales évidentes mais imprécises ; une transgression majeure ayant interrompu le cours normal des actions, on s’interroge sur les relations de cause à effet — et c’est bien là une thématique de premier plan dans le roman contemporain —, mais aussi sur l’identité du fauteur de trouble : les rapports entre un sujet (le “vice-consul”) et une communauté (“on”) sont ici frontalement questionnés. La mendiante et Anne-Marie Stretter n’étant pas mentionnées, c’est bien en fonction du personnage éponyme du roman que se programme notre lecture — qui sera vécue de ce fait comme un processus de déséquilibrage ou de débordement constants. On peut remarquer que la quatrième de couverture [ Diapositive n° 4 ] inscrit Marguerite Duras dans la communauté des romancières et romanciers “Gallimard”, rangés alphabétiquement sous la forme d’un “extrait du catalogue”. En première puis en quatrième, en noir puis en rouge, au singulier puis au pluriel, le genre du roman est imprimé deux fois — soulignons-le puisque l’appellation ne survivra pas au changement de collection [footnote] .

Physiquement, la gémellité du Ravissement de Lol V. Stein et du Vice-consul se défait lorsque leur destinée éditoriale dissocie les objets : le premier entre dans la collection “Folio” en juillet 1976 ; le second fera partie des premiers textes publiés dans la collection “L’imaginaire” (créée en mai 1977), où il entre en novembre 1977 [ Diapositive n° 6 : les deux couvertures poche ] :

Collection intermédiaire de semi-poche, essentiellement dédiée aux fonds de Gallimard et de ses filiales. Réédition d’œuvres littéraires, tantôt oubliées, marginales ou expérimentales d’auteurs reconnus, tantôt estimées par le passé mais que le temps a pu éclipser. Le graphiste Massin en a conçu la couverture (et en a également trouvé le titre, avec l’accord de Jean-Paul Sartre), basée sur l’idée de variations, chaque couverture faisant l’objet d’un traitement typographique adapté et expressif.
“Que ces livres soient importants par leur réputation acquise maintenant par leurs auteurs, ou qu’ils l’aient été à l’époque, parfois de façon éphémère, ils sont les gestes ou les étapes d’une œuvre.”

[ source : site Gallimard ]

Le livre prend de l’importance physiquement : son format est supérieur à celui de la collection blanche (12,5×19 cm), mais supérieur aussi à celui de la collection “folio” (10,8×17,8 cm). Ce qui est remarquable ici, c’est que la description de la collection s’impose comme une suite d’évitements, de sorte qu’on est bien forcé de comprendre qu’il s’agira d’accueillir dans cette collection des livres qu’on ne sait pas bien où mettre, et dont on ne sait pas bien quoi faire… De fait leur intérêt est désigné négativement, à travers ce qu’ils ne sont pas ou ne contiennent pas : la réputation de l’auteur, l’importance passée de tel livre, ou bien son importance… future. Dire que ce volume entre à “L’imaginaire”, c’est dire qu’il n’entre pas dans la collection “Folio”, inaugurée en 1972 avec La Condition humaine d’André Malraux (n° 1) et L’Étranger d’Albert Camus (n° 2). Par là se font l’hypothèse et le pari que, d’un classicisme moins évident, la poursuite de sa carrière est mieux assurée sur des petits tirages en semi-poche, que sur des gros tirages en poche. Par ailleurs, le livre publié en 1966 perd deux éléments : la suppression du premier est primordiale pour nous, puisqu’il s’agit de son indication générique. À partir de 1977, Le Vice-consul n’est plus un roman : au regard de la question mise au programme, cet effacement a tout lieu de retenir notre attention. D’autre part privé désormais de rabats, le livre perd son résumé et doit se présenter au lecteur — presque — nu : le “traitement typographique adapté et expressif” prévu par Massin en tiendra lieu…

Dans sa ré-édition de 2019, qui est la version mise à notre programme [footnote] , l’éditeur rétablit et modifie le texte de présentation, tout en le déplaçant du rabat vers la quatrième de couverture :

Qui est le vice-consul ? Pourquoi tire-t-il de son balcon dans la direction des jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens de Lahore ? Pourquoi adjure-t-il la mort de fondre sur Lahore ? Un roman de l’extrême misère : celle de l’Inde, mais aussi celle du cœur, débordant de culpabilité.

[ ré-édition de 2019 : quatrième de couverture ]

Très différente de la collection historique, la première de couverture reprend pourtant astucieusement le principe d’une combinaison du figuratif et de l’alphabétique pour solliciter l’imaginaire — il s’agit bien de faire une image de mots. Le résumé, moins explicite sur la contextualisation de l’intrigue, est également moins précis sur le modus operandi du récit, mais beaucoup plus bavard sur l’interprétation : la dimension politique du texte est verbalisée, explicitant le lien entre les fils du récit, entre la pauvreté et la colère du vice-consul. Autrement dit, le principe de juxtaposition et d’entrelacement adopté par l’auteure est converti d’avance en… parabole — et parabole traduite, de surcroît ! Au passage, on peut dire que les responsabilités du lecteur sont entièrement enlevées au lecteur [footnote] .

Situation de Marguerite Duras en 1966

On trouvera sur le site une bibliographie qui se veut à la fois très sélective et un peu détaillée.

Pour prendre la mesure de l’œuvre de Marguerite Duras d’un premier regard, on peut se saisir pour commencer des quatre volumes des Œuvres dites complètes dans la “Bibliothèque de la Pléiade”, qui sont dus au travail de haute qualité réalisé par Gilles Philippe et son équipe [footnote] . Outre qu’elle fournit un outillage très précieux, cette édition représente bien l’immensité d’une œuvre (cela fait en tout plus de 4 500 pages) dont on a souvent une connaissance fractionnée selon les époques, selon les genres (roman / théâtre / scénarios / entretiens), selon la reconnaissance intellectuelle et le succès critique (Le Ravissement de Lol V. Stein, India Song), ou selon le succès commercial de ses livres (Un Barrage contre le Pacifique, Hiroshima mon amour, L’Amant). Pour comprendre d’un seul regard encore la force de rayonnement de cette œuvre, on peut ouvrir le Cahier de l’Herne n° 86 qui lui est consacré. La consultation des 85 premières livraisons est édifiante : cette prestigieuse collection, dévolue aux figures majeures de la culture universelle, n’a jusqu’alors honoré que des hommes… Retenons que, aux éditions de l’Herne et dans l’espèce humaine, Marguerite Duras est donc la première femme qui compte…

Pour des approches plus synthétiques et néanmoins très précises du parcours de la créatrice, les travaux de Christiane Blot-Labarrère sont à la fois utiles et agréables à lire, si on pense au volume publié aux Éditions du Seuil dans la collection “Les contemporains” [footnote] , ou plus récemment à son Album Marguerite Duras, réalisé pour la “Bibliothèque de la pléiade” [footnote] . Je me permets de signaler, à paraître à la rentrée 2019, le volume Duras que je publie aux Éditions François Bourin, dans la collection “Icônes” que l’écrivaine et cinéaste inaugure à l’automne : cette fois le premier homme est une femme [footnote]

Les approches rétro-prospectives de l’œuvre peuvent être un peu égarantes, qui pousseraient à inscrire sans discussion Marguerite Duras dans le mouvement du Nouveau Roman, ou laisseraient penser qu’elle est totalement identifiée comme romancière à cette époque-là. Sur ce terrain les mises au point de Sophie Bogaert sont très précieuses et je repars des options qu’elle formule en introduction du volume qu’elle a consacré au Ravissement de Lol V. Stein et au Vice-consul [footnote] . À partir d’un examen exhaustif des dossiers de presse, Sophie Bogaert fait des années 1964-1966 une période ambiguë — parce que Marguerite Duras n’est pas une figure facile à identifier dans le champ culturel — et une période charnière : des façons d’écrire se décident ou se radicalisent à cette époque.

Dé-genrer pour déranger : une action dense et ambiguë

Pour ma part j’aimerais d’abord insister sur la diversité d’une production. Du fait sans doute de mon approche comparatiste de la création artistique, il m’est difficile mais il me semblerait également malhonnête d’aborder l’œuvre de Marguerite Duras comme celle d’une écrivaine qui ferait des films de temps en temps. Il m’apparaît plus juste de la traiter comme une créatrice qui écrit des romans, des scénarios, des poèmes et des pièces de théâtre, qui prépare et réalise des films, et rédige en plus une multitude de textes difficiles à ranger parce qu’ils sont mal genrés.

À l’époque qui nous occupe, Marguerite Duras a déjà publié un certain nombre de romans, qui sont déjà déplacés (ou en cours de déplacement) vers le cinéma : Un barrage contre le Pacifique (1950 / René Clément 1959), Le Marin de Gibraltar (1952 / Tony Richardson, 1967), Moderato Cantabile (1958 / Peter Brook, 1960), Dix heures et demie du soir en été (1960 / Jules Dassin : 1966). Elle a publié également des scénarios : Hiroshima mon amour (1959-1960) [ Diapositive n° 18 ], Une aussi longue absence (Henri Colpi 1961-1961) [ Diapositive n° 19 ]. Le scénario de Sans merveille (Michel Mitrani, France, 1964) ne sera pas publié : mais le film passe à la télévision le 14 avril 1964. Par ailleurs, Marguerite Duras a écrit et publié des pièces de théâtre : Des journées entières dans les arbres connaît un grand succès en décembre 1965 dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault avec Madeleine Renault (Odéon-Théâtre de France). Elle publie cette même année un premier recueil de textes écrits pour le théâtre — Théâtre I : Les Eaux et forêts, Le Square, La Musica [footnote] .

Du côté de ce qu’on n’appelle pas encore les médias, l’écrivaine n’est pas vraiment identifiée au groupe du nouveau roman. Elle ne figure d’ailleurs pas dans la célèbre photographie du groupe faite par Mario Dondero en 1959, où l’on reconnaît de gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Ollier. [ Diapositive n° 24 ]

Sa notoriété personnelle mais aussi la connaissance de son œuvre continuent d’augmenter : elle est invitée à la télévision française par Pierre Dumayet en avril 1964 dans son émission Lectures pour tous — pour la publication du Ravissement de Lol V. Stein [footnote] . Elle y sera de nouveau invitée en avril 1966 pour Le Vice-consul cette fois. Enfin, le numéro 52 des Cahiers Renault-Barrault (décembre 1965) lui est entièrement consacré, comportant le fameux texte de Jacques Lacan sur Le Ravissement.

Je rejoins donc volontiers Sophie Bogaert sur l’ambiguïté de la position de Marguerite Duras au milieu des années soixante dans la culture française :

Leur auteur occupe ainsi aux yeux d’une grande partie de la critique une place singulière, à mi-chemin de l’avant- garde et du roman populaire, comme l’exprime avec humour la formule d’Alain Robbe- Grillet citée par Pierre Demeron : Marguerite Duras a tout de “l’Edith Piaf du nouveau roman”. [ Sophie Bogaert : op. cit. p. 22 ]

La moquerie d’Alain Robbe-Grillet peut sembler sexiste et condescendante — et elle l’est évidemment mais pas seulement, il faut la relire : Marguerite Duras, qui est une femme comme Edith Piaf, donnerait, des expérimentations du nouveau roman, une version féminine donc adoucie, et populaire donc allégée, soit. Mais cette appellation (ou plutôt l’activité d’écriture qu’elle évoque) doit également être prise au sérieux : on peut comprendre aussi, ou dans un deuxième temps, que des expérimentations très radicales s’opèrent dans un habillage de romans sentimentaux — et il faudrait aller plus loin en montrant que le sentimentalisme (cela peut s’appeler “le goût commun, le sucre du cœur”) donne une forme particulière à l’expérimentation et inversement que l’expérimentation ouvre de nouvelles voies au récit des sentiments (cela peut s’appeler “le cinéma de Lol V. Stein”). On comprend bien l’indécision de la critique (qui est sans doute aussi celle des publics), finement analysée par Sophie Bogaert, mais le génitif employé par Alain Robbe-Grillet ne me semble pas signifier du tout un moyen terme, un compromis ou une voie médiane — “à mi-chemin de” de ceci et de cela. Au milieu des années soixante, Marguerite Duras emprunte simultanément chacun des deux chemins pour s’enfoncer résolument dans l’exploration des techniques d’écriture et des ressources du sentiment.

Reste que, au moment qui nous occupe, la créatrice est assurément difficile à assigner à un genre ou à un médium (roman, théâtre, scénario, cinéma), mais aussi dans un autre sens à son propre genre [footnote] , à un public (les lecteurs de Jacques Lacan ? les téléspectateurs de Lecture pour tous ? les spectateurs de la Nouvelle Vague ?), comme à des enjeux (politiques, psychologiques, littéraires, etc.) qui sont toujours concurrents, ambigus ou ambivalents, voire contradictoires : de Laure Adler à Jean Vallier, les biographies de l’auteur se sont évidemment beaucoup intéressées à ces emboîtements et à ces contradictions, qui procèdent pour partie de son histoire personnelle [footnote] .

Une fin pour des commencements

On peut considérer à bon droit cette période 1964-1966 comme une articulation dans le parcours de Marguerite Duras : de nombreux commencements y coïncident avec la fin des romans. Commence en effet ce qu’on appellera le “cycle indien” : l’expression est embarrassante à certains égards (qu’est-ce qui fait cercle ? qu’est-ce qui tourne ?), et intéressante en ce qu’elle indique le refus d’une progressivité de l’intrigue, et qu’elle suggère le recyclage : les personnages ne sont plus enfermés dans leur livre. Traités dans un texte ils sont retraités dans un autre, passant d’un livre à l’autre, puis à un film et à deux films, du roman à la radio, puis au théâtre et au cinéma, etc. selon une indiscipline à la fois rigoureuse et improvisée qu’il sera très utile d’interroger. Désormais, il devient plus intéressant d’appréhender les personnages comme des processus que comme des silhouettes anthropomorphiques bien identifiables : le texte publié constituerait un moment non pas de la biographie d’un personnage découpé sur un patron humain selon une chronologie de vie, mais un moment dans la transformation continue d’un système de figures (et quel que soit le support). Ce n’est pas tout à fait la même chose mais on peut tout de même penser ici, à propos des textes écrits et publiés par Marguerite Duras à cette époque, à ce qu’écrit à cette même époque Pier Paolo Pasolini du scénario dans un article publié dans un numéro des Cahiers du Cinéma entièrement consacré aux évolutions du récit contemporain (littérature / cinéma), et intitulé de manière significative : “Le scénario comme structure tendant vers une autre structure” [footnote] . [ Diapositive n° 29 ] Des personnages — d’une œuvre à l’autre l’histoire, les attributs, les noms mêmes se modifient de sorte qu’on les reconnaisse toujours sans pouvoir les superposer jamais. Qu’est-ce qu’on appelle le “cycle indien” ? Un ensemble qui n’a jamais été prévu comme tel : plutôt que de l’élaboration progressive des intrigues, il s’est constitué au gré de l’exploration d’espaces narratifs et de modalités énonciatives [footnote] .

. Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964

. Le Vice-consul (Paris, Gallimard, 1966)

. L’Amour, Paris, Gallimard, 1971.

. India Song (Paris, Gallimard, 1973) [ illustration ]

. La Femme du Gange (film 90 min, 1973)

. La Femme du Gange (Paris, Gallimard, 1973) [ illustration ]

. India Song (film, 120 min, 1975)

. Son nom de Venise dans Calcutta désert (film 120 min, 1976) [footnote]

Autre commencement décisif dans le parcours de la créatrice : Marguerite Duras commence à faire du cinéma. Assistée du réalisateur Paul Seban, elle tourne au printemps 1966, à partir d’une de ses pièces de théâtre, un film qui sortira au printemps suivant : La Musica. “Le Vice-consul m’a vidée, nettoyée. Rien ne me détendra mieux que de passer de l’autre côté de la caméra. Comme Resnais a raison lorsqu’il s’étonne : Pourquoi demander des scripts à des écrivains, et ne pas leur demander leur vision du monde ?” [footnote] Elle prendra son autonomie cinématographique en 1969 en signant seule Détruire-dit-elle — c’est donc littéralement qu’au cinéma, il faut commencer par détruire [footnote]

Dans le même temps, l’auteure commence à modifier la consistance énonciative de ses récits en jouant sur les voix. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, le récit se constitue à l’intersection de rumeurs et de propos rapportés :

Voici, tout au long, mêlés, à la fois, ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la nuit du Casino de T.Beach. À partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein. [footnote]

Si l’acte énonciatif présente une continuité (en dépit de quelques anomalies), la fragmentation du récit défait l’unité présumée ou espérée de l’histoire elle-même qui ne présente jamais de version satisfaisante [footnote] . Pour faire suite aux remarques de contextualisation faites plus haut, on notera que ces expérimentations de Marguerite Duras se conduisent au profit d’une subjectivation supérieure de l’acte énonciatif, et d’une optimisation des procédures d’immersion fictionnelle — il s’agit donc bien d’avancer en même temps sur les deux chemins… Cette exploration continue dans Le Vice-consul, et se complique au théâtre comme au cinéma : le système des voix extérieures, qui fera l’envoûtante singularité d’India Song, est testé sur La Femme du Gange (1972). Il ne s’agit plus seulement désormais d’assurer en voix over une fonction d’accompagnement narratif, mais plutôt de constituer une nouvelle géométrie dans l’espace de la fiction. Écrit à partir du texte du Vice-consul pour le théâtre en 1972, India Song fait l’objet d’un atelier radiophonique enregistré par France Culture un peu plus tard. Dans ce théâtre radiophonique (oxymore puisqu’il n’y a rien à voir) s’expérimentent certains effets, qui se développeront sur India Song (film, 1975), pour se dégrader dans Son Nom de Venise dans Calcutta désert (1976), réalisé à partir de la même bande-son qu’India Song — mais sans les acteurs : l’espace de la fiction est — presque — entièrement déconnecté de l’espace représenté à l’écran.

On constate donc que la mise au point des techniques d’écriture ne se fait pas devant la page blanche de la littérature romanesque, mais à travers des va-et-vient et des tâtonnements entre les genres et les supports : le ressassement de l’écriture durassienne serait difficile à expliquer autrement. On conviendra sans doute que tous ces commencements contribuent à faire du Vice-consul une articulation principale de l’œuvre. Soulignons pour finir que ces tâtonnements trans-médiatiques et inter-médiatiques, que nous venons d’évoquer furtivement, signent la fin du roman : Le Vice-consul est le dernier roman publié par l’auteure sous cette appellation (dont on a vu en commençant la précarité) avant Émily L. (Paris, Minuit, 1987).

LEMONNIER-LEMIEUX, Anne : Médée. Voix de Christa Wolf : présentation

Médée. Voix (1996) est le premier roman publié par Christa Wolf après qu’en 1990, date de parution de Ce qu’il reste, elle s’est retrouvée au cœur de la plus virulente polémique littéraire de l’après RDA. Le public attend alors d’elle un grand roman sur la réunification allemande, et la critique affiche parfois sa déception : que vient faire le mythe de Médée dans cette époque de grands bouleversements nationaux ? Pourtant, Médée est bien un roman de l’époque, mais d’une époque finissante : il arrive après plusieurs décennies d’une vie littéraire est-allemande originale, au sein de laquelle en particulier la réécriture des mythes et la redécouverte des romantiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle ont permis d’articuler des problématiques contemporaines. Comme Cassandre (1983), Médée parle bien des temps présents : de la ruine publique d’une réputation attaquée par les calomnies, d’un État bâti sur la mort et le mensonge, de la difficulté de résister et des qualités qu’il faut pour endurer le rôle de bouc émissaire, sujets qui ne peuvent manquer de préoccuper Christa Wolf depuis les attaques contre Ce qu’il reste. En revanche, de Cassandre à Médée, une différence essentielle se fait jour : la dimension utopique, qui conférait à Cassandre des accents encore pleins d’une forme d’espérance, disparaît presque entièrement dans Médée, pour laisser place à une rage et une malédiction finales qui engloutissent tout. Or, cette dimension utopique incluait le rêve communautaire, un rêve imprégné de pensée marxiste : un projet de société qui permettrait à chacun d’être soi-même, conciliant individualité et collectivité.

Le roman, qui fait alterner la voix de Médée avec celles d’autres protagonistes, revisite le mythe de Médée tel qu’il s’est transmis depuis Euripide. S’appuyant sur des versions antérieures du mythe, dans lesquelles Médée ne tuait pas ses enfants, Christa Wolf en garde les faits marquants, mais leur donne des explications différentes. Médée n’a pas volé la Toison ni quitté la Colchide par amour pour Jason, mais pour des raisons politiques, parce qu’elle n’accepte pas que le vieil Aiétès, son père, ait sacrifié son fils Absyrtos pour rester sur le trône. Elle ne jalouse ni ne tue Glaucé, la fille malade du roi de Corinthe, Créon : elle lui prodigue au contraire des soins bienveillants et s’inquiète du désespoir où la plongent les mensonges au milieu desquels elle vit, qui provoqueront son suicide. Elle ne tue pas ses enfants, mais les confie aux prêtresses d’Héra ; c’est la population de Corinthe qui les met à mort. Cette réécriture aboutit à faire de Médée un grand roman sur la falsification des faits et le mensonge d’État.

La peinture de la communauté, au sens de la cité, est de ce fait marquée au sceau de la dénonciation. Car la communauté officiellement présentée comme harmonieuse par le pouvoir de Corinthe est une fiction, pire : une falsification. Mais est-ce la seule forme de communauté présente dans le roman ? L’ancienne Colchide en est une autre, portée par d’autres valeurs. Le cercle autour d’Oistros et d’Aréthuse, les femmes regroupées par Arinna à l’extérieur, encore les Colchidiens en exil à Corinthe en proposent d’autres formes encore. Il en ressort que la communauté est loin d’être dans ce roman un concept simple, par lequel on pourrait supposer qu’est désigné l’ensemble de la cité où évoluent les personnages. Il y a ici de multiples communautés, des communautés factices, d’autres plus sincères, et peut-être encore le rêve utopique d’une vraie communauté, comme on l’examinera. Quant à la solitude, elle n’est pas toujours non plus l’antithèse de la communauté : on verra que, marque de l’ultime fidélité à l’idéal communautaire, elle en est parfois le dernier lieu, le dernier refuge.

Les notions de sujet et de communauté dans l’œuvre antérieure de Christa Wolf

Comment être soi : l’avènement du sujet comme enjeu essentiel

S’il est une question qui traverse toute l’œuvre de Christa Wolf, c’est bien la question du sujet, du “je”, de sa possibilité, de son avènement, de sa pérennité, de son déploiement, dans un contexte de société qui, au contraire, entrave son émergence. Comment parvenir à être soi, comment faire advenir les talents que l’on recèle, quand le monde, autour de soi, y est hostile, voilà la tension qui habite ses personnages principaux : Rita Seidel qui, dans Le ciel partagé (1963), refuse, par adhésion à l’idéal communiste, de suivre l’homme qu’elle aime à l’Ouest ; Christa T., jeune femme talentueuse, qui, dans le roman éponyme (1968), se meurt en RDA d’une leucémie après avoir échoué à devenir l’écrivaine qu’elle aurait pu être ; les poètes Karoline von Günderode et Heinrich von Kleist, figures centrales de Aucun lieu. Nulle part (1979), dont les suicides en 1806 et 1811 mettent en lumière l’hostilité de l’Allemagne de cette époque à l’égard des génies novateurs ; Cassandre (1983), qui est seule à voir advenir la défaite de Troie, sans pouvoir partager son savoir avec sa cité ; Ellen, qui se retire dans le Mecklembourg, pour tenter de réparer dans un cercle d’amis les blessures que lui ont infligées des différends politiques dont le roman Scènes d’été (rédigé à la fin des années 1970, mais publié en 1987) laisse entrevoir la violence ; et enfin Médée, bouc émissaire d’une société patriarcale qui se méfie des talents d’une femme indépendante.

Ces quelques exemples suffisent pour laisser entrevoir que la solitude, chez Christa Wolf, n’est jamais une finalité, un bien auquel on aspirerait ; ce n’est jamais non plus un état existentiel, nourri de la constatation que l’expérience individuelle serait impartageable. Non, c’est au contraire toujours le résultat d’une tension insoluble entre le personnage et le monde dans lequel il évolue, un monde dominé par l’exercice d’un pouvoir qui contraint les êtres à des adaptations mortifères.

Les mondes clos de Christa Wolf : société ou communauté ?

Ce monde doit-il être qualifié de “communauté”, par opposition à la notion de “société” qui désignerait un monde plus ample ? La notion de “société”, dans le monde communiste d’où Christa Wolf est issue, était associée à un mouvement dialectique résultant de l’avènement du prolétariat et de la lutte des classes, dont le rôle était de transformer la société bourgeoise en société communiste, égalitaire, sans classes. Officiellement atteint en RDA, cet état de “socialisme réellement existant”, pour reprendre la phraséologie gouvernementale, était donc censé réaliser une aspiration à l’égalité, la fraternité, la liberté, que traduit généralement le concept de “communauté”. La taille réduite des univers dans lesquels évoluent les personnages de Christa Wolf accrédite d’ailleurs cette idée qu’ils se rapprochent plus d’une communauté que d’une société, qu’il s’agisse de la RDA (Christa T., Scènes d’été, Ce qu’il reste), des principautés allemandes autour de 1800 (Aucun lieu. Nulle part), des cités de Troie (Cassandre) ou de Corinthe (Médée. Voix). Ces communautés restreintes sont-elles censées illustrer l’idéal marxiste de la société sans classes ?

Il n’en est rien, bien sûr, même si la notion de “classe” leur semble a priori étrangère. Mais Christa Wolf s’intéresse surtout au pouvoir inamovible et destructeur qui règne sur ces “sociétés”, qu’on peut aussi appeler plus précisément des “communautés institutionnelles”, en raison de leur caractère réduit et clos sur lui-même. Ces communautés institutionnelles présentent toutes des caractéristiques qui les apparentent au monde féodal, que ce soit en raison de leur immobilisme peu dialectique, de la manière personnelle dont le pouvoir s’y exerce, ou encore de la prépondérance des interactions à échelle humaine : Heiner Müller avait d’ailleurs employé, pour qualifier le régime est-allemand, le terme de “Feudalsozialismus” (“féodalsocialisme”), [footnote] dont on peut se demander s’il ne s’applique pas à toutes les formes de communauté institutionnelle chez Christa Wolf.

Or, cette communauté institutionnelle de type féodal est dépeinte dans ses romans non comme une communauté fraternelle, mais comme un monde où l’individu ne peut pas épanouir librement ses talents. Il y est au contraire aux prises avec un pouvoir d’autant mieux installé qu’aucune dialectique historique n’est censée venir le déloger. Il en résulte que ce qui, à première vue, peut apparaître comme la réalisation d’un communisme idéal, se révèle à l’examen un monde de type féodal habité de violentes tensions dont l’épicentre est un pouvoir prêt à tout pour se maintenir, recourant au meurtre, usant de manipulations et de mensonges, pratiquant l’ostracisation de ceux qui lui résistent. Ce monde n’est pas sans rappeler la RDA, régime d’occupation soviétique, dont l’immobilisme s’appuyait sur un réseau d’espionnage, de désinformation et de manipulation particulièrement développé, celui de la Staatssicherheit, et une politique d’expulsion qui n’a cessé de prendre de l’ampleur à partir de l’affaire Biermann en 1976 : on ne compte plus, entre 1976 et 1989, le nombre des artistes dont le pouvoir est-allemand s’est débarrassé en les laissant passer à l’Ouest, phénomène d’exil qui a gagné finalement l’ensemble de la population à l’été 1989 et abouti le 9 novembre à la chute du Mur.

À l’idéal de communauté fraternelle tel que l’idéologie communiste le dépeignait, s’est donc substitué en RDA une communauté institutionnelle bien différente. Le discours est-allemand officiel, celui d’une harmonieuse communauté sans classes, n’était qu’une fiction : l’obsession de Médée pour la vérité reflète sans doute la passion de Christa Wolf pour démasquer l’imposture du communisme institutionnel. Dans cette communauté institutionnelle de type socialiste, la hiérarchie des rapports sociaux était en outre déterminée par la plus ou moins grande proximité par rapport au centre du pouvoir, comme l’a analysé Pierre Bourdieu. [footnote] Ce trait, qui ressortit aux caractéristiques des mondes féodaux, se retrouve dans certains romans de Christa Wolf : Cassandre et Médée sont toutes deux des filles de roi, elles appartiennent à la sphère du pouvoir. Dans ce contexte, la question de l’articulation de l’individu et de la communauté devient une question de rapport entre l’individu et ce pouvoir de type féodal, qui entretient la fiction mensongère d’une communauté harmonieuse.

Introduction d’une troisième composante : le pouvoir

Pour analyser la manière dont s’articule chez Christa Wolf le rapport entre solitude et communauté, il faut donc introduire un troisième terme, décisif : le pouvoir. Ceci est d’autant plus important que dans Médée. Voix, les personnages entretiennent tous des liens avec lui. Or, l’œuvre entière de Christa Wolf décrit un divorce croissant entre cette sphère de pouvoir et l’idéal communautaire d’inspiration communiste. Dans Le ciel partagé, pouvoir et idéal communiste coïncident encore suffisamment pour que Rita Seidel leur sacrifie son amour pour Manfred Herrfurth. Mais à partir de Christa T., les deux cessent de se superposer, et l’affrontement avec les formes délétères du pouvoir en place, affrontement mené au nom d’un idéal communiste et communautaire perdu, s’aggrave au fur et à mesure que croît la notoriété de l’auteur. C’est ainsi qu’on aboutit aux personnages de Cassandre (1983) et de Médée (1996), directement impliquées dans une confrontation destructrice avec un pouvoir qui fonde leur solitude.

Malgré leur petite taille et leur structure apparemment simple à embrasser d’un seul regard, Troie ou Corinthe ressortissent donc par certains aspects davantage à un modèle de société proche des sociétés occidentales, où l’individu se bat seul contre des mécanismes d’exclusion qui frappent particulièrement les marginaux, les anormaux, les solitaires, ou, dans ce contexte précis : les utopistes de l’idée communautaire. La solitude devient, dans ce monde hostile, la pierre de touche de la fidélité à l’idéal communautaire bafoué ou perdu. Elle atteste aussi la volonté farouche de coïncider avec soi-même, de ne pas se laisser aliéner par des modèles de comportement factices, destructeurs pour l’intégrité psychique et morale de l’individu. La solitude des personnages de Christa Wolf présente, malgré son caractère imposé, une dimension volontaire. Leur isolement, certes subi parce qu’infligé par un ordre social abhorré, reste tout de même un choix, en ce sens qu’une autre issue était possible : l’adaptation conformiste. Mais celle-ci impose à l’individu de scinder sa personnalité, pour reléguer aux oubliettes la part utopique, à laquelle ressortit l’aspiration à l’idéal communautaire, et ne laisser subsister que la part aliénée au monde social. Le roman Médée. Voix présente des exemples de cette adaptation, et la pluralité des monologues intérieurs donne à voir les tensions et divisions intérieures que ces adaptations engendrent. La solitude coïncide toujours soit avec avec le refus de se renier, soit avec l’adaptation contrainte.

Les trois stades de la communauté : officiel, alternatif, virtuel

Dans ce contexte, que reste-t-il de la communauté ? Ce terme, que chez Christa Wolf on peut rapprocher de celui de “communisme”, recouvre, on l’a vu, l’idéal utopique d’un monde amical où chacun peut exercer librement son génie. Christa Wolf s’appuie ici sur un aspect présent dans la pensée de Marx : au penseur de la lutte des classes, elle préfère le pourfendeur de la division du travail, qui prône la réalisation de l’individu au sein d’une communauté fraternelle. De cet idéal, il reste dans Scènes d’été le cercle amical réuni dans le Mecklembourg, dans Cassandre la petite communauté alternative au bord du fleuve, dans Médée le groupe des femmes réunies autour d’Arinna hors de la cité, ou autour d’Aréthuse et Oistros dans les faubourgs de Corinthe. L’idéal communautaire existe donc chez Christa Wolf à divers stades de sa réalisation ou de sa déliquescence. Il peut s’incarner de manière quasi officielle, quand pouvoir et aspiration communautaire coïncident : c’est le cas dans Le ciel partagé, où l’idéal communiste se confond avec la société à laquelle Rita Seidel veut œuvrer ; dans Médée, cet idéal officiel de communauté trouve à s’incarner dans le souvenir ancien d’une Colchide égalitaire, fraternelle, libre et heureuse.

Mais quand le pouvoir entrave sa réalisation, l’idéal communautaire se replie sur des cercles alternatifs plus privés, plus marginaux : les amis qui se regroupent sur les bords du fleuve dans Cassandre, à la campagne dans Scènes d’été, ou autour d’Oistros dans Médée. Quand enfin le divorce entre le pouvoir et l’idéal communautaire rend sa réalisation impossible, celui-ci prend une forme purement virtuelle : les individus isolés ne sont alors plus réunis que par une communauté d’aspirations qui perdurent au-delà de leur éloignement (Scènes d’été), de leur mort (Christa T., Cassandre) ou de leur suicide (Aucun lieu. Nulle part).

L’intensité variable de l’emprise d’un pouvoir mortifère génère donc trois stades de réalisation du rêve communautaire, qui ne doivent pas être confondus avec la communauté institutionnelle (celle-ci pouvant être la RDA, les principautés allemandes, les cités antiques) : au stade officiel d’un communisme réel succède le stade alternatif des cercles amicaux, puis, quand plus rien n’est possible, le stade virtuel, que conforte l’espérance que ces aspirations trouveront à s’incarner plus tard, ailleurs. Cette communauté virtuelle concerne chez Christa Wolf des personnages en apparence disparates, Christa T., Kleist, Günderode, Cassandre, Ellen, mais que rapprochent des valeurs communes : la priorité donnée à la réalisation de chacun, la soif de vérité, l’amitié dans le souci et le soin de l’autre, la fidélité à soi-même. La question que soulève Médée. Voix est de savoir si l’aspiration communautaire initiale survit au bannissement final du personnage central.

Biographie orientée de Christa Wolf

La vie de Christa Wolf, née en 1929 à Landsberg-an-der-Warthe en Prusse orientale (aujourd’hui la ville polonaise de Gorzów Wielkopolski) dans une famille de commerçants, a été marquée par de nombreuses ruptures caractéristiques de l’histoire mouvementée de son pays. Ces ruptures ont entraîné des formes d’exil qui trouvent un écho dans l’exil multiforme de Médée.

Solitude générationnelle et adhésion au communisme d’importation soviétique : 1945-1965

La première rupture importante survient en 1945, quand Christa Ihlenfeld et sa famille abandonnent tous leurs biens pour fuir devant l’Armée Rouge, comme des millions d’Allemands déplacés. La rupture est d’autant plus brutale qu’à seize ans, la jeune fille n’a jamais quitté son environnement familier. La fuite mène la famille dans le Mecklembourg, où l’après-guerre s’annonce très difficile. Christa Ihlenfeld tombe alors malade (elle contracte la tuberculose), inaugurant un scénario existentiel qui se répétera à diverses reprises lors des épisodes douloureux de son existence. Cette réaction somatique à l’angoisse a été thématisée dans Médée, où on voit le personnage éponyme se soustraire aux persécutions en tombant malade. La maladie signale toujours un danger, une rupture avec la société, la quête d’un refuge.

La rupture avec le passé est renforcée par le fait qu’en 1945, la génération des parents se voit idéologiquement discréditée par la catastrophe historique à laquelle le nazisme a abouti. Christa Ihlenfeld a fait partie des Jungmädel, la branche des Jeunesses hitlériennes réservées aux fillettes de moins de treize ans. En 1945, la radicale révision des repères idéologiques ne peut manquer de susciter en elle le sentiment que la génération parentale, celle qui doit protéger et guider, est désormais incapable de le faire. Le ciel partagé (1963) reflète le désarroi que cette situation a engendré : “Pourquoi ne veulent-ils pas voir que nous avons tous grandi sans parents ?” demande Manfred Herrfurth. [footnote] Le manque de modèles a nourri un fort besoin d’adhésion aux valeurs communistes et à la nouvelle société alors en train de se mettre en place, dont les enjeux étaient présentés comme diamétralement opposés à ceux du nazisme : “[L]e monstrueux système délirant qui avait empoisonné notre pensée a été remplacé par un modèle de pensée qui ambitionnait de ne pas nier ni déformer les contradictions de la réalité, mais de les refléter de manière adéquate. C’était là des propositions qui donnaient envie de s’engager et de changer”, explique Christa Wolf. [footnote] On ne comprend rien aux déchirements que provoquent chez elle les manquements de la communauté institutionnelle, si on oublie ce fort besoin initial de s’appuyer sur son environnement idéologique et social, de faire corps avec lui.

Dans la zone soviétique, puis en RDA, l’antifascisme sert donc de caution au régime d’occupation soviétique qui se met en place. Les cadres politiques de la future RDA, au premier rang desquels le secrétaire général du SED Walter Ulbricht (ou son futur successeur Erich Honecker), reviennent de Moscou (ou de camp de concentration) auréolés de la juste gloire d’avoir choisi le parti du bien au péril de leur vie. Peu importe qu’Ulbricht, en particulier, ait survécu aux purges staliniennes des années 1930 en raison de sa parfaite servilité et de son complet manque de convictions politiques : [footnote] ces cadres mis en place par Moscou constituent des figures parentales de substitution, leur antifascisme et leur communisme fournissent de nouveaux repères idéologiques. La jeune génération, “élevée sous le fascisme, pleine de sentiments de culpabilité” est “reconnaissante à ceux qui [l’ont] tirée de là” ; elle “éprouv[e] beaucoup de réticences à résister à des gens qui pendant le nazisme avaient été envoyés en camps de concentration”. [footnote] Une autre cause, plus profonde, contribue sans doute à cette adhésion au régime communiste : le respect de l’autorité, inculqué par une éducation vécue sous le national-socialisme. Plus âgée, Christa Wolf pointera rétroactivement de manière critique, dans son roman Trame d’enfance, ce besoin de respecter le pouvoir en place.

