SARFATI-LANTER, Judith : “Expériences de l’histoire, poétiques de la mémoire” : présentation

 Introduction

 Le programme « Expériences de l’Histoire, poétiques de la mémoire » invite à la lecture croisée de trois grandes œuvres à partir de la notion d’expérience historique, qui doit être déployée dans toute sa polysémie et sa complexité.

En premier lieu, on voudrait rappeler que l’expérience de l’Histoire est d’abord et très simplement celle qu’ont vécue Conrad, Simon et Lobo Antunes, et celle dont les œuvres portent la trace, plus ou moins assumée et plus ou moins fictionnalisée. Les trois romans au programme procèdent en effet de violences historiques qu’ils évoquent très explicitement : l’exploitation du Congo colonisé pour le compte du roi Léopold II de Belgique à la fin du XIXe siècle dans Au cœur des ténèbres ; le rapport aux colonies et les deux guerres mondiales dans L’Acacia ; la guerre coloniale en Angola menée par le régime de Salazar puis de Caetano de 1961 à 1974 dans Le Cul de Judas. La connaissance précise et approfondie de ces différents contextes ainsi que des éléments autobiographiques propres à chaque auteur constitue donc un préalable indispensable à l’analyse du corpus.

Il s’agira bien sûr de maintenir les étudiants dans la voie étroite qui évite d’une part une approche purement textualiste des œuvres qui ferait fi de leur ancrage autobiographique, et d’autre part une lecture autobiographique qui négligerait la part de reconfiguration poétique du matériau référentiel, le refus du « pacte autobiographique » traditionnel chez Simon et Lobo Antunes, et la part d’invention romanesque majeure dans Au cœur des ténèbres, où les éléments autobiographiques ne fournissent qu’un cadre général à l’intrigue. Il convient d’être d’autant plus explicite avec les étudiants quant à ce double écueil que l’histoire de la critique simonienne notamment et l’attitude de Claude Simon lui-même vis-à-vis des glosateurs de son œuvre témoignent exemplairement d’une inflexion majeure au profit d’une plus grande prise en compte du matériau autobiographique. L’œuvre simonienne est encore souvent peu connue des étudiants qui lui accolent aussitôt l’étiquette de « nouveau roman », synonyme pour eux d’une conception autotélique de la littérature, et la perspective comparatiste que nous proposons permet de corriger cette vision réductrice.

En refusant à la fois l’étroitesse du biographisme et la cécité du textualisme, on interrogera plutôt l’éthique testimoniale que construisent les trois romans. Pour éviter tout malentendu, précisons d’emblée que nous entendons le terme de témoignage dans l’acception spécifique qu’en propose Catherine Coquio, non comme une catégorie générique mais comme un acte verbal fondé sur la recherche de la vérité, qui peut rompre avec le pacte autobiographique jusqu’à faire le choix de la fiction, comprise alors comme forme oblique du témoignage [footnote] .

On voudrait insister, en second lieu, sur le fait que l’expérience de l’Histoire engage à chaque fois une expérience d’écriture – et ce, pour récuser une éventuelle lecture binaire de l’intitulé du programme « Expériences de l’Histoire, poétiques de la mémoire ». Dans les trois œuvres, les incertitudes de la narration et la complexité discursive empêchent de considérer l’écriture comme une simple tentative de restitution ou de transposition de l’expérience (de la guerre, de l’Histoire, de la colonisation etc.). Elles soulignent bien plutôt que l’écriture cherche à faire surgir, non pas l’événement, ni même la perception de l’événement, mais une mémoire de la perception de l’événement, une mémoire bien souvent lacunaire et altérée, et une mémoire qui est elle-même toujours déjà configurée par une mémoire culturelle, par une nuée de récits qui lui préexistent – en cela, les œuvres du corpus rappellent, si besoin en était, qu’il n’y a pas d’expérience pure ni de récit premier. Mais l’intertextualité est mise en jeu dans une visée référentielle. Si les auteurs reprennent les poétiques romantiques et modernistes du voyage vers les confins, de la plongée dans l’inconnu, de l’épreuve du gouffre, de la damnation (que l’on trouve chez Coleridge, Baudelaire, Rimbaud, Pessoa, et qui est explicitement convoquée dans les titres des œuvres de Conrad et de Lobo Antunes), ils les infléchissent et les prennent dans une acception à la fois géographique et symbolique pour nourrir la diction d’une expérience historique. Cette importance du lien entre le sujet et l’ancrage empirique dans l’expérience historique nous éloigne également de la conception d’un Blanchot [footnote] qui, dans la lignée du romantisme allemand, faisait de l’écriture le lieu souverain de l’expérience absolue, effaçant le signifié et conduisant la littérature à son propre néant. Dans notre corpus, la mémoire littéraire et culturelle nourrit l’invention d’une forme romanesque qui puisse dire, y compris par la fiction, la vérité de l’expérience.

Enfin, dernier point de cette introduction : on soulignera que cette mémoire, parce qu’elle s’attache à une matière éminemment historique et politique, doit être comprise dans sa dimension à la fois individuelle et collective. Dans les œuvres du corpus, l’écriture engage ainsi un procès complexe, dans la mesure où le discrédit qu’elle fait peser sur l’histoire officielle ou le « récit national » n’offre en même temps pas de récit consolateur qui puisse satisfaire à la tentative d’arraisonnement de l’expérience et de ce que la mémoire en conserve. Dans la mesure où la parole des personnages-témoins-narrateurs est elle-même frappée du sceau de l’incertitude, il semble donc que ces œuvres mettent à mal le processus de subjectivation dont le récit est, depuis Ricœur, réputé rendre l’accomplissement possible. À cet égard, la question de l’énonciation apparaît d’autant plus cruciale que les œuvres semblent miner le fantasme d’un point d’énonciation à partir duquel le passé, disloqué par le travail du temps, apparaîtrait « disponible dans la plénitude de son sens [footnote]  », selon l’expression de Jean-François Hamel. Dans chacune des trois œuvres en effet, se trouvent articulées la remise en question de l’expérience traditionnelle du temps, et le bouleversement des modalités traditionnelles de la mise en intrigue. L’expérience de l’histoire apparaît irréductible au récit, rétive à toute tentative de synthèse qui pourrait lui conférer une forme d’intelligibilité narrative.

Crise de l’expérience, crise du récit

La césure de la Première Guerre mondiale

Pour articuler ce lien entre crise de l’expérience et crise du récit, on peut s’appuyer sur quelques-uns des textes majeurs de Benjamin – notamment « Expérience et pauvreté », « Le Conteur », et « Sur le concept d’Histoire » [footnote] . Benjamin y développe l’idée d’une modification de la notion d’expérience, affectée par la modernité que, dans une vision marxiste, il envisageait comme un processus s’expliquant par des mutations aussi lentes que décisives : l’invention de l’imprimerie et l’émergence de la lecture comme pratique solitaire, le développement de la technique et la disparition de l’artisanat, l’urbanisation des modes de vie et les progrès de l’information – donnée comme « inconciliable avec l’esprit du récit » et « l’art de conter » (nous y reviendrons).

Mais au-delà de ce temps long, Benjamin rattachait aussi cette crise de l’expérience et de sa mise en récit à une rupture plus violente, la guerre 1914-1918. Pour rappel, ce passage d’« Expérience et pauvreté » évoquant le trauma de la Première Guerre mondiale comme une césure phénoménologique, existentielle et cognitive :

[…] le cours de l’expérience a chuté, et ce dans une génération qui fit en 1914-1918 l’une des expériences les plus effroyables de l’histoire universelle. Le fait, pourtant, n’est peut-être pas aussi étonnant qu’il y paraît. N’a-t-on pas alors constaté que les gens revenaient muets du champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus pauvres en expérience communicable. […] Car jamais expériences acquises n’ont été aussi radicalement démenties que l’expérience stratégique par la guerre de position, l’expérience économique par l’inflation, l’expérience corporelle par l’épreuve de la faim, l’expérience morale par les manœuvres des gouvernants. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et au milieu, dans un champ de force traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain [footnote] .

L’analyse de Benjamin est tout à fait éclairante pour lire, dans L’Acacia, les évocations de la Première Guerre mondiale vécue par le père du narrateur et les soldats de son régiment. Toutefois, l’un des intérêts de mettre en regard L’Acacia avec Au cœur des ténèbres et Le Cul de Judas est de décentrer la perspective en intégrant pleinement les violences coloniales à une réflexion générale sur la crise de l’expérience historique.

La prise en compte des violences coloniales dans la réflexion sur l’expérience historique

En effet, si la Première Guerre est souvent donnée comme une rupture saillante, voire inaugurale de cette crise, notamment du fait du célèbre texte de Benjamin si souvent cité, les massacres coloniaux sont aujourd’hui encore bien moins pris en compte tant dans les représentations collectives que dans les réflexions théoriques sur les violences de masse, alors qu’ils ont précédé la conflagration mondiale. Parus à exactement quatre-vingts ans d’intervalle (1899 et 1979), les romans de Conrad et de Lobo Antunes mettent en récit deux moments différents du processus colonial dans deux pays frontaliers : la mise en place d’un système de prédation économique d’une part, et le délitement de ce système combattu par une guerre coloniale de libération d’autre part. Lire L’Acacia en triptyque avec les autres deux romans invite à être sensible à l’inscription certes beaucoup plus oblique mais néanmoins récurrente de l’histoire coloniale dans le roman de Simon.

L’un des enjeux de ce programme est donc de penser ensemble la mise en fiction d’expériences de la violence coloniale et de la violence guerrière. En cela, il s’inscrit dans les perspectives développées par exemple par Hannah Arendt ou encore par l’histoire culturelle, notamment les études postcoloniales et l’historiographie coloniale récente, selon lesquelles l’impérialisme ne peut être considéré comme un épisode limité, mais doit être repensé, dans la diversité des situations coloniales, comme une « matrice de la modernité », comme un « laboratoire » de la notion de citoyenneté et comme une « fabrique » de la nation. On se demandera quelles modalités spécifiques sont mises en œuvre par l’écriture littéraire dans le déploiement de cette généalogie critique.

La comparaison des modalités d’écriture de la violence coloniale et de la violence guerrière dans les trois romans

Penser ensemble la violence coloniale et la violence guerrière impliquera de réfléchir à leurs différentes articulations d’abord au sein de chaque roman, et ensuite dans une perspective comparatiste. Dans le premier cas, on rappellera d’abord que chez Conrad, la colonisation est métaphorisée comme une guerre absurde contre de prétendus « ennemis », tandis que chez Simon et Lobo Antunes, du fait même qu’ils écrivent presque un siècle plus tard, la vision est plus ample et met autrement en perspective violence coloniale et violence guerrières : dans L’Acacia, cette articulation se fait notamment par la trajectoire du père – officier aux colonies réquisitionné en 1914 – et le mélange des strates temporelles. Elle est plus explicite dans Le Cul de Judas où le Portugal a déclenché une guerre contre les mouvements nationalistes angolais pour conserver sa tutelle coloniale, dans la continuité de la Première Guerre mondiale à laquelle le Portugal avait déjà pris part dans le but de sauver son empire [footnote] .

Dans la perspective comparatiste, on peut proposer quelques jalons :

– Il sera ainsi important d’analyser la continuité qui est tracée chez les trois auteurs entre violence symbolique et violence physique, cette dernière étant autorisée par des représentations déshumanisantes. On pourra analyser l’écriture de la violence symbolique dans les descriptions qui sont faites des cartes postales et du regard de la mère sur les colonisés dans L’Acacia [footnote] , ou encore dans le démantèlement de la propagande coloniale chez Conrad et Lobo Antunes.

– Il faudra ensuite prendre en compte la position des personnages ou narrateurs vis-à-vis de la violence décrite. Ils sont parfois des témoins oculaires (c’est-à-dire des tiers qui assistent à des actes de violence qui ne les visent pas) ; mais ils peuvent aussi être eux-mêmes plus ou moins exposés à la violence et découvrir la peur de mourir ; certains survivent à la violence, d’autres y succombent et leur expérience doit alors être reconstituée par un tiers. Cela implique des distinctions en termes de focalisation et d’implication vis-à-vis de l’événement évoqué, qui engage des choix d’écriture sensiblement différents. C’est l’un des liens possibles entre expérience de l’histoire et poétique de la mémoire.

– On pourra enfin envisager comment les trois romans sont hantés par des expériences de la mort qui ébranlent ses représentations traditionnelles et remettent en question sa capacité à faire sensce que Benjamin évoque déjà dans « Le Conteur » [footnote] . L’impossibilité pour ces morts d’accéder au statut d’événement marqué par un rituel ruine les cadres anthropologiques de l’expérience qui prend alors des formes très différentes : agonies de travailleurs noirs épuisés par le travail forcé, morts au combat et, chez Lobo Antunes, suicide de soldats, torture et exécution des civils angolais. Se pose alors la question d’une écriture juste, qui puisse résister à la déréalisation de la mort produite par les représentations héroïsantes ou euphémisantes – celles des traditions littéraires épiques ou des rhétoriques propagandistes. On pourra alors s’interroger sur la fonction d’une écriture qui cherche, peut-être, à s’ériger en sépulture (notamment pour les personnages du père dans L’Acacia, et celui de Sofia à qui est dédié le chapitre « S » dans Le Cul de Judas), et à retrouver une dimension rituelle (au moins sous forme résiduelle : on peut penser, dans Au cœur des ténèbres, à l’énigmatique fil blanc au cou du Noir agonisant sous le bosquet et à la référence à l’Inferno de Dante).

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Chez les trois auteurs, la crise de l’expérience se solde par un refus d’en tirer une quelconque leçon édifiante. Elle met ainsi en crise l’idéal humaniste et la conception progressiste de l’histoire, et plus profondément les narrativités traditionnelles qui les portent. Elle engage donc indissociablement une critique du récit et une réinvention de l’agencement à la fois romanesque et phrastique, invitant à croiser les approches macro- et micro-structurelles.

Poétiques de la mémoire

Le refus de la mise en intrigue : poétique du mélange des temps

 Benjamin corrèle étroitement l’idée d’un appauvrissement de l’expérience à la remise en cause des conceptions téléologiques de l’Histoire. C’est encore ce que signifie le regard que « l’Ange de l’Histoire » porte sur le passé, où il ne découvre qu’« une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncellent ruines sur ruines et les précipitent à ses pieds [footnote] ». Considérer toute chose du point de vue des ruines signifie ici envisager chaque réalisation présente de la culture selon sa forme et son effondrement futur. Les ruines du passé ne sont donc pas intégrées à une philosophie de l’Histoire où l’effondrement serait la condition paradoxale des progrès de la liberté. Mais, pour autant, bien que réfutant toute idée de progrès, elles ne sont pas dénuées de toute positivité. Elles modifient la conception du temps lui-même, en marquant l’obsolescence du « temps homogène et vide » propre aux récits téléologiques, et en faisant éclater le continuum de l’Histoire au profit d’un temps « saturé d’à-présent [footnote] ».

Jean-François Hamel, dans Revenances de l’Histoire, analyse cette rupture de la tradition et le déchirement des temps sous le sceau de la répétition, dont il fait justement le symptôme d’un appauvrissement de l’expérience. Ce nouveau régime d’historicité induit une nouvelle poétique de l’Histoire liée à la disjonction des temps, à l’hétérogénéité entre le présent et un passé disruptif et inassimilable – une poétique rompant donc avec la narrativité décrite par Ricoeur dans Temps et récit. Dans son analyse des Géorgiques de Claude Simon, qui vaudrait également pour L’Acacia, mais aussi pour les œuvres de Lobo Antunes et de Conrad au programme, Jean-François Hamel souligne que le récit ne procède pas d’une reprise et de l’assimilation du passé en un récit synthétique dans le présent de la mémoire, mais d’un présent affecté par un passé, car « le passé diffère du présent et fait différer le présent de lui-même dans l’expérience d’une mémoire discontinuiste [footnote] ».

Cette discontinuité des temps écarte nos romans de modes d’écriture plus traditionnels. Contre les ordonnancements chronologiques et didactiques, les trois écrivains du corpus inventent d’autres formes d’agencements fondés sur le primat du sensible et de l’émotionnel sur l’intelligible. On mettra utilement en relation le Discours de Stockholm avec la préface du « Nègre du « Narcisse » » et les déclarations de Lobo Antunes sur son intérêt pour la mémoire sensorielle et la logique associative qui lui vient entre autres de sa pratique professionnelle de psychiatre. On peut aussi rappeler que Faulkner est un modèle pour Simon comme pour Lobo Antunes, ce qui, dans Le Cul de Judas, est prégnant dans la porosité entre les différentes strates de mémoire, et entre la réalité, le fantasme et l’imagination.

Transmission de l’expérience : poétique de la voix

Selon Benjamin, la notion d’expérience est liée « à la conjonction, au sein de la mémoire, entre des contenus du passé individuel et du passé collectif [footnote] ». A contrario, l’appauvrissement de l’expérience a une conséquence majeure : l’altération de la mémoire collective et d’une transmission qui contribuait jusqu’alors à maintenir une cohésion entre les générations successives. C’est ainsi que la figure du conteur, qui est, pour Benjamin, le passeur de la mémoire collective, a disparu au profit du romancier, qui témoigne, lui, de l’éclatement des communautés en une pluralité de vies isolées et repliées sur elles-mêmes.

Dans les œuvres du corpus, on peut établir un lien, on l’a vu, entre la remémoration, donnée comme aporétique, de l’expérience et la question de la transmission, doublement compromise, en amont et en aval en quelque sorte :

– en amont du fait de l’échec de la transmission générationnelle, comme en témoigne peut-être l’altération des figures paternelles, réelles ou symboliques – qu’on songe à la représentation de la famille salazariste chez Lobo Antunes, au personnage de Kurtz chez Conrad, à la figure du père chez Claude Simon, mais aussi, chez ce même auteur, à celle du colonel dont la geste tragiquement anachronique témoigne de l’obsolescence des modèles anciens.

– en aval dans la mesure où l’écriture modélise la difficulté à témoigner d’une expérience qui ne devient jamais un objet de savoir, à rendre crédible et communicable ce qu’on peine à nommer – ce que sont les ténèbres, « the horror », ce qu’est cette guerre, sans front, sans ennemis visibles etc. –, toutes choses qui mettent à mal la légitimité de l’action et l’idée d’un « sens de l’histoire ».

Cette question de la transmission de l’expérience, sa mise en jeu, est aussi explicitement thématisée dans les œuvres du corpus par le dispositif énonciatif qui met en exergue la difficulté du témoignage. C’est ainsi qu’on peut interpréter, dans Au cœur des ténèbres, l’insertion de la voix de Marlow au sein d’un récit-cadre, selon un dispositif que Conrad emprunte aux nouvelles fantastiques de Maupassant, qu’il admirait. Mais, alors que chez Maupassant (dans « la Peur » ou « la Main » par exemple), le récit-cadre, inscrit dans un univers réaliste, sert à accréditer le récit enchâssé où affleure le surnaturel, la structure de Au cœur des ténèbres inverse le procédé : Conrad retient l’écart entre le cadre familier et l’étrangeté du conte, mais il déplace l’attention sur la contamination du récit-cadre par les « ténèbres », et, partant, fragilise l’acte d’énonciation : la voix de Marlow devient « un mélange hétéronome de souvenirs de voix, dont on ne saurait dire s’il les a recueillis ou s’ils se sont emparés de lui [footnote] ». Ces aspects de l’écriture conradienne, qui inscrivent l’œuvre dans la modernité, expliquent en partie qu’elle ait elle-même inspiré les œuvres de Simon et de Lobo Antunes, qui en radicalisent certains traits, notamment la figuration d’une expérience dont le sens resterait indécidable, ainsi que la subversion de l’idée d’une authenticité originaire de la voix.

On pourra interpréter dans ce sens l’incertitude de la structure dialogique dans Le Cul de Judas, où le silence et peut-être l’irréalité de l’interlocutrice semblent acculer le narrateur à la solitude en même temps qu’elles soulignent la dimension logorrhéique de son discours. La dérive de la parole peut faire figure de symptôme et de séquelle discursive du traumatisme, notamment par le ressassement et par la contamination des différentes strates narratives par les isotopies de la guerre et de la mort. Mais cette dérive de la parole peut aussi être interprétée comme une ruse littéraire permettant à l’écrivain de rompre avec l’illusoire plénitude du sujet autobiographique comme avec le leurre d’une totalisation de l’expérience. La posture confessionnelle se trouve alors mise à distance et apparaît comme un dispositif de captation du lecteur qui se trouve sans cesse interpellé par les adresses du narrateur à la femme du bar.

Le cas de L’Acacia est assez différent, mais la complexité des choix narratologiques entraîne là aussi une incertitude affectant, non pas l’énonciation, mais le processus de la remémoration. Pascal Mougin a ainsi montré l’existence d’une troisième temporalité, qui n’est ni le temps de la narration ni le temps du récit, mais celui d’une « diction antérieure [footnote] » (Mougin, p. 5), qui se manifeste dans des énoncés comme « plus tard on raconta ceci au brigadier », ou « et plus tard il devait se rappeler cela ». Autrement dit, la chronique des événements est d’emblée médiatisée et filtrée par une diction antérieure. Le texte, écrit Mougin, « peut ainsi s’attacher à son référent tout en le reculant infiniment pour lui maintenir son irréductibilité fondamentale au langage [footnote] ».

Ces poétiques incertaines de la voix mettent en cause la plénitude ontologique du sujet comme origine de l’énonciation et de la remémoration et comme sujet de savoir. Cette mise à mal de la dimension heuristique de l’expérience peut être rattachée à une critique plus générale de la civilisation comme mythe mensonger, dont les enjeux sont à la fois politiques, éthiques, génériques et stylistiques.

La critique du mythe de la civilisation et la défaite des modèles littéraires hérités

La critique touche à la fois des récits nationaux qui font l’éloge de la civilisation pour légitimer la conquête ou la guerre, et des genres ou des topoï littéraires qu’ils recyclent à cette fin.

L’antithèse barbarie/civilisation qui structure le discours victorien, la propagande salazariste et l’idéal républicain est censée se superposer exactement à de multiples dichotomies (nature/culture, état primitif/progrès, enfance/âge adulte, animal/homme, féminin/masculin, Noir/Blanc, colon/colonisés, inhumain/humain, indicible/dicible). On pourra rappeler aux agrégatifs les soubassements scientifiques venus consolider à partir de la fin du XIXe siècle de telles catégories censément antinomiques (Gobineau, Cesare Lombroso, Max Nordau). Les soubassements sont aussi littéraires, puisque les récits nationaux sont adossés à des monuments culturels et à des genres qui reposent sur la confrontation à la sauvagerie et sur son dépassement par une dialectique de lutte et de sublimation, qu’il s’agisse de mythes, d’épopées, de romans d’aventure (qui regorgent d’histoires exotiques d’Européens confrontés au risque de l’ensauvagement et devant assurer le triomphe de l’homme civilisé), ou encore de romans de guerre structurés par un schéma initiatique.

Conrad, Simon et Lobo Antunes sapent ce dualisme d’une part en réécrivant de façon ironique certains intertextes et codes génériques, et d’autre part en instaurant une porosité constante entre ces catégories binaires.

Dans les trois romans, l’aventure et la guerre ne sont que les masques d’une dégradation de la quête en conquête. Les enjeux spirituels de la quête ont été évincés au profit d’objectifs bien plus matériels, l’exploitation des territoires conquis, le maintien d’un ordre politique national et international opaque. Au cœur des ténèbres peut être lu comme une réécriture à la fois grotesque et tragique d’une quête dont le Graal mortifère serait l’ivoire fossilisé. L’Acacia peut être lu avec Pascal Mougin comme une extraction progressive des intertextes mythiques (notamment bibliques : la guerre comme catastrophe naturelle, le déluge, la destruction de Sodome). Ces intertextes permettent d’abord de médiatiser l’expérience guerrière dans sa violence inouïe, mais l’idée d’une transcendance mythique est peu à peu mise à distance par l’ironie, la parodie, le burlesque, l’organique. Le Cul de Judas procède à l’inversion parodique des intertextes bibliques (l’arche de Noé devient naufrage, la Cène devient une « Anti-Cène » consacrant l’impossibilité de la résurrection de la chair…). L’apologétique salazariste de la croisade se trouve ainsi disqualifiée. Le roman s’attaque aussi à un monument national, les Lusiades (1572), épopée dans laquelle Camões réécrit l’Énéide pour célébrer les « Découvertes » des Grands Navigateurs, et qui a été instrumentalisée dès le XIXe siècle pour justifier l’impérialisme portugais.

L’antithèse barbarie/civilisation est en outre minée par la matière romanesque et le travail sur la langue. Avec une virtuosité qui confine au vertige, Conrad use de la variation lexicale, en recourant notamment à des termes quasi-synonymes et à des oxymores qui troublent le découpage symbolique du réel. Il instaure ainsi une circulation intense des mêmes termes qui caractérisent tour à tour les indigènes, la nature, Kurtz, la Promise, la femme indigène. Il approfondit ce « malaise dans la culture » par l’exploration langagière de l’indicible, de l’illisible, du vide, du trou dans une herméneutique inachevable qu’aucun narrateur omniscient ne vient clore. La barbarie et la pulsion de mort que Marlow découvre en Kurtz et en lui-même invalident les partitions de l’humanité.

La référence à Freud est également éclairante pour lire le rapport au mythe du primitif dans L’Acacia et Le Cul de Judas. Freud écrivait en 1914 que la guerre « nous enlève les sédiments de culture récents et fait réapparaître en nous l’homme originaire [footnote] ». Dans les deux romans, la guerre apparaît comme un sacrifice brutal que la communauté n’assume pas en tant que tel, et qu’elle se doit donc de circonscrire en délimitant un « territoire tribal » à l’écart « du monde civilisé » (Simon), dans le « trou du monde » (Lobo Antunes). Les soldats se retrouvent confrontés à d’autres proscrits, les régiments indigènes dans L’Acacia, les civils angolais dans Le Cul de Judas, et sont enclos avec eux derrière des barbelés pour subir avec eux le déchaînement de la pulsion de mort.

Cette critique du mythe du primitif se déploie encore autrement. Chez Simon, la description paradisiaque de Madagascar comme un paradis primitif est faite à travers le point de vue ethnocentrique de la mère, mais la trajectoire du père, que sa formation militaire conduira des fortins coloniaux au front de la Somme, réinscrit cette échappée illusoire dans l’histoire. Quant à Lobo Antunes, il critique l’exotisme tout en construisant un mythe positif et vitaliste de l’Afrique fondé sur un renversement du manichéisme. Le roman est en effet structuré par une série de dichotomies : le Portugal est sans cessé décrit comme un pays minuscule, associé à la vieillesse, à la laideur kitsch, à la minéralité stérile, à la médiocrité des colons – caricaturés avec une violence très célinienne – et à la sauvagerie de la PIDE, tandis que l’Angola est caractérisé par l’immensité, la jeunesse, la beauté, la fécondité de la terre et la dignité des habitants. Ce mythe, commun au narrateur et à l’auteur, est ancré dans un émerveillement personnel que l’on retrouve dans certains entretiens et chroniques [footnote] . Toutefois, le livre se soustrait au dualisme, notamment parce qu’il inscrit pleinement l’Angola dans l’histoire longue (avec par exemple l’évocation de la migration depuis l’Ethiopie du peuple Luchaz et son installation dans la Baixa do Cassanje après des guerres contre d’autres peuples) et dans la lutte politique (avec la transcription ponctuelle des messages des miliciens, ou encore avec la célébration de Sofia qui ne se réduit pas à un personnage stéréotypé de belle femme noire, mais qui est aussi une militante indépendantiste violée et assassinée par la PIDE).

On réfléchira aussi aux limites de ce travail critique en posant avec les étudiants la question de la persistance de certains stéréotypes de race, mais aussi de genre et de classe dans les trois romans. Il pourra par exemple être stimulant de présenter quelques lectures qui ont été faites de Heart of Darkness par des écrivains et théoriciens postcoloniaux (voir bibliographie), ou encore de mettre brièvement en perspective la vision de la guerre coloniale construite par Le Cul de Judas avec celle que l’on trouve chez des écrivains angolais et mozambicains. Il ne s’agira alors pas de soumettre le corpus à une quelconque doxa bien-pensante, mais d’approfondir la réflexion sur les différentes façons de penser les liens entre littérature et politique. Pour éviter aux candidats de tomber dans le piège qui consisterait à tenir un discours simpliste trop prompt à dénoncer les positions idéologiques des auteurs, tout particulièrement de Conrad, on veillera à historiciser précisément chaque œuvre, à reposer les distinctions nécessaires entre auteur, narrateur et personnage, à analyser avec finesse le travail de l’écriture, et à explorer le plus avant possible la complexité de chaque dispositif textuel.

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La critique du mythe de la civilisation, menée selon des procédés différents et avec une radicalité variable selon les auteurs, engage donc indissociablement une critique de la culture tout en jouant avec ses formes. Elle ouvre à de nouvelles figurations de l’histoire que nous évoquerons dans le dernier temps de cette présentation.

 

De nouvelles figurations de l’histoire

Le roman de formation comme lieu d’une catharsis problématique

 Un des enjeux communs aux trois livres est donc en fin de compte la critique de sociétés fondées sur le sacrifice qu’elles mettent différemment en œuvre au nom de la civilisation, en rejetant la barbarie sur des figures présentées comme externes à la communauté. Le « cœur des ténèbres » exploré par Conrad n’est ni le mal ni la mort, mais la porosité de la civilisation et de la sauvagerie, l’entre-deux, l’interstitiel, l’indécidable : Kurtz est l’allégorie de l’Europe impériale qui, au nom de la grandeur d’une « idée », se livre à un rituel barbare. Simon et Lobo Antunes refusent quant à eux le sacrifice guerrier perpétré au nom de la défense de la civilisation occidentale. Ils se situent alors aux antipodes de la vision de Heidegger lorsqu’il commente La Germanie de Hölderlin dans Être et temps et fait du sacrifice guerrier un libre consentement à la mort créant une camaraderie militaire et faisant advenir une communauté authentique [footnote] . Simon et Lobo Antunes font du sacrifice guerrier un inexorable processus de bannissement et d’animalisation qui conduit les soldats à devenir les exclus de la communauté à laquelle ils croyaient jusque-là appartenir. (On pourra par exemple comparer avec les étudiants les évocations des départs lors de la mobilisation : départ du bateau de Madagascar vers l’Europe, de Lisbonne vers l’Angola, départ du train de Perpignan vers le front.)

La logique sacrificielle constitutive de la civilisation occidentale est ainsi donnée comme une barbarie. On peut se demander si sa représentation dans la forme romanesque possède une vertu cathartique. Comme le rappelle Catherine Coquio sur le mode de la fable malicieuse, « au cœur de la poièsis une activité nommée mimèsis promettait un miracle nommé catharsis, qui, venu de la médecine et transposé dans l’art et la politique par un maître philosophe, promena son principe espérance à travers les divers ‘genres’ littéraires. En vertu de ce grand rite sublime qui nourrissait le feu de la poétique, le mal terrestre – cruauté, deuil, chagrin – pouvait être surmonté s’il était représenté, narré, joué, chanté [footnote] . » Elle rappelle que cette mimèsis cathartique a été ébranlée par les catastrophes génocidaires. Mais on peut se demander si la possibilité d’une catharsis n’a pas aussi été compromise par l’histoire coloniale [footnote] et guerrière qui a aussi ébranlé, dans une moindre mesure, la conception de la mort. Cette question est liée dans les trois livres au jeu avec le genre du roman de formation. Rien ne vient plus justifier le sacrifice ; dès lors, quel apprentissage est possible ?

Il est variable selon les romans : le roman de Conrad est sans doute le plus sombre en ce que l’apprentissage de Marlow semble inabouti. Mais comme le souligne Richard Pedot en reprenant la grille derridienne, la forme déconstructrice du roman permet au lecteur – dont elle engage la responsabilité – de mener à son terme la critique du mythe sacrificiel de la civilisation. Dans Le Cul de Judas, la dimension thérapeutique du témoignage est mise en doute par la noirceur du récit et par la brusque fin déceptive du roman qui esquisse une échappée fantasmatique dans une position régressive. Mais le motif récurrent du cri de révolte que le narrateur, réduit au mutisme avec les autres soldats, n’a pas eu le courage de pousser en Angola, l’allusion aux livres qu’il ne parvenait pas encore à écrire, ainsi que la structuration du texte en 23 chapitres correspondant aux 23 lettres de l’alphabet portugais, peuvent être lus comme les signes d’une progressive sortie du silence traumatique qui est également une rupture avec la censure salazariste comme avec le pacte du silence entériné par la démocratie après 1974. Une forme a été donnée et permet le partage d’une expérience à la fois individuelle et collective. C’est dans L’Acacia que le schéma d’apprentissage est le plus positivement mis en œuvre, puisque la fin du roman met en scène un retour à la vie qui passe par une pulsion érotique assumée, mais aussi un ancrage dans la réalité sensible patiemment captée et réinventée par la main qui dessine et qui écrit. La recherche d’une forme à donner à l’expérience vécue trace un cheminement en littérature, de l’hommage rendu à Balzac jusqu’à l’inscription en creux de toute l’œuvre simonienne, puisque les dernières lignes du roman sont les premières d’un roman antérieur, Histoire (1967).

Le roman de Lobo Antunes et plus nettement encore celui de Simon mettent donc en abyme la naissance de l’écriture, ce qui n’est pas le cas chez Conrad où seule l’oralité est mise en scène. Néanmoins, on soulignera que la recherche de vérité mobilise les trois gestes de témoignage et appelle à repenser les modalités du commun.

Écriture du sensible : poétiques alternatives de la communauté

Cette recherche de vérité expose ses propres difficultés, puisqu’elle se déploie explicitement à partir de sources lacunaires (rumeurs, paroles, archives familiales) et de traces fragiles – y compris mnésiques. Autant d’éléments qui témoignent des scrupules de la narration, de ses hésitations, mais qui ne doivent pas être seulement reçues comme le signe d’une insuffisance : elles manifestent aussi un rapport éthique à l’histoire. C’est ce que souligne Emmanuel Bouju dans La Transcription de l’Histoire (au sujet de Lobo Antunes, mais cela peut s’appliquer aux autres textes du corpus) : « L’exploration du passé y est soumise systématiquement à la flamme réflexive de la critique et du doute, et les discours semblent capables de mesurer les limites de la représentation de l’histoire à la lumière de leurs propres failles et errements [footnote] . »

Dans les trois œuvres du corpus, cette articulation entre la critique et le doute est étroitement liée aux choix narratologiques qui prévalent dans la figuration de la vie intérieure, c’est-à-dire à une forme de perspectivisme qui permet d’indexer le récit au seul gradient de la mémoire et de la perception des personnages. Au cœur des ténèbres manifeste déjà la primauté du perceptif qui deviendra l’un des legs de la modernité. C’est ainsi que Jacques Rancière analyse, dans Le Fil perdu, le célèbre passage où se trouve commentée par le narrateur premier la singularité des histoires de Marlow, dont le sens n’est « pas à l’intérieur comme un noyau mais à l’extérieur », comme « ces halos brumeux qui sont rendus visibles […] par l’illumination spectrale du clair de lune. » L’intérêt de l’histoire, analyse Rancière, n’est pas dans ses enchaînements internes, mais dans la puissance sensible qui l’entoure et qui constitue « le tissu nouveau de la fiction [footnote] ».

Dans le corpus, le primat du sensible paraît peut-être plus net encore, contribuant à bouleverser l’ordre logico-temporel de l’histoire jusqu’à parfois remettre en question le logocentrisme de la vision. Il convient en effet de souligner à quel point ce déplacement, qui fait porter l’attention, au sein des œuvres, vers la dimension charnelle et disruptive de l’expérience, permet aussi de mettre l’accent sur ce qui résiste à la saisie rationnelle des événements, à leur intégration dans la mémoire, et, partant, au travail de la résilience. Il ne doit pas être interprété pour autant comme un échec de l’écriture de l’Histoire, mais plutôt comme une écriture oblique de l’Histoire, qui témoigne de l’inscription sensible des personnages dans le temps.

D’où ce paradoxe, déjà relevé par Benjamin qui identifiait une forme de positivité née de l’appauvrissement de l’expérience : d’une part les traces mnésiques, qui sont souvent des souvenirs charnels, mettent en déroute les catégories traditionnels du savoir, dans la mesure où le passé et l’histoire sont moins saisis comme une succession d’événements hiérarchisables que comme une suite d’expériences anarchiques. Mais, d’autre part, cette mise en déroute n’est pas non plus dénuée de vertu cognitive, dans la mesure où se trouve élargi le champ de la perception commune, pour intégrer des expériences nouvelles, et ainsi rendre visibles de nouveaux sujets de l’Histoire. L’écriture marque ainsi une forme d’engagement qui doit se comprendre de manière plus large que dans la visée normative de la « littérature engagée » au sens sartrien. Elle n’est plus seulement représentation des structures sociales et des luttes politiques, mais aussi redécoupage du sensible, exploration et reconnaissance de ses marges, à la fois périphéries du monde sensible et de la communauté.

L’injonction à « faire voir », que Conrad formule explicitement dans la préface au « Nègre du « Narcisse » », véritable réflexion sur l’art de l’écrivain, peut, dans cette perspective, être reçue dans sa pleine acception, phénoménologique, esthétique, et éthique : c’est-à-dire comme le postulat d’une vérité sensible dont l’écriture doit provoquer le surgissement et l’anamnèse, dans une entreprise de dessillement qui est aussi de nature politique. C’est dans une perspective comparable qu’on pourra interpréter les images empruntées à la poésie du spleen dans Le Cul de Judas, comme façon de re-lester ces images d’une charge référentielle nouvelle afin d’inscrire dans le texte la trace des crimes de la dictature et de la guerre coloniale, tout comme la poésie de Baudelaire et de Verlaine avait pu être une inscription de celles des massacres de 1848 [footnote] . Chez Claude Simon, les sensations fuligineuses qui assaillent les personnages évoquent en même temps leur déracinement et le vacillement d’un monde. Comme chez Lobo Antunes, en même temps que se trouve invalidé le récit officiel d’une nation unie par le patriotisme et par sa mission civilisatrice, l’écriture rend audibles et visibles des personnages déplacés, anonymes, réduits au silence : les soldats envoyés à la mort chez Simon et Lobo Antunes, les sœurs institutrices et paysannes de L’Acacia, les civils décrits comme « l’hétéroclite conglomérat d’hommes et de femmes » (p. 157) constitués par le deuil en communauté – les travailleurs noirs que l’œil de Marlow détache de la pénombre. On sera sensible à la figuration de ces nouveaux sujets de l’histoire, ainsi qu’à l’invention de réseaux analogiques qui tissent entre eux de nouveaux liens et qui contribuent à redessiner l’imaginaire de la communauté.

MAISONNAT, Claude : Au coeur des ténèbres de Conrad : présentation

Introduction (présentation de l’œuvre)

Quelques éléments biographiques. 1857-1924

Enfance chaotique et tragique : exil, déportation en Russie, mort de  sa mère, puis de son père.

Expérience française : Séjour à Marseille, premiers contacts avec la marine.

Carrière maritime anglaise : Gravit tous les échelons jusqu’à devenir capitaine.

Vocation d’écrivain : La question des trois langues.

Contexte général

La colonisation et l’apogée du discours colonialiste, les explorations Livingstone/Stanley (années 1870) Conrad était au Congo au début des années 1890. (cf. Le journal du Congo)

L’idéalisation de l’empire, la propagande, la fabrication des cadres de l’empire,  public schools, magazines pour garçons), rôle ambigu de la littérature, apogée du roman d’aventure (Rider Haggard, Les mines du roi Salomon (1885) + Kipling (1865-1936) contemporain de Conrad (1857-1924) dont George Orwell disait qu’il était le « prophète de l’empire ».

Avec Au cœur des ténèbres on est dans le contexte de la colonisation Belge du Congo et le rôle prépondérant de  Léopold II marqué par la cupidité et la cruauté, notamment en ce qui concerne le trafic d’ivoire. Rappeler le rôle prépondérant de Roger Casement (1864-1916) dans la prise de conscience de Conrad qui le rencontre en 1890. (rapport Casement sur les atrocités au Congo et plus tard au Putumayo (caoutchouc). Mais ici Conrad ne met pas directement en cause l’impérialisme britannique. (cf la remarque sur les cartes dans le bureau de la compagnie à Bruxelles. S’agit-il de loyauté envers son pays d’accueil ?)

Contexte spécifique

1898 : écrit Jeunesse pour Blackwood’s magazine (conservateur, mais exigeant en ce qui concerne la qualité littéraire) remarquable par l’apparition de Marlow qui va révolutionner l’écriture de Conrad en apportant une dimension orale, mais Jeunesse est un récit rétrospectif à la première personne, une confession tandis que Au cœur des ténèbres va plus loin en complexifiant le dispositif narratif pour créer des effets de voix. Puis Conrad commence l’écriture de Lord Jim (Tuan Jim) et l’abandonne pour commencer Au cœur des ténèbres, à la demande de M. Blackwood qui avait été satisfait du succès de Jeunesse, et souhaitait faire un volume. Le 3° texte ne sera pas Tuan Jim mais Au bout du rouleau. Au cœur des ténèbres fut publié en trois livraisons (Février, Mars Avril 1899) soit moins de 10 ans après son expérience africaine, puis inclus dans un volume (1902).

Voir aussi la nouvelle « Un avant-poste du progrès » (1896) mettant en scène deux colons particulièrement primaires et obtus qui finissent pas s’entretuer. Marlow fera une ultime apparition dans Chance (1913), mais l’aventure maritime est réduite à la portion congrue et le roman, et en premier lieu Marlow lui-même, s’intéressent davantage à la question du féminin  et caricature les féministes de l’époque.

L’œuvre elle-même

Statut générique incertain : long short story, novella, short novel ?

L’ambiguïté du titre à cause de la valeur du of : composition or location? (un cœur fait de ténèbres ou où un lieu où règne l’obscurité ?)

Roman d’emblée placé sous le signe du malentendu :

– Réception : la publication dans Blackwood’s a encouragé l’ambiguïté. Conservateur et pro-impérialiste.

– Biographique : expérience vécue mais qui va bien au-delà : Comparer: Marlow, « c’était au terme ultime de notre navigation, le point culminant de mon expérience » et Conrad dans sa préface: « HofD is experience, too, but it is experience pushed a little (and only very little) beyond the actual facts of the case… » Toute la différence dans le « very little » qui est un euphémisme pour  cacher la complexité de l’écriture.

– Idéologique : la controverse Achebe (1975) Conrad as a bloody racist. La littérature post-coloniale et la tradition critique qu’elle a engendrée.

– Linguistique : narration en anglais vs diégèse monde francophone. On entend le français sous le discours en anglais (gallicismes, citation directes, calques) dans le texte conradien. Cf. Kipling : « Quand je le lis … j’ai toujours l’impression que je lis une excellente traduction d’un auteur étranger. »

Il s’agit donc en apparence d’un récit de voyage, mais bien particulier. Les protagonistes du cadre de narratif à bord de la Nellie ancrée dans le port de Londres ne bougent pas. C’est donc un voyage statique, intérieur, verbal dans la remémoration et le passé, qu’ils effectuent sous la direction de Marlow. Dans l’univers diégétique du récit enchâssé Marlow part de Bruxelles (non nommée) pour se rendre au Congo mais en revient rapidement après avoir retrouvé Kurtz qui meurt, lui-même malade et souffrant de ce qu’on pourrait appeler de symptômes post-traumatiques non sans avoir, malgré ses scrupules, menti à la fiancée de Kurtz au lieu de l’éclairer sur la vérité de son idole.

Ce récit de voyage peut être lu come lointain descendant de l’Odyssée qui en fournit le cadre très général.

D’où la tension entre le roman d’aventure idéalisant et la réalité telle que la rencontre Conrad avant de la mettre en récit. Il s’inscrit dans ce contexte mais s’en démarque de façon significative, cf. la remarque du narrateur primaire sur Marlow et sa façon de raconter les histoires et la métaphore célèbre du halo. Il s’agit de la transmission d’un affect et  il ne suffit pas de raconter une histoire (les yarns des marins, équivalant à des aventures), mais faire jouer, mettre en action les potentialités modulatoires de la langue. Cf. la citation de la Préface au Nègre du Narcisse à lire absolument car elle contient l’essence même de l’art poétique de Conrad : «… ce n’est que par un soin incessant et inlassable apporté au contour et à la sonorité des phrases qu’on peut approcher de la plasticité et de la couleur. » p. 495 (Pléiade)

Note sur la plasticité de la langue

Un dispositif narratif qui enchevêtre 3 niveaux

– Les récits enchâssés : un narrateur primaire (frame narrator) non identifié, un narrateur secondaire Marlow + différents intervenants (3° niveau d’enchâssement, l’arlequin, la fiancée, les divers membres de l’expédition, etc.)

– Grâce à Marlow, le narrateur secondaire le roman se présente comme un long récit rétrospectif et post-diégétique.

– Ce récit post-diégétique raconte une quête dont le schéma actantiel de Greimas permet de mettre à plat la structure interne (les relations entre personnages et leurs actions) Cependant il faut bien prendre garde à faire fonctionner ce schéma à tous les niveaux possibles : diégétique (la recherche de K), subjective (la quête de soi de Marlow, le voyage initiatique est ici problématisé : « There is no initiation into such mysteries » confie Marlow à propos de la rencontre avec le primitif et l’inhumain.), herméneutique (le sens de l’expérience), et finalement réflexive (le récit en quête de lui-même, Marlow s’interrogeant sans fin sur la difficulté voire l’impossibilité de dire) « Le voyez—vous, voyez-vous l’affaire ? Il me semble que j’essaie de vous dire un rêve…. , que je fais un vain effort car nulle relation d’un rêve ne peut communiquer la sensation du rêve…. » (85, Mayoux). C’est ce vide au cœur du récit que Todorov pointe dans son article de 1978.

– De surcroît, la structure énonciative présente le roman comme un récit de voix. Le personnage de Marlow s’effaçant jusqu’à n’être plus qu’une voix dans le récit enchâssant.

– Lacoue-Labarthe qui parle d’oratorio qui permet de faire des effets de voix.

La controverse

L’ambiguïté idéologique que l’on a reprochée au roman est elle-même plus idéologique de réelle, si l’on lit très attentivement le texte, ce qu’Achebe apparemment ne fait pas et ce qui est surprenant pour un écrivain. Il reproche à Conrad de donner une image raciste de l’Afrique, ce qui semble plausible si l’on s’en tient à certains passages, (le chauffeur  décrit en singe savant superstitieux par exemple).

La fonction de ce dispositif narratif complexe n’est pas que littéraire, ou poétique bien qu’il y participe largement, il est également et surtout éthique dans la mesure où il problématise l’interprétation (cf. les « inconclusive tales » de Marlow). Grâce à l’entre-deux ouvert par la différenciation des niveaux narratifs il devient pratiquement impossible de définir précisément le lieu d’où parle Marlow. (On notera ici que l’ironie conradienne n’a rien de classique, elle n’est pas fondée sur le renversement, je dis A pour qu’on entende non-A, mais sur la mise à jour des positions subjectives implicites inhérentes aux différents points de vue. Elle participe alors de la déconstruction des présupposés idéologiques sur lesquels ils reposent. Ainsi la vision anthropologique évolutionniste du vivant inspirée de Darwin qui sert de toile de fond à la façon dont Marlow perçoit l’Afrique et les africains, est mise en perspective si on l’oppose à la vision culturelle, socio-historique dont les interprétations sont sous-tendues par l’idéologie interventionniste que met en avant la propagande impérialiste qui prétend justifier la colonisation par le désir d’apporter les lumières et la civilisation, alors que l’horreur gît en son cœur même, comme le montre très bien l’article de Lacoue-Labarthe.

Marlow est à la fois dans le système (il a accepté le poste même si c’est sans conviction) et en-dehors du système dont il dénonce les horreurs. C’est l’entre-deux, entre le Marlow actif sur le terrain qui doit faire face au exigences de la contingence, et le Marlow narrateur qui permet de mettre à distance son expérience et l’horreur qu’il découvre. Ce n’est pas pour rien qu’au cœur du roman surgit le cri de Kurtz « The horror ! The horror ! » dont on ne saurait dire quelle est sa véritable portée, (s’agit-il de la prise de conscience tardive de l’abjection dans laquelle il est tombé, ou de la prise de conscience de la réalité des atrocités commises au nom de la civilisation ?) Mais c’est précisément cet impossible à dire qui garantit la grandeur du roman dont Lacoue-Labarthe dit avec juste raison qu’il s’agit d’un « événement de pensée » dans la mesure où il fait apparaître le fait que les idéaux philanthropiques, réduits à de simples simulacres servent à voiler un abîme, celui de « l’horreur de l’Ouest ». (cf. les « unspeakable rites » dont parle Marlow en disent la vérité, même s’ils ne sont jamais décrits avec précision, ce qui aurait relevé du sensationnalisme). Autrement dit, le roman de Conrad nous emmène au-delà de la réalité qui est une construction sociale, idéologique et linguistique, dans le désert du Réel (Zizek), à savoir ce qui échappe à tout ça et reste dans le registre du non-dit ou mieux de l’indicible, de l’impossible à dire. L’indicible est devenu la cause de l’acte poétique, héroïque en soi. Marlow ne tient pas un discours moralisateur dans le but de dénoncer, il décrit ce qu’il a sous les yeux, il montre, il ne démontre pas et son récit s’inscrit dans la lignée du modernisme dont Rancière nous dit : « Ce qu’il faut montrer ce sont les moments singuliers et imprévisibles où l’éclat d’une chimère rencontre l’immaîtrisable d’une situation qui vient trouer la routine d’une existence. » (Le Fil Perdu)

La manifestation la plus évidente de cette impossibilité réside dans la prolifération des images d’obscurité, d’ombres, de clair-obscur, qui donne une véritable dimension spectrale au récit qui perturbe la compréhension du récit. Ce qu’il est difficile de comprendre pour certains lecteurs c’est qu’il ne s’agit en aucun cas de cacher ou de refuser d’entrevoir le Réel d’une situation, mais d’une stratégie relevant d’une éthique de l’écriture mettant en place les conditions d’une éthique de la lecture, Marlow récitant étant en quelque sorte le lecteur de sa propre expérience. C’est pourquoi certains critiques (Hillis Miller) parlent de parabole et non d’allégorie, dans le sens où l’allégorie a un sens second qu’il est possible de décoder tandis que la parabole problématise le sens et l’interprétation.

Au titre de l’ambivalence idéologique on portera aussi la question du féminin dans le roman. Les critiques féministes n’ont pas manqué d’épingler Conrad sur le sujet.

On est entre hommes, les femmes restent à la périphérie d’où les accusations de misogynie que des phrases comme : « C’est étrange, à quel point les femmes sont sans contact avec le vrai. Elles vivent dans un monde à elle… » suggèrent, mais faut-il bien prendre Marlow au pied de la lettre ou les considérer comme l’incrimination de stéréotypes bien victoriens (The Angel in the House) ? Encore une fois la réponse est dans l’entre-deux de l’ambivalence mais elle permet au moins de poser la question.

La tante de Marlow est instrumentalisée en pourvoyeuse d’emploi, la femme africaine est décorative exotique et ancillaire, (cliché de la sensualité africaine et fantasme masculin) et quid de l’exploitation sexuelle ?, tandis que la fiancée, la Pénélope vers lequel revient Ulysse/Marlow, bénéfice d’un traitement particulier derrière lequel les féministes dénoncent le maintien de la domination de l’ordre patriarcal, mais les chose sont un peu plus complexes car si Marlow abandonne son projet de rendre justice à Kurtz et s’il profère un mensonge contre ses propres exigences éthiques, c’est qu’au-delà de la femme-objet stéréotypée de l’idéologie dominante, il voit un visage (Lévinas), une individualité qui souffre et ne peut s’empêcher de faire preuve d’humanité.

Conclusion

 Si Walter Benjamin a raison de dire que tout document de civilisation est toujours en même temps un document de barbarie (Thèses sur la philosophie de l’histoire. Walter Benjamin, Paris, Denoël, 1971, traduction Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971), alors Au cœur des ténèbres est l’un de ces documents, mais il est bien plus que cela, une fiction dont les modalités d’écriture sont l’instrument même qui permet de lutter contre cette barbarie.

NB.

Bien que la traduction proposée soit celle de Mayoux et non celle de Jean Deurbergue, les agrégatifs pourront trouver utile la lecture de l’édition Garnier-Flammarion (2017) et consulter  la présentation et le dossier qui l’accompagne.

(Conrad : Au cœur des ténèbres. (Traduction Jean-Jacques Mayoux, présentation, notes et dossier par Claude Maisonnat et Josiane Paccaud-Huguet, Paris, Flammarion, 2017.)

DUMAS, Catherine : Le cul de Judas, de Lobo Antunes

António Lobo Antunes, Le cul de Judas. Trad. Pierre Léglise Costa. Paris, Métaillié, 1983, réimpression 1997.

Cette traduction a été faite à partir de l’édition Os Cus de Judas, Vega « Ochão da Palavra », 1979, 1980. Depuis, il existe une édition ne varietur de l’œuvre de A. Lobo Antunes coordonnée par Maria Alzira Seixo, et qui fait référence. Je voudrais signaler d’emblée que la traduction française ne reprend pas la dédicace de l’édition originale, Para o Daniel Sampaio – meu Amigo. Cette dédicace est significative dans la mesure où Daniel Sampaio est un médecin psychiatre spécialisé dans le suicide des jeunes et l’anorexie ; il a introduit au Portugal les thérapies familiales. C’est aussi un écrivain qui s’exprime beaucoup dans les médias. C’est lui qui a présenté le manuscrit de Le Cul de Judas à l’éditeur Vega, alors qu’il avait essuyé plusieurs refus d’autres éditeurs. Ce même éditeur a publié d’autres récits de guerre ainsi que, de A. Lobo Antunes, Memória de Elefante.

Lobo Antunes a écrit ce roman dans les années suivant son retour, en 1973, de la guerre coloniale en Angola. Il était alors interne en psychiatrie à Lisbonne et séjournait dans ses moments de liberté dans sa maison de Praia da Luz, en Algarve. A la suite de sa traduction en français dès 1983, ce roman a obtenu en 1987 le Prix Franco-portugais décerné à l’époque par l’Ambassade France à Lisbonne.

C’est un livre qui a connu un succès immédiat au Portugal et qui a défrayé la critique, aussi bien positive que négative. Il fait partie de ce que l’on est convenu d’appeler, à la suite de l’auteur lui-même, « La trilogie de Benfica » qui inaugure l’œuvre de l’écrivain. Avec Mémoire d’éléphant et Connaissance de l’enfer, ce roman pose A. Lobo Antunes en imprécateur de l’histoire récente de son pays, dénonçant tout autant la Guerre Coloniale que le milieu psychiatrique (plus pour les deux autres romans) ou la société patriarcale judéo-chrétienne des dernières années de la dictature de l’Etat Nouveau, et ce dans une trame textuelle qui opère sans cesse le va et vient entre ces trois univers.

En France, A. Lobo Antunes jouit d’une bonne réception critique. Je vous en livre quelques citations :

– Dans Les Inrockuptibles, Lydie Salvayre écrit en novembre 1996 : « Contre le temps qui tue, contre la mort où tout s’anéantit, contre la folie des hommes, et à sa gloire, António Lobo Antunes, aujourd’hui, écrit des romans. Ce dernier [Le Manuel des Inquisiteurs] est d’une éblouissante beauté. Et de l’avoir écrit pose son auteur comme un des plus grands romanciers de son siècle ».

– Sur la Trilogie de Benfica, Le Matricule des Anges n° 023, juin-juillet 1998 : « puissance et grandeur de cet écrivain (…) dont la langue seule, baroque et lourde comme le Tage, charrie toutes les visions du monde et balaie la rationalité qui fonde les dictatures ».

– Et récemment encore, dans Le Figaro du 18 mai 2017, Christophe Mercier, à l’occasion de la publication du dernier roman, Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre : « Sa virtuosité est unique dans le roman contemporain : sa liberté de construction, la diversité de sa palette confirment qu’il est l’égal d’un Faulkner ou d’un Giono ».

J’aborderai mon analyse du texte par le questionnement du sujet en même temps que des corps, vivants et morts.

Dans ses romans, dont la teneur autobiographique a été relevée par plus d’un exégète, surtout dans la trilogie initiale, A. Lobo Antunes construit sa légende personnelle en tant que sujet s’écrivant. Il la complète dans ses interviews et dans ses chroniques. C’est pourquoi je ne saurais trop conseiller de lire les volumes des Chroniques publiées chez Bourgois. Tout le parcours d’une vie y est tracé, en tout cas ce que l’auteur veut que son lecteur en retienne. C’est un sujet écrivant qui, dans Mémoire d’éléphant, à la bonne manière du Proust de La Recherche, se dévoile au détour d’une page, bien plus fugacement, sous son prénom de António. Le lecteur est sommé d’accepter un pacte autobiographique totalisant, même si le sujet autodiégétique, qui s’exprime la plupart du temps à la 1ère personne du singulier, peut être pris dans les rets d’un super-narrateur qui lui impose parfois la distance du « il » du style indirect libre et du monologue rapporté. Le « je » tout-puissant fait alors place, comme chez Faulkner ou chez Céline – autres écrivains de référence pour A. Lobo Antunes – à un sujet en miettes, vidé de son soi.

Dans Le cul de Judas, il se pose d’emblée comme sujet de l’écriture, locuteur de ce soliloque nocturne : « Ce qui me plaisait le plus au Jardin Zoologique (… ?) » au début (13) ; et, à la fin du roman : « Moi ? Je reste encore un moment. » (219). Le sujet plein, obsessif, côtoie dans Le cul de Judas cet autre sujet à la dérive que Sérgio Guimarães de Sousa pose en ces termes : « En effet, A. Lobo Antunes prend en charge l’idée d’une existence en pleine dérive. Son écriture est placée sous l’enjeu d’une crise existentielle qui ne cesse de tourner en rond, surtout si l’on pense à ses premiers romans qui servent assurément de parcours buissonniers pour comprendre le reste de l’œuvre, romans où l’autodérision est très nette malgré la nature assez autobiographique du récit. Une autodérision que l’on ne peut dissocier de la mémoire troublante et ineffaçable de la guerre d’Afrique, mémoire traumatique qui revient tout le temps, comme un traumatisme incommunicable, que l’on bégaye aussi sans arrêt et que l’on n’arrive pas à assimiler et à communiquer une fois pour toutes » (citation tirée du livre à publier en 2018 chez L’Harmattan, António Lobo Antunes et le Livre Total).

Ce sujet paradoxal subit une métamorphose dans Le cul de Judas, comme le fait remarquer Felipe Cammaert à propos de ce « bouleversement intérieur » (idem) : « En effet, et selon les prophéties de ma famille, j’étais devenu un homme : une espèce d’avidité triste et cynique, faite de désespérance cupide, d’égoïsme et de l’urgence de me cacher de moi-même, avait remplacé à jamais le plaisir fragile de la joie de l’enfance, du rire sans réserve ni sous-entendus, embaumé de pureté (…) » (Le cul de Judas, p. 33). Au début du roman, l’enfance est évoquée à travers la référence à Chagall qui donne sa tonalité fluctuante au souvenir du Jardin Zoologique. Puis vient la référence à Cranach lorsque le narrateur invite son interlocutrice du bar lisboète à le suivre dans son voyage onirique dans le zoo : p. 15. La métamorphose euphorique du retour à l’enfance devient ailleurs une métamorphose douloureuse qui signale la disparition de cet infans privilégié. Le sujet se fait naufragé, puis poisson. La réalité d’une Lisbonne irrécupérable s’énonce par le biais de la métaphore de l’aquarium, à travers un enchaînement de métamorphoses aquatiques : “Cette salle de bains est un aquarium en carreaux de faïence que le spot du plafond éclaire obliquement, traversant l’eau de la nuit où ma figure se meut en gestes lents de méduse, mes bras acquièrent le spasme de l’adieu sans os des pieuvres, mon torse réapprend l’immobilité blanche des coraux. Quand je savonne mon visage, Sofia, je sens les écailles de verre de ma peau sous mes doigts, mes yeux deviennent saillants et tristes comme ceux des daurades sur la table de la cuisine, des nageoires d’ange naissent sous mes aisselles » (159). Notons que la daurade sur la table de la cuisine est un corps mort, comme les poissons rouges du chapitre N.

Au chapitre N, justement, le sujet devient collectif. Ce sont les soldats dans leur campement devenus des insectes (114) : « Nous étions des poissons, vous comprenez, des poissons muets dans des aquariums de toile et de métal, simultanément féroces et doux, entraînés à mourir sans protester, à nous coucher sans protester dans les cercueils de l’armée (…) » (115). Puis : « Une certitude étrange m’assaille parfois : je suis un poisson mort dans cet aquarium de carreaux de faïence, qui accomplit un rituel quotidien entre le miroir et le bidet avec le découragement des morts quand ils se meuvent, peut-être, sous la terre, en se regardant les uns les autres avec des pupilles d’une inexprimable terreur » (160).

La métaphore aquatique, en prise avec celle du naufrage et de l’enfermement (dans Lisbonne, dans les cercueils …), est très présente également dans les deux autres romans de la trilogie. Son lien avec la mort est itératif, comme ici dans Le cul de Judas : «Parce que c’est cela que je suis devenu ou qu’on m’a fait devenir : une créature vieillie et cynique qui rit d’elle-même et des autres du rire envieux, aigre, cruel des défunts, le rire sadique et muet des défunts, le rire répugnant et gras des défunts, et en train de pourrir de l’intérieur, à la lumière du whisky, comme pourrissent les photos dans les albums, péniblement, en se dissolvant lentement dans une confusion de moustaches.» (171).

Le sujet croule sous le sentiment de la faute, le remords de ne pas s’être rebellé à temps : « Les soldats croyaient en moi, ils me voyaient travailler dans l’infirmerie sur leurs corps écartelés par les mines, (…) les soldats me croyaient capable de les accompagner et de lutter pour eux, de m’unir à leur haine ingénue contre les seigneurs de Lisbonne qui tiraient contre nous les balles empoisonnées de leurs discours patriotiques, et ils ont assisté, écœurés, à ma passivité immobile, à mes bras ballants, à mon absence de combativité et de courage, à ma pauvre résignation de prisonnier”. (181). La fonction d’aveu qu’assume ici le texte opère une catharsis collective sur toute une génération de lecteurs, soumise en particulier à une conscription obligatoire, avant et même après le 25 avril 1974. Par l’aveu de la faute et la dénonciation acerbe de la coercition, A. Lobo Antunes écrit avec Le cul de Judas un texte entre subversion et découragement, un récit de guerre où l’on a du mal à décider ce qui l’emporte, de la révolte ou de la dépression. À la p. 117, une citation d’une chanson nous ramène au chapitre G où figurent les paroles d’une autre chanson de Paul Simon.

À partir du chapitre N, le sujet collectif devient un sujet révolté, politisé. Il dénonce les exactions du régime colonial de façon de plus en plus acerbe ; par exemple : « (…) que sait ce quinquagénaire imbécile au sujet de la guerre en Afrique où il n´est pas mort et n´a vu personne mourir, que sait ce crétin des administrateurs de brousse qui enfonçaient des glaçons dans l´anus des noirs qui leur déplaisaient (…) que sait cet animal des bombes au napalm, des jeunes filles enceintes passées à tabac par la PIDE, des mines qui fleurissent en champignons de feu sous les roues des camionnettes(…) » (63). Alors qu’au chapitre C, à son arrivée à Luanda, ville tout autant abhorrée que Lisbonne, le narrateur autodiégitique ne peut que se dédoubler dans l’altérité radicale d’un jeune missionnaire : « la misère colorée des quartiers qui encerclaient Luanda, les cuisses lentes des femmes, les ventres gonflés de faim des enfants immobiles sur les talus, en train de nous regarder tenant des jouets dérisoires au bout d´une ficelle, ont commencé à réveiller en moi un sentiment bizarre d´absurdité dont je sentais l´inconfort persistant depuis mon départ de Lisbonne, dans la tête ou aux tripes, sous la forme physique d´un tourment impossible à localiser, tourment qu´un des prêtres qui était dans le bateau semblait partager avec moi, lui qui se fatiguait à trouver dans son bréviaire des justifications bibliques pour les massacres d´innocents » (31). La dénonciation de l’absurdité de la situation du colonisateur va très loin, puisque le narrateur met en cause ici l’alliance de l’église et de l’Etat Nouveau dans l’administration de l’empire colonial. Mais à la fin du roman, au chapitre X, il ne s’agit plus d’une simple dénonciation. C’est ce cri du soldat – « Putain, putain, putain » (« Caralho, caralho, caralho » dans la version originale, bien plus conforme au contexte de la virilité délabrée des soldats de l’empire) (211) – qui l’emporte. La subjectivité du narrateur perdu dans Lisbonne se fond dans le souvenir de la souffrance des simples soldats du régiment en Angola. La conscience hurle dans Le cul de Judas. La médiation de la métamorphose n’est plus agissante. Le cri met le sujet collectif à nu, avec sa souffrance d’écorché vif. Il renvoie à la notion de génération, de beat generation pourquoi pas, ce qui me fait pointer l’importance prise dans le roman par le contexte. Il est symptomatique que le narrateur utilise la métaphore du « passager clandestin » (77) pour signifier le non-retour à la situation antérieure à la conscription. On trouve cette même métaphore d’abord chez Henri Michaux, puis comme titre d’un journal en grande inédit du grand opposant politique à Salazar qu’était l’artiste néoréalistre Mário Dionísio. Ces coïncidences sont parlantes.

Il s’agit ici de prendre en compte non seulement le contexte historique large, factuel, de la dictature, de la Guerre coloniale, de l’émigration (Gare d’Austerlitz, chapitre N, 112), mais aussi le contexte du quotidien. Lisbonne est la référence contextuelle de la Trilogie de Benfica, avec son temps stagnant entre passé et impossible présent. Je prendrai comme exemple le leitmotiv des objets qui peuplent l’intérieur des vieilles tantes. Dans Le cul de Judas, l’esthétique du kitsch concourt, tout au long du roman, à l’impossibilité d’habiter et les villes de la colonie, et cette Lisbonne figée : p. 20, p. 218-19.  Sujet et objet ne sont pas séparés, n’existent que l’un par l’autre, selon Pierre Sansot dans La poétique de la ville. Dans et par le kitsch, l’objet s’exhibe comme un fixateur de la douleur du sujet. Il demande sa réaction, son rejet et/ou son attendrissement, provoque un cri indigné de dégoût ou un regard d’une presque connivence. Car l’objet kitsch participe pleinement de la dérision et de la dégradation du sens. Est kitsch l’objet qui ne répond plus à un canon, l’objet périssable qui a fixé à l’excès des tics esthétiques connus de tous. Enfin, l’objet kitsch fait partie de l’environnement du sujet. Il a souvent une fonction première utilitaire qu’il fait taire pour privilégier une esthétique déplacée de l’objet d’art vers des objets du quotidien. Par tous ces traits, l’imaginaire kitsch crée un lien avec le personnage antunien : p. 128-29 et 130-3. Le kitsch se situe dans le temps arrêté. Témoin la pendule des vielles tantes de Lisbonne : « Une pendule inlocalisable perdue parmi les ténèbres des armoires laissait s’égoutter des heures étouffées un quelconque couloir lointain » (19). L’objet-pendule, coupé de sa raison d’être qui est de donner l’heure précise, correspond ici à ce que Typhaine Samoyault, nomme dans le titre de son livre, La montre cassée. Je voudrais donc, à présent, faire quelques remarques sur le traitement du temps dans Le cul de Judas.

Le mythologue spécialiste de la métamorphose, Pierre Brunel, affirme : « la métamorphose ne se réduit ni à un changement d’espèce, ni même à un changement de règne. Elle est une hypothèse sur le temps d’avant la naissance et sur le temps d’après la mort » (Le mythe de la métamorphose). Il conclut que c’est là « un système de forces antagoniques ».

Dans la Trilogie, l’impossible inscription dans le temps présent confère au roman une temporalité cyclique de l’alternance du jour et de la nuit (dans Mémoire d’éléphant), de l’enfermement temporel dans un nuit sans fin (dans Le cul de Judas) et du temps du voyage en voiture de l’après-midi jusqu’à la révélation de l’aube (dans Connaissance de l’enfer). Paul Ricœur, se référant aux Confessions de Saint Augustin, propose de substituer « à la notion de présent celle de passage » : « C’est au moment où ils passent que nous mesurons les temps, quand nous les mesurons en les percevant » [footnote] . Ce passage-mesure se concrétise dans le roman antunien par trois figures.

Il s’agit tout d’abord du cycle temporel de la succession des temps et du jeu analeptique de l’éternel retour. Cette certitude est dramatiquement remise en cause pour le personnage : le retour à une situation passée, leitmotiv de tout le roman, retour à la maison du père séparé de sa famille, est impossible car le personnage-narrateur est impuissant à intérioriser le modèle cyclique du temps donné par le monde. La quête est la troisième figure du passage pouvant servir à mesurer le temps. C’est la quête de cette aube primordiale qui lie les âges de la vie aux lieux et aux espaces. L’aube peut être l’enfance : la quinta des grands-parents à Nelas, le Jardin Zoologique de Benfica, entre autres. Des confusions entre les lieux et les âges brouillent l’ordre de passage des temps : l’Afrique de la Guerre Coloniale communique analogiquement avec le monde de l’enfance, puis avec celui de l’adolescence dans l’exaltation d’une nature vierge. A travers les animaux du Jardin Zoologique, girafe ou éléphant (toujours), Lisbonne communique avec l’Angola, et l’enfance avec l’âge de la guerre. La démesure du désir d’absolu permet cette configuration des temps communicants. L’amante africaine, Sofia, est l’incarnation de cet absolu, l’incarnation de la nature africaine, la seule possible dans Le cul de Judas. On la rencontre emblématiquement à la lette S, p.173. A partir de ce chapitre S, la remémoration de Sofia contribue à suggérer un possible apaisement qui prendra forme dans le dernier paragraphe du roman, où le protagoniste désire mettre de l’ordre chez lui : p. 219. Le monologue nocturne se mue en une ébauche de dialogue où l’on entendrait presque la voix de l’interlocutrice. Le dernier paragraphe du Cul de Judas réorganise la prosodie. Le protagoniste s’adresse à la femme qu’il rassure et oriente dans le labyrinthe de la ville. Pointe alors une tentative de projection dans le futur proche et lointain de l’horizon du Tage, dans l’événement : « On ne sait jamais, n’est-ce pas ? ».

Une normalité fait surface, avec la suggestion d’une visite (bien que ce soit celle, toute fantasmatique, du personnage angolais de Tante Teresa), et surtout du retour du sommeil. Bien sûr, ce n’est pas comme dans Mémoire d’éléphant où le personnage se tient à l’aube sur son balcon d’Estoril, face à la mer, ni comme dans Connaissance de l’enfer où le chant du merle ressuscite la figure du père. Mais il existe aussi, dans Le cul de Judas, une idée de salut final.

Un salut final, en tout cas pour le roman, et je traiterai maintenant de la structure romanesque. Elle s’énonce en une série de chapitres qui suivent l’ordre alphabétique, contredisant le chaos temporel qui détermine la diégèse. Les exégètes de A. Lobo Antunes s’accordent à dire que la structure narrative mise en place dans la trilogie, tant au niveau global du roman qu’à l’échelle de la phrase, fonde l’édifice de l’œuvre. Maria Alzira Seixo écrit à ce propos : « L’œuvre d’António Lobo Antunes (…) présente une évolution significative dans l’art du récit, qui ne peut pourtant pas faire oublier l’intensité déterminante de ses premiers livres en vertu de la richesse de leur univers thématique, et aussi pour les possibilités processuelles dont ils font état et qui seront utilisées tout au long de son travail littéraire. En effet, l’on y trouve déjà la plupart de ses thèmes (rapport du sujet au monde, problématique de l’identité, questions de l’attachement, le mariage, la séparation, l’isolement, l’hostilité) et les champs sémantiques plus vastes qui les incluent (la guerre, la médecine, la famille, l’amour, le territoire, la société), de même que son rapport particulier à l’écriture : l’écriture du moi en tant que communication de l’expérience, et l’écriture du monde qui s’écarte dès lors du mode habituel de la représentation en littérature, qui tente plutôt de rendre la circonstance à travers l’écriture. Quant aux processus utilisés, on trouve dans ses premiers romans la présence presque obsessive de ses motifs poétiques de toujours, dont on peut mesurer, dans toute son œuvre, le pouvoir disséminateur.

Le symbole de la mouette flétrie dans Mémoire d’Éléphant, par exemple, ou le réduit de l’existence nocturne dans Le Cul de Judas, et encore le tourment infernal décrit par le narrateur de Connaissance de l’Enfer dans l’hôpital psychiatrique vont se maintenir –, à se prolonger, se métamorphoser – dans la plupart de ses romans » ( António Lobo Antunes et le Livre Total. À publier chez L’Harmattan).

Felipe Cammaert, à son tour, remarque que « l’un des aspects les plus remarquables de Os Cus de Judas se trouve sans doute dans son architecture narrative. On pourrait affirmer, sans trop risquer, que le grand succès qu’a rencontré ce texte au moment de sa parution tient en grande partie à son agencement narratif. La première personne totalisante sur laquelle repose la narration place d’emblée le lecteur en position de récepteur privilégié de la confession, à tel point qu’il est difficile de refuser le pacte de lecture proposé par Lobo Antunes » (idem).

La structure de surface du roman est celle d’un abécédaire. À part le chapitre S dédiée à la remémoration de Sofia, jeune amante du narrateur engagée dans la lutte anticoloniale dans les rangs du MPLA, et qui pourrait nous orienter vers une fonction emblématique de cette forme, c’est bien plutôt la fonction pédagogique de l’abécédaire que je privilégierai.  Cela donne à penser que l’abécédaire rend possible la lecture d’un texte issu d’une mémoire en lambeaux. Il structure le défilé de mots vidés de leur sens, donnant un corps au récit.

À propos de corps, il convient de remarquer que l’idée du corps du texte entraine celle du corps d’une nation torturée à double titre, par le totalitarisme salazariste et par une guerre coloniale condamnée (hypocritement ?) à l’époque par la communauté internationale.  Démultiplié dans les corps souffrants des trois romans de la trilogie initiale, le corps de la nation est particulièrement victimisé dans Le cul de Judas. Les différentes métamorphoses subies par les corps, vivants et morts, ne viseraient-elles pas finalement à sauver ceux-ci de la disparition et de l’oubli ? Je me tournerai vers la dernière figure de la douleur et de la déploration qui surgit à la fin du roman, celle de la Pietà. S’adressant à son interlocutrice de la nuit, le narrateur la supplie : « aidez à faire pousser chez moi les vigoureuses épaules de l’espoir émergeant des omoplates fines du découragement, et mon torse, soudain triangulaire, soulevez, dans une jubilation facile, le petit homme défait que je suis. Portez-moi comme une pietà herculéenne porte son christ exténué, comme j’ai porté dans mes bras, il y a très longtemps, le noir dont les crocodiles du fleuve Cambo avaient dévoré la jambe gauche et qui gémissait doucement comme les petits des hyènes dans leurs nids pourris entourés d’excréments et d’os écumants de gazelle » (189). Suivant le précepte conradien du « faire voir », A. LoboAntunes fait appel aux arts visuels pour montrer l’indicible. Au début du roman, il s’agissait de l’allusion aux « fiancées volantes de Chaga » (14) et aux « anges de Giotto » (17). Mais il a besoin, dans le micro-récit final, de l’absolu du thème de l’iconographie chrétienne de la Vierge de Piété pour donner à voir les massacres perpétrés lors des guerres. En réunissant corps morts et corps vivant, l’écrivain met en œuvre une esthétique compassionnelle du salut. À ce propos, je mets en relation le micro-récit antunien avec une version de pietà en lien avec la problématique des migrants de ces dernières années, à travers la piétà de la peintre portugaise Graça Morais qui a été exposée à Paris de mai à août 2017, et je vous livre un tableau de la série qu’elle a peinte en 2012 intitulée A Caminhada do Medo :

(Cliquer pour agrandir)

La catharsis s’est produite et les corps souffrants, les corps morts démultipliés (« moi », le noir amputé, « les petits des hyènes », les « os écumants de gazelle ») s’entraident pour  dépasser leur douleur. L’expiation permet aux corps sublimés, vivants dans la mémoire au moins (ceux du professeur de patin, de Sofia, de l’épouse laissée à Lisbonne, de l’interlocutrice fantasmée, etc). Ainsi fonctionne, selon moi, l’humanisme complexe de A. Lobo Antunes.

BOIDIN, Carole : Formes de l’action poétique : présentation

 

Programme proposé par Carole Boidin, Eve de Dampierre et Emilie Picherot, membres du groupe LGC-Mondes Arabes.

Présentation du corpus et explicitation de la question

Ce programme regroupe trois grandes figures poétiques du xxe siècle qui, aux prises avec l’Histoire et la mise à mal des identités collectives, ont proposé des pratiques de la poésie redéfinissant, chacune dans sa propre perspective, les rapports entre création artistique individuelle, prise en charge d’une énonciation collective et transformation du monde.

Leur réflexion sur l’engagement par la poésie, portée par un style singulier pour chacun d’entre eux, leur vaut d’être considérés comme classiques dans leur langue, au terme d’un travail de renouvellement linguistique et esthétique des traditions littéraires dont ils sont héritiers. On peut d’ailleurs suivre, d’un poète à l’autre, l’utilisation de références communes (le substrat biblique ou la poésie antique par exemple), qui relativisent les particularismes qui pourraient inquiéter des lecteurs non spécialistes. Issus de trois générations successives, et portés par un succès international, ces poètes se font écho de façon parfois inattendue ; leur association dans ce programme invite les candidats à étudier de façon croisée des façons d’agir poétiquement, à la fois en relation avec chaque contexte d’écriture, et dans une interrogation commune sur les modalités d’expression d’un Je à portée collective. Seront ainsi remises en question des représentations trop simplistes du poète, comme celle du chantre national souvent associée à Mahmoud Darwich, du poète folkloriste imposée à Lorca, ou de l’expérimentateur hermétique dans le cas de Char. Postulant, par-delà les difficultés posées par la traduction ou le rassemblement de textes hétérogènes, la lisibilité de ces œuvres, ce programme soumet à l’étude des projets poétiques visant tous à une forme d’universalité, au-delà de leur singularité manifeste.

Les trois poètes développent des formes d’actions poétiques différentes, qui se répondent et se complètent, à partir de situations historiques spécifiques. Le Romancero Gitan de Lorca, publié en 1928, se rattache à l’avant-garde espagnole de cette période, qui cherche à renouveler les pratiques artistiques en associant des expérimentations savantes et modernistes à des formes traditionnelles de poésie propres à la Péninsule. Le choix d’allier le romance, considéré comme l’un des supports privilégiés de l’identité espagnole, au domaine gitano, accorde également une place aux particularismes et à différentes formes de marginalité dans une poésie dédiée en partie à refonder un canon littéraire. Il construit ainsi une nouvelle identité poétique collective, portée par une avant-garde, mais développée dans une langue et un système de symboles susceptibles de toucher tous types de lecteurs, bien que singuliers.

Le recueil de René Char, quant à lui, développe une voix qui elle aussi « rassemble quoique solitaire » pour reprendre les termes d’Albert Camus [footnote] . Regroupant des poèmes écrits entre 1938 et 1947, dans les affres de la guerre et à distance des milieux littéraires surréalistes auxquels Char s’était en partie associé auparavant, Fureur et mystère présente l’évolution d’une poétique impatiente et tourmentée, qui cherche l’action, voire la révolution poétique, par des voies nouvelles, plus individuelles, mais visant là encore à laisser des « traces » lisibles auprès des lecteurs.

L’œuvre de Mahmoud Darwich, entamée dans les années 1960 alors que le poète fait ses premières armes politiques, pose des questions comparables sur l’engagement poétique et ses limites. Dans ses entretiens, il cite à plusieurs reprises Federico García Lorca et René Char comme des modèles pour sa réflexion sur la façon de dégager sa poésie de sa seule fonction militante, circonstancielle, et de proposer des modalités d’action poétique capables de viser à l’universel tout en restant ancrée dans le monde. L’anthologie proposée, validée par le poète qui a lui-même choisi les poèmes qui la composent et les accompagne d’une longue préface, donne un aperçu de sa production entre 1966 et 1999, et regroupe ses œuvres les plus célèbres, faisant entendre une poésie à la fois personnelle et marquée par les « changements des temps, [et les] cadences du paysage poétique universel [footnote] . »

Ce programme a été élaboré en accord avec notre pratique de la littérature comparée :

– un comparatisme élargi qui ne s’interdit pas d’intégrer des œuvres de littérature arabe et

– un comparatisme différentiel qui souhaite éviter d’écraser les œuvres sous le poids de rapprochements thématiques trop massifs et qui masquent l’originalité des productions littéraires. Il faut donc être particulièrement attentif à leur contextualisation propre, l’idée n’étant pas de dire qu’elles sont similaires.

Le programme a été construit aussi de façon à répondre au mieux aux attentes de futurs collègues enseignant dans le secondaire : Char et Lorca sont des auteurs du programme officiel, la question palestinienne apparaît elle aussi dans les programmes et Mahmoud Darwich est l’un des plus grands poètes arabes contemporains, il est sans doute aussi le plus reconnu en France. Il s’agit donc d’un groupement très classique qui aborde la question de la « littérature engagée » même si ce n’est pas en ces termes qu’elle est formulée.

Il faut mettre d’emblée à distance l’engagement tel que l’a défini Sartre par exemple puisqu’une des caractéristiques communes aux trois auteurs, au-delà de leur appartenance non contrôlée par eux-mêmes à une sorte de bibliographie communiste et révolutionnaire, est justement de refuser cet étiquetage, de questionner la rhétorique engagée et d’affirmer de manière récurrente leur voix propre.