La génération de Christa Wolf aura d’autant plus besoin de cette adhésion au communisme qu’elle sera rapidement confrontée à des responsabilités importantes, parfois trop lourdes, en raison de l’épuration dans l’administration, la justice, l’enseignement, la vie artistique, etc. Les autorités soviétiques veulent un encadrement neuf, malléable, et s’appuient sur les jeunes. Christa Wolf poursuit de 1949 à 1956 ses études à Iéna et Leipzig, tout en assumant de nombreuses responsabilités : mariée en 1951 à Gerhard Wolf, elle met au monde deux filles en 1952 et 1956, travaille à partir de 1952 pour Neues Deutschland, le journal du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschland, parti socialiste unifié qui concentre tous les pouvoirs), collabore à partir de 1954 à la très officielle Association des écrivains (Schriftstellerverband), devient en 1956 lectrice en chef des éditions Neues Leben, puis des éditions Mitteldeutscher Verlag en 1959, et sera même de 1963 à 1967 candidate au Comité central du SED. Toutes ces tâches témoignent de son adhésion au modèle communiste et de la manière dont cette jeune génération accepte d’être sur-sollicitée par le régime.

L’exil de 1945 est donc associé à une première rupture avec la génération des pères, un motif que l’on retrouve dans de nombreux romans de Christa Wolf. Médée, elle aussi, choisit de rompre avec son père, le roi de Colchide. Même si le crime d’Aiétès est sans commune mesure avec les exactions nazies, la rupture est motivée par la découverte que le pouvoir repose sur un assassinat, celui d’Absyrtos. En 1945, cette rupture avec le modèle hitlérien s’accompagne d’un exil concret. D’autres ruptures avec des figures paternelles suivront, et d’autres exils, moins géographiques qu’intellectuels : mais au cours de la vie de Christa Wolf, le schéma se répétera, avec des variantes.

Du communisme aux communautés alternatives, solitude et réalisation de soi : 1968-1988

À la rupture avec le nazisme, relégué dans le passé lointain de l’enfance de Christa Ihlenfeld, succédera vers le milieu des années 1960 l’éloignement d’avec le régime politique est-allemand. Les années 1950, au cours desquelles la mort de Staline, la révolte du 17 juin en RDA (1953), l’insurrection hongroise et la révélation des crimes staliniens (1956) se suivent, préparent, sans que Christa Wolf le sache encore, le terrain pour son éloignement ultérieur d’avec un socialisme réel de plus en plus étranger à l’idéal communautaire initial, à la fois révolutionnaire (au sens de la Révolution française) et communiste. La composante féministe viendra plus tard.

En 1965, au cours de la onzième session plénière du Comité central du SED, Christa Wolf prend la défense d’écrivains accusés de trahir le régime, à un moment où celui-ci met en place une stratégie d’intimidation et de répression à leur endroit. [footnote] Sa fréquentation de la sphère du pouvoir autour du Comité central depuis 1963 lui a permis de comprendre quelles stratégies sont employées pour mettre les intellectuels en coupe réglée. Sa rébellion imprévue, qui la plonge à nouveau dans la maladie, fait émerger une question qui se retrouve dans Médée : comment parvenir à rester fidèle à ses idéaux, quand on est confronté à des formes de pouvoir qui vous contraignent à agir en sens contraire ? Dans un discours à la mémoire de Wolfgang Heise, Christa Wolf se souvient d’un séjour en maison de repos au début des années 1960, où Heise et elle soignaient leurs souffrances. Au cours d’une promenade, Heise ayant exprimé l’idée qu’”[ils] devaient être conscients que cet État était comme tout État : un instrument de domination, et que son idéologie était comme toute idéologie : une conscience fausse”, elle lui demanda : “Que faire ?” [footnote] Heise répondit : “[R]ester intègres”. [footnote] La réponse pourrait être celle de Médée. Elle constitue sans aucun doute un des ressorts de sa solitude à Corinthe : sa fidélité à l’idéal communautaire de l’ancienne Colchide et l’isolement qui en résulte constituent une forme de résistance au pouvoir, qui lui oppose ses menaces d’ostracisation. La fierté de Médée, que d’aucuns considèrent à Corinthe comme de l’arrogance, son refus de se laisser intimider ou de dévier de ce qu’elle juge devoir être ou faire, sont une illustration de cette attitude dont on ne doit pas sous-estimer le courage et la difficulté dans un contexte menaçant.

Le roman Christa T. révèle à quel point Christa Wolf a tenu, après sa confrontation violente avec le Comité central en 1965, à thématiser la difficulté d’être soi dans un environnement politiquement hostile. Le talent gâché de Christa T., sa maladie et sa mort, ont une valeur sociale, et ce d’autant plus que Christa Wolf, qui connaît bien Anna Seghers, ne pouvait ignorer le discours, intitulé “Amour de la patrie”, que cette dernière a prononcé en 1935 à Paris lors du Congrès des intellectuels pour la défense de la culture. [footnote] Dans ce discours, Anna Seghers alors en exil évoquait le sort funeste de certains romantiques allemands, morts fous ou par suicide, et appelait à ne pas oublier “ce que Maxime Gorki a dit lors du Congrès des écrivains soviétiques quant à l’éminente signification sociale de la maladie mentale”. Christa Wolf connaît d’autant mieux ces propos qu’ils inspireront sa redécouverte de la poétesse Karoline von Günderode et sans doute l’idée maîtresse de son roman Aucun lieu. Nulle part. La maladie est un symptôme social.

Dans Christa T., la question du lien entre le sujet et la société dans laquelle il évolue s’articule autour de la question de savoir s’il est possible au non d’y être soi-même et d’y réaliser ses potentialités : Christa T. devrait pouvoir faire émerger l’écrivaine qu’elle pressent en elle, tout comme, dans Médée. Voix, le sculpteur Oistros pressent dans la pierre la forme qu’elle recèle. Christa Wolf reprend là une idée du philosophe Ernst Bloch, professeur à Leipzig quand elle-même y étudiait : [footnote] dans L’esprit de l’utopie, [footnote] Bloch, conciliant marxisme et utopie, fait de l’esprit utopique une manière d’être à l’écoute du réel le plus concret, afin de saisir les formidables possibilités qu’il recèle. Bloch développe cette thèse, qui veut que sans rêve ni utopie aucune transformation concrète du réel ne puisse être entreprise, et l’élargit dans les années 1950 au Principe espérance. [footnote] Accusé de révisionnisme et interdit de cours, il décide en 1961 de quitter définitivement la RDA.

À l’hostilité d’un monde politique qui se ferme au rêve utopiste et communautaire d’inspiration communiste, Christa Wolf oppose donc, avec Christa T., les conséquences que cette fermeture entraîne : l’isolement et la mort du personnage principal. Christa T., très loin du “héros positif” que la doctrine réaliste socialiste prescrit aux auteurs, [footnote] démontre par sa mort que ce monde n’est pas vivable. La mort est ici assimilée à une forme de meurtre social. Quand ce meurtre atteint des enfants ou des jeunes gens, qui représentent l’avenir, c’est le signe d’une gérontocratie qui refuse de passer la main. De Christa T. à Absyrtos et Iphinoé, en passant par Kleist et Günderode dans Aucun lieu. Nulle part, ou Iphigénie dans Cassandre, les morts symboliques de cette sorte ne manquent pas dans l’œuvre de Christa Wolf. Les autorités de RDA que Christa T. met ainsi en accusation ne s’y trompent pas, et réagissent en entravant la publication du livre. Il faudra attendre la seconde édition de 1972 (datée officiellement de 1968) pour qu’il fasse l’objet d’une recension publique.

Les années 1970 accentuent ce divorce d’avec les instances de pouvoir. En 1976, le chanteur est-allemand Wolf Biermann, dont les textes déplaisent aux autorités et qui n’a plus le droit de se produire en public depuis 1973, est interdit de retour en RDA alors qu’il se trouve en tournée en Allemagne de l’Ouest. Les textes provocateurs de Biermann, qui n’hésitait pas à utiliser l’invective et la grossièreté, permettaient alors aux artistes de RDA de distinguer les limites de ce qui était toléré par les autorités : sa déchéance de la nationalité est-allemande est un signal d’alarme pour tous. Elle suscite une levée de boucliers, tant à l’Est qu’à l’Ouest. En RDA, douze membres de l’Association des écrivains, dont Christa Wolf, signent une lettre de protestation à Erich Honecker, dont le ton mesuré contraste avec le caractère exceptionnel. Les organes de presse est-allemands refusant de la publier, elle est envoyée à des agences de presse ouest-allemandes. Ce contournement, autant que la lettre elle-même, est révélateur de la méfiance profonde qui s’est installée entre le pouvoir et les intellectuels, car nombre d’entre eux avaient un accès direct à Honecker et auraient pu tenter d’agir en coulisses. En refusant de le faire, ils ouvrent un champ d’opposition politique inédit, et refusent implicitement de continuer à se conformer aux règles du “féodalsocialisme”. Les autorités est-allemandes ripostent par des blâmes, des radiations du parti ou de l’Association des écrivains, ainsi que des mesures visant à criminaliser les rapports des auteurs est-allemands avec les éditeurs ouest-allemands. Cela déclenche une nouvelle vague de protestations qui aboutit en 1979 à de nouvelles exclusions. Les écrivains désireux de quitter la RDA obtiennent des visas de sortie, comme la poétesse Sarah Kirsch, amie de Christa Wolf, qui inspirera un des personnages du roman Scènes d’été. Au cours des années 1980, la vague d’exils ne cesse de prendre de l’ampleur et atteint un pic entre 1984 et 1988.

Christa Wolf, elle, reste en RDA, et encaisse le choc en se retirant pour un temps sur une sphère privée, protégée, substituant aux liens institutionnels des liens plus personnels, amicaux. Après l’exil concret de 1945, elle vit une sorte d’exil intérieur, de repli sur une communauté restreinte et protectrice. Scènes d’été condense sur un seul été plusieurs de ces étés vécus en communauté dans la campagne du Mecklembourg. Dans le roman, la communauté amicale entretient avec son environnement social des rapports d’incompréhension et de défiance : les amis rêvent d’utopie, quand les villageois qui les entourent se révèlent mesquins et malfaisants. Le malaise d’Ellen, le personnage principal, renvoie par ailleurs à un différend politique qui a entamé sa confiance en elle et la paralyse, différend où l’on reconnaît en creux la trace des affrontements autour de l’affaire Biermann. Le fossé se creuse, tant avec le pouvoir central qu’avec la population, qui semble fort bien s’accommoder de la perte de l’utopie communiste ou communautaire originelle. Une poignée d’amis résistent encore, seuls sur leur île Utopia. Mais eux aussi sont menacés : l’une des protagonistes, atteinte d’un cancer, décède, comme sont décédées dans la réalité de ces années-là les amies et écrivaines Brigitte Reimann ou Maxie Wander ; une autre passe à l’Ouest, comme la poétesse Sarah Kirsch. La communauté alternative est en passe de se déliter, pour ne plus laisser subsister qu’une communauté virtuelle.

Cassandre, qui paraît en 1983, documente ce délitement. Réflexion sur la guerre et plus particulièrement sur l’affrontement de deux blocs antagonistes (les Grecs et les Troyens), le roman offre l’occasion d’en interroger les conséquences morales et intellectuelles. Cassandre assiste en effet à la métamorphose progressive des siens, les Troyens (elle est la fille du roi Priam), qui, pour se défendre, croient devoir adopter les valeurs de ceux qu’ils combattent : le goût du pouvoir, l’orgueil déplacé qui pousse au crime, le non-respect de la parole donnée et des règles du combat. Les Troyens, avant même d’être vaincus, perdent ainsi leur identité ; leur communauté se délite, laissant Cassandre dans une solitude qui, une fois de plus, signale la fidélité à l’idéal perdu. Elle se réfugie alors sur les bords du fleuve, où vivent des femmes et des hommes qui sont les lointains héritiers d’une culture matriarcale ancestrale, supplantée par le culte achéen de la virilité et des valeurs patriarcales. Elle sait que la guerre sera perdue, et qu’avec la défaite disparaîtra cette expérimentation d’une communauté alternative, qui n’a été possible que dans “une béance du temps” (“Zeitloch”) ; mais le roman est encore porté par l’espérance qu’une communauté virtuelle subsistera, afin que puisse renaître, un jour, ailleurs, cette communauté utopique où l’individu peut épanouir librement ses talents. En raison du recours aux mythes d’un matriarcat supposé originel, Cassandre ajoute à cette communauté utopique une dimension féministe. Cette démarche, qui tend à concentrer l’esprit communiste et révolutionnaire initial dans un condensé féministe, lui a sans doute été inspirée par ses lectures de l’œuvre de Bettine von Arnim, Die Günderode (1840), pour laquelle Christa Wolf a rédigé en 1979 une préface ; ce “retour aux mères” est en effet tout à fait dans l’esprit de cette correspondance romancée entre Bettine et Günderode, qui ambitionnaient au début du XIXe siècle de refonder la philosophie en redécouvrant des mythes matriarcaux originels.

Ces années précédant la chute du Mur de Berlin apparaissent donc globalement comme dominées par une forme d’exil intérieur. Le recours au passé romantique (Aucun lieu. Nulle part) ou aux mythes antiques (Cassandre) permet d’articuler un rapport difficile au présent. L’ancrage féministe, plus nettement affirmé, donne un nouvel élan révolutionnaire à l’idéal communiste perdu. Les communautés d’appartenance s’empilent, sans que cet empilement parvienne à masquer la tristesse et la douleur des idéaux bafoués. Même la communauté restreinte, communauté alternative de substitution au grand rêve perdu de l’après-guerre, est menacée de disparition et se dissout en une communauté virtuelle de solitudes nostalgiques, malheureuses.

La solitude du bouc émissaire, une autre manière de faire histoire commune : 1990-1996

Au cours de l’été 1989, les Allemands de l’Est quittent massivement la RDA, gagnant l’Allemagne de l’Ouest en passant par la Hongrie, qui a ouvert ses frontières avec l’Autriche. Cette fuite a été précédée par une décennie d’expulsions d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels. Le pouvoir, au sommet duquel Erich Honecker semble inamovible, est incapable de se réformer et se méfie du vent nouveau qui souffle à Moscou depuis l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Christa Wolf quitte le SED à l’été 1989. Elle participe le 4 novembre 1989 à un vaste rassemblement organisé par des artistes sur l’Alexanderplatz à Berlin, avec un discours dans lequel elle appelle à concilier socialisme et démocratie. L’idéal communiste semble de nouveau à portée d’espérance, sinon de réalisation. “Imagine que ce soit le socialisme et que personne ne s’en aille”, propose-t-elle, en une formule fameuse qui annonce tout son engagement des mois à venir. Dans cette “béance du temps” qui sépare le début de la révolution pacifique (octobre 1989) de la réunification allemande (octobre 1990), elle ne ménage pas ses efforts pour tenter d’éviter une absorption pure et simple de la RDA par la RFA, dont elle sait qu’elle signera la fin de l’idéal communautaire.

Mais l’union monétaire de mars 1990, puis la réunification de l’Allemagne le 3 octobre de la même année mettent fin à ces espérances. À l’été 1990, Christa Wolf publie Ce qu’il reste, récit d’une journée dans la vie d’une écrivaine surveillée en permanence par la Staatssicherheit. Écrit onze ans plus tôt, en 1979, au plus fort des affrontements entre le pouvoir et les intellectuels, ce texte s’efforce de dépeindre l’impact psychologique de cet espionnage, qui vise moins à obtenir des informations qu’à terroriser. Le livre déclenche une virulente polémique au sujet du rôle des intellectuels en RDA, dont Christa Wolf, qu’on accuse d’avoir soutenu le régime et de tenter maintenant de réécrire l’histoire. On l’accuse d’autant plus que l’ouverture des archives de la Stasi révèle que, de 1959 à 1962, elle a œuvré comme informatrice informelle sous le nom de code Magarethe.

Durant de longs mois, elle reste sous les feux de l’actualité, devenant l’enjeu de règlements de compte qui dépassent son cas personnel : il s’agit de solder le régime est-allemand, dont elle devient pour certains la figure emblématique quand, en réalité, son parcours des vingt années précédentes atteste son éloignement d’avec lui. La voilà passant du statut d’auteure dissidente, position qu’elle n’a jamais revendiquée, à celui de figure de proue du régime, rôle pour le moins inexact. Nul doute que cette épreuve a nourri sa réflexion sur le bouc émissaire, la portant à lire les travaux de René Girard, et sur le personnage de Médée, qu’elle dépeint en victime d’une campagne de calomnies destinée à étayer des stratégies de pouvoir qui lui sont étrangères. Médée, rédigé entre 1991 et 1995, reflète ces tensions. L’expérience vient d’apprendre à Christa Wolf qu’en RFA, une campagne médiatique peut tendre aux mêmes buts dévastateurs qu’autrefois en RDA les manipulations de la vérité par la Stasi. À la perte de la RDA s’ajoute celle de la RFA, où ses livres étaient auparavant reçus dans un climat bienveillant désormais évanoui.

Pour prendre du recul, Christa Wolf accepte en 1992-93 une invitation de plusieurs mois au Getty Center à Santa Monica, où elle retrouve, autre page de l’histoire allemande de l’exil, les traces des écrivains allemands qui ont fui là-bas le nazisme, comme Thomas Mann, Bertolt Brecht, Lion Feuchtwanger. Repli, éloignement, maladie et recours au passé, voire au mythe, lui permettent, comme déjà souvent dans sa vie, de reprendre pied. Mais le choc a été d’autant plus brutal que les mois entre novembre 1989 et octobre 1990 avaient fait renaître l’espoir de sortir de l’isolement politique en permettant enfin la concrétisation d’un projet de communauté démocratique et communiste. La communauté idéale, conciliant les enjeux collectifs et la réalisation du sujet, dont le projet avait été caressé par la jeune Christa Ihlenfeld dans les années 1950, s’éloigne de manière radicale.

Le monde nouveau s’annonce à cet égard tout aussi pernicieux que la défunte RDA, mais sous d’autres formes. Le discours politique est-allemand d’une communauté fraternelle et du peuple souverain était une fiction ; mais Christa Wolf perçoit dans le monde occidental dont elle fait désormais partie une même propension au déni de réalité. Dans un discours de remerciement, elle dépeint l’Allemagne réunifiée comme “un pays recouvert d’une couche d’événements festifs” qui s’expose à un “atterrissage brutal dans une réalité qu’il dénie”. [footnote] Telle Médée, qui ne renonce jamais à chercher la vérité, Christa Wolf continue après 1990 de vouloir mettre en garde ses compatriotes et d’en appeler à la vérité contre la fiction, à la réalité contre les faux-semblants. Sans doute a-t-elle la conviction d’avoir été le bouc émissaire de tous ceux qui, au moment de la réunification et de l’ouverture des archives de la Stasi, avaient besoin d’allumer des contre-feux pour dissimuler leurs propres turpitudes ; mais ce faisant, elle a paradoxalement accru encore sa stature publique, confirmant que le bouc émissaire est aussi celui qui permet de souder la communauté contre lui. Sa solitude, un peu différente de celle de Médée, n’est donc pas la marque d’une exclusion radicale, mais celle d’une appartenance douloureuse à sa patrie. On retrouve là la distinction établie par René Girard entre la “victime émissaire” et la “victime fondatrice” ; si la première est chargée des fautes de la communauté et chassée afin de les éloigner, la seconde sert à réconcilier et à stabiliser la communauté. En 1992-93, Christa Wolf, depuis Santa Monica, éprouve sans doute la sensation d’être Médée, la victime émissaire ; avec le recul toutefois, il se peut que son rôle ait été plutôt stabilisateur et, de ce fait, fondateur de la communauté nouvelle.

Médée. Voix, compositions communautaires et solitude

La structure polyphonique et la soliste

Aucune étude de la manière dont s’articulent solitude et communauté ne peut, dans Médée. Voix, faire l’économie d’une analyse de la structure, et ce d’autant moins que le titre y insiste. Dans ce roman polyphonique, Médée, personnage central et voix prépondérante, joue une partition de soliste. La forme plurivoque rend donc paradoxalement compte de la solitude du personnage central. Mais pas seulement de la sienne, car au fond, dans cet ensemble de voix, toutes sont marquées au sceau de la solitude. De leur concert ne se dégage pas le sentiment d’une communauté harmonieuse, état que rend bien en allemand le mot “Zusammengehörigkeit” (“appartenance collective”), construit à partir de “zusammen” (“ensemble”) et “hören” (“entendre”). Les différentes voix ne suivent pas la même partition, ni ne jouent la même musique ; leur juxtaposition parfois discordante appellerait plutôt en allemand le qualificatif de “unstimmig” (“incohérent”), construit à partir du mot “Stimme”, la “voix”, si important dans le titre. Nous avons donc affaire à un ensemble dissonant, qui ne parle pas d’une même voix.

La pluralité des positions adoptées par les différentes voix à l’égard de Médée permet de jouer avec toute la gamme des points de vue. La voix de Médée, la plus fréquente, défend sa version des faits. Les autres personnages sont soit hostiles (c’est le cas d’Akamas, le premier astronome du roi Créon, et d’Agaméda, l’ancienne élève de Médée, qui souhaite la supplanter), soit chancelants, oscillant entre le rejet de Médée et l’affection qu’elle leur inspire (Jason, qui la trahit sans cesser de lui être attaché, et Glaucé, fille épileptique du roi Créon, qui s’efforce de la détester sans y parvenir tout à fait) ; seul Leukos, second astronome de Créon, affiche sa sympathie, une sympathie toutefois interdite de cité. Les quatre monologues de Médée s’intercalent de manière régulière et symétrique avec ceux des autres.

Si l’on qualifie les deux premières voix, celles d’Akamas et Agaméda, d’hostiles (H), celles des deux suivants, Jason et Glaucé, d’intermédiaires (I) et que, pour finir, on attribue à Leukos un sentiment d’amitié contrariée (A), le roman fait alterner la voix de Médée et celles des autres de la manière suivante : Médée – I – H – Médée – H – I – A – Médée – I – A – Médée. Les personnages hostiles sont donc peu à peu supplantés par des personnages intermédiaires, puis finalement par le seul personnage ami : la cabale allant crescendo dont Médée fait l’objet est compensée par la bienveillance progressive des voix autres que la sienne. Il s’agit d’une sorte de construction en contrepoint, l’hostilité des voix étant placée en début de roman, quand Médée bénéficie encore d’une position favorable au palais, tandis que des accents bienveillants se font entendre vers la fin, quand sa situation devient désespérée.

Cette construction en contrepoint préside également à l’élaboration interne de chacune des voix – pas seulement à la structure de l’ensemble. En effet, aucun des personnages n’est présenté de manière monolithique ; tous ressentent une gamme de sentiments plus variée que ce que leur positionnement général pourrait laisser croire. Akamas, esprit clairvoyant, peu susceptible de se laisser duper, se rend parfois sympathique par cette qualité intellectuelle, bien que ses ambitions soient brutalement orientées vers la conquête du pouvoir. Agaméda, elle, oscille entre admiration et haine, demande d’amour et jalousie. Jason et Glaucé, qui éprouvent envers Médée des sentiments mêlés, montrent de quelle manière ceux qui veulent asseoir leur propre pouvoir (Agaméda, Akamas) entraînent chez les autres une forme d’aliénation qui aboutit à une profonde méconnaissance de soi. Chez Leukos, le contrepoint provient de l’opposition entre les sentiments et les actes, de son incapacité à accorder les deux.

Cette structure contrapuntique permet de contester efficacement la version du mythe de Médée propagée par Euripide. La parole de Médée n’eût pas suffi à corriger la figure de la mère infanticide par jalousie ; il y fallait des voix multiples, d’autant plus crédibles qu’elles sont hostiles. Celles-ci permettent d’imputer la calomnie dont le personnage a fait l’objet depuis Euripide à l’obsession qu’a le pouvoir patriarcal de sa propre pérennité. Les différents acteurs de ce processus le donnent à voir de manière d’autant plus plausible qu’ils ne soutiennent pas tous ce pouvoir : les uns œuvrent pour lui (Agaméda, Akamas), Médée y résiste, d’autres se laissent dominer (Jason, Glaucé). Le recoupement des différentes versions permet de corroborer les faits, de sorte que les dissonances accréditent par contraste quelques faits indiscutables : le sacrifice des enfants (Absyrtos, Iphinoé, mais aussi ceux de Médée), la campagne de manipulation destinée à faire diversion, les talents de Médée, vraie guérisseuse, la maladie de Glaucé, l’amour de Jason. Ces derniers éléments rendent caduque la jalousie invoquée par Euripide pour expliquer l’infanticide supposé : Médée ne peut être jalouse d’une femme que Jason ne peut pas lui préférer.

L’ensemble des voix constitue-t-il une forme de communauté ? Certainement pas au sens d’une convergence amicale politique, intellectuelle ou affective. Cet ensemble est plutôt constitutif de la solitude de Médée, qui dans ce concert dissonant, joue sa partition de soliste. Toutes ces voix soulignent son isolement croissant, qui aboutit à son expulsion et à sa solitude. Mais la solitude qui est son apanage, les autres l’ont aussi en partage, puisque les liens constructifs, nourrissants, salutaires, d’une communauté sincère leur échappent également. Sa solitude n’est que le point d’orgue d’une solitude plus généralisée, qui devient la marque même de cette société patriarcale, arc-boutée sur ses stratégies de pouvoir, mêlant meurtre et mensonge. Ce qui s’annonce ici, ce sont les prémices de la “société” au sens d’une juxtaposition d’individualités qui sont autant de solitudes.

L’unité de la personne contre les divisions du monde à Corinthe

Si les “voix” qui se font entendre dans le roman ne forment pas une communauté, mais une juxtaposition de solitudes, c’est aussi en raison des divisions du monde dans lequel elles évoluent. La cité de Corinthe présente l’apparence d’une communauté, en raison de sa taille réduite et des liens de proximité que les protagonistes entretiennent les uns avec les autres, puisque tous évoluent dans une même sphère, celle du palais. Mais il manque à cette apparence de communauté, pour en être véritablement une, de partager des valeurs et des aspirations communes. Ses divisions sont multiples et de natures diverses.

La première d’entre elles est celle qui oppose les Colchidiens aux Corinthiens. Les deux mondes se présentent sous des jours bien différents, comme l’illustre le fait que la demeure du roi de Colchide, Aiétès, si simple d’allure, ne peut rivaliser avec le somptueux palais du roi Créon. Mais la distinction est plus générale. Les Corinthiens aiment l’or, et mesurent tout à l’aune de la richesse ; ils aiment le pouvoir, et sont prêts à tuer et à mentir pour l’obtenir ; ils tiennent plus aux apparences qu’à la vérité ; enfin, ils traitent leurs femmes comme des subalternes. Les quatre aspects – le goût de l’or, celui du pouvoir, le culte des apparences et la soumission des femmes – forment un ensemble cohérent : il s’agit pour Christa Wolf de saisir l’aube des sociétés patriarcales. À ce monde patriarcal, elle oppose les valeurs symétriques d’un monde matriarcal perdu : le goût de la simplicité, de l’égalité, de la vérité, le respect de l’autre. La Colchide que fuit Médée au début du roman constitue une sorte de stade intermédiaire. Si Christa Wolf, selon ses propres déclarations, y a concentré 2500 ans d’histoire matriarcale, [footnote] c’est pour mieux saisir le moment où celle-ci bascule pour rejoindre le monde patriarcal figuré par Corinthe, rapprochement que manifeste le fait que les deux mondes sont désormais pareillement édifiés sur le meurtre originel d’un enfant.

Les Colchidiens qui ont suivi Médée dans sa fuite gardent en outre des coutumes et des pratiques religieuses propres, ce qui soulève la question de l’acculturation, de l’intégration et de l’assimilation. Les positions des personnages divergent quant à l’attitude à adopter : si Agaméda choisit de se conformer au modèle patriarcal dans l’espoir de l’utiliser contre Médée – par exemple en veillant à ne pas paraître trop puissante aux yeux d’Akamas -, d’autres au contraire continuent de cuisiner des plats colchidiens, comme Lyssa, ou de célébrer la lune, divinité matriarcale. Médée, elle, s’efforce de jeter des ponts avec les Corinthiens, sans pour autant renoncer à la Colchide. Elle participe au culte d’Artémis, soigne Glaucé et Turon, qui ne sont pas colchidiens, partage la table du roi Créon. Cette quête d’unité, paradoxalement, l’isole : elle est la seule à vouloir unifier les différentes facettes de communautés qui ne cessent de se diviser.

Ce souhait d’unité, qui est sa marque véritable, ne va cependant pas jusqu’à ambitionner de réconcilier les valeurs patriarcales de Corinthe avec celles d’une Colchide passée et magnifiée. Il s’appuie au contraire sur la fidélité à la Colchide passée, sorte d’âge d’or, dans une démarche qui rappelle la vision de l’histoire chez certains romantiques allemands, nostalgiques d’une harmonie perdue. L’unité telle que Médée s’efforce de la concrétiser est donc un héritage de la Colchide originelle fantasmée, laquelle est également affectée par les forces de décomposition, comme en témoigne l’émasculation de Turon par les femmes de Colchide, acte abominable que Médée tente en vain d’empêcher.

À ces divisions qui opposent les mondes colchidien et corinthien s’ajoutent les divisions internes que provoquent délibérément certains acteurs de l’histoire. Pour asseoir leur domination, Akamas et Agaméda propagent une fausse rumeur, inventent la fiction d’une Médée meurtrière de son frère, annonciatrice de la Médée infanticide de la fin. Plus encore que le recours au bouc émissaire, c’est le mensonge qui apparaît ici comme le ressort essentiel de la division. C’est la raison pour laquelle la quête d’unité personnelle et sociale que poursuit Médée prend avant tout la forme d’une quête de la vérité. Le monde de Corinthe se divise dès lors entre ceux qui orchestrent ces mensonges (Akamas, Agaméda), ceux qui y cèdent (Jason, Glaucé), ceux qui y résistent (Médée) et ceux qui s’y soustraient (Oistros, Aréthuse, les femmes autour d’Arinna).

Enfin, il existe une troisième sorte de divisions, celles qui affectent le psychisme des individus. Il ne faut pas ici opposer communauté et individualité : chez Christa Wolf, la seule communauté qui vaille est celle qui permet aux individualités d’épanouir leurs compétences variées. C’est pourquoi elle prête une attention particulière aux conséquences des divisions politiques sur l’intégrité psychique de chacun : car les divisions du monde entraînent immanquablement des clivages de l’âme, ce qui explique que l’analyse psychologique prenne souvent le pas sur l’analyse politologique. La question que soulève Médée est de savoir comment conserver son intégrité au deux sens du terme : intégrité morale et entièreté psychique. Comment supporter la défaite sans se disloquer et en restant ainsi, finalement, victorieux selon ses propres critères ? Car Médée, calomniée, meurtrie, expulsée, privée de ses enfants tués, ne serait, sans une alchimie psychique particulière, qu’une pauvre chose défaite. Tout son art, et celui du roman, consiste à transformer sa défaite en une sorte de triomphe – un triomphe certes solitaire, mais aussi paradoxalement, communautaire, au sens où il proclame la pérennité de l’idéal communautaire et sa supériorité sur la réalité d’une société divisée.

La confrontation de la voix de Médée avec celles de Jason, Glaucé et Leukos permet de mesurer par contraste à quels pièges elle échappe en refusant de fléchir devant les intimidations et les incitations à se renier, qui génèrent des clivages psychiques. Car les autres, pour des raisons diverses, cèdent tous à la division intérieure : leurs monologues permettent de percevoir de quelle manière cette division les entame, sabote leur envie de vivre, et finalement cause leur perte. Jason cède à une stratégie personnelle de pouvoir, appâté par l’espoir de devenir un jour roi de Corinthe en épousant Glaucé. Son réalisme politique, fatal, lui enjoint de ne pas prendre en vain la défense de Médée. Il sous-estime le fait que, ce faisant, il perd le contact avec la réalité de ses propres sentiments : la vérité est qu’il ne peut pas aimer Glaucé, ni construire avec elle une dynastie. Dans le cas de Glaucé, la perte de contact avec soi-même est plus directement encore due à l’intimidation : Glaucé est un personnage sous emprise. Elle renie Médée pour ne pas déplaire au roi son père, et s’efforce d’adhérer au discours calomnieux répandu sur son compte. Son suicide manifeste de manière éclatante la dévastation induite par le mensonge qu’on se prodigue à soi-même. Glaucé est, à ce titre, le personnage le plus opposé à Médée, car il est celui qui pousse le plus loin ce type de mensonge : même Agaméda ou Akamas échappent à cette forme suprême d’aliénation et de perte de soi. Leukos, lui, souffre d’une autre forme de division intérieure : celle qui oppose les pensées et les actes. Son “obsession de comprendre” le paralyse, de sorte qu’il ne peut qu’envier la capacité d’Oistros à agir, Oistros qui “travaille comme un possédé dans sa caverne où il s’est barricadé” (chapitre 10).

À ces divisions de diverses natures (ethniques, sociétales et psychiques), Médée résiste en leur opposant l’unité de sa personne. Au conflit entre Colchidiens et Corinthiens, elle préfère la conciliation des deux traditions. À ceux qui divisent et mentent pour régner, elle oppose l’unité que confère la fidélité à la vérité. Enfin, Médée oppose aux divisions de l’âme l’unité psychique d’un sujet fort, conscient de soi et cohérent. Elle défend ses talents de guérisseuse et son besoin de vérité jusqu’au bout, même quand cela met sa sécurité en péril. Ce n’est pas de l’inconscience : l’adaptation de Jason, son réalisme politique, ou celle de Glaucé, qui marque combien elle est sous emprise, les détruisent plus sûrement que l’inadaptation volontaire de Médée. Elle préfère l’exclusion, qui est une forme de solitude radicale, au renoncement à sa propre unité psychique, qui ne serait même plus de la solitude, mais tout simplement une forme de suicide.

Quelques thèmes transversaux : l’exil, le talent, la féminité et la maladie

Quelques thèmes transversaux permettent d’éclairer la manière dont s’articulent dans Médée solitude et communauté. On en retiendra quatre : l’exil, le talent, la féminité, la maladie. Ces termes renvoient tous à des situations d’exception : on peut être hors normes parce qu’on est exilé, parce qu’on possède un talent rare, parce qu’on est une femme dans un monde d’hommes, parce qu’on est malade. Toutes ces situations d’exception génèrent un sentiment de solitude, et rendent aiguë la nécessité de trouver une communauté d’appui. Elles mettent en lumière ce qui ne fonctionne pas dans le rapport entre l’individu et la communauté qui l’entoure.

L’exil, pour commencer. Médée l’expérimente sous quatre formes successives : à l’exil loin de la Colchide succèdent un bannissement hors du palais quand elle s’installe à l’ombre de ses murs, puis un éloignement plus grand encore quand elle se met à fréquenter les faubourgs où vivent Aréthuse et Oistros, et enfin l’expulsion hors de la cité. Ces quatre étapes dans l’exil ont pour but de figurer de manière spatiale l’éloignement croissant d’avec le pouvoir. L’acte fondateur de cet éloignement critique – car seul le dernier bannissement est subi, les trois premiers sont acceptés, voire choisis -, est le premier départ, l’embarquement pour quitter la Colchide : par ce geste, Médée rompt avec son père, signifiant à la fois une rupture générationnelle typique de la période d’après 1945, et une rupture d’avec les règles du monde patriarcal, axé sur l’exercice abusif du pouvoir. Son exil ou son éloignement sont à chaque fois provoqués par le refus d’appartenir à une communauté construite sur des meurtres et des mensonges. Sa solitude témoigne de sa fidélité à l’idée forte d’une communauté noblement soudée, axée sur des valeurs opposées dont la moindre n’est pas la vérité.

Le talent aussi isole. Médée possède en particulier deux talents : celui de vouloir savoir (un reste de Cassandre), et celui de savoir guérir. Ces deux talents constituent une forme de pouvoir, ce qui ne peut manquer de susciter la réaction du pouvoir en place : tout talent est politique, situation familière aux auteurs de RDA, où l’art avait pour mission de conforter le régime. Ceux qui ambitionnent de confisquer le pouvoir pour eux-mêmes vont donc tenter de mettre les talents de Médée sous le boisseau. Peu importe qu’elle ne souhaite connaître la vérité sur le meurtre d’Iphinoé que pour elle-même, sans intention de la divulguer : ce simple exercice du talent de savoir est intolérable. Peu importe également que Glaucé aille mieux grâce aux soins qu’elle lui prodigue : l’essentiel est qu’elle n’échappe pas à l’emprise du palais.

Christa Wolf, pour expliquer cette intolérance au talent de Médée convoque des arguments plus psychologiques que politiques, approche logique dans le cadre d’une société aussi réduite que celle de Corinthe, où les relations individuelles tiennent lieu de relations politiques : la répression des talents serait d’autant plus virulente, dit-elle, que les tenants du pouvoir manquent de confiance en eux ; un pouvoir incertain de lui-même préfère les médiocres qui ne le menacent pas. Il préfère, par exemple, des médecins incompétents à une guérisseuse efficace, car les enjeux de pouvoir autour de Glaucé sont importants : il en va de la succession au trône. Cette manière de voir va de pair avec l’esprit de compétition qui caractérise, avec l’appât de l’or et le goût de dominer, la société de Corinthe : car le talent y expose toujours son détenteur à l’envie des médiocres.

Être une femme constitue aussi, dans un monde dominé par des hommes, une sorte de situation d’exception. Interrogée sur la raison pour laquelle ses écrits sont presque toujours centrés sur un personnage féminin, Christa Wolf a répondu en 1996, quelque temps après la parution de Médée : “Vous trouverez toujours dans mes textes une femme comme personnage central quand ce sont des femmes qui éclairent de la manière la plus nette les conflits dont je traite.” [footnote] Christa Wolf ne dépeint donc pas des personnages féminins parce qu’elle ne s’intéresserait qu’à cette partie de l’humanité, mais au contraire, parce que les femmes lui permettent d’explorer de la manière la plus productive les douleurs du genre humain : le féminin a ici valeur universelle.

Il n’en reste pas moins que cette ambition universelle du féminin s’ancre dans une expérience de la distinction, donc une forme de solitude. L’infériorité faite aux femmes dans le monde patriarcal ne serait toutefois que la manifestation de l’inquiétude qu’elles suscitent. “Dès que les femmes sont mises sur le même pied que nous, elles nous sont supérieures”, dit Caton dans l’exergue au chapitre 5, qui fait entendre la voix d’Akamas, parfait représentant du pouvoir patriarcal. À Corinthe, les femmes, jugées incapables d’exprimer une opinion ou d’organiser leur vie à leur gré, végètent dans l’isolement de leur maison. Cette forme de solitude quasi institutionnalisée soulève la question que pose l’exergue emprunté à Ingeborg Bachmann, au chapitre 6, celui de Glaucé : “Il m’a pris mes biens. Mon rire, ma tendresse, ma disposition à faire plaisir, à aider, ma compassion, mon animalité, mon rayonnement, il en a écrasé toute manifestation séparée jusqu’à ce que rien ne se manifestât plus. Mais pourquoi un être humain fait-il cela, c’est ce que je ne comprends pas…” Glaucé est, de tous les personnages féminins, celui dont l’histoire manifeste le plus nettement cette étouffante mise sous tutelle. Il n’est certainement pas anodin que le chapitre où elle fait entendre sa voix soit le chapitre central, encadré de manière symétrique par cinq chapitres en amont et en aval : on est là au cœur du sujet que traite Christa Wolf. Médée. Voix tente d’apporter une réponse à la question posée par Ingeborg Bachmann : des hommes incertains de leur pouvoir ont besoin de boucs émissaires qui endossent leurs peurs, et les femmes sont très souvent ces boucs émissaires. “Le besoin qu’a le patriarcat d’éliminer les qualités féminines, besoin qui s’enracine dans la peur, a justement, au fil des millénaires, retourné le personnage [de Médée] en son contraire”, explique Christa Wolf. [footnote]

Ce retour à la Médée d’avant Euripide n’est pas un jeu gratuit. Il ne se contente pas de rappeler le retour aux mères dans le Faust de Goethe. Comme Bettine et Günderode, qui ambitionnaient à vingt ans, au début du XIXe siècle, de remonter aux sources matriarcales des mythes pour fonder une nouvelle philosophie et sauver le monde, Christa Wolf s’inquiète pour l’avenir de notre société, héritée d’une civilisation patriarcale aux dévastations innombrables. Toute forme de pensée alternative, réhabilitant l’égalité, la liberté, la fraternité, ces valeurs révolutionnaires dont le premier romantisme de Bettine et Günderode était imprégné, peut contribuer à ce sauvetage : “Nous sommes tous assis dans un bateau extrêmement menacé, et nous ne pourrons le sauver qu’ensemble, si tant est qu’un sauvetage soit encore possible”. [footnote] Est-ce à dire que Christa Wolf conçoit le recours aux femmes comme une solution radicale aux maux engendrés par la culture patriarcale ? Rien n’est moins sûr. La manière dont les femmes de Colchide, à la fin du roman, s’en prennent à Turon montre que les ravages de la peur sont partagés par les deux sexes. Christa Wolf se garde de défendre une vision manichéenne de la confrontation entre féminin et masculin.

Si Glaucé incarne particulièrement bien la mise sous tutelle des femmes dans le monde patriarcal, c’est aussi parce qu’elle est malade. Car la maladie aussi est porteuse de solitude. La maladie, on l’a vu, est un symptôme social : elle signale la déliquescence des liens communautaires bénéfiques et leur remplacement par des liens de sujétion qui abîment le sujet. On tombe malade quand on n’a plus la liberté de décider soi-même de sa vie. Glaucé, tout entière dans la main de Créon et d’Akamas, se conforme aux injonctions qui lui sont faites : le pouvoir, qui la garde sous tutelle pour contrôler sa possible descendance, détruit autour d’elle les affections qui pourraient soulager son angoisse. De la même façon, Médée tombe malade quand elle comprend que la maîtrise de son destin lui échappe : elle se met ainsi, pour un temps, à l’abri des persécutions que sa fièvre lui permet d’oublier.

Dans les deux cas, l’individu porte le symptôme d’une société malade, qui souffre de mauvaise gouvernance. Les personnages ne sont donc malades que par déplacement de la maladie, car en réalité, c’est la communauté institutionnelle toute entière, la cité, qui est malade et engendre la solitude. La manière dont elle affronte le tremblement de terre est révélatrice de son incapacité à la solidarité. Le palais fuit, se met à l’abri, laissant les habitants exposés à la peste transformer leurs peurs en violences, ce qui aggrave les risques d’expansion de l’épidémie. Partout, c’est le principe d’exclusion qui prévaut, tant dans les actes que dans les constructions mentales : un monde centrifuge.

Mais, sur un autre versant, la maladie offre aussi à Médée l’occasion de démontrer que des liens positifs, bienfaisants, peuvent guérir. Ses soins suggèrent qu’une communauté tissée de liens bénéfiques reste possible, et que l’amitié constitue un puissant moyen de résister à un pouvoir mortifère. La santé recouvrée va toujours de pair avec l’amitié ou l’amour, comme le prouve la relation de Médée avec Oistros, parce qu’amitié et amour laissent à l’autre la liberté d’être lui-même. Pourtant, le roman ne se montre guère optimiste quant aux chances de réalisation d’un tel état communautaire positif, qui ressortit à la catégorie des communautés alternatives : le cercle des amis, autour d’Oistros et d’Aréthuse, est miné par la peste, et sa plus emblématique représentante, Médée, chassée à l’extérieur de la cité.

Conclusion

On retrouve dans Médée. Voix des compositions communautaires avec lesquelles la lecture de l’œuvre antérieure de Christa Wolf a déjà familiarisé le public. Le monde social, réduit à la taille d’une cité antique, se présente sous l’aspect d’une communauté institutionnelle de type féodal, avec un seigneur et une cour pleine d’intrigants. Bien qu’attachée à se présenter sous un jour harmonieux, cette communauté institutionnelle n’a rien d’une vraie communauté. Il lui manque la volonté d’inclure et le talent de la vérité. Ces valeurs dessinent en filigrane une autre sorte de communauté, dont l’ancienne Colchide, magnifiée par le souvenir et l’exil, serait le paradigme : une communauté officielle où le souci de soi et de l’autre, l’égalité des hommes et des femmes, le goût de la vérité, allaient de pair avec une grande liberté de chacun – une communauté de sujets. L’amitié qui relie Médée à son cercle de proches, communauté alternative, en est le reflet tardif et menacé ; la nostalgie de la Colchide perdue constitue une autre manifestation de l’idéal communautaire, purement virtuel celui-ci. Médée s’efforce de faire vivre sa communauté alternative, repliée sur un cercle d’amis, mais son énergie ne suffit bientôt plus à contenir les forces centrifuges qui viennent contrarier délibérément les liens bienfaisants qu’elle tente de tisser.

Avec le monde patriarcal tel qu’il se dessine dans ce roman, les forces de la division prennent le dessus, nourries par des peurs inavouées et, de ce fait, impossibles à juguler autrement que par le déni, le mensonge, le meurtre des victimes fondatrices et l’ostracisation de la victime émissaire. Dans ce monde centrifuge, porteur de divisions ethniques, claniques, générateur de clivages psychologiques qui affaiblissent le sujet, la fidélité à sa propre unité engendre une solitude qui constitue paradoxalement une forme de fidélité à l’idéal communautaire.

Il est tentant de voir dans la communauté institutionnelle de Corinthe un écho lointain de la défunte RDA, monde clos, “féodalsocialisme” basé sur une fiction de succès et sur l’orchestration de mensonges d’État, sur lequel Christa Wolf se serait bornée à greffer quelques attributs occidentaux, comme le goût de l’argent et l’obsession de la compétition. On préférera ici penser que ce monde divisé, générateur de solitudes, pointe plus généralement les sociétés occidentales pour une mise en garde contre les ravages de la méconnaissance de soi et de ses propres peurs : un encouragement à la clairvoyance. Pourtant, le dernier monologue de Médée ne laisse guère de place à l’optimisme : en elle, tout est mort, “l’amour est brisé”, “la douleur a cessé elle aussi”, et avec l’amour et la douleur, c’est le rêve communautaire tout entier qui a disparu, englouti par une solitude radicale. De ce rêve, que reste-t-il ? À peine une question : “Y a-t-il un monde, une époque où j’aurais ma place ?” La réponse, fort heureusement, est dans la question même, qui par delà les millénaires, s’adresse à une communauté virtuelle dont Christa Wolf devait bien avoir conscience : celle de ses lecteurs, qui sans doute partagent ses inquiétudes quant aux ravages générés par les sociétés occidentales.

PREHER, Gérald : Le Cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers : présentation

Carson McCullers est née en 1917 dans l’État de Géorgie. Comme de nombreux écrivains du Sud, sa région natale est au cœur de la plupart de ses récits. Elle explique, dans son essai “Un rêve qui s’épanouit” : “L’action de mes livres se situera probablement toujours dans le Sud, il sera toujours ma patrie. J’aime la voix des Noirs – comme le flot sombre d’un fleuve. Chaque fois que j’y vais, je comprends, par mes souvenirs et par la lecture des journaux, que là réside toujours ma réalité” (Cœur 495). Pour elle, “le travail de l’écrivain est conditionné non seulement par sa personnalité mais par le lieu de sa naissance” (497). McCullers décrit la vie dans les petites villes du Sud, les tourments de ceux qui les peuplent, et surtout le sentiment de solitude qui les définit. L’originalité de cette œuvre réside dans le choix qu’opère l’écrivaine de faire parler le marginal quelle que soit son identité : l’enfant, le Noir, le muet… c’est la voix de l’autre Amérique, une Amérique de l’intérieur, qui résonne au fil des pages et donne naissance à une communauté singulière composée de chasseurs au cœur solitaire, pour reprendre le titre de son premier roman.

L’œuvre de McCullers, si elle n’est pas aussi foisonnante que celle d’un William Faulkner ou d’un Erskine Caldwell, a pourtant marqué son temps. Reconnue par ses contemporains, comme Richard Wright, Tennessee Williams ou Gore Vidal, McCullers a d’abord été remarquée pour l’originalité de sa prose. Aujourd’hui, des écrivains tels que Joyce Carol Oates voient en elle une enfant prodige (“You are the We of Me” 275), propulsée au rang des plus grands à la sortie de son premier opus, The Heart is a Lonely Hunter, en 1940. Oates la perçoit comme l’une des écrivaines les plus originales de son pays, la présentant comme l’héritière de Henry David Thoreau et Emily Dickinson et dans la même lignée que Sherwood Anderson ou Edward Hopper qui, comme elle, se sont intéressés à la “poésie de la solitude américaine” (voir “Introduction to the Mariner Edition” xiii). Dans sa biographie, McCullers raconte que c’est grâce à un piano offert par son père qu’elle a surmonté le sentiment de solitude qu’elle avait éprouvé après la naissance de son frère, puis de sa sœur (Illuminations 12), pensant qu’elle allait perdre l’attention de ses parents. La musique occupe d’ailleurs dans son œuvre une place bien particulière tantôt pour accentuer l’isolation de l’individu par rapport à sa communauté, tantôt pour insister sur l’expérience collective du partage. Avant sa naissance, la mère de McCullers imaginait déjà sa fille comme une grande musicienne (Tournier 14) et si elle n’a pas poursuivi une carrière dans la musique, son écriture est empreinte de sons et de rythmes qui évoquent une partition musicale. L’écrivaine Joan Williams reconnaît même lors d’un entretien : “J’avais pour habitude de copier et recopier des phrases et des phrases de McCullers, espérant d’une certaine façon que grâce au mouvement du crayon, j’apprendrais comment elle faisait” (“Joan Williams : Struggling Writer” 549). Pour sa part, Truman Capote, qui était proche de McCullers, invitait de jeunes écrivains prometteurs à la lire pour développer leur sensibilité et leur imagination (Letters 398).

Tout au long de son œuvre, McCullers creuse la marge pour la ramener au centre ; elle fait parler ceux que l’on n’entend pas, notamment par le biais de la focalisation interne. Elle avait grâce à cela séduit l’écrivain noir américain Richard Wright avec Le Cœur est un chasseur solitaire. Pour Wright, “l’aspect le plus impressionnant du [roman] est l’étonnante humanité qui permet à un écrivain blanc, pour la première fois dans la fiction sudiste, de traiter les personnages noirs avec autant de facilité et de justesse que ceux de sa propre race” (195). Décrire la différence, l’autre plutôt que le même, était le projet de McCullers qui se retrouvait derrière les traits de personnages souvent grotesques et incompris : “je deviens les personnages sur qui j’écris. Je m’immerge tellement en eux que leurs motivations deviennent les miennes” (“Un rêve qui s’épanouit”, Cœur 492). Pour sa sœur, Margarita G. Smith, “[de] tous les personnages de l’œuvre de Carson McCullers, c’est Frankie Addams, l’adolescente vulnérable, exaspérante et attachante de The Member of the Wedding [Frankie Addams, en français] qui cherchait son “nous à elle” [“the we of me”], qui ressemble le plus, pour sa famille et ses amis, à l’écrivaine elle-même” (Mortgaged Heart xi). Il est intéressant de noter que même aujourd’hui McCullers, à l’instar de Frankie, ne fait “partie d’aucun club” (443) bien que la critique tente de la lire en compagnie d’autres écrivains de sa génération ou de sa région. Si l’on cherche des rapprochements thématiques et géographiques, c’est certainement vers Walker Percy qu’il faudrait se tourner : le cinéphile qui donne son titre à son premier roman publié en 1961 est un solitaire en quête de sens, en quête d’un “nous”.

Les textes de McCullers sont à l’image de ce “we of me“, une quête interminable ayant pour but de gommer les marges, d’accepter de n’être pas un mais plusieurs, de ne pas se complaire dans une case mais d’en franchir le cadre. Dans “Un rêve qui s’épanouit”, l’écrivaine précise : “Que John Singer, dans Le Cœur est un chasseur solitaire, soit sourd-muet est symbolique […]. Le sourd-muet, Singer, symbolise l’infirmité, et il aime une personne incapable d’accepter cet amour” (492). L’amour est un autre thème central chez McCullers : “L’amour, spécialement l’amour pour une personne incapable de le rendre ou de le recevoir, est l’élément déterminant à partir duquel j’échafaude les personnages incongrus de mes romans – des gens dont l’incapacité physique symbolise leur incapacité spirituelle à aimer ou à accepter d’être aimé – leur isolement moral” (489). L’amour que ressent Singer pour Antonapoulos dans Le Cœur est un chasseur solitaire illustre bien cette conception de l’être aimant incompris. Singer est aussi perçu comme différent, ce qui fait de lui aux yeux de tous, mais pas aux yeux de celui qu’il aime, un homme exceptionnel. Pierre Dommergues parle d’une “géométrie des cœurs” et observe : “Dans ce chassé-croisé de personnages qui se poursuivent sans pouvoir s’atteindre, la seule constante semble être le hasard, l’étrange, l’absurde” (Écrivains américains 58). Cette constante se retrouve notamment dans l’incident qui coûte presque sa vie à Baby Wilson : Bubber qui voue un culte particulier à la fillette lui tire involontairement une balle en pleine tête… un signe que si le cœur ne peut être atteint, la tête, elle, peut l’être.

Tennessee Williams qui reconnaît sans doute son propre projet dans l’écriture de celle qu’il appelait sa “Sister-Woman” (Spoto, The Kindness of Strangers: The Life of Tennessee Williams 165), écrit dans la postface à Reflections in a Golden Eye : “les artistes sont snobs […] non pas parce qu’ils veulent être différents, et qu’ils espèrent et croient qu’ils le sont, mais parce qu’ils sont à jamais douloureusement frappés au visage par le fait inéluctable de leur différence qui les rend blessés et assez seuls [lonely] pour vouloir entreprendre la vocation d’artistes” (“Afterword” 131). Williams, qui formule ici un commentaire général sur l’écrivaine, évoque deux autres thèmes indissociables du corpus mccullersien : la souffrance et la solitude, les deux résultant d’une trajectoire qui fuit plus qu’elle ne rejoint celle que préconise la société. Singer revient à nouveau à l’esprit mais comment ne pas songer également au docteur Copeland, à Biff ou même à Jake ou Mick ? Ils souffrent chacun à leur façon de ne pas pouvoir exprimer leurs désirs les plus intimes, leur besoin d’être un “nous” sans pour autant sacrifier leur “je”.

Le Cœur est un chasseur solitaire inaugure une œuvre où la marge est centrale. On y croise des sourds-muets, des Noirs et des adolescents égarés mais aussi des êtres aux formes peu avenantes. Pour McCullers, “il n’y a rien d’anormal dans la nature : seule l’absence de vie est anormale. Tout ce qui se bat, tout ce qui bouge, tout ce qui marche, tout ce qui est humain est naturel aux yeux de l’écrivain” (citée dans Dommergues, Les USA à la recherche de leur identité 215). Ce sont ces êtres qui, à l’image de Miss Amelia dans la novelette désormais canonique “The Ballad of the Sad Café”, rappellent le Misfit de Flannery O’Connor, tant ils sont attachés à l’image décalée qu’ils reflètent. Des personnages comme Frankie Addams, eux, vivent mal leur statut marginal, comme le suggère la première page de The Member of the Wedding : “Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle était devenue un être sans attache, qui traînait autour des portes, et elle avait peur” (443). La marge peut ainsi symboliser l’attraction ou la répulsion : pour certains, elle est synonyme de confort, pour d’autres, elle est source d’inquiétudes. C’est grâce à cette identité fluctuante que McCullers introduit une tension dans ses textes car pour elle, “chaque homme doit trouver sa forme d’expression personnelle – mais ce droit lui est souvent refusé par une société prodigue et imprévoyante” (Esquisse, Cœur 407-08). Par le biais de personnages difformes voire informes, McCullers semble exprimer sa vision du monde moderne, inapte à s’ouvrir à l’inconnu. Dans son autobiographie, elle déclare : “Je souhaite pouvoir écrire que je sois souffrante ou en bonne santé, car en fait, ma santé dépend presque totalement de l’écriture” (38). C’est avec ses lecteurs que McCullers envisage sa communauté.

GARRIC, Henri : “Solitude et communauté dans le roman” : présentation

Je voudrais préciser avant de commencer que ce programme n’est pas un programme “sur les femmes” ou un programme “de femmes”, comme je l’ai parfois entendu dire. L’idée en proposant un programme composé de trois autrices est justement de montrer qu’on peut construire une problématique littéraire à partir de trois grandes autrices sans nécessairement poser seulement des questions d’écriture féminine. Ce qui ne veut pas dire que nous ne rencontrerons pas des problématiques féminines – mais la problématique que nous traitons aujourd’hui, c’est bien celle de la solitude et de la communauté dans le roman.

Le point de départ de cette problématique pourrait être la dialectique de l’individu et de la communauté. L’individu est inclus dans un ensemble plus vaste, une communauté, et, selon son sentiment d’appartenance ou de désappartenance à cet ensemble, il ressentira le sentiment de solitude. Cette dialectique s’inscrit dans le cadre du développement de l’idéologie de l’individualisme, dont Louis Dumont a étudié le caractère fondateur pour les sociétés occidentales modernes [footnote] . Cette idéologie suppose l’autonomisation de l’individu dans la société, son “individuation”. Les pensées de l’individu sont légions depuis le XVIIIe siècle ; nous nous arrêterons à l’essai de Ferdinand Tönnies, Gemeinshaft und Gesellshaft, publié à Leipzig en 1887 [footnote] . Essai plus récent, mais qui joue un rôle fondateur pour la sociologie de l’individu et de la communauté au XXe siècle. Tönnies y oppose la Gemeinshaft, “communauté”, ensemble où les hommes vivent entre eux liés par un lien organique essentiel, à la Gesellshaft, “société”, où les hommes vivent ensemble, mais comme séparés. Alors que dans la communauté, les hommes restent liés en dépit de toute séparation, dans la société, ils sont séparés en dépit de toute liaison. Cette opposition valorise bien sûr, dans une lignée romantique et un héritage hégelien, la vraie communauté, naturelle et traditionnelle, contre la société, artificielle et conçue par l’esprit de calcul et la rationalité. D’un côté, une fausse union reposant sur des intérêts pratiques et opportunistes, scellés et descellés par des contrats, de l’autre, le modèle d’une grande famille, fondée sur le partage du sol (le domaine du village), du sang (le domaine de la famille) et celui de l’esprit (le domaine des divinités communes). Ce modèle donnera lieu à trois formes fondamentales, reprises régulièrement par les théories sociologiques du XXe siècle : la communauté familiale, la communauté religieuse, la communauté élective (l’amitié, le couple).

C’est bien entendu dans le cadre de la société que se développe la solitude de l’individu, alors que la communauté l’incluait dans une continuité d’existence. La description que donne Georg Simmel au début du XXe siècle dans Études sur les formes de socialisation de la solitude recouvre clairement cette opposition entre une communauté inclusive et une société qui laisse les individus isolés. Il décrit dans un premier temps la solitude comme phénomène sociologique, c’est-à-dire lié aux rapports sociaux de l’individu :

L’homme solitaire, ce n’est pas le seul habitant de la terre depuis toujours ; mais son état est déterminé lui aussi par la socialisation, même si celle-ci est affectée de valeur négative. Tout le bonheur et toute l’amertume de la solitude ne sont en effet que des réactions différentes à des influences subies socialement, la solitude est une action réciproque dont l’un des membres est sorti concrètement sous l’effet de certaines influences, et ne continue à vivre et agir que de façon idéale dans l’esprit de l’autre sujet. Ce que montre bien ce fait psychologique est bien connu : le sentiment de solitude n’apparaît que rarement de façon aussi nette et pénétrante dans le cas d’un isolement physique réel que lorsqu’on se trouve parmi des gens physiquement très proches – dans une société, un train, dans la foule animée d’une grande ville – et qu’on se sait étranger et sans relations avec eux [footnote] .

La solitude est bien un type de sociabilité qui se conçoit par rapport au fonctionnement du groupe. Puis Simmel le relie justement au type de groupe concerné :

Il est tout à fait essentiel pour la configuration d’un groupe de savoir s’il favorise ou rend possibles en son sein de telles solitudes. Il arrive souvent que certaines communautés étroites et intimes n’autorisent dans leur structure aucun espace interstitiel de ce type, un vide atmosphérique en quelque sorte. Mais de même qu’on parle d’un déficit social qui se produit dans certaines proportions par rapport aux conditions sociales – les phénomènes antisociaux sont les déclassés, les criminels, les prostituées, les suicidés – de même une quantité et une qualité données de la vie sociale produisent un certain nombre d’existences temporairement ou chroniquement solitaires, dont la statistique ne peut toutefois pas établir le nombre comme pour ceux-là.

La communauté n’autorise pas la solitude parce que la continuité de relation ne laisse aucun vide qui pourrait la permettre alors que la société produit un “déficit social” qui implique non seulement les marginaux (“les déclassés, les criminels, les prostituées”) mais aussi simplement les “solitaires”. On gardera en tête cette proximité des solitaires avec les marginaux qui reparaît régulièrement dans nos ouvrages. C’est cet intérêt pour les formes sociales modernes et leur capacité à créer du vide qui a notamment poussé Georg Simmel à étudier la vie dans les grandes villes modernes qui suscite à la fois une forme de liberté dans l’anonymat et une forme d’angoisse de la solitude [footnote] . Là encore, on le gardera en tête : dans notre programme la ville est la forme spatiale qui génère la solitude au milieu de la foule.

On remarquera qu’un des ouvrages au programme reprend ouvertement l’opposition entre Gemeinshaft et Gesellshaft héritée du XIXe siècle. Médée oppose ainsi l’image idéale de la Colchide à la réalité de Corinthe :

En Colchide nous étions tous pénétrés de nos antiques légendes selon lesquelles notre pays était gouverné par des souverains justes, où habitaient des gens vivant en bonne entente et où la propriété était si équitablement répartie que nul n’enviait son prochain ni ne convoitait son bien ou son existence. Dans les premiers temps de mon séjour à Corinthe, lorsque, peu au fait, je racontais ce rêve des Colchidiens, je voyais poindre sur le visage de mes auditeurs toujours la même expression, un mélange de scepticisme et de commisération qui finissait par se muer en agacement et refus, si bien que je renonçais à expliquer que pour nous, Colchidiens, cet idéal avait une telle réalité que c’était à son aune que nous mesurions notre vie. (Médée, p. 120)

Il est important que cette communauté parfaite soit de l’ordre de l’antique légende – du fantasme d’origine ou du modèle à l’aune duquel la réalité de la société contemporaine est mesurée. Christa Wolf reflète explicitement le caractère rêvé ou utopique de la valeur attribuée à la communauté.

C’est ce caractère rêvé, utopique, de la communauté, qui a fait l’objet des critiques de la notion au XXe siècle. Sans en faire l’historique – ce n’est bien entendu pas mon propos – je pointerai la façon dont la fin du XXe siècle a vu se multiplier des approches radicales et négatives de la communauté. L’ouvrage fondateur a été l’essai de Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, publié en 1983. Nancy reprend le constat d’une opposition entre communauté idéale et société dispersée :

Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne […] est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté.

Cependant, il rompt radicalement avec la nostalgie de la communauté en indiquant le caractère mensonger de l’opposition :

La Gesellschaft n’est pas venue, avec l’Etat, l’industrie, le capital, dissoudre une Gemeinschaft antérieure. Il serait plus juste sans doute, coupant court à tous les revirements de l’interprétation ethnologique et à tous les mirages d’origine ou d’”autrefois”, de dire que la Gesellschaft – la “société”, l’association dissociante des forces, des besoins et des signes – a pris la place de quelque chose pour quoi nous n’avons pas de nom ni de concept […]. Elle s’est faite dans la disparition ou dans la conservation de ce qui – tribu ou empires – n’avait peut-être pas plus de rapport avec ce que nous appelons “communauté” qu’avec ce que nous appelons “société”. Si bien que la communauté, loin d’être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive – question attente, événement, impératif – à partir de la société [footnote] .

Cette critique de l’opposition communauté vs société va de pair avec une dénonciation des conséquences du fantasme de communauté. La réalité d’une communauté de la communion absolue – ce que Nancy appelle “l’immanence et l’intimité de la communauté [footnote] ” – c’est la mort de tous les membres de la communauté :

L’immanence, la fusion communielle n’enferme pas une autre logique que celle du suicide de la communauté qui se règle sur elle. Aussi bien la logique de l’Allemagne nazie ne fut-elle pas seulement celle de l’extermination de l’autre, du sous-homme extérieur à la communion du sang et du sol, mais aussi, virtuellement, la logique du sacrifice de tous ceux qui, dans la communauté “aryenne”, ne satisfaisaient pas aux critère de pure immanence, si bien que – de tels critères étant bien évidemment impossibles à arrêter – une extrapolation plausible du processus aurait pu être représentée par le suicide la nation allemande elle-même [footnote] .

Face au constat renouvelé du morcellement de la société et face au rejet du fantasme d’une communauté fusionnelle, Nancy essaie de développer l’idée d’une communauté des singularités – une communauté qui ne reposerait pas sur l’égalité abstraite des individus, mais sur la conscience de la différence de chacun et de la finitude de chacun :

Un être singulier apparaît, en tant que la finitude même : à la fin (ou au début), au contact de la peau (ou du cœur) d’un autre être singulier, aux confins de la même singularité qui est, comme telle, toujours autre, toujours partagée, toujours exposée [footnote] .

Cette recherche d’une nouvelle définition de la communauté sera commune à une multitude d’auteurs de la fin du XXe siècle, dont je citerai seulement Maurice Blanchot, qui répond à Nancy avec la Communauté inavouable et Giorgio Agamben qui reprend en grande partie l’idée de communauté des singularités dans La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Sans rentrer dans le détail de ces théories, qui de toute façon ne concernait que de loin notre corpus, je dirai qu’il faut retenir l’idée d’une communauté des singularités, qui suppose de mettre en avant et en valeur la différence des personnes qui font communauté. C’est cette association de singularités qu’on va retrouver dans les ouvrages au programme.

Dernier point important à relever : ces oppositions entre communauté originale, société, communauté des singularités, ne doivent pas être prises comme des clés d’interprétations pures et simples des corpus littéraires. Il est évident que les sociétés contemporaines opèrent des mélanges et des confrontations de ces modèles qui n’apparaissent jamais purs mais sous des formes croisées. Il est particulièrement marquant, notamment, de remarquer que les formes les plus avancées du totalitarisme, associent paradoxalement des éléments très caractéristiques de la mécanisation individualiste de la société et des résurgences des organisations de la “communauté originelle. Louis Dumont en faisait la remarque à propos de l’opposition entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes dominées par l’idéologie individualiste. L’invention dans ces sociétés de régime totalitaire n’est pas à comprendre comme un retour à la communauté pré-moderne mais comme l’intervention, dans le cadre de l’individualisme moderne, d’éléments persistants :

Le totalitarisme exprime de manière dramatique quelque chose que l’on retrouve toujours de nouveau dans le monde contemporain, à savoir que l’individualisme est d’une part tout-puissant et de l’autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire. […] D’où viennent, dans l’idéologie et plus largement dans la société contemporaine, les éléments, aspects ou facteurs non individualistes ? Ils tiennent en premier lieu à la permanence ou “survivance” d’éléments prémodernes et plus ou moins généraux – telle la famille. Mais ils tiennent aussi à ce que la mise en œuvre même des valeurs individualistes a déclenché une dialectique complexe qui a pour résultat, dans des domaines très divers, et pour certains dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, des combinaisons où elles se mêlent subtilement à leurs opposés [footnote] .

Ce point est essentiel à garder en tête : nous aurons l’occasion de voir que la communauté mise en scène dans Médée reflète plutôt une association de différentes formes de communauté et société – d’où résultat la forme très particulière de pouvoir de Corinthe.

Il ne s’agit donc pas seulement d’étudier un reflet ou une réflexion des enjeux sociaux dans un corpus littéraire mais bien de voir comment ce corpus élabore et combine littérairement un ensemble de représentations. La question “solitude et communauté est ainsi (aussi) une question littéraire. De ce point de vue, il convient de l’articuler à des approches qui ont voulu comprendre l’évolution des formes littéraires – et singulièrement du roman, pour ce qui nous intéresse – en parallèle avec l’évolution des formes sociales. Le développement de l’individualisme a justifié toute une tradition d’études sur le roman qui lient les caractéristiques génériques et formelles au devenir de l’individu depuis le XVIIe siècle. C’était déjà le cas de la Théorie du roman où Lukacs liait le roman à l’émergence de l’individu problématique (en rupture avec la communauté de l’épopée et en ce sens Lukacs réarticule directement dans le domaine littéraire l’opposition entre communauté et société), puis de Ian Watt qui lie l’invention du roman réaliste en Angleterre au XVIIIe siècle à une nouvelle idéologie de l’individu. Cette tradition a été récemment reprise par Thomas Pavel dans La Pensée du roman avec l’idée que l’objet principal du genre romanesque serait “l’homme individuel dans sa difficulté d’habiter le monde.” Face à cette longue tradition, l’étude du lien entre roman et communauté est plus récent. Elle s’inscrit en particulier dans le prolongement des queer studies, women studies, black studies, etc. qui cherchent à replacer l’étude littéraire dans le cadre d’une communauté spécifique. Face à ces développements explicitement communautaires, plusieurs travaux tentent de penser le rapport général du roman à ce qui fait communauté. Je citerai deux travaux marquants de ce point de vue. Le premier est une thèse récente, consacré explicitement au rapport entre solitude et communauté, mais à propos d’un strict corpus de littérature contemporaine française. Chloé Brendlé dans Seuls, ensemble cherche à étudier la constitution d’un imaginaire de la communauté dans le champ du récit contemporain. Pour ce faire, elle suit comment le corpus narratif confronte les différentes conceptions de l’individualisme, de la société, de la communauté. Ce travail encourage l’étude des imaginaires antagonistes du lien et de la déliaison dans un corpus romanesque. Mais surtout, ce travail se prolonge dans l’étude stylistique et poétique des procédés d’écriture qui permettent de mettre en scène ces conceptions antagonistes. De ce point de vue, il encourage une articulation entre imaginaire de la communauté et poétiques du roman choral, du roman polyphonique et plus généralement des formes de polyphonies romanesques.

La deuxième étude sur laquelle je prendrai modèle est l’introduction d’un volume consacré à la communauté dans la fiction anglo-saxonne au vingtième siècle, Community in Twentieth Century Fiction. Julían Heffernan Jimenez cherche à prolonger la notion de communauté des singularités dans le corpus littéraire en montrant comment l’individu mis en scène par le roman réagit soit à la conscience d’une communauté (Gemeinshaft) étouffante (et la défait en échappant à son cadre) soit au sentiment de vivre dans une société (Gesellshaft) désagrégée. Cette approche conduit à la fois à une étude des imaginaires de la communauté dans le roman et à une étude des modèles narratifs. Il ne fait pas de doute que notre corpus présente de multiples exemples de cette action des personnages face à ces réalités ou ces images de l’ensemble social.

Sociétés atomisées

Le corpus donne une illustration continue des sociétés atomisées, indiquées comme le “fond” sur lequel se détachent les intrigues.

Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, il s’agit des descriptions récurrentes de l’espace urbain comme espace de silence écrasant ; ou la description des foules indéterminées.

Dans Le Vice-Consul, de même, on retrouve des qualifications des foules grouillantes indéterminées toujours indiquées en arrière-plan des rapports entre les personnages principaux :

D’un point de vue spatial, Calcutta est ainsi l’espace d’une foule grouillante, sans unité, toujours indiquée mais dans laquelle on ne pénètre jamais. La contrepartie de cet espace de la foule dans lequel se déploie les solitudes des individus est l’immense espace désert que parcourt la mendiante dans l’ouverture du roman. Sorte de waste land oriental, l’espace que traverse la mendiante présente la solitude dans la nudité de l’absence.

Mais l’image même de la société désagrégée se trouve dans la longue fête à l’Ambassade qui fait le centre du livre. Cette fête livre à la fois, de façon apparemment désordonnée, la voix des différents protagonistes (Anne-Marie Stretter, l’ambassadeur, Charles Rossett, le Vice-consul, la femme du Consul d’Espagne, etc.) et celle anonyme de la “foule”. Elle s’organise ou se désorganise selon une chorégraphie où les personnages se croisent et se quittent, les couples se font et se défont. Il y a là l’indication que l’événement qui devrait permettre à la communauté de se retrouver et de jouir de son unité est en même temps celui où elle se défait et se disperse. On retrouve cette mise en scène de fêtes qui devraient être lieux de communion et qui conduisent à l’éclatement dans les deux autres romans : c’est le cas de la fête que donne Mick Kelly (p. 140 : “il n’était plus question de réception. La soirée s’était transformée en défoulement de mômes.”) ; c’est le cas bien sûr de la fête d’Artémis dans Médée où la communion de la communauté, présentée explicitement, dégénère en meurtre et sacrifice. C’est le cas aussi de la fête à Déméter des Colchidiennes. La fête qui permet à la communauté de se retrouver dans l’unité (“Enfin, nous étions totalement nous-mêmes, enfin, j’étais totalement moi-même” p. 251) se conclut sur la castration de Turon.

Dans Médée, l’atomisation sociale prend surtout la forme d’opposition entre les groupes (entre les Corinthiens et les Colchidiens, entre les Colchidiens qui ont réussi et ceux qui continuent à vivre dans des huttes, etc.) et va se manifester dans le jeu d’intrigues qui rythme la vie à la cour de Corinthe et qui se réduit à une relation de type l’homme est un loup pour l’homme :

Ces jeunes n’ont aucun scrupule, parfois ils me font penser à de jeunes fauves se faufilant à travers les fourrés, reniflant la proie. (p. 162)

Singularités négatives

Face à cette image d’une société atomisée, l’écriture romanesque isole des singularités exceptionnelles, correspondant assez bien à l’idée de “communauté des singularités” avancée par Nancy ou Agamben.

Ces singularités sont beaucoup caractérisées par la négative. Cf. Carson McCullers : “Je voudrais être n’importe qui excepté moi” [Franckie Addams] si bien qu’elles s’isolent face au groupe (là encore Carson McCullers : “Tout le monde appartient à un nous, sauf moi”).

En conséquence, on voit apparaître des singularités aux qualités négatives. Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, le personnage qui cristallise cet intérêt pour les singularités définies négativement, c’est Biff Branon, que sa femme accuse de recueillir dans son café Jake Blount, “un clochard et un monstre”, ce à quoi Biff réplique :

– J’aime les monstres, rétorqua Biff.

– Je pense bien que tu les aimes ! Et comment, que tu dois les aimer, monsieur Brannon, vu que tu en es un.” (p. 31-32)

Le terme utilisé en anglais est bien sûr freak (“I like freaks”) terme qui renvoie aux anormaux, aux phénomènes de foire qui étaient présentés dans les “freak shows” au début du XXe siècle aux États-Unis. De ce point de vue, Le Cœur est un chasseur solitaire pourrait être considéré comme un freak show présentant une série d’anormaux, mais en rejetant le spectaculaire voyeuriste pour se concentrer sur l’intériorité de ces freaks. On pointera en particulier comme manifestations de la monstruosité anormale : l’anormalité physique (qui caractérise Jake Blount, plusieurs fois décrit comme difforme) ; l’anormalité genrée. Cette anormalité genrée, désignée par l’adjectif queer dans le texte original, est l’apanage de Biff Brannon, qui assume le mélange en lui du féminin et du masculin, se parfume avec les parfums de sa femme morte et prend plaisir à caresser de belles étoffes, mais elle est plus générale dans le roman : elle concerne aussi le petit frère de Mick Kelly, Bubber :

J’aimerais avoir un costume, dit Bubber.

Quel genre ?

Un super-costume. Un vraiment beau, de toutes les couleurs, comme un papillon. Voilà ce que je veux pour Noël. Ça et une bicyclette !

Fillette ! lança Spareribs.

Bubber hissa à nouveau le gros fusil sur son épaule et visa une maison en face. “Je danserai dans mon costume si j’en avais un. Je le porterais tous les jours à l’école.”