Federico Garcia Lorca était un républicain, fervent défenseur de la Première République d’Espagne. Il appartient à cette « génération de 27 » qui semble, par son nom, désigner un groupe structuré autour d’idées communes. Il n’en est rien, la « génération de 27 » désigne des poètes rassemblés pour la commémoration de la mort de Góngora et est utilisée par les historiens de la littérature espagnole comme un outil pratique pour nommer une époque. Lorca est d’abord proche des surréalistes espagnols, notamment de Dali, mais c’est justement la publication des Complaintes gitanes en 1921 qui l’en écarte, en lui rendant cette forme de liberté que l’appartenance au groupe lui aurait fait peut-être perdre. Si le titre même du recueil porte un certain engagement, puisqu’il intègre les Gitans, marginaux, à une forme ressentie comme définitionnelle de l’Espagne, Lorca ne fait qu’effleurer cela dans sa lecture conférence du 6 octobre 1935 :

« Le livre dans l’ensemble, bien qu’il s’appelle gitan, est le poème de l’Andalousie, et je l’appelle gitan parce que le gitan est ce qu’il y a de plus élevé, de plus profond, de plus aristocratique dans mon pays, de plus représentatifs de sa manière et ce qui conserve la braise, le sang et l’alphabet de la vérité andalouse et universelle. Ainsi donc, le livre est un retable de l’Andalousie avec des gitans, des chevaux, des archanges, des planètes, avec sa brise juive, avec sa brise romaine, avec des rivières, avec des crimes, avec la commune du contrebandier et la note céleste des enfants nus de Cordoue qui narguent Saint Raphaël. Un livre où est à peine exprimée l’Andalousie que l’on voit et où frémit celle que l’on ne voit pas. » (Œuvres complètes, Pléiade, tome I, p. 968.)

Il faut attendre ce qui précède la lecture de la Complainte de la garde civile espagnole pour entendre Lorca effleurer peut-être la question de la relégation sociale des Gitans :

« Mais quel est ce bruit de chevaux en marche et de brides que l’on entend du côté de Jaen et dans la montagne d’Alméria ? C’est la Garde Civile qui arrive. Voilà le thème fort du recueil et le plus difficile car il est incroyablement anti-poétique. Pourtant il ne l’est pas. » (Ibidem, p. 973).

Lorca n’explicite donc pas ce « thème anti-poétique » et il serait dangereux de réduire Complaintes gitanes à un simple message politique, même si l’œuvre en elle-même, détachée du poète par le jeu de l’édition, lui échappe rapidement. Elle reste en effet offerte à l’interprétation voire aux mésinterprétations, quoiqu’il puisse en dire.

« Un fait poétique, comme un fait criminel ou un fait juridique ne deviennent des faits que lorsqu’ils vivent dans le monde, lorsqu’ils sont véhiculés, en somme interprétés. C’est pourquoi je ne me plains pas de la fausse vision andalouse que l’on a de ces poèmes du fait de diseurs sensuels et de bas étage, ou d’ignorants. » Ibid.p. 968.

Les préparateurs et les membres du jury de l’agrégation peuvent sans doute exiger des candidats de n’être ni des « diseurs de bas étage » ni des « ignorants », et il convient de faire attention à ce que les poètes ont pu dire de leur propre rapport à la poésie, au-delà de tout fantasme sur la « littérature engagée ».

Si René Char avant la guerre a exprimé ses doutes quant à la validité de l’action politique des surréalistes, il redit encore après la libération sa méfiance vis-à-vis de cet « engagement » collectif :

« A mon peu d’enthousiasme pour la vengeance se substituait une sorte d’affolement chaleureux, celui de ne pas perdre un instant essentiel, de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu’est la vie humaine dans sa relativité. […] Quand quelques esprits sectaires proclament leur infaillibilité, subjuguent le grand nombre et l’attellent à leur destin pour le mener à la perfection la Pythie est condamnée à disparaître. Ainsi commencent les grands malheurs. » (Recherche de la base et du sommet, Gallimard, p. 18)

Mahmoud Darwich, que le monde arabe a désigné comme son « porte-parole » n’échappe pas à la lecture simplificatrice de ses poèmes, qui les assimile à des slogans et en réduit ainsi la puissance poétique. Pourtant le poète a su mettre en garde ses lecteurs contre cette interprétation univoque de sa poésie, parce qu’elle le condamne à n’être qu’une victime et non pas un poète. Or l’enjeu d’exprimer une parole authentique, inspirée par le vécu, c’est avant tout de quitter le circonstanciel étriqué et de faire en sorte que ses poèmes soient universels :

« Prenez l’un de mes poèmes les plus accessibles: « Je me languis du pain de ma mère ». Ce poème n’a aucun lien avec quelque cause que ce soit, ce qui ne l’a pas empêché de bouleverser, et de continuer à bouleverser, des millions d’êtres humains. Je n’y parle pourtant que d’une mère bien précise et non d’une patrie. Mais cette mère parvient, grâce à l’image poétique, à se transformer en une multitude d’autres symboles, ce à quoi tend involontairement tout poète. Voilà un poème sans Histoire, sans souffle épique. Une simple ritournelle. Un homme chante sa mère, et son chant parvient à toucher les cœurs. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.103).

« Mais moi, lorsque j’ai chanté en prison ma nostalgie du café et du pain de ma mère, je n’aspirais pas à dépasser les frontières de mon espace familial. Et lorsque j’ai chanté mon exil, les misères de l’existence et ma soif de liberté, je ne voulais pas faire de la ‘poésie de résistance’. » (La terre nous est étroite, Gallimard, p. 10)

Il faut pourtant éviter l’écueil biographique, ou le repenser, pour chaque auteur. On pourrait craindre que les difficultés à articuler chaque œuvre à des contextes historiques complexes, chez les enseignants comme chez les étudiants, conduisent à des rapprochements paresseux et des comparaisons hâtives, précisément entre ces contextes historiques. Comme souvent, la triangulation des œuvres permet de percevoir immédiatement ce que les situations ont d’incomparable, tout en nous alertant sur notre devoir, méthodologique et éthique, de ne pas imposer aux textes ce que nous n’imposerions pas à ce qui relève de l’extra-littéraire. C’est aussi l’une des raisons qui ont guidé le choix du corpus :

– Lorca publie son Romancero gitano sous le contexte de la dictature de Primo de Rivera, sans que l’on puisse parler de résistance ni de contexte de guerre.

– Char publie Fureur et Mystère, objet composite, après la guerre et y associe des sections qui se font écho bien que loin d’avoir toutes été composées dans la chaleur des combats (entre 1938 et 1947). Si l’expérience de la guerre y est bien présente, elle est aussi réfractée en interrogation universalisante sur l’essence du Mal et la place du verbe poétique.

– L’anthologie de Darwish groupe des poèmes composés entre 1966 et 1999. Si elle se veut elle aussi le reflet d’une guerre qui n’en finit pas, elle ne procède pas de la même logique : si l’ennemi est identifié, il n’est jamais le mal absolu, mais a partie liée avec soi, avec l’étrangeté de soi et des proches – remettant en cause la possibilité même d’une parole communautaire univoque. En ce sens, c’est la figure d’une expérience existentielle de l’exil ou de l’étrangeté, à l’occasion d’une situation certes invivable, mais pas impensable ni indicible, qui se formule dans cette anthologie.

Il s’agit donc de comparer des textes pour mieux saisir leur singularité – en vertu d’un comparatisme différentiel. En cette période troublée, c’est aussi une voie salutaire que de prendre le temps de la différenciation, de la remise en contexte et de l’écoute de ce que la poésie peut dire du monde.

Formes de l’action poétique

« Action » est à comprendre dans son sens le plus proche de l’actio de la rhétorique antique (gestes et profération), ce qui le rapproche du terme plus contemporain de « performance ». Cependant, avant même de tenir compte des mises en profération et des performances de tel ou tel poème, il s’agit avant tout de s’interroger sur cette effectivité, cette performance, à partir de la feuille et de la lecture. On peut ici renvoyer aux études sur le rythme d’Henri Meschonnic et rappeler ce que Lorca affirme sur les « faits poétiques » qui ne deviennent des faits que lorsqu’ils « vivent dans le monde ». Il s’agit donc d’une expérience de la rencontre et de la lecture, variable en fonction des récepteurs et des contextes.

Or, quelle rencontre les candidats vont-ils faire de ces textes et comment aborder ce programme en effet ambitieux pour tirer parti de cette expérience dans notre démarche pédagogique ?

La première expérience, qui est en soi un décentrement salutaire, est celle d’une lecture en version originale pour Char, et en traduction pour Lorca et Darwich. Outre que l’idée de version originale puisse être discutée pour les feuillets de Char, les propos d’Elias Sanbar nous rappellent que la traduction n’est pas une perte, mais au contraire comme une « interprétation » au sens musical du terme.

« On voit ainsi comment un traducteur original et créatif détient la force de construire ou de démolir. Le poème traduit n’est plus la seule propriété de son auteur mais aussi celle de son traducteur, qui devient également son poète. Et peu nous importe de savoir dès lors si la pièce traduite est supérieure ou inférieure à l’original. » (Ibidem, p.8)

Plus qu’une menace pour le lecteur, le fait d’aborder la poésie en traduction devient une invitation à s’autoriser plusieurs lectures, et à construire sa propre interprétation dans ce réseau d’actualisations des textes.

Le travail sur l’anthologie est un autre aspect saillant du corpus, qui regroupe un recueil, une compilation de recueils conçue par un auteur, et une anthologie conçue par un traducteur et validée par l’auteur. C’est le lot de tous les programmes d’agrégation que de poser ce genre de question. S’il est sans doute décevant, pour ce qui concerne Darwich, de ne travailler que sur une anthologie traduite, l’élaboration même de ce livre, en accord avec le poète lui-même, est chargée de sens. De plus, la présentation diachronique de la poésie de Mahmoud Darwich, sans doute moins familier au lecteur francophone et qui ne bénéficie que de peu d’études critiques, permet de mesurer à la fois l’évolution et la permanence de sa voix.

Reste cependant à construire la comparaison entre ces ouvrages. Comment, dans cet effort, comprendre l’intitulé du programme ?

Par le pluriel, le terme « formes » rappelle qu’il ne s’agit pas d’uniformiser les pratiques poétiques comme des réponses semblables à la question que poserait le monde au poète. L’action du poème sur le monde n’est pas un acte comme les autres, il passe par une formalisation verbale, sonore, symbolique, etc. Mais, si le terme de « Formes » désigne sans doute d’abord la « forme poétique », syntagme volontairement suggestif et à même de faire naître des analyses littéraires textuelles fécondes, en écho d’ailleurs aux commentaires méta-poétiques nombreux dans nos œuvres, il ne faudrait pas non plus y réduire le programme. « Formes » désigne aussi, plus simplement, les « modalités » de cette action poétique, qu’il faut peut-être d’abord présenter pour bien comprendre la place que l’on peut accorder à la forme.

On peut comprendre le syntagme « Action poétique » de deux façons, selon le sens que l’on accorde à l’épithète « poétique ».

Action de la poésie

C’est la compréhension immédiate de l’intitulé : quelles formes prend l’action de la poésie, l’action menée dans la poésie ?

Il s’agit d’une question sur la forme, c’est-à-dire le choix d’un support poétique à partir de formes existantes, avant même que le poète ne cherche son propre rythme. La forme romance pour Lorca, la forme qasida ou au contraire « vers libres » pour Darwich, les formes de l’aphorisme, des poèmes en prose, ou des vers libres pour Char sont autant de notions à expliquer dans nos cours. Le choix est varié dans le programme et il n’a pas toujours le même sens :

Pour Lorca on peut se référer à ce qu’il en dit :

« Dès 1919, époque de mes premiers pas en poésie, je me préoccupais de la forme du « romance » parce que je me rendais compte que c’était le moule où se coulait le mieux ma sensibilité. Ce genre était resté stationnaire depuis les derniers « romances » exquis de Góngora jusqu’au moment où le duc de Rivas le rendit fluide, doux, familier et où Zorrilla l’emplit de nénuphars, d’ombres et de cloches englouties. Le « romance » typique avait toujours été un récit et c’est le récit qui donnait du charme à sa physionomie, car, lorsqu’il devenait lyrique, sans écho d’anecdote, il se transformait en chanson. J’ai voulu fondre le narratif et le lyrique sans que ni l’un ni l’autre ne perdent leurs qualités et j’y suis parvenu dans quelques poèmes du Romancero comme dans celui que j’intitule, Romance somnambule où il y a une grande sensation d’anecdote, une vive atmosphère dramatique, alors que personne ne sait ce qui s’y passe, pas même moi, car le mystère poétique est également mystère pour le poète qui le communique mais qui souvent l’ignore. » (Lorca, Œuvres complètes, Pléiade, tome I, p. 969)

Lorca place bien sa poésie dans une continuité métrique et formelle qui donne une partie du sens de son recueil. Le Romancero est gitano comme il existait avant lui un romancero morisco. La dette envers Góngora, poète andalou mort en 1627 est mise en avant par le poète lorsqu’il insiste sur la continuité formelle qui existe entre les premiers romances et son propre recueil. La forme romance est en elle-même suffisamment peu contrainte pour permettre cette plasticité choisie par Lorca qui invente la forme.

Connue pour ses aphorismes, la poésie de Char dans Fureur et mystère utilise en fait aussi bien le poème versifié que l’aphorisme ou la prose poétique (voir les articles « aphorisme », « poèmes en prose » et « poèmes en vers » du Dictionnaire René Char, Danièle Leclair et Patrick Née, dir. Classiques Garnier, 2015, p. 440 – 446) :

« Quatre périodes marquent l’histoire de cette forme [le poème en prose] dans l’œuvre de Char : quand les années 1930 n’en offrent que les préludes, son essor massif s’inscrit dans le contexte décisif de la guerre ; les années 1950 et 1960 introduisent ensuite l’alternance systématique de la prose et du vers. » p. 441

Il est évident que peu de préparateurs comme d’agrégatifs auront accès aux vers arabes de Mahmoud Darwich.  On ne peut qu’encourager, d’abord, une expérience directe de ces vers, par exemple par l’écoute des mises en chanson de ses poèmes par Marcil Khalifé ou le trio Joubran. Inès Horchani propose aussi des lectures enregistrées de certains poèmes de l’anthologie à consulter en ligne. Evidemment, on peut avoir recours à des collègues arabisants des différentes universités pour solliciter une simple lecture. Tout cela, afin de goûter, même imparfaitement, aux rythmes et aux sonorités de la poésie arabe (ce qui vaut d’ailleurs tout autant pour Lorca). Pour aller un peu plus loin, on peut rappeler, comme l’indique aisément la bibliographie disponible sur la poésie arabe contemporaine, que Mahmoud Darwich utilise certes une prosodie héritée de la versification classique,  mais qu’il en invente une nouvelle pratique, orientant de ce fait la poésie arabe contemporaine dans une forme de « rupture » conscience de sa dette immense envers la poésie classique. On peut donc aborder sa poésie sans forcément posséder ces connaissances techniques et elles ne sont évidemment pas requises pour les épreuves, comme souvent pour les corpus de littérature comparée.

« Ce qui légitime le vers libre, c’est qu’il propose de casser les cadences normalisées, pour en créer d’autres. Par là il véhicule une nouvelle sensibilité, un goût nouveau. Il nous fait ressentir à quel point les mètres classiques peuvent être standardisés, sans originalité. C’est pourquoi j’entretiens un dialogue avec le poème en vers libres, mais il est implicite. Il reste que je cherche, et que je trouve, solution à ce problème au sein même de la métrique classique. Car un même mètre peut revêtir plusieurs formes. En réalité, il y a un mètre personnel dans chaque poème, et plusieurs cadences au sein d’un même mètre. […] Le mètre est un outil qui sert à maîtriser la cadence interne. Il n’est pas un principe immuable et n’a pas de forme définitive. C’est la voix du poète, sa cadence personnelle, qui confère au mètre sa musique. Regardez n’importe quelle partition, vous y trouverez des notes, mais vous ne trouverez pas deux interprètes qui les joueront sur le même tempo. Je n’ai aucun complexe avec les mètres. Mes cadences changent à chacun de mes poèmes. Même dans un poème à mètre unique, l’unité prosodique change selon la place que je lui assigne, selon ses rapports aussi avec le sens, la tonalité, qu’elle soit narrative, lyrique … Rien ne limite ma liberté dans la recherche de mes propres cadences au sein du mètre. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.43-44.)

Qu’il s’agisse de la poésie ancienne (les mu’allaqât  ou le zejel andalou par exemple) ou du rythme biblique ou du verset coranique, la poésie de Darwich est une poésie héritée que le poète transforme pour la léguer au temps présent. Il faut ainsi voir dans la forme poétique un signe de reconnaissance d’une communauté qui identifie les rythmes et les lie non pas seulement à une langue mais à une identité collective ; si les candidats à l’agrégation ne sont pas censés ressentir intuitivement cet héritage, l’enjeu du cours sera tout de même de tenir compte de cet horizon d’attente des lecteurs arabes de Darwich. On peut d’ailleurs saisir par analogie, même approximative, cet effet, sans pour autant être arabophone. Cet héritage poétique arabe mis au présent est associé intimement aussi, ne serait-ce que par la formation intellectuelle de Darwich, au patrimoine biblique et gréco-romain. L’on reconnaitra facilement tel intertexte grec ou biblique, et faire ainsi, d’une certaine façon, l’expérience de l’objet même de la poésie de Darwich : celle d’une poésie ancrée dans l’histoire mais universelle.

– Une autre lecture possible de la question insiste davantage sur le rapport des œuvres avec le monde, l’action par la poésie, ce qu’Henri Meschonnic essaie de définir comme la politique de la poésie :

« Dans ce jeu des images d’Epinal, l’inappartenance serait plutôt la-tour-d’ivoire, ou la confusion du poème avec le sentiment de la nature, le-printemps-les-petits-oiseaux-les-fleurs, la futilité d’une représentation non sérieuse de la poésie, ou la futilité réelle d’une poésie qui n’a rien à dire et qui ne tient que de le cacher, Aristote aussi l’avait déjà vu, parlant de ceux qui, « quand ils n’ont rien à dire, font semblant de dire quelque chose : alors c’est en poésie qu’ils le disent, comme Empédocle »[Rhétorique III, 5, 1407 a 33-35] ce qu’il comparait à ce que font les devins : de la frime. On n’y comprend rien, c’est fait pour. Alors qu’il y a des choses sérieuses, et qu’ailleurs c’est affaire de vie ou de mort. » (Politique du rythme, Verdier p. 32.)

Le programme pose donc la question de la capacité de la poésie à agir sur le monde. Que peut la poésie ? Cette question a pour corolaire celle de l’explicite ou l’inexplicite de la poésie, son intelligibilité, puisqu’il faut sans doute que le monde entende et comprenne le poème pour que celui-ci agisse sur lui. C’est sans doute un problème mal posé : René Char distingue précisément sur cette question le poète de sa poésie. Action et intelligibilité sont différentes. Si le poète, en tant qu’homme, résiste dans le monde, la poésie, elle, ne peut être aussi efficace immédiatement. La poésie authentique doit douter de sa capacité à changer le monde, au contraire des slogans de la poésie de la résistance, car elle ne peut que faire de « menus dégâts ». Pourtant, et Laure Michel le rappelle dans son article « Politique du poème chez René Char », Poésie et politique au XXe siècle, 2011, si Char refuse de publier de la poésie pendant la guerre, il écrit cependant ses Carnets d’Hypnos, c’est-à-dire qu’il ne renonce pas à la poésie et qu’elle semble complémentaire de l’action politique de l’homme.

Ainsi dans les Feuillets d’Hypnos on trouve de nombreuses représentations de cette alchimie de l’action,  incarnée parfois par des figures exemplaires, sans être nécessairement explicitée.

« Archiduc me confie qu’il a découvert sa vérité quand il a épousé la Résistance. Jusque-là il était un acteur de sa vie frondeur et soupçonneux. L’insincérité l’empoisonnait. Une tristesse stérile peu à peu le recouvrait. Aujourd’hui il aime, il se dépense, il est engagé, il va nu, il provoque. J’apprécie beaucoup cet alchimiste. » (Feuillet 30 des Feuillets d’Hypnos, dans Fureur et mystère, Gallimard, p.94)

C’est cette complémentarité problématique des formes d’action qui peut guider notre étude du programme.

Il faut donc se garder de couper les œuvres de leurs contextes d’écriture et de publication tout en n’y réduisant pas leur portée. On doit ainsi attirer l’attention des préparateurs et des agrégatifs sur une particularité importante du programme : la périodisation très différente des trois œuvres interdit toute lecture strictement circonstancielle et notamment celle d’une « poésie de guerre » ou « de résistance » (catégorie fermement rejetée par les trois poètes). Lorca fut l’une des premières victimes d’une guerre qu’il n’a, de fait, pas connue et s’il est témoin d’une époque troublée, celle des années 20 en Espagne, il ne rédige pas ses Complaintes gitanes dans un contexte guerrier. De même, réduire Fureur et mystère aux seuls Feuillets d’Hypnos reviendrait à ignorer le travail immense de constitution du recueil, qui justement déborde en amont comme en aval, la seule période de la guerre. La poésie de René Char est faite de reprises et de circularité que la consultation des recueils postérieur ne fait que confirmer. L’anthologie de Mahmoud Darwich, parce qu’elle regroupe des poèmes issues d’époques très différentes, interdit elle aussi cette lecture réductrice :

« Si j’avais à réunir une anthologie de mes poèmes, s’il m’était demandé d’être mon propre critique, j’affirmerais qu’après la sortie de Beyrouth je me suis rapproché du rivage de la poésie. Contrairement à ce qu’on pense généralement, je considère que ma période beyrouthine fut ambiguë. A cause de la pression de la guerre civile principalement. A cause de la douleur aussi, des sentiments à fleur de peau, sans oublier le devoir d’élégie funèbre à la mémoire des amis qui mouraient littéralement dans mes bras. Ces élégies n’étaient pas commandées seulement par le devoir national, mais aussi par l’émotion, et, à Beyrouth, l’émotivité était exacerbée.  Il n’y a rien de plus dangereux pour la poésie que les variations brutales des sentiments. L’écriture poétique requiert une température stable avoisinant les vingt degrés ! Le gel et les canicules tuent la poésie, et Beyrouth était en ébullition. Bouillonnement des sentiments et des visions. Beyrouth fut un territoire de perplexité. » (La Palestine comme métaphore, Actes Sud, p.56.)

– Il faut ainsi trouver d’autres réponses à cette question de l’action de la poésie sur le monde, en cherchant peut-être le monde dans le poème, et l’action dans les mots. On peut, sans le développer ici, se référer par exemple aux propos de Jean-Christophe Bailly, qui voit dans l’unité dynamique et rythmique du poème, en décrochage avec le régime commun du discours, le lieu d’une action spécifique possible.

« Et pourtant, c’est sur le poème que l’ombre portée de l’action s’exerce avec le plus de force. Non seulement parce que le poème, au sein du langage, est pure motricité – l’entraînement structurel du prosodique pouvant être comparé à une mise en tension du langage avec lui-même -, mais aussi parce que le rôle effectivement joué dans le passé par le poème dépose en avant de toute démarche poétique un télos qu’elle peut certes tenter de fuir, mais qui est inoubliable. » (« L’action solitaire du poème », dans JC Bailly, JM Gleize, C. Hanna, H. Jallon, M. Joseph, JH Michot, Y. Pagès, V. Pittolo, N. Quintane, Toi aussi, tu as des armes, poésie et politique, La Fabrique éditions, 2011, p.13)

Plutôt que l’action du poète, c’est l’action du  poème qu’il faut envisager, comme le produit d’une « situation de langage et, singulièrement, comme la situation d’être au monde avec le langage sans rien d’autre que lui, sans ces embrayeurs que sont la narration ou l’argumentation, le dialogue ou l’adresse » (Ibidem, p.16)

Ce produit d’une situation n’est jamais sûr de son efficacité, c’est un effort, que nos analyses doivent mettre au jour.

Récapitulation et pistes conclusives

Du duende de Lorca à la « transhumance du verbe [footnote] » de Char en passant par la « voix collective [footnote] » de Darwich, chaque poète expérimente des modes d’expression et des rapports au collectif et à l’Histoire, non seulement en travaillant des sources diverses d’inspiration poétique, mais aussi en se demandant comment agir sur le monde, destinataire de cette parole individuelle. Dans ce cadre, composer un poème, le lire ou le dire, en faisant ainsi transiter cette « vertu magique [footnote] », c’est agir sur le monde. Cet idéal de diffusion, de circulation  de la parole poétique, explique l’importance de la reprise des traditions et de l’intertextualité chez ces auteurs (dont l’influence de Char et Lorca chez Darwich n’est qu’un exemple), et s’incarne aussi dans l’accueil enthousiaste auxquelles ces œuvres ont donné lieu.

On peut ainsi proposer deux pistes de comparaison à titre d’exemples :

  1. l’action poétique : le poète et le monde

Le rapport au monde des trois poètes est complexe. Les candidats seront amenés à réfléchir sur les notions d’engagement et d’action poétique en étudiant d’une part la façon dont chaque œuvre s’inscrit dans un contexte de production, et d’autre part la façon dont il conçoit les modalités d’action propres au langage poétique. Les poètes composent leurs œuvres dans des contextes historiques précis, mais également en visitant des traditions parfois anciennes, qui forment un autre aspect de ce contexte de production :

– Char invente, dans les poèmes composés pendant la Seconde Guerre Mondiale, une forme poétique de l’urgence, produisant des formes inédites mais issues de réflexions sur des œuvres et traditions littéraires antérieures, associées à la brièveté, l’hybridité ou la fulgurance.

– Chez Lorca, c’est l’identité espagnole, portée par une forme poétique ancienne, le romance, qui est remise en question par le poète grâce au rapprochement qu’il construit avec le rythme flamenco et l’importance de la culture gitane en Andalousie.

– Enfin, la voix individuelle de Darwich a été reçue par l’ensemble du monde arabe puis par le monde entier comme celle du colonisé et de l’exilé. Il remet sans cesse en question les mythologies identitaires vectrices d’oppression, en mettant en miroir les traditions poétiques proche-orientales, modernes et antiques, pour montrer leurs convergences et dénoncer leur appropriation par le discours majoritaire.

Outre ce rapport aux contextes de production de chaque œuvre, on pourra s’interroger sur les modalités énonciatives, figurales et sensibles de cette action. A quelles conditions la poésie peut-elle se vouloir efficace, et comment mesurer cette efficacité ?

Cette question permet d’aborder le programme sous l’angle de la performance :

– dans les références aux performances poétiques traditionnelles et modernes imaginées par les poètes et convoquées comme des modèles pour la composition des poèmes

– dans les textes eux-mêmes, qui redéfinissent sans cesse les modalités de leur lecture et le type de communication littéraire qu’ils cherchent à susciter. Ce dernier point invite à étudier le travail produit sur la langue mais aussi sur la disposition visuelle et sonore, composant de nouvelles formes de lyrisme.

  1. un lyrisme renouvelé

La catégorie du lyrisme, traditionnelle dans les études sur la poésie, peut retrouver une pertinence nouvelle à la lumière de cette comparaison. Elle oriente l’étude dans deux directions : celle de la construction énonciative des poèmes, et celle de leur composition sonore, musicale.

– Dans les trois œuvres, le Moi poétique se dissémine en diverses figures, singulières et collectives, unifiées ou éclatées, qui assument selon des modalités particulières l’énonciation poétique. Cet étude des figures énonciatives, gagne à être menée également dans la façon dont les œuvres ont été reçues, et dont cette réception a été préparée, conçue par les poètes.

Le Moi poétique prend en effet de nouvelles dimensions, après la diffusion du poème, quand celui-ci est repris par des communautés de lecteurs. Cette reprise peut être occasionnée par une lecture politique (dans le cadre de la résistance à la guerre, à l’aliénation territoriale ou identitaire) mais aussi par des pratiques plus diversifiées de diffusion des poèmes (liées notamment à des enjeux éditoriaux, traductologiques et artistiques). Il est essentiel de tenir compte, dans ce succès, de la façon dont les poètes eux-mêmes ont pensé cette diffusion et cette réception de leurs œuvres, comme des façons d’agir.

– Ces renouvellements énonciatifs s’accompagnent d’un travail sur la forme et la sonorité du poème. Il s’agit pour les poètes de formuler un rythme singulier susceptible d’avoir des effets à la lecture, comparables aux effets produits par d’autres pratiques artistiques ou spectaculaires. On peut comprendre ainsi l’exploration des pratiques gitanes pour Lorca, le travail sur les rythmes orientaux et la dislocation des vers chez Darwich ou les expérimentations prosodiques de Char. L’influence de la Bible ou de certaines traditions anciennes peut aussi y contribuer. Les traductions de Lorca et Darwich s’efforcent de faire sentir ce travail, que l’on peut également entendre dans les mises en musique auxquelles elles ont donné lieu.

HORCHANI, Inès : M. Darwich, La terre nous est étroite et autres poèmes : présentation

Mahmoud Darwich est à la fois un poète palestinien et le poète de la Palestine. Ces deux portes d’entrée dans son œuvre se font face mais sans doute ne faut-il pas les confondre ni les réduire à une seule porte. La forme de l’action poétique chez Darwich apparaît donc comme circulaire, avec plusieurs portes d’entrée (universaliste, humaniste, particulière, singulière…).

Poésie et spatialisation

« Mes poèmes ne distribuent pas qu’images et métaphores. Mais des paysages, des villages, des champs. En fait, mes poèmes distribuent des lieux » (Mahmoud Darwich, Un Siècle d’écrivains).

La poésie selon Darwich crée, par la métaphore, un espace méta-physique (au deux sens du terme).  Dans cette poésie, le sens se trouve reporté, comme l’est la frontière physique.  « Où irons-nous, après l’ultime frontière ? » (« La terre nous est étroite », p. 215)

Le report se fait également dans le temps (notamment par le motif des noces perpétuellement reportées) :

« Ne sois pas triste le dimanche,

Et annonce aux gens du village

Le report de nos noces

Aux premiers jours de l’année ». (« Cellule sans murs », p. 45)

« – Nous marierons-nous ?

– Oui.

– Quand ?

– Lorsque le lilas poussera dans les képis des soldats » (« Le jardin endormi », p. 157)

La forme poétique naît de ce mouvement méta, dans un au-delà spatial et temporel :

« C’est un présent hors du temps »

« C’est un présent privé de lieu » (« La nuit du hibou », p. 318)

Le poème naît de ce vide, de cet entre deux :

« Je dessine ma dépouille et tes mains sont deux roses.

Entre toi et moi, une tente ou une fête.

Entre toi et moi, deux images.

Et j’ajoute pour que tu oublies et te souviennes :

Entre moi et mon nom, des pays ». (« Telle est son image, et voici le suicide de l’amant », p. 102-103)

On peut donc parler d’une poétique de l’élan, du mouvement, de l’ouverture :

« Le poème est en haut, et il peut

M’enseigner ce qu’il désire

Ouvrir la fenêtre par exemple » (« Dispositions poétiques », p. 339-341)

Une forme pour l’informe

Le poème donne forme (audible) à l’informe (de la souffrance). L’engagement de Mahmoud Darwich s’est fait par nécessité, presque malgré lui. On peut se référer par exemple à l’épisode du poème composé innocemment à 12 ans et qui lui vaut les menaces du gouverneur militaire : « J’ai compris ce jour-là que la poésie est une affaire plus sérieuse que je ne croyais et qu’il me fallait décider de poursuivre ou d’interrompre ce jeu dangereux » (p. 381).

En réalité, Darwich est déjà engagé, dans cette voie de l’action poétique. On note un contraste entre la solitude effective du poète et sa représentativité. La poésie de Darwich est une poésie identificatoire. La question de l’identité y est centrale. Elle prend la forme allégorique d’un trou noir, dû à la perte du pays : « Sur une pierre cananéenne dans la Mer morte » (p. 299).

« Voici mon absence, maître qui dictes tes lois et te ris de ma vision. Que vaut le miroir pour le miroir ? Tu portes l’un de mes visages, mais tu ne te réveilles pas de l’Histoire » (« Telle est son image, et voici le suicide de l’amant », p. 106) : « Je suis le locuteur absent ».

Mahmoud Darwich raconte « l’histoire de mon exil en moi et dans les autres » (p. 278) et questionne son identité altérée :

« Les étoiles n’avaient qu’un rôle :

M’apprendre à lire

J’ai une langue dans le ciel

Et sur terre, j’ai une langue

Qui suis-je Qui suis-je ? » (« Dispositions poétiques », p.339)

Des réponses éparses sont apportées par le poète au fil de cette anthologie.

Il ne se dit pas « apatride » (adjectif qualifiant la chevelure de la gitane p. 358 dans « La gitane détient un ciel exercé ») mais il affirme qu’il est sa langue : Anâ loughatî.

On note également, au fil du recueil, la présence d’injonctions identitaires, parfois contradictoires, qui conduisent à un dédoublement :

– Injonction identitaire :

Sur l’ordre de sa mère :

« Sois toi-même où que tu sois. Porte

Le seul poids de ton cœur, et reviens

Si ton pays s’élargit à tous les pays, et

Change son état » (p. 331)

– Injonction contradictoire :

« Le voyageur a dit au voyageur : nous ne reviendrons pas comme… »

« Pour être, j’oublie qui je suis

Le multiple en un, le contemporain » (p. 347)

– Dédoublement :

« Je marchais tout contre moi-même » (p. 323)

Au fil du recueil, se produit une diffraction du moi, un ébranlement des certitudes, et un éclatement de la forme.

Ainsi, dans « Ahmad al-Zaatar » (1977) : le poète s’adresse (p. 138) avec force et assurance à « Ahmad l’Universel » en l’exhortant :

« Ahmad l’Arabe… Résiste !

Pas le temps pour l’exil et ma chanson… »

Puis viendra le temps long de l’exil, et de la poésie comme forme d’action.

La poésie de Darwich donne forme à l’informe de la souffrance par un recours continu à des figures mystiques : il est le Christ agonisant dans l’oliveraie (p.15), il est Joseph jeté par ses frères dans le puits (p.225). Il existe bel et bien une corrélation entre Mahmoud Darwich et une cause nationale, un destin collectif. Mais immense est la solitude du poète, creusée par l’absence à soi.

Corrélations et échos

Je parle de corrélation mais je pourrais utiliser un autre mot, employé par Mahmoud Darwich lui-même au sujet de la poésie : il utilise le mot arabe de tabâbouq : littéralement, coïncidence. Il s’agit ici du point de rencontre entre les forces du dehors – violence de l’Histoire, aberrations politiques – et la force du dedans, très centrée chez Darwich, qui savait clamer ses poèmes lors de lectures publiques.

D’où la justesse de la définition que Yannis Ritsos, l’un de ses grands amis, fit de son art poétique lorsqu’il lui dit un jour, à l’issue d’un récital commun à Athènes : Tu es un poète lyrique épique !
Darwich fut ainsi constamment à la croisée du chuchotement intime et des chevauchées, des grandes envolées et, comme il aimait souvent à l’écrire, du filet d’une flûte au fond d’une clairière, là où s’exprimait la grande fragilité de l’homme. [footnote]

La métaphorisation du pays correspond ainsi à son report, son transport, en poésie. Le pouvoir imaginal du langage s’avère efficace. Il conduit notamment à l’affleurement d’une mystique quand l’espace physique s’avère perdu.

Le réel n’est plus dès lors l’ici-maintenant, mais peut être invisible. A la page 277 on trouve ainsi deux occurrences du terme, avec une minuscule au 1er vers, puis avec une majuscule. Le terme employé dans le texte arabe est ghayb = mystère de l’absence divine, qui est une présence invisible. La forme poétique rend ici la superposition, au cœur du même texte, entre absence et présence. Le pays existe et n’existe plus. On assiste à la superposition, dans l’espace poétique, de deux réalités parallèles, non-exclusives.

En stylistique arabe existe la catégorie du majâz : figuration par des images (racine J W Z = traverser, passer à travers, premier sens du mot majâz = passage étroit, goulet). Différentes figures de style sont désignées ainsi : comparaison, métonymie… (voir annexe 2). Chez Darwich, l’action poétique utilise toutes ces figures de style, comme un pouvoir de re-présentation au sens fort du terme, pour rendre présent ce qui est absent et ce qui est passé.

On note ainsi une coïncidence entre action poétique et action politique chez lui : le terme de tatâbouq désigne également l’ « homonymie » en arabe, et il existe chez Darwich une homonymie fondatrice de sa poétique : celle entre « la maison » le vers poétique tous deux désignés par le terme al-bayt.

Cette conception de la poésie comme demeure est très ancienne puisqu’elle nous vient de la poésie arabe préislamique dont les œuvres nous sont parvenues  sous la forme de poèmes monorimes, distribués en deux hémistiches, chaque hémistiche ayant pour nom une partie de la tente des nomades (annexe 1, qasîda, et p. 178-197 « La qasida de Beyrouth » ou encore  « Une rime pour les mu’allaqât », p. 350-352). Darwich s’inscrit dans cette tradition poétique où le vers crée un abri (p.361 : « Des mots, j’édifie un abri sûr »). Ses poèmes ne sont plus monorimes ; ils font varier les rythmes, en reprenant parfois des rythmes classiques, mais surtout en trouvant leur propre rythme.

Poème sur le rythme

« Les mots ont parlé et je suis parti

Je n’en ai gardé que la cadence

Je l’écoute, je l’observe, je la hisse » (p. 347)

On note de nombreuses occurrences du terme « écho » dans le recueil par exemple :

« L’écho est sur les prairies (…) L’écho est un dans les longues guerres » (p. 230).

La poésie est un écho (sadâ) et non pas une simple musique. La poésie est un écho du lieu réel, de l’espace-temps perdu, dans le lieu d’ici.  C’est le premier écho vivant, puis l’écho de l’écho (vers la mort). On peut se référer au double sens du mot as-sâdâ en arabe (voir lexique) qui devient « voix du trépas » (p. 34). On relèvera aussi par exemple : « Nous ne pouvons, deux fois, traverser l’écho » (p. 209), « Résonance de l’écho » (p. 342), « Echo à l’écho. Qui de nous a dit ces mots, moi / Ou l’étrangère ? »  (p. 371).

Au sujet de son rapport à la métrique arabe classique on peut citer ses propos qui articulent la transition du mètre à la voix :

« Ce qui légitime le vers libre, c’est qu’il propose de casser les cadences normalisées, pour en créer d’autres. Par là il véhicule une nouvelle sensibilité, un goût nouveau. Il nous fait ressentir à quel point les mètres classiques peuvent être standardisés, sans originalité. C’est pourquoi j’entretiens un dialogue avec le poème en vers libres, mais il est implicite. Il reste que je cherche, et que je trouve, solution à ce problème au sein même de la métrique classique. (…) Le mètre est un outil qui sert à maîtriser la cadence interne. Il n’est pas un principe immuable et n’a pas de forme définitive. C’est la voix du poète, sa cadence personnelle, qui confère au mètre sa musique. Regardez n’importe quelle partition, vous y trouverez des notes, mais vous ne trouverez pas deux interprètes qui les joueront sur le même temps. Je n’ai aucun complexe avec les mètres. Mes cadences changent à chacun de mes poèmes. Même dans un poème à mètre unique, l’unité prosodique change selon la place que je lui assigne, selon ses rapports aussi avec le sens, la tonalité, qu’elle soit narrative, lyrique… Rien ne limite ma liberté dans la recherche de mes propres cadences au sein du mètre ». (La Palestine comme métaphore, p. 43-44)

La poésie n’est pas simplement une production ou une imitation mais bien une performance.

La forme du poème de Darwich reste donc fidèle à cet esprit poétique du bayt, du vers qui est une maison même si le poète se libère des canons classiques. A ce propos, Darwich affirme que sa poésie est une « tente pour la nostalgie » (khayma lil-hanîn). Il désigne ainsi la nostalgie de la maison d’enfance détruite, la nostalgie du village natal rayé de la carte, la nostalgie de la terre, palestinienne, mais aussi la nostalgie de l’être-ensemble, de l’unité, humaine. Je traduis ici « hanîn » par « nostalgie » (qui est étymologiquement la maladie du retour) mais chez Darwich cette nostalgie n’est pas une souffrance abstraite, elle un goût, celui, et ce sont sans doute ses vers les plus célèbres dans le monde arabe, café de sa mère et du pain de sa mère.

« Ma terre natale est, comme vous le savez, le lieu de convergence de messages divins, de civilisations et de cultures, de prophètes et d’envahisseurs. Mais ils ont tous en commun d’avoir été passagers, quelles que furent les durées de leurs séjours. Aussi le « père » ne fut-il jamais un, définitif ou permanent. A la différence de la mère qui, même s’il ne faut pas la réduire à cette seule métaphore, incarne l’idée de la continuité physique et historique. De là, la force de notre adhésion culturelle à la « mère-terre ». » (La Palestine comme métaphore, p.9).

« Prenez l’un de mes poèmes les plus accessibles : Je me languis du pain de ma mère. Ce poème n’a aucun lien avec quelque cause que ce soit, ce qui ne l’a pas empêché de bouleverser, et de continuer à bouleverser, des millions d’êtres humains. Je n’y parle pourtant que d’une mère bien précise et non d’une patrie. Mais cette mère parvient, grâce à l’image poétique, à se transformer en une multitude d’autres symboles, ce à quoi tend involontairement tout poète. Voilà un poème sans Histoire, sans souffle épique. Une simple ritournelle. Un homme chante sa mère, et son chant parvient à toucher les cœurs ». (La Palestine comme métaphore, p.103).