Mick, assise sur les marches du perron, surveillait Ralph. Bubber n’était pas une fillette comme avait dit Spareribs. Ça ne l’empêchait pas d’aimer les jolies choses. (p. 194)

Le terme “Sissy” (“Fillette”) utilisé par Spareribs est l’inverse de “garçon manqué” que l’on pourrait appliquer à Mick : il est le stigmate par lequel la société isole la singularité négative de celui qui ne correspond pas aux assignations genrées habituelles. De ce point de vue il est équivalent du terme “freak” ou “queer”.

Chez Duras c’est la figure de la mendiante qui cristallise cette fascination pour l’anormalité. La mendiante voit progressivement ses traits physiques se dégrader pour devenir une figure de dégoût. Perdant ses cheveux, elle devient une “bonzesse sale” (p. 17) et finit même par susciter le dégoût des pêcheurs pour lesquels elle se prostituait :

Les pêcheurs étaient dégoûtés ces derniers jours parce qu’elle est devenue presque tout à fait chauve et que son ventre est devenu trop gros pour sa maigreur. (p. 24)

Le rejet terrifié qu’elle suscitera à la fin de l’ouvrage auprès de Charles Rossett associe cette figure de la monstruosité physique à la figure de la folie – on renvoie habituellement à la figure de la folle du foyer racontée par Michel de Certeau dans La Fable mystique.

Le bouc-émissaire

Ce qu’ont en commun ces êtres singuliers, c’est que leur singularité est aussi bien interne qu’externe : elle est définie par les normes sociales et le regard des autres qui excluent le freak. De ce point de vue, la figure la plus marquante que prend la singularité négative dans notre corpus est liée à la figure du bouc-émissaire. Cette figure est explicitée et longuement développée par Christa Wolf, non seulement par la référence au livre de René Girard qui est directement cité, non seulement parce que le terme même est utilisé dans le monologue de Leukos p. 271-283, mais parce que l’intrigue multiplie les personnages sacrifiés pour l’expiation des fautes communes : c’est ce qui justifie le meurtre d’Absyrtos, celui d’Iphinoé, mais aussi l’exclusion de Glaucé qui correspond bien à la figure du monstre, par sa laideur physique plusieurs fois répétée et par son épilepsie qui en fait l’objet des regards. Dans Médée, c’est surtout la détermination de la singularité comme marginalisation vis-à-vis du groupe qui est mise en scène à travers la figure du bouc-émissaire.

On retrouve cette figure du bouc-émissaire, même sous une forme plus implicite, dans Le Vice-Consul avec exclusion du Vice-consul de tous les groupes sociaux (le monde et les coteries de l’Ambassade) et en partie avec l’exclusion de la mendiante, rejetée par sa famille.

Héroïsme et marginalité

L’intérêt de cette figure du bouc-émissaire, c’est qu’elle associe exception et anormalité : c’est aussi pour ses qualités exceptionnelles que Médée se trouve exclue de la société corinthienne. De ce point de vue, la singularité négative rejoint une forme d’héroïsme. Médée est décrite de bout en bout comme un être au physique et au charisme exceptionnel – cette caractérisation héroïque de Médée est tout à fait explicite dans le choix d’aller jusqu’au bout de son destin :

Médée, lui dis-je, s’ils ne sacrifient pas les prisonniers, ils chercheront une autre victime. Je sais, dit-elle. Je lui dis : Et tu sais aussi comme les hommes peuvent être cruels. Oui, dit-elle. Mais chaque n’a qu’une vie. (p. 220)

Et un peu plus loin :

Je m’en tiens à la conviction que nous ne saurions échapper à la loi qui s’impose à nous comme au cours des planètes. Quoi que nous fassions, rien ne change. Elle s’oppose à cela. C’est ce qui l’anéantira. (p. 221)

On retrouve cette figure de l’exception pour Anne-Marie Stretter. Sa beauté mainte fois signalée par les personnages et son mystère en fait le point de convergence des regards qui l’isole dans la foule de l’ambassade.

Subjectivation des singularités

L’isolement de ces figures exceptionnelles entraîne le repli sur une intériorité solitaire et il convient de lister les procédés d’écriture qui font permettent de mettre en avant ces intériorités.

Chez Carson McCullers, on notera en particulier la constitution d’intériorités par le biais de subjectivations émotives (la colère pour Jake, la colère et l’étude pour Dr. Copeland, le doute pour Mick, les questions de Biff Brannon). On retrouve le même type de procédés chez Christa Wolf. Aussi, chez McCullers comme chez Wolf, les subjectivités sont exprimées par la confession. Médée apparaît de ce point de vue comme une maïeuticienne. Il y a là évidemment un lien avec son rôle de guérisseuse : comme Circée qui accouche la mère de Médée Idya (p. 131), Médée force celles et ceux avec lesquels elle parle d’aller au bout de leurs pensées. C’est le cas d’Akamas qui se sent poussé à lui confier ses secrets, de Glaucé, qui libère ses souvenirs sous la cure de Médée, de Leukos qui apprend à écouter ses sentiments, mais aussi de Jason dont elle stimule la mauvaise conscience. Médée est comme le catalyseur des pensées de chacun. Inversement, chez Marguerite Duras, l’intériorité est isolée par la constitution de subjectivités mystérieuses, exprimées au moyen d’une pratique très particulière du dialogue interrompu, fait de répétitions, de questions sans réponses.

Ces modes d’expression sont bien entendu relayés par des modes d’écriture des intériorités solitaires.

Fictions de l’intime

La caractéristique poétique commune des romans au programme est qu’ils sont des “romans de la voix”. Ils s’inscrivent dans la suite du basculement qu’opère le modernisme d’une tradition romanesque essentiellement fondée sur une extériorité à des romans de l’intériorité (notée par exemple par Dorrit Cohn dans La Transparence intérieure).

De ce point de vue, Médée est certainement celui qui présente de la façon la plus explicite l’enfermement de soi-même dans sa voix, dès son titre, Medea. Stimmen, mais surtout dans sa forme qui tient de ce qu’on appellera, en suivant Aurore Touya, “roman polyphonique homogène” :

La polyphonie de ces romans est qualifiée d’homogène en ce qu’elle s’exerce toujours à partir d’une même source, et en ce que toutes les voix successivement entendues sont placées sur un pied d’égalité : il ne s’y trouve pas de narrateur extérieur, détenant davantage d’informations que les autres, qui puisse d’emblée jouer le rôle d’architecte de cette composition de discours. Tous les narrateurs sont donc placés sur un niveau d’autorité équivalent, bien que certains soient plus ou moins impliqués que d’autres dans les événements que leurs discours reconstituent [footnote] .

On retrouve dans Médée la délimitation formelle explicite des “voix”, l’expression de chaque voix par un monologue formalisé à la première personne et l’égalité de chaque voix.

Pour autant, cela ne signifie pas que chaque “monologue” isolé ne fasse entendre que la voix du personnage qui s’exprime à ce moment. Les phénomènes de “polyphonie romanesque” caractéristiques du roman selon Bakhtine font que dans chaque monologue interviennent d’autres voix, sous formes de citations, de dialogues, etc. De même, il faudra être sensible à de subtiles différences entre chaque monologue, certains, comme le monologue de Médée dans sa prison (225-255) s’apparentant à de véritables monologues de théâtre (il est prononcé depuis un temps et un lieu explicité et dans une chronologie explicite : on suit en même temps que se fait le récit l’avancée de la délibération), d’autres sont des discours adressés (de Médée à sa mère ou de Médée à son frère) ; d’autres sont plus détachés d’une situation d’énonciation précise ou d’une communication explicite.

De ce point de vue, la forme du “roman polyphonique” choisie par Wolf correspond exactement à la problématique solitude et communauté : la solitude de chaque singularité est toujours présentée en contact avec la solitude des autres.

Le Cœur est un chasseur solitaire présenterait plutôt une forme de “roman choral”. Je renvoie là aussi à la distinction établie par Aurore Touya :

Le roman polyphonique fait alterner les je et les voix, et est organisé selon un principe d’alternance des narrateurs, et non d’alternance des points de vue et des univers. Le roman choral à l’inverse ne correspond pas tant à un mode de narration qu’à un principe de découpage et à un agencement d’histoires séparées, juxtaposées les unes aux autres, mais régies par un même type de narration extérieure, et prises en charge par un narrateur hétérodiégétique qui épouse successivement les perspectives des différents personnages représentés, éventuellement au moyen d’outils narratifs indiqués, comme le discours indirect libre, le “récit de paroles”, etc. Le roman choral fonctionne donc davantage selon un principe que l’on pourrait nommer de polyscopie – multiplicité des points de vue – que selon celui de la polyphonie, entendue comme multiplicité des voix [footnote] .

Même si la distinction est formellement évidente, on notera néanmoins que, notamment par l’usage du discours indirect libre, chaque chapitre correspond quand même nettement à une personnalité isolée et enfermée elle aussi dans sa “voix”.

Enfin, Le Vice-Consul fait intervenir les voix sous une forme différente. Il met en avant l’énonciation par le travail d’enchâssements narratifs. C’est explicitement Peter Morgan qui raconte l’histoire de la mendiante. Cet intérêt narratif est relayé, à propos des autres personnages (Anne-Marie Stretter et le Vice-consul, surtout) par le discours des autres personnages qui ne s’épanouit pas dans le récit mais dans le dialogue. Les voix correspondent alors à l’échange de paroles dans le dialogue, à l’intervention de voix, et enfin à la voix anonyme de la foule sans cesse relayée.

La structure “polyphonique”, au sens large du terme, de ces romans doit rendre très attentif aux passages racontés deux fois, selon des “points de vue” différents. Ces doubles points de vue explicitent l’enfermement des consciences en elles-mêmes. Ainsi, dans Le Cœur est un chasseur solitaire, la rencontre entre Jake Blount et le Dr Copeland, à la fin du chapitre 4 de la deuxième partie, puis au début du chapitre 5 de la deuxième partie est racontée d’abord selon une focalisation interne sur le Dr Copeland qui pose un regard clinique sur Jake Blount :

Le Blanc grimpait les marches deux à deux, sans regarder, et ils se heurtèrent avec une telle force que le Dr Copeland en resta pantelant. “Bon sang ! Je ne vous avais pas vu.” Le Dr Copeland le scruta sans répondre. Il avait déjà rencontré cet homme. Il se souvenait du corps difforme, monstrueux, et des énormes mains maladroites. Puis, mû par un soudain intérêt clinique, il observa le visage du Blanc, car il voyait dans ses yeux un regard étrange, fixe, fermé, le regard de la folie. (p. 175)

alors que Jake Blount perçoit ce regard comme une agression :

Je me suis cogné à lui dans l’escalier et il m’a jeté un regard… jamais personne ne m’a regardé d’un aussi sale œil que ça. […] Je n’ai pas fait exprès de lui rentrer dedans. Il n’avait aucune raison de se comporter comme ça. (p. 176)

De la même façon, le regard ambigu, amoureux et paternel, de Biff Branon sur Mick est interprété comme un regard sévère et méchant par la jeune fille (“Mr Brannon était très calme, les jambes croisées. Ses mâchoires étaient bleu-noir, et il ressemblait à un gangster de cinéma. Il avait toujours eu une dent contre Mick. Il lui parlait d’une voix rude, différente de son ton habituel. Était-ce parce qu’il savait que Bubber et elle avaient chipé un paquet de chewing-gums sur son comptoir ? Mick le détestait.” p. 201).

De façon générale, dans Le Cœur est un chasseur solitaire, les focalisations internes alternées correspondent à des jugements des uns sur les autres qui disent toujours soit l’incompréhension (notamment pour John Singer) soit la mécompréhension.

On retrouve le même phénomène dans Médée. Plusieurs épisodes sont re-racontés. J’en donne un seul exemple. Agaméda, alors qu’elle a fait courir le bruit que Médée a assassiné son frère, croise Médée et triomphe en croyant susciter en elle de la mauvaise conscience :

Elle crut bon de m’arrêter en pleine rue bien qu’elle ne pût pas savoir qui était à l’origine de la rumeur. Écoute-moi, Agaméda, dit-elle sans ambages, tu sais pertinemment que je n’ai rien à voir avec la mort d’Absyrtos. Alors me vint à l’esprit l’une de mes réparties géniales. J’ai dit : Et toi, Médée, tu devrais savoir qu’il y a plusieurs façons pour une sœur d’avoir la mort de son frère sur la conscience.

Alors elle a pâli, je l’ai bien vu. (p. 114)

Cet épisode est ensuite raconté par Médée :

C’est parce que je n’ai pas empêché cela, que j’ai même favorisé, que j’ai contribué à ta mort. Quand elle m’en fit récemment le reproche, Agaméda avait autre chose en tête, et pourtant j’ai pâli. Je pâlis chaque fois que je repense à toi, frère, et à cette mort qui m’a poussée à fuir la Colchide. Agaméda ne comprend rien. La haine rend aveugle. Mais pourquoi me hait-elle. Pourquoi me hait-on. (p. 125)

La confrontation de ces deux extraits fait ressortir l’incompréhension mutuelle de Médée et d’Agaméda. La deuxième pense qu’elle triomphe de Médée en lui rappelant qu’elle a jeté à l’eau les ossements de son frère, ne comprenant absolument pas la mauvaise conscience de la première ; la première ne comprend pas la haine d’Agaméda qui en a exposé les motivations (ressentiment lié à une absence de reconnaissance) dans son monologue. Les reprises de narration soulignent ainsi l’aveuglement de chacun et l’enfermement dans les consciences solitaires.

Dans Le Vice-Consul, les narrations répétées tendent plutôt à souligner la fascination pour un mystère partagé. C’est en particulier l’image des tennis et de la bicyclette abandonnée qui fait l’objet de narration selon des points de vue différents, celui de Charles Rossett p. 49-50 et celui du Vice-Consul p. 79-80

Figures de l’exception solitaire : les autrices

La problématique de l’accès à la voix de l’autre, qui prolonge l’isolement de chaque voix dans sa solitude conduit à la question de l’expression auctoriale.

L’affirmation auctoriale se construit tout d’abord par l’inscription d’éléments autobiographiques dans le tissu romanesque. Cette inscription est surtout marquée dans Le Vice-Consul qui utilise des biographèmes explicites avec la description des lieux de l’enfance de Marguerite (Donnadieu) Duras et la reprise de l’épisode de l’achat de l’enfant à la mendiante, épisode vécue par Duras enfant et qui permet de faire apparaître sa mère et ses deux frères. Il faut noter que le personnage d’Anne-Marie Stretter est aussi censé correspondre à un souvenir d’enfance de Duras.

Si on ne retrouve pas à ce point-là l’inscription autobiographique dans les deux autres romans, il faut tout de même noter les similitudes qui rapprochent fortement le personnage de Mick de l’enfant qu’a été Carson McCullers : elle présente notamment le même intérêt pour la musique, la même ambiguïté genrée. Enfin, la ville où se déroule le roman correspond trait pour trait à la Columbus de Géorgie où a grandi McCullers. Chez Wolf, enfin, l’inscription autobiographique prend la forme de références indirectes à la fois au contexte politique allemand (opposition entre les deux Allemagne) et à des traits biographiques de Wolf (description d’épisodes d’exil, description de la maladie de Wolf, allusion à sa perte de mémoire, etc.).

Cette inscription autobiographique va de pair avec une affirmation auctoriale féminine. S’il n’y a pas lieu d’interroger une éventuelle “écriture féminine”, il faut noter que chacune des autrices a dû faire avec la difficulté d’affirmer une individualité créatrice dans un contexte marqué par la domination masculine. De ce point de vue, il y a une convergence biographique marquante entre les trois autrices. Chacune raconte la façon dont elle lit ses livres à son mari : c’est le cas pour Carson qui lit tous les soirs les pages du Cœur à son mari Reeves (dans une situation d’échange égalitaire entre le mari et la femme qui devraient tous les deux devenir écrivain, mais avec une affirmation finalement plus forte de Carson qui l’emporte) ; c’est le cas pour Duras dont tous les écrits étaient soumis à Robert Antelme et Dionys Mascolo, avant qu’elle ne s’émancipe de leur avis ; c’est le cas enfin pour Christa Wolf mais qui raconte ces lectures comme un échange à égalité avec son mari écrivain Gerhard Wolf.

On notera dans le même ordre d’esprit que deux des autrices portent le nom de leur mari (Reeves McCullers, Gerhard Wolf) ; seule Duras porte un nom qui est non seulement émancipation vis-à-vis des maris, mais aussi du père (puisqu’elle s’invente un nom d’autrice, Duras, puisant dans une mythologie familiale – il s’agit d’un lieu-dit où la famille a possédé une grande villa – et délaissant le patronyme, Donnadieu).

Cette affirmation auctoriale va de pair avec la mise en avant de personnages féminins forts et plus précisément avec la mise en scène d’une lutte féminine qui débouche sur des scènes de castration, explicite dans Médée, implicite dans Le Vice-Consul qui s’achève pratiquement avec la figure de la mendiante décapitant un poisson vivant qu’elle sort d’entre ses seins devant les yeux atterrés de Charles Rossett.

Solitude des voix et idiolectes

Le danger de définir ainsi son ethos d’écrivaine à partir de la figure de l’état d’exception solitaire, c’est de réduire la parole à un solipsisme ou à un idiolecte.

Les voix mises en scène dans nos romans sont en effet en grande partie associée à la figure de l’incommunicabilité (chaque voix est isolée dans sa solitude irréductible et ne peut communiquer avec les autres). Ainsi de l’impossible communication dans le couple entre Biff Brannon et Alice, dans la famille (Dr Copeland et sa fille), dans la société (Jake et les ouvriers). Ainsi de l’impossibilité à se faire comprendre pour le Vice-Consul (qui ne trouve la compréhension que dans la vision d’Anne-Marie Stretter, mais qui est sinon victime des malentendus et des contresens de tous ceux qui l’entourent, qui préfèrent croire qu’il a peur de la lèpre). Chez Wolf, ce sont les figures du mensonge et de la parole sociale aliénée qui explicitent cette impossible communication.

Cette incommunicabilité débouche sur des formes d’expression sans communication. Le paradigme en est le “Battambang” de la mendiante dans Le Vice-Consul : personnage qui ne prononce qu’un idiolecte personnel dont l’adresse à l’autre n’aboutit jamais.

Mais ce fonctionnement en idiolecte se trouve prolongé par les situations d’adresse sans interlocuteur (reprise d’une tradition de discours singularisé que retrace Rémi Astruc, renvoyant aux Carnets du sous-sol de Dostoïevski ou aux personnages de Kafka [footnote] . C’est bien entendu dans Le Cœur est un chasseur solitaire que cette figure est particulièrement marquante, les personnages parlant sans interlocuteurs (en particulier Jake et Dr. Copeland). Mais c’est le cas aussi des personnages de Marguerite Duras.

Face à cette situation où les singularités se trouvent isolées dans la solitude de leur voix et ne s’adressant à personne, le cadre même de l’écriture se donne comme un recueil des singularités. Il rêve de créer, dans la juxtaposition des voix, une communauté des singularités singulières.

Il y a bien entendu une figure essentielle de cette communication dans la figure du muet, John, Singer, qui recueille la parole de chacun sans jamais répondre et dont la compréhension serait justement proportionnelle à son silence :

De ses doux yeux aux teintes multiples émanait une gravité de sorcier. Mick Kelly, Jake Blount et le Dr Copeland venaient dans la chambre silencieuse, et ils parlaient – car ils savaient le muet à même de comprendre tout ce qu’ils voulaient lui dire. Et peut-être plus encore. (p. 118)

Voix solitaire des autrices : parler pour les autres

Chacun des ouvrages met en scène la capacité d’attention à l’autre qui fonde la capacité de représentance du moi romantique (capacité d’être à la fois la parole de soi-même et la parole de tous les autres [footnote] ). [Bessière, Quel statut pour la littérature ?] :

Médée est ainsi présentée comme celle qui est capable de compassion absolue – de se mettre à la place des autres (cf. Oistros p. 242 : “Cesse de te mettre à la place des autres.”).

De même, Peter Morgan se présente comme celui qui cherche à porter la voix de l’autre absolu (la mendiante) .

Enfin, les personnages de Carson McCullers mettent en scène la possibilité de se projeter dans les autres qui fondent l’écriture chorale :

Portia avait affirmé qu’elle [Mick] n’aimait personne. Mick cessa de marcher et demeura immobile, frottant son poing sur le sommet de son crâne. Que penserait Portia si elle savait ? Qu’est-ce qu’elle en penserait, sérieusement ?

Mick ne confiait pas ses secrets. Ça, c’était vrai.

[…] Que dirait Portia si elle savait que c’était une personne après l’autre ? Et, chaque fois, il semblait qu’une part d’elle-même allait se briser en mille morceaux. (p. 71)

Communautés utopiques

L’espace du roman est ainsi un espace paradoxal. C’est celui qui présente la solitude des voix juxtaposées, sans communication possible. C’est en même temps celui qui dit leur partage possible par l’espace littéraire même. Parce que la littérature est représentance, elle peut à la fois afficher les solitudes séparées et la projection dans une communauté des singularités.

La mise en scène d’idéologies de la communauté est à comprendre dans ce cadre. Il ne s’agit pas d’afficher des idéologies contemporaines ou de ce revendiquer d’un engagement politique, mais de figure le pouvoir politique de la littérature. De ce point de vue, le rapport commun des trois autrices au communisme est important. Il reflète des situations extrêmement diverses (rapport lointain pour McCullers qui s’informe quand même sur le mouvement et lit Marx ; adhésion au PCF pour Duras avant une rupture qui conserve un rapport politique toujours fort à l’idée communiste ; vie dans un pays du “socialisme réel” pour Wolf, adhésion au SED parti socialiste unifié dès 1949 et jusqu’en 1989 malgré le rapport critique au pouvoir est-allemand, fidélité à l’idéal d’un communisme politique et social).

Ce rapport au communisme est mis en scène explicitement dans Le Cœur est un chasseur solitaire à travers les personnages de Jake Blount et du Dr. Copeland.

Dans Le Vice-Consul, l’espoir du commun politique apparaît sous une forme plus interpersonnelle avec la convergence rêvée entre la figure d’Anne-Marie Stretter et la figure de la mendiante (convergence des exceptions).

Enfin, dans Médée, l’opposition au matérialisme de la société corinthienne conduit à l’idéal d’une communauté utopique du lien de compassion.

De façon générale, les trois ouvrages rêvent d’une communauté des marginaux. C’est celle qui rassemble les personnages de McCullers dans la chambre du muet ; c’est celle qui laisse croire une communauté possible entre Anne-Marie Stretter, le Vice-Consul, la mendiante. C’est celle, enfin, de la communauté des couples un instant présentée comme le partage apaisé de singularités dans Médée. Je pense notamment à la figuration des relations entre Oistros, Aréthuse, Médée, le Crétois qui présente un idéal de communication entre chacun mais qui respecte l’intimité des couples : “Elle prend Aréthuse dans ses bras, elles s’aiment comme des sœurs, elle rabat le rideau de la porte et rejoint Oistros” (p. 208).

Récit d’une fondation commune ou échec de la communauté ?

Le matériau narratif brasse ainsi mise en scène et expression des solitudes, description de l’atomisme social, critique des communautés fantasmées, effort vers une communauté (des individus ou du peuple). Ce matériau narratif est emporté dans chacun des romans par une avancée narrative qui oscille entre espoir d’une convergence et désespoir de l’exclusion. De ce point de vue, il y a lieu de suivre la configuration narrative de chacun des romans de voir comment il mène ou non vers cette convergence commune.

Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, double mouvement de convergence (dans un premier temps) puis éclatement désespéré dans un deuxième temps.

Dans Le Vice-Consul, chacun est condamné à sa propre solitude mais le dialogue interrompu permet une compréhension entre le Vice-consul et Anne-Marie Stretter.

Dans Médée : catastrophe de l’exclusion menée à son terme.

La narration figure ainsi une unité qui pourrait être le rassemblement des singularités disséminés. Il est frappant de ce point de vue d’observer une similitude dans le discours des autrices sur la genèse de leurs œuvres. Carson McCullers comme Marguerite Duras raconte un travail d’écriture fragmentaire, qui n’arrivait pas à trouver son unité :

Je ne comprends que partiellement. Je comprends les personnages, mais le roman lui-même demeure flou. Il se focalise par moments, par hasard, personne ne sait pourquoi, l’auteur moins que tout le monde. En ce qui me concerne, ces moments surviennent en général après de gros efforts. Pour moi, ces illuminations sont la récompense du travail. Toute mon œuvre s’est créée ainsi. C’est à la fois le risque et la beauté de la chose qu’un auteur doive dépendre de telles illuminations. Après des mois de confusion et de labeur, l’idée qui soudain surgit provoque une collusion divine. Cela vient toujours du subconscient et ne peut se contrôler. J’ai travaillé pendant une année entière sur Le cœur est un chasseur solitaire sans comprendre ce que je faisais. Chaque personnage parlait à un personnage central, mais pourquoi, je l’ignorais. J’étais sur le point de décider qu’il ne s’agissait pas d’un roman et que j’allais découper mon texte en nouvelles. En même temps, à cette pensée, j’éprouvais la sensation corporelle de la mutilation, et j’étais au désespoir. Cela faisait cinq heures que je travaillais, et je sortis prendre l’air. Soudain, tandis que je traversais une rue, il me vint à l’esprit que Harry Minowitz, le personnage à qui tous les autres s’adressaient, était un homme singulier, un sourd-muet, et immédiatement je le prénommai John Singer. Je tenais le projet complet du livre et, pour la première fois, je m’attelai de toute mon âme à la rédaction du Cœur est un chasseur solitaire. (p. 490-491)

Marguerite Duras raconte un processus assez similaire. Elle commence à écrire Le Vice-Consul en 1962-1963 :

J’ai eu un problème. […], ça a duré six mois, c’était complètement arrêté. […] Je ne savais pas qui parlait de la mendiante. […] Quand je parle de difficulté c’est de ça, c’est de ne pas trouver le chemin par lequel entrer dans son propre travail. C’est un malheur énorme d’être devant un livre qu’on ne peut pas écrire. J’étais seule avec moi-même. Personne ne pouvait m’aider.

Devant l’échec, elle se tourne vers Le Ravissement de Lol V. Stein, qu’elle écrit au printemps 1963. Ce n’est qu’en 1965 qu’elle reprend et termine le manuscrit du Vice-Consul, grâce à la figure de l’écrivain qui vient unifier le récit.

Cette juxtaposition de personnages solitaires et enfermés dans leurs propres histoires, elle apparaît explicitement dans la configuration des récits. Marguerite Duras fait ressortir l’artifice de la suture qui rapproche l’histoire de la mendiante et celle du vice-consul :

La vente d’une enfant a été racontée à Peter Morgan par Anne-Marie Stretter. Anne-Marie Stretter a assisté à cette vente il y a dix-sept ans, vers Savannakhet, Laos. La mendiante, toujours d’après Anne-Marie Stretter, doit parler la langue de Savannakhet. Les dates ne coïncident pas. La mendiante est trop jeune pour être celle qu’a vue Anne-Marie Stretter. Cependant Peter Morgan a fait du récit d’Anne-Marie Stretter un épisode de la vie de la mendiante. (p. 72)

Peter Morgan apparaît ainsi comme l’instance vide (il ne joue pas un rôle important dans les intrigues du Vice-Consul) qui permet de rassembler la mendiante et le milieu de l’Ambassade. Le glissement des chapitres consacrés à la mendiante vers les chapitres consacrés au Vice-Consul et Anne-Marie Stretter se fait systématiquement autour de lui. Ainsi après les deux premiers chapitres consacrés à la mendiante, un chapitre se concentre en focalisation interne sur Peter Morgan ; il commence par l’intérêt de l’écrivain pour la mendiante (“Elle est là, devant la résidence de l’ex-vice-consul de France à Lahore. A l’ombre d’un buisson creux […] elle dort.” p. 29) et finit par sa vision du vice-consul : “Tout près, des volets grincent. Ce sont ceux du vice-consul qui se réveille. Peter Morgan quitte vivement le boulevard, se dissimule derrière la grille du parc, attend. Le vice-consul de France à Lahore apparaît, à moitié nu, sur son balcon […]” (p. 30). On passe alors à des chapitres consacrés au Vice-Consul, à Anne-Marie Stretter, etc. On retrouve le même type de chapitre transitoire p. 72-73.

Cette suture forcée est soulignée de façon plus réflexive encore dans Le Cœur est un chasseur solitaire : c’est Paul Singer (le chanteur) qui est le point de convergence des solitudes singulières. Il devrait les faire se rencontrer comme les rayons d’une roue son centre. Mais cette convergence est une illusion. Chacun se reflète dans l’œil de Singer sous une forme diffractée.

De même enfin, dans Médée : c’est Médée qui est le point de convergence. Sa capacité à la compassion en allant au cœur des solitudes individuelles les comprend et fait ressortir en même temps l’éparpillement des individualités dans leurs solitudes.

LOCHERT, Véronique : « Le Pouvoir en scène » : présentation

Le programme porte un intitulé simple qui met en relation deux grandes notions : le pouvoir et le théâtre. Le second terme – la scène, le théâtre – est assez clair, même si certaines pièces du corpus mettent en question ses frontières : ni Boris Godounov ni La Résistible Ascension d’Arturo Ui n’ont été représentées du vivant de leur auteur et leur théâtralité même fait parfois débat. Le premier terme de la formule, le pouvoir, est en revanche susceptible de différentes interprétations. Il peut avoir un sens général, abstrait, qui renvoie aux rapports de force qui s’instaurent dans toute société humaine : pour Louis Marin, « pouvoir, c’est d’abord être en état d’exercer une action sur quelque chose ou quelqu’un », puis « instituer comme loi la puissance elle-même conçue comme possibilité et capacité de force » [footnote] . Plus précisément, le pouvoir renvoie au politique ou à la politique, suivant le sens qu’on donne à ces termes [footnote] : les pièces du corpus invitent à une réflexion sur l’accès au pouvoir, l’exercice du pouvoir, mais aussi sur l’abus de pouvoir, qui lui semble inévitablement lié. Concrètement, le pouvoir s’incarne dans chaque situation historique à travers des régimes, des institutions et des individus particuliers : aux XVIe et XVIIe siècles, le pouvoir est synonyme de « royauté » ou de « souveraineté » ; il désigne aussi des hommes de pouvoir, princes et rois, tyrans ou dictateurs. « Le Pouvoir en scène » invite à considérer les modes de représentation du pouvoir sur scène, mais aussi, plus largement, à envisager les échanges entre la politique et le théâtre. C’est parce que le pouvoir est avant tout un spectacle assurant sa propre mise en scène que le théâtre peut apparaître comme le lieu privilégié de sa représentation et comme une voie d’accès à la compréhension de ses mécanismes. Dans son Portrait du roi, Louis Marin lie ainsi intimement « représentation du pouvoir » et « pouvoir de la représentation ». L’étude des œuvres permettra de préciser, et peut-être de questionner, la nature et les enjeux de cette réflexivité.

A ces deux termes – pouvoir et théâtre – le choix d’un corpus diachronique en ajoute un troisième, qui vient entrer en relation avec eux : l’histoire. La dimension historique joue en effet un rôle essentiel dans ce programme, sur un double plan. Les pièces du corpus se caractérisent d’abord par leurs sujets historiques : elles entretiennent toutes un lien étroit avec des événements historiques appartenant à un passé plus ou moins lointain, que leur mise en scène confronte au présent des spectateurs. Ensuite, la mise en relation des quatre pièces, caractérisées par de nombreux échos intertextuels, invite quant à elle à une réflexion sur l’histoire littéraire et sur la temporalité propre à l’œuvre littéraire : sur sa capacité à survivre au contexte de sa création et son inscription dans la durée. Le dialogue entre passé et présent, proposé par chaque œuvre, se développe également au sein du corpus, à travers la confrontation entre deux pièces de la première modernité, relativement proches dans le temps (fin XVIe-première moitié du XVIIe siècle), et deux pièces de la période contemporaine (selon la définition des historiens), un peu plus distantes entre elles. La réflexion sur les rapports entre pouvoir et théâtre gagne à être saisie à travers ses développements historiques. Après l’Antiquité grecque, où « les activités que nous appelons aujourd’hui politique, théâtre et histoire sont apparues quasiment simultanément au Ve siècle avant Jésus-Christ à Athènes », comme le rappelle Gérard Noiriel [footnote] , la première modernité européenne apparaît à son tour comme une période cruciale pour cette triade : elle est en effet marquée par un profond renouvellement aussi bien de la pensée politique, qui connaît un mouvement de sécularisation notamment sous l’influence de Machiavel, que de la conception de l’histoire, avec le développement d’une conscience aiguë de la différence historique qui conduit à l’émergence d’une nouvelle temporalité [footnote] , et des pratiques théâtrales, qui se développent désormais dans des bâtiments spécifiquement destinés au commerce public des spectacles, où se produisent des acteurs professionnels, dont le pouvoir royal reconnaît l’utilité et soutient les activités. La confiance en la monarchie comme en la providence qui caractérise globalement cette époque contraste avec les nouvelles théories politiques et visions de l’histoire qui se développent du XIXe au XXe siècle.

Cette dimension historique du programme peut apparaître comme l’une de ses difficultés, mais l’essentiel n’est pas dans le contenu de ces événements historiques. Ce corpus diachronique invite à s’exercer à la méthode comparatiste en associant la prise en compte de la spécificité historique et culturelle de chaque œuvre à la réflexion générale suscitée par la proximité des thèmes et des formes des différentes pièces. Il pose en effet au moins deux grandes questions sur le théâtre et plus largement sur la littérature : celle de son rapport au monde et celle de son rapport au temps. Par ses sujets historiques et sa portée politique, l’œuvre dramatique paraît en prise avec le réel et en phase avec l’actualité, mais elle court aussi le risque d’être réduite à un texte de circonstance, voué à une péremption rapide, ou de se résumer à un message politique. Loin du mépris souvent exprimé par la critique pour les œuvres inspirées par l’actualité ou pour les œuvres engagées, il s’agit d’étudier comment le théâtre est capable de rendre actuels des événements ou des textes appartenant au passé et comment il peut constituer un acte politique par les moyens qui lui sont propres. Il s’agit ainsi de dépasser les oscillations qui caractérisent aussi bien la critique cornélienne que la critique brechtienne entre la vision d’un auteur poéticien, qui joue avec les formes, et celle d’un auteur politicien, dont le texte se met au service d’une pensée politique particulière.

J’aborderai ici quatre questionnements importants : à l’étude de la dimension politique et du caractère historique de ces œuvres dramatiques, doivent s’ajouter, d’une part, celle de la construction des personnages (la représentation du pouvoir sur scène passe en effet de manière frappante dans les quatre pièces par la construction de quatre personnages de souverains, qui jouent un rôle central) et, d’autre part, celle du genre dramatique : les quatre pièces entretiennent un rapport complexe, à la fois étroit et souvent critique, avec le genre canonique de la tragédie, qui apparaît depuis Aristote et sa lecture d’Œdipe roi comme le genre le plus adapté à la représentation du pouvoir.

1- Portraits de rois

Représenter le pouvoir sur scène, c’est d’abord l’incarner à travers des personnages, des hommes de pouvoir. L’importance des figures de souverains au théâtre se situe à l’articulation de procédés d’ordre littéraire et de phénomènes d’ordre politique. Le récit a besoin de personnages pour représenter les actions humaines et l’écriture historique, qui est une forme de récit, construit des héros. Caryl Emerson souligne ainsi que c’est à l’époque de Boris Godounov que la personnalité individuelle se dessine dans les biographies des tsars [footnote] . Mais c’est surtout le théâtre qui donne force et présence aux personnages, incarnés sur scène par des acteurs. Dans Le Tyran et son public, où Diego Lanza étudie la naissance et l’évolution du personnage du tyran, il montre que c’est la représentation du tyran sur scène qui transforme progressivement une idée politique (tout ce que la démocratie doit éviter, tout ce que la cité rejette) en personnage doté de caractéristiques éthiques puis psychologiques [footnote] . Parallèlement, le pouvoir tend à s’identifier, dans ses représentations, à la personne qui l’exerce. L’absolutisme qui se met en place en Angleterre et en France du XVIe au XVIIe siècle, comme l’autocratie russe et la dictature nazie, sont caractérisés par une très forte personnalisation du pouvoir, qui tend à masquer les structures étatiques, sociales, économiques également à l’œuvre dans ces différents régimes. Diego Lanza souligne les effets déformants de ces processus de personnalisation et des analogies historiques qu’ils encouragent. Il observe ainsi que la présence continuée du tyran sur scène et son rapprochement avec des personnages historiques comme Hitler ou Staline occulte le contexte spécifique et la complexe dialectique économique et sociale qui expliquent leur pouvoir [footnote] . Cette critique n’est pas sans rappeler la dénonciation violente par Brecht de l’héroïsation des hommes de pouvoir, produite par les récits historiques et les œuvres littéraires. Brecht ne nie pas cependant la nécessité de raconter des histoires aux spectateurs pour les impliquer dans la représentation et il est notable qu’il conçoit en partie le personnage d’Arturo Ui en prenant modèle sur d’autres héros négatifs, extérieurs à la sphère politique, « de notre monde de gangsters les héros fameux », dont le cinéma a commencé à faire un mythe, avec le Scarface d’Howard Hawks en 1932.