Il s’agit du poème de Darwich « A ma mère » (p.16-17) composé en 1966 et chanté partout dans le Monde arabe.

Dans la poésie de Darwich, cette rencontre ou coïncidence, dans l’espace poétique, vient rappeler, sans la remplacer, la terre natale, d’une conception ancestrale de la forme poétique revivifiée, et d’une matière absente transportée par le poète dans l’espace du poème, en souvenir de la terre-mère. Ces corrélations, entre le lointain et le tout-proche, entre l’homme, sa vie et son œuvre, entre la Palestine comme pays et la Palestine comme métaphore, font de l’œuvre de Darwich une œuvre mouvante et stratifiée.

Il nous faut pour finir noter que Mahmoud Darwich considérait l’action poétique comme un pharmakon, à la fois remède et poison. En effet, la poésie s’avère dangereuse quand elle vise à compenser l’absence, alléger la souffrance. Les vers poétiques peuvent ressembler à une maison, mais il ne faut pas oublier les vrais lieux, les vrais gens, la vraie terre.

« J’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu » (La Palestine comme métaphore, p. 25)

Double postulation : poétique et politique

« Je crois que le thème Palestine, qui est à la fois appel et promesse de liberté, risque de se transformer en un cimetière esthétique s’il demeure enfermé dans sa textualité, dans les limites que sont le « soi » et « l’Autre », dans l’espace délimité et le moment historique. Autrement dit, si le projet poètique ne recèle pas son aspiration propre, son objet propre qui, en fin de compte, n’est que l’accomplissement de la poésie » (La Palestine comme métaphore, p. 26).

Darwich lui-même relève cette contradiction, ou cette complémentarité, entre l’action politique et la forme poétique. On peut ainsi citer :

Watanî haqîba : Ma patrie est une valise

Watanî laysa haqîba : Ma patrie n’est pas une valise

Ce sont deux vers de Darwich, qui, d’une part, affirme que sa patrie peut être transportée dans une valise, sous la formes de poèmes, légers, qui ne prennent pas beaucoup de place, et suivent le voyageur où qu’il aille ; et rappelle, d’autre part, que sa patrie n’est pas une valise, qu’elle est une terre, des humains, une Histoire. La poésie est une patrie, qui ne remplace pas la vraie patrie.

Ainsi, l’action poétique de Darwich est continue. Il s’apparente à un poète troyen, obsédé par l’écriture des textes absents.

« Ce qui manque terriblement dans l’héritage grec, c’est la poésie de Troie. On raconte qu’elle fut écrite sur des tablettes aujourd’hui disparues (…). J’ai choisi d’être un poète troyen. Je suis résolument du camp des perdants. Les perdants qui ont été privés du droit de laisser quelque trace que ce soit de leur défaite, privés du droit de la proclamer. J’incline à dire cette défaite ; mais il n’est pas question de reddition. » (La Palestine comme métaphore, p. 29)

Pistes de lecture : Formes de l’action poétique

– Personnel/impersonnel/universel : les pronoms personnels : je, locuteur absent, ou protéiforme ; forte présente de la 2ème personne du singulier (l’ennemi, la bien-aimée, le père) ; 3ème personne du singulier : la mère / importance accordée aux « choses » : arbres (citronniers, oliviers), au puits contemporain ou mythique (biblique) p. 312, p. 323… ; aux objets quotidiens (pain, tabac, café)

– Eloge/élégie de Soi et de l’Autre

« Nous contemplons le monde, /A la hâte, / Et nous ne voyons aucun être / Pleurer un autre », (« La chute de la lune », 1969, p. 41)

Procédés d’identification avec l’Autre, ennemi ou ami, effets de lecture.

– Le poème comme re-fondation. Texte fondateur intitulé « Un mètre carré en prison » (p. 206). L’action poétique comme exil et existence : projection spatiale, images-souvenirs et non pas images-inventions. La poésie non pas comme faire mais comme ressentir (sens du mot châ’ir en arabe : le poète est celui qui ressent). Poésie comme acte, comme événement, comme performance. La lecture comme écoute (points de suspension dans les textes, parenthèses –exemple p. 42, et répétitions –positives en littérature arabe). Symétrie problématique entre le lieu perdu et le lieu poétique.                                                                   

Citations

– Homonymie « maison » et « vers poétique » (bayt) : Un siècle d’écrivain, Mahmoud Darwich « Et la terre, comme la langue… », un film de Simone Bitton et Elias Sanbar, France 3, 1997.

– « tente pour la nostalgie » (khayma lil-hanîn), ibid.

– « Mes poèmes ne distribuent pas qu’images et métaphores. Mais des paysages, des villages, des champs. En fait, mes poèmes distribuent des lieux », ibid.

– « J’ai un problème, je le reconnais, je n’ai pas accepté à ce jour que j’étais vaincu», ibid.

– « Le fait de ne pas connaître le français est peut-être l’un des secrets de mon amour pour Paris », ibid.

– La Palestine comme métaphore, p. 9 : « Ma terre natale est, comme vous le savez, le lieu de convergence de messages divins, de civilisations et de cultures, de prophètes et d’envahisseurs. Mais ils ont tous en commun d’avoir été passagers, quelles que furent les durées de leurs séjours. Aussi le « père » ne fut-il jamais un, définitif ou permanent. A la différence de la mère qui, même s’il ne faut pas la réduire à cette seule métaphore, incarne l’idée de la continuité physique et historique. De là, la force de notre adhésion culturelle à la « mère-terre ».

– La Palestine comme métaphore, p. 25 : « J’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu ».

– La Palestine comme métaphore, p. 26 : « Je crois que le thème Palestine, qui est à la fois appel et promesse de liberté, risque de se transformer en un cimetière esthétique s’il demeure enfermé dans sa textualité, dans les limites que sont le soi et l’Autre, dans l’espace délimité et le moment historique. Autrement dit, si le projet poétique ne recèle pas son aspiration propre, son objet propre qui, en fin de compte, n’est que l’accomplissement de la poésie ».

– La Palestine comme métaphore, p. 56 : « S’il m’était demandé d’être mon propre critique, j’affirmerais qu’après la sortie de Beyrouth je me suis rapproché du rivage de la poésie. Contrairement à ce qu’on pense généralement, je considère que ma période beyrouthine fut ambigüe. A cause de la pression de la guerre civile principalement. A cause de la douleur aussi, des sentiments à fleur de peau, sans oublier le devoir d’élégie funèbre à la mémoire des amis qui mouraient littéralement dans mes bras. (…) L’écriture poétique requiert une température stable avoisinant les vingt degrés ! Le gel et les canicules tuent la poésie, et Beyrouth était en ébullition. Bouillonnement des sentiments et des visions. Beyrouth fut un territoire de perplexité ».

– La Palestine comme métaphore, p. 103 : « Prenez l’un de mes poèmes les plus accessibles : « Je me languis du pain de ma mère ». Ce poème n’a aucun lien avec quelque cause que ce soit, ce qui ne l’a pas empêché de bouleverser, et de continuer à bouleverser, des millions d’êtres humains. Je n’y parle pourtant que d’une mère bien précise et non d’une patrie. Mais cette mère parvient, grâce à l’image poétique, à se transformer en une multitude d’autres symboles, ce à quoi tend involontairement tout poète. Voilà un poème sans Histoire, sans souffle épique. Une simple ritournelle. Un homme chante sa mère, et son chant parvient à toucher les cœurs ».

– La Palestine comme métaphore, p. 43-44 : « Ce qui légitime le vers libre, c’est qu’il propose de casser les cadences normalisées, pour en créer d’autres. Par là il véhicule une nouvelle sensibilité, un goût nouveau. Il nous fait ressentir à quel point les mètres classiques peuvent être standardisés, sans originalité. C’est pourquoi j’entretiens un dialogue avec le poème en vers libres, mais il est implicite. Il reste que je cherche, et que je trouve, solution à ce problème au sein même de la métrique classique. (…) Le mètre est un outil qui sert à maîtriser la cadence interne. Il n’est pas un principe immuable et n’a pas de forme définitive. C’est la voix du poète, sa cadence personnelle, qui confère au mètre sa musique. Regardez n’importe quelle partition, vous y trouverez des notes, mais vous ne trouverez pas deux interprètes qui les joueront sur le même temps. Je n’ai aucun complexe avec les mètres. Mes cadences changent à chacun de mes poèmes. Même dans un poème à mètre unique, l’unité prosodique change selon la place que je lui assigne, selon ses rapports aussi avec le sens, la tonalité, qu’elle soit narrative, lyrique… Rien ne limite ma liberté dans la recherche de mes propres cadences au sein du mètre ».

– Elias Sanbar, Dictionnaire amoureux de la Palestine, p. 88 :

D’où la justesse de la définition que Yannis Ritsos, l’un de ses grands amis, fit de son art poétique lorsqu’il lui dit un jour, à l’issue d’un récital commun à Athènes : Tu es un poète lyrique-épique !
Darwich fut ainsi constamment à la croisée du chuchotement intime et des chevauchées, des grandes envolées et, comme il aimait souvent à l’écrire, du filet d’une flûte au fond d’une clairière, là où s’exprimait la grande fragilité de l’homme ».

– Darwich, « Contrepoint », portrait d’Edward Saïd, cité par Elias Sanbar in Dictionnaire amoureux de la Palestine, p. 349 :

Et l’identité ? je dis…

Il répond : Autodéfense…

L’identité est fille de la naissance. Mais

elle est en fin de compte l’œuvre de celui

qui la porte, non le legs du passé.

Je suis le multiple…

En moi, mon dehors renouvelé…

Mais j’appartiens à l’interrogation de la victime.

N’étais-je de là-bas, j’aurais entraîné mon cœur

à y élever la gazelle de la métonymie…

Porte donc ta terre natale où que tu sois…

Et sois narcissique s’il le faut.

La Palestine comme métaphore, p. 29 : « Ce qui manque terriblement dans l’héritage grec, c’est la poésie de Troie. On raconte qu’elle fut écrite sur des tablettes aujourd’hui disparues. (…) J’ai choisi d’être un poète troyen. Je suis résolument du camp des perdants qui ont été privés du droit de laisser quelque trace que ce soit de leur défaite, privés du droit de la proclamer. J’incline à dire cette défaite ; mais il n’est pas question de reddition ».

 Bibliographie 

Anthologies :

Rien qu’une autre année –Anthologie poétique (1966-1982), trad. Abdellatif Laâbi, Minuit, 1983

Au dernier soir sur cette terre, trad. Elias Sanbar, Coll.Babel, Actes Sud, 1999

Anthologie poétique, trad. Elias Sanbar, Coll.Babel, Actes Sud, 2009

Victims of a map, Samih al-Qâsim, Adonis, Mahmud Darwish, Al-saqi Books, Londres, 1984 (anthologie arabe-anglais, avec une introduction d’Abdullah al-Udhari)

Entretiens en français :

Palestine, mon pays : l’affaire du poème, avec  S.Bitton, O.Avnéri et M.Peled, Minuit, 1988

La Palestine comme métaphore, trad. Elias Sanbar, Coll.Sindbad, Actes Sud, 1997

Entretiens sur la poésie, avec Abdo Wazen et A.Beydoun, trad. F.Mardam-Bey, Actes Sud, 2006

L’Exil recommencé, trad.E.Sanbar, Actes Sud, 2013

« Pour moi, la poésie est liée à la paix », article paru dans « L’Humanité », 15 avril 2004

Entretien en arabe :

Je soussigné, Mahmoud Darwich Entretien avec Ivana Marchalian, trad.Hana Jaber, Actes Sud, 2015

Journal Nazwa, Oman, janvier 2002, avec Samer Abû Hawâsh

Etudes en langues européennes :

Abou-bakr, Randa, The conflict of voices in the poetry of Dennis Butrus and Mahmud Darwish, Ed.Wiesbaden Reichert, 2004

Abu-Hashhash, Ibrahim : Tod und Trauer in der Poesie des Palästinensers Mahmud Darwich, Klaus Schwarz Verlag, Berlin, 1994

Al-Allaq, Ali : « Tradition as a Factor of Modernism : Darwish’s Application of a Mask », in J.R. Smart (ed.), Tradition and Modernity in arabic Language and Literature, Londres, Curzon Press, 1996

Bitton, Simone : « Le poème et la matraque » in Mahmoud Darwich, Palestine mon pays L’affaire du poème, Les éditions de Minuit, 1988

Boustani, Sobhi et Marie-Hélène Avril-Hilal (dir.) : Poétique et politique : la Poésie de Mahmoud :

Contribution de Sobhi Bostani : « La poésie de Mahmoud Darwich et le quotidien sublimé »

Contribution de Rania FATHY, de l’Université du Caire « Art(s) poétique(s) de Mahmoud Darwich. S’ouvre sur cette question : « Comment s’établit l’alliance entre le poétique et le politique ? Dans quelle mesure la poésie de Darwich arrive-t-elle à concilier deux paradigmes qui demeurent, pour d’aucuns, profondément antagonistes, car portant atteinte et à la résistance en l’enfermant dans le métaphorique et au poème en le dépossédant de sa poéticité ? »

Réponse : le poème se présente « comme un contre-pouvoir », « un acte de présence », « victoire en termes de supériorité poétique, non d’hégémonie miliaire »

Contribution de Lahouari Ghazzali, de l’Université de Bordeaux « La figure du Christ dans les poèmes de Mahmoud Darwich »

Contribution de Francesca Corrao, de l’Université de Naples : « L’Absence source de l’image »

Contribution de Kadhim Jihad Hassan, de l’INALCO « Politique du poème » qui parle de la « restauration de l’être par la vertu de quelques vocables » (p.155)Darwich, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010

Coopman, Pierre et Rima Barrack : « Mahmoud Darwich : poète face au monde », Défis-sud, mars 1998, n°32

De Dampierre-Noiray, Eve : « De la « terre des ancêtres » (G.Ungaretti) à la « Palestine comme métaphore » (M.Darwich), la guerre comme appropriation poétique du monde. Apports comparatistes, XXXIXe congrès de la SFLGC, Université de Strasbourg, 13-15 novembre 2014, à paraître

Hammo, Raba, L’Epilogue Andalou de Mahmoud Darwich, Les Voiliers de Mer, Aubagne, 2014

Khatibi, Abdelkebir : « Comment fonder poétiquement une nation en exil ? » in Une nation en exil, Hymnes gravés, Mahmoud Darwich et Rachid Koraïchi, Actes Sud/Barzakh

Le clézio, J.M.G. « Les noces palestiniennes », La Nouvelle Revue Française n°500, septembre 1994

Mannson, Annette : Passage to a New Wor(l)d : Exile and Restoration in Mahmoud Darwish’s wrintings, 1960-1995, Presses de l’Université d’Uppsala, 2003

Mattawa, Khaled : Mahmoud Darwish : The Poet’s Art and his Nation, Syracuse University Press, 2014

Milich, Stephan : Fremd meinem Namen und fremd meiner Zeit : Identität und Exil in der Dichtung von Mahmud Darwish, Berlin, Hans Schiler Verlag, 2004

Nassar, Hala and Najat Rahman (eds) : Mahmoud Darwish, Exile’s Poet : Critical Essays, Northampton, Interlinks Books, 2008

NU(E) n°20, Carnets de l’I.I.S.M.M. « Mahmoud Darwich », juin 2002

Xavier, François : Mahmoud Darwich dans l’exil de sa langue, Autre Temps, Région PACA, 2004

Etudes en langue arabe :

Une multitude d’articles sur Internet (approche soit littéraire soit politique, rarement les deux à la fois). Exemples :

Haydar Tawfîq Baydûn, « Mahmud Darwîch châ’ir al-ard al-muhtalla » (Mahmoud Darwich, le poète des territoires occupés)

Site Diwan al-arab : « Ousloubiyyât fî-chi’r Mahmoud Darwich » (Analyses stylistiques de la poésie de Mahmoud Darwich)

Saïd ‘Ayyâd, « Al-houwiyya wa-l-woujoud fî-chi’r Mahmoud Darwich » (Identité et existence dans la poésie de Mahmoud Darwich)

Etudes critiques sur support papier :

Balgazîz, Abdallah (dir.) Hakadhâ takallama Mahmoud Darwîch, Dirâsât fî-dhikrâ rahîlihi (Ainsi parlait Mahmoud Darwich, Etudes critiques en son hommage), Markaz dirâsât al-wihda al’arabiyya, Liban, 2009

Baccar, Tawfîq, « Le Fou de Palestine », préface à Moukhtârât chi’riyya (Anthologie), Dâr al-nachr, Tunis, 1985

Naboulsi, Chakir,  Majnoun al-tourab, Dirâsa fî-chi’r wa-fikr Mahmoud Darwich (Le Fou de la terre, Une étude de la poésie et de la pensée de Mahmoud Darwich), Al-mouassasa al-‘arabiyya li-l-dirâsât wa-l-nachr, Beyrouth, 1987

Mousa, Ibrahim : Al-quds bayna nouqouch al-houwiyya wa-ch-ti’âl al-mouqâwama fî-chi’r Mahmoud Darwich (Jérusalem entre l’inscription de l’identité et l’embrasement de la résistance dans la poésie de Mahmoud Darwich), Anaquel de Estudios Arabes, 2011, vol.22

Wâzin, Abdul : Al-gharîb yaqa’ ‘alâ nafsihi, qirâa fî-a’mâlihi al-jadîda (L’étranger finit par se rencontrer lui-même Lecture des dernières œuvres de Mahmoud Darwich), 2006

Sur la Palestine :

Sanbar, Elias, Figures du Palestinien Identité des origines, identité de devenir, Gallimard et Dictionnaire amoureux de la Palestine, Plon

Annexes complémentaires 

Annexe 1 : Forme poétique arabe classique : la qasîda

Voici, translittérés et traduits, les premiers vers du poème d’Imru’al-Qays (mort vers 550 après JC).  Ce texte, dans sa composition et sa présentation typographique, est considéré comme le modèle de la poésie arabe classique.

Qifâ nabki min dhikrâ habîbin wa-mazili                     bi-siqti al-liwâ bayna ad-dakhouli fa-hawmali

Fa-toudhiha fa-l-miqrâti lam ya’fou rasmouhâ              limâ nasajathâ min janoubin wa cham’ali

 Ô mes deux amis, arrêtons nos montures et pleurons, au souvenir du bien-aimé

Il demeurait là, parmi les plis de cette dune, entre Dakhoul et Hawmal

Et Toudhih et Miqrât. Les dernières traces de son campement ne sont pas encore effacées

Grâce au tissage du vent du Sud et du vent du Nord.

Annexe 2 : lexique comparé

Pour l’analyse des images poétiques :

isti’âra : métaphore. Racine ‘ Y R = critère, norme, étalon, jauge. Premier sens du mot isti’ara= l’emprunt au sens propre.

souwar : images. Racine S W R = aspect, copie, forme, tableau.

majâz : sens figuré. Racine J W Z = traverser, passer à travers. Premier sens du mot majâz = passage étroit, goulet

ramz : symbole. Racine R M Z = faire des signes avec les yeux, indiquer. Premiers sens du mot = code puis attributs, emblèmes

tatâbouq : homonymie. Racine : T B Q = superposition de deux couches, coïncidence, identification, symétrie.

tachbîh : comparaison. Racine Ch B H : imiter, prendre pour modèle. Premier sens du mot : forcer la ressemblance (ka=comme)

kinâya : métonymie. Racine K  N Y : donner un surnom. Premier sens du mot : allusion

Sur les formes poétiques arabes :

qasida : texte, écrit ou oral, monorimé et mono-rythmé,  qui a la forme des poèmes arabes préislamiques (muallaqât, voir celui reproduit ci-dessus). Traduit en français par « poème ». Sens littéral du mot qasîda = qui cherche à atteindre

nathr : désigne la prose arabe. Sens littéral = ce qui est dispersé.

balâgha : éloquence, rhétorique, art de persuader. Sens littéral du mot balâgha = ce qui permet d’atteindre

chi’r et châ’ir : poésie et poète. Racine : Ch ‘ R = sentir, ressentir. Le poète est celui qui ressent le monde.

adab : désigne la littérature comme art civilisateur. Racine A D B = finesse, douceur, politesse, savoir-vivre

bayt : la maison, et le vers poétique. Racine B Y T = lieu où passer la nuit

qafiya : rime. Racine Q F W = désigne la nuque, mais aussi la fin de toute chose, et la trace dans le sable.    

iltizâm : engagement. Racine L Z M = obligation

bahr : mètre poétique. Premier sens : la mer /  îqâ’ cadence (comme en français : idée de bruit de pas sur le sol) / sadâ : écho

Racine S D Y = la soif, la distance, la mort. As-sadâ = écho et corps sans vie.

MICHEL, Laure : René Char, Fureurs et mystères : Présentation

Fureur et mystère, publié chez Gallimard le 14 septembre 1948, rassemble dix années d’écriture [footnote] . Malgré les différences de formes poétiques, de situations et d’enjeux dans chacune des sections du recueil, l’ensemble est marqué par une forte cohérence, celle que dessine l’engagement d’un sujet dans l’histoire jusqu’à son repositionnement après-guerre. Fureur et mystère décrit la transformation d’un « je », qui va s’affirmer responsable devant ses contemporains, reconnaîtra la fragilité de l’écriture poétique, tout en posant à la fois la nécessité de celle-ci pour l’action et son indépendance à l’égard des circonstances. Dans l’immédiat après-guerre, la déception de Char, la persistance du mal combattu pendant les années de Résistance mettent fin, dans le poème, à l’accord d’un destin individuel et d’un destin collectif. Le rassemblement en un seul volume des textes écrits entre 1938 et 1948 crée l’unité d’un parcours qui va de l’affirmation de cet accord à sa rupture.

Situation de Char en 1938

Char s’est éloigné du surréalisme depuis 1935, après avoir publié en 1934 son grand recueil surréaliste Le Marteau sans maître. Il reproche à Breton sa perte d’ambition révolutionnaire, ses compromis, qui institutionnalisent le mouvement et le conduisent « infailliblement à la maison de Retraite des Belles-Lettres et de la violence réunies [footnote] ». L’esthétique de Char va évoluer sensiblement à partir de cette date mais les références au surréalisme resteront nombreuses [footnote] .

Entre 1936 et 1938, Char écrit les poèmes qui composent Placard pour un chemin des écoliers (1937) et Dehors la nuit est gouvernée (1938). Dans le premier recueil, le texte d’ouverture, la « Dédicace » aux enfants d’Espagne, marquée par l’actualité de la guerre d’Espagne, peut nous intéresser plus particulièrement. Cette « Dédicace » est écrite en mars 1937, peu après les premiers bombardements de la capitale espagnole, un mois avant Guernica. Char y confronte les souvenirs d’une enfance heureuse aux massacres des enfants d’Espagne : « Lorsque j’avais votre âge, le marché aux fruits et aux fleurs, l’école buissonnière ne se tenaient pas encore sous l’averse des bombes (…) ». Ce texte, d’abord confié à la revue Cahiers GLM, en est retiré à la demande de Char pour être donné, avec une illustration de Valentine Hugo, à une brochure vendue au profit des enfants d’Espagne au pavillon espagnol de l’Exposition internationale de Paris, ouverte le 25 mai 1937, où Picasso expose sa toile Guernica [footnote] .

Cette « Dédicace » est le premier texte poétique de Char qui se saisisse de la question de l’engagement du poème. Jusque là, en accord avec les positions de Breton, l’engagement de la personne du poète se trouvait dissocié de l’écriture poétique. Avec la « Dédicace » s’introduit dans le poème une temporalité historique, l’appel à une justice de l’histoire et l’affirmation de la responsabilité de l’écriture devant l’événement, ainsi qu’une adresse à un destinataire collectif témoin de la dénonciation. Qu’il soit possible d’utiliser cette « Dédicace » dans un contexte militant, lors de l’Exposition internationale de 1937, montre bien la valence politique de ce texte.

Les poèmes de Placard pour un chemin des écoliers toutefois demeurent, eux, non référentiels et dégagés des circonstances, mais ils nous intéressent à un autre titre. Leur forme versifiée, utilisant parfois l’octosyllabe et l’assonance, est tout à fait inhabituelle dans l’écriture de cette période. Char lui-même les qualifiait de « genre ultra-facile » dans sa correspondance avec Éluard. Peut-être doivent-ils leur relative simplicité à la proximité de Char avec ce dernier, qui vient de faire paraître L’Évidence poétique (1937) et adopte une écriture plus simple et plus fluide. Les poèmes de Placard pour un chemin des écoliers trahissent aussi, par leur forme de chanson, par le lien entre un lieu, méditerranéen, et des êtres aux voix et aux vies marginales [footnote] , la lecture que Char fait de Federico García Lorca, en compagnie d’Éluard qui traduit alors avec Louis Parrot l’Ode à Salvador Dali (GLM en 1938). Comme en témoigne une lettre inédite à Louis Parrot citée par Jean-Claude Mathieu [footnote] , dans laquelle Char s’enquiert des traductions du Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejias, le poète a lu un recueil publié sous le titre Chansons gitanes en 1935, dans la collection des « Cahiers de Barbarie », qui contiennent plusieurs poèmes du Romancero gitan.

Seuls demeurent

Fureur et mystère est composé de plusieurs sections qui pour la plupart ont d’abord été publiées comme recueils indépendants. C’est le cas de Seuls demeurent qui paraît en 1945. Seuls demeurent est lui-même composé de trois moments :

– « L’Avant-monde », qui regroupe des poèmes, quasiment tous en prose, écrits entre 1938 et 1943, de l’avant-guerre au milieu de la guerre.

– « Le Visage nuptial », qui est un ensemble de cinq poèmes d’amour en vers datant de l’été 1938 et du début de la guerre.

– « Partage formel », qui consiste en une série d’aphorismes écrits en 1941 et 1942 portant sur l’acte poétique et le rôle du poète.

Pendant cette période, la vie de Char est marquée par le début de la guerre. Sa mobilisation en Alsace, de septembre 1939 à juin 1940, met fin à quelques mois d’intense bonheur amoureux avec Greta Knutson, dont les poèmes du « Visage nuptial » gardent la mémoire. Les événements historiques eux mêmes ne sont pas absents du recueil, qui en nomme certains et leur donne une place significative. La déclaration de guerre est présente dans « L’Avant-monde », où elle fait césure. Le treizième poème, « Le Loriot », est en effet daté du « 3 septembre 1939 » : « Le loriot entra dans la capitale de l’aube./ L’épée de son chant ferma le lit triste./ Tout à jamais prit fin. »

À la fin de l’année 1940, la maison de Char est perquisitionnée, lui-même devient l’objet d’une surveillance policière étroite. Il s’installe pour cette raison en 1941 à Céreste, village des Basses-Alpes qui deviendra le quartier général du maquis qu’il va diriger. À la fin de l’année 1941, certains poèmes laissent paraître des traces de la décision de s’engager dans la résistance. « L’Absent », par exemple : « Nous dormirons dans l’espérance, nous dormirons en son absence, puisque la raison ne soupçonne pas que ce qu’elle nomme, à la légère, absence, occupe le fourneau dans l’unité ». Le plus explicite est le poème « Chant du refus. Début du partisan » qui inscrit dans son titre l’entrée en résistance.

À la fin de l’année 1942, Char devient chef du secteur Durance-Sud de l’Armée Secrète. Il est rattaché au réseau « Action ». Il continue en 1942 et début 1943 d’écrire des poèmes qui seront intégrés à Seuls demeurent. Ce sont des poèmes marqués par les circonstances, parfois explicitement : « Vivre avec de tels hommes » (juillet 42), « Carte du 8 novembre » (novembre 42), la date du 8 novembre évoquant le débarquement allié en Afrique du nord, « Plissement » (décembre 42) [footnote] . Au printemps 43, l’action s’intensifie, l’écriture de Char se fait plus rare. De cette époque datent les poèmes « Hommage et famine » et « Louis Curel de la Sorgue ». Ce sont les derniers écrits pour Seuls demeurent. De l’été 43 à l’été 44, l’action du maquis ne laissera pas de place pour les poèmes. Seule persistera la forme du carnet de notes, prises au jour le jour, dont Char tirera certains extraits après guerre qui formeront Feuillets d’Hypnos.

La publication de Seuls demeurent a d’abord été envisagée par Char en avril 1941, comme le révèle une lettre à Gilbert Lely [footnote] . Puis cette perspective s’estompe à partir du moment où s’organise le maquis. Char écrit ainsi, à la fin de 1941, dans le premier billet à Francis Curel : « Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits et auxquels en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre Seuls demeurent. Mais je te répète qu’ils resteront longtemps inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. » Seuls demeurent est malgré tout envoyé à l’éditeur en juillet 1943. Selon les informations d’Antoine Coron [footnote] , Char reçoit un avis très favorable de Jean Paulhan mais, lorsque le poète envoie à Gallimard son contrat d’édition, il exprime le souhait que son recueil ne paraisse « qu’une fois la situation de notre pays définitivement éclaircie ».

« L’Avant-monde » est organisé de manière à suivre globalement un ordre chronologique historique, indépendant de l’ordre chronologique exact d’écriture : entrée en guerre (« Le Loriot »), décision de résistance (« Chant du refus ») jusqu’à « La Liberté », titre du dernier poème, qui a été ajouté pour la publication du recueil en 1945, ainsi que le montre le manuscrit, daté de 1944, bien après la rédaction de l’ensemble.

Cette section accomplit, comme le faisait la « Dédicace » à son échelle, l’inscription de l’événement historique dans un devenir personnel. « L’Avant-monde », en effet, donne à voir le passage d’un temps personnel, dans la première section du recueil jusqu’au poème « Le Loriot », à un temps collectif, pris en charge par le « je » qui énonce son engagement. Cette section du recueil voit ainsi la transformation d’un sujet qui s’affirme responsable devant l’histoire et se lie par une perspective d’action. Notons que c’est un engagement qui ne va pas de soi. L’histoire, dont le récit pendant la période surréaliste donnait prise à un désir sadien de destruction universelle, reste profondément suspecte aux yeux de Char : elle est « Le Bouge de l’historien », selon le titre d’un poème central de « L’Avant-monde ». Cet engagement coûte et implique un rapport d’économie mesurée à l’action : « Notre effort réapprend des sueurs proportionnelles » (Partage formel, XXIV).

Le recueil décrit cet engagement, mais les poèmes eux-mêmes ne sont pas engagés : ils n’essaient pas d’inciter à l’action une collectivité qui en serait le destinataire. Bien plus, en même temps que le recueil figure l’engagement du sujet, le poète comme figure sociale tend à disparaître de la vie institutionnelle pendant la guerre. On a donc une présence accrue de la voix dans les textes, mais la voix sociale s’efface au profit de la lutte. Le poète est « celui qui complètera par le refus de soi le sens de son message » (Partage formel, LI).

À cet ensemble succèdent les poèmes amoureux du « Visage nuptial » qui tournent autour de la figure de Greta Knutson. Placer « Le Visage nuptial », écrit avant la guerre en 1938, après « L’Avant-monde », a du sens. C’est une manière d’équilibrer le recueil, entre engagement et détachement et de lui donner l’horizon d’une victoire sur « l’anti-vie nazie ». Au poème final de « L’Avant-monde », « La Liberté » succède ainsi, comme en écho ou comme pour en amplifier la figure, un long hymne à l’amour.

« Partage formel », enfin, clôt cet ensemble par cinquante-cinq aphorismes, qualifiés par Char de « propositions subsidiaires » selon le manuscrit du recueil [footnote] : ce sont originellement des « ajouts » à un recueil d’aphorismes antérieur, Moulin premier, écrit en 1936 pour se démarquer du surréalisme. L’horizon a changé, mais demeure l’idée que le poème doit s’accompagner de réflexions, de « propositions » qui sont, selon une autre image mentionnée dans le manuscrit, autant d’« étais » venant soutenir, étayer, l’écriture. Les propositions de « Partage formel » tournent autour de la question du poète et du poème. Elles sont une affirmation d’indépendance de la poésie au cœur du conflit. Un espace d’écriture se dégage pour la désigner en un temps où elle est menacée, où sa nécessité même est ébranlée.

Feuillets d’Hypnos

Ce recueil est au départ un carnet de notes variées, une sorte de journal tenu à Céreste entre 1943 et 1944 lorsque l’action au maquis s’intensifie. Char est à partir de septembre 1943 chef départemental de la Section Atterrissages-Parachutages (SAP) pour les Basses-Alpes, sous le pseudonyme de capitaine Alexandre. Il est sous le commandement de Camille Rayon, chef de la R2 (Région 2 regroupant Provence, Gard et Hautes-Alpes) des Forces Françaises Combattantes, lequel apparaît dans les feuillets sous le nom de « Archiduc ». La tâche de la SAP consistait à réceptionner le matériel parachuté par la RAF sur des terrains spéciaux qu’il fallait repérer et préparer pour des atterrissages clandestins, comme par exemple l’« homodépôt Durance 12 » du feuillet 87. Des messages de la BBC annonçaient les opérations, par exemple « La Bibliothèque est en feu », qui sera le titre d’un recueil ultérieur de Char.

Ce carnet est retravaillé entre fin août 1944 et août 1945 et sera publié chez Gallimard en avril 1946. Il prend la forme d’une série de 237 textes courts, fragments ou aphorismes, qui globalement suivent l’ordre des événements qui touchent le maquis. Certains sont consacrés au récit d’épisodes marquants (feuillet 128 : fouille de Céreste par les SS ; feuillet 138 : mort de Roger Bernard). D’autres font le portrait des compagnons de Résistance. Ce sont aussi des réflexions, plus ou moins détachées des circonstances, sur l’action, mais aussi sur ces contre-pouvoirs que représentent la nature et l’amour.

Feuillets d’Hypnos n’est pas un recueil engagé. Il est composé et publié après coup, en 1946, quand la guerre est terminée. Char a différé la publication des ses textes pendant le conflit. La poésie est insuffisante, « dérisoirement insuffisant(e) », écrit-il à Francis Curel. Les circonstances de la guerre, le nazisme, l’oppression, requièrent autre chose. Char a une conscience nette des limites de la poésie, de son impuissance, de son caractère très exactement secondaire. Ce n’est même pas qu’il refuse de mettre la poésie au service du combat politique pour préserver l’indépendance de celle-ci, c’est tout simplement que la poésie ne peut pas grand-chose. Pour autant, il ne renonce pas à écrire pendant la guerre. Comment interpréter ce geste ? Si Char dénie toute efficacité sociale et politique au poème en temps de guerre, la poésie n’en est pas moins, à ses yeux, indispensable, pour l’action elle-même. Elle a à ce titre plusieurs fonctions.

La poésie retrouve d’abord très concrètement dans les énoncés brefs de Feuillets d’Hypnos une ancienne fonction héritée de l’aphorisme hippocratique, qui consiste à analyser de manière circonstancielle et empirique la crise du corps social et de la psyché collective de ses contemporains. Char se représente souvent lui-même comme poète médecin, par exemple dans le « Bandeau » de Fureur et mystère : « Il ajoute de la noblesse à son cas lorsqu’il est hésitant dans son diagnostic et le traitement des maux de l’homme de son temps [footnote] […] ».

Plus radicalement, le feuillet doit chercher à « nomme[r] les choses impossibles à décrire [footnote] », il doit « dépouille[r] » les apparences de leurs « sortilèges » (« Note sur le maquis ») pour rendre possible l’action contre ce que le mal nazi a d’excessif, d’inconcevable [footnote] .

L’écriture de Feuillets d’Hypnos a ensuite une fonction au regard du temps de l’action. Elle répond à la faillite du temps collectif. Nombreux sont les feuillets qui décrivent l’emballement d’un temps condamné à se répéter, d’un temps sans mesure, dé-mesuré (« Minuit au glas pourri, qu’une, deux, trois, quatre heures ne parviennent pas à bâillonner », feuillet 25), qui décrivent aussi une confusion des ordres temporels (« on donnait jadis un nom aux diverses tranches de la durée : ceci était un jour, cela un mois… », feuillet 90). Face à cela, l’écriture vient poser, comme contrepoids, la possibilité d’un temps pour agir [footnote] . Elle déploie en particulier, la perspective d’un après. Parce que le temps présent est vécu comme crise, parce que la mesure et l’organisation du temps elles-mêmes sombrent dans une confusion affolée, l’action et son corollaire, la mise en œuvre de moyens en vue d’un projet, doit poser un avenir proche, projeté en avant de soi. L’avenir dont il est question dans Feuillets d’Hypnos est un « lendemain » pensé dans les termes du « but à atteindre » (feuillet 1). L’affirmation de cet après fonde en outre la possibilité d’un agir collectif, par la suggestion d’une suite de générations dans les mains desquelles l’action retombera : « L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeurs que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent » (feuillet 187).

Notons toutefois que, au sein de cette écriture en vue de l’action, place est faite aussi à des feuillets qui disent la recherche de ce qui, échappant aux circonstances, permettra d’ouvrir une brèche dans l’enchaînement des moyens et des fins. C’est ce qu’énonce le feuillet 59 : « Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé. » L’écriture des Feuillets d’Hypnos s’emploie aussi à dégager l’action de son but immédiat et à dégager le combattant d’une relation déterministe à l’événement. Alors que l’impératif du combat impose une évaluation rigoureuse et limitée de la situation, une conception de ce qui arrive en termes de causes et de conséquences, certains feuillets prennent soin de réserver, de tenir en retrait de l’action, « une enclave d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien » (feuillet 155).

 Le Poème pulvérisé et la publication de Fureur et mystère

Le Poème pulvérisé, grand recueil de l’immédiat après-guerre, publié en 1947, est encadré dans Fureur et mystère par deux courtes sections, qui n’ont jamais été publiées indépendamment, « Les Loyaux Adversaires » et « La Fontaine narrative ». « Les Loyaux Adversaires » est un titre initialement donné à une section de Seuls demeurent puis abandonné. Il regroupe des poèmes brefs, presque tous en vers, écrits pour la plupart au début de la guerre lorsque Char est mobilisé en Alsace. Ce sont des poèmes circonstanciels, d’une écriture plus facile, qui les rapproche du recueil des Matinaux publié en 1948, avec lequel ils partagent les personnages des « vagabonds » et le ton de la chanson enfantine. Placés après Feuillets d’Hypnos, ces poèmes signalent le retour d’une relation plus légère à l’écriture. C’est ce que font de leur côté également les neuf poèmes de la dernière section « La Fontaine narrative ». La libération d’une parole qui a retrouvé la possibilité du souffle et de la fluidité se noue très nettement dans cette dernière section à la parole amoureuse et à la figure d’une femme aimée, Yvonne Zervos.

Le Poème pulvérisé se présente, lui, comme un ensemble de poèmes majoritairement en prose, publié non pas chez Gallimard mais dans la collection « L’Âge d’or » de la revue Fontaine, revue active dans la Résistance, dirigée à Alger par Max-Pol Fouchet. Sur l’un des exemplaires, Char ajoute à chaque poème un commentaire qu’il nomme « arrière-histoire » et qui sera publié en 1953 par Jean Hugues [footnote] . La guerre est encore présente dans ce recueil où domine l’image de la « catastrophe » pour la désigner, mais on y lit aussi la recherche d’une issue au désastre et d’une relance du mouvement en avant, à partir du constat, propre à la période de l’après-guerre, d’une impossible action dans l’histoire.

Le Poème pulvérisé est en effet emblématique du repositionnement de Char après guerre. De nombreux textes de la même époque, parus dans la presse, et pour certains repris ensuite dans Recherche de la base et du sommet, témoignent chez Char d’une crise de la confiance en l’histoire et d’une distance prise à l’égard des contemporains. Il faut lire à ce propos le quatrième Billet à Francis Curel (1948), la fin de « La Liberté passe en trombe » et la note ajoutée en 1948, « Dominique Corti » (1946), et certains entretiens, en particulier l’entretien avec Pierre Berger de juin 1952 [footnote] . Le principal objet de la crise est le constat que « le mal » combattu pendant la guerre ne disparaît pas : « Ce qui suscita notre révolte, notre horreur, se trouve à nouveau là, réparti, intact et subordonné, prêt à l’attaque, à la mort » (« Heureuse la magie… [footnote] »).

Dans ce contexte, Le Poème pulvérisé se situe clairement après l’impératif d’action dans l’histoire. Prenant du recul avec les événements, le poète change l’empan de son regard et fait de la guerre, sur fond de références alchimiques et cabalistiques, un désastre à l’échelle de la Création. La guerre est une césure décisive après laquelle le poète assume la tâche de reconstruire l’espoir mais en dehors de toute référence au temps de l’histoire. Car l’histoire comme conception du temps collectif apparaît dans ces années d’après-guerre aux yeux de Char comme une source d’oppression : son propos, explicitement anti-communiste, dénonce une idéologie qui repousse à un avenir lointain la promesse d’un bonheur dont elle fait un instrument de domination.

Pour autant, Char ne renonce pas à penser, à imaginer, à l’intention de ses contemporains, d’autres formes du devenir, qui leur donnent les moyens de poursuivre le mouvement en avant. Contre l’attente d’un avenir défini, Char défend ce qu’il appelle l’espoir de l’imprévisible, l’espoir que quelque chose d’inattendu surgira, qui renversera l’oppression. Par là il donne toute sa place à un rapport au temps qui apparaissait par intermittence dans Feuillets d’Hypnos. Feuillets d’Hypnos en effet s’employait à maintenir, au cœur même du temps historique et de ses exigences pratiques, une relation à « l’espoir du grand lointain informulé (le vivant inespéré) » (feuillet 174). Ce « grand lointain » n’est pas un utopique avenir harmonieux que viserait l’action dans l’Histoire ; il est hors-Histoire. Il est interruption du temps calendaire, brèche dans la linéarité du temps historique, du temps déterminé et mesuré par l’action collective : « enfonce-toi dans l’inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer » (feuillet 212). Ce rapport à un temps autre devient dominant dans les années d’après-guerre, à partir du moment où Char a renoncé à l’idée d’agir dans l’Histoire. Temps de  « l’inespéré » ou encore de « l’impossible », il est pendant la période du maquis le signe d’une liberté, que le poème nomme et à l’horizon de laquelle travaille le poète.

Mais surtout, Char donne à l’image de la « pulvérisation », telle qu’elle se lit dans le titre du recueil Le Poème pulvérisé, une vertu tout à fait singulière. La pulvérisation s’oppose à une conception linéaire du temps, collectif aussi bien qu’individuel, qui place la mort ou – ce qui revient au même pour Char – la cité idéale à son terme. Contre ce temps destructeur, le poète oppose la dissémination de la poussière, la pulvérisation, qui est chez lui une spatialisation de la finitude. Cette dispersion dans l’espace ouvre la possibilité de penser un renouveau qui ne nie pas la mort mais s’appuie sur elle. S’opposant à l’optimisme des idéologies de l’histoire, Char défend la nécessité d’intégrer le négatif, le désastre, à la relance du mouvement en avant, d’intégrer « la teinte du caillot » dans « la rougeur de l’aurore » (« Rougeur des matinaux », I).

Le poème n’a plus la même fonction que pendant la guerre : il n’est plus un étai de l’action du résistant. Sans se détourner pour autant du souci de son époque, il se situe à côté, dans une relation de dénonciation et de vigilance, mettant fin par là à la période ouverte par la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers où le temps d’un je s’était temporairement associé à celui d’un nous pour agir dans l’histoire.

Textes complémentaires

« Dédicace », Placard pour un chemin des écoliers, G.L.M., 1937 (repris dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 89) :

« Enfants d’Espagne, – ROUGES, oh combien, à embuer pour toujours l’éclat de l’acier qui vous déchiquette ; – À Vous.

Lorsque j’avais votre âge, le marché aux fruits et aux fleurs, l’école buissonnière ne se tenaient pas encore sous l’averse des bombes. Les bourreaux, les candides et les fanatiques se tuaient bien, s’estropiaient bien quelque part entre eux à des frontières de leur choix, mais leur marée meurtrière était une marée qu’un détour permettait d’éviter : elle épargnait notre prairie, notre grenier, nos huttes. C’est dire que les valeurs morales et sentimentales chères aux familles monocordes n’excédaient pas le croissant de nos galoches. Il fallait avant toutes choses assurer l’existence de nos difficiles personnes, entretenir les rouages de l’arc-en-ciel, administrer les parcelles de nos biens si mouvants. Tel objet informe, à la rue, outlaw négligeable, sur nos conseils tenait en échec le Touring Club de France !

Les temps sont changés. De la chair pantelante d’enfants s’entasse dans les tombereaux fétides commis jusqu’ici aux opérations d’équarrissage et de voirie. La fosse commune a été rajeunie. Elle est vaste comme un dortoir, profonde comme un puits. Incomparables bouchers ! Honte ! Honte ! Honte !

Enfants d’Espagne, j’ai formé ce PLACARD alors que les yeux matinals de certains d’entre vous n’avaient encore rien appris des usages de la mort qui se coulait en eux. Pardon de vous le dédier. Avec ma dernière réserve d’espoir.

Mars 1937 »

Billets à Francis Curel I, Recherche de la base et du sommet, Gallimard, 1955 (repris dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 632-633) :

« … Je ne désire pas publier dans une revue les poèmes que je t’envoie. Le recueil d’où ils sont extraits, et auquel en dépit de l’adversité je travaille, pourrait avoir pour titre Seuls demeurent. Mais je te répète qu’ils resteront longtemps inédits, aussi longtemps qu’il ne se sera pas produit quelque chose qui retournera entièrement l’innommable situation dans laquelle nous sommes plongés. Mes raisons me sont dictées en partie par l’assez incroyable et détestable exhibitionnisme dont font preuve depuis le mois de juin 1940 trop d’intellectuels parmi ceux dont le nom jadis était précédé ou suivi d’un prestige bienfaisant, d’une assurance de solidité quand viendrait l’épreuve qu’il n’était pas difficile de prévoir… On peut être un agité, un déprimé ou moralement un instable, et tenir à son honneur ! Faut-il les énumérer ? Ce serait trop pénible.

Après le désastre, je n’ai pas eu le cœur de rentrer à Paris. À peine si je puis m’appliquer ici, dans un lointain que j’ai choisi, mais que je trouve encore trop à proximité des allées et venues des visages résignés à eux-mêmes et aux choses. Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant.

Je te recommande la prudence, la distance. Méfie-toi des fourmis satisfaites. Prends garde à ceux qui s’affirment rassurés parce qu’ils pactisent. Ce n’est pas toujours facile d’être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que personne. Regarde, en attendant, tourner les dernières roues sur la Sorgue. Mesure la longueur chantante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s’afficher hardiment. Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu ? Non. Nous sommes dans l’inconcevable, mais avec des repères éblouissants. »

Note sur le maquis, Recherche de la base et du sommet, Gallimard, 1955 (repris dans Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 644-645) :

« Montrer le côté hasardeux de l’entreprise, mais avec un art comme à dessein rétrospectif, dans sa nouveauté tirée de nos poitrines, dans sa vérité ou la sincère approximation de celle-ci. Ce sont les « fautes » de l’ennemi, sa consigne d’humilier avant d’exterminer, qui surtout nous favorisèrent. Sans le travail forcé en Allemagne, les persécutions, la contamination et les crimes, un petit nombre de jeunes gens seulement aurait pris le maquis et les armes. La France de 1940 ne croyait pas, chez elle, ni à la cruauté ni à l’asservissement ; cette France livrée au râteau fantastique de Hitler par la pauvreté d’esprit des uns, la trahison très préparée des autres, la toute-puissante nocivité enfin d’intérêts adversaires. De plus, l’énigme des années 1939-1940 pesait sur son insouciance de la veille comme une chape de plomb.

Dans la rapide succession des espoirs et des déceptions, des soudains en-avant suivis de déprimantes tromperies qui ont jalonné ces quarante dernières années, on peut discerner à bon droit la marque d’une fatalité maligne, la même dont on entrevoit périodiquement l’intervention au cours des tranches excessives de l’Histoire, comme si elle avait pour mission d’interdire tout changement autre que superficiel de la condition profonde des hommes. Mais je dois chasser cette appréhension. L’année qui accourt a devant elle le champ libre…

Contrairement à l’opinion avancée, le courage du désespoir fait peu d’adeptes. Une poignée d’hommes solitaires, jusqu’en 1942, tenta d’engager de près le combat. Le merveilleux est que cette cohorte disparate composée d’enfants trop choyés et mal aguerris, d’individualistes à tout crins, d’ouvriers par tradition soulevés, de croyants généreux, de garçons ayant l’exil du sol natal en horreur, de paysans au patriotisme fort obscur, d’imaginatifs instables, d’aventuriers précoces voisinant avec les vieux chevaux de retour de la Légion étrangère, les leurrés de la guerre d’Espagne ; ce conglomérat fut sur le point de devenir entre les mains d’hommes intelligents et clairvoyants un extraordinaire verger comme la France n’en avait connu que quatre ou cinq fois sur son sol. Mais quelque chose, qui était hostile ou simplement étranger à cette espérance, survint alors et la rejeta dans le néant. Par crainte d’un mal dont les pouvoirs devaient justement s’accroître du temps mort laissé par cet abandon !

Pour élargir, jusqu’à la lumière – qui sera toujours fugitive –, la lueur sous laquelle nous nous agitons, entreprenons, souffrons et subsistons, il faut l’aborder sans préjugés, allégées d’archétypes qui subitement sans qu’on en soit averti, cessent d’avoir cours. Pour obtenir un résultat valable de quelque action que ce soit, il est nécessaire de la dépouiller de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes que l’imagination lui accorde déjà avant de l’avoir menée, de concert avec l’esprit et les circonstances, à bonne fin ; de distinguer la vraie de la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur. L’observer nue et la proue face au temps. L’évidence, qui n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage, s’offre souvent à nous, à demi dissimulée. Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’interim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui ordinairement n’ont pas de songes, et plonger dans l’actualité ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil. »

Éléments de bibliographie

Éditions :

René Char, Fureur et mystère, Paris, Gallimard [1948], « Poésie », 1967

René Char, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », [1983] 1995

Dans l’atelier du poète, Marie-Claude Char éd., Paris, Gallimard, « Quarto », 1996

Autres ouvrages de René Char :

Recherche de la base et du sommet, Paris, Gallimard [1955, 1965], « Poésie », 1971

Les Matinaux, Paris, Gallimard [1950], « Poésie » (suivi de La Parole en archipel), 1969

Le Soleil des eaux, Paris, Gallimard, 1949, repris dans Trois coups sous les arbres, Gallimard, 1967

Claire. Théâtre de verdure, Paris, Gallimard, 1949, repris dans Trois coups sous les arbres, Gallimard, 1967

Biographies :

Greilsamer, Laurent, L’Éclair au front. La vie de René Char, Paris, Fayard, 2004

Leclair, Danièle, René Char. Là où brûle la poésie, Croissy-Beaubourg, Éditions Aden, 2007

Dictionnaire :

Dictionnaire René Char, D. Leclair et P. Née éd., Paris, Classiques Garnier, 2015

Ouvrages :

Belin, Olivier, René Char et le surréalisme, Paris, Classiques Garnier, 2011

Marty, Éric, René Char, Paris, Seuil, [« Les Contemporains », 1991] « Points Poésie », 2007

Mathieu, Jean-Claude, La Poésie de René Char ou le sel de la splendeur, t. II « Poésie et Résistance », Paris, José Corti, 1985.

Maulpoix, Jean-Michel, Fureur et mystère de René Char, Paris, Gallimard, « Foliothèque », 1996

Michel, Laure, René Char. Le Poème et l’Histoire. 1930-1950, Paris, Honoré Champion, « Littérature de notre siècle », 2007

Morin, Eugénie, René Char : éthique et utopie, Paris, Classiques Garnier, 2012

Mounin, Georges, La Communication poétique, précédé de Avez-vous lu Char ?, Gallimard, [1947] 1969

Née, Patrick, René Char. Une Poétique du Retour, Hermann, 2007

Ville, Isabelle, René Char : une poétique de résistance. Être et faire dans Feuillets d’Hypnos, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, « Travaux de stylistique et de linguistique françaises : bibliothèque des styles », 2006

Ouvrages collectifs :

Autour de René Char, Fureur et mystère, Les Matinaux (Actes de la journée René Char du 10 mars 1990), Didier Alexandre éd., Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1991

Trois poètes face à la crise de l’histoire : André Breton, Saint-John Perse, René Char (Actes du colloque de l’Université Montpellier III, 22-23 mars 1996), J.-C. Blachère, P. Plouvier, R. Ventresque éd., Paris, L’Harmattan, 1997

René Char 10 ans après (Actes du colloque de l’Université Montpellier III), Paule Plouvier éd., Paris, L’Harmattan, 2000

Série « René Char », D. Leclair, P. Née dir., Paris-Caen, Lettres modernes – Minard, « La Revue des Lettres modernes », trois numéros entre 2005 et 2009

René Char en son siècle (Actes du colloque organisé à la BnF, 13-15 juin 2007), D. Alexandre, M. Murat, M. Collot, M. Murat, P. Née éd., Paris, Classiques Garnier, 2009

Catalogues d’exposition :

René Char. Faire du chemin avec, catalogue de l’exposition de Palais des Papes, Avignon, juillet-septembre 1990, M.-C. Char éd., Flammarion, 1990

René Char, catalogue de l’exposition de la Bibliothèque nationale de France, Antoine Coron éd., Paris, BnF/ Gallimard, 2007

Sélection d’articles et de chapitres d’ouvrages :

Alexandre, Didier, « Asymétries du colt et de la lyre », Trois poètes face à la crise de l’histoire, J.C. Blachère éd., P. Plouvier, R. Ventresque éd., Paris, L’Harmattan, 1997, p. 185-207

Blanchot, Maurice, « René Char et la pensée du neutre », « Parole de fragment », dans L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 90-114

Du Bouchet, André, « Fureur et mystère », Les Temps modernes, avril 1949, n° 42, p. 745-748

Dupouy, Christine, « Poésie et politique chez René Char », Trois poètes face à la crise de l’histoire : André Breton, Saint-John Perse, René Char, J.-C. Blachère éd., P. Plouvier, R. Ventresque éd., Paris, L’Harmattan, 1997, p. 139-154

Jarrety, Michel, « Char : une éthique de la rupture », dans La Morale dans l’écriture. Camus, Char, Cioran, Paris, PUF, 1999, p. 64-113

Marchal, Bertrand, « Le tableau pulvérisé : le prisonnier, la lampe, l’ange. René Char et Georges de La Tour », L’Information littéraire, 1989, n°5, p. 14-19

Marchal, Bertrand, « Les Yeux ouverts, les yeux fermés : René Char dans les ‘ténèbres hitlériennes’ », dans Figuring things – Char, Ponge and poetry in the twentieth century, Minahen Charles D. éd., Lexington, Kentucky, French Forum Publishers, 1994, p. 129-139

Marty, Éric, « Feuillet d’Hypnos », Autour de René Char, Fureur et mystère, Les Matinaux, Didier Alexandre éd., Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1991, p. 61-69

Marty, Éric, « Feuillet d’Hypnos. Extase, histoire, engagement », René Char en son siècle, D. Alexandre, M. Murat, M. Collot, M. Murat, P. Née dir., Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 287-297

Mathieu, Jean-Claude, « L’innommable de l’histoire : l’hypnose et l’inondation, métaphores du nazisme chez Char », Métaphores. Revue du centre d’étude de la métaphore, n°8, « Théorie et pratique de la métaphore », Faculté des lettres et sciences humaines de Nice, décembre 1983, p. 137-145

Maulpoix, Jean-Michel, « Résistance de René Char », René Char en son siècle, D. Alexandre, M. Murat, M. Collot, M. Murat, P. Née dir., Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 299-308

Met, Philippe, « Esthétique et pragmatique du carnet : autour des Feuillets d’Hypnos », René Char en son siècle, D. Alexandre, M. Murat, M. Collot, M. Murat, P. Née dir., Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 167-180

Michel, Laure, « Politique du poème chez René Char », Poésie et politique au XXe siècle (Actes du colloque de Cerisy, 12-19 juillet 2010), H. Béhar, P. Taminiaux éd., Hermann, 2011, p. 51-68

Michel, Laure, « Sortir de l’Histoire se peut », René Char en son siècle, D. Alexandre, M. Murat, M. Collot, M. Murat, P. Née dir., Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 309-320

Née, Patrick, « René Char dans l’arène idéologique de son temps : les utopies sanglantes du XXe siècle », Trois poètes face à la crise de l’histoire : André Breton, Saint-John Perse, René Char, J.-C. Blachère éd., P. Plouvier, R. Ventresque éd., Paris, L’Harmattan, 1997, p. 155-184

Richard, Jean-Pierre, « René Char », dans Onze études sur la poésie moderne, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1981, p. 81-127

RUMEAU, Delphine : Quelques remarques sur les rapports de Chant général à la poésie épique à partir de la genèse de l’œuvre

Le chemin qui conduit Neruda de la poésie douloureuse, solipsiste, des premières Résidences sur la terre, au monument épique de Chant général, est bien connu. On trouvera en particulier dans les mémoires du poète, J’avoue que j’ai vécu, le récit de ces étapes successives. Mieux, ces mémoires sont en même temps un art poétique, qui affirment l’intrication de la biographie, de l’Histoire et de la poésie. Les séquences autobiographiques sont donc ponctuées par des textes réflexifs, qui indexent l’évolution de la poétique sur celle de l’existence personnelle et collective. Le récit nous mène donc des années de l’« ensimismamiento », l’enfermement en soi-même, à la découverte d’une communauté poétique en Espagne dans les années 1930, et dès avant la guerre, à la publication du manifeste « Sur une poésie sans pureté », réfutation d’une vision autotélique et hermétique de la poésie. Cette évolution est précipitée par la guerre d’Espagne, qui ordonne à la poésie de se faire directe, transitive et engagée. Le poème « J’explique certaines choses » dans Espagne au cœur rend compte de ce congé donné « aux coquelicots de la métaphysique » pour laisser place à la dénonciation du « sang dans les rues ». Puis, dès son retour au Chili, en 1938, à la mort de son père, Neruda écrit ce qui deviendra un poème de Chant général, « Ode au fleuve Mapocho » ; la poétique engagée se dirige peu à peu vers l’idée d’un « Chant général du Chili », d’une œuvre ancrée et située dans un lieu. Il faudra encore les années mexicaines, la découverte des fresques des muralistes, et surtout, sur le chemin du retour au Chili, la visite aux ruines de Macchu Picchu, pour que ce projet se transforme en « Chant général » à la vocation continentale. C’est aussi dans l’élargissement à tout l’espace latino-américain que se précise l’idée d’épopée, comme forme modélisante pour ce projet « englobant », même si le genre devra être profondément renouvelé pour être acclimaté à la géographie capricieuse de l’Amérique. L’engagement politique dans les provinces minières du Nord du pays, l’actualité immédiate, la clandestinité ordonnée par la répression du président González Videla, viendront encore modifier le projet et lui donner sa forme définitive. Nous nous proposons ici, non pas de revenir en détail sur ces étapes, mais de proposer, à partir du récit qu’en donne Neruda, dans des textes en prose, mais aussi dans Chant général même, de tracer quelques pistes pour comprendre les rapports qu’entretient l’œuvre avec le genre épique.

Un poème américain entre rêve adamique et négociations génériques

Neruda met au premier plan l’américanisme de son entreprise dans ses commentaires et récits de la genèse de l’œuvre. L’épisode de la visite aux ruines de Macchu Picchu précipite une prise de conscience déjà largement accomplie par la rencontre avec les muralistes et le mouvement indigéniste au Mexique. Surtout, la visite à Macchu Picchu impose au poète la forme poétique qui modélisera cette exigence américaine, l’épopée :

J’ai compris la nécessité d’une nouvelle poésie épique, qui ne se confonde pas avec l’ancien concept formel. L’idée d’un long poème rimé, en sextines royales, me sembla impossible pour les thèmes américains. Le vers devait épouser tous les contours de la terre enchevêtrée, se rompre en archipels, s’élever et retomber dans les plaines [footnote] .

À peine la nécessité de la poésie épique s’impose-t-elle que surgit l’égale nécessité de la réformer. Le corset métrique espagnol ne saurait convenir à la nouveauté des « thèmes américains ». Or le défi est en même temps solution : si les thèmes sont nouveaux, il suffira de calquer la forme sur ces thèmes pour renouveler une forme désuète et n’en conserver que la fonction fondatrice, l’ambition totalisante. L’espace devient ainsi le terme clef de tout le projet : le poète doit inventer une forme qui rende justice à la beauté capricieuse, si loin de l’harmonie classique, mais surtout à l’immensité de cet espace qui fait éclater le cadastre européen. Cette valorisation de l’espace a pour corollaire une posture adamique :

Il n’y a pas de matière antipoétique lorsqu’il s’agit de nos réalités. Et c’est notre devoir de nous atteler à cette tâche. Les faits les plus obscurs de nos peuples doivent être mis en lumière. Nos plantes et nos fleurs doivent pour la première fois être racontées et chantées. Nos volcans et nos fleuves se sont taris dans les espaces arides de nos textes. Que leur feu et leur fertilité soient offerts au monde par nos poètes [footnote] .

Cette posture est bien sûr celle du premier chant, « La lampe sur la terre », qui se situe « antes de la peluca y la casaca [footnote] », mais aussi avant le langage : la toute première strophe du recueil parle ainsi du « trueno / sin nombre todavía [footnote] ». Dans le deuxième poème, « Végétations », les terres sont « sin nombres y sin números [footnote] ». Chant général est en fait le lieu d’une instabilité profonde sur le statut du langage dans l’Amérique précolombienne. Neruda feint d’ignorer l’existence des langues indigènes, ce qui étonne dans un texte si largement consacré à la célébration des peuples indiens. Et, plus paradoxal encore, alors que les hommes en semblent dépourvus, la nature apparaît douée de parole et capable d’articuler un langage très élaboré. Mais ce langage naturel s’est effacé :

las iniciales de las tierra estaban
escritas.
Nadie pudo
recordarlas después: el viento
las olvidó, el idioma del agua
fue enterrado, las claves se perdieron
o se inundaron de sangre. (Cg 106)

les initiales de la terre étaient écrites.
Et nul ne put
s’en souvenir plus tard : le vent
les oublia, le langage de l’eau
fut enterré, les clefs perdues
ou englouties sous le silence ou dans le sang. (CG 15)

L’abrasion du sol qui emporte l’ancienne langue de l’Amérique renvoie à l’histoire du continent, qui est celle d’une éradication, d’un enfouissement de la mémoire. Elle justifie aussi la fiction poétique d’une posture adamique qui permet d’investir un espace redevenu vierge et de « remplir de mots les confins d’un continent muet [footnote] ».

Le problème est que ce manque semble tantôt positif, puisque l’Amérique sans nom parle un langage naturel qui fait la matière du chant, tantôt négatif, puisqu’il est heureusement comblé avec la langue espagnole, dont l’arrivée en terre indienne est saluée dans le poème « Malgré la colère ». L’expression « América sin nombre » résume ce paradoxe : le nom « América » ne correspond pas à la terre précolombienne, mais il est le seul disponible et seule cette expression contradictoire, à la limite du non-sens, peut la désigner. Hors du nom, il n’y a pas de poème : Chant général est très largement l’invocation, le développement de ce nom, comme en témoigne le chant six, « Je ne prononce pas en vain ton nom, ô Amérique ». L’œuvre est ainsi le lieu d’un double éloge, celui d’une langue qui émane de la nature, se constitue hors de la nomenclature et compose une partition sonore que joue le poème, mais aussi celui d’une langue humaine, qui découpe le réel et le rend intelligible, langue faite de « número, nombre, línea y estructura [footnote] ».

Or cette tension entre parole adamique et goût de la langue espagnole, entre recensement du réel et des mots, calque de l’espace et médiation encyclopédique, est en fait la même qui féconde le rapport à l’épopée. Alors que dans certains paratextes, Neruda feint de congédier le canon épique européen pour inventer un modèle autochtone, mais il entretient en réalité une relation infiniment plus compliquée à la tradition. La mise au premier plan de la géographie s’accomplit ainsi dans le mouvement même d’une inscription dans un espace générique :

Yo estoy aquí para contar la historia.
Desde la paz del búfalo
hasta las azotadas arenas
de la tierra final (Cg 106)

Je suis ici pour raconter l’histoire.
De la paix du buffle
jusqu’aux sables fouettés et refouettés
du bout du monde (CG 16)

Le renouvellement thématique est bien signalé : l’histoire conduit d’un point de repère spatial à un autre, elle est régie par la géographie plutôt que la chronologie. Mais cette annonce se dit dans la langue de la tradition épique : « Yo estoy aquí para contar la historia » renvoie aux incipits épiques par excellence, même si le verbe « contar », « raconter », prend ici la place du paronyme attendu « cantar », « chanter ». Un autre exemple de cette tension entre revendication et contestation de la tradition apparaît dans l’invocation au Bio-Bio, qui fait du fleuve la source de tout récit et réclame pour le poème un idiome naturel. En même temps, les fleuves parlent aussi dans l’épopée homérique, et cette séquence fait largement écho à la mise en garde du fleuve Scamandre à Achille. La colère du Scamandre vient en outre du fait qu’il charrie les cadavres des Troyens et qu’il est rouge de sang, comme le Bio-Bio de Chant général. Mais il y a plus, car le Bio-Bio prend ici la place de l’antique Muse pour figurer l’élan vers une parole inspirée, vers un grand style. La rencontre de deux topoi épiques, l’invocation et la personnification des éléments, altère leur sens : la naturalisation de la Muse vide l’invocation de toute dimension sacrée et place l’épopée américaine sous le signe d’une nature immanente. C’est enfin une image archétypale du poète épique qui est construite ici : le Bio-Bio est en effet une figure d’aède, qui raconte une histoire qu’il tient lui-même des feuilles de l’arbre canelo : mille ans de récits fondateurs, dont il est le dépositaire, se sont stratifiés en lui. Il est un intermédiaire entre l’arbre et le poète, qui transmet à son tour les récits sanglants de la Conquête. L’invocation au fleuve, convoquant de multiples références épiques, est emblématique du double mouvement d’inscription dans une tradition et de détournement, sinon de contestation, de celle-ci.

La revendication géographique est ainsi un trompe-l’œil, qui tend à masquer l’importance de l’intertextualité dans Chant général et à faire oublier que les références épiques sont l’objet d’une négociation permanente. Une tension caractéristique de l’épopée, genre à la fois en prise sur l’histoire, indexé sur le réel, et genre fortement inscrit dans un espace intertextuel, se trouve ainsi exacerbée dans Chant général. Cela est d’autant plus marqué que si Neruda prétend parfois faire table rase, il revendique aussi à d’autres moments des filiations et des héritages. Alors que dans l’extrait précédemment cité, il affirme la nécessité de « chanter pour la première fois » plantes et fleurs, il rend ailleurs hommage à des poètes sud-américains qui l’ont précédé dans cette entreprise. Alonso de Ercilla occupe une place privilégiée parmi ces prédécesseurs :

La Araucana ne nous propose pas seulement le récit épique d’hommes engagés dans un combat mortel, le courage et l’agonie de nos pères, embrassés dans une extermination commune, mais aussi l’inventaire vibrant des forêts et de la nature qui sont notre patrimoine. Oiseaux et plantes, eaux et oiseaux, costumes et cérémonies, langues et chevelures, flèches et parfums, neiges et marées qui nous appartiennent, tout cela trouva un nom, enfin, dans La Araucana, et par la grâce du verbe, commença de vivre. Et ce que nous revivifions comme un héritage sonore constituait alors notre existence, qu’il nous appartenait de préserver et de défendre [footnote] .

Neruda explique dans la suite de ce texte comment cet héritage a été déshonoré par une Amérique latine qui a nié son histoire. Chant général se propose évidemment de faire honneur au legs de Don Alonso de Ercilla et de redonner à ces noms un écrin poétique. La Araucana (1590) est par ailleurs un intertexte important de certaines séquences consacrées à l’héroïsme araucan. Car si Ercilla raconte la Conquête du point de vue espagnol, il révèle une fascination pour le peuple araucan et pour sa farouche résistance qui excède l’idéologie censée l’encadrer. Les figures de Caupolicán et de Lautaro, centrales dans le chant « Les libérateurs », viennent ainsi de la geste d’Ercilla, que Neruda modifie pour construire un récit qui serve sa propre logique de l’Histoire [footnote] .

Un autre jalon dans la tradition américaine de l’épopée est bien sûr Walt Whitman, convoqué explicitement à plusieurs endroits de Chant général. Whitman est pour Neruda un « gran compañero [footnote] », celui qui l’a aidé à trouver le chemin d’une poésie continentale, spatiale, mais aussi d’une poésie démocratique, refusant de hiérarchiser les composants du réel. La référence à Whitman est tantôt implicite, tantôt explicite, oscillation caractéristique de l’intertextualité que pratique Neruda. Sa présence affleure dans « Le vent sur Lincoln », dénonciation de la trahison de l’héritage du grand président américain : le poème propose un contrepoint grinçant aux élégies mélodieuses que Whitman a consacrées à Lincoln. Walt Whitman est en revanche convoqué très ostensiblement dans le chant « Que s’éveille le bûcheron », ressuscité d’entre les morts pour faire les louanges de Staline et vilipender l’Amérique du XXe siècle [footnote] . L’utilisation très polémique de la référence épique m’amène ici vers une deuxième tension à l’œuvre dans Chant général, elle aussi caractéristique des ambiguïtés du genre.

L’articulation de l’Histoire et du présent, de la poétique de la durée et de l’engagement immédiat

La genèse de Chant général révèle à quel point l’œuvre naît à la fois de l’ancrage dans l’actualité immédiate et du désir de dépasser celle-ci dans une forme ample. Le projet initial d’un chant général du Chili s’agrandit lors de la visite à Macchu Picchu en ambition continentale :

Ma première idée du Chant général fut seulement un chant chilien, un poème dédié au Chili.
Je voulus m’étendre dans la géographie, dans l’humanité de mon pays, définir ses hommes et ses produits, la nature vivante. (…)

Après avoir vu les ruines de Macchu Picchu, les cultures fabuleuses de l’Antiquité me semblèrent de carton pâte, de papier mâché. (…) Je ne fus plus capable ensuite de me détacher de ces constructions. Je comprenais que si nous foulions la même terre dont nous avions hérité, nous devions être reliés d’une certaine façon à ces grands efforts de la communauté américaine, que nous ne pouvions les ignorer, que notre ignorance ou notre silence étaient non seulement des crimes, mais encore la perpétuation d’une défaite.
Le cosmopolitisme aristocratique nous avait amenés à vénérer le passé des peuples les plus anciens et nous avaient mis des ornières nous empêchant de découvrir nos propres trésors.
J’ai pensé à beaucoup de choses après ma visite au Cuzco. J’ai pensé à l’homme américain du passé. J’ai vu ses luttes anciennes confondues avec ses luttes actuelles [footnote] .

Et c’est dans ce même texte que Neruda affirme cette « nécessité d’une nouvelle poésie épique », qui découle bien de cette amplification du projet local, mais aussi de sa nouvelle profondeur historique : les « luttes actuelles » se raccordent ici aux « luttes anciennes ». Cette extension de l’espace, qui dépasse les frontières des origines biographiques pour épouser celles d’un continent, est absolument solidaire de la conscience d’un devenir historique commun : le projet épique naît de cette découverte du caractère indivis de la géographie et de l’histoire. Pourtant, les circonstances d’écriture d’une large partie du chant vont ramener Neruda à l’actualité la plus brûlante : près de la moitié de l’œuvre est écrite entre 1948 et 1949, dans la clandestinité et l’urgence. L’idée de chronique interfère alors avec celle d’épopée :

Dans la solitude et l’isolement, poussé par le dessein de donner une grande unité au monde que je voulais représenter, j’ai écrit mon livre le plus fervent et le plus vaste : le Chant général. Ce livre fut le couronnement de ma démarche optimiste. (…)
Même si beaucoup de techniques, des plus anciennes et classiques aux chansons populaires, ont été utilisées dans ce Chant, je veux ajouter un mot sur l’une de mes intentions.
Il s’agit du prosaïsme, que beaucoup me reprochent, comme si ce trait entachait ou ternissait cette œuvre. Ce prosaïsme est inséparable de mon concept de CHRONIQUE. Le poète doit, en partie, être le CHRONIQUEUR de son époque. La chronique ne doit être ni quintessenciée, ni raffinée, ni érudite. Elle doit être rugueuse et quotidienne, pleine de poussière et de pluie. Elle doit porter la trace misérable des jours inutiles, des dégoûts et des lamentations des hommes [footnote] .

Or les deux temporalités, durée et immédiateté, qui régissent cette genèse, travaillent l’œuvre à même le texte.

Chant général est en effet une somme très hétérogène, que l’on peut grossièrement diviser en deux parties, les chants 1 à 4 plongeant dans les profondeurs de la genèse et de l’Histoire du continent, le chant 5 raccordant cette durée aux luttes immédiates qui dominent la suite du recueil. Les chants les plus indexés sur l’actualité sont aussi ceux qui témoignent de l’engagement le plus direct, le plus pamphlétaire. Mais cette symétrie est loin d’être parfaite, plusieurs chants de la deuxième partie retrouvant la profondeur temporelle de la première, en particulier le chant 14, « Le grand océan », consacré à la genèse océanique. Ces ruptures de ton, ces interpolations d’une poésie naturelle ou historique avec une poésie de circonstance, ont été fort brillamment analysées par Saúl Yurkievich dans un article qui a fait date, « Mito e historia : dos generadores del Canto general [footnote] ». Le critique soutient que Chant général présente des tensions difficilement réconciliables entre une vision mythique, mythologique, et une écriture testimoniale, militante, historique. L’écriture mythique s’enracine dans un temps rétrospectif, celui des origines, du commencement ; au contraire, l’écriture militante s’élance vers un « temps prospectif », celui des utopies politiques. La première est le lieu de prédilection d’un imaginaire métaphorique, alors que la seconde exige un style univoque. Or ces poétiques ont des ressorts beaucoup trop différents pour que l’amalgame soit possible :

L’écriture alterne entre des poèmes hermétiques, très polysémiques, de grande densité métaphorique, dont la tessiture sémantique est stratifiée, et dont le pouvoir de suggestion vient en grande partie de son mouvement indéterminé, et d’autres qui se rapprochent le plus possible d’une élocution prosaïque, dans lesquels le langage se simplifie, se fait direct, discursif, vériste, factuel, référentiel [footnote] .

La thèse de Yurkievich est en réalité plus complexe que ne l’indique l’entrée en matière polémique. Le début de ce texte a surtout pour vocation d’attirer l’attention du lecteur sur ce qu’il préfère parfois ignorer : Chant général est effectivement un ensemble hétérogène, qui contient des panégyriques boursouflés à la gloire de Staline aussi bien que de fines réécritures de Góngora. Mais la suite de l’article nuance en fait beaucoup cette introduction. Yurkievich reconnaît en effet que ce qui fait l’originalité et la réussite de Chant général, ce sont les passages où l’amalgame entre les deux poétiques a lieu, alors même que celles-ci sont a priori incompatibles. Parce que Neruda conçoit le peuple comme « prolongement de la nature génésique », les passages historiques peuvent acquérir la densité mythologique et métaphorique des chants consacrés à la nature :

Dans les représentations historiques du Chant général, la vision mythologique, l’animisme naturel, continuent à s’imposer. La chronique opère comme tremplin pour l’énergie métaphorique qui ramène toujours Neruda au même pôle d’attraction, à cet épicentre générateur, matriciel, insondable, indicible, au principe des principes [footnote] .

La chronique fonctionne comme « tremplin » : elle propulse le temps de la lutte vers celui de l’Histoire. On pense en particulier à la séquence de poèmes consacrés à Recabarren dans le chant IV : le présent du locuteur, le temps des grèves, cède à l’évocation épiphanique de Recabarren, et le présent s’ouvre à la profondeur du passé. Le souvenir de Recabarren revient dans le chant 11, « Les fleurs de Punitaqui », qui élargit en outre l’espace de la mine pour lui donner des résonances cosmiques : l’amalgame entre écriture testimoniale, écriture de combat, et poésie génésique et métaphorique se réalise avec une force particulière dans ce chant. Car ce dont il s’agit à chaque fois, c’est de réactualiser les luttes passées, de les réinvestir de la force du présent en même temps que de nourrir le présent de la puissance du passé. On mesure ici ce qui sépare Neruda du discours marxiste orthodoxe de la table rase : le passé participe au contraire pleinement de la lutte au présent, et c’est bien là l’apport de la l’épopée à la poésie politique : lui donner la profondeur de la durée.

Cela dit, même lorsque cet amalgame ne s’opère pas, la juxtaposition de parties hétérogènes fait sens. Ainsi le chant 14, « Le grand océan », semble-t-il mal s’insérer dans un ensemble largement consacré aux luttes immédiates. Ce chant déploie des images qui célèbrent l’élan vital, la réinvention permanente de la matière. La métaphore exprime ici la fluidité du réel, sa résistance à toute forme de pétrification. Or c’est bien le projet politique qui gouverne Chant général : refuser la crispation du réel, prendre conscience qu’il est un réservoir infini de possibilités. Le chant fournit un modèle de structure fluide, mobile, dans laquelle l’unité n’est pas la négation des particularités : les « totalités cristallines » (CG 437) de l’océan sont agitées par la « palpitation », « le tremblement » d’une matière en recomposition inlassable. Ce chant ne relève donc pas d’une logique irréconciliable avec celle de l’engagement et il n’y a pas lieu d’opposer radicalement, comme l’a souvent fait la critique, la poésie historique à la poétique génésique et apparemment atemporelle.

À l’inverse, ce sont parfois des chants par trop monologiques et partisans qui semblent rompre l’unité de l’œuvre, on pense en particulier au chant « Que s’éveille le bûcheron ». Mais si Neruda condamne la politique stalinienne après les révélations du XXe congrès et fait son autocritique dans ses mémoires, il ne retirera jamais cet ensemble pourtant d’abord composé de façon autonome, à l’occasion du plan Marshall, et qui aurait donc pu être détaché d’une œuvre dans laquelle il s’est pour ainsi dire interpolé. Neruda fait donc le choix d’assumer ses erreurs pour affirmer que la poésie ne doit pas se mettre au-dessus de l’urgence commune et immédiate. En ne reniant pas ces passages qui ne survivent pas à la circonstance qui les a occasionnés, il accepte au fond une hétérogénéité inévitable au principe de sa création, au principe d’une « poésie sans pureté ».

Neruda radicalise ainsi une tension essentielle de l’épopée, qu’il fait entendre sur le mode de la dissonance à force de jouer sur elle, mais qui est bien une constante du genre. L’épopée est en effet à la fois aux prises avec l’histoire au long cours et l’actualité, ou plus exactement avec la complexité et l’immédiateté. Cette complexité, c’est celle que Florence Goyet appelle « travail épique » dans sa lecture si féconde de plusieurs épopées guerrières [footnote] . C’est ce travail de la narration qui permet de « penser » sans concept, d’élaborer des solutions politiques à la crise présente. Car si les épopées ont tendance à déplacer ces récits dans le passé, il n’est nulle « distance épique » dans cet apparent éloignement, mais un moyen de mieux réfléchir l’actualité. Dans le cas de La Araucana, l’éloignement n’est pas historique mais géographique : Ercilla se déplace au Chili pour penser dans le récit guerrier qui oppose Espagnols et Araucans la crise contemporaine de la royauté espagnole. L’épopée n’est pas seulement affirmation patriotique pour lui, mais instrument d’une réflexion complexe sur les formes du pouvoir. C’est une même alliance de recul, de profondeur dialogique, et de préoccupation présente, qui tend parfois à l’engagement monologique, qui est non seulement active, mais exacerbée et exhibée dans Chant général.

Le sujet épique, entre voix prophétique et ancrage biographique

Une dernière question que pose la genèse de Chant général vient du fait que l’œuvre elle-même raconte son propre engendrement, que le poète expose les étapes et les processus qui ont permis l’élaboration d’une poésie épique. Or, le récit de cette construction se fait selon deux modalités très différentes : soit elle est condensée, présentée comme un trajet exemplaire, presque allégorique (chant 2 et 9), soit elle est au contraire décomposée, prise en charge par un locuteur qui accepte sa part irréductible de subjectivité au lieu de la gommer.

Dans les chants « Hauteurs de Macchu Picchu » et « Les fleurs de Punitaqui », le récit du parcours du poète témoigne d’un effort pour départir la première personne de l’idée d’individualité. Le deuxième chant semble s’intégrer étrangement à la construction d’ensemble, puisqu’il interrompt la narration entre les chants 1 et 3. Il occupe pourtant une place stratégique, car c’est en fait toute la question de la légitimité de la voix et du discours qui se joue ici : le « je » ne s’affirme que pour mieux se défaire de toute subjectivité et se donner une extension collective. Ce chant résume le parcours du poète, proposant un trajet exemplaire d’une poétique solipsiste et hermétique à un projet collectif et transitif. Toute l’évolution qui mène de la poésie solipsiste à l’épopée se trouve ici condensée dans une révélation lors de la visite des ruines de Macchu Picchu. Les premiers poèmes (1-5) sont un tissu de références à l’œuvre antérieure, en particuliers aux deux premiers volets de Résidence sur la terre. L’être est errant, en souffrance, condamné au flottement dans un espace « déshabité », pour employer un terme qui est le titre d’un poème de Résidence. La préposition « entre » scande cette poésie de l’apesanteur paradoxalement gluante : elle est chez Neruda signe de disjonction, associant des termes qui appartiennent à des plans sémantiques divergents. Le sixième poème introduit au cœur du chant une rupture radicale : le texte passe du passé simple au passé composé, du récit au discours. Alors que le récit coupait l’être passé du présent de l’énonciation, le discours établit un pont entre passé et présent. Le temps retrouve une orientation et l’espace n’est plus intervalle impossible à combler, mais « ici » de la demeure. Le septième poème raconte la découverte de la « mort véritable », la mort collective, l’engloutissement de tout un peuple dans les profondeurs de la terre, bien différente de la petite mort de l’existence quotidienne auparavant évoquée. Or cette conscience de la mort est le socle à partir duquel est repensé le rapport à la communauté. Le dernier poème retrouve le topos épique de la nekuia. Le poète ne prétend pas ramener à la vie les morts de Macchu Picchu car le constat de leur disparition physique est sans appel : « No volverás del tiempo subterráneo [footnote] ». Mais ce qu’il peut rapporter dans le monde des vivants, c’est une parole, une histoire : « Yo vengo a hablar por vuestra boca muerta [footnote] ». Le « je » qui s’affirme ici n’a plus aucune commune mesure avec celui du début : il est devenu perméable à l’altérité, réceptacle de voix qu’il lui appartient de rendre publiques. Le chant raconte donc dans un effet de raccourci saisissant les évolutions d’une poétique, la découverte d’une communication possible avec les morts comme avec les vivants. Toutes les étapes du parcours qui ont conduit le poète à l’élaboration d’une forme épique, de la prise de conscience du nécessaire engagement en Espagne à la découverte de la communauté historique de l’Amérique latine, à Macchu Picchu bien sûr, mais aussi au Mexique, sont résumées et concentrées dans un trajet exemplaire qui reprend à la poésie mystique son efficacité mais la vide de son fonds sacré.