Si l’importance accordée aux hommes de pouvoir et leur héroïsation sont problématiques sur le plan de l’analyse de la réalité politique, elles ont l’intérêt de produire de puissants effets dramatiques et de rendre sensible l’articulation complexe du privé et du public, de l’individuel et du collectif, qui contribue à la formation du conflit tragique. L’individualisation des figures du pouvoir témoigne aussi de l’émergence du sujet moderne du XVIe au XVIIe siècle et de l’instauration d’une nouvelle temporalité, où l’individu a le pouvoir d’agir au lieu d’être dirigé par des forces supérieures. Au XIXe siècle, marqué par le développement de la psychologie, les personnages de Pouchkine, empruntés au début du XVIIe siècle, possèdent une complexité et une profondeur supérieures, mais perdent dans le même temps la maîtrise du cours de l’histoire. Les problématiques de la légitimité et de la culpabilité, liées à la dimension politique et religieuse du drame, prennent alors un tour plus personnel et s’approfondissent en une triple crise d’identité qui concerne non seulement Godounov mais aussi les vrai et faux Dimitri [footnote] . De Shakespeare à Pouchkine, se déploie ainsi, à côté du champ de l’action politique, une scène intérieure, sur laquelle prennent corps les désirs, les hésitations ou les remords des puissants. Les monologues et les rêves, racontés ou directement donnés à voir sur scène avec leurs fantômes, font pénétrer les spectateurs dans l’intimité de l’homme de pouvoir. Particulièrement efficaces sur le plan dramatique, ces procédés ne sont pas sans danger sur le plan politique. En rapprochant le spectateur du prince, ils risquent aussi bien de favoriser l’admiration pour le tyran que de diminuer le respect pour le roi. Dans Richard III, les monologues créent dès l’ouverture de la pièce une complicité immorale entre le villain et le public. La naissance des remords à l’acte V signe en revanche la chute de Richard, qui semble perdu dès que l’introspection se substitue à l’action. Dans Cinna, où le conflit politique se trouve entièrement intériorisé, le choix de la clémence par Auguste demeure profondément mystérieux et se trouve formulé dans un discours tenu en public, qui suscite l’admiration, à la différence du monologue d’hésitation du quatrième acte. En dominant ses passions, en sacrifiant son corps privé à son corps public, Auguste sort de l’humanité ordinaire et légitime son pouvoir. Le domaine privé apparaît ainsi à la fois comme ce qui rend les rois théâtralement intéressants, en suscitant les émotions des spectateurs, et comme ce qui peut les perdre sur le plan politique, en révélant éventuellement le vide que dissimule leur image. Rejetant à la fois la compréhension complice qu’il favorise et l’idée d’une conscience morale des puissants, Brecht refuse toute intériorité à un Arturo Ui qui n’a plus peur des fantômes. En associant ainsi critique du nazisme et critique de Shakespeare, Brecht invite aussi à saisir le pouvoir politique du théâtre, qui réside moins dans ses contenus que dans ses formes.

2- Théâtre et politique

Ce que Brecht reproche au Richard III de Shakespeare, ce n’est pas de faire la propagande de la dynastie Tudor, en contribuant à la construction de la légende noire du prédécesseur d’Henri VII, mais de faire du dernier roi York le héros d’une tragédie et d’encourager par là le respect pour les puissants. Brecht néglige ainsi le message politique réel que la pièce de Shakespeare est susceptible de véhiculer au profit de l’efficacité de la forme dramatique elle-même, capable d’exercer une influence sur le comportement social et politique des spectateurs. A ces deux types de pouvoirs de la représentation s’ajoutent différentes formes de relation entre pouvoir et théâtre. On peut commencer par rappeler l’importance des spectacles dans la politique des monarques de la première modernité [footnote] et les liens étroits unissant alors les écrivains au pouvoir [footnote] . On peut ensuite prendre en compte le matériau politique des pièces elles-mêmes, qui s’inspirent des grands débats de la théorie politique contemporaine (la légitimité du pouvoir, conquête du pouvoir et bon gouvernement, comparaison des régimes, possibilité du tyrannicide, collusion des pouvoirs religieux ou économiques avec le pouvoir…), et où la reprise de thèses largement répandues, l’inscription des discours dans l’idéologie dominante participent aussi simplement d’une recherche de vraisemblance [footnote] . Il y a ensuite les jeux de miroir entre la nature théâtrale du pouvoir, qui est avant tout un effet de représentation comme l’analyse Louis Marin, et l’essence politique du théâtre, telle qu’elle se trouve aujourd’hui revalorisée par plusieurs penseurs pour répondre à la double crise traversée par le théâtre et par la politique. Ainsi, pour Denis Guénoun, « le théâtre est une activité intrinsèquement politique », par le fait même que les spectateurs s’assemblent en un lieu et un moment particuliers [footnote] . Il faut noter, dans l’analyse de ces échanges, qu’aux XVIe et XVIIe siècles, sphère artistique et sphère politique ne sont pas nettement différenciées, car pas complètement constituées, de même qu’écriture littéraire et écriture historique : la littérature n’existe pas en tant que domaine autonome, dans lequel la politique – ou l’histoire – pourrait apparaître comme un objet étranger. Le théâtre est alors profondément intégré dans la vie sociale, où il entre directement en résonance avec les débats contemporains. Paradoxalement, la nature politique des pièces de Pouchkine et de Brecht peut sembler plus problématique sur ce plan, puisqu’elles n’ont pas trouvé leur public au moment de leur création. Se pose enfin la question de la portée politique des œuvres dramatiques : en représentant le pouvoir sur scène, les pièces font-elles allégeance au pouvoir, qu’elles confortent en réfléchissant sa puissance, ou exercent-elles au contraire une action subversive, en révélant les mécanismes secrets du pouvoir au public ?

C’est évidemment ici que la nuance et la prudence s’imposent. Au premier abord, l’opposition politique semble aussi impossible aux auteurs des XVIe et XVIIe siècles qu’aux écrivains russes de l’époque tsariste, tandis que le théâtre du XXe siècle semble au contraire prompt à l’engagement et à la divulgation de thèses politiques. Mais il faut se méfier d’une vision stéréotypée qui verrait dans les dramaturges de la première modernité des écrivains à la solde du pouvoir, tandis que Pouchkine tenterait vainement de s’opposer à l’absolutisme d’Alexandre Ier [footnote] et que Brecht serait l’auteur d’un théâtre didactique et idéologique. Face aux procédés de la propagande, que les pièces démontent et dénoncent, le théâtre apparaît comme un espace de liberté, en raison de l’ambiguïté et de la polyphonie qui caractérisent le texte dramatique. Loin des messages univoques et simplistes de la propagande, le théâtre est le lieu des tensions et des contradictions : en l’absence de tout narrateur, différentes voix se font entendre, différentes théories se font concurrence. Sensible aux contradictions présentes dans ses sources et loin de tout manichéisme, Shakespeare oppose ainsi à Richard des personnages au discours rigide et archaïque, comme Margaret, à la morale douteuse, comme Clarence, et au comportement machiavélien, comme Richmond. Dans la grande scène de débat qui ouvre l’acte II de Cinna, Corneille place la défense du régime monarchique dans la bouche de Cinna, qui tient ce bon discours pour de mauvaises raisons, puisqu’il est en train de mentir à Auguste pour pouvoir satisfaire sa maîtresse. Dans Boris Godounov règnent l’incertitude et l’instabilité : aucune vérité n’émerge face à la rumeur et à l’imposture. Quant à Brecht, il apparaît avant tout comme un « anti-idéologue », « un poète de l’intelligence critique » [footnote] , qui a recours à la méthode scientifique pour conduire les spectateurs à remettre en question leur vision du monde et de la société.

En mettant en scène des souverains à la légitimité problématique, en donnant à voir les rouages secrets du pouvoir, en remontant aux origines de son institution, le théâtre procède à une opération de démystification, ou du moins de révélation, d’interrogation, à la portée potentiellement subversive. En proposant dans l’espace public un lieu intermédiaire, qui n’est pas celui de la politique, tout en lui étant lié, il ne tient pas aux spectateurs un énième discours politique, mais leur propose une expérience inédite, capable de renouveler leur perception du pouvoir à travers la distance de l’art.

3- Histoire et tragédie

Mettre en scène le pouvoir, c’est aussi représenter l’histoire. Le rapport étroit que les quatre pièces entretiennent avec l’histoire invite à étudier les liens entre le théâtre et le réel, entre la vérité et la fiction. Les quatre écrivains puisent dans des sources historiques, produisant ainsi un effet de réel qui renforce le pouvoir de persuasion de leurs pièces (comme l’observait déjà Aristote). Mais ces sources sont multiples et pas uniquement historiques. L’Examen de Cinna par Corneille, qui se vante que « rien n’y contredit l’Histoire, bien que beaucoup de choses y soient ajoutées » (p. 38), et le premier prologue de Brecht annonçant simultanément le souhait de la direction de « tout représenter en grand style » et la conformité de la pièce « à la stricte réalité » (p. 140) montrent que fiction et réalité, sources historiques et modèles littéraires sont inextricablement mêlés. La multiplicité des sources, qui est l’un des garants de la polyphonie dramatique, permet aux pièces de s’inscrire à la fois dans l’histoire nationale, en faisant dialogue les époques, et dans l’histoire littéraire, en créant des échos intertextuels. Corneille s’inspire ainsi principalement d’un épisode de l’histoire romaine, rapporté par Sénèque (auquel s’ajoutent d’autres motifs comme le débat entre Auguste, Mécène et Agrippa rapporté par Dion Cassius), mais il rivalise aussi avec les tragédies de conspiration antérieures, en particulier La Mort de César de Scudéry. Pouchkine revendique deux types de source : d’une part les récits historiques, les chroniques et l’ouvrage de Karamzine, d’autre part la tragédie shakespearienne. Chez Brecht, le référent est triple : l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne est représentée au prisme du gangstérisme américain de l’entre-deux-guerres, mais aussi du modèle tragique incarné par Shakespeare. Ce qui se joue à travers cette double référence, historique et littéraire, c’est aussi la dimension nationale de l’entreprise des auteurs, en particulier Shakespeare, Corneille et Pouchkine, qui associent l’histoire de la nation, envisagée au moment crucial d’une naissance, d’une origine, et la fondation d’une littérature nationale, d’un théâtre conçu comme l’expression de la nation.

A travers cette confrontation entre événements historiques et tradition littéraire se dessine la relation complexe entre histoire et tragédie qui remonte à l’Antiquité. Le célèbre commentaire d’Aristote sur « la différence entre le chroniqueur et le poète » dessine une frontière entre le vrai et le vraisemblable, le particulier et l’universel, qui donne l’avantage à la tragédie. Mais les deux formes sont étroitement liées : la tragédie se caractérisant par des personnages nobles et de grands bouleversements de fortune trouve dans l’histoire son matériau privilégié. Dans le même temps, la complexité et la durée des phénomènes historiques résistent à la forme brève, close et de plus en plus codifiée que constitue la tragédie. En convoquant une matière historique riche et dense, les quatre auteurs se livrent à une expérimentation des frontières de la tragédie, qui leur permet de renouveler l’écriture dramatique. Contrairement à ce que pourrait faire croire sa critique par Brecht, la tragédie de la première modernité n’apparaît pas comme un genre stable aux normes clairement fixées, livrant une vision cohérente et univoque de l’homme et de l’histoire. Les pièces de Shakespeare et de Corneille sont caractérisées par une instabilité générique similaire à celle qui traverse les textes de Pouchkine et de Brecht. Richard III confronte l’Histoire et la tragédie comme le suggère la variation de ses intitulés génériques : tragédie lors de sa première publication en 1597, histoire dans le Folio de 1623. Cinna ou la clémence d’Auguste est la première tragédie à dénouement heureux de Corneille, qui utilise un certain nombre de procédés jusque là caractéristiques de la tragi-comédie [footnote] . Pouchkine, pour qui la tragédie est « le genre le plus mal compris », qualifie sa pièce de « tragédie romantique », où l’adjectif « romantique » employé au sens de « nouveau, inattendu » souligne les nombreux écarts avec la tradition du genre. Enfin, dans la parabole de Brecht, le modèle tragique, simplifié pour les besoins de la démonstration, est sans cesse convoqué pour mieux être mis à distance à travers la parodie.

La forme tragique ainsi mise à l’épreuve peut alors devenir le lieu d’une réflexion sur l’histoire et ses usages politiques aussi bien que d’une réflexion métaphysique sur le rapport de l’homme au temps. L’utilisation d’un matériau vrai permet à Shakespeare et à Corneille de mettre en scène une nouvelle perception du temps : ce qui se joue dans leurs pièces est la confrontation de l’individu à un changement, le passage d’un monde ancien, dont les valeurs se périment (celui de la société féodale), à un monde nouveau (celui de l’absolutisme), où les relations de pouvoir se modifient et exigent de nouveaux comportements. C’est sans doute la pièce de Pouchkine qui pousse le plus loin la réflexion conjointe sur le pouvoir de l’histoire et sur la temporalité du pouvoir. Le dramaturge russe met en effet en scène un personnage d’historien, le moine Pimène, qui ne se contente pas de consigner passivement les événements, mais contribue à les créer en les insérant dans une histoire providentielle, qui fait place au miracle, et joue ainsi involontairement un rôle déclencheur dans l’action, en fournissant à Grigori le matériau nécessaire à son imposture. Critiquant l’usage de l’histoire par l’idéologie nazie et la vision erronée qu’en ont les bourgeois, saisis de respect pour les grands hommes, Brecht fait de l’histoire un instrument essentiel de la distanciation, qui permet de jeter un regard nouveau sur la situation politique et sociale de son temps grâce au détour par une époque plus lointaine. Plus largement, les pièces posent à travers leur confrontation avec l’histoire la question de la vérité : Corneille défend la puissance dramatique du vraisemblable extraordinaire, qui réconcilie efficacité tragique et vérité historique, tandis que Pouchkine montre le pouvoir de la rumeur. Face à la vérité souvent inaccessible des faits historiques se dessine alors la vérité de la fiction, qui trouve sa place dans le processus général de la connaissance selon Brecht.

Même après la défaite de Hitler et la chute du mur de Berlin, après la réhabilitation de Richard III, enterré en grande pompe à Leicester en mars 2015, les pièces de Brecht et de Shakespeare, comme celles de Corneille et de Pouchkine, continuent à proposer une analyse pertinente des mécanismes du pouvoir, des enjeux de l’histoire, de la condition humaine, car le dialogue entre les époques qu’elles ont initié au moment de leur création leur permet d’affronter le temps en suscitant sans cesse de nouveaux échos entre l’histoire représentée, le contexte historique de leur création et le contexte toujours renouvelé de leur réception. C’est dans cet esprit que Brecht conçoit ses pièces comme un montage de textes antérieurs, caractérisé par son adaptabilité à la situation de réception. Proclamant d’une certaine manière la péremption du modèle tragique shakespearien dans le monde moderne, La Résistible Ascension d’Arturo Ui participe néanmoins à la survie de l’œuvre de Shakespeare en s’y confrontant.

Il importe pour finir de revenir au terme « scène » de l’intitulé du programme. Les quatre œuvres étudiées sont des textes qui ont été écrits pour être joués sur scène – même si certains ne l’ont pas été immédiatement – et elles ne prennent tout leur sens que dans leur représentation devant le public réuni au théâtre. Leurs mises en scène, qui depuis le début du XXe siècle se pensent comme autant d’interprétations et d’actualisations, et les transmodalisations auxquelles elles ont pu donner lieu, en étant mises en musique (comme ce fut le cas en particulier de Boris Godounov) ou portées à l’écran, réactivent leur potentiel de signification dans de nouveaux contextes de réception. Au XXe siècle, de nombreuses mises en scène mettent en parallèle les rois de Shakespeare et les dictateurs contemporains, à la manière de Jan Kott dans son ouvrage Shakespeare notre contemporain (1962) : dès la fin des années 1930, des rapprochements sont suggérés entre Richard Gloucester et les nazis et en 1942 à Londres, l’acteur Donald Wolfit se donne la tête de Hitler dans ce rôle. Au cinéma, le Richard III de Loncraine et McKellen (1995) situe l’action dans une Angleterre des années 30 contaminée par le fascisme. Pour Stephen Greenblatt, « cette mise en scène marche parce que Richard III est en fait une brillante description d’un régime de terreur radicalement illégitime » [footnote] . Brecht en revanche a toujours rejeté les mises en scène de Shakespeare présentant ses personnages comme nos contemporains et s’il rapproche Arturo Ui de Richard III dans le première prologue (« Comment ne pas penser à Richard III ? », p. 140), c’est pour mieux mettre en évidence la distance entre le héros tragique et le gangster, présenté comme une représentation plus adéquate du dictateur. L’actualisation, qui rapproche en niant la distance, est en effet l’inverse du mouvement d’historicisation souhaité par Brecht pour créer un effet de défamiliarisation propre à renouveler la perception de notre situation. A ses yeux, la prise en compte de « l’étrangeté » de l’époque de Shakespeare est nécessaire à la saisie de ce qui fait son universalité, à savoir le fait que « tous [ses personnages] existent dans un monde nouveau au contact duquel ils se brisent » [footnote] .

Cet éloge de la distance ouvre sur un éloge de la comparaison comme outil heuristique [footnote] . Les quatre dramaturges appellent les spectateurs et les lecteurs à la comparaison entre passé et présent, entre rois de théâtre et dirigeants réels, mais aussi entre leur texte et ses sources, ses précédents littéraires. A travers son intertextualité, le corpus invite aux rapprochements, tout en exigeant la prise en compte de la spécificité historique et culturelle de chaque œuvre. Sur un plan plus général, la mise en scène du pouvoir dans les quatre pièces met en lumière la proximité entre le théâtre, la politique et l’histoire : nous avons vu l’importance des chevauchements entre ces trois domaines qui partagent les mêmes procédés, se réfléchissent, se concurrencent ou collaborent. C’est sur le fond de ces ressemblances que se détache l’importance des différences qui font que le théâtre ne fait pas de l’histoire ni de la politique, mais autre chose, à travers quoi se dessine progressivement le domaine propre à la littérature.

BACKES, Jean-Louis : Boris Godounov de Pouchkine : présentation

(Voir aussi Boris Godounov-Annexe 1-4)

 

Boris Godounov de Pouchkine est un texte qui fonde, à l’image du Faust de Goethe pour les allemands, la littérature russe nationale dont Pouchkine est l’inventeur, dans sa langue moderne comme dans ses grands genres. La littérature critique sur ce pilier de la culture russe est immense : plus de 300 titres dans la bibliographie de l’édition académique récente (Moskva, Novoe izdatelstvo, 2008). Ce texte, qui aborde de front les questions les plus dérangeantes des mécanismes du pouvoir semble d’une actualité permanente, et les obstacles à la mise en scène de la tragédie reviennent à travers les générations :  Pouchkine lui-même n’a jamais vu son Boris Godounov sur scène, interdit aussitôt après la publication (qu’il a déjà fallu attendre 7 ans !). Mais il est également interdit en pleine période brejnévienne, en 1982 quand le metteur en scène Iurij Lubimov veut le mettre au répertoire du théâtre moscovite de la Taganka. Et, en 2011, la version filmée de Wladimir Mirzoev, avec le texte de Pouchkine mais dans la Moscou contemporaine, connaît un succès phénoménal en Russie mais déplaît fortement au pouvoir poutinien [voir la dernière référence dans la Bibliographie en ligne. Annexe 1].

Celle-ci ne présente que quelques ouvrages-clés parmi les innombrables études qui paraissent autour de ce texte avec chaque nouvelle génération.  Elle contient quatre parties : d’abord, les éditions de références ; ensuite, les ouvrages sur Pouchkine, son rapport au pouvoir et sa vision de l’histoire, tels qu’ils se manifestent dans Boris Godounov. La troisième partie est consacrée à la tragédie Boris Godounov à proprement parler, avec des éclairages sur les sources historiques, les divers aspects de la poétique et les rapports intertextuels, avec une focalisation sur Shakespeare, Corneille et le drame européen contemporain du Boris Godounov. La quatrième partie est une ouverture, avec quelques textes de Pouchkine qui proposent de réfléchir sur le thème du pouvoir sous une forme plus légère, voire ludique, dans l’esprit propre à Pouchkine.

Textes de références

La traduction d’André Markowicz [éd. Babel, 2016], comme celle de Gabriel Arout (éd. Folio, 2018), est une traduction écrite pour le théâtre. Elle sacrifie tout à l’intelligibilité immédiate. Au spectacle, il n’y a pas de notes de bas de page. Donc il arrive que certains détails du texte soient oubliés.

L’éd. Folio inclut deux « scènes écartées » par Pouchkine (mais qui font partie de toutes les éditions et même des mises en scènes russes contemporaines). Leur connaissance est indispensable pour saisir la personnalité du futur Imposteur. L’Annexe contient, entre autre, une lettre importante de Pouchkine à l’éditeur de la revue Messager à Moscou (p. 203-8) qui exprime ses craintes sur les pièges dans  l’interprétation.

Wladimir Troubetzkoy [éd. Flammarion, 2000] a toiletté une traduction anonyme du XIXe siècle. Le texte qu’il donne manque d’éclat, mais on peut s’y fier. L’annotation est sûre. Le texte de Pouchkine qui mêle les vers et « la misérable prose », pour le citer, est ici traduit uniquement en prose.

C’est aussi le choix que font les premiers traducteurs de Boris Godounov, Ivan Tourgueniev et Louis Viardot [Hachette, 1862, en ligne]. La traduction est très fidèle, on peut la consulter dans les cas problématiques. Mais il est déconseillé de lire les notes. (Exemple : les « Varègues », vikings de Suède ayant fondé la Rous’, deviennent des « pirates »).

L’édition académique russe de 2008 [en ligne] est un fac-similé, enrichi de nombreux commentaires, de la première édition de 1831 du vivant de l’auteur [voir Annexe 1]. L’appareil critique est un excellent support pour commenter les passages les plus paradoxaux, voire contradictoires, de l’écriture de Pouchkine qu’il reconnait lui-même, mais « ne veut pas corriger », comme il l’avoue dans Eugène Onéguine. En français, on peut consulter sur cette ambivalence l’article d’Evelyne Enderlein, «Pouchkine, le mal pensant » [Pouchkine et l’altérité, Strasbourg, 2012]. Elle présente Boris Godounov comme une série de subversions, y compris face aux sources historiques, parmi lesquelles « l’Histoire de l’état russe » de l’historien Karamzine [en ligne] chez qui Pouchkine puise l’histoire de Boris Godounov.

Boris Godounov et l’Histoire

Ivan le Terrible (mort en 1584), a eu trois fils. Il a tué le premier dans un accès de colère. Le second, Fiodor, a fait semblant de régner de 1584 à 1598, le pouvoir étant exercé, en réalité, par son beau-frère Boris Godounov. Le troisième, Dimitri, est mort en 1591, à l’âge de neuf ans, probablement assassiné. Il est le dernier descendant de Rurik en ligne directe. Sa mort marque une grave rupture de continuité, qu’illustre aussi l’image du Temps des troubles. Après le Temps des Troubles, la continuité reprend.

La lignée de Rurik est évoquée dans la pièce : Rürik [éd. Babel, p.11] (justifiée, la graphie n’est pas courante ; on se passe généralement du tréma) ; Monomaque, p.110 ; Dimitri Donskoï évoqué p.14, par la mention de la bataille de Koulikovo (note 1). La ville où siège le prince a changé (Kiev, Vladimir, Moscou), mais l’histoire de la dynastie, certes compliquée par le système des apanages, fait apparaître une continuité. La mort de Dimitri a rompu cette continuité.

Sur un autre plan, on observe une rupture relative : l’invasion des Tatars (1240). Les Tatars exigent un tribut, les princes russes doivent obtenir d’eux leur investiture. Les Russes reprennent leur liberté avec Dimitri Donskoï (bataille de Koulikovo, 1380), en attendant qu’Ivan le Terrible s’empare de Kazan, capitale des Tatars (1552). Traiter Boris de « Tatare » (p.10) est une grave insulte.

À la mort de Fiodor, Boris lui succède. Il a été régulièrement élu par le Zemski Sobor, « le Grand Conseil » (Markowicz ; Troubetzkoy traduit : « le Grand Concile »), le même organe que celui qui élira Michel Romanov.

Des quatre souverains au programme, il est celui qui mérite le moins la qualification d’usurpateur.

Il a, par ailleurs, beaucoup moins de sang sur les mains que ses rivaux : Richard III (voyez la vision finale, tableau de chasse), Auguste ou Arturo Ui.

Le petit prince Dimitri, fils d’Ivan le Terrible, n’était pas mort. Il se fait connaître en Pologne et part à la conquête de son trône. Son succès est connu dans toute l’Europe, où personne ne croit à l’imposture. Jacques Margeret (voir p. 85), mercenaire français qui l’a servi après l’avoir combattu, ne met pas sa légitimité en doute dans le livre où il raconte son aventure russe. Lope de Vega compose d’après lui son Grand Duc de Moscou.

Pouchkine adopte la version officielle, celle qu’a consacrée l’historien Nicolas Karamzine. Sous le règne de Boris Godounov, on a déclaré que le soi-disant Dimitri était en réalité un certain Grégoire Otrépiev, moine en rupture de ban. Une fois Boris mort, on lui impute officiellement le crime commandité : l’assassinat du vrai Dimitri.

Pouchkine apporte pourtant quelques accents significatifs : Boris, un bon gouverneur et une forte personnalité chez Karamzine, devient sous la plume du poète un homme écrasé par la conscience de son crime qui marque tout son règne, rend finalement impossible sa vie et grève l’avenir du pays. A l’inverse, Grégoire, aventurier et hérétique, ayant provoqué le déclenchement de la guerre fratricide, le viol de Xénia et le massacre de la famille de Boris, devient dans la tragédie un homme « intelligent, habile, drôle » et gagne les sympathies de tout le monde [Babel, p. 46].

Pouchkine face au pouvoir

Ces modifications révèlent la vision du tragique chez Pouchkine et la part de l’homme dans l’Histoire : le gouvernement, s’il se fonde sur le crime, est voué à l’échec et mène à une chaîne d’imposteurs. Il lit alors avec un intérêt croissant les pages sur le règne de Boris chez Karamzine : « c’est palpitant comme la gazette d’hier !» (Lettre à Joukovsky, 17 aout 1825). Mais, au moment de la publication, il met en grade son lecteur qui voudrait voir dans la pièce une allusion aux évènements contemporains : son projet est historique et uniquement historique [éd. Folio, p. 207]. C’est précisément cette approche historique qui permet de voir dans l’histoire russe des récurrences d’un Temps des troubles et l’écriture même de Boris Godounov s’inscrit dans une série de gestes assez courageux qu’il pose face au pouvoir. Son ode à la Liberté [voir l’Annexe 2] et ses calligrammes contre Alexandre I (qui le montrent comme despote pour la Russie, gendarme pour l’Europe) coûtent au poète deux exils. C’est lors du deuxième (1824-1826) qu’il écrit son  Boris Godounov.

Mais ce rapport au pouvoir, n’est lui-même pas univoque : quand le nouveau tsar Nicolas I monte sur le trône, en décembre 1825 (et que les rebelles décembristes en profitent pour réclamer une constitution), Pouchkine exprime l’espoir qu’il deviendra ce monarque noble et cultivé que la Russie attend toujours aux moments les plus sombres de son histoire. Nicolas I répond à sa lettre, lui permet de revenir à Moscou et, lors de leur rencontre personnelle, tout semble s’arranger comme dans Cinna de Corneille : le tsar lui pardonne (même si Pouchkine ne cache pas sa sympathie et sa proximité pour les conjurés, ses amis du Lycée). De plus, il lui offre sa protection et lui promet d’être son seul censeur. Cette alliance inattendue se fonde, assez paradoxalement, sur la parenté de la vision politique du poète rebelle et du monarque de toutes les Russie. Ils finissent même par s’accorder sur le fait qu’entre « l’hydre autocratique » et « l’hydre révolutionnaire », une monarchie constitutionnelle est le régime qui convient le mieux à la Russie.

Ces considérations contribuent peut-être à forger ce que le philosophe Simon Frank appelle le « conservatisme libéral » de Pouchkine en matière politique qui concilie le respect de l’état et des croyances religieuses avec la liberté de création de l’individu [Frank, 2018].

Pouchkine et Corneille

Dans cette réconciliation entre le poète, indirectement lié au complot des décembristes, et le nouveau monarque, certains chercheurs russes voient une sorte d’incarnation sur la scène politique russe de la scène de Cinna où Auguste pardonne aux conjurés [Friedlender, 1992]. D’ailleurs, Nicolas 1er fut, de fait, un excellent acteur. Sa connaissance de Corneille, semble-t-il, était parfaite [Tomachevsky, 2004]. Mais Nicolas I poursuit son jeu par la suite selon le scenario classique où le pouvoir monarchique devient inévitablement despotique, selon le mécanisme que Pouchkine éclaire dans sa tragédie (pour garder le pouvoir, il faut « recourir au mal », confie Boris mourant dans son testament à son fils). C’est Nicolas I, ce « censeur personnel » du poète, qui se veut bienveillant, qui rature Boris Godounov au crayon rouge et ordonne à l’auteur de récrire la tragédie «en roman dans l’esprit de Walter Scott » [Dunning, 2006 ; Etkind, 1987].

A cette mise en scène d’après Corneille s’ajoutent des allusions à Cinna dans Boris Godounov qui permettent de voir le fond politique et culturel de la pensée de Pouchkine. On note une ressemblance entre les monologues des deux monarques, Auguste au début de l’acte II et Boris : « depuis bientôt six ans je règne en paix » [éd. Babel, p. 32]. Tous deux, parvenus au sommet du pouvoir absolu ne trouvent ni satisfaction, ni bonheur. Mais les raisons de cette situation tragique, parfaitement résolues dans le cas d’Auguste, mènent Boris à la mort, nullement préparée par la logique de l’action : elle vient même au moment où l’Imposteur semble vaincu.

De plus, Pouchkine change l’alexandrin en pentamètre iambique, tout comme il apprécie « le noble génie de Corneille » – expression qu’on trouve dans VIII strophe de Eugène Onéguine – au moment où le maitre du classicisme français prend des libertés par rapport à la règle des unités [voir la lettre de Pouchkine à Raïevski, éd. Babel, p. 118]. Il va jusqu’à parler de « la tragédie romantique de Corneille » en révélant ainsi son propre modèle dramatique.

Les fondements de la nouvelle esthétique [voir une série d’ouvrages dans les rubriques « Boris Godounov et le drame européen » et «Sur la poétique du drame romantique russe »] Pouchkine les trouve, comme ses contemporains européens, chez Shakespeare.

Pouchkine et Shakespeare

Pouchkine a toujours revendiqué l’exemple shakespearien, contre les règles de la tragédie à la française. L’action de sa pièce s’étend sur sept ans, le lieu change plus de vingt fois.

Il faut rester prudent dans la comparaison avec le Cromwell de Hugo et sa célèbre préface. Question de date. Par ailleurs, Pouchkine n’apprécie pas Hugo. Les sources sont Schlegel, et peut-être Manzoni. Ne pas oublier que Schiller a présenté sa Pucelle d’Orléans (Die Jungfrau von Orleans) comme une « tragédie romantique »  (Eine romantische Tragödie). L’expression existe donc depuis longtemps, même si elle a quelque peu changé de sens. On la rencontre dans Stendhal.

La question des trois unités n’est pas tout. Comme Shakespeare, Pouchkine écrit des scènes en prose (cf. la scène des assassins, I.IV dans Richard III, pièce de jeunesse), néglige l’unité de ton (cf. La scène du portier, dans Macbeth) et même l’unité de langue (voyez Henry V. III.4 ; V.4)

Il compose des scènes de foule (voyez Jules César).

Les ouvrages, cités dans la bibliographie dans la rubrique « Pouchkine et Shakespeare » indiquent d’autres références : Alexeev [Etudes comparatistes, 1984] note une parenté entre le testament de Boris mourant à son fils Fedor et la scène du couronnement de Richard III (acte II, sc. 7) et le monologue de Henri IV (deuxième partie, acte IV, sc. 4 et 5). Le monologue de Boris « depuis bientôt six ans je règne en paix » est ici associé à Macbeth et aux souffrances de ce dernier à cause de l’assassinat de Banquo. Boris Godounov est aussi rapproché de Richard II : un souverain tout puissant qui est pourtant renversé par un pauvre exilé qui prend sa place. Shakespeare n’apparait pas seulement en arrière-plan de son écriture, mais aussi de façon plus visuelle, comme on peut le voir dans un de ses dessins qui accompagnent une esquisse de couverture pour ses Scènes dramatiques [Annexe 3].

Cela invite à réfléchir sur les rapports avec d’autres dramaturges européens d’inspiration « shakespearienne », parmi lesquels Schiller, lui aussi auteur du drame sur le même épisode du Temps des troubles russe. Mais lui, appelant son drame « Demetrius », met l’accent sur la figure de l’Imposteur qui porte chez lui tout le poids du tragique alors que son adversaire, Boris Godounov, « a réussi son règne » et donc n’attire pas beaucoup d’attention.  Les rapports entre ces deux pièces sont analysés par deux critiques anglais, Brody [The Hague, 1973] et Duninng [Word, 2005] qui donne une ouverture importante sur la poétique du drame romantique telle qu’elle se forme à l’heure de la révolution esthétique au XIX s.

L’Innocent face aux puissants

Le personnage de l’Innocent, « iurodivyj » Nikolka, intervient au milieu de l’action, quand tout le monde attend le tsar, et pose un problème d’interprétation par sa parole énigmatique et par sa place dans l’histoire [voir la Préface Jean-Louis Backès, éd. Folio]. Confrère des bouffons de Shakespeare ou des fous « romantiques » chez Hugo ou Schiller dans sa fonction de révéler la vérité au souverain sous la forme de la folie (le terme “iourodivy” fait référence au “fol en Christ”), il est chargé dans la culture russe de transmettre un message spirituel.  Les ouvrages d’Elisabeth Behr-Sigel [Bellefontaine, 1982] et de Michel Evdokimov [Desclée, 2007] peuvent donner des éléments pour situer ce saint paradoxal dans le contexte historique du Temps des troubles et dans la tradition spirituelle de la littérature russe. La porte-parole de la voix divine, Nikolka l’Innocent permet d’ouvrir, comme le personnage de Pimène, une autre perspective, meta-historique et métaphysique sur les évènements en cours, comme le souligne à son tour Moussorgski qui dans son opéra se focalise, précisément, sur la figure de Nikolka.

Pouchkine et Moussorgski

Pour son opéra, le compositeur a repris plusieurs tirades du poète, et d’importants fragments de deux scènes en prose, la scène de l’auberge (éd. Babel, p. 34) et la scène de l’Innocent (p. 88). Mais on observe de grandes différences entre les deux œuvres.

On risque des confusions.

Ce n’est pas dans la tragédie que Boris, en proie à des visions, s’écrie : « va-t’en ! enfant ! »

La tragédie ne se termine pas par une nouvelle apparition de l’Innocent.

La chanson que chante Varlaam dans la scène de l’auberge n’est pas un récit épique de la prise de Kazan, comme dans l’opéra, mais une chanson légère sur un petit moine qui regrette d’avoir fait vœu de chasteté.

Le récit du miracle est fait (p. 81) par le patriarche et non par le moine Pimène, comme dans l’opéra.

Cette scène ne s’enchaîne pas sur la scène de la mort de Boris. Moussorgski suggère un lien de causalité entre le récit du miracle, qui fait du petit prince un véritable saint, et l’apoplexie qui frappe Boris mis en face de son crime : il a fait tuer un saint. Pouchkine ne se soucie pas de justifier la mort de son personnage. C’est par hasard, et de manière inattendue, que Boris meurt à ce moment-là, laissant la voie libre au soi-disant Dimitri.

Le rôle du soi-disant Dimitri est beaucoup plus développé et beaucoup plus fouillé dans la tragédie que dans l’opéra.

On finirait par se demander s’il existe dans la pièce de Pouchkine une véritable unité d’action dans le sens où l’a définie Aristote : les deux protagonistes sont opposés l’un à l’autre, et ne se rencontrent jamais.

Le pouvoir sur scène

Le peuple russe semble aussi versatile que celui de Shakespeare. Que signifie son brusque silence à la fin de la pièce ? Voir p. 114. Pouchkine a modifié le texte du manuscrit. On n’a aucune preuve qu’il y ait été contraint par la censure. Noter que la foule se tait également dans Richard III, III.7.

Face à la foule, le souverain est seul.  Il n’est pas indifférent que Boris monologue, comme Auguste.

Le souverain solitaire, comme le poète [voir Annexe 4], est son seul juge. Il doit avoir sa conscience pour lui (le mot « conscience » apparaît plusieurs fois dans Richard III, notamment dans la scène des assassins et après le défilé des spectres). La tragédie de Boris est justement là : il se sait coupable d’un crime.

La pièce donne à voir six ans de règne. Boris est un bon administrateur. Quatorze ans régent, il est apprécié. En tant que tsar, il est confronté à diverses calamités publiques.

Le pouvoir use celui qui l’exerce. Le testament de Boris tient compte de cette donnée : il faut, petit à petit, resserrer les rênes.

Le motif essentiel est peut-être celui de l’imagination. Importe non pas toujours ce qui est, mais ce que les hommes se figurent être. Le soi-disant Dimitri est un personnage de légende. C’est une personne qui joue un rôle et, pour cette raison, est toujours en déséquilibre entre ce qu’il est, ce qu’il figure, ce qu’il se figure.

Le souverain doit savoir jouer de cette imagination qui anime le peuple et en explique la versatilité. C’est peut-être par la présence de ce motif, et de cette maxime, que Pouchkine se distingue de ses rivaux.

FIX, Florence : La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht : présentation et indications bibliographiques

Voir aussi : Annexes Brecht

Textes de référence

Édition au programme :

La Résistible Ascension d’Arturo Ui, Paris, L’Arche, 2012. [Traduit par Hélène Mauler et René Zahnd.]

Cette édition contient tous les éléments de l’édition originale : personnages, prologue, variante du prologue et note pour la mise en scène. S’y ajoute un texte d’explication des choix de traduction des deux traducteurs.

La pièce en langue allemande joue des effets de décrochage : de registre, de style, de rythme, en accordant à certains personnages l’usage du vers blanc ; si celui-ci fait penser à Marlowe ou à Shakespeare, on rappellera que le pentamètre iambique notamment n’est pas étranger à la poésie de langue allemande – et de ce fait essentiel au projet de Brecht d’inscrire la montée au pouvoir de Hitler dans le champ farcesque de la disqualification de la langue et du lyrisme. Le premier traducteur en français avait fait le choix de proposer des vers rimés, la traduction soumise à notre étude fait celui de tenter de préserver le mètre iambique, mais non la rime.

Voir annexe 1, un exemple issu de la traduction versifiée d’Armand Jacob, publiée dans les Œuvres complètes, Théâtre complet, tome 5, Paris, L’Arche, 1976.