Or cette scène fondatrice est la matrice de plusieurs séquences dans l’œuvre, et en particulier du chant 11. Car tout se passe comme si la légitimation de l’autorité prophétique devait être un processus continu : l’exigence de renouvellement du pacte poétique se conforme à celle des mandats politiques dans une société démocratique. Le chant 11 raconte l’expérience du poète en tant que sénateur des provinces du Nord et le deuxième poème montre que représentation politique ne fonctionne pas dans une société où la politique est pur décorum. Ce chant affirme donc le nécessaire relais de la parole poétique pour pallier cet échec. Les poèmes 10, 11 et 12 montrent des ressemblances patentes avec « Hauteurs de Macchu Picchu », procédant à une mise en abyme similaire, revenant également sur une poétique solipsiste qui a depuis été dépassée : « Antes anduve por la vida, en medio / de un amor doloroso [footnote] ». Le poème « L’homme » répète ensuite l’expérience de la rencontre communautaire : « Aquí encontre el amor », que Claude Couffon traduit« Là, j’ai trouvé l’amour » (CG 383). Mais il s’agit bien du déictique « aquí », déjà fondamental dans le deuxième chant pour mettre un terme à l’errance existentielle. Le poème répète ainsi l’expérience du chant 2, montrant que la révélation politique est à reconduire pour que le mandat du poète conserve sa légitimité. Mais cette duplication attire aussi l’attention sur le caractère non littéral de ces récits : si on les interprétait sur un plan biographique, on arriverait à une contradiction : le chant 2 prétend que la révélation a eu lieu à Macchu Picchu, le chant 11 à Punitaqui. Si l’on se défait de cette lecture biographique pour lire dans ces poèmes des récits exemplaires, la contradiction est levée et la logique de construction d’une voix prophétique vidée de ses accents subjectifs apparaît très visiblement.

Il faut encore noter que ces deux chants symétriques sont saturés de ce que le critique Alastair Fowler appelle des « signaux génériques [footnote] ». Le topos de la nekuia appartient bien sûr à ces indices. Dans « Hauteurs de Macchu Picchu », le nombre douze, nombre d’or de l’épopée, structure le chant en douze poèmes. L’orthographe « Macchu Picchu », que Neruda préfère systématiquement au plus homologué « Machu Picchu » signale certainement l’écart entre le lieu référentiel et le lieu symbolique, mais il permet aussi de doter de douze lettres le toponyme. Plus généralement, ces deux chants, 2 et 11, sont placés sous la tutelle de Dante. Les références à l’Enfer sont particulièrement denses dans ces textes qui ont pour enjeu l’invention d’un moi épique et elles permettent d’inscrire Chant général dans une certaine tradition épique. L’ascension physique aux ruines est en même temps une descente archéologique à la rencontre des morts qui apparente le chant à une catabase. Le prologue se diapre des couleurs du soufre pour créer un décor infernal. L’égarement qui précède la descente initiatique fait référence au début de l’Enfer, tout comme le chemin qui mène à la citadelle de pierre : « entre la atroz maraña de las selvas perdidas [footnote] ». Le choix du terme « selva », qui n’est pas le seul à signifier « forêt » en espagnol, permet de faire entendre un écho à la « selva selvaggia » de Dante. Lorsque le poète découvre la mort collective, la plongée des hommes dans l’abîme est assimilée à la chute des feuilles en automne – « os deplomasteis como en un otoño [footnote] » –, comparaison qui fait référence au chant III de l’Enfer :

Come d’autumno si levan le foglie (…)
similimente il mal seme d’Adamo
gittansi di quel lito ad una ad una,
per cenni come augel per suo richiamo.

Comme en automne les feuilles s’envolent (…),
Pareillement la semence d’Adam
Se jette du rivage, âme après âme,
Comme des oiseaux, par signes, à son appel [footnote] .

Dans le chant 11, le poète réclame la main de « Pedro Ramirez » pour explorer « les souterrains calcaires » : le mineur prend ici la place de l’auguste Virgile pour assumer la fonction de guide sur un chemin qui s’apparente au parcours des cercles infernaux. Le mot d’ouverture dantesque « camino » est mis en exergue dans « Vers les minerais ». La référence à Dante est encore plus explicite lorsque les supplices infligés aux mineurs sont évoqués : « La muerte los mordía, / el oro, ácidos dientes y veneno / estiraba hacia ellos [footnote] ». La syntaxe étrangement perturbée de ces vers crée un effet d’archaïsme et fait signe vers l’univers médiéval de Dante. Les références à la tradition épique font du poète le successeur de Dante en tant que poète porte-parole, voix prophétique [footnote] .

Mais à d’autres moments, la voix renonce à cette autorité et à cette construction prophétique pour assumer une part de subjectivité irréductible. Chant général s’achève ainsi sur le chant « Je suis », chant autobiographique qui s’offre comme une variation sur le trajet de l’ensemble de l’œuvre. Le premier poème, « La frontière », rejoue en miniature la genèse du premier chant. Puis la suite du chant détaille ce qui était abrégé de manière exemplaire dans les deuxième et onzième chants : le poème « Le frondeur » raconte les amours douloureuses de l’adolescence et retrouve un style plus hermétique pour formuler le sentiment de l’incommunicabilité. Les poèmes 6 à 9, qui relatent les années en Asie, redonnent un contexte géographique et historique à la poétique de Résidence sur la terre : les dates ponctuent le récit, alors que la reconfiguration des chants 2 et 11 brûlait les repères. Tout se passe comme si le processus de condensation mis en place auparavant révélait à présent tous ses ressorts autobiographiques et se défaisait pour être rendu à la singularité d’une vie. De même, la découverte de l’amour collectif, qui était résumée dans la révélation des ruines, puis dans celle de la mine, se redécompose ici en une série d’expériences, la guerre d’Espagne, le séjour au Mexique, le retour au Chili. Dans un même mouvement, la voix se déleste des fonctions prophétiques dont elle s’était investie pour revenir à une exploration personnelle de la matière, comme le montre le poème « La ligne de bois ». Dans le poème « Le vin », il n’est plus question de communion politique, mais de rencontre amicale et de simple plaisir sensuel. Le poème « Les fruits de la terre » annonce même la poétique des Odes élémentaires, fondée sur l’intimité avec les choses et sur un rapport domestique à l’altérité. L’impératif éthique du chant 2 devient simple appétit, décalant le « je » d’un positionnement collectif à une ligne plus subjective.

La pensée politique de Chant général est ainsi travaillée par une subjectivité qui n’est jamais complètement absorbée par la voix prophétique. C’est aussi dans cette perspective qu’il faut lire l’étonnante fin du chant 9, « Que s’éveille le bûcheron ». La parole vindicative y fait soudain place au pur chant, dans un curieux mélange d’humilité heureuse et d’aveu d’impuissance :

Yo aquí me despido, vuelvo
a mi casa, en mis sueños (…)
Soy nada más que un poeta: os amo a todos,
ando errante por el mundo que amo:
en mi patria encarcelan mineros
y los soldados mandan a los jueces.
Pero yo amo hasta las raíces
de mi pequeño país frío. (…)

Yo no vengo a resolver nada.

Yo vine aquí para cantar
y para que cantes conmigo. (Cg 463)

Je prends congé, je rentre
chez moi, dedans mes rêves (…)
Je ne suis qu’un poète et je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j’aime :
dans ma patrie on emprisonne les mineurs
et le soldat commande au juge.
Mais j’aime, moi, jusqu’aux racines
de mon petit pays si froid. (…)

Je ne viens rien solutionner.

Je suis venu ici chanter, je suis venu
afin que tu chantes avec moi. (CG 347-348)

Ce chant qui relève de la poésie de circonstance s’achève sur un contrepoint majeur, comme si le poète voulait corriger in extremis la direction très monolithique qu’il a prise. Se pose ainsi encore une fois la question de l’articulation entre immédiateté de l’engagement, univocité du discours poétique, et complexité de la voix et des rythmes du poème qui assume une part de subjectivité. À défaut de « travail épique » à proprement parler, il y bien dans l’épopée moderne une « autre voix », une pensée concrète du politique, « une force de pierre pensive » (CG 518).

Les tensions que révèlent la genèse de Chant général et son inscription dans l’œuvre sont ainsi caractéristiques du genre épique. Neruda les assume, les montre, joue avec elles. L’épopée est un genre à la fois indexé sur le monde et inscrit dans une tradition textuelle, aux prises avec elle. Elle branche par ailleurs l’actualité sur l’histoire au long cours, arrime l’engagement politique à la complexité des rythmes du poème. Les testaments qui achèvent Chant général, pour faire du parti et de la patrie les héritiers du poète, au lieu du cercle familial, rendent compte de ces ambivalences. Le premier lègue ainsi aux syndicats la maison du poète, offre un espace, un bout de terre et d’océan, un monde « de flor marina y piedra constelada [footnote] », où les hommes pourront trouver refuge et paix, tandis que le deuxième lègue des livres :

Dejo mis viejos libros, recogidos
en rincones del mundo, venerados
en su tipografía majestuosa,
a los nuevos poetas de América,
a los que un día
hilarán en el ronco telar interrumpido
las significaciones de mañana. (Cg 625)

Je laisse mes vieux livres, découverts
aux quatre coins du monde, vénérés
dans toute la grandeur de leur typographie,
aux nouveaux poètes de l’Amérique,
à ceux
qui tisseront un jour sur le métier qui bourdonne sans fin
les différents sens de demain. (CG 514)

Entre legs de l’espace matériel et transmission livresque, ces deux testaments formulent le double ancrage de l’épopée. Les deux poèmes suivants jouent également la juxtaposition, celle des « Dernières volontés » et celle de l’affirmation vitale « Je vais vivre » : négatif et positif, retrait et assertion confiante se suivent. Deux poèmes encore continuent ces adieux constamment différés : l’ode au parti et la coda du poète, l’hommage à l’autre et l’affirmation du « je » dans sa situation présente, son existence concrète. Les poèmes testamentaires juxtaposent donc les forces à l’œuvre dans tout le Chant pour mieux les révéler, mieux signaler leur nécessaire co-présence. C’est encore une fois le principe d’une poésie impure qui est proclamé au fondement de l’œuvre épique.

DUNCAN, Alastair B. : L’Acacia de Claude Simon

(voir aussi le diaporama : Duncan Images-stimuli de L’Acacia )

Au premier paragraphe de L’Acacia une femme, une veuve « scrute avidement des yeux » un paysage dévasté. On peut y voir une image de l’écrivain Claude Simon, qui, en deuil, scrute avec avidité le monde matériel à la recherche d’un sens qui reste toujours hors de portée.

Dans deux séries de récits en alternance, L’Acacia développe une vision compréhensive de cette absence de sens. Les champs dévastés par la première guerre mondiale signalent la faillite des idéologies représentées dans les deux familles contrastées du personnage principal : d’une part, la croyance au progrès incarnée dans la famille du père, et surtout dans ses deux sœurs, institutrices imbues de l’optimisme laïque et républicaine de la troisième République ; d’autre part, la foi chrétienne, l’assurance  sociale  de la haute bourgeoise, le code aristocratique de la caste des officiers  représentés dans la famille de la mère. Grâce à ses propres efforts et aux sacrifices de ses sœurs institutrices, le mari de la veuve a pu rejoindre cette classe et cette caste. Il en a adopté les valeurs. Mais cette preuve de la possibilité de promotion sociale se trouve anéantie par sa mort parmi des milliers d’autres. L’homme qui a ravi « l’inaccessible princesse » va « s’en aller quelque part au coin d’un bois ou d’un champ de betteraves à la rencontre d’un morceau de métal » [footnote] .

Le fils, privé de père, subit bientôt d’autre morts, surtout celle de sa mère. Il ne partage ni les certitudes bourgeoises de sa classe d’origine, ni l’espoir du marxisme qu’il va voir en Union soviétique. Il se sent oisif et hypocrite, porteur de déguisement successifs : en écolier pupille de la nation, en apprenti peintre cubiste, en anarchiste. La guerre de 1940 lui fait vivre dans sa chair ce qui n’était que déceptions intellectuelles. Le 17 mai 40 son escadron tombe dans une embuscade. Il passe près de la mort. Quand il revient à lui, il agit instinctivement ; il fuit comme une bête, un singe, un rat.  Cette découverte d’une vie élémentaire se fait déjà au moment où il regagne conscience : « apparaissent de vagues taches indécises qui se brouillent, s’effacent, puis réapparaissent de nouveau, puis se précisent : des triangles, des polygones, des cailloux, de menus brins d’herbe, l’empierrement du chemin où il se tient maintenant à quatre pattes, comme un chien » (A, 90). Plus tard, il vise l’élémentaire quand, échappé à la guerre, rentré chez lui, il se remet à dessiner : « copier avec le plus d’exactitude possible, les feuilles d’un rameau, un roseau, une touffe d’herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure » (A, 376).

C’est ainsi que dans L’Acacia en 1989, rétrospectivement, Simon présente le point de départ de son œuvre. On peut trouver paradoxal qu’un écrivain qui commence en voulant copier des formes élémentaires du réel devienne l’auteur de romans complexes, innovateurs, peu respectueux des formes du roman réaliste. Mais élémentaire ne veut pas dire simple. Rentré chez lui, le brigadier de L’Acacia achète « les quinze ou vingt tomes de La Comédie humaine relié d’un maroquin brun rouge qu’il lut patiemment, sans plaisir » (A, 379). Sans plaisir, car cette œuvre à venir ne pouvait se satisfaire de formes convenues. Dans ses écrits sur le roman, Simon dénonce à répétition l’ordre factice de la chronologie, de l’intrigue, de la suite prétendue logique d’événements qui ne sont en fait que des coïncidences en série. Dans ses romans il cherche une autre logique, une autre cohérence [footnote] . Les solutions sont variables, tentatives successives d’établir un ordre précaire.

Les premiers ouvrages publiés de Simon, du Tricheur en 1946 jusque au Sacre du printemps en 1954, étaient de factures très diverses. Simon les a reniés ; selon sa volonté, ils ne figurent pas dans l’édition de la Pléiade. Avec Le Vent en 1957 s’ouvre une nouvelle étape. Pour la première fois la défiance à l’égard des normes narratives du roman réaliste investit pleinement le livre. Le roman se présente comme une tentative de restitution du passé à partir de témoignages plus ou moins fiables, « de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elles-mêmes mal définies, et tout cela plein de trous, de vides » (V, 3). Les romans suivants – de L’Herbe en 1958 et jusqu’à La Bataille de Pharsale en 1969 – exploitent de manière variée cette même forme. Simon l’a en partie héritée de Faulkner, surtout d’Absalon, Absalon ! Faulkner l’a également libéré du carcan de la phrase française bien faite. La phrase de Simon désormais avance en tâtonnant, accumule métaphores et comparaisons, emploie le participe présent pour faire image, se laisse interrompre par des parenthèses ou dévier par des associations d’idées.

Avec la troisième partie de La Bataille de Pharsale commence une nouvelle étape. La restitution du passé, même problématique, est remise en question : « je ne pense plus qu’on puisse “reconstituer” quoi que ce soit. Ce que l’on constitue, c’est un texte, et ce texte ne correspond qu’à une seule chose : à ce qui se passe en l’écrivain au moment où il écrit. On ne décrit pas des choses qui préexistent à l’écriture, mais ce qui se passe [quand on est] aux prises avec l’écriture » [footnote] . Cette citation indique également ce qui remplace les histoires reconstituées par des consciences remémorantes. La description et le présent de l’indicatif ont désormais la priorité sur la narration. « Je crois qu’on peut aller à tout en commençant par la description d’un crayon », disait Simon [footnote] . Dans un premier temps, Simon se laisse porter par les mots, par les associations qu’ils évoquent. C’est le défi même qu’il se donne dans Leçon de chose en 1976 : faire sortir tout un roman de la description d’une pièce délabrée. Mais ce mouvement associatif est contrôlé et se limite toujours à un certain nombre de séries : trois paysages dans Triptyque (1973), trois époques dans l’histoire de la pièce dans Leçon de choses. Et l’unité, l’ordre que Simon impose dépend de la richesse des analogies qui s’installent entre les différentes séries. Contrairement à ce qui se passait dans les romans des années soixante, les analogies ne se trouvent plus entre les éléments de fiction, mais dans la manière de les raconter, dans la reprise, l’élaboration de certains « mots carrefours » [footnote] , de certaines figures, dans les comparaisons et les contrastes, assonances et dissonances.

Tournant définitif ? Absolument pas. Avec Les Géorgiques en 1981, Simon se renouvelle encore une fois.  Dans L’Acacia en 1989, Le Jardin des Plantes en 1997 et Le Tramway en 2001 les acquis de la période précédente ne sont pas oubliés. La description, surtout visuelle, garde une place importante. Dans des phrases courtes et nettes à tonalité objective, le présent de l’indicatif sert parfois à rapporter des faits sans commentaires. Mais personnages et histoires sont de retour, ainsi que des réflexions sur le sens de l’Histoire. A travers des épaisseurs de temps, le passé, fragmentairement, mais dans sa plénitude sensorielle, semble revivre. Ce passé dans L’Acacia concerne surtout la vie de Claude Simon et celle de ses parents. Cette matière n’est pas nouvelle dans l’œuvre. A partir de L’Herbe, Simon affirme que tous ses romans sont « à base de vécu » [footnote] . Dans L’Acacia, il reprend et retravaille les éléments biographiques qui apparaissent dans toute son œuvre. Mais ce qui est nouveau, c’est la contrainte qu’il s’est imposée, celle de renoncer à la fiction. Je le cite : « Comme toutes les contraintes, celle de renoncer à la fiction est très fertile. Mais, encore une fois, ces éléments biographiques sont le prétexte. Le texte est autre chose. » Je vais commenter cette transformation de prétexte en texte, en considérant séparément la série biographique et la série autobiographique.

La série biographique

Le retour du guerrier, motif central de tout récit de guerre depuis l’Odyssée, se présente de deux façons dans l’œuvre de Simon. De retour de guerre et de captivité, Georges, personnage principal de La Route des Flandres, renonce à la culture. Déjà dans L’Herbe il tente de retourner à la terre.  Dans la fameuse tirade de La Route des Flandres, il écrit à son père qui se lamente de la destruction de la bibliothèque de Leipzig :

si le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité (RF, 211).

Mais, toutes proportions gardées, Georges joue dans l’œuvre de Simon un rôle comparable à Werther dans l’œuvre de Goethe, à René chez Chateaubriand, ou à l’immoraliste chez Gide. C’est-à-dire le rôle d’un contre-modèle, livré à une tentation destructrice à laquelle l’écrivain lui-même ne succombe pas. Car la réponse de Simon, revenu de tout, est de s’approprier la culture humaine, livresque, visuelle, même musicale, et de construire à partir de ces ruines. En ce faisant, il ne fait pas de distinction entre la culture d’élite et la culture populaire. Tout peut lui servir. Dans L’Acacia il tire profit des mémoires d’un général allemand (Rommel), d’une histoire du régiment de son père, de cartes postales, de photos, de légendes de famille, des témoignages de deux vieilles tantes. Il ne traite pas ces éléments comme des preuves, des faits avérés, mais comme des données à partir desquelles il imagine et construit.

La petite présentation d’images qui accompagne cet article montre certains des documents visuels dont Simon s’est servi [footnote] . Pour ce qui concerne des sources orales, je prends un exemple très simple. Selon l’histoire familiale, le père de Claude Simon devait se présenter au concours de l’Ecole Polytechnique, mais, immobilisé par une fracture à la jambe, il a décidé de se présenter à un concours moins exigeant, celui de Saint Cyr. A partir de cette donnée, Simon imagine le choc, l’horreur même de cette décision pour les sœurs du jeune homme, fières du passé antimilitariste de leur famille, et, face à elle, la fermeté de leur frère. Voici comment Simon raconte la fin de leur visite à l’hôpital :

tandis qu’elles se retiraient enfin, mêlées aux autres visiteurs poussés en troupeau vers la porte, l’une des deux femmes se retournant peut-être encore, le voyant toujours souriant sur son oreiller, avec, sur la table de nuit, les oranges qu’elles lui avaient apportées, agitant gaiement la main, calculant comment il pourrait non pas se délivrer d’elles mais, en quelque sorte, les délivrer de lui, sans prévoir encore à quel point il se trompait, à quel point une volonté d’homme compte pour rien en face de la farouche détermination de deux faibles femmes, ou plutôt de deux mules (A, 71).

Par certains aspects, le style de cet extrait est typique de l’Acacia. Des parties de phrases s’accumulent à l’aide de participes présents et parfois de mots répétés : « à quel point […] à quel point ». La perspective change avec une certaine ambiguïté syntaxique : l’expression « agitant gaiement la main » pourrait se référer aux deux femmes et à la séquence de participes « les deux femmes se retournant […] le voyant » Ce n’est qu’avec le prochain participe présent: « calculant comme il pourrait se délivrer d’elles » que le lecteur comprend que la perspective a changé et que  « gaiement » peut être attribué également à la séquence  qui se réfère à l’homme : « toujours souriant  […] agitant gaiement [..] calculant » [footnote] . Mais la perspective change encore une fois et de nouveau de façon ambiguë : « sans prévoir encore à quel point il se trompait, à quel point une volonté d’homme compte pour rien en face de la farouche détermination de deux faibles femmes ». La prolepse et l’aphorisme sont-ils toujours en focalisation interne ? S’agit-il d’une leçon que le jeune homme lui-même tire plus tard de son expérience ? Ou est-ce le commentaire d’un narrateur qui plane au-dessus de l’événement ? Le texte plaide plutôt pour cette dernière explication, car le lecteur est conscient d’une voix que l’on entend tout le long de cet extrait. Voix qui avance cette scène comme hypothèse : « les deux femmes se retournant peut-être » ; qui jouent avec les mots : « non pas se délivrer d’elles, mais en quelque sorte, les délivrer de lui » ; et qui clôt le paragraphe en transformant « les deux faibles femmes » en « deux mules ». Ce coup d’humour teinté d’ironie affectueuse est typique des chocs que Simon réserve souvent pour les fins de paragraphe dans L’Acacia.

Et pourtant, ce passage n’est pas typique de L’Acacia par l’absence de métaphores ou de comparaisons et par son registre purement familial. Dans La Route des Flandres Blum accuse Georges de « broder », d’« inventer des histoires, des contes de fées là où je parie que personne excepté toi n’a jamais vu qu’une vulgaire histoire de cul entre une putain et deux imbéciles » (RF, 174). Si « broder des histoires », transformer en compte de fée, hisser à l’épopée, grandir à l’échelle cosmique, est une des tentations à laquelle George succombe, c’est également une tentation pour Simon, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. Il y résiste. Comme le fait Blum dans La Route des Flandre, Simon, matérialiste, coupe et mine les envolées de son imagination ou de la tradition familiale. A la représentation héroïque du père mort, adossé contre un arbre « comme un chevalier médiéval ou un colonel d’empire » (A, 327),  il substitue une image aux détails précis et crus qui fait fondre le père dans la masse des morts :

ces tas informes, plus ou moins souillés de boue et de sang, et où la première chose qui frappe la vue c’est le plus souvent les chaussures d’une taille toujours bizarrement démesurée, dessinant un V lorsque le corps est étendu sur le dos, ou encore parallèles, montrant leurs semelles cloutées où adhèrent encore des plaques de terre et d’herbe mêlées si le mort gît la face contre le sol (A, 327).

Mais il reste que la tendance à grandir les événements, à les transformer en épisodes de légendes ou de mythes parcourt le roman, même s’il s’agit de comparaisons introduites souvent, comme Joëlle Gleize l’a démontré, par un hypothétique « comme si » [footnote] .  Le prestige de l’antiquité résonne au premier chapitre dans la recherche du héros et la volonté de lui « donner une sépulture » (A, 73). Le départ du père guerrier rappelle les adieux d’Hector et d’Andromaque [footnote] . L’Histoire désigne une époque révolue, sauvage et prestigieuse par rapport au présent :  les généraux rassemblés pour remettre à titre posthume la Légion d’honneur au régiment anéanti sont « semblables […] à quelques seigneurs de la guerre, barbares, sortis tout droit des profondeurs de l’Histoire » (A, 58).

La série autobiographique

La série autobiographique ressemble à la série biographique en ce que, ici également, des comparaisons élargissent le contexte. L’Histoire, avec une grande H s’universalise et se personnifie. En « vieille ogresse » elle « était en train de les dévorer, d’engloutir tout vivants et pêle-mêle chevaux et cavaliers, sans compter les harnachements, les selles, les armes, les éperons même, dans son insensible et imperforable estomac d’autruche » (A, 242-243).  Et pourtant le défi et les données de cette série sont différents.  Dans la série biographique, Simon se trouve confronté, comme un historien, à des sources limitées, hétéroclites, plus ou moins suspectes. Dans la série autobiographique, il s’agit d’un effort de mémoire ou de reconstitution, de dire comment c’était à partir de comment c’est. Dès la parution du roman, la critique s’est penchée sur la question autobiographique. Les analyses concordaient. Une œuvre si travaillée, si visiblement littéraire, où le souci de la forme prime sur tout le reste ne peut être désigné comme une autobiographie. On cherche donc à quelle œuvre on peut le comparer, dans quel genre on peut le ranger. Serait-ce une autofiction ou un autoportrait ? [footnote]   Les premiers simoniens à y réfléchir ont eu recours pour réponse à l’intertextualité simonienne. Ralph Sarkonak, ayant dressé la liste de tout ce que Simon reprend de ses romans précédents dans L’Acacia conclut sans ambages que « la référence autobiographique, fût-elle vraie et délibérée, a été rendue caduque, par la texture cumulative d’une œuvre pleinement intertextuel, texture que L’Acacia intègre et recycle » [footnote] . Pascal Mougin arrive à une conclusion semblable joliment formulée : « L’écriture “à base de vécu” devient donc, d’un roman à l’autre, une écriture à base d’écrit, l’œuvre cessant progressivement d’être un texte de mémoire, tentative d’un référent empirique, pour devenir mémoire de texte » [footnote] .

Il n’est pas étonnant que pour de grands connaisseurs de l’œuvre de Simon, la mémoire de texte l’emporte sur toute impression de référence. Mais on peut se demander s’il est ainsi pour un nouveau lecteur. Ne peut-on pas sortir d’une première lecture de L’Acacia en pensant que Simon met tout en œuvre pour rendre l’irréalité d’expériences extrêmes ? Avant tout, le massacre de l’escadron, la fuite éperdue à travers champs et forêt, la chevauchée du petit groupe de survivants sur une route exposée ­– expérience même que Simon a décrit quelques années plus tard dans Le Jardin des Plantes comme « seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi » (JP, 223). Un certain nombre de critique ont mis cette expérience au cœur de leurs lectures de la série autobiographique. Helmut Pfeiffer a montré comment le trauma remet en question « la certitude d’une unité fondamentale des cinq sens » [footnote] . Chiara Palermo l’a suivi dans cette voie. Pour ces critiques, l’absence de noms propres, les métaphores qui inversent l’animé et l’inanimé, les cadrages toujours changeants, la narration qui n’est pas assumée par une voix à la première personne, sont tous des signes d’une dépossession totale, une incapacité, suite au traumatisme, à se reconstituer en sujet, à affirmer une identité à travers le temps [footnote] .

Je reconnais la force de ces arguments, mais à mon sens c’est dans La Route des Flandres que Simon a donné la forme la plus perfectionnée à un trauma dont on ne revient pas. La guerre déclenche une crise identitaire qui laisse un sujet à la fois figée et informe, à contours instables, dans un récit qui ne cesse d’hésiter entre la première et la troisième personne. Par rapport à La Route des Flandres, L’Acacia fait preuve d’un certain apaisement.

Cet apaisement se manifeste d’abord dans le traitement même de l’expérience traumatique. Déjà le choix d’une narration à la troisième personne me semble indiquer une vue plus distanciée de la guerre.  Le brigadier, emporté dans le train qui l’amène au front, revoit son passé en « perspective télescopique » (A, 165). Cette expression se laisse appliquer au roman entier. Les événements sont vus comme à travers un télescope : de loin mais de près, avec agrandissement des détails.  Parfois le détail remplit entièrement le champ visuel ou auditif. Une seule fois la syntaxe se dissout entièrement pour ne laisser qu’une succession de substantifs : « flancs de chevaux, bottes, sabots, croupes, chutes, fragments de cris, de bruits » (A, 90). Mais pour la plupart, la syntaxe, fût-ce non hiérarchisée, tente de placer les détails par rapports les uns aux autres. La voix de celui qui tient le télescope commente, à distance, ce que le brigadier n’a pas perçu sur le moment ou même plus tard : « il ne voit pas […] il ne sent pas […] plus tard, cherchant à se souvenir, il ne parviendra même pas à se rappeler » (A, 91,92, 94). Cette vue distancée s’accompagne d’un ton plus variable que dans La Route des Flandres. La chevauchée ave le colonel se présente parfois en tragi-comédie ou même en farce.  L’aristocratique de Reixach de La Route des Flandres monte sur un pur-sang, le colonel de L’Acacia sur un sous-verge dont les traits coupés traînent derrière lui dans la poussière.

Autre signe d’apaisement par rapport à La Route des Flandre : le traitement de l’expérience collective. D’abord, malgré la tendance vers un universalisme d’épopée, l’expérience collective est rattachée à l’histoire du vingtième siècle, explicitement par les dates qui servent de titres de chapitre, de façon implicite par le jeu d’échos et de contrastes entre l’enthousiasme des Français au début de la guerre de quatorze et l’ambiance maussade des mobilisés de la guerre de quarante. L’anonymat des personnages peut être compris comme une façon de les rendre représentatifs : combien de veuves de la première guerre mondiale, combien de simples brigadiers dans la débâcle ? Dès la première mention des « cavaliers exténués » au début du chapitre 2, on sent la solidarité du narrateur avec ses camarades dans le malheur. Il fait avec eux le même voyage dépaysant, passe par la même maturation accélérée, subit la même humiliation de captif, le même dénuement au stalag. Il parle au nom de tous en dénonçant l’incurie du haut commandement et le superbe des officiers de la ligne. Plus généralement, les focalisations internes qui glissent si souvent de personne en personne, comme nous l’avons vu dans le passage cité plus haut, témoignent d’une capacité et d’une volonté d’empathie dont Georges était incapable dans La Route des Flandres. Revenu de toute idéologie humaniste, Simon, comme l’a bien remarqué Françoise van Rossum-Guyon, manifeste une sympathie profonde pour les hommes et pour les bêtes [footnote] . Le communiqué de presse de l’Académie suédoise annonçant le choix de Simon comme Prix Nobel de littérature en 1985 à bien résumé l’essentiel de cette œuvre : « la cruauté, la violence et l’absurde sont partout présent, ainsi qu’une compassion douloureuse » [footnote] .

Une dernière différence concerne la fin des deux romans.  La Route des Flandres se termine en échec.  Trois histoires qui se ressemblent – celles de de Reixach, de l’ancêtre, et des paysans – se fondent les unes dans les autres. La quête de savoir tourne court. La guerre a été initiation à la mort. La fin de l’Acacia révèle par contre la découverte d’une vocation d’écrivain. La guerre transforme la mère du jeune garçon. Sa nonchalante indolence cède la place à une volonté farouche. Celle qui scrute avidement le paysage dévasté de la guerre est prête à faire d’un tombeau anonyme la sépulture de son mari. De même la guerre réveille le jeune bourgeois oisif, le peintre amateur. La guerre a détruit camarades, famille et croyances. Mais sur les décombres, Simon construira son œuvre. Je me plais à penser que la tache de vert qui pousse dans les bois détruits du premier paragraphe du roman est une feuille d’acacia.

 

 

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BLONDEAU, Denise : Discours scientifique et discours fictionnel dans les Affinités électives de Goethe

Les remarques qui suivent ne porteront pas précisément sur le contexte scientifique savant de l’époque des Affinités Electives, ni ne seront une présentation des écrits scientifiques de Goethe en tant que tels. Je me contenterai, dans un premier temps du moins, de suggérer par des exemples la corrélation des deux discours, scientifique et poétique.

Il est nécessaire d’abord de situer le roman dans son contexte goethéen.

Les Affinités électives sont le roman d’une crise, personnelle et collective, et en cela une “situation spirituelle” de ce tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècles, qui est un seuil du point de vue politique et social, scientifique et anthropologique, et esthétique. L’image encore répandue d’un Goethe enfermé dans sa tour d’ivoire et ne considérant qu’à peine et d’un œil amusé les bouleversements de son époque n’est pas exacte.

Les Affinités Electives (AE) portent en effet la marque de l’ensemble des déceptions connues par Goethe à son retour d’Italie. Assurément, le départ en Italie avait été une fuite : écrasé de charges politiques et administratives à Weimar, le poète s’était trouvé menacé d’un tarissement de sa créativité; ce qu’on pourrait appeler “l’organisme Goethe” se voyait entravé dans son développement. Les deux années d’Italie (1786-1788) avait réellement signifié une nouvelle naissance, de l’aveu de Goethe une “renaissance de l’artiste”.

Goethe s’attache en Italie à trois domaines d’investigation : l’art, essentiellement les arts plastiques, la nature et la société (NWS II, p.85). Littéralement obsédé par sa quête d’unité dans la diversité (qu’il nomme “versatilité”, “Versatilität”), fasciné par le polymorphisme de la nature, en quête dans les processus créateurs de cette perfection qu’il admire dans la plastique grecque classique, il cherche plus particulièrement dans la nature et dans l’art les lois susceptibles d’expliquer la dynamique formatrice qui s’y exprime. Rejetant ce qu’il nomme les “absurdes causes finales”, il affirme que les formes, même celles qui semblent aberrantes, s’engendrent selon des lois internes à l’œuvre. C’est en Italie, où il a tout loisir de poursuivre ses études de botanique, qu’il se confronte, à Padoue, à Palerme, sur la plage du Lido de Venise … à des plantes pour lui étrangères, inconnues en Thuringe ou bien acclimatées tant bien que mal en serres, et à des vestiges d’ossements animaux et des fossiles dérangeants. Parallèlement, voyant en Italie une Grèce antique en partie imaginée, il cherche dans les vestiges grecs ou latins également les lois qui permirent à la nation grecque “privilégiée” de créer des œuvres “classiques”. Ainsi rêve-t-il de rééditer dans l’Allemagne moderne le “miracle grec”. C’est en Italie qu’il “voit” – avec les yeux de l’esprit – sa “plante originelle”, une sorte de “modèle avec sa clef” ou de matrice à partir de laquelle “on” pourrait “inventer à l’infini” des plantes qui, si elles n’existent pas, “pourraient exister”, et que “la nature elle-même [lui] envierait” (lettre à Herder du 17 mai 1787, discussion de 1794 avec Schiller). C’est en Italie donc qu’il croit “voir” de ses propres yeux cette plante, mais aussi que, à force d’observation patiente, il se détourne de cette construction formelle “idéelle”, qualifiée de “lubie” (“Grille”). Sans doute l’angoisse de l’artiste de ne pas parvenir à la forme achevée lui fait-elle rechercher dans la nature aussi une forme hypothétique, “forme sensible d’une plante suprasensible” (“die sinnliche Form einer übersinnlichen Pflanze”). Son intérêt se reporte alors vers la recherche d’un principe organisateur, de lois unificatrices, internes à l’organisme, finalement la poussée de la “vie” elle-même.

Il entreprend en Italie un énorme effort de méthode, s’astreint à une stricte discipline d’observation de la réalité empirique. Cette éducation du regard à l’objectivité, poursuivie si obstinément qu’il en vient à parler de son “tic réaliste” (“mein realistischer Tic”) se heurte en lui à une “tendance idéaliste” invétérée, ce qui se traduit par une tension quasi permanente entre, d’une part subjectivité, intuition, imaginaire ou idée…, et d’autre part objectivité, empiricité, observation…, entre une forme d’”idéalisme” et une forme de “réalisme”, schématiquement entre les prétentions scientifiques et le génie poétique. Ainsi ne peut-il que tenter d’accorder l’observation minutieuse, qu’il tente de consigner dans des notes, dessins, schémas… et l’intuition, l’a priori synthétique, qui donne dans son vocabulaire un “aperçu”. Ce problème d’un langage susceptible de représenter de façon exacte et adéquate les phénomènes se trouve soulevé dans le chapitre 4 de la première partie des AE. Lorsque ce sont les personnages du roman, en l’occurrence Charlotte, Edouard et le Capitaine, qui le soulèvent, on aboutit à un constat d’échec. On verra que l’auteur répond autrement.

Au retour d’Italie G est confronté d’abord aux menaces révolutionnaires en France, puis à la réalité de la Révolution (dans les AE, au chapitre II, 8, la conversation entre Charlotte et l’auxiliaire de la pension ; puis la nouvelle Les étranges enfants des voisins) qu’il perçoit très vite comme une fracture décisive à l’intérieur d’un “corps social”, cassure qui est pour lui le résultat de l’incompétence et de la corruption de l’ancien régime. Plus tard, Friedrich Schlegel ou Georg Forster formuleront cette vision de la nation française comme celle qui “divise” en l’appelant, intéressant pour notre propos, la “nation chimique”, “die chemische Nation”, les chimistes étant alors volontiers appelés “artistes diviseurs”, “Scheidekünstler”. La Révolution introduisit aussi une certaine libéralisation de la législation sur le divorce. Les conséquences plus lointaines de cette Révolution, qui sont sensibles dans les AE, ce sont les guerres napoléoniennes, la chute du Saint Empire Romain Germanique après les victoires d’Iéna et d’Auerstaedt et l’avènement, avec la montée en puissance de la Prusse, d’une société nouvelle et d’un homme nouveau. Les bouleversements politiques et sociaux induits par cette accélération de l’histoire fabriquent, si l’on peut dire, un homme nouveau, qui porte en lui la marque des cassures de l’époque.

Cette époque, celle du roman, Goethe la nomme “die Zeit der Einseitigkeiten”, désignant par là l’exact contraire de son utopie d’universalité, de cet homme “complet” (“der ganze Mensch”) que, suivant Winckelmann, il imaginait dans la Grèce classique, et qu’il rêvait de former par une “éducation esthétique” à une citoyenneté moderne. Loin de cette kallokagathia, la société de Restauration qui se met en place, est une société fragmentée, qui elle-même fabrique un individu “morcelé” (“zerstückelt”). Cette ère restauratrice, resserrée sur le matériel, est engagée aussi dans un essor énorme des sciences et techniques, elle ne peut donc que renoncer au rêve d’une culture humaniste généraliste et est contrainte de promouvoir un individu spécialisé dans une discipline, n’exploitant qu’une ou qu’un petit nombre de ses facultés : le Capitaine par exemple, puis ceux que l’on peut appeler ses successeurs dans la seconde partie du roman (architecte, directeur d’études, juriste…), tous experts, quasi anonymes et remplaçables, destinés à combler une lacune (“die Lücke”) dans l’exploitation économique du domaine d’Edouard et Charlotte. Le constat du roman quant à cette nouvelle espèce d’homme est désabusé : ceux qui ne meurent pas et ne veulent pas s’expatrier à des fins dilettantes ou colonisatrices, ou ne peuvent s’engager dans des voyages de découverte, comme Humboldt cité dans le journal d’Ottilie, sont des “renonçants”, s’intègrent dans cette énorme machine où les jeunes gens sont éduqués de façon protomilitaire et les jeunes filles à la domesticité. Se met en place une société d’organisateurs et d’administrateurs, extrêmement compartimentée, dirigée par une raison instrumentale qui est une déformation matérialiste et utilitariste de la force émancipatrice, instrument de connaissance et de conduite morale et politique des premières Lumières.