L’édition de référence, issue de l’éditeur est-allemand Aufbau et de l’éditeur ouest-allemand Suhrkamp, est :

Bertolt Brecht Werke, Stücke 7, édition de Berlin (Aufbau-Verlag) et de Francfort (Suhrkamp Verlag) avec les commentaires de Werner Hecht, Jan Knopf, Werner Mittenzwei, Klaus-Detlef Müller, 1991. Réédition Suhrkamp 1997.

Elle contient les variantes du prologue et l’indication pour la mise en scène.

Le volume contient aussi Simone Machard, Schweyk et La Duchesse de Malfi.

On peut conseiller aux candidats de lire les autres pièces de Brecht consacrées à la Seconde Guerre mondiale et rédigées en exil :

Grand-peur et misère du IIIe Reich [Furcht und Elend des Dritten Reiches] (1935-1938), écrit, comme Ui, avec la collaboration de Margarete Steffin.

Les Visions de Simone Machard [Die Gesichte der Simone Machard] (1942)

Schweyk dans la Seconde Guerre Mondiale [Schweyk im Zweiten Weltkrieg] (1943)

Ainsi que celles relatives à la pègre et à la corruption en Amérique du Nord :

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny [Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny] (1930) dont le terme « Aufstieg » s’offre en écho à celui du titre de Ui.

Sainte Jeanne des Abattoirs [Die heilige Johanna der Schlachthöfe] (1930) dans laquelle on trouve des figures et motifs à venir dans Ui, notamment le personnage de la veuve réclamant justice.

Les Écrits sur le théâtre (édition de Jean-Marie Valentin), Paris, Gallimard, « Pléiade », 2000 reprennent, pour les citations, les versions françaises des œuvres de Brecht publiées chez L’Arche, mais celles-ci ne font pas l’objet d’une publication en Pléiade.

Outre les nombreux textes théoriques :

I. Le théâtre épique (1927-1937)
II. La pièce didactique (1929-1956)
III. La dramaturgie aristotélicienne (1932-1951)
VII. Petit organon pour le théâtre (1948)
VIII. La dialectique et le théâtre (1929-1956)
XII. L’art du comédien (1927-1955)

On pourra consulter les Écrits sur la politique et la société, Paris, L’Arche, « le sens de la marche », 1970, notamment les Essais sur le fascisme (1933-1939), également publiés dans le tome 8 des Œuvres complètes, Paris, L’Arche, p. 137-203. L’édition originale de ce texte se trouve dans Schriften 2, p. 557-917.

Voir ci-après, annexe 2, l’extrait proposé (pages 140 à 157).

On conseillera également les nombreux textes consacrés par Brecht à la dramaturgie de Shakespeare, notamment, dans l’édition de la Pléiade des Écrits sur le théâtre :

« Avant-propos à Macbeth » (in Le théâtre épique), p. 198-201.
« La tragédie dans Shakespeare » et « Shakespeare 1 » (in L’Achat du cuivre), p. 545-548.
« Shakespeare 2 » et « Hamlet, expérience », p. 559-564.
Une traduction de V, 3 du Roi Lear (p. 574-576)
Des scènes à insérer dans Hamlet (p. 651-653) et Roméo et Juliette (p. 654-658)

Dans les « Exercices pour comédiens (1940) », les textes courts consacrés à Shakespeare aux pages 886-889. Pour des extraits, voir annexe 3.

Le Journal de travail (1938-1955) de Brecht (L’Arche, 1976, traduction de Philippe Ivernel) mentionne rapidement le projet de Ui.

Walter Benjamin, dans Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique éditions, 2003. [Traduit par Philippe Ivernel. Il s’agit de textes publiés chez Suhrkamp en 1955, 1966 et 1978, écrits entre 1930 et 1938], en fait état également, mais il s’agit d’une conversation de 1934, Benjamin n’ayant jamais lu la pièce aboutie. Voir annexe 4 pour quelques extraits.

Les ouvrages critiques en français, notamment les deux volumes des Cahiers de L’Herne (direction Bernard Dort et Jean-François Peyret, 1979 et 1982), les écrits de Roland Barthes (Essais critiques, Paris, Seuil, 1964) et ceux de Bernard Dort (Lecture de Brecht, Paris, Seuil, 1960, rééd. 1972) sont utiles à la compréhension de la réception de Brecht en France, révélé par les tournées du Berliner Ensemble (Paris, 1954, Mère Courage et ses enfants) et inlassablement soutenu par la revue Théâtre populaire. Mais on n’y trouvera pas d’éléments directement susceptibles de proposer une analyse de Ui, pièce beaucoup moins connue et jouée que ne le sont, notamment, Mère Courage, Baal ou L’Opéra de quat’sous.

En ce qui concerne la pièce en français, elle est créée en 1960 dans une mise en scène de Georges Wilson et Jean Vilar pour le TNP (Chaillot), soit la même année que sa présentation en allemand dans la mise en scène de Peter Paliztsch pour le Berliner Ensemble (Théâtre des Nations), créée par lui en 1958 à Stuttgart. On en trouve des extraits sur le site de l’INA. Puis en 1969 toujours au TNP sous la direction du seul Georges Wilson.

D’autres mises en scène : par Jérôme Savary en 1993 à Chaillot, par Heiner Müller et le Berliner Ensemble en 1996 (représentation en allemand au Festival d’Avignon), par Dominique Pitoiset à Annecy en 2016. La pièce est entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2017 (mise en scène de Katharina Thalbach).

En allemand, Jan Knopf est l’auteur d’une biographie remarquée de Brecht qui donne des éléments précis sur l’écriture et les remaniements de la pièce. On rappelle que celle-ci n’a jamais été jouée du vivant de Brecht et qu’elle constitue à ce titre un objet singulier tant le dramaturge avait pour habitude de modifier ses textes à l’épreuve de la scène et des répétitions.

Jan Knopf, Bertolt Brecht. Lebenskunst in finsteren Zeiten, Carl Hanser Verlag, Munich, 2012.

Le critique qui figure parmi les coordinateurs de l’édition des œuvres complètes de Brecht est également l’auteur d’un manuel Brecht en 5 tomes qui analyse et commente chacune des œuvres. Pour Ui, on consultera :

Jan Knopf (éd.), Brecht-Handbuch, tome 1, Stücke, Metzler Verlag, Stuttgart et Weimar, 2001, pages 459 à 474. Texte fourni en annexe 5 à l’intention des germanophones.

Pour une biographie (très polémique) en anglais :

John Fuegi, The Life and Lies of Bertolt Brecht, Harper Collins, Londres, 1994.

Pour l’équivalent du Handbuch en anglais :

Siegfried Mews, A Bertolt Brecht Reference Companion, Greenwood Press, Londres, 1997.

ou :

Peter Thomson (éd.), The Cambridge Companion to Brecht, CUP, 2006, accessible en ligne depuis 2007, qui ne contient pourtant aucun article portant directement sur Ui.

L’édition Methuen des œuvres de Brecht comporte une introduction à la pièce.

Parmi les articles précis et éclairants à consulter, on pourra conseiller :

Robert Atkins, “« Und es ist kein Gott außer Adolf Hitler »: The Biblical Motifs in Brecht’s Arturo Ui and Related Works as Political Counter-Propaganda”, The Modern Language Review, 85, n°2, 1990, p. 373-387.

Daniel Fischlin, Mark Fortier (éd.), Adaptations of Shakespeare. A Critical Anthology of plays from the 17th Century to the Present, Psychology Press, Londres, 2000, p. 125-127. (brève introduction à la pièce en anglais et bibliographie anglophone.)

Margot Heinemann, « How Brecht Read Shakespeare », in Johnathan Dollimore et Alan Sinfield (éd.), Political Shakespeare: New Essays in Cultural Materialism, Cornell University Press, Ithaca, 1985, p. 202-230.

E. Humble, « The stylisation of history in Bertolt Brecht`s Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui», Forum for Modern Language Studies, vol. XVI (2), 1er avril 1980, p. 154-171. disponible en ligne : https://doi.org/10.1093/fmls/XVI.2.154

Schürer, « Revolution from the Right : Bertolt Brecht’s American Gangster Play The Resistible Rise of Arturo Ui, in Siegfried Mews (éd.), Critical Essays on Bertolt Brecht, G. K. Hall, Boston, 1989.

Contexte d’écriture

Né en 1898 à Augsburg en Bavière, dramaturge et poète très célèbre sous la République de Weimar (notamment avec L’Opéra de quat’sous en 1928), il est déchu de sa nationalité allemande en 1935 et ses livres interdits et brûlés en autodafés. D’abord réfugié en Suède en 1939, puis après l’invasion de ce pays, en Finlande en 1940, il trouve asile aux États-Unis où il s’installe en Californie en 1941 et rédige La résistible ascension d’Arturo Ui. Si d’autres auteurs du corpus au programme ont connu l’éloignement temporaire ou la défiance du pouvoir (Pouchkine et le Tsar, Corneille et Richelieu), Brecht écrit alors qu’il est exilé et apatride, le « résistible » du titre de la pièce doit être pensé à l’aune de cette situation singulière, qui innerve aussi sa lecture de Shakespeare et de ses personnages marginaux.

Le projet de la pièce datait toutefois des années 1930, comme en témoigne le texte que lui consacre Walter Benjamin. Il fait état d’une satire de l’hégémonie politique rapide du nazisme sous la forme des « historiographies de la Renaissance » ; l’allusion à Shakespeare et notamment à Richard III sous-tend l’écriture de cette pièce sur l’ascension fulgurante d’un tyran que rien n’appelait à ce destin, si ce n’est son ambition tenace. Comme nombre de critiques de son temps, Brecht hérite d’une vision de Richard comme « l’infirme qui mutile le monde » dans une hargne de la blessure compensatoire : son « historiographie » n’a donc pas de sources historiques solides, mais s’appuie plutôt sur l’imaginaire lié à Richard III, ce qui n’est pas sans enjeu dans une pièce débattant de la rumeur, de la notoriété … et de la propagande. L’entremêlement avec une intrigue liée à la pègre et aux gangsters américains ne lui est pas venu de l’exil nord-américain : il compare précédemment l’incendie du Reichstag en 1933 à des méthodes de voyous et Sainte Jeanne des Abattoirs en 1930 s’inscrit d’ores et déjà dans le milieu de l’industrie agro-alimentaire, des liens entre syndicats et pègre aux dépens des ouvriers et des miséreux. Il écrit la pièce en 3 semaines en mars 1941 avec l’espoir la voir rapidement traduite et représentée aux États-Unis (des contacts sont pris avec Piscator, lui aussi en exil). Il n’en sera rien, et la pièce ne sera publiée et créée qu’après sa mort. Re-travaillée avec Margarete Steffin (notamment les vers libres), la pièce toutefois est beaucoup moins remaniée que celles qui ont connu répétitions et représentations.

De retour en Allemagne après-guerre, il écrit le second prologue, destiné à ses contemporains des années 1950 et ôte l’adjectif « résistible » du titre, tout en répugnant à faire représenter la pièce.

C’est pourtant ce terme inusité de « résistible » qui indique l’un des enjeux, à prendre par antiphrase, de la pièce : il aurait pu y avoir résistance à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, mais son rythme, sa rapidité, ses méthodes de gangsters instinctifs ont eu raison des atermoiements et des réflexions lentes de ses opposants. Brecht se documente par les écrits des exilés et des anciens politiques de la République de Weimar ; il prend note des éléments majeurs qui structurent sa pièce (1933-1938, les étapes de l’arrivée au pouvoir des nazis) : la liquidation d’Ernst Röhm, la montée en puissance des SS contre les SA, le chantage exercé sur le Président Hindenburg, l’annexion de l’Autriche. Il en est de même pour l’Amérique de la Prohibition, qu’il connaît par des documents, mais aussi par l’imaginaire filmique découvert lors de son premier voyage, en 1935-1936 aux États-Unis. Scarface de Howard Hawks par exemple (1932), film inspiré de la vie d’Al Capone, met en évidence les liens entre pègre mafieuse et gouvernement étatique, liens qui chez Brecht deviennent une similitude de modalité d’accès au pouvoir économique et politique. La lecture marxiste est manifeste et insiste sur la cohérence entre brutalité, violence à des fins politiques et exploitation économique, réactivant les motifs très récurrents dans l’œuvre brechtienne de la dévoration et de la liquidation.

En ce sens, Ui fait partie des pièces-paraboles qui, à l’instar de Jeanne d’Arc des Abattoirs, ou de Têtes rondes et têtes pointues ou plus tard Turandot ou le congrès des blanchisseurs, insiste sur la parenté entre capitalisme et dictature (brutalité des méthodes, désir de réussite d’un petit groupe aux dépens de toute une population etc.) ainsi que sur l’incapacité à résister à leur énergie. Les protagonistes sont littéralement happés par le rythme de Ui et ce même quand ses décisions semblent illogiques, fragiles. Si le dramaturge force le trait absurde en amenant la pièce vers la farce historique, il lui donne néanmoins aussi une composition très didactique en précisant après chaque tableau la relation aux événements historiques. En outre, les noms des personnages sont transparents et permettent d’y retrouver ceux du cercle proche d’Hitler ; les équivalences fonctionnent terme à terme (Gori/Giri pour Göring ; Roma pour Röhm ; Chicago pour l’Allemagne et la petite ville voisine de Cicero pour l’Autriche ; l’incendie de l’entrepôt pour l’incendie du Reichstag etc.) Les effets de réel côtoient donc ceux de déréalisation et il convient de mettre en garde les candidats contre une lecture trop « didactique » de la pièce : Brecht en effet doit sa notoriété en France à une lecture marxiste des pièces mais la consultation de ses écrits théoriques, notamment à l’époque de la rédaction de Ui, fait entendre des discordances, quand ce ne sont pas des contradictions internes : la pièce n’est pas que dénonciation pas à pas des étapes de l’ascension de Hitler et sa portée didactique politique est parfois volontairement ruinée par des effets de style et des citations littéraires.

Le double principe de la distanciation (personnages loufoques, impression d’étrangeté : on rappelle que « Verfremdungseffekt » a pu aussi être traduit par « effet d’estrangement ») et d’un théâtre « engageant » fait de cette pièce un objet moins brillant ou stimulant pour les metteurs en scène qu’ont pu l’être Baal ou Quat’sous. Elle a parfois l’aspect d’un exercice de style tant les effets parodiques de reprises de Shakespeare, Goethe ou Schiller sont nombreux. L’alternance des vers libres et du registre familier y participe également. Ces décrochages de registre, style et ampleur des tirades installent pourtant aussi une forme de terreur : on sera sensible, d’une part, aux discordances de ton (cris, hurlements, insultes, mais aussi chuchotements et apartés – ou silences inquiétants), d’autre part au dysfonctionnement des mots les plus simples, ruinés par l’emphase, le mensonge, l’antiphrase. Dans ses écrits, Brecht transcrit des discours publics de Göring qu’il commente et déconstruit, insérant dans une colonne en regard du texte original ce qu’il en pense et ce qui doit être compris sous les formules de propagande. Le désir de déstructuration et d’analyse du discours politique est une constante dans la pièce et on sera sensible à l’alternance entre longues prises de parole et interruptions hâtives, entre mots rapportés et tentatives ratées de langue propre. Si Ui n’usurpe pas d’identité, il fait usage d’un vocabulaire emprunté, d’une langue artificielle et de travestissements de la langue qui laissent littéralement les autres personnages sans voix. Ce peut être d’ailleurs l’un des écueils, maintes fois souligné par la critique lors de plusieurs mises en scène, y compris très récemment celle proposée en France par Dominique Pitoiset, du surinvestissement du personnage farcesque : la mise en perspective du nazisme et la dénonciation de ses mécanismes passent au second plan pour offrir toute licence au déploiement d’effets de rupture, d’outrance et d’impostures du personnage. De quoi Ui, en représentation permanente, est-il représentatif ? La pièce interroge le public sur les limites d’une démocratie qui finit par donner raison à une parole pauvre parce qu’elle est écoutée et non parce qu’elle est comprise ou appréciée.

De fait, cette pièce très documentée n’a pas toujours été jouée en relation avec la montée du nazisme, mais dès sa création en Allemagne, plutôt comme une réflexion sur le pouvoir abusif. Brecht ne relate pas par le menu les complexes et désastreuses conditions économiques qui ont mené à la fragilisation de la République de Weimar. Il métaphorise le délitement financier de l’entre-deux-guerres par le motif de la crise du chou-fleur, faisant de Ui un gangster, un homme d’affaires, un politique et un comédien – ou du moins un homme qui s’essaye à l’être et prend des cours de diction et de maintien. L’anecdote s’extrapole en événement et fait littéralement l’histoire : ce sont des successions de petits faits, en soi chacun résistible, qui ont mené Hitler au pouvoir. Séparément, ces éléments ne sont que médiocrités et approximations ; mis bout à bout, ils constituent une redoutable – et irrésistible – maîtrise du pouvoir, explicitement par le chantage. Ui n’est pas fort, il sait exploiter les faiblesses des autres, les intimider ou les compromettre. La stratégie est pauvre, le talent contestable, les amitiés douteuses et réversibles mais le dictateur s’impose et en impose, contre toute logique. À l’association de Richard III à un infirme aigri, Brecht ajoute celle de Hitler en peintre en bâtiment qui maquille la réalité, faute d’avoir pu s’épanouir en tant qu’artiste viennois.

Il s’agit alors de rétablir la vérité par le rappel des faits, par la comparaison. Le théâtre épique on le sait congédie les émotions mais revendique les invraisemblances, aptes à provoquer chez le spectateur un sursaut de réflexion. Ces invraisemblances, Brecht les salue chez Shakespeare, notamment dans Macbeth : le fils de Banquo ne parvient jamais au pouvoir ; ou dans King Lear (le partage inabouti du royaume) et les qualifie de style épique. L’absurdité pour contraindre à penser les faits, tout en les maintenant lisibles (les panneaux sans équivoque ponctuent les séquences de la pièce) a parfois déconcerté les metteurs en scène qui y ont vu une contradiction et ont choisi, soit de jouer Ui sans les panneaux, soit de minorer l’ironie et le farcesque (en invitant les acteurs à sous-jouer ces effets) afin de mettre en avant le déroulement des faits. La tension entre historique et farcesque fait pourtant partie des enjeux propres à dynamiser l’interprétation qu’auront les candidats de ces textes, qu’on les encourage à ne pas ranger hâtivement dans l’austère catégorie du « théâtre à clé ».

HENIN, Emmanuelle : Cinna de Corneille : présentation

(Voir aussi : “SFLGC-Autour de Cinna“)

La singularité de Cinna dans le programme « le pouvoir en scène »

La tragédie classique : poétique, dramaturgie, rhétorique

Dans son essai La Mort de la tragédie, G. Steiner remarque qu’aucune pièce française ne peut avoir de succès traduite en anglais, alors qu’Eschyle, Shakespeare ou Goethe sont universels. Les deux œuvres modernes s’inspirent de Shakespeare : Brecht cite Richard III et Jules César et imite le Faust de Goethe ; Pouchkine s’inspire de Shakespeare ; mais Corneille et Racine, eux, n’ont aucune postérité, a fortiori internationale. Pourquoi ? Cela tient à l’importance de la forme dans la tragédie classique, indissociable du fond : la concentration extrême produite par les unités, qui donne un sentiment de nécessité ; la perfection des alexandrins, le style continuellement élevé (alors que décrochages de style et de registre chez les trois autres), le refus des réalités prosaïques, et la prégnance de la rhétorique : le quatrain, encore très présent chez Corneille ; les tirades, qui permettaient aux acteurs de briller. D’où l’importance de l’analyse rhétorique, trop souvent réduite aux figures de style, et qui comporte quatre parties : les genres oratoires (judiciaire, délibératif, épidictique), le plan, les arguments et les figures. En particulier, les tirades sont très construites : il importe de bien les commenter, pour des futurs professeurs de français, car on attend un niveau d’analyse plus poussé que pour les textes étrangers.

Ex. Le monologue d’Émilie, I, 1, relève du genre délibératif, délibération interne. Le choix d’un monologue initial révèle le souci d’atteindre au grand style. La tirade repose sur une figure déclamatoire : l’apostrophe, adressée à une personne présente, absente ou abstraite (soit la réciproque de la prosopopée). Émilie apostrophe successivement sa Vengeance, Cinna et son Amour. L’effet est d’autant plus emphatique qu’elle s’adresse à ses passions en une véritable psychomachie. Au XVIIIe, ce style n’était plus compris, et la scène était souvent coupée à la représentation (cf. Voltaire), ce qui amputait la signification de la pièce, en ne rendant pas compte de la complexité d’Émilie : dans ce monologue, elle apparaît divisée entre deux passions contraires et également fortes, et donc attire la sympathie du spectateur. Si on supprime la scène, on mesure mal son amour sincère pour Cinna, et elle paraît surtout animée de vengeance et suscite l’antipathie, telle une furie monolithique. Le plan est très concerté :

1-8 : Exorde (deux quatrains), où Émilie consulte sa Vengeance, annonce le plan en chiasme : « ce que je hasarde et ce que je poursuis ». En effet, l’argument dominant la tirade est l’argument pragmatique, dit aussi ad consequentiam : le rapport des moyens et des fins, des risques encourus et du bien poursuivi. Pas de narration, car elle n’a pas à s’informer elle-même : étape souvent omise.

9-16 : Confirmation (deux quatrains) : « ce que je poursuis » : la mort d’Auguste.

17-40 : Réfutation (un quatrain, un distique, trois quatrains) : « ce que je hasarde » : la vie de Cinna.

41-45 : Confirmation, ou réfutation de la réfutation (un quatrain) : « ce que je poursuis » l’emporte sur « ce que je hasarde », et la fin justifie les moyens.

46-52 : Péroraison (deux quatrains), où Émilie consulte son Amour, et conclusion de la psychomachie.

La structure de la tirade est nettement soulignée par les liens logiques : v. 17, toutefois ; v. 41, Mais, et par les anaphores : quand pour la confirmation ; cessez pour la péroraison.

Émilie est en proie à une psychomachie en forme de dilemme : tiraillée entre la vengeance et l’amour, qui sont personnifiées et mettent en jeu respectivement deux personnages (Auguste et Cinna), elle s’adresse d’abord à sa vengeance pour la faire taire, avoue que l’amour est plus fort (ce qui se voit quantitativement, la réfutation occupe 6 vers de plus que la confirmation), mais le fait taire et finit par s’adresser à lui pour le juguler : c’est l’effort caractérisant le héros cornélien, non pas de faire triompher le devoir sur l’amour, mais de faire triompher la passion la plus noble, la plus virile : la vengeance est au-dessus de l’amour, parce qu’elle exige du héros un sacrifice supérieur, un renoncement au bonheur immédiat et sensuel. En outre, du point de vue dramaturgique, la vengeance comporte un péril : pour Corneille, l’amour ne suffit pas dans la tragédie, il faut « quelque péril d’État ». Tout l’équilibre de la tirade repose sur un système binaire, vengeance/amour, Auguste/Cinna, poursuivre/hasarder, fins/moyens. Et ces antithèses se répercutent vers à vers et dans chaque vers, utilisant souvent les deux hémistiches comme les deux plateaux d’une balance.

Autre exemple : le monologue d’Auguste en IV, 2 contient un double dilemme : Cinna est-il coupable ? et faut-il le punir ? Donc un réquisitoire tourné vers le passé, relevant du genre judiciaire (lieux du juste et de l’injuste), puis un dilemme proprement délibératif, portant sur l’avenir et renvoyant aux lieux de l’utile et du nuisible.

Ce plan rhétorique peut aussi fonctionner dans les dialogues : la scène III, 1 est structurée en deux parties, la narration (709-729), qui apporte une information nouvelle (Maxime aime Émilie), et l’argumentation proprement dite, qui utilise les deux lieux du délibératif : utile/nuisible et possible/impossible. Dénoncer Cinna est-il utile ou nuisible ? Est-ce possible ou impossible ?

Outre cette rigueur de conception, commune à toutes les tragédies classiques, Cinna possède une perfection formelle particulière : pour cette raison, Corneille la donne partout en modèle dans les Discours de 1660, comme illustration de sa dramaturgie : je vous suggère de les relire (en ligne) en soulignant tous les commentaires de Cinna. Corneille la considère comme sa pièce la plus réussie : « ce poème a tant d’illustres suffrages qui lui donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferais trop d’ennemis si j’en disais du mal » (Examen), et cette impression est corroborée par le témoignage de Pierre Bourdelot, lettre du 12 sept. 1642 : « c’est la plus belle pièce qui ait été faite en France, les gens de lettres et le peuple en sont également ravis. »

C’est une tragédie courte, concentrée, avec seulement vingt scènes (contre une moyenne de 25 à 40 à l’époque). Elle a une structure très concertée, équilibrée : les actes ont quasiment le même nombre de vers (354, 354, 368, 348, 356). Corneille a constamment veillé à l’équilibre des personnages, à la fois pour ne pas lasser (aucun des héros ne se montre dans tous les actes), et pour donner à chaque acteur l’occasion de briller, de s’illustrer dans un morceau de bravoure. Ainsi, chacun des héros a un monologue, et les monologues rythment la pièce : en I, 1, Émilie ; en III, 3, Cinna ; en IV, 2, Auguste ; en IV, 6, Maxime. Corneille a joué de l’équilibre des trois personnages et construit sa pièce en triptyque : les trois premiers actes sont centrés chacun sur un personnage, l’acte IV est centré sur la trahison, sans Cinna, puis l’acte V reprend le triptyque.

Acte I                                      Acte II                                    Acte III

Émilie                                     Auguste                                Cinna

Acte IV

Maxime-Auguste-Émilie

Acte V

Auguste

Scène 1                                    Scène 2                                    Scène 3

Cinna                                      Émilie                                     Maxime

Autre spécificité de la dramaturgie classique, par opposition aux autres pièces du programme : pas de spectacle violent. La violence est ailleurs, dans 3 lieux : le passé, l’avenir et le choc des passions. Le passé : la violence est rappelée dans le souvenir des proscriptions qui hante tous les personnages, et donne à la pièce un arrière-plan épique. Le monologue d’Émilie, qui revoit son père tué par Auguste ; puis le récit de Cinna aux conjurés (I, 3) et enfin le monologue d’Auguste, qui rejoint l’évocation d’Émilie et emploie la même expression, sanglante image (IV, 2).

Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,

Le récit de Cinna recourt à l’hypotypose, mais aussi aux hyperboles, synecdoques et prétéritions, pour peindre un tableau effroyable de la guerre civile :

Je les peins dans le meurtre à l’envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé ;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire,
Sans pouvoir exprimer par tant d’horribles traits
Qu’un crayon imparfait de leur sanglante paix.

De même, le monologue d’Auguste (IV, 2) le montre hanté par le souvenir de ses propres crimes :

Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d’Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau (1132-1140)

Mais la violence peut aussi affleurer ponctuellement, à travers un adjectif (sanglant, horrible..). En deuxième lieu, la violence est celle des conjurés, prêts à frapper : “Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée” (698), dit Cinna. Et enfin, elle est inhérente à la tension paroxystique présente dès le premier monologue, à la violence des passions décrites, de haine et de vengeance. Mais toutes ces violences sont entièrement résorbées dans le texte, n’ont rien de spectaculaire, conformément à l’esthétique classique où l’action est absorbée par la parole : « Là, parler c’est agir » (d’Aubignac, IV, 6).

La fin heureuse

Deuxième spécificité : Auguste n’est pas un tyran, mais un tyran repenti qui devient un roi légitime, entraînant une fin heureuse. Ce dénouement en forme de théophanie est un happy end. En effet, l’idée que tragédie finit mal n’est pas chez Aristote, mais vient de la tradition médiévale ravivée à l’époque humaniste, et disparaît peu à peu des définitions de la tragédie au XVIIe. Nombre des tragédies de Corneille se terminent bien : Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, Rodogune, ainsi qu’Alexandre, Iphigénie, Mithridate, Esther et Athalie de Racine. Auguste est donc décalé par rapport aux autres figures du pouvoir du programme, et montre a contrario comment échapper à la tyrannie. Mais il rejoint les autres, notamment Shakespeare, dans l’interrogation centrale sur le bon gouvernement, la manière de sortir du cycle des vengeances pour instaurer un cycle vertueux. De même, la lecture providentialiste de l’histoire est commune à Shakespeare (même sans en faire un héraut du mythe Tudor) et à Corneille, qui à ce stade adhère pleinement à la construction de l’absolutisme. Par son dénouement résolument optimisme, Cinna présente un miroir positif aux trois autres pièces ; on a pu parler d’un optimisme ontologique et théologique de Corneille. Comme Richard III, Cinna pose la question qui hante l’humanité : comment arrêter l’engrenage du mal ? Ces deux tragédies de vengeance dénoncent la logique de la vengeance, qui rend le mal pour le mal, au nom de la justice, et parviennent à arrêter l’engrenage de la violence : dans un bain de sang chez Shakespeare, et par un geste sublime de pardon chez Corneille.

La théorie absolutiste

On retrouve dans la pièce une défense et illustration de la monarchie absolue, notamment en II, 1 et en V, 3. Corneille fait appel à des concepts de théorie politique, qu’il faut connaître un peu :

– la distinction roi/tyran et la question du tyrannicide. Distinction remontant à l’Antiquité grecque et essentielle chez Jean Bodin, Les Six livres de la République (1576). Si les mots tyran, tyrannie résonnent dans toute la pièce (le mot « tyran » apparaît 14 fois dont 5 fois à la rime), ils s’appliquent uniquement au passé ; et quand Émilie l’emploie au présent, c’est par un télescopage de mauvaise foi. Toute la pièce montre l’avènement du souverain légitime, Auguste, à partir des dépouilles d’Octave, le nom de naissance d’Auguste (Caius Octavius Thurinus) qui le renvoie à l’époque des proscriptions (-36 à -31) alors que l’adjectif « Augustus » est un nom sacré donné par le Sénat en -27. L’histoire se reflète dans l’onomastique : Octave, puis César (-44), puis Auguste (-27). Octave est à la fois un tyran d’établissement et un tyran d’exercice : il a conquis le pouvoir par la force, en éliminant ses rivaux ; et il abuse de son pouvoir, en méprisant les lois divines et humaines. Mais le dénouement en fait un souverain légitime, respectueux de ses sujets et soumis aux lois divines. Selon les traités, la monarchie royale, fondée en nature, est seule à respecter la liberté et les biens des sujets ; elle est héréditaire (car rien n’est plus dangereux que de soumettre le trône à l’élection) et fondée sur la vertu du roi, en particulier la justice.

Dans la théorie politique, la distinction entre tyran et roi est inséparable de celle du tyrannicide et du régicide, assimilée à un « parricide » (car le roi est père de ses sujets). Les deux questions sont également liées dans la pièce puisque la question de la légitimité d’Auguste pose a contrario celle de la conjuration : du succès de cette dernière, Cinna attend « le nom de parricide ou de libérateur » (251) : si la conjuration réussit, c’est qu’Auguste est un tyran, et Cinna un « libérateur » ; sinon, il est un souverain légitime et Cinna un « parricide » (« je deviens sacrilège, ou je suis parricide », 817). Découvrant la trahison, Auguste utilise le même mot à propos de Cinna, puis d’Émilie : « Punis son parricide » (1182), « L’une fut impudique et l’autre est parricide » (1594). Le mot est employé 5 fois, dont 4 à la rime, pour le mettre en relief.

– le machiavélisme et l’anti-machiavélisme : Machiavel est à l’arrière-plan de toutes les tragédies de la première modernité, à commencer par celles de Shakespeare, et bien présent dans Richard III. Corneille délivre un message anti-machiavélien explicite dans toutes ses tragédies. Comme par hasard, la clémence d’Auguste figure dans le pamphlet anti-machiavélien d’Innocent Gentillet, Discours sur les moyens de bien gouvernercontre Nicolas Machiavel, surnommé Anti-Machiavel (1576), qui accuse Machiavel de propager l’athéisme et l’immoralité, et les Italiens de l’entourage de Catherine de Médicis de répandre ces idées ; le pamphlet est traduit et diffusé dans toute l’Europe. Gentillet montre le lien historique entre humanisme et chrétienté, la possibilité pour le souverain de respecter la morale chrétienne : best-seller et source de Corneille. Parmi d’autres exemples de Gentillet repris par Corneille (Pompée, Prusias), Gentillet commente la clémence d’Auguste et cite longuement la « remontrance » de Livie, qui le convertit à la « bénéficence et largesse », en montrant que « la crainte se peut bien acquérir par force, mais l’amitié ne se peut acquérir que par persuasion ». Livie décida Auguste à relâcher les conjurés, « en telle sorte que les uns et les autres d’ennemis lui devinrent amis et bons sujets », récompensant Auguste de sa « bénéficence et libéralité ». (Troisième partie, « De la police que doit avoir un prince », 2e éd, 1577, p. 648). Deux grandes notions se dégagent contre Machiavel : une conception providentialiste de l’histoire, et une théorie de la « raison d’État » issue d’une synthèse.

– une conception providentialiste : selon cette conception, théorisée par saint Augustin, Dieu est maître de l’histoire dont il dirige le cours ; créateur et modérateur de tout, il sait mieux que l’homme ce qui est nécessaire à chaque époque. La providence préside à la naissance et à la mort des empires, règle leur succession et donne à chaque pays et époque ce qui lui convient. Mais si Augustin ne montrait pas de préférence pour un régime politique, les « politiques chrétiennes » du XVIIe (Montchrestien, Pierre de Lancre, La Mare, Faret, Binet, Puget de La Serre) prouvent la supériorité du gouvernement royal. La piété du prince conditionne les autres vertus, tempérance, justice, modestie ; l’histoire appartient à la volonté divine et à son plan providentiel. Le drame d’Auguste débouche sur le sacré : la monarchie n’est pas seulement absolue et humainement légitime, elle est de droit divin. La prophétie de Livie qui clôt la pièce évoque une coutume romaine, l’apothéose des Empereurs romains après leur mort. César se prétendait descendant de Vénus et Énée ; dès 27 av. JC, Auguste le fait diviniser, et en tant que son héritier, il s’attribue le qualificatif d’Auguste (augustus, sacré), se fait construire partout des autels et des temples ; après sa mort, le culte impérial se développe dans tout l’Empire, avec un collège de prêtres, « des temples, des autels », et « une place entre les immortels » (1770-1771). Dans la bouche de Livie, cette apothéose sert à décrire à travers un langage figuré le caractère sacré des rois dans la monarchie de droit divin : soumission absolue des sujets avec « bonheur » et « joie », justifié par l’amour du monarque envers eux (« maître des cœurs ») et par ses « royales vertus » ; renommée du roi transmise à la « postérité ». Livie présente la monarchie comme la fin de l’histoire, la révélation du régime parfait, après la « longue erreur » où Rome s’est fourvoyée en détestant les rois. Elle refuse d’en rester au plan politique ; la politique doit se dépasser en théologie, et Auguste, justifié comme homme, doit aussi être un homme providentiel.

En cohérence avec le dénouement, toute la pièce met en avant le rôle de la Providence : l’emploi du mot « Ciel » à vingt reprises vient souligner l’existence d’une Providence réglant le sort de Rome : c’est le Ciel qui a voulu que la conspiration échoue et qui inspire à Auguste de pardonner, rendant inutiles les raisonnements humains (j’y reviendrai en dernière partie). Selon Nicolas Coëffeteau, source de Corneille, « une particulière providence de Dieu qui se voulait servir de son règne [d’Auguste] pour établir celui de Son Fils [Jésus-Christ] ».

– la raison d’État. Machiavel invente la science politique, qui n’était pas encore distincte de la morale et de la théologie. Il met les chrétiens dans la nécessité d’élaborer à leur tour une théorie chrétienne de la raison d’État, ce que fait le jésuite Giovanni Botero dans La Raison d’État (1589), aussitôt traduit, et imité pendant tout le XVIIe siècle. Botero dénonce la « raison d’État machiavélique », qui fait peu de cas de la conscience et ignore la loi de Dieu. Il récuse cette raison d’État pour en fonder une autre, consacrant l’autonomie du politique, affranchi de toute exigence supérieure (religion, morale). La raison d’État est définie comme « la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et accroître la seigneurie sur les peuples » (ch. 1), mais cette domination doit rester au service de Dieu. La religion est la mère des vertus, rend les sujets obéissants, courageux, libéraux ; en servant le prince, ils servent Dieu dont il tient lieu. Botero recommande l’absolutisme, car toute parcelle de pouvoir dévolue aux grands entame l’autorité de l’État. Dans Cinna, la raison d’État justifie les crimes passés d’Auguste :

LIVIE. Tous ces crimes d’État qu’on fait pour la couronne,
Le Ciel nous en absout alors qu’il nous la donne
Et dans le sacré rang où sa faveur l’a mis,
Le passé devient juste et l’avenir permis. (1608-1611)

Les crimes ne rendent pas le pouvoir d’Auguste illégitime, car il est fondé sur le droit de conquête ; et surtout, son existence même implique que Dieu l’approuve : ici, l’argument pragmatique réunit l’augustinisme et le machiavélisme : le souverain est légitimé par son succès, non par une légitimité ou une vertu intrinsèques, car ce succès est la marque d’une sanction céleste.

 

Les problèmes critiques posés par la pièce

Situation de la critique cornélienne

Depuis le XIXe siècle coexistent deux traditions de lecture : chrétienne, avec Péguy puis Louis Herland, et laïque et rationaliste avec Ferdinand Brunetière et Gustave Lanson, qui soulignent la victoire de la volonté sur les passions. La lecture chrétienne a été éclipsée dans la seconde moitié XXe, voire écrasée par la lecture marxiste (de Dort à Doubrovsky) ; après 1980, elle a resurgi, avec l’essor des études de rhétorique et de spiritualité : Marc Fumaroli, dans Héros et orateurs, montre de manière incontestable l’influence de la spiritualité, de la dramaturgie et de la rhétorique jésuites dans les choix cornéliens, influencés par les poétiques comme celle du Père Galluzzi (Renovazione dell’antica tragedia, 1621) : par exemple, la réfutation du héros « ni bon ni méchant » d’Aristote, et la préférence pour des héros très bons (Nicomède) ou très méchants (Médée) ; la fin heureuse et l’importance de l’admiration. Fumaroli montre aussi comment les jésuites ont fait de la magnanimité, vertu aristotélicienne, une vertu proprement chrétienne, conçue comme la face cachée de l’humilité. Le « magnanime humble », qui pardonne et rend au centuple, explique les traits paradoxaux des héros cornéliens, Horace, Auguste, Polyeucte. Plus largement, Corneille s’inscrit dans le courant de l’humanisme dévot, tel François de Sales et les jésuites, qui croit en la coopération de la liberté et de la grâce. Courant ignoré par Doubrovsky, qui oppose systématiquement grâce et liberté, et pour qui le héros cornélien est mû par le désir d’être Dieu.

Aujourd’hui, trois lectures se partagent le champ des études cornéliennes (pour le dire très sommairement) : une lecture politique, avec Biet, Merlin (dans lignée de Prigent, Dort, Couton). Une lecture chrétienne, Rohou, Landry, Defaux (Defaux fait le point sur la tradition critique). Et une lecture poétique et dramaturgique, originale, Forestier. On peut certes s’inspirer de toutes, les doser et les nuancer, mais elles ne sont pas compatibles sur tous les points : notamment sur deux points essentiels, l’héroïsme de Cinna et la clémence d’Auguste. D’où l’importance de faire des choix interprétatifs, en se fondant sur la lecture la plus attentive et dénuée d’aprioris possible.

L’héroïsme de Cinna

Pour Doubrovsky, Cinna et Émilie incarnent la dénaturation de l’héroïsme, un faux héroïsme, réduit à l’apparence et à la rhétorique, mais tournant à vide. Contrairement à Rodrigue qui fait le récit de son expédition contre les Mores après les avoir vaincus, Cinna fait son récit triomphal avant et ne pose aucun acte héroïque. En outre, les motivations des deux amants sont égoïstes et intéressées, tout en se réclamant hypocritement du bien commun. En prétendant servir Rome, Émilie n’agit que pour elle-même et invoque faussement la piété filiale. Pour Rodrigue, tous les moyens de tuer le comte ne sont pas bons ; il n’y a vengeance que s’il y a épreuve de force, duel et non assassinat. Pour Émilie, tous les moyens sont bons. La vengeance magnanime est remplacée par la vengeance machiavélique. La vengeance d’Émilie se fait calculatrice, mercantile, et en se mettant à prix, elle se livre à un véritable chantage sur Cinna. Dès lors, l’amour cesse d’être une réciprocité de fins pour devenir un moyen : Émilie utilise Cinna, alors que Chimène cherchait à égaler et à mériter Rodrigue. L’émulation se transforme en marchandage : « s’il veut me posséder, Auguste doit périr » (I, 2, 55).

Le double langage des héros est clairement lisible dans l’inversion des rapports public/privé : loin de mettre leurs intérêts au service du bien commun, ils mettent le bien commun au service de leur intérêt. Corneille le souligne par des formules symétriques qui jalonnent la pièce : Émilie confond « l’intérêt d’Émilie et celui des Romains » (I, 3, 156), mais en faisant passer son intérêt d’abord ; le terme « intérêt » possède une connotation mercantile. Plus loin, Cinna s’indigne : « Trahir vos intérêts et la cause publique ? » (I, 4, 306). Pendant tout l’acte I, les motivations publiques et privées sont mises par Émilie et Cinna sur un plan d’égalité trompeuse, et la scène III, 1, la plus machiavélienne, s’apparente à une mise à nu des vraies motivations de Cinna : « je pense servir Rome, et je sers mon rival », dit Maxime (I, 3, 720). Dès lors, Maxime n’hésite plus à trahir le traître, écoutant son mauvais conseiller Euphorbe (euphorbe est le nom d’une plante vénéneuse, très toxique, et évoque aussi le syntagme eux fourbes). La démystification culmine en III, 4, où Cinna montre l’inauthenticité de l’héroïsme d’Émilie : « vous faites des vertus au gré de votre haine » (977).

Selon Doubrovsky, Cinna est doublement faible, puisqu’il cède à son amour et se soumet à une républicaine, d’une opinion contraire à la sienne (puisqu’il s’est montré monarchiste en II, 1). Il est incapable de trancher son dilemme et adopte une attitude de fuite en s’en remettant à la décision d’Émilie (monologue III, 3). La preuve de sa faiblesse, et de son incapacité d’agir, est le remords, sentiment qui le caractérise à l’acte III. Mais pour Forestier, Cinna agit de la seule manière dont un héros peut agir : en mettant son serment à Émilie au-dessus de sa loyauté à Auguste, car le serment le lie absolument, par la parole donnée, selon l’éthique chevaleresque. Cinna n’a donné aucune parole à Auguste, il l’a conseillé. C’est donc à raison que Cinna s’en remet à Émilie pour trancher son dilemme, puisqu’il est objectivement lié à elle par la foi donnée. Il y a une hiérarchie des devoirs, et le parjure est plus grave que le parricide, en l’occurrence, bien qu’il n’implique aucun meurtre. D’autre part, Cinna ne recule pas face au péril de mort, au contraire : la seule solution qu’il trouve est de tuer Auguste, puis de se tuer pour sauver son honneur. Cette capacité d’affronter la mort est commune aux trois conjurés, et la pierre de touche de leur héroïsme réel.

Selon Doubrovsky, le héros doit nécessairement se prouver par un acte héroïque, comme le font Rodrigue et Horace, et Cinna n’en commet aucun. Mais G. Forestier récuse cette conception : dans Rodogune (1645) par exemple, Séleucus et Antiochus parlent de gloire et de générosité, sans poser aucun acte : cela prouve que l’héroïsme est une question de statut, pas d’actes. Les valeurs héroïques subsistent indépendamment des actes, qui  sont déterminés par l’intrigue. Ici, la valeur phare est la générosité, invoquée par les quatre principaux personnages comme l’aune ultime à laquelle se mesurent leurs actions : « Qu’une âme généreuse a de peine à faillir », se plaint Cinna (875). En outre, d’un point de vue dramaturgique, Cinna est bien le héros de la pièce, car il a l’initiative de l’action, mais c’est un héros entravé ou empêché (Forestier). Et s’il est éclipsé à la fin par Auguste, c’est parce que la sphère privée est vouée à être absorbée par la sphère publique, et l’héroïsme des particuliers à être subsumé par la monarchie absolue.

La clémence d’Auguste

Plus encore que sur l’héroïsme, le débat porte sur le geste de clémence final : la clémence d’Auguste est l’aboutissement de la pièce et son apothéose ; mais aussi son point de départ pour le dramaturge, l’exemple historique, attesté par les sources (et discuté dans les traités politiques) sur lequel Corneille construit ensuite toute l’intrigue. Dans le De clementia de Sénèque, la clémence d’Auguste soutient la démonstration de la supériorité des bienfaits sur la force. Un débat a été lancé en 1992-1993 entre plusieurs critiques (R. Pommier, C. Gossip) et poursuivi par d’autres autour de cette question : quelle est la motivation d’Auguste pour pardonner, la générosité ou le calcul ? et quand se décide-t-il exactement à pardonner : face à Livie en IV, 3, dans l’intervalle des actes IV et V, ou face aux conjurés en V, 3 ? Landry fait bien le point, et donne une interprétation convaincante.

Pour Doubrovsky, la clémence d’Auguste est motivée par le désir de gloire : par un effort héroïque de sa volonté, Auguste accède à un ordre supérieur, renonce à son bonheur et se réalise en se renonçant : paradoxe commun à tous les héros cornéliens. Il a le ton orgueilleux du vainqueur : victoire, triomphe, combat, et veut accabler Cinna par sa générosité.

[…] Ô siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie :
Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l’issue
Qui l’aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler. (1698-1708)

Auguste ne pardonne pas par charité, mais par « générosité » au sens XVIIe, c’est-à-dire par orgueil aristocratique, pour prouver à autrui et à lui-même sa propre générosité. Son pardon est clairement intéressé.

Forestier évacue le débat : à ses yeux, il est inutile de se demander pourquoi ni quand Auguste pardonne, car la motivation de Corneille est uniquement dramaturgique : si Auguste est plus héroïque que les rois Fernand (dans le Cid) et Tulle (dans Horace), qui font grâce au héros coupable, c’est parce qu’il est touché de plus près par une conspiration attentant à sa vie et ourdie par sa fille adoptive. Corneille a multiplié les raisons qui auraient poussé un homme ordinaire à se venger, pour rendre son acte plus héroïque, et créer un renversement paradoxal d’une démarche attendue. Donc, il est vain de se demander à quel moment il se décide à pardonner ; de degré en degré, il est de plus en plus acculé à punir, afin que son geste soit plus spectaculaire. Le seul but de Corneille est de créer l’effet de surprise maximal, en retardant le renversement le plus tard possible.

Il est certain que Corneille pratique une dramaturgie du coup de théâtre, mais ce coup de théâtre est au service d’une dramaturgie de l’évidence royale, et les motivations d’Auguste importent, au contraire, pour l’interprétation politique de la pièce. Chez les penseurs politiques des XVIe et XVIIe siècles, la clémence d’Auguste était toujours interprétée comme un sublime calcul politique, une manière de consolider sa position ; ainsi chez Jean Bodin, « il voulut essayer si par douceur il pourrait gagner les cœurs des hommes : depuis il ne trouva jamais personne qui osât rien attenter contre lui. » C’est précisément l’argument de Livie chez Sénèque, imité par Corneille : « Essayez sur Cinna ce que peut la clémence » (IV, 3, 1210). Livie recourt à l’argument de l’utile, et envisage la clémence comme une arme dans une stratégie, pour conquérir le cœur de ses sujets. La clémence apparaît comme une ruse politique, ainsi aux yeux de Napoléon : « je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran ». Mais ce n’est que le point de vue de Livie, point de vue qu’Auguste rejette fermement : dans son monologue d’abord (IV, 2), il n’entrevoit de choix qu’entre le suicide et la tyrannie, et repousse vivement l’hypothèse du pardon : Auguste prononce à deux reprises le mot « pardonner » dans ce réquisitoire (1150, 1160), pour en rejeter l’éventualité, au nom de la justice et de l’argument du précédent (« qui pardonne aisément invite à l’offenser »). Mais en envisageant la solution du pardon, fût-ce pour la repousser, Auguste pose les bases de la clémence finale. Ensuite, il rejette cette solution face à Livie, parce qu’un crime de lèse-majesté offense tout l’État, et ne saurait rester impuni. Sur ce point, Corneille se distingue radicalement des sources : alors que chez Sénèque (mais aussi Montaigne et Coëffeteau), Auguste « tout joyeux d’avoir rencontré un tel avocat, remercia sa femme », chez Corneille il repousse ce conseil comme le fruit d’un calcul mesquin, inspiré par la faiblesse. Ainsi, l’interprétation de clémence comme un pur calcul est faux pour la pièce, et Napoléon se trompe. En outre, si c’était le fruit d’un calcul, on voit mal comment il réconcilierait Auguste avec lui-même, le sortirait de ses doutes existentiels et lui permettrait de se dépasser.

Il est également vain de se demander si Livie continue à persuader son mari en coulisses, entre les scènes IV, 3 et V, 1, comme elle se le promet in petto :

Il m’échappe : suivons, et forçons-le de voir
Qu’il peut, en faisant grâce, affermir son pouvoir,
Et qu’enfin la clémence est la plus belle marque
Qui fasse à l’univers connaître un vrai monarque.

Certes, Livie prononce là des paroles prophétiques, comme quand elle prophétise à la fin de la pièce l’apothéose d’Auguste ; mais elle n’a pas convaincu l’empereur, qui promet encore une punition exemplaire à la fin de V, 2 :

Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu’Antoine ni Lépide :
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez :
Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez ;
Et que tout l’univers, sachant ce qui m’anime,
S’étonne du supplice aussi bien que du crime. (1657-1662)

Les suggestions de Livie font partie des préparations dramatiques qui accompagnent l’effet de surprise final, rendant vraisemblable cet acte extraordinaire, selon la catégorie du « vraisemblable extraordinaire » chère à Corneille. Mais Corneille laisse à Auguste l’entière initiative de sa décision, qui advient comme un coup de tonnerre, un coup de théâtre et un coup de la grâce, retardé jusqu’à la dernière scène. C’est seulement en V, 3, quand Auguste apprend la trahison de Maxime, qui avait dénoncé la conjuration et restait son dernier ami ; c’est seulement à ce moment, parvenu au fond du désespoir et de la déréliction, qu’Auguste pose cet acte prodigieux de la volonté :

En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire ! (1693-1698)

Auguste se convertit par une inspiration foudroyante du ciel, sous le coup d’une illumination intérieure. La clémence éclate comme un coup de la providence, se distinguant par l’absence de délibération explicite, contrairement aux décisions héroïques de Rodrigue et Polyeucte. Son appel désespéré au « Ciel » est aussitôt suivi de son cri de victoire : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». En disant ces mots, Auguste exalte le double aspect de la clémence, où la victoire sur lui-même couronne la victoire sur le monde. Le geste de la clémence possède une double dimension, politique et personnelle : il résout la crise politique, tout en résolvant la crise morale d’Auguste. La clémence assure la gloire d’Auguste en affirmant sa supériorité morale. C’est un geste à la fois moral et intéressé. La clémence est un acte pleinement sincère, où l’homme Auguste coïncide avec le souverain Auguste, par un acte qui raffermit et légitime son pouvoir, en le fondant sur un ethos royal. Par ce geste, Auguste unifie gouvernement de soi et gouvernement des âmes, et refonde à la fois son intériorité et le corps politique (H. Merlin). La conversion d’Octave tyran a une puissance instituante qui arrache Rome aux passions de la vengeance et aux illusions de la liberté. Ayant fait preuve de sa vertu extraordinaire, sa volonté qui s’est mise au-dessus des règles peut à bon droit se placer au-dessus des lois pour en constituer la source suprême, conformément à théorie absolutiste : Princeps legibus solutus, le prince est délié des lois. C’est une définition volontariste de la puissance : le bien et le mal inscrits dans la loi ne viennent pas de la nature, mais de la volonté. Cinna met en lumière le « principe absolutiste-volontariste » (H. Merlin) : régner, c’est produire le moi comme source de puissance. A minima, la clémence doit donc être interprétée dans cette double optique : politique, comme la justification de l’absolutisme ; et morale, comme l’accomplissement de l’idéal de magnanimité, emprunté à l’Ethique à Nicomaque, et qui est resté la base de l’idée de noblesse à travers le Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle (Fumaroli).

Pour certains, la lecture politique de Cinna est insuffisante, et il faut souligner l’intervention de la transcendance : on ne voit pas pourquoi Auguste recourrait à une solution qu’il n’a cessé de rejeter, s’il n’était saisi par la grâce. La métamorphose d’Auguste est une sorte de conversion, de baptême et de mort à soi-même ; le souverain dépouille le vieil homme (Rm 6, 6) pour revêtir l’homme nouveau. Refusant de perpétuer l’engrenage du mal, il choisit de pardonner et d’aimer à perte, risquant de se perdre lui-même. Du fond de la déréliction, il entrevoit les splendeurs d’un monde animé par la grâce, la gratuité du don, en donnant la vie à ses assassins, et pose les prémices d’un monde nouveau, anticipant la Jérusalem céleste. De fait, pour Coëffeteau, l’Empereur Auguste, témoin de la naissance du christianisme (et cité dans l’Evangile de Luc) est un chrétien qui s’ignore, envoyé par Dieu pour préparer le règne de Son Fils.

Les articles les plus convaincants (Defaux, Landry) montrent que la clémence d’Auguste est le fait d’une véritable conversion, d’un coup de la grâce, et soulignent le parallèle entre ce dénouement et celui de Polyeucte : les yeux se dessillent et la bonté du monarque (terrestre, puis céleste) remplit les assistants de joie. Émilie se « convertit », comme plus tard Pauline. En IV, 4, elle se sent envahie d’une joie secrète, étrangère à elle-même et incompréhensible (IV, 4, 1267-1272). Cette joie défiant toute logique, puisque Cinna et elle sont promis au pire châtiment, s’apparente à la joie du martyre, inexplicable adhésion à un ordre providentiel. Devant Auguste, elle assiste passivement à la mort de sa haine en elle : « Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle. Elle est morte. »  Impossible d’en faire lecture volontariste et cartésienne à la Lanson. Sa conversion n’est pas dictée par la gratitude envers Auguste, mais par une croyance nouvelle : elle reconnaît l’empire, et c’est pourquoi elle recourt à un vocabulaire théologique : « ces hautes bontés », « leurs clartés » (1715-1716). Elle prononce une profession de foi dans l’absolutisme de droit divin : « Le Ciel a résolu votre grandeur suprême » (1721).

La pièce multiplie les invocations au « Ciel », soulignant l’œuvre de la providence, surtout dans les deux derniers actes. Dans son monologue de l’acte IV, frappé par l’ingratitude de tous, livré à une solitude absolue, Auguste s’en remet au Ciel : « Ciel, à qui voulez-vous que désormais je fie/ Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ? » (1121-1122). A nouveau dans la scène IV, 3, Auguste renvoie Livie en disant : « Le Ciel m’inspirera ce qu’ici je dois faire » (1258). Cet appel désespéré trouve un écho précis en V, 2, quand il apprend la trahison d’Émilie : « Jusques à quand, ô Ciel, et par quelle raison/ Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison ? » (1587). Et une troisième fois, on l’a vu, en apprenant la trahison de Maxime : « En est-ce assez, ô Ciel ! » (1693). Le cri d’Auguste ne reste pas sans réponse, et le dénouement vient illustrer la nécessité de s’abandonner à la volonté des dieux. Quand il s’écrie : « Je le suis, je veux l’être », ce n’est pas la volonté qui s’affirme, mais le sujet qui reconnaît la source de son pouvoir en Dieu. À preuve, il reprend les paroles du jeune Samuel appelé par Dieu, dans la traduction cornélienne de l’Imitation de Jésus-Christ (1653, III, 2) : « Je dis ton serviteur, car enfin je le suis/Je le suis, je veux l’être ». Loin de se prendre pour Dieu, Auguste s’humilie, car Dieu est tout.

Le « Ciel » révèle ainsi toute sa puissance à l’acte V, comme s’il entrait en action dans une sorte de deus sans machina. Sans machina, car le Dieu chrétien est intérieur à la conscience de chacun, et ses manifestations ne sont pas spectaculaires — ou du moins, elles sont limitées au spectacle des mots. Les théoriciens du XVIIe attribuent à la clémence une qualité royale de pur don, car aucun acte royal ne met autant en évidence la divinité du monarque : le roi crée un ordre, un microcosme politique où il permet à ses sujets d’exister, voire les recrée, comme Auguste le dit à Cinna : « Je t’ai donné la vie ». Cinna culmine dans un hommage à la sainteté du roi de France, au-dessus des lois, indépendant de toutes sollicitations, sauf de celle de Dieu. Son geste illustre la parole évangélique : « Aimez vos ennemis ». Rédimé, il se hausse au pinacle de l’accomplissement humain et s’expose au jugement des générations futures, devenant une « déité vivante », comme le dit François de Colomby : « l’opinion qu’on a que leur puissance est légitime les fait honorer comme des déités vivantes ». Le dernier vers de la pièce complète cette divinisation d’Auguste : « Auguste a tout appris et veut tout oublier ». Auguste parle comme Dieu ; il a l’omniscience du Père, le pouvoir de tout pardonner et même de donner la vie. La clémence d’Auguste, c’est le pardon gratuit de Dieu, et ce pardon est indifférent non seulement à la gravité du péché, mais à la présence d’une contrition, puisque seul Maxime se repent (Émilie et Cinna refusent explicitement de se repentir).

Le héros cornélien s’accomplit dans le rapport à l’activité sociale et politique, mais cette action et cette existence trouvent à leur tour leur dignité dans la collaboration à l’œuvre créatrice d’un Dieu éternel, qui n’est pas le fatum aveugle des tragédies grecques. Auguste est en phase avec le plan de Dieu et se sacrifie à l’ordre politique (non sans dimension christique) tout en accomplissant l’ordre cosmique. La tragédie antique faisait dominer la crainte et la soumission à la fatalité, incompatible avec la soumission à Dieu et à la raison. Corneille crée la tragédie moderne, tragédie providentielle de l’héroïsme vainqueur dans le plan de Dieu. La fin de la pièce est particulièrement optimiste, puisque le Ciel intervient directement pour concilier bonheur personnel et intérêt public. Non seulement Auguste assure le rétablissement de l’État, mais en régnant sur les cœurs, il procure le bonheur à ses sujets : Cinna veut se donner à Auguste «  par un bonheur dont chacun soit jaloux » (1751), et Livie prophétise que le « bonheur [de Rome] consiste à vous faire régner ». Or cet accord parfait entre le bien commun et le bonheur des sujets ne se retrouvera plus après Polyeucte ; Dieu n’interviendra plus directement dans l’histoire, comme si Corneille s’était rendu compte de son excès d’optimisme, rendu obsolète par l’avènement de Louis XIV.

GOY-BLANQUET, Dominique : Richard III de Shakespeare : présentation

(Voir aussi les Annexes)

Prises de pouvoir

Ici l’usurpation est double : Richard s’empare de la couronne, le personnage s’empare du plateau, au détriment des autres protagonistes. Ce rôle de composition séduit autant les acteurs que le public. Macbeth suit un parcours similaire d’ascension et chute sans susciter le même engouement complice. Principale différence, Macbeth est au départ un brave gentilhomme, Richard se déclare d’entrée « a villain », un scélérat prêt à tous les méfaits. Tous deux sont des guerriers réputés, et tous deux ont conscience d’être avancés si loin dans le sang qu’ils ne peuvent plus faire demi-tour. Sitôt le pouvoir conquis, il leur échappe : après une longue fièvre l’organisme contaminé se ressaisit, une coalition de leurs victimes – la forêt, les fantômes – expulse le mal par une ultime purification sanglante.

Macbeth ne suscite pas de grandes divergences critiques. Richard, si. Aucune autre pièce du canon n’a vu son interprétation autant varier depuis un demi-siècle. D’abord parce qu’elle a été longtemps jouée seule, bien qu’elle constitue le dernier épisode d’une longue séquence, la fin de la dynastie Plantagenet. Le personnage éponyme change beaucoup quand il n’apparaît plus comme un phénomène isolé mais à l’issue d’une série de violences et de transgressions. L’autre changement notoire vient des rôles secondaires, qui ont pris de l’épaisseur au cours des dernières décennies.

Shakespeare a dramatisé un siècle d’histoire médiévale en commençant par la fin : Henry VI 1re, 2e et 3e parties, Richard III représentent les guerres des Roses qui aboutissent à l’avènement des Tudors. Ensuite il est remonté à l’origine de ces guerres dynastiques, Richard II, Henry IV 1re et 2e parties, Henry V. Le cycle conclut sur la victoire d’Azincourt – notre défaite –, mais un bref épilogue ferme la boucle : Henry V est mort jeune, son fils Henry VI couronné au berceau reperdra tout, « Which oft our stage hath shown », comme l’a souvent montré notre scène.

Au début des Henry VI la cour se dispute autour du cercueil d’Henry V, les divisions politiques affament l’armée et rendent ses prouesses inefficaces. Après la perte des conquêtes françaises, on assiste étape par étape à la faillite de l’institution monarchique. Les remparts du commonwealth tombent, le roi Henry VI est vertueux mais incapable d’enrayer la montée des ambitions, les forces d’anarchie finissent par produire son antithèse absolue, Richard III. Richmond arrive en sauveur, conforme au portrait traditionnel du prince chrétien. Mais si l’excès de vertu d’Henry VI a produit à terme l’excès de crime de Richard, comment ce nouveau prince modèle pourra-t-il réussir là où ses prédécesseurs ont échoué, la pièce ne le dit pas. Il a tué un roi couronné, ce qui a en général des effets désastreux, mais il est entendu que Richard était un monstre et un tyran. L’arrivée des Tudors interdit de pousser plus loin la réflexion.

La deuxième Henriade repose la question du régicide et des troubles qui en résultent. Après la déposition de Richard II, le règne de l’usurpateur est agité par les rébellions de prétendants au titre. Son fils hérite d’un royaume déchiré qu’il reprend en main. Henry V résout le dilemme du prince chrétien par un divorce radical entre les vertus privées et publiques : il respecte la morale à titre personnel, donne l’exemple d’une conduite héroïque, et exerce la violence du pouvoir sans faiblesse, au nom de l’institution inhumaine que doit être la royauté. Comme disait Machiavel, « Il n’est donc pas nécessaire à un prince d’avoir toutes les qualités ci-dessus nommées », pitoyable, fidèle, intègre, humain, religieux, « mais de paraître les avoir. Et même, j’oserai bien dire que, s’il les a et qu’il les observe toujours, elles lui porteront dommage [footnote] »

Le dénouement de Richard III semble épouser la thèse officielle des vainqueurs : au lieu d’être un régicide de plus, la mort du tyran met un terme aux crimes de la guerre civile, les familles divisées s’unissent par mariage, l’ordre restauré reflète à nouveau l’ordre divin. Shakespeare adhère-t-il ou non à ce point de vue, la critique continue à en débattre, les historiens ne sont pas d’accord avec sa version des faits, encore moins avec le portrait de Richard, qu’il a trouvé chez Thomas More, le chancelier d’Henry VIII, mais c’est son personnage qui s’est imposé dans l’imaginaire anglais.

Histoire

Shakespeare écrit cent ans après les événements, sous le règne d’Elizabeth, la dernière de la dynastie qui a renversé Richard III. Les rébellions n’ont pas cessé sous les Tudors, elles se sont multipliées après la rupture d’Henry VIII avec Rome [footnote] . Depuis, chaque changement de règne impose au pays un changement de religion. La hantise de la guerre civile est toujours vive, et plus encore la crainte qu’elle n’encourage une invasion étrangère. La reine d’Ecosse Marie Stuart est détenue sur le sol anglais, au centre de complots papistes visant à la mettre sur le trône. Dans les débats parlementaires, on réclame sa tête et on cite les précédents historiques désastreux, l’Angleterre divisée entre deux rois qui se disputaient la couronne, sous Richard II, sous Henry VI. Après avoir longtemps hésité à faire tomber une tête couronnée, Elizabeth finit par s’y résoudre, Marie Stuart est jugée et décapitée en 1587. L’année suivante, l’invasion arrive, mais contre toute attente l’Invincible Armada est mise en déroute par la tempête. Les poètes célèbrent la victoire de Gloriana la souveraine.

John of Gaunt dans sa fameuse tirade de Richard II, « This sceptered isle », évoque une Angleterre idéale mais en péril, retranchée telle une forteresse derrière ses murailles marines. C’est dans ce climat de tensions que s’est développé le genre de la pièce historique. Qui en est l’inventeur, Marlowe, Shakespeare, il est impossible de le dire tant que subsistent des doutes sur les dates d’écriture de leurs œuvres. Le genre connaît vite une grande popularité chez les écrivains, à qui l’histoire nationale offre une source inépuisable d’enseignements moraux et d’intrigues dramatiques. Dans l’esprit humaniste, l’histoire enregistre le souvenir des actions glorieuses, la littérature leur élève des monuments d’éternité. Le fossé commence à se creuser à l’époque où Sir Philip Sidney dans sa Defence of Poesie prend parti pour la vérité imaginative de la poésie contre la vérité mesquine de l’histoire. Les premiers historiens, eux, à la suite de Jean Bodin, se déclarent de plus en plus rétifs aux ornements rhétoriques. Un style sobre, une langue correcte, voilà les outils appropriés au service de la vérité [footnote] .

Cette volonté de servir la vérité, les chroniqueurs Plantagenet et Tudor l’affirment tous avant de lui faire servir d’autres maîtres, et d’en changer quand le pouvoir change de mains [footnote] . L’enquête est rarement gratuite, l’histoire a tant de vertus qu’elle peut servir toute sorte de causes. Ce qui la rend dangereuse. Sir Walter Ralegh prévient le lecteur, en préface à son History of the World, « Celui qui court sur les talons de la vérité risque de prendre des coups de pied dans les gencives [footnote] . » La censure royale lui donne raison, plusieurs auteurs en font les frais quand ils s’abritent derrière la méthode très courue du miroir, parler du passé pour dénoncer les vices présents.

Shakespeare n’est pas plus soucieux que les chroniqueurs de l’exactitude des faits. Historiquement, Margaret avait été renvoyée en France après la défaite du parti Lancastre à Tewkesbury. Buckingham s’est rebellé bien qu’il ait obtenu tout ce qu’il demandait, y compris les terres qu’il réclame en vain dans la pièce. D’après ses récents biographes, Richard III n’a pas commis la moitié des crimes qu’on lui impute. Les visiteurs étrangers à sa cour ne rapportaient pas de difformités particulières, juste une épaule un peu plus développée par le maniement des armes. On sait maintenant que ses portraits peints ont été retouchés post mortem en accentuant cette disproportion pour en faire une bosse visible [footnote] . Cela dit, les rumeurs hostiles circulaient déjà de son vivant. La pièce en porte la trace, et le doute, quand le jeune York prétend tenir ces rumeurs d’une nourrice qui était morte avant sa naissance. Richard s’était aliéné l’opinion en écartant ses neveux de la couronne, mais loin d’être longuement médité, son plan avait tout de l’improvisation, sans doute provoqué par la maladie et la mort soudaines d’Edward IV. A en croire le chroniqueur Hall, toute la famille royale, y compris la mère et les sœurs des enfants, et toute la noblesse ont participé aux fêtes du couronnement de Richard.

Sources historiques

L’essentiel du matériau historique de Shakespeare vient de Polydore Vergil, Thomas More, Edward Hall. Les chroniqueurs Tudor utilisent encore les travaux et les méthodes de leurs précédesseurs médiévaux, « scissors-and-paste », l’équivalent de notre copié-collé, qui consiste à assembler les meilleurs morceaux recueillis dans des récits divers. Le seul véritable historien du lot, et le moins partial c’est Vergil, un humaniste italien : Richard n’occupe qu’un chapitre d’une longue histoire de l’Angleterre depuis l’Antiquité. Guerrier loyal à sa famille, il maintient l’ordre dans le Nord quand la nouvelle de la mort du roi lui donne un ardent désir de la couronne et le pousse au crime.

More, lui, se concentre sur le seul Richard, et emprunte aux historiens latins leurs modèles de tyran, Néron, Tibère, Caligula. Il interrompt brusquement son récit quand Morton l’évêque d’Ely complote avec Buckingham, sans doute parce que More craint lui aussi les coups de pied dans les gencives. Son personnage surgit tel le mal incarné dans un paysage serein, troublé seulement par une rivalité entre la famille de la reine et les frères du roi. Shakespeare lui emprunte un grand nombre de traits, et attribue en prime à Richard l’ironie et la verve du grand humaniste. Chez More, Richard parle peu et préfère agir en coulisse, par l’intermédiaire de ses comparses, alors que Shakespeare le place au centre de la scène et le montre acharné à subvertir tous les codes rhétoriques dont More se sert avec élégance pour ordonner son propre discours. La pièce, elle, démasque leur usage mensonger, quand Richard se confie au public en singeant ces effets de manche :

Femme fut-elle jamais courtisée de cette façon ?
Femme fut-elle jamais conquise de cette façon ?
et conclut sans fard :
Je l’aurai, mais je ne la garderai pas longtemps. (I. 2)

La chronique d’Edward Hall traite l’histoire des Plantagenets depuis la déposition de Richard II jusqu’au règne d’Henry VIII. Cette coïncidence avec la période dramatisée par Shakespeare va créer des malentendus, quand les critiques croieront retrouver chez lui le schéma providentialiste et les opinions de Hall, un serviteur enthousiaste d’Henry VIII. Hall a retranscrit à la suite les deux récits de More et Vergil sans chercher à les réconcilier. Shakespeare exploite leurs contradictions en construisant son personnage autour d’une rupture, à la mort du duc d’York, quand le clan familial éclate et que les frères de Richard donnent les premiers l’exemple de l’individualisme dont il va faire son credo.

Richard est-il un monstre contre nature, un libre penseur, ou l’agent d’une justice immanente ? Certaines sources font de lui l’Antéchrist, « a scourge », un fléau envoyé par Dieu pour punir les crimes anglais. Les chroniqueurs saluent chacun l’arrivée providentielle de Richmond, le triomphe de la morale et le juste châtiment du coupable. Dans la pièce, c’est le vainqueur, Richmond, qui impose cette version de l’histoire en évoquant Armageddon et les moissons de l’Apocalypse.

Sources littéraires et dramatiques

Depuis saint Augustin, les théologiens peinent à expliquer l’existence du mal dans un univers créé par un Dieu qui serait à la fois toute puissance et toute bonté. Les voies du Seigneur sont impénétrables, mais les dramaturges, comme les chroniqueurs dont ils s’inspirent, cherchent une cohérence morale dans les leçons du passé : « Quand le méchant saigne, alors la tragédie est bonne », proclame Vindice [footnote] . Chez Shakespeare, le plus proche de l’hamartia grecque, la faute tragique peut être un défaut de vision, une erreur que la marche du temps interdit de corriger, thème fortement thématisé dans la deuxième Henriade, mais Richard partage aussi des traits avec le héros vengeur élisabéthain, qui peut être l’instrument involontaire d’une justice supérieure : « For this among the rest was I ordained », dit-il au moment d’assassiner Henry VI, il a été ordonné pour accomplir cet acte.  L’action obéit à des causes naturelles, tout en dessinant un arrière-plan de puissantes forces occultes.

Les théoriciens de la Renaissance insistent tous sur le propos moral et didactique de la tragédie, et assimilent la faute au péché biblique. La notion de catharsis, les principes d’unité, de vraisemblance, se retrouvent gauchis eux aussi dans les traités italiens, tant par les lois esthétiques que par la vision chrétienne. On a à l’époque peu accès aux œuvres dont parle Aristote. Un peu Euripide, par des traductions anglaises ou latines, et beaucoup Sénèque, qui va inspirer les tragédies de la vengeance, un genre illustré par le Titus Andronicus de Shakespeare et son banquet cannibale. On trouve aussi de nombreux ingrédients sénéquiens dans Richard III, crimes et représailles développés sur plusieurs générations, rêves prémonitoires, fantômes, maximes sentencieuses, protocoles rhétoriques et stichomythies, ces joutes verbales où Richard excelle.

Au croisement de l’histoire et de la littérature, les premiers traducteurs de Sénèque, de jeunes juristes des écoles de droit londoniennes, ont composé A Mirror for Magistrates dont les leçons obliques s’adressent aux gouvernants. Cette suite de narrations intitulées « Tragedies » tire son matériau de la chronique de Hall et reprend le modèle du De casibus virorum illustrium de Boccace. « Tragedie » au sens où l’entendait Chaucer, une histoire ancienne écrite en vers qui rapporte la chute d’un haut personnage [footnote] . Les fantômes d’éminents hommes d’Etat britanniques racontent aux narrateurs du Mirror les circonstances qui ont entraîné leur chute, autant de prétextes à des leçons sur le bon et le mauvais gouvernement, car loin d’être des jouets de la fortune comme chez Boccace, ils avouent subir un châtiment mérité pour leurs crimes. On les retrouve à peu près tous dans la distribution des Henriades, dans les aveux qui précèdent les exécutions des victimes de Richard et dans son cortège de fantômes. A quelques détails près, l’inspiration s’arrête là. La trame historique du recueil est mince, et sa poésie lourdement didactique.

De nombreux ouvrages retracent la multitude de sources, folkloriques et autres, de Richard [footnote] . Un ample bestiaire l’associe aux animaux les plus méprisés de la création, crapaud, basilic, serpent, porc, chien, limace, araignée… et un fonds archaïque de traits fabuleux. Comme les vampires, il est armé de dents précoces. L’inceste dont il menace sa nièce vient du sabbat des sorcières. Sa naissance les pieds devant, comme on entre dans la mort, est un signe d’inversion néfaste. Il y ajoute une dimension cosmique : né avant terme tant il était pressé de dévorer le monde, sans aucun trait de père ni mère, le bras comme un buisson flétri, le dos voûté sous une montagne, « like to a chaos », il est sorti des entrailles d’une terre bouleversée par un siècle de violences. Sa marche au pouvoir constitue le couronnement du crime. Au fil de la Henriade, on a vu l’espace de solidarité se resserrer, le common weal se réduire aux intérêts d’une faction, d’un clan, de soi. L’ennemi était d’abord étranger, puis anglais, bientôt c’est un cousin, un frère, jusqu’au « I alone » de Richard qui renie tous liens humains. Par touches rapides et sûres, Shakespeare dépeint la corruption méthodique de tous les organes du pouvoir : viol du sanctuaire, arrestation et exécution des opposants, simulacre de justice, démission des autorités religieuses, désinformation, parjure, mutisme de l’opinion, complicité du public.

Shakespeare ouvre l’éventail des archétypes, son personnage est à la fois héritier du Vice des moralités, de Judas, du tyran biblique Hérode le tueur d’enfants, du tyran sénéquien, et par un anachronisme délibéré de Machiavel, dont les Anglais ont fait un nom commun, « a make-evil ». Richard, ce condensé de traits archaïques, encore plus chargé de symboles que les véhicules thématiques des œuvres précédentes, nous séduit par sa modernité, là où ses rivaux sont handicapés par des superstitions, des croyances et des rites sociaux qu’il tourne en dérision. Des vagues successives ont porté au sommet puis abattu une foule de protagonistes réduits à quelques traits distinctifs. Cette fois le personnage fait son entrée, doté d’une personnalité originale, d’une cohérence psychologique et d’une amorce de vie intérieure. Aujourd’hui sa laideur paraît souvent un mobile suffisant pour haïr le reste du monde. En son temps elle était le signe visible de son âme noire. Sur scène, son visage est odieux à tous parce qu’il est le reflet de leurs crimes. Sa conscience s’éveille le temps d’un cauchemar, au seuil de la division tragique :

De quoi ai-je peur ? De moi-même ? Il n’y a personne d’autre ici ;
Richard aime Richard, à savoir Moi et Moi.
Y a-t-il un meurtrier ici ? Non. Si, moi ! (V.3)

Dramaturgie

Richard porte une succession de masques, qu’il soulève brièvement pour amuser la galerie. D’innombrables références au théâtre ponctuent la pièce, act, scene, cue, part, plot, pageant, induction, show, shadow, paint, tragedy. Thomas More qui avait un tyran en herbe sous les yeux a actualisé la métaphore du theatrum mundi par un jeu de mot sanglant : le peuple n’est pas dupe des comédies politiques qu’on lui joue, mais gare à celui qui dénoncerait l’imposture, car « These matters be Kings’ games, as it were, stage plays, and for the more part played upon scaffolds », ce sont des jeux de rois, des pièces de théâtre qui se jouent pour l’essentiel sur des échafauds. Jeu de mot tristement prémonitoire dans le cas de More, quand son souverain Henry VIII rompt avec Rome.