Individu incomplet également parce qu’il se resserre sur le “national”. G avait ramené d’Italie deux tragédies formellement parfaites, à partir desquelles il rêvait de fonder un classicisme allemand, moderne, enjoignait à l’artiste contemporain d’ “être un Grec à sa manière”. Or, il se heurte à l’impossibilité de concilier dans l’Allemagne et l’Europe modernes, où se mettent en place des Etats nationaux, les deux dimensions, nationale et universelle, qu’il accorde au classicisme. Rééditer le “miracle grec” est impossible. La montée des nationalismes rend problématique l’avènement d’un “auteur national”, car nationalisme devient synonyme d’étroitesse d’esprit. Goethe rêve alors d’une littérature universelle (“Weltliteratur”), qui dépasserait le “national”…

Si les temps modernes ne permettent pas d’exiger de l’homme nouveau l’harmonie esthétique et morale qu’était la kallokagathia, le développement du savoir apporte un autre enrichissement. Lorsque G rédige les AE, il a considérablement approfondi ses études de “sciences de la nature”, et la botanique le ramène à l’homme. Non pas pour l’idéaliser, glorifier les vertus morales, par exemple une aptitude à la contrition et au sacrifice après un quelconque “faute”, voire un “crime” (fausse interprétation de la “fin” d’Ottilie dans le roman), non pas pour permettre à cet homme de s’évader dans un mysticisme dont G a horreur, qu’il qualifie d’exaltation romantique (“romantische Schwärmerei”). Face à la vision “romantisante et poétisante” (Novalis), c’est à dire idéalisante, de certains de ses contemporains (les Romantiques d’Iéna, les peintres Nazaréens…), G s’engage dans une approche moderne “réaliste” de l’humain, une étude de l’homme qui passera par les sciences de la nature, les sciences des vivants (lettre à Knebel du 25/11/1808). La nature va “ouvrir la voie vers l’humanité”. Le poète a opposé un scepticisme fort ironique aux lectures moralisantes ou religieuses de son roman, lectures dont on pourrait croire qu’il les a lui-même suggérées, tant est déroutant le jeu du narrateur avec des discours multiples, donc aussi moraux et religieux. Au lieu de l’idéalisation donc, une avancée vers un matérialisme qui a choqué les lecteurs des AE, le remplacement d’une vision téléologique des vivants par le constat implacable du croisement toujours réitéré du hasard et de la nécessité dans les décisions humaines, et dans les passions humaines de la poussée d’une élémentaire force vitale et létale, déstabilisatrice et destructrice autant qu’ordonnatrice et créatrice. On comprend pourquoi le discours scientifique qui rencontre le discours romanesque dans les AE, est celui qui tente de dire la rupture, la séparation, le divorce … (“Scheidung”), l’une des manifestations de la VIE. L’objet d’étude du roman, c’est l’homme, et en lui “l’opération organico-chimique” de la vie (lettre à Riemer, 18 mai 1810), que G désigne d’abord par une série de couples antithétiques formés de deux verbes d’action : “séparer – unir”, “naître – trépasser”, “attirer – repousser” … (“trennen-verbinden”, entstehen-vergehen”, “anziehen-abstossen” …) puisqu’aussi bien pour la nature “la mort est le moyen d’avoir beaucoup de vie” (Essai Die Natur). En cela il opère le changement de paradigme que l’esprit scientifique accomplit au tournant des 18ème et 19ème siècles, alors que la vision statique et le discours taxinomique de l’episteme classique doivent céder, que de nouvelles sciences du vivant et “de l’homme” sont appelées, biologie, anthropologie, sociologie …

Le projet du romancier en ce début du 19ème siècle, c’est de raconter l’histoire d’une passion malheureuse, qui détruit des individus, des couples, une société. Et la question qui se pose à lui est la suivante : peut-on encore raconter en 1807-1809 une histoire d’amour et comment écrire une historia morbi moderne (comme l’était – en son temps – Werther )? Le sujet s’était dans un premier temps présenté à G dans une forme brève et dramatique, une nouvelle qu’il pensait insérer dans le grand roman des Années de voyage de Wilhelm Meister. Une “théorie” de la nouvelle voulait alors que cette forme de narration conduise à un “événement inouï” (“eine unerhörte Begebenheit”), qui eût été la scène d’adultère dans le lit conjugal (“Ehebruch im Ehebett”). Certes, l’idée de raconter une histoire de rupture et de mort au début du 19ème siècle en Allemagne relevait encore de la tradition “écrire contre la mort” (Mille et une nuits, Decameron), sur laquelle G venait lui-même de réfléchir avec Les Entretiens des Emigrés allemands. Mais avec son roman moderne, G interroge dans la fiction ce qui le hante dans ses études scientifiques, la spécificité du vivant, dans son versant létal. Ses personnages, eux, subissent le phénomène sans pouvoir l’appréhender.

En effet, chacune de leurs tentatives de vivre, d’agir, de fabriquer un espace de vie, qu’elle soit conduite par les dilettantes ou les techniciens, est vouée à l’échec : étrange convergence entre une apparence de modernité bourgeoise et le passéisme dilettante aristocratique. La mort est dans le roman une hantise omniprésente, que l’on cherche vainement à conjurer, et le narrateur ne se prive pas de signaler chaque fois la nostalgie d’idylle – et in Arcadia ego. A la grande question des peuples et des poètes sur la possibilité et la manière de “représenter la mort”, question remise sur le métier dans la première moitié du 18ème siècle (Lessing …), le roman répond par deux propositions : soit le constat laconique (Edouard, le vieux pasteur), qui enregistre le phénomène ; soit – quasiment à l’opposé – le mythe et la légende, c’est-à-dire une métaphorique qui sera conservée par les générations suivantes comme étant “à lire” (legenda) et deviendra donc un possible intertexte. La lecture permet l’interrogation poétologique, le discours recherché n’est pas un discours scientifique, mais celui de la fiction. G thématisera d’ailleurs de façon magistrale cette question d’intertextualité dans son Divan occidental-oriental.

Le narrateur a pris soin de signaler dans la fausse idylle des (re)commencements les menaces sous- jacentes, la hantise de la division, de la séparation. Le Capitaine est arrivé, l’intrigue romanesque est enclenchée. Le terme et la notion d’ “affinités” sont introduits de façon très voyante. Edouard, le plus fragile et labile du couple, attiré depuis quelques temps par des ouvrages scientifiques et techniques, donne lecture à haute voix d’un livre de chimie. Le petit cercle d’aristocrates largement incompétents mais désireux d’avoir des clartés de tout, confrontés au rapide développement des savoirs, cherche à se tenir au courant. Rarement dans la littérature classique, le décalage entre narrateur-auteur et personnages de fiction n’a été aussi appuyé. La lecture à voix haute permet à Edouard une certaine théâtralité narcissique, il a toujours aimé déclamer. Il transcrit le constat d’une historicité du savoir en termes de “mode” et se lamente de devoir se mettre à la page tous les cinq ans. Pour Edouard et Charlotte retirés loin de la Cour, la discussion scientifique est une conversation de salon, et à peu près du niveau des conversations sur la toilette (femmes) et les chevaux (hommes) introduites ultérieurement par le Comte et la Baronne. Le Capitaine reconnaît n’être pas au courant des derniers développements de la science : ce qu’il croit savoir de la théorie des affinités date de dix ans.

On a donc une introduction très ironique de cette appropriation d’un fragment de texte scientifique, qui, lui, est mis à distance, rejeté hors champ par le narrateur. Le texte scientifique sur les “affinités”, authentique et autonome, demeure inaccessible à Charlotte et au Capitaine ainsi qu’au lecteur des AE, reste hétérogène au discours fictionnel. Est-ce une aporie ? Le narrateur a signalé une évolution dans les choix de lecture d’Edouard, d’ouvrages poétiques vers des ouvrages scientifiques, obligeant par là son lecteur à rapprocher et éventuellement confronter les discours de la science et de la fiction. On peut songer au scepticisme de G quant au langage, et en particulier à sa crainte de ne pas trouver pour ses idées scientifiques le mode d’expression adéquat. Dans le chapitre I,4, le débat des trois personnages suggère un mode d’exposition didactique, mais on peut penser qu’il est refusé ironiquement par le narrateur, parce que bafoué à la fois par la glose des deux hommes et l’attitude d’élève zélée de Charlotte. G l’a pratiqué pourtant : il a exposé ses idées sur la métamorphose dans deux grands poèmes didactiques adressés à Christiane, dont l’un est une “élégie”, et dans l’essai sur la métamorphose. Lorsqu’il insère son “Elégie” sur la Métamorphose des plantes dans un exposé scientifique (“Histoire de mes études botaniques”), il insiste sur cette mise en relation du poétique et du scientifique, elle facilitera la compréhension, bien mieux que si le poème avait pris sa place dans un recueil de poésies. On peut aussi montrer que dans ce chapitre I, 4 des AE, il cite un certain nombre de ses propres textes concernant la réflexion et l’expression scientifiques (Der Versuch als Vermittler zwischen Subjekt und Objekt par exemple).

Cette confrontation de deux discours aboutit à une captation du discours scientifique par le discours littéraire. Le premier exige une terminologie précise, technique (“Kunstwort”), le second étant le champ de la métaphore vive (“Gleichnisrede”). Le danger d’une confusion entre le domaine de la chimie organique et celui de l’humain dans toute son étendue est souligné par Charlotte ; mais donner trop d’importance à cette dimension du débat risque, justement, d’entraîner vers une lecture morale qui réduit la problématique du chapitre. Finalement, aucun terme n’est jugé par le narrateur apte à dire le processus vital-létal dont il est question. Le terme d’”affinités”, emprunté au Suédois Bergmann (dont il n’est pas utile de faire l’histoire, depuis son origine dans l’antique théorie des éléments, en passant par Newton ou Berthollet) est qualifié par G, qui a lu en 1792 le texte antérieur d’une vingtaine d’années, de “topique” (“notdürftige Topik”). Bergmann est encore tributaire d’une systématique que G refuse parce qu’il y voit la volonté d’une raison mécaniste de faire violence aux phénomènes naturels (“Das Prinzip verständiger Ordnung, das wir in uns tragen, das wir als Siegel unserer Macht auf alles prägen möchten, was uns berührt, widerstrebt der Natur…”, Botanik, NWS II, édition Beutler, p. 179). Dans cette discussion pseudo-scientifique des trois protagonistes, qui tourne au ridicule et finalement est un brouillage du narrateur, le processus vital-létal est codifié, fixé dans un modèle censé permettre des applications, et devenant une combinatoire qui n’est qu’une programmation définie d’avance. On peut peut-être voir ici un écho de ce déplacement de perspective opéré par G renonçant à expliquer la formation des plantes par une “plante originelle”, un modèle idéel. Le roman des AE n’est pas le développement d’un modèle qui serait posé au chapitre I,4 ; la nature ne crée pas à partir d’un schéma donné a priori. En date du 6 mai 1827, Eckermann rapporte un entretien avec G où le poète se défend d’avoir jamais écrit, créé “à partir d’une idée”, sauf peut-être dans les poèmes didactiques sur la Métamorphose et dans les AE ! Mais, ajoute-t-il, cela a plutôt “nui à la poésie”. Dans le chapitre et dans le cours du roman, le narrateur dénonce par l’ironie cette fixation à une combinatoire donnée d’avance, comme étant une exacerbation de l’ego, qui prescrit au lieu d’observer, qui fixe et programme au lieu d’accepter la mobilité et l’aléatoire. Ce n’est ni par le terme technique d’affinités, ni par une figure de rhétorique (chiasme), mais par une image, celle du “croisement” ou de la rencontre (“über Kreuz”, kreuzen, durchkreuzen) – véritable métaphore obsédante dans les textes goethéens – que le narrateur “dit” sans doute le plus exactement le jeu de la nécessité et du hasard.

Etant donné ce contexte de questionnement scientifique de G sur le vivant, on peut se demander si l’enfant de Charlotte et d’Edouard, qui aurait les yeux d’Ottilie et les traits du Capitaine, ne témoigne pas de cette tension, ou polarité, goethéenne entre réalisme scientifique et idéalisme poétique. Une telle ressemblance, biologiquement impossible, ne peut pas être réelle, c’est une “vérité poétique”, en admettant qu’elle ne soit pas uniquement dans un regard subjectif (mais l’entourage semble tomber d’accord sur ce point, “alle Welt”, dit Ottilie). N’y a-t-il pas là un brouillage encore de la part du romancier ? Cet enfant est-il un prodige, un monstre ? Ni l’un, ni l’autre, une créature que le discours des personnages distord dans les sens les plus opposés et délirants, l’enfant n’est pas a priori condamné à disparaître parce que “monstrueux”, il n’est pas non plus destiné à devenir un sauveur, afin que (re)vive le couple de Charlotte et Edouard. Sa mort n’est pas donnée a priori, elle est un hasard malheureux, rien d’autre. La trouvaille du narrateur de faire naître de “l’adultère dans le lit conjugal”, événement inouï de la nouvelle, l’enfant Otto, puis les interprétations frauduleuses ou simplement arbitraires de sa naissance et de sa mort sont peut-être un témoignage dans le roman de la progression des enquêtes scientifiques de G, en l’occurrence de ce changement de paradigme qu’il opère pendant le séjour en Italie et dans les années qui suivent son retour à Weimar. On l’a vu, il n’affirme plus l’existence d’une matrice d’où émaneraient les formes vivantes, ne cherche plus la plante originelle, mais un principe dynamique, la métamorphose qui admet la déviation, sous l’action d’une vis zentrifuga. En inventant la scène d’amour fantasmatique dont naîtra l’enfant Otto, le romancier “rivalise” par l’imagination avec la puissance créatrice d’une natura naturans qui inclut cette vis zentrifuga.

A la fin du chapitre, on revient au phénomène chimique enregistré naguère sous le terme d’affinité. Le Capitaine annonce des expériences, qui seront faites grâce à un “cabinet de chimie”. Or, de ces expériences de chimie il ne sera plus question, et pour cause : la seule expérience, qui sera pratiquée par un homme de l’art compétent, sera le roman lui-même ; les événements de la narration seront les phénomènes du texte, et le discours qui les dira sera celui de l’art, à la fois “Kunstwort” (où “Kunst” signifie “art” et non plus seulement “savoir faire”, “technique”), et “Gleichnisrede”. Régulièrement, lorsqu’il est question de l’amour entre Edouard et Ottilie, les formulations employées sont celles du chapitre I,4 à propos des affinités. Le lien avec un éventuel discours scientifique est conservé, mais mutatis mutandis. C’est l’écriture elle-même qui devient le laboratoire, la poésie, donc le règne de la métaphore, et l’objet d’étude c’est l’homme, un organisme vivant bien réel, et aussi le sujet qui advient par le récit, le sujet raconté.

Etant donné la longueur déjà atteinte, je ne ferai que proposer ici quelques autres pistes de réflexion à propos de cette “situation spirituelle” des AE dans la pensée scientifique de G :

1) On retrouve, en observant la distance que le narrateur instaure constamment entre lui et ses personnages, le changement d’episteme qui caractérise cette entrée dans le dix-neuvième siècle. On peut montrer, je crois, que la vision du monde, les méthodes d’investigation et de travail sur le réel que G disperse dans la trame narrative et attribue aux personnages de sa fiction, signalent une époque passée de fixation à l’episteme classique, alors que lui, le narrateur-auteur, a perçu la nécessité d’un autre mode d’appréhension de la réalité empirique, mais n’a qu’une réponse poétique. Quelques exemples :

– Pour le Capitaine : physique, mathématique, trigonométrie, relevés de terrain, topographiques, plans, instruments de mesure : le chiffre, la mesure, “Ausmessung des Gutes”.

– Le Secrétaire : décrire, répertorier, classer, faire des inventaires (Fächer, rubriziert, Repositur, Archiv …) = des rayonnages, registres et casiers, des archives…

– L’architecte : les collections, épigone en peinture, nazaréen… il couvre des surfaces, ironie : ses “collections” et recueils sont ceux de monuments funéraires.

– Luciane et Ottilie signalent à travers un détail, une simple “curiosité” et un caprice de Luciane au départ, le ou les singes, tout un développement possible : l’objet curieux, animal de compagnie exotique, le livre de la bibliothèque de Charlotte où sont répertoriées les espèces, puis les aphorismes du journal d’Ottilie qui évoquent cette taxinomie, la curiosité des 17ème et 18ème siècles pour les espèces exotiques, les voyages d’exploration et d’enquête… La question de la chaîne des êtres et de la place de l’homme se trouve posée : passer d’une histoire naturelle à la Linné (le directeur d’études de la pension) ou Buffon à autre chose (Ottilie le suggère, elle aspire à une ouverture d’esprit – voudrait entendre Humboldt “raconter” – mais n’accède pas à cette étape bien sûr). Le modèle de représentation le plus répandu encore au 18ème c’est la scala naturae, avec d’ailleurs tout l’empan depuis le passé (Leibniz, telos) au présent (Lamarck : une loi interne, vers l’évolutionnisme).

– Les jardiniers dont les catalogues sont des caricatures de “nomenclature” : à chaque fois : nomination et classement, on consigne des caractères de surface. Une “nomenclature”, si “travaillée” soit-elle, n’est qu’un “vocable”, un “signe fait de syllabes” et “attaché” ou épinglé sur un phénomène, il ne saurait “exprimer” la “nature”. (“Bei einer so ausgearbeiteten Nomenklatur haben wir zu denken, dass es nur eine Nomenklatur ist, ein Wort irgendeiner Erscheinung angepasstes, aufgeheftetes Silbenmerkmal sei, und also die Natur keineswegs vollkommen ausspreche”) ; Linné a mis dans une forme parfaitement “ordonnée” la “terminologie botanique”, mais on n’en restera plus longtemps à ces “rapports et ces caractéristiques extérieurs”, on ressentira le besoin d’une analyse en profondeur (“So hat Linné die botanische Terminologie musterhaft ausgearbeitet und geordnet dargestellt … Man wird nicht lange mit Bestimmung der äussern Verhältnisse und Kennzeichen sich beschäftigen, ohne das Bedürfnis zu fühlen, durch Zergliederung mit den organischen Körpern gründlicher bekannt zu werden.”).

2) On peut déceler aussi le seuil entre episteme classique et science nouvelle, dans un autre domaine d’étude : celui de l’histoire. Ceci à travers le traitement du journal intime. Edouard envisage de reprendre celui qu’il a interrompu, et de styliser sa propre vie en vita. Sans doute le dilettantisme du personnage, puis le trouble intérieur et la tragédie empêchent-ils la mise en ordre chronologique et la rédaction. Un discours “historique” traditionnel n’advient donc pas, mais le lecteur sait qu’une telle écriture de l’histoire individuelle a existé et ouvert la voie à une forme “romanesque” au cours des 17ème et surtout 18ème siècles. (autobiographie piétiste, puis le “bond” en avant avec Anton Reiser de K. Ph. Moritz, l’Essai sur le roman de Blankenburg …). Mais l’échec d’Edouard renvoie à la réussite du narrateur qui lui introduit des extraits du Journal d’Ottilie. Le journal d’Ottilie témoigne moins des qualités d’introspection de la jeune fille (le “fil rouge de la marine anglaise”, très ironique) que d’une intention de dépersonnaliser le narrateur: certes ce sont des traces de vie intérieure, mais aussi des notes de lectures, des bribes de conversation… D’une part la rupture du continuum ouvre la voie à une écriture romanesque plus neuve. D’autre part ces fragments peuvent constituer le “matériau” d’une nouvelle science de l’homme, de la psyché.

Ensuite, un discours historique, politique aussi, sur les bouleversements de la fin du 18ème siècle existe dans le roman, mais dans la forme métaphorique (chapitre II,8, la conversation entre Charlotte et l’auxiliaire de la pension, et surtout la nouvelle Les étranges jeunes voisins).

*

L’écriture poétique moderne des AE est donc plurielle, tigrée, le poète Goethe est “polythéiste” (“als Dichter bin ich Polytheist”), les AE intègrent des discours multiples, scientifiques ou métaphoriques (chimie et physique, politique, social, économique, une “philosophie de la nature” romantique, la légende et le mythe), en les juxtaposant (contingence) et les faisant jouer les uns avec ou contre les autres. G nomme (image empruntée à l’optique, et là encore on a des textes scientifiques et une “pratique” littéraire) ce mode d’écriture “wiederholte Spiegelungen”, un procédé de réflexion ou de réfraction de cette unique “opération” que sont la vie et la mort, que la science de l’époque ne sait pas encore dire. Ironie suprême, G use et abuse dans son roman du discours métaphorique : mythe, légende … (Tristan et Yseult, Narcisse et Echo, l’Androgyne, culte de la sainteté et du miracle). Le dernier mot est-il l’un des premiers du roman ? Celui de l’incipit ? Le seul qui peut “nommer” (“so nennen wir”), est-ce le narrateur, qui joue de ce droit sans se prendre au sérieux, qui pose et nie à la fois son unicité et son omniscience, à qui ses personnages échappent, comme les phénomènes empiriques échappent à la représentation verbale ? Qui a choisi le nom d’Edouard ? lui-même ou le narrateur ? Dans les deux cas (sans oublier l’hommage à Rousseau herborisant et poète), c’est un nom de fiction, et c’est celui qui reste.

WEBER, Anne-Gaëlle : Savoirs et fictions romanesques au XIXe siècle : des histoires de greffes

À l’orée des Affinités électives, Édouard ente « sur de jeunes pieds des greffes qu’il venait de recevoir » (p. 23) [footnote] . Le vieux jardinier qu’Odile aime à écouter lorsqu’Édouard a quitté le château, déplore d’ailleurs la préférence des jeunes générations pour les greffes et leur dédain des vieilles « espèces précieuses » (p. 157). L’image de la greffe illustre là, de manière métaphorique au moins, la discontinuité dans l’Histoire, la rupture brutale avec un un passé « précieux ». Et sa réussite incertaine pourrait traduire les inquiétudes d’un écrivain face aux bouleversements politiques qui ont marqué en Europe le tournant des XVIIIe et XIXe siècles. La greffe a à voir avec l’invention de formes inédites et avec la possibilité d’inscrire ces formes dans une continuité.

Comme Édouard, Bouvard et Pécuchet se livrent très vite dans le roman de Flaubert à l’entretien de leurs terres et de leur jardin. Bouvard entreprend, après les premiers échecs agricoles, de s’occuper de la ferme alors que Pécuchet se livre aux plaisirs des « marcottages » et essaie « plusieurs sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe herbacée, greffe anglaise » (p. 85). Quelle que soit la charmante technique utilisée, le résultat sera le même : « les boutures ne reprirent pas ; les greffes se décollèrent ; la sève des marcottes s’arrêta […] » (p. 85). Le résultat n’est pas toujours à la hauteur des attentes.

La maîtrise des techniques de la greffe ne garantit pas en effet le résultat de l’opération. Les chapitres XCVI à XCVIII de Mardi chantent les louanges des talents de chirurgien de Samoa. L’Upuloin s’y livre sans succès à la greffe d’une coupelle de noix de coco sur le crâne d’un plongeur blessé et raconte qu’il parvint un jour à greffer un cerveau de cochon sur la tête d’un guerrier qui, après l’opération merveilleuse, se révéla veule et lâche. Le récit de Samoa est dûment présenté au chapitre XCVIII comme un récit enchâssé et son étrangeté, par rapport au récit principal, accentuée par l’introduction d’un chapitre digressif, intitulé « Foi et connaissance », où le narrateur cherche à distinguer l’invraisemblable et l’incroyable du mensonger ; au chapitre XCVIII, l’argument est repris pour être appliqué aux voyageurs qui, contrairement à ce que pensent les sédentaires, ne mentent pas. Le récit redoublé de la greffe a des incidences sur le récit-cadre, sur le « conte » ou sur le roman, et incite le lecteur à ne pas investir les constantes génériques ou formelles d’une valeur de vérité. Les chapitres XCVI à XCVIII indiquent au lecteur que cette greffe pourrait avoir pour conséquence le renouvellement de la forme et de la visée de la fiction romanesque.

L’analogie entre le greffon et les savoirs est séduisante. La récurrence de l’image dans les trois romans serait alors peut-être le signe que les trois œuvres ne se contentent pas d’illustrer, tout au long d’un siècle qui pourrait se définir par l’écroulement du système des Belles-Lettres et par la spécialisation croissante de disciplines savantes autonomes, les diverses modalités de l’insertion du savoir dans la fiction romanesque ; ces romans semblent s’interroger sur la nature même de ces savoirs, participer sans doute de leur définition et réfléchir aux conditions de possibilité de l’insertion du savoir dans le roman ainsi qu’aux conséquences d’une telle entreprise sur la définition de la nature et de la visée de la fiction romanesque. Ainsi les grandes perspectives d’une réflexion sur les savoirs dans la fiction et sur la fiction du savoir peuvent, à partir des trois œuvres du corpus, être formulées en ces termes :

– Peut-on intégrer dans le tissu romanesque des savoirs ?

– Les savoirs fictifs exposés par les narrateurs ou incarnés par les personnages, sont-ils autre chose que du savoir ? Cette appropriation passe-t-elle par une critique des savoirs par rapport auxquels se définirait un domaine de connaissance propre à la fiction ?

– La fiction peut-elle être instrument du savoir ? Ou encore, faut-il feindre pour connaître ?

Mais l’étude du contexte culturel dans lequel naissent ces œuvres montre assez bien qu’il s’agit moins de plaquer ces problématiques sur les textes retenus que d’observer la manière dont les romans posent eux-mêmes ces questions, en exhibent les présupposés, et proposent des réponses romanesques.

Le tournant des XVIIIe et XIXe siècles en Europe est le moment où apparaissent les acceptions contemporaines (et exclusives) des mots de science et de littérature. Les trois œuvres romanesques étudiées participent de cette évolution et illustrent en même temps des étapes de la constitution de savoirs en tant que tels, de la constitution de la littérature en tant que telle et des indices de la récurrence des interrogations sur les rapports entre sciences (ou savoirs) et littératures. Dans Romanticism and the Sciences, Andrew Cuningham et Nicholas Jardine tentent de réévaluer la place de la période dite romantique (de 1780 à 1840) dans l’histoire de l’évolution des sciences. Ils ébauchent les contours des deux révolutions scientifiques : la première est définie, au début du XVIIe siècle par la création des nouvelles mathématiques et le développement, incarné notamment par la théorie de Newton, d’une philosophie de la Nature expérimentale ; la seconde, au tournant du siècle des Lumières et de celui du Positivisme, est celle où se forme la fédération des disciplines savantes que nous appelons aujourd’hui « science » [footnote] .

En 1605, Francis Bacon fait publier The Two Bookes of Francis Bacon of the Proficience and Advancement of Learning Divine and Humane, où il définit les composantes du savoir humain en fonction des facultés de l’homme : « Les parties du savoir humain correspondent respectivement aux trois parties de l’entendement de l’homme, qui est le siège du savoir : l’histoire correspond à sa mémoire, la poésie à l’imagination et la philosophie à sa raison » [footnote] . Ces deux longues lettres adressées au roi avaient notamment pour objectif de recommander une gestion étatique des sciences existantes ou non encore constituées afin de favoriser leurs progrès et leur enseignement. Lorsque Melville, dans Mardi, en 1841, dote son narrateur-personnage de trois compagnons historien, philosophe et poète, il s’inscrit sans nul doute dans la tripartition baconienne en favorisant, derrière les dialogues des personnages, les dialogues entre les facultés de l’âme. Il ne s’agit pas ici de suggérer l’anachronisme des « savoirs » empruntés par Melville, mais de souligner qu’en mêlant dans le récit les discours de la mémoire, de l’imagination et de la raison, Melville reprend à ses fondements la question de la définition des disciplines savantes et des savoirs en revenant à la théorie des facultés. Contemporain de la seconde révolution scientifique, l’auteur américain emprunte à la première ses présupposés pour mieux penser peut-être, à deux siècles de distance, la répartition des savoirs contemporains.

Autour des années 1800, où se situe au moins le roman de Goethe, les frontières entre les disciplines en cours de spécialisation et de définition ne sont pas encore définies. L’approche critique et analytique de la Nature souvent incarnée par Newton, pour les poètes romantiques, serait la cause de la rupture entre le Moi et une Nature « autopsiée » : la séparation des facultés humaines et, notamment, de l’Imagination et de la Raison, entraînerait la perte de l’unité originelle de l’Homme et de la Nature à l’Âge d’or et l’incapacité corrélative de l’homme à comprendre la Nature. Seuls l’art et la Poésie seraient à même de rétablir cette unité perdue en recherchant le langage de la Nature. Ainsi l’art deviendrait la seule appréhension savante possible de la Nature. Coleridge, Schiller ou Richter défendent ainsi la possibilité de modes poétiques de recherche sur la nature, Fichte et Schelling voient dans les discours de la physique et de la chimie des modes de créations artistiques. Goethe, bien qu’il ait pratiqué les « sciences » spécialisées, s’oppose à la théorie de la couleur de Newton et les Wahlverwandtschaften pourraient à première vue sembler réaliser l’union de l’homme et de la Nature en illustrant une loi chimique par des comportements humains et constituer du même coup un plaidoyer contre la spécialisation des disciplines et la séparation des sciences et de la littérature qui en est le corrélat.

Goethe en 1809, Melville en 1848 et Flaubert en 1880 ont donc en commun de composer des romans qui accueillent des discours du savoir, dans un contexte où le savoir se définit par rapport à plusieurs interprétations des « sciences », à une époque où les disciplines scientifiques se constituent contre la littérature et par rapport à elle. Étudier donc Die Wahlverwandtschaften, Mardi et Bouvard et Pécuchet à l’aune des « savoirs dans la fiction » et de la « fiction du savoir » revient donc non seulement à observer, si faire se peut, l’insertion des « savoirs » et des « sciences » dans le tissu romanesque mais également à analyser la manière dont la fiction romanesque élabore des définitions possibles du ou des savoirs, dont elle contribue à la délimitation de certaines disciplines savantes en en désignant les méthodes et les limites et encore à guetter, dans ces laboratoires romanesques du savoir, l’émergence d’un savoir propre à la fiction romanesque. En posant la question de l’étrangeté possible des discours du savoir et de la fiction, en tenant de résoudre cette étrangeté par une redéfinition réciproque de la fiction et des savoirs, comment ces trois œuvres parviennent-elles à défendre la spécificité d’une vérité romanesque ?

Les savoirs dans la fiction : de la traduction à la transformation

Dans son Journal d’Italie, dès 1796, Goethe sacrifiait à l’idée d’un écart creusé entre l’histoire naturelle et les arts en soulignant la nécessité d’unir science et littérature et en déplorant qu’on ait oublié que la science s’était développée à partir de la poésie [footnote] . Charlotte, quant à elle, appelle de ses vœux la venue d’un « artiste assembleur » (« Einungskünstler ») qui pourrait réunir ce que les chimistes « séparateurs » (« Scheidekünstler ») ont distingué, semblant déplorer ainsi la séparation croissante des savoirs et la perte de l’unité de l’homme et de la Nature (p. 62). Flaubert prophétise dans une lettre datée du 6 avril 1853 que « la littérature prendra de plus en plus les allures de la science » [footnote] . L’un et l’autre écrivains constatent donc l’écart supposé séparer la science de la littérature et semblent désireux de le combler.

Certes la science n’est pas le savoir et Stéphanie Dord-Crouslé distingue soigneusement l’une et l’autre dans son étude de Bouvard et Pécuchet. Si la Science est un système d’explication exhaustive du monde, alors il convient de distinguer de la « Science » les sciences et les savoirs à l’œuvre dans le dernier roman de Flaubert : « Mais les sciences telles qu’elles se pratiquent, théorisent leurs apports et se transmettent de génération en génération, sont parasitées par des paramètres négatifs qui les éloignent irrémédiablement de la Science. Elles ne commencent pas par observer. Surtout, elles ont la présomption de vouloir expliquer des choses qui les dépassent. Elles tombent alors dans la catégorie des savoirs. Or, Bouvard et Pécuchet traite des savoirs ainsi définis, et non de la Science qui demeure à l’état d’idéal » [footnote] . On peut toutefois faire aussi l’hypothèse que l’insertion de la science (en tant que savoir spécialisé reposant sur un corpus, un langage et un protocole propres) dans le roman est exemplaire des obstacles rencontrés par les écrivains au moment d’intégrer le savoir dans la fiction. Dans une lettre de 1872, Flaubert ainsi se réjouit de ce que « L’abominable chapitre des sciences est terminé : anatomie, physiologie, médecine pratique (y compris le système Raspail), hygiène et géologie » [footnote] .

La spécialisation des disciplines savantes passe par l’élaboration d’un vocabulaire spécialisé qui devient obscur aux yeux des non-initiés. L’idée d’une nécessaire traduction du vocabulaire savant devient, au long du XIXe siècle, un véritable cliché des préfaces des ouvrages de vulgarisation savante [footnote] . Dans chacune des œuvres du programme surgit le constat de l’obscurité du vocabulaire savant. Dans les Affinités électives, il est le fait d’Édouard et du capitaine au moment où ils expliquent à Charlotte la loi des affinités électives : « J’avoue, dit Édouard, que ce bizarre vocabulaire technique a de quoi paraître fatigant et même ridicule à celui qui n’est pas familiarisé avec lui par un aspect sensible, par des notions » (p. 65). Le capitaine propose alors de passer par les symboles algébriques qui, à leur tour, nécessiteront une traduction : « Tu es A, ma Charlotte et je suis ton B » (p. 65). Dans Mardi, un chapitre reçoit le titre de « Xiphius Platypterus » et il faut attendre la moitié du chapitre pour que le narrateur qui a déjà entretenu le lecteur du poisson pilote et de l’espadon, se décide enfin à justifier l’emploi de ce binôme linnéen : « Le poisson dont il s’agit ici est une créature très différente de l’espadon de l’Atlantique Nord […]. On le nomme espadon indien pour le distinguer de son homologue ci-dessus mentionné ; mais les marins du Pacifique le connaissent sous le nom de Bill, tandis que – les amateurs de science et de vocables difficiles seront ravis de l’apprendre – les savants naturalistes l’ont gratifié de l’extravagante dénomination de Xiphius Platypterus » (p. 96). L’extravagance du nom dit assez son inutilité. Il faut aller peut-être plus loin : le nom, connu d’un petit nombre seulement de spécialistes, ne désigne rien pour le commun des mortels. Il est un nom sans référent.

La nomenclature aride de la géologie rebute également Bouvard et Pécuchet : « Ce n’était pas une mince besogne avant de coller les étiquettes, que de savoir les noms des roches ; la variété des couleurs et du grenu leur faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire.

Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien, jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n’étaient pas ailleurs qu’en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura ? Impossible de s’y reconnaître ! ce qui est système pour l’un est pour l’autre un étage, pour un troisième une simple assise » (p. 149).

Le vocabulaire savant (celui des sciences comme celui de la philosophie) procède à la fois de l’invention de nouveaux vocables et de l’emprunt au vocabulaire commun de termes qui vont être redéfinis en fonction de leur référent et de la visée de la discipline qui s’en empare. Mais l’expérience que font Bouvard et Pécuchet de l’usage commun de termes de la Logique et de la Métaphysique aboutit à un constat désespéré : « le fameux cogito m’embête. On prend les idées de choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu’on entend fort peu, au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout ! Substance, étendue, force, matière et âme, autant d’abstractions, d’imaginations » (p. 316). Il faudrait, pour que le vocabulaire savant puisse être compris par tous, traduire à nouveau dans les termes communs à tous des mots qui ont été empruntés au vocabulaire commun, dégagés de leurs sens et réinvestis de sens particuliers ; mais on risque alors de trahir l’idée exprimée.

L’explication de la loi des affinités électives, au chapitre IV du roman de Goethe, naît a priori d’un malentendu sur les sens commun et savant du terme employé : Charlotte, en entendant le terme d’affinités, aurait songé aux affinités entre les êtres humains et avait été distraite un instant de la lecture. Elle justifie ensuite sa demande d’explication du sens dans lequel le mot est employé dans l’ouvrage savant par le constat que « rien ne rend plus ridicule en société que d’employer à faux un mot étranger, un terme technique », insistant dès lors sur l’étrangeté du vocabulaire savant, en particulier lorsqu’il est emprunté au langage commun (p. 58). Pendant le long dialogue qui clôt le chapitre, Charlotte ne cesse de traduire l’explication chimique en termes d’affinités humaines ; elle élargit alors le domaine d’application de la loi chimique au comportement des hommes et des sociétés et conclut une première fois le dialogue en réaffirmant l’identité entre le vocabulaire savant et le vocabulaire moral ou, du moins, en rétablissant les affinités dans leur acception première.

La conclusion apportée par Charlotte au dialogue est assez paradoxale. Après avoir loué le jeu des analogies, l’apprentie chimiste déduit de tout le dialogue que « l’homme est à bien des degrés au-dessus de ces éléments » et que « s’il s’est montré ici assez généreux de ces beaux mots de choix et d’affinités électives, il fera bien de rentrer en lui-même, et de réfléchir, à cette occasion, à la valeur de ces expressions » (p. 63-64). Le personnage désigne le détour par l’explication savante comme l’occasion de mieux réfléchir à l’acception « humaine » et « commune » du terme. Dans le même temps, son propos met en évidence les limites de l’analogie qu’elle a sans cesse tracée entre l’homme et les éléments chimiques. La « traduction » du vocabulaire savant se donne en même temps que ses propres limites et le vocabulaire savant apparaît in fine comme une variante permettant de faire retour à un sens et à un savoir premiers – celui dont l’objet est l’Homme. Il y a traduction et, dans le même temps, transformation d’un savoir naissant en un autre savoir, présenté ici par la protagoniste comme plus essentiel que le discours scientifique et apte à le concurrencer le discours.

Goethe justifiait le choix de son titre dans une lettre datée de juillet 1809 en montrant à la fois combien la notion chimique pouvait sembler étrangère à la poésie et combien elle lui offrait cependant un objet privilégié : « Die sittlichen Symbole in den Naturwissenschaften (zum Beispiel das der « Wahlverwandschaft », vom groβen Bergman erfunden und gebraucht) sind geistreicher und lassen sich eher mit Poesie ; ja mit Sozietät verbinden, als alle übrigen, die ja auch, selbst die mathematischen, nur anthropomorphisch sind, nur daβ jene dem Gemüt, diese die Verstande angehören » ( « Les symboles moraux dans les sciences de la Nature (comme par exemple celui des affinités électives, découvert et utilisé par le grand Bergman) sont spirituels et se laissent associer à la poésie et à la société mieux que tous les autres qui, même mathématiques, sont aussi anthropomorphiques mais appartiennent au domaine de l’entendement, là où les premiers appartiennent à celui des sentiments ») [footnote] . La fiction pourrait ainsi se réapproprier le discours savant de la chimie et transformer ce savoir en lui inventant un nouveau domaine d’application, en en faisant le point de départ d’un nouveau savoir.

René Taton, dans son Histoire des sciences, retrace fort bien les errances de la notion d’affinités dans les différents domaines savants avant que les chimistes Bergman (cité par Goethe) et Priestley (cité curieusement par Melville dès le second chapitre de Mardi) ne la définissent et ne l’illustrent par des tables d’affinités [footnote] . Il rappelle que la notion fut d’abord employée par les alchimistes en guise de synonyme des « sympathies », puis par les « physiciens » (par Newton) et les mathématiciens avant d’apparaître comme un terme savant réservé propre à la chimie naissante.

L’article que Guyton de Moreau consacre à l’« affinité » dans l’Encyclopédie méthodique, en 1786, s’ouvre par le constat d’une grande plurivocité du terme, heureusement résolue par ses contemporains, selon l’auteur : « On nomme ainsi en Chymie la force avec laquelle des corps de nature différente tendent à s’unir. Ce terme qui, dans le sens propre & originel, n’indique qu’une liaison voisine de la parenté, qui, dans le discours figuré, ne s’applique guère qu’à des rapports moraux ou métaphysiques, est aujourd’hui l’expression d’une action purement physique. L’usage en a passé dans toutes les langues vivantes […] . L’illustre Bergman a préféré l’expression d’attraction élective, comme indiquant, sans figure, le principe de la combinaison des corps, comme étant par cela même une dénomination plus conforme à la sévérité qui convient à la Langue d’une science exacte » [footnote] . Les propos de Guyton de Moreau montrent la nécessité, selon le savant, de distinguer le vocabulaire savant du vocabulaire commun auquel le premier emprunte un certain nombre de ses dénominations et de distinguer, à l’intérieur du domaine savant, des termes qui ne relèvent pas du même mode d’analyse ou d’étude de la Nature. Certes les Affinités électives sont publiées plus de dix ans après l’article de l’Encyclopédie méthodique, mais lorsque Claude-Louis Berthollet publie en 1803 son Essai de statique chimique, l’idée d’un langage chimique modélisé n’est pas encore admise de tous ses confrères savants.

La démarche de Goethe est en quelque sorte analogue à celle des chimistes contemporains. Il retrouve dans ce terme son origine et sa plurivocité et décide de lui fixer un nouveau domaine d’application (celui de la fiction) comme le font aussi les chimistes. Le savoir est ici transformé mais demeure un savoir, concurrent du savoir chimique qui use des mêmes termes que lui. Si tout savoir naît de la littérature en s’arrachant à elle, la littérature peut aussi créer de nouveaux savoirs et concurrencer, par l’emploi et la redéfinition des mêmes termes, les sciences naissantes.

Le même commentaire pourrait être fait à partir du traitement de la loi chimique des affinités dans Mardi de Melville. Celle-ci apparaît en effet au chapitre XCV pour expliquer les relations qui se tissent entre le silencieux Jarl et le truculent roi Borabolla – incarnation dans le récit de Rabelais, d’Alcofrybas Nasier et des compagnons rabelaisiens : « Chose étrange, dès le début notre gros hôte avait regardé mon Viking avec la plus grande sympathie. Chose plus étrange encore, ce sentiment se trouvait payé de retour. Et pourtant ils étaient si différents, Borabolla et Jarl ! Mais il en va toujours ainsi. De même que le convexe ne s’ajuste pas au convexe mais au concave, les hommes s’accordent par leurs contraires et la forme arrondie de Borabolla s’ajustait à la surface creuse de Jarl.

Mais encore ? Borabolla était jovial et bruyant, Jarl réservé et taciturne ; Borabolla était roi, Jarl un vulgaire Skyois. Comment pouvaient-ils s’apparier ? Très simple, je le répète, parce qu’ils étaient hétérogènes, et par conséquent pleins d’affinités. Mais comme l’affinité entre le chlore et l’hydrogène, chimiquement opposés, ne se déclenche que sous l’effet de la chaleur, l’affinité entre Jarl et Borabolla se déclencha sous l’action ardente du vin qu’ils avaient bu au festin » (p. 262). La loi chimique des affinités se mêle comme dans le récit de Goethe à l’ancienne théorie de la sympathie pour redonner à l’expression d’affinité sa double acception de combinaison chimique et d’attirance et retrouver en quelque sorte l’unité perdue entre la Nature et l’Humain depuis l’appropriation par la chimie de notions morales ou métaphysiques. Comme l’écrit Gillian Beer dans Open Fields : Science in Cultural Encounter : « Interdisciplinary studies do not produce closure. Their stories emphasize not simply the circulation of intact ideas across a larger community but transformation : the transformations undergone when ideas enters other genres or different reading groups, the destabilizing of knowledge once it escape from the initial group of co-workers, its tendency to mean more and other that could have been foreseen[footnote] .

Sources littéraires et savantes

Les symptômes romanesques de l’insertion des savoirs dans la fiction romanesque peuvent être non seulement les déclarations de l’étrangeté du discours usité mais aussi les mentions de sources étrangères auxquelles on emprunte. Les trois auteurs se rejoignent en ce qu’ils ne se contentent pas de faire référence, de manière implicite ou non, à des corpus relevant de savoirs a priori distincts du savoir littéraire ; ils mettent en scène, à l’intérieur du texte de fiction, la manière dont on peut s’approprier un savoir et élargissent très vite leurs sources au domaine de la littérature comme s’ils réconciliaient, par l’usage des sources, les savoirs et les littératures qui prétendent se distinguer les uns des autres.

Mardi et Bouvard et Pécuchet se ressemblent par la multitude des noms d’auteurs et de savants explicitement mentionnés. Mais l’intertextualité dans Mardi a quelque chose de très spécifique : Melville, comme Flaubert, indique dans son roman le nom de nombreux savants contemporains mais il en use de telle sorte que le lecteur ne puisse mesurer ce que le roman peut devoir aux théories du savant ou de l’écrivain en question. Là où le narrateur de Bouvard et Pécuchet résume, ne serait-ce qu’au discours indirect libre, les ouvrages lus par ses deux protagonistes, Melville n’use presque jamais de citations d’œuvres « réelles ».

Certes le discours dont use le narrateur flaubertien ne permet pas immédiatement au lecteur de juger de l’exactitude avec laquelle il rend compte des livres cités à moins que ce même lecteur ne connaisse les théories savantes et ne puisse alors faire la part de ce que le résumé doit à l’auteur ou à la lecture et à l’interprétation qu’ont faites du livre les deux apprentis savants ou le narrateur. Mais Melville va plus loin, comme si le contenu de l’intertexte importait moins que la manière dont il s’inscrira dans le texte, comme si les seules connaissances que devait acquérir le lecteur étaient celle du nom de l’auteur cité et celle de ce qu’en dit le narrateur de Mardi.

La première apparition, dans le premier chapitre de Mardi, de noms d’écrivains réels, rend assez explicite ce jeu avec l’intertexte qui parcourt tout le roman : aux deux auteurs de manuels de navigation (Bowditch et Hamilton Moore) dont les ouvrages composent la bibliothèque du capitaine de navire, le narrateur affirme préférer « Burton », auteur en 1621 de The Anatomy of Melancholy et maître dans l’art de la citation ! L’ouvrage de Burton, pour Mardi, fait office de modèle poétique et introduit par son seul nom la présence dans le texte d’une érudition surabondante qui ne se distingue pas toujours du récit-cadre. Le Démocrite junior anglais est aussi le premier dans Mardi de ceux dont les noms forment la longue liste des philosophes et lettrés européens qui sont désignés dans le texte comme des « amis » ou des « compagnons » du narrateur, à l’exemple du « vieil oncle Johnson » désignant au chapitre XIII le moraliste Samuel Johnson (p. 41). Parfois même, narrateurs et personnages s’identifient à d’autres héros fictifs célèbres, tels que Faust ou Manfred ; dans la fiction n’est établie aucune frontière entre auteurs « réels » et personnages fictifs. Le roman ne fait pas signe vers un savoir extérieur : tout emprunt au discours savant ou littéraire est toujours déjà romanesque.

Le contraste est grand entre Mardi où la multiplicité des sources finit par perdre et décourager les amateurs d’intertextualité (ce qui est sans doute le but visé) et Les Affinités électives où Goethe réserve fort peu de place à la référence explicite aux noms de savants ou d’écrivains. Il n’y a dans les Affinités électives qu’une unique exception au silence maintenu sur les sources savantes. Dans les extraits du journal d’Odile de la seconde partie est mentionné le nom de Humboldt : « Seul le naturaliste est digne de respect qui sait nous dépeindre et nous représenter l’insolite, le singulier, avec son ambiance, son voisinage, toujours dans l’élément qui lui est le plus spécifique. Que j’aimerais à entendre, ne fût-ce qu’une fois, Humboldt conter ! » (p. 241). La référence est savoureuse : Alexander von Humboldt ne mérite de figurer au panthéon des naturalistes que pour ses talents de peintre et de conteur. Il est celui qui réconcilie la science et l’art littéraire et n’est un grand savant que parce qu’il est un grand écrivain. Et cette remarque d’Odile, loin de trahir la pensée du naturaliste allemand, s’applique fort bien aux préoccupations de ce dernier qui, à la fois, constate la séparation des discours savants et littéraires et qui entreprend de renouveler la poétique du discours savant afin qu’il soit digne toujours de relever de la Poésie. Goethe a sans doute à l’esprit les Tableaux de la Nature que Humboldt publia pour la première fois en 1808 et qui lui valurent la réputation de peintre.

Non seulement les romanciers commentent les emprunts qu’ils font à des discours a priori étrangers à la fiction pour montrer souvent combien cette étrangeté est fausse, mais ils composent aussi des scènes de lecture où se joue, en miroir, la capacité pour le lecteur d’acquérir au moins par les livres une quelconque connaissance.

Flaubert varie à loisir l’introduction dans le récit des lectures récurrentes de Bouvard et Pécuchet : il peut en résumer le propos de manière plus ou moins détaillée, comme dans le cas des Époques de la Nature de Buffon (p. 139) ou du Cours de philosophie à l’usage des classes de Monsieur Guesnier (p. 303) dont la structure dicte celle du dialogue qui suit ; il peut aussi énumérer rapidement les noms des auteurs consultés en les assortissant de résumés très brefs comme dans le cas des définitions du Beau (p. 219). Les résumés sont le plus souvent mis au compte du narrateur qui raconte ce que les personnages retiennent de la lecture autant que l’ouvrage lui-même ; mais le lecteur peut aussi avoir accès directement aux commentaires dialogués des personnages. À l’exposé du contenu se mêlent parfois des remarques formelles dont il est difficile de savoir s’il faut les mettre au compte des lecteurs fictifs ou du narrateur. Enfin la lecture elle-même peut être apparemment complète et continue mais elle peut se limiter aussi à des extraits si l’œuvre, à l’instar de l’Éthique de Spinoza, effraie trop les deux protagonistes. Parmi les ouvrages techniques s’introduisent des ouvrages de vulgarisation savante (dont relèvent par exemple les lettres de Joseph Bertrand, les ouvrages de Buffon et de Cuvier) dont le statut (littéraire ou savant) est par essence problématique. Mais Bouvard et Pécuchet pratiquent sur les romans de Balzac et les comédies de Molière le même type de lecture que sur les ouvrages médicaux ou historiques et les critiques formulées par eux à l’égard de la littérature documentaire ou de l’Histoire comme invention sont souvent le reflet de polémiques contemporaines. Le savoir se donne à lire en même temps que la manière dont le roman se l’approprie. Les scènes de lecture (ou les dialogues qui suivent la lecture) mettent en abyme les manières de lire ainsi que les résultats, fort peu satisfaisants, de ces lectures. Et le lecteur du roman de Flaubert est bien contraint de lire les multiples réécritures romanesques des discours ou des récits savants.

La même interprétation vaut également pour le chapitre CLXXX de Mardi qui est consacré tout entier aux commentaires dialogués des compagnons et du noble roi Abrazza sur un livre imaginaire intitulé Kostanza. L’ouvrage est dit « étrange », « extravagant » et, finalement, « désordonné, sans liens, tout en épisodes » (p. 541) ; il ressemble ainsi étrangement à Mardi lui-même. Le dialogue des lecteurs-personnages reflète l’affrontement entre divers modes d’appréciation de la qualité de l’ouvrage et l’incompréhension finale des compagnons dont certains avouent n’avoir pas lu l’ouvrage mime par avance l’incompréhension des lecteurs de Mardi ; sans doute faut-il comprendre par là qu’il peut être utile de se départir d’un certain nombre d’habitudes de lecture pour comprendre les vérités que recèle, comme tout autre savoir, la fiction romanesque.

L’usage absolument identique que Flaubert et Melville réservent aux sources savantes ou littéraires déclarées est le signe que le roman n’est pas le lieu d’où peut émaner un discours supérieur aux autres. La fiction romanesque réfléchit aux savoirs comme elle réfléchit aussi à la littérature et au roman.

Limites romanesques du savoir

Il semble évident, dans la période qui sépare la grande Encyclopédie des Cours de philosophie positive, que l’on assiste à une séparation croissante des savoirs qui se définissent les uns par rapport aux autres et semblent encore pouvoir être classés et hiérarchisés dans des textes encyclopédiques. Faire le tour des connaissances, jusqu’aux grands dictionnaires des polygraphes du XIXe semble encore possible ; mais cette entreprise apparaît comme déjà menacée par la spécificité croissante des savoirs érigés en disciplines scientifiques. Cette tension entre l’idéal encyclopédique et les obstacles qu’il rencontre parcourt chacune des œuvres et permet de décrire le rôle qu’y joue la mise en intrigue.

Si l’intrigue, dans le genre romanesque, est la mise en ordre des événements racontés, si elle établit entre les composantes romanesques une certaine logique et une certaine hiérarchie, elle pourrait être mise à profit par les romanciers pour intégrer dans le tissu romanesque les éléments étrangers et perturbateurs que peuvent constituer les discours des savoirs. Elle pourrait même rétablir une unité entre des savoirs dont la spécialisation est croissante et faire du roman le lieu d’une nouvelle unité des savoirs. Le roman emprunterait à l’encyclopédie sa structure et sa construction illustrerait un discours sur les savoirs. Inversement, le volume énorme occupé par l’exposé des divers savoirs pourrait dans nos trois récits constituer la clef d’une intrigue qui, du point de vue des événements romanesques, est souvent ténue. Or, dans les trois romans au programme, la logique savante et encyclopédique perturbe autant la logique romanesque que celle-ci ne perturbe la logique savante.

Le récit des Affinités électives repose sur une intrigue amoureuse et romanesque presque clichéique. Cette intrigue est cependant renouvelée dès le chapitre IV en trouvant une formulation algébrique absolument originale dans la loi des affinités. Il revient même à Édouard de formuler la traduction de la loi chimique des affinités en termes de relations romanesques : « Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car je ne dépends vraiment que de toi seule et je te suis comme B suit l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, cette fois, me soustrait quelque peu à toi. Or il est juste que, si tu ne veux pas te dissoudre dans le vague, on te trouve un D, et c’est, sans aucun doute, la gente demoiselle Odile, à la venue de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps » (p. 65). On peut sourire de cette traduction fort erronée et y lire l’aveuglement d’Édouard ; mais on peut aussi observer la manière dont l’intrigue dément ce premier schéma romanesque et, par la volonté finale d’Odile de ne pas céder à Édouard, brouille la logique simple de la loi des doubles affinités.

Ni l’intrigue de Mardi, ni celle de Bouvard et Pécuchet ne se présentent de la sorte comme l’application romanesque d’une loi savante. Ces deux romans ont davantage en commun de nier a priori toute mise en intrigue ou, du moins, de renoncer au moindre fil narratif ébauché pour mieux permettre l’énumération de très nombreux savoirs : c’est là qu’il est alors tentant de chercher à découvrir dans ces récits les principes d’une encyclopédie romanesque. [footnote]

Mardi s’ouvre comme un récit de voyage baleinier ; le récit est très vite menacé par l’ennui d’une pêche si infructueuse que le navire tourne en rond. La fuite du narrateur et de son compagnon Jarl est la promesse d’un récit d’aventures tel que ceux que Melville a déjà livrés avec Typee et Omoo. Mais la rencontre de la belle Yillah change l’itinéraire des voyageurs qui pénètrent dans l’archipel de Mardi. L’intrigue amoureuse, exotique qui plus est, se noue aussi vite qu’elle se dénoue grâce à la disparition de la Belle. La quête devient alors le motif d’un récit en archipel qui se traduit, du point de vue narratif, par l’énumération des îlots abordés.

Le chapitre LXV de Mardi où se dessine le projet de faire le tour de l’archipel annonce le voyage cyclique et exhaustif qui mime le parcours dans les savoirs que peut représenter l’encyclopédie. Taji, désireux de « quitter Odo et [de] chercher à travers tout l’archipel de Mardi » (p. 178) se voit doté de quatre compagnons dont les motivations ressemblent fort au projet encyclopédique de faire le tour des connaissances : au roi et demi-dieu Média, séduit à l’idée de pousser ses explorations dans l’archipel sur lequel il règne, s’ajoutent l’historien Mohi, le poète Youmi et le philosophe Babbalanja qui « rêvaient depuis quelque temps de faire le tour de l’archipel, Babbalanja en particulier, qui avait souvent manifesté le plus vif désir de visiter toutes les îles, en quête de je ne sais quel objet auquel il faisait de mystérieuses allusions » (p. 179). Mais l’exhaustivité affichée de la quête est très rapidement menacée par l’arbitraire des choix opérés par les personnages ou par les conditions de la navigation.

Déjà au chapitre CVI, Babbalanja avait décrété en approchant de l’île de Maramma qu’« il y a peu d’apparence que celle que nous avons perdue soit ici » (p. 286). Au chapitre CXXVIII où le philosophe fait à nouveau remarquer au roi que Yillah ne saurait se trouver à Pimminé et lui demande pourquoi il faut débarquer là, le roi répond : « Tel est mon bon plaisir, Babbalanja » (p. 356), mettant en scène par sa réponse le caractère arbitraire de l’itinéraire choisi. Au chapitre CXXXVII, effrayés par la multiplicité des îles qui les entourent, le roi Média et le philosophe Babbalanja reconnaissent d’ailleurs l’impossibilité de sonder tout l’archipel : « nous devons renoncer à visiter une grande partie de l’archipel, car nous ne pouvons pas rechercher Yillah partout, noble Taji » (p. 387). À cette déclaration de non-exhaustivité s’ajoute le fait que les hasards de la navigation entraînent la visite d’îles imprévues, comme l’île des Fossiles au chapitre CXXXII, et font obstacle aux prévisions des voyageurs : les courants et le vent les condamnent ainsi à tourner autour de l’île de Kalédoni et le titre du chapitre établit alors une stricte équivalence entre le savoir et l’intrigue du voyage : « Ils tournent autour d’une île sans y débarquer et autour d’une question sans la résoudre » (p. 436). Discours et récit se valent ou, pour le dire autrement, « fiction » et « diction » coïncident parfaitement : faire le tour de Mardi est faire le tour des discours qui disent Mardi.

À l’arbitraire de l’itinéraire poursuivi par Taji et ses compagnons fait écho, dans le roman de Flaubert, le hasard des expérimentations malheureuses qui poussent Bouvard et Pécuchet à explorer de nouvelles sciences sans que jamais par la suite ils ne fassent retour aux expériences initiales. L’échec cuisant des conserves amène ainsi les protagonistes à penser qu’ils ne savent pas assez la chimie et le second chapitre s’achève, en guise de transition par une interrogation : « c’est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie » (p. 115). En réponse à ce doute, le chapitre suivant décrit le désir de l’apprentissage de la chimie qui conduit les deux héros à interroger le médecin chez qui un recueil de planches anatomiques les oriente vers l’étude du squelette humain. Quand s’esquisse une relation logique entre les disciplines, elle est aussitôt niée par la succession des expériences racontées : ainsi Bouvard et Pécuchet consultent-ils à juste titre le médecin parce qu’ils estiment les progrès de la médecine liés au développement de la chimie organique. Mais l’ignorance du médecin, qui dit la concurrence entre des savoirs exclusifs, les détourne alors vers la médecine pratique. De conserves, il ne sera plus question.

Aucune hiérarchie n’est définitivement établie entre les différents domaines du savoir ni dans Mardi, ni dans Bouvard et Pécuchet et l’intrigue romanesque, supposée mettre en ordre et établir une continuité logique, est soit réduite à son plus simple appareil (la quête d’un objet mystérieux dans un archipel, la retraite de deux citadins), soit mine de l’intérieur toute entreprise de mise en ordre. Cela pourrait aussi bien valoir pour les Affinités électives dont la seconde partie peut être décrire comme un défilé de visites assez peu motivée.

La forme encyclopédique ne repose pas seulement sur l’exhaustivité ; elle entreprend aussi d’établir un ordre et une hiérarchie parmi les différents savoirs. Elle n’est brandie par les romanciers que pour être dénoncée comme un leurre. Autant qu’une critique a posteriori du modèle encyclopédique, on pourrait lire également dans la tension entre exhaustivité et sélection ou entre liste et système qui parcourt au moins deux de nos romans, l’explicitation par les romanciers d’apories constitutives de l’encyclopédie elle-même. Car après tout, le XVIIIe siècle n’a pas le privilège des encyclopédies et l’année 1865 voit encore paraître le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse qui tient du dictionnaire encyclopédique. Dans sa préface, Larousse aborde la question délicate de la composition d’une encyclopédie en fonction des disciplines existant, se demande si l’encyclopédie est une forme préétablie plaquée sur un certain état du savoir ou si elle n’est pas le texte qui crée et définit, par sa composition, les disciplines savantes, puis s’interroge sur la nécessité d’achever un texte qui doit pouvoir intégrer en son sein les futurs progrès scientifiques. En ce sens alors, il faudrait moins lire les intrigues romanesques comme des défaites du modèle encyclopédique que comme des encyclopédies mettant elles-mêmes en évidence leurs propres limites.

On ne peut guère non plus se fier aux narrateurs pour décider de la préséance, pour parvenir à la Vérité, de tel ou tel savoir. La critique la plus virulente d’un savoir établi en une discipline savante est celle qui parcourt les extraits du journal d’Odile au chapitre VII de la seconde partie. Curieusement, la science visée est celle sans doute qui influença le plus la littérature du temps : l’histoire naturelle

Conçue comme la science de l’étrange peu à même de faire comprendre à l’homme le monde qui l’entoure, l’histoire naturelle est strictement condamnée par Odile. Le savoir qui est visé là pourrait être celui des cabinets de curiosités qui se préoccupaient moins de faire le tour des composantes de la Nature que de livrer la description de monstres ou de merveilles : il n’est pas l’histoire naturelle à visée exhaustive telle que la pratiquent déjà depuis un demi-siècle Buffon et Linné. En ce sens, la critique pourrait être mise au compte de Goethe et viser moins le discours et la visée de l’histoire naturelle contemporaine que les dérives d’une ancienne compréhension de la Nature. Mais le propos est également contemporain des thèses de Geoffroy Saint-Hilaire visant à démontrer, par l’étude des cas monstrueux, la présence de grandes tendances dans la Nature permettant de comprendre la répartition des espèces à partir de l’unité de plan. Odile se ferait l’écho alors des théories dites « fixistes » contre les théories « transformistes » auxquelles Goethe a accordé un intérêt tout particulier en relatant la querelle des Analogues. Il est, en d’autres termes, fort difficile de savoir si l’on doit prendre au sérieux cette critique ou s’il faut y lire une condamnation, par l’auteur, des critiques d’Odile, teintées d’un sentiment religieux fort archaïque. D’autant que le narrateur brouille les pistes en suggérant plusieurs origines possibles de ces remarques : « Cet incident doit cependant avoir donné lieu à une conversation dont nous trouvons les traces dans le journal d’Odile » (p. 240).

L’opposition non résolue entre des personnages incarnant la maîtrise d’un certain savoir est aussi ce dont use Herman Melville pour composer des dialogues entre les compagnons de l’archipel. Les chapitres LXIX, XCIII et CXV de Mardi se ressemblent étonnamment en ce que l’historien, le poète et le philosophe y racontent tour à tour des légendes critiquées à chaque fois par leurs compagnons : à l’historien s’oppose le philosophe qui lui reproche de raconter des fables, au poète s’oppose ensuite l’historien qui reproche au premier d’imaginer des faits et le philosophe verra son conte interrompu par l’historien qui lui reprochera à son tour le manque de véracité historique et le manque de vraisemblance de ses dires. Certes Histoire, Mémoire et Raison s’opposent à tour de rôle en faisant apparaître les limites des autres types de savoirs et les contradictions mettent en exergue le caractère exclusif des visées de chacun de ces types de savoirs. Mais, en faisant en sorte que les trois savants racontent une légende, l’écrivain met en évidence le fait qu’on n’accordera pas la même valeur de vérité à un même texte selon son appartenance affichée à un savoir donné.

Les contradictions irrésolues entre divers modes d’explication du monde prennent également, dans Bouvard et Pécuchet, la forme de dialogues animés, bien souvent entre les deux personnages principaux et le curé. Les théories géologiques transformistes s’opposent ainsi à la Genèse à la fin du troisième chapitre où ni les tenants de l’un, ni ceux de l’autre ne l’emportent véritablement. La discussion se clôt par une nouvelle énigme savante : celle des aurores boréales. Mais l’absence du narrateur n’est jamais aussi manifeste que lorsque nous sont exposées des contradictions internes à chaque savoir. Non seulement sont alors énumérées, bien souvent, des théories contradictoires, mais Bouvard et Pécuchet s’empressent aussi d’adopter des points de vue contraires qui leur permettent de s’affronter sans qu’aucun compromis ne mette fin à leurs dialogues. Si l’ironie du narrateur vise ici des personnages qui ne comprennent rien, elle vise aussi sans doute des savoirs qui tous prétendent à la Vérité et qui cependant se succèdent en annihilant les théories précédentes.

Cela vaut aussi bien des sciences humaines que des sciences naturelles. Ainsi, l’intérêt de Bouvard et Pécuchet pour la géologie et pour la question de l’origine du monde passe-t-il par un résumé très fidèle de la thèse fixiste et catastrophiste de Georges Cuvier (il n’y a eu qu’une seule Création du monde, mais des cataclysmes ont entraîné la re-création des mêmes espèces à différentes époques) pour aboutir au résumé, par le narrateur, d’un article de journal qui se fait l’écho des thèses transformistes et qui nie les cataclysmes défendus par Cuvier pour plaider en faveur d’une transformation progressive des espèces. À l’enthousiasme de Bouvard et Pécuchet pour le Discours sur les révolutions du globe succède un nouvel enthousiasme pour les théories transformistes sans que rien d’autre que la déception des deux apprentis-géologues ne vienne rationnellement justifier la supériorité scientifique de l’une ou l’autre de ces thèses encore contemporaines du roman : « Cuvier jusqu’à présent leur avait apparu dans l’éclat d’une auréole […] ; leur respect pour ce grand homme diminua » (p. 154).

Le personnage de Babbalanja, dans Mardi, profite aussi de l’exposé des différentes hypothèses géologiques de la création du monde pour suggérer leur caractère arbitraire. Interrompu une première fois après son exposé de la théorie dite plutonienne de l’origine volcanique des terres émergées, le philosophe propose de « prendre alors une autre théorie » (« neptunienne » celle-là) de l’origine organique de la terre (p. 370-371). L’interprétation romanesque qu’il donne des théories récentes de Charles Lyell lui vaut les félicitations du roi Média, louant la capacité du savant à recréer le monde en quelques minutes. Le philosophe se moque alors lui-même du bien-fondé de sa théorie : « Une bagatelle pour nous géologues, monseigneur. Au premier signe, nous pouvons vous servir des systèmes entiers, soleils, satellites et astéroïdes compris » (p. 371). Aucune des explications savantes ne l’emporte sur l’autre et toutes sont susceptibles de n’être que des systèmes imaginaires s’opposant les uns aux autres sans qu’aucune preuve ne vienne décider de leur Vérité.

Des conditions de possibilité de la fiction savante

En 1848, Melville annonçait dans une lettre à son éditeur John Murray la réorientation de son récit : « Mon objet en vous écrivant aujourd’hui – j’aurais dû le faire plus tôt – est de vous informer d’un changement dans mes projets. Pour dire les choses rondement : le prochain ouvrage que je publierai sera, tout à fait sérieusement, un « Roman d’Aventure Polynésienne » – Mais pourquoi cela ? La vérité, Monsieur, est que l’accusation réitérée d’être un romancier déguisé m’a incité finalement à prendre la résolution de montrer à ceux qui prennent quelque intérêt à la chose, qu’un véritable roman de moi n’est pas Taïpi ou Omoo, mais est fait d’une toute autre étoffe. […] Quant à savoir s’il est de bonne politique de sortir un roman reconnu comme tel sur les talons de deux livres de voyages qui ont été reçus dans certains quartiers avec une bonne dose d’incrédulité – Cela, Monsieur, est une question dont je me soucie peu, à vrai dire. – Mon instinct est de donner le jour au Roman, et laissez-moi vous dire que les instincts sont prophétiques et valent mieux que la sagesse acquise » [footnote] . Sous la plume de l’écrivain, Mardi n’est donc pas un simple roman mais le lieu de l’élaboration de l’essence même du romanesque, le « pur roman » qui surgit de nouveau dans la préface. Et les trois œuvres au programme ont en commun d’avoir été présentées par leurs auteurs comme des expérimentations romanesques visant à explorer la nature et la visée du roman.

Or il semble que l’intégration critique du savoir dans le roman soit précisément l’occasion, pour les romanciers, d’explorer les limites de la fiction romanesque. Dans ses Conversations avec Eckermann, Goethe déclarait : « La seule œuvre de grande envergure où j’ai eu conscience de travailler à la représentation d’une idée d’ensemble, ce fut peut-être mes Affinités électives. Le roman par là est devenu accessible à l’intelligence ; mais je ne veux pas dire qu’il en soit meilleur. Je suis au contraire d’avis que plus une œuvre poétique est inaccessible et insaisissable pour l’intelligence, meilleure elle est » [footnote] . Le récit romanesque se pose en concurrent possible d’une loi savante et tente de cerner la différence, ou au contraire, la convergence entre l’acte d’expliquer et celui de raconter. L’écrivain s’inspire de polémiques savantes propres à certains domaines constitués en disciplines, cherche dans les discours savants autant de modèles que de repoussoirs et fait d’une interrogation sur les méthodes des savoirs l’occasion d’une expérimentation sur la fiction romanesque elle-même et sur sa capacité à atteindre une quelconque vérité.

L’usage des récits ou des fictions s’est depuis les années 1750 au moins largement répandu dans le discours de la discipline maîtresse qu’est l’histoire naturelle. Et la théorie de l’évolution de Darwin, dont l’Origine des espèces est traduite en français en 1862, ne fait que renouveler la valeur heuristique de l’hypothèse et de la fiction : sur le très long terme, aucune théorie de l’évolution ne peut recevoir de preuve factuelle et il faut admettre la vérité savante de la fiction.

Reste alors à distinguer la fiction « littéraire » qui n’est pas supposée dire le monde et la fiction « savante ». C’est ce à quoi se sont employés déjà la plupart des grands naturalistes du tournant des XVIIIe et XIXe siècles, à partir du moment où ils se sont intéressés à l’origine du monde naturel et à la transformation de ses composantes. C’est à ce moment que le mot même de « géologie » change de sens ; là où il désignait encore en 1770 la « théorie de la terre » entendu comme une spéculation purement théorique, il devient une science empirique, à laquelle la découverte d’ossements fossiles offre des preuves et dont la dimension explicative, comme l’écrit Nathalie Richard, « prétend s’appuyer sur la stricte induction » [footnote] . Buffon déjà reprochait à Linné d’user de « théories » fantaisistes et imaginaires ; mais sa propre théorie de la terre, illustrée dans les Époques de la Nature encore fort en vogue dans la première moitié du XIXe siècle, fait figure à son tour de théorie fictive sans fondement aux yeux d’un Georges Cuvier qui revendique à son tour dans son Discours sur les révolutions du Globe et dans ses Recherches sur les ossements fossiles l’usage du récit en fixant les conditions de sa véracité savante.

Le récit et la fiction (par quoi les savants désignent en général les « théories » et la « philosophie » naturelle) font l’objet, au moment où les trois romanciers composent leurs ouvrages, de tentatives de définitions de la part des savants qui tentent de mesurer la place de l’imagination dans le discours savant. Le « discours préliminaire » aux Recherches sur les ossements fossiles, publiées en 1812, est ainsi révélateur de la manière dont Georges Cuvier se présente à la fois comme l’inventeur d’une nouvelle science et comme l’inventeur d’un nouveau type d’histoire et de récit. Le géologue s’y définit comme un « antiquaire d’une nouvelle espèce » et ne dissimule pas la part de reconstruction qu’a nécessitée le récit qui suit. S’il nie avoir imaginé la moindre part de sa théorie des révolutions du globe, il présente toutefois son ouvrage de manière spectaculaire et grandiose, en fait un récit fondateur propre à receler les nouveaux mythes des espèces perdues ; l’ouvrage doit impressionner le lecteur et érige le savant en créateur d’un monde nouveau, à l’instar du romancier ou de l’écrivain [footnote] .

Or précisément, Bouvard et Pécuchet font partie de ces lecteurs si impressionnés par les récits spectaculaires de Cuvier qu’ils se figurent le monde en formation et que le narrateur alors retrace un récit en prose des révolutions du globe empruntant à Cuvier ses hyperboles. Là le roman prend pour modèle le récit savant auquel il emprunte ensuite des motifs pour les reformuler sur le mode tragi-comique cette fois : les tortues gigantesques et les serpents ailés du troisième tableau inspiré du Discours sur les révolutions du globe s’entremêlent à quelques pages d’intervalle pour faire de Bouvard « en démence », une « tortue avec des ailes qui aurait galopé parmi des roches » (p. 153).

Les histoires de l’origine du globe ne sauraient, parce qu’elles se déroulent sur le long terme, prétendre à représenter le monde de la Nature. Ce type de récit de création n’est pas le seul et il semble bien que la variété formelle et générique qui caractérise au moins Mardi et les Affinités électives témoigne d’une expérimentation sur l’art de raconter, littéraire ou savant. Si ces romans constituent des encyclopédies des savoirs contemporains, alors il faut admettre que figurent parmi ces savoirs la légende et la fiction.

Ces romans du savoir que sont Les Affinités électives, Mardi et Bouvard et Pécuchet passent également au crible certaines formes littéraires canoniques et leur rapport à la Vérité. La transition entre la première et la seconde parties des Affinités électives prend ainsi la forme d’un méta-texte où le narrateur se réfère à la forme de l’épopée pour justifier précisément l’absence de transition logique entre les étapes et son récit : « Dans la vie de tous les jours, il arrive souvent ce que, dans l’épopée, nous avons coutume de célébrer comme un artifice du poète : lorsque les personnages principaux s’éloignent, se cachent, s’adonnent à l’inaction, tout aussitôt un personnage de second ou de troisième plan, un personnage à peine remarqué jusque-là, remplit la scène » (p. 171). L’emprunt des rouages de l’épopée pour expliquer le déroulement d’un roman qui n’a rien d’épique est en soi curieux. Mais la mise en évidence de l’usage d’artifices procède d’une analogie entre ce qui, dans « la vie de tous les jours », apparaît comme banal et ce qui semble, sitôt qu’on en observe la trace dans un texte romanesque ou littéraire, un « artifice ». De là à suggérer que les artifices littéraires les plus grossiers (ceux que les lecteurs identifient comme les traces de l’imagination, de l’invraisemblance et du mensonge) reflètent au mieux le cours de la réalité, il n’y a pas loin.

La parodie du roman de chevalerie à laquelle se livre le narrateur de Mardi en racontant sa rencontre avec Yillah vise au même but : se poser en chevalier alors que « le sort d’une gente damoiselle était en jeu » (p. 123) ne suffit pas à atténuer les remords causés par le meurtre du grand prêtre mais permet au narrateur de jouer à être un preux chevalier et de signaler au lecteur le rôle joué par lui. Ainsi le narrateur désigne l’écart qui peut exister entre la réalité d’une aventure et le récit qu’on en donne ; il invite aussi son lecteur à se méfier des critères formels et de la valeur de vérité qu’il leur accorde. Car le plus savoureux dans l’histoire est qu’après avoir condamné l’usage par le prêtre Aléma de légendes destinées à nourrir l’esprit de sa victime de chimères, le narrateur n’hésite pas à son tour à gagner l’affection de Yillah en lui livrant de semblables fables.

Comme il fait le tour des « savoirs », le roman fait le tour des modes de représentation littéraires et poétiques du monde qui sont à la fois un savoir parmi d’autres et le domaine du savoir dont relève le roman qui réunit ici tous les savoirs. La Poésie et sa valeur de vérité sont aussi mises à l’épreuve dans les dialogues entre l’historien, le philosophe et le poète qui scandent le voyage imaginaire de Mardi. Lorsque l’historien et le poète se disputent au chapitre XCIII, Youmi rappelle à Mohi que les historiens peuvent emprunter leurs matériaux aux vieilles légendes et dénonce le travail de l’historien comme mensonger (p. 250). L’historien, qui ne cesse d’interrompre le poète pour lui reprocher l’imprécision des dates, reproche à son tour au poète de mentir en prenant à témoin Média : « Ceci vous semble-t-il une histoire croyable ? Youmi l’a inventée » (p. 253). Et le philosophe tranche in fine en affirmant que « la vérité se trouve dans les mots et non dans les choses » et que « ce qu’on nomme vulgairement des fictions contient tout autant de réalité qu’en découvre la pioche grossière de Dididi, le creuseur de tranchées » (p. 253). Ainsi l’Histoire et la Poésie sont-elles renvoyées dos-à-dos. Si les critères de la véracité historique ne conviennent pas à la fiction, les marques formelles de l’invention ne sont pas pour autant les indices du mensonge.

Cette scène trouve un étrange écho dans les commentaires que Bouvard et Pécuchet vont faire successivement des ouvrages historiques et des romans historiques. L’idée de l’impossibilité de trouver des « preuves » fiables, en Histoire, conduit à une certaine indécision entre la visée du récit historique et celle du récit romanesque : « Les autres [historiens] qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux. Car on ne peut tout dire. Il faut un choix » (p. 192). La nécessité de composer une intrigue, de reconstituer une logique, est ce qui rapproche le récit historique du récit romanesque et, d’une certaine manière, Flaubert en mettant en parallèle les errances de Bouvard et Pécuchet en matière de savoir historique et de savoir romanesque contribue à brouiller les frontières formelles entre récit historique et récit romanesque [footnote] . L’effort de distinction, comme dans Mardi, aboutit à une plus grande indétermination.

Sous la plume de Flaubert et de Melville, le roman devient un mode d’appréhension et d’explication du monde qui peut autant que l’Histoire des hommes ou de la Terre (ni plus, ni moins) prétendre à la vérité sans nécessairement feindre de ne pas inventer. Plus exactement, les écrivains, comme les savants, posent une nouvelle fois la question des critères formels de la fiction et de leur investissement, par les lecteurs, d’une valeur de vérité. La manière dont ils semblent à la fois démontrer la ressemblance entre les récits « savants » et les récits « poétiques » et insister sur leurs différences pourrait plaider en faveur des thèses de Nelson Goodman : la fiction romanesque, le récit savant ou le récit historiques sont autant de « versions » du monde et peuvent tous prétendre à le dire et à l’expliquer [footnote] . On pourrait dire aussi que les discours romanesques sur l’Histoire et que le fait même, dans le roman, de faire place à l’Histoire, démontrent que la structure narrative de l’histoire est de même nature que celle de la fiction et que l’histoire, comme l’affirme Hayden White en 1974 dans « The Historical Text as Literary Artefact », est un artifice littéraire [footnote] .

De même que les trois romans au programme mettent à l’épreuve, en s’inspirant de polémiques savantes contemporaines, les différents genres poétiques, de même ils explorent les composantes de la fiction romanesque en en poussant souvent la logique à bout. Là, le détour par l’histoire naturelle leur permet de proposer une articulation originale, dans le récit, entre narration et description, de faire du roman une version métaphorique du monde.

Les notions mêmes de description et de littérature descriptive ont fait l’objet, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, de nombreuses études et définitions savantes [footnote] . Les Tableaux de la Nature d’Alexander von Humboldt ont été publiés en allemand en 1808, ont inspiré Goethe et Odile et seront sans cesse réédités, en France, en Angleterre et en Allemagne jusqu’à la seconde moitié du siècle. La préface de Humboldt illustre parfaitement la manière dont le savant pense une structure poétique reposant sur la description et interroge, de ce fait, la frontière possible entre la poésie et la science. Le savant décrit dans un premier temps son texte comme la succession de grands fragments : « Je voulais successivement offrir la considération en grand de la nature, la démonstration de l’action simultanée de ses forces, la peinture de ses jouissances toujours nouvelles que la présence de ses imposans tableaux procure à l’homme doué de sentimens » [footnote] . Le texte savant se fait donc l’équivalent des tableaux naturels, renouvelant l’esthétique du pittoresque ; mais les tableaux qu’il présente ont pour vocation d’expliquer et de démontrer les grandes lois de la Nature. L’ouvrage renonce d’autant moins à sa vocation scientifique que sa forme reflète exactement les caractéristiques des objets dont il traite. Il est aussi un texte relevant de la littérature puisque Humboldt le décrit en des termes poétiques en inventant une nouvelle unité de composition (les grandes tendances de chacune des descriptions) : la juxtaposition de tableaux permet au lecteur de saisir, derrière les variations, un même plan. L’enjeu pour Humboldt est de justifier qu’un texte puisse être descriptif (et donc discontinu) et poétique.

Curieusement, Flaubert, appelant de ses vœux dès 1853 la transposition dans le roman de modes d’exposition savante, retrouve l’idée du tableau : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il faut faire des tableaux […] » [footnote] . Flaubert défend chacun la possibilité de composer un roman qui ne soit pas didactique et qui cependant illustre la subordination de la narration à la description. Sans doute pourrait-on dire la même chose de Mardi dont Philippe Jaworski a écrit dans Le Désert et l’Empire qu’il obéissait à une « exposition panoramique » [footnote] .

Cela expliquerait du moins le plaisir manifeste avec lequel Melville explore toutes les modalités descriptives possibles, allant du cas-limite de l’énumération des richesses de Oh-Oh à l’ecphrasis dans le chapitre XXX intitulé « Notes pour un portrait en pied de Samoa. Peinture et littérature se réunissent à nouveau dans le récit goethéen des tableaux vivants. À la vue de Bélisaire, « on se croyait vraiment dans un autre monde, si ce n’est que la présence du réel, substitué à l’apparence, produisait une sorte d’impression d’angoisse » (p. 212). Réalité picturale, réalité romanesque et représentation se mêlent au point que l’art ici vise moins à représenter la Nature ou le monde que le monde ne vise à représenter l’art. L’univers romanesque (ou fictionnel) y gagne une certaine autonomie : la représentation romanesque se développe sur une représentation picturale et le roman ne représente qu’un monde déjà peint, déjà représenté. Toute référence à un monde extérieur qu’il s’agirait d’imiter s’éloigne.

La même conclusion découle de l’analyse de l’usage qui est fait dans les romans des représentations savantes du monde que sont les cartes ou les relevés topologiques. C’est le capitaine qui, dans les Affinités électives, introduit les cartes et les levés topographiques pour satisfaire le désir d’Édouard de « faire un levé de la région, de mieux connaître celle-ci et de l’exploiter plus avantageusement » (p. 46). La composition de la carte est décrite en termes de « création nouvelle » permettant de découvrir la région et de la posséder, mieux encore que les innombrables promenades imposées par le châtelain à son ami (p. 46). La carte donne naissance à l’espace géographique qui ne peut être défini ni nommé sans elle. Elle induit cependant un mode de représentation de l’espace qui est symbolique bien davantage que mimétique.

Celui qui regarde la carte (en particulier topologique) ne voit pas le monde qui l’entoure. Devant un paysage, Bouvard et Pécuchet « n’admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni les ondulations de la verdure ; mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous, la terre ; – et toutes les collines