Depuis cette rupture, l’Angleterre se méfie de tout ce qui vient d’Italie ou de France, et se replie sur son patrimoine. Les dramaturges montrent peu d’intérêt pour les théories néoclassiques, à l’exception d’un petit cénacle érudit autour de Sidney, qui déplore la barbarie de la scène anglaise. Barbarie, ou affichage délibéré de sa théâtralité ? Shakespeare va répondre à leurs critiques par la voix du Prologue de Henry V : nous sommes dans un théâtre, si l’action se transporte en France personne n’aura le mal de mer. Faites entrer le monde entier dans ce modeste O de bois, le Globe, demande-t-il au public, « make imaginary puissance », « piece out our imperfections with your thoughts » rapiécez nos imperfections par vos pensées.

La scène élisabéthaine est sans équivalent en Europe, et elle n’aura qu’une courte vie. Cette singularité, cette liberté vont disparaître avec la fermeture des théâtres et la destruction du Globe sous le régime puritain de Cromwell. A la Restauration, on adopte le modèle des théâtres continentaux, les règles d’unité et l’effet de réel. Il faudra attendre le début du XXe siècle pour redécouvrir les conditions de la dramaturgie élisabéthaine. Elle se joue à ciel ouvert, sur un plateau nu qui redevient neutre chaque fois qu’il se vide de ses personnages. Par convention tacite, les entrées et sorties marquent des transitions dans l’espace et dans le temps. La scène garde des traces de ses origines médiévales, mais n’utilise plus le décor multiple, où la maison de Judas était voisine du palais des évêques, un minimum de vraisemblance est respecté. La présence des deux tentes côte à côte à Bosworth est un archaïsme délibéré : les fantômes rejouent le combat des Vices et des Vertus dans les vieilles moralités que cite Richard, comme Faustus entre ses bon et mauvais anges dans la pièce de Marlowe. L’absence de quatrième mur, la forme en éperon favorisent les échanges directs avec le public.

Les lieux de l’action restent souvent vagues, sauf quand ils ont un sens historique ou dramatique précis. Ce qui compte d’abord c’est soit la fonction de ces lieux, cérémonielle, carcérale, festive, intime, soit ce qu’ils évoquent dans la mémoire des spectateurs élisabéthains, la Tour, Pomfret qui ont déjà connu tant de morts violentes, comme le rappellent les protagonistes, Bosworth qui intronise la dynastie Tudor.

Date de création

Les hypothèses varient, dans une fourchette entre 1590 et 1592. La pièce existe en deux versions, la première qu’on appelle Q, un in-quarto imprimé en 1597, et F, l’in-folio composé en 1623, après la mort de Shakespeare, par deux membres de sa troupe qui mettent en garde contre les plagiats. Il n’existe pas de copyright, ce sont les compagnies qui sont propriétaires des textes. Aucun manuscrit de l’époque n’a survécu, pas plus ceux des confrères de Shakespeare que les siens. Si une pièce a du succès, ou si elle est menacée de piratage, les directeurs de compagnie l’inscrivent au Registre des Libraires et la font imprimer. Le texte fourni à l’imprimeur peut être aussi bien un brouillon de l’auteur, « foul papers », qu’une copie au propre, « fair copy », ou le manuscrit annoté du régisseur, « prompt book », littéralement, livre du souffleur. Pour Richard III, les éditions Q et F viennent de deux manuscrits différents, présentent plus de 2000 variantes mais offrent toutes les deux des garanties d’authenticité. Q a au moins un passage important, la prophétie de Rougemont, qui n’est pas dans F. La version la plus courte, celle de Q, a pu être reconstituée de mémoire par les principaux acteurs de la troupe, Shakespeare inclus, pour une tournée en province [footnote] . Elle appartient à une période particulièrement confuse de l’histoire des théâtres, réorganisation des compagnies avec transfert de manuscrits, épidémie de peste qui a imposé la clôture des théâtres de fin juin à fin décembre 1592, par les autorités municipales pour limiter les risques de contagion, tournées en province avec distribution réduite [footnote] .

Sur la qualité des coupes, les éditeurs d’Oxford estiment que la plupart des variantes de Q améliorent la pièce sur le plan scénique, celui d’Arden les trouve « unfortunate », « misguided », malavisées. Quel est le bon texte, le « vrai », celui jailli de la plume de l’auteur, ou celui « qui a à la fois souffert et bénéficié du contact direct avec le théâtre [footnote] » ? L’œuvre de l’artiste solitaire, ou d’un collectif incluant tous ceux qui ont contribué à la création du spectacle ? Des arguments solides, des précédents plus ou moins heureux existent pour et contre les deux positions. L’épreuve de la scène est décisive, mais on a le droit de préférer les inventions de Shakespeare à celle de ses collaborateurs. Cette question très disputée est ranimée depuis quelque temps par divers ouvrages visant à démontrer que plusieurs textes dits « de Shakespeare » ont eux-mêmes été écrits en collaboration13.

Histoire critique

L’intérêt pour la série historique commence avec Schlegel, qui aura une forte influence sur Coleridge en Angleterre, sur Guizot en France, mais la passion romantique pour Shakespeare va porter surtout sur les tragédies. En dehors de l’Allemagne, on s’intéresse peu aux Henriades avant la Deuxième Guerre mondiale. En 1944 Laurence Olivier filme Henry V pour soutenir le moral des Anglais, et le critique Tillyard traite la série complète comme une ample fresque qui met en scène le destin providentiel de l’Angleterre. Sous sa plume inspirée, l’ensemble des deux tétralogies devient un immense chant national, un hymne célébrant la monarchie Tudor qui a su rétablir la paix en unissant les deux branches rivales [footnote] .

Au début des années ’60, apparaissent les premiers doutes sur l’orthodoxie politique de Shakespeare. A. P. Rossiter argumente que le « mythe Tudor » est un cadre de pensée trop étroit, bientôt suivi par Philip Brockbank pour qui les Henry VI traitent la providence des chroniqueurs avec une ironie appuyée. La mise en scène brechtienne des Wars of the Roses par John Barton et Peter Hall connaît à son tour un immense succès, de même que le livre de Jan Kott, Shakespeare notre contemporain. Pour le théoricien polonais, les pièces historiques résonnent de toute l’horreur du XXe siècle. Richard III est notre guide au cœur des ténèbres, le visage humain du Grand Mécanisme de l’histoire.

Avec le quadricentenaire de la naissance de Shakespeare, 1964, les lectures critiques et les cycles théâtraux se multiplient, avec un scepticisme croissant à l’égard du soi-disant « mythe Tudor ». Au lieu d’être un monstre surgi de nulle part, un être d’exception, Richard apparaît à la fin d’Henry VI 2e partie comme un fils farouchement dévoué à la cause familiale, pas plus ni moins coupable de violences que ses frères ou ses ennemis, avant de concentrer dans sa bosse tous les maux qui ravagent l’Angleterre. Une rafale d’ouvrages déconstruit un à un tous les arguments théoriques de Tillyard. Shakespeare ne saurait être un chantre de la monarchie, au contraire, il tient un discours subversif face aux sermons de l’idéologie dominante, ces homélies qui prêchent l’ordre et la soumission chaque dimanche dans toutes les églises d’Angleterre par ordre du gouvernement royal. Certains chercheurs rejettent jusqu’à la notion de cycle, et préfèrent détacher les Henry VI de Richard III, dont le dénouement semble trop épouser la doctrine du pouvoir Tudor. Le nom même de tétralogie devient suspect, car trop wagnérien, voire nazi, malgré son impeccable origine grecque, d’où l’appellation plus neutre, Henriades.

Pendant une décennie la querelle fait rage. Ensuite elle porte plutôt sur la nature et l’efficacité des techniques de subversion, entre les tenants du matérialisme culturel qui croient à la force des transgressions populaires et ceux du new historicism comme Greenblatt qui jugent vaines ces tentatives de lutte contre l’idéologie dominante. Parmi les réticences hostiles exprimées au cours de ces polémiques, certains craignent que l’excès de théorie ne tue son objet et n’oblitère le texte. Les anglophones brandissent Foucault, Lacan, Althusser, Derrida, alors que leurs collègues français cherchent plutôt à fuir la dictature des idéologues et s’intéressent peu aux sujets qui les passionnent, comme genre et gender.

Au cours de la décennie suivante, nouvelle transformation radicale, les mises en scène se font l’écho des manifestations féminines contre les dictatures, Folles de la Plaza de Mayo, mères roumaines qui allument des bougies aux emplacements où leurs fils ont été tués, pacifistes de Greenham Common, et vont inspirer à leur tour les écrivains [footnote] . Les malédictions de Margaret, le chœur des reines, les enfants de Clarence deviennent des adversaires puissants de Richard, alliés aux fantômes qui lui rendent visite avant la bataille.

Histoire scénique

Une fois l’adversaire tillyardien terrassé, l’intérêt critique pour les Henry VI retombe, mais au théâtre leur succès se confirme avec une série de mises en scène de la première Henriade. Parmi les pionniers, il y a eu Barton et Hall, Girogio Strehler, Jean-Louis Barrault, Peter Palitzsch, bientôt suivis par nombre d’autres, de Denis Llorca à Patrice Chéreau, et dernièrement Thomas Ostermeier, Ivo van Hove, Thomas Jolly. Le point de vue sur les personnages évolue. Henry VI, traité auparavant comme un incapable devient une figure exemplaire de non violence. Les femmes s’opposent et s’imposent avec de plus en plus de vigueur à Richard.

Ce sont elles qui ont le plus changé et fait changer la scène. La pièce étant l’une des plus longues du canon, il était d’usage de la couper pour finir avant la fermeture des pubs. Laurence Olivier réduisait les rôles féminins au mimimum, et supprimait carrément le personnage de Margaret. Ian McKellen dans son film fait de même « à regret » avoue-t-il [footnote] , Pacino limite les plaintes à quelques cris et menaces sans effet. Sur scène, au contraire du cinéma, l’architecture des malédictions et des châtiments prend du relief. La visite du théâtre Rustaveli à Londres en 1980 a marqué un tournant : John Sturua postait Margaret en bordure de scène et lui faisait prononcer les didascalies du texte comme si elle commandait les exécutions. Sam Mendes lui redonne cette position à Stratford. Lavaudant confie le rôle à l’imposant Philippe Morier-Genoud. Chez Michael Boyd, elle sème l’effroi en jetant sur le plateau un sac d’os qu’elle trie pour reconstituer le squelette de son fils assassiné.

Les micros et caméras de télévision s’invitent sur scène pour signifier le détournement des media par les politiciens. La victoire finale du bien paraît souvent trop simpliste à aux metteurs en scène et cinéastes, à leurs yeux le dénouement ne fait que remplacer un monstre politique par un autre. Le duel fait place à un sacrifice rituel ou une exécution collective, à moins que Richard ne tombe terrassé par les fantômes. Mais si ces visions sont un effet de sa conscience coupable, cela n’explique pas pourquoi Richmond les voit également. A la fin de la pièce, toutes les dettes sont réglées sans qu’on sache trop quelles forces occultes ont présidé au règlement dse comptes. Depuis une vingtaine d’années un nouveau glissement, du politique à l’économique, fait du tyran un patron de multinationale, un avatar imprévu d’Arturo Ui, façon paradoxale de donner raison à Bertolt Brecht.

AMSELLEM, Line : La traduction des Complaintes gitanes de Federico Garcia Lorca

Le plaisir est grand pour nous de voir figurer les Complaintes gitanes, notre traduction du Romancero gitano de Federico García Lorca [footnote] auprès des œuvres de Mahmoud Darwich et de René Char au programme de l’agrégation de lettres modernes, nous remercions la Société Française de Littérature Générale et Comparée de nous avoir invitée à en parler. La présente contribution s’adresse aux professeurs préparateurs, surtout aux non-hispanistes, en souhaitant leur apporter un complément à l’introduction de notre édition bilingue par quelques observations sur notre démarche de traductrice. Pour l’analyse de la poésie de Lorca nous renvoyons aux ouvrages de la bibliographie, avec une mention particulière pour les travaux de Marie Laffranque. Nos propos seront organisés en deux parties; la première portera sur la genèse de notre traduction et le parti-pris qui a orienté nos choix et la seconde, de façon plus pratique, exposera à partir d’exemples de quelle façon nous avons voulu transmettre les caractéristiques essentielles du recueil: le titre, les thèmes, le mètre, la rime, le rythme et jeux de sonorité.

Genèse d’une retraduction

Contexte du projet

La première édition des Complaintes gitanes date de 2003, nous avions alors déjà traduit d’autres recueils de poésie, mais il s’agissait de textes inédits en français [footnote] . Avec le Romancero gitano nous nous sommes engagée dans notre première retraduction [footnote] après avoir observé que les versions françaises existantes ne rendaient pas toujours le rythme et la rime, essentiels dans la démarche de Lorca et que nous voulions tenter de faire entendre en français. Les précédents traducteurs étaient prestigieux, il y avait eu Paul Verdevoye en 1954, André Belamich, Jean Prévost et Supervielle pour Gallimard en 1961, et notre cher professeur Claude Esteban [footnote] pour Aubier en 1995.

Il nous a fallu braver la réserve que nous inspiraient ces noms et l’importance de l’œuvre elle-même, car le Romancero gitano est le recueil de poésie le plus populaire et le plus étudié de la littérature espagnole, mais notre projet était lié à un deuil et c’est la puissance de cet état a eu raison de notre retenue et a éclairé notre lecture de ces pièces d’amour et de mort.

La traduction comme lecture

Pour nous la traduction est avant tout une lecture, c’est-à-dire une interprétation, car le traducteur, comme un acteur ou un musicien, incarne une œuvre en mettant son souffle à son service. Ainsi, le résultat est tout à fait la voix ou le jeu de l’interprète et totalement la partition ou le texte de l’auteur. On peut donc voir dans le caractère vivant de l’exercice, puisqu’il saisit une rencontre, la légitimité de toute démarche de retraduction.

Nous abordons notre pratique en poursuivant le double objectif de comprendre au mieux un texte riche de sens et de le transmettre ensuite à ceux qui n’y ont pas directement accès. Si la traduction poétique multiplie les contraintes, ces épreuves en imposant un temps long d’analyse et de recherche favorisent aussi la sélection de possibles équivalences.

Reconnaissons que les traducteurs s’engagent dans de tels projets par goût, pour demeurer longtemps dans la proximité d’un texte. En somme, l’exercice nous semble aussi intellectuel que physique, tendu vers la volonté d’entrer en résonance avec une fréquence poétique faite de très nombreuses données et à la recherche d’heureuses adéquations.

Les deux orientations de notre lecture

Notre lecture du Romancero gitano a été orientée par deux circonstances que nous voulons rappeler: la première est familiale, la seconde liée à notre spécialité de recherche. Nous sommes issue d’une famille sépharade, originaire du Nord du Maroc, descendante de ces juifs expulsés d’Espagne en 1492 qui ont conservé la langue et la culture judéo-espagnole depuis le XVe siècle et nous l’ont transmise [footnote] . Le romancero y est resté vivant, comme dans certaines régions d’Espagne.

Lorsque les populations juives hispanophones ont été redécouvertes par les Espagnols au milieu du XIXe siècle, elles ont été saluées pour leur fidélité à leur patrie d’origine [footnote] et l’élément qui a le plus suscité l’intérêt est précisément le maintien d’un important répertoire de tradition orale chanté, notamment de romances [footnote] . Ces chants rythmaient les travaux domestiques et servaient de berceuses [footnote] , sans que les femmes aient conscience de la valeur historique ou littéraire de ce qu’elles appelaient des chansons: “cantares”. Des enquêtes de terrain ont été menées à bien au début du XXe siècle par Ramón Menéndez Pidal et son équipe en Espagne et en 1915-1916 au Maroc [footnote] . Lorca, musicien et poète, a été sensible à cette actualité, il est probable qu’il ait pu écouter des chants judéo-espagnols dans son entourage [footnote] .

Sur les origines du romance, dont les premières traces écrites datent du début du XVe siècle, plusieurs théories s’affrontent, leur prêtant soit une origine savante et antérieures aux chansons de gestes, soit une origine populaire [footnote] . Menéndez Pidal parvient à associer ces deux extrêmes en supposant que les romances seraient des fragments de chansons de gestes que le peuple aurait sélectionnés pour leur intensité et se serait appropriés. Cette théorie est aujourd’hui largement acceptée. Quoi qu’il en soit, le lien entre cultures savante et populaire est indéniable dans l’histoire du romancero et dans sa longue durée.

Ainsi, notre culture familiale rejoint-elle notre principal champ de recherche universitaire: les arts et les lettres de la Contre-Réforme en Espagne. En effet, l’Espagne a la singularité de ne pas avoir tourné le dos aux formes poétiques locales et médiévales avec l’arrivée des vers italiens au XVIe siècle. Le romance – épique, lyrique, narratif et dramatique- a été l’objet d’un engouement remarquable avec le développement de l’imprimerie. Aux XVIe et XVIIe siècles des compilations de romances sont imprimées avec grand succès et sous différents formats: feuillets volants, petits livres de poches longs et fins comme des romances, ou grosses compilations sous le titre de Silva de varios romances. Dans ces publications, les textes anciens voisinaient des productions contemporaines, associant les exploits du Cid (composés au XIIIe siècle) aux récits de la bataille de Lépante (victoire de Philippe II contre les Turcs en 1571), par exemple. Certains des poètes que l’histoire de la littérature espagnole a retenus, comme Jean de la Croix, Lope de Vega ou Luis de Góngora, ont eux aussi cultivé cette forme.

Federico García Lorca était un excellent connaisseur et défenseur de la poésie du Siècle d’Or, c’est d’ailleurs une célébration organisée à son initiative, en hommage à Góngora pour le tricentenaire de sa mort qui a donné au groupe de jeunes poètes venus de Madrid pour y participer le nom de “Génération de 1927”. Avec son Romancero gitano,  Lorca s’inscrit dans la continuité de cette transmission savante et populaire qu’il entend maintenir et rénover.

C’est ainsi que nous le recevons, en tentant d’approcher notre héritage judéo-espagnol et nos lectures sur les permanences et variations du romancero au cours des siècles.

Du Romancero aux Complaintes : le texte et sa traduction

Le titre

On appelle romancero [footnote] un ensemble de romances. Un romance est une pièce constituée d’un nombre indéfini d’octosyllabes [footnote] rimés au vers pairs par des assonances. Le Romancero gitano de Lorca correspond à cette norme, sauf pour deux exceptions [footnote] .

Cette terminologie est connue des Espagnols, mais peu ou pas des lecteurs français, il nous semble donc que le titre de Romancero gitan, adopté depuis la première traduction française, est énigmatique pour qui n’a pas étudié la littérature espagnole. Il est impossible d’y percevoir de façon claire, comme dans le titre original, le télescopage de deux traditions et des deux rythmes que portent la berceuse médiévale et la palpitation du flamenco. Pour transmettre cette nuance, nous avons écarté le terme “ballade” (que l’on trouve dans la traduction anglaise Gipsy ballads), car il renvoie à une forme médiévale précise et différente du romance, et parce que l’homonyme “balade” peut entraîner une équivoque. Nous lui avons préféré le mot “complaintes” qui rappelle surtout le caractère narratif et tragique du recueil et contraste mieux avec l’adjectif “gitanes”.

Thèmes

Le projet annoncé dans le titre du recueil était donc d’associer la tradition du romancero à l’imaginaire gitan, Lorca le fait en apportant des personnages, des images et le rythme du flamenco [footnote] qu’il agrémente de nouveautés issues de la modernité. Il était fortement influencé par ses camarades de la Résidence des Étudiants de Madrid dans laquelle il vivait depuis dix ans et surtout par Salvador Dalí qui prônait la rupture avec ce qui avait fait l’art académique du XIXe siècle.

Les thèmes les plus traditionnels du romancero sont présents dans le recueil : l’histoire d’un roi (Ferdinand IV l’Ajourné); l’hagiographie chrétienne, (sainte Eulalie, la Vierge Marie, les saints patrons de villes) ou un récit biblique de l’Ancien Testament (“Thamar et Amnon” dont il existe plusieurs versions dans le répertoire judéo-espagnol [footnote] ). Ces thématiques sont modifiées par la présence du monde gitan de diverses manières; d’une part,  le poète donne des traits de Gitans à des personnages classiques (les archanges et la Vierge ont la peau dorée et les cheveux noirs [footnote] ) et d’autre part, les Gitans sont élevés à un statut légendaire ou allégorique (Antoñito el Camborio dans son destin tragique ou de Soledad Montoya qui incarne le concept de la “peine sombre” des Gitans). D’autres pièces mettent en scène les croyances du peuple gitan : fascination et crainte de la lune (“Complainte de la lune, lune”), du vent fécondant les femmes (“Preciosa et le vent”), (“Complainte de la Garde Civile espagnole”), etc.

Ces deux imaginaires (romancero et gitan) sont relevés d’images empruntées à l’esthétique des avant-gardes, le Martyre de sainte Eulalie rappelle la peinture de Dalí à la même époque (cadavres attaqué par des animaux et mains coupées), ailleurs on trouve aussi des rêveries techniques propres aux expérimentations esthétiques des années 1920, (cuisses comparées à des pistons dans “Thamar et Amnon”). La traduction tente de respecter ces trois inspirations.

Le mètre

Le romance est constituté d’octosyllabes, il s’agit du vers le plus spontané et le plus populaire de la poésie espagnole. On parle de “querencia”, c’est-à-dire d’inclination de l’espagnol pour ce vers, sa seule contrainte est d’être accentué sur la septième syllabe phonique [footnote] . Le découpage en syllabes phoniques des premiers vers du “Romance de la luna luna” est le suivant, (nous soulignons les synérèses et signalons en gras la dernière voyelle accentuée) :

La/ lu/na vi/no a /la/ fra/gua

1     2   3  4     5    6    7+1

con/ su/ po/li/són/ de nardos.

1     2   3    4   5    6    7  +1

El niño la mira mira.

1   2  3  4  5  6   7+1

El niño la está mirando.

1  2  3    4    5  6   7+1

Traduction en heptasyllabes:

La lune vint à la forge

1    2  3  4   5    6   7

en jupe de tubéreuse

1   2  3  4   5  6   7

et l’enfant ouvrit sur elle,

1    2    3     4   5    6   7

ouvrit, ouvrit ses grands yeux.

1    2     3  4     5     6          7

La plupart des vers dans la version originale comptent bien huit syllabes car la majorité des mots espagnols sont des paroxytons (accentués sur l’avant-dernière syllabes), mais l’octosyllabe espagnol peut sembler plus court s’il s’achève par un oxyton (accentué sur la dernière syllabe, ici la 7e) ou plus long s’il s’achève par un proparoxyton (accentué sur l’antépénultième avec deux syllabes atones suivant la voyelle accentuée).

 Verde que te quiero verde.

1    2    3  4    5    6   7+1

Verde viento. Verdes ramas.

1  2   3     4    5   6   7+1

El barco sobre la mar

1    2  3    4    5    6     7+0

y el caballo en la montaña

1    2  3    4    5     6   7+1

(Complainte somnambule, p. 32-33)

La/ no/che /se/ pu/so/ ín/ti/ma

1   2    3     4    5    6     7 +1+1

como una pequeña plaza

1   2   3   4    5  6   7+1

(Complainte somnambule, p. 38)

Nous avons rendu les octosyllabes espagnols par des vers de sept ou de huit syllabes en français, selon les contraintes syntaxiques qui se présentaient et nous avons en maintenu le choix d’un même mètre pour une pièce donnée.  Notre traduction de “La nonne gitane” est en heptasyllabes (p. 41) :

Giroflées dans les brins d’herbe,

1  2  3      4     5      6       7

silence de chaux et myrthe

1  2   3  4    5       6   7

la nonne brode des mauves

sur sa toile jaune et fine.

En revanche, pour “Capture d’Antoñito el Camborio sur le chemin de Séville” l’octosyllabe s’est imposé par le nom du personnage qui occupe le premier vers (p. 75) :

Antonio Torres Heredia

1  2  3    4   5   6   7  8

petit-fils et fils Camborio,

1  2   3   4   5    6    7  8

un roseau en main à Séville

va voir des courses de taureaux.

 La rime

Les assonances aux vers pairs donnent une grande souplesse au romance, puisque la rime n’intervient qu’après une séquence longue de deux vers, certaines éditions de textes anciens présentent d’ailleurs le romance comme un vers de seize syllabes coupé à l’hémistiche. Une même assonance est maintenue tout au long du poème. Sur les fragments suivants, nous signalons en gras les terminaisons rimées, afin de mettre en évidence les deux voyelles concernées. Dans le recueil, les rimes sont variées, en espagnol on parle de “romance en a/o”; “romance en e/e” ou “romance en a/a :

 Romance de la luna, luna

 La luna vino a la fragua

con su polisón de nardos.

El niño la mira mira.

El niño la está mirando.

En el aire conmovido

mueve la luna sus brazos

y enseña, lúbrica y pura,

sus senos de duro estañoa/o

Reyerta

En la mitad del barranco

las navajas de Albacete,

bellas de sangre contraria,

relucen como los peces.

Una dura luz de naipe

recorta en el agrio verde,

caballos enfurecidos

y perfiles de jinetes.  e/e

Romance sonámbulo

Verde que te quiero verde.

Verde viento. Verde ramas.

El barco sobre la mar

y el caballo en la montaña.

Con la sombra en la cintura

ella sueña en su baranda,

verde carne, pelo verde,

con ojos de fría plata.           a/a

La morphologie du français nous a conduite à adopter une assonance ne portant que sur la syllabe finale. Pour certaines complaintes nous avons pu maintenir la même rime tout au long de la traduction, par exemple pour “Reyerta” (p. 29) que nous avons traduite par “Rixe”, avec une assonance en i (en espagnol, le romance est en e/e). Lorsqu’on y parvient, le caractère fatal des pièces est plus marqué. La fermeture de la voyelle nous semble contribuer à exprimer la violence du propos et lui donne un caractère enigmatique, nous avons sans doute été orientée dans notre choix par le souvenir du “Sonnet en yx” de Mallarmé.

Rixe

Les canifs d’Albacete,

au milieu du précipice,

luisent comme les poissons

embellis de sang hostile.

Un dur éclat de poker

coupe dans le vert acide

des chevaux pris de fureur,

des cavaliers de profil.

Aux branches d’un olivier

deux vieilles femmes gémissent.

Voilà que grimpe aux rideaux

le grand taureau de la rixe.

Nous avons conservé aussi une même assonance pour toute la “Complainte somnambule” avec une rime en “a” proche de l’original “en a/a”.

 Complainte somnambule

(début)

Verte, que je t’aime, verte.

Verte bise. Vert ramage.

Le bateau est sur la mer,

le cheval dans la montagne.

Elle a l’ombre sur la taille

et rêve à sa balustrade,

verte est sa chair, cheveux verts,

son regard de froid métal.

Verte, que je t’aime, verte.

Au clair de lune gitane,

elle ne peut voir les choses

et les choses la regardent.

Complainte somnambule

 (fin)

Dessus la face du puits

se balançait la Gitane.

Verte est sa chair, cheveux verts,

son regard de froid métal.

Un bout de lune glacée

la retient à la surface.

La nuit prit un tour intime

comme une petite place.

Des gardes civils grisés

viennent à la porte et frappent.

Verte que je t’aime verte.

Verte bise. Vert ramage.

Le bateau est sur la mer.

Le cheval dans la montagne.

Pour d’autres textes, nous avons adopté plusieurs assonances successives, en gardant cependant la même rime sur une unité de sens et au moins sur un quatrain. Prenons, par exemple, le début de la première pièce du recueil, “Romance de la luna, luna” :

La luna vino a la fragua

con su polisón de nardos. 

El niño la mira mira.

El niño la está mirando.

En el aire conmovido

mueve la luna sus brazos

y enseña, lúbrica y pura,

sus seños de duro estaño.  a/o

 En espagnol, la rime est “en a/o”, le jeu vocalique est aisé car de nombreux substantifs masculins (brazo, caballo, nardo) y répondent, ainsi que tous les participes passés (almidonado) et participes présents des verbes du premier groupe (mirando). Un système équivalent n’existe pas en français, malgré la proximité des langues romanes. Nous allons tenter de montrer les critères qui ont orienté nos choix de traduction : 

traduction littérale                                                   traduction proposée

 La lune vint à la forge                                               La lune vint à la forge

avec sa tournure/faux-cul de nard/tubéreuse                       en jupe de tubéreuse

l’enfant la regarde, regarde,                                      [et l’enfant ouvrit sur elle,

l’enfant est en train de la regarder.                           ouvrit, ouvrit ses grands yeux. ]

Dans l’air ému                                                                       Dans l’air [tout] ému, la lune

bouge la lune ses bras                                                           bouge ses bras [et ses mains]

et elle montre lubrique et pure                                 en montrant, lubrique et pure,

ses seins de dur étain                                                            ses [deux] seins de dur étain.

 Nous avons choisi des assonances différentes pour chacun de ces deux quatrains, la première est en “eu” (tubéreuse, yeux) et la deuxième en “ain” (mains, étain). Les contraintes de ce début de romance étaient fortes car il nous fallait rendre deux mots rares – “polisón” et “nardo” au vers 2 – renvoyant à des éléments éloignés dans le temps ou dans l’espace de beaucoup de lecteurs francophones.

Le mot “polisón” est d’origine française (polisson), il désigne un vêtement féminin de la fin du XIXe siècle : le “faux-cul”  ou la “tournure” que nous avons restitué par “jupe” plutôt que par “tournure”, mot polysémique et ambigu, ou par “faux-cul ” qui pouvait sembler trivial. Ce choix occasionne une perte de précision dans l’évocation de la forme de la fleur mais il contribue à enrichir un système de rimes internes en “u” existant dans l’original espagnol (luna, lúbrica, pura, duro aux vers 1, 6, 7 et 8) et plus développé encore dans la traduction (lune, jupe, tubéreuse, ému, lubrique, pure, dur).

“Nardo” est le nom d’une fleur: le nard ou la tubéreuse, fleur blanche au parfum capiteux que l’on vend dans les rues à la fin de l’été dans le Sud de l’Espagne. Il s’agit donc d’une référence locale et populaire, mais aussi un lien à la culture savante et universelle car cette fleur est citée dans le Cantique des cantiques. Nous avons préféré le nom “tubéreuse” pour la présence du “u”  et pour sa sonorité mystérieuse plutôt que le mot “nard” masculin et gouailleur.

Aux vers 3 et 4 la difficulté était de rendre la forme progressive “estar+gérondif” tout en préservant la répétition et une variation verbale autour du verbe regarder tout en maintenant l’heptasyllabe.

“El niño la mira mira.

El niño la está mirando.”

Nous avons choisi l’expression “ouvrir grand les yeux sur” dans le sens de regarder avec insistance; le verbe ouvrir permet de reduire le nombre de syllabes de “regarder” qui aurait été la traduction la plus immédiate du verbe “mirar”.

“Et l’enfant ouvrit sur elle,

ouvrit, ouvrit ses grands yeux”

Ouvrir est au passé simple alors que l’espagnol “mira” est au présent car le présent aurait été moins euphonique “ouvre, ouvre ses grands yeux” et aurait réduit le vers. Il convient de signaler aussi que dans le romancero traditionnel l’emploi des temps verbaux répond aux exigences poétiques plus que chronologiques, ici le début du poème est au passé simple “la luna vino a la fragua”.

Entre crochets nous avons indiqué des ajouts, souvent des chevilles pour compléter les vers sans en modifier le sens. Ainsi au 4e vers “[tout] ému” apporte une marque d’intensité respectant le sens du participe passé et nous permettant de parvenir au nombre de pieds souhaité. Au vers suivant ” bouge ses bras [et ses mains]” offre une image de la lune dansant comme une Gitane et pour le 8e vers “ses [deux] seins de dur étain” l’ajout de l’adjectif cardinal “[deux] seins”  rappelle la tendance à dénombrer que l’on observe dans la poésie de Lorca. Les exemples sont nombreux; dans la “Nonne gitane”, par exemple, on relève “les dix oiseaux du prisme”, “cinq pamplemousses mûrissent” et “que vingt soleils illuminent” (p. 40-43).

Nous proposons à présent sans commentaire le quatrain suivant extrait de la fin de la “Complainte somnambule” dans sa version originale, sa traduction littérale et notre version publiée :

Texte original                        Traduction littérale               Traduction proposée

La tarde loca de higueras      Le soir fou de figuiers           Le soir fou de [ses] figuiers

y de rumores calientes,          et de rumeurs chaudes,          et de [ses chaleurs qui bruissent],

cae desmayada en los muslos           s’évanouit sur les cuisses       défaille sur les blessures

heridos de los jinetes.                        blessées des cavaliers.           des cavaliers à la cuisse. (p. 30)

Le rythme est un élément essentiel des Complaintes gitanes et de toute la poésie de Lorca. Nous avons déjà évoqué l’association des deux rythmes du recueil ; le rythme lent du romance et la palpitation du flamenco, ils sont perceptibles dans des jeux de sonorité et de ponctuation que l’édition bilingue aide à évaluer. La métrique espagnole tient compte aussi de la répartition des accents toniques dans le vers, nous ne pouvons pas ici en exposer la richesse, cependant nous voulons en donner un exemple significatif. “Romance sonámbulo” est une des pièces les plus fortement marquées par le rythme du flamenco, notament dans les vers qui reviennent comme un refrain, accentués dès la première syllabe. La syntaxe en est saccadée, les phrases sont courtes et traduisent plus le rythme que le sens. Nous signalons en gras les voyelles accentuées, leur rythme est irrégulier et produit un effet de syncopes:

Verde que te quiero verde.

1   2    3  4    5    6   7+1

Verde viento. Verdes ramas.

1  2   3     4    5   6   7+1

El barco sobre la mar

1    2  3   4   5  6    7+0

y el caballo en la montaña. (p. 32)

1    2  3    4    5     6   7+1

[…]

Verde carne pelo verde

1   2   3  4   5  6  7+1 [1-3-5-7]

con ojos de fría plata

1    2  3  4  5 6   7+1  [2-5-7] (p. 38)

Cet effet rythmique ne peut être rendu en français que par la brièveté des mots, des jeux de sonorités et la ponctuation qui isole les syntagmes et multiplie les accents toniques. L’accent tonique en français n’est pas fixé par une norme, il dépend de la perception et de l’intention du locuteur, voici de quelle façon nous entendons les accents dans ces premiers vers de la “Complainte somnambule” :

Verte, que je t’aime, verte.

Verte bise. Vert ramage.

Le bateau est sur la mer,

le cheval dans la montagne.

Elle a l’ombre sur la taille

et rêve à sa balustrade,

verte est sa chair, cheveux verts,

son regard de froid métal.

Par ailleurs, nous avons tenté d’être attentive aux jeux de sonorités, paronomase, néologismes.

Les premiers vers du “Romance de la pena negra” présentent des onomatopées que nous avons traduites comme suit, en insérant l’expression “à grands coups de” pour renforcer le nombre d’occlusives et compléter le vers  :

Complainte de la peine sombre                   traduction littérale

 Las piquetas de los gallos                             Les pioches/pics des coqs

cavan buscando la aurora (p. 51)                  creusent en cherchant l’aurore

Traduction publiée

À grands coups de pic les coqs

cherchent l’aurore en creusant (p. 52)

La troisième strophe du “Romance de la Guardia Civil española” s’achève par une exclamation jouant sur les sonorités avec deux néologismes forgés sur des modèles présents dans la langue classique et dans la poésie traditionnelle. L’adjectif “platinoche” combine deux substantifs “plata” et “noche”, respectivement “argent” et “nuit”. Ce type de combinaisons est fréquent en espagnol classique mais plus rare dans la langue moderne, comme “ojizarco” (aux yeux bleus), boquirrubio (littéralement “à la bouche blonde” i.e. “innocent naïf).  Ici le poète suggère la couleur de la nuit en la qualifiant  “d’argent-nuit”.

Le temps s’arrête sur ce clair de lune au vers suivant “Noche que noche nochera”. En espagnol il est possible d’inventer des adjectifs à partir de nombreux substantifs pour marquer un goût ou une caractéristique (“soy cafetera” signifie “j’aime le café”). Lorca selon le fait ici selon le modèle de la comptine :

Luna lunera, cascabelera/ Los ojos azules, la cara morena…

Lune lunière, “grelottière”/ (qui fait un son de grelot), les yeux bleus et le visage hâlé

Un jeu semblable est difficile en français, nous avons donc recherché des expressions idiomatiques existantes “bleu nuit” et “nuit noire”, ainsi que l’adjectif “nocture” pour parvenir à saturer le vers de l’idée de la nuit. Cela a été possible grâce à la brièveté du mot “nuit” en français, plus court que le mot espagnol “noche”, laissant ainsi un espace pour moduler le vers.  Cependant, la traduction est moins rythmée que l’original.

Texte original                                   Version littérale

en la noche platinoche                       dans la nuit “d’argentnuit”

Noche que noche nochera (p. 98)      Nuit, oh la nuit “nuitière”.

Traduction publiée

Dans la nuit bleu nuit argentée,

la nuit noire nocturne nuit. (p. 99)

Par ces quelques exemples, nous avons cherché à donner un aperçu de notre façon de procéder. Le cadre fondamental de notre travail a été le choix de maintenir un mètre et des assonances, avec une certaine souplesse néanmoins dans les changements de rimes.

Cependant notre ambition première a toujours été le désir de comprendre et de rendre lisible autant que possible les textes dans leur musicalité.

Nous le faisons avec la conscience permanente que le traducteur demeure en deçà du texte original, mais qu’il travaille dans le plaisir que procure la tension pour s’en approcher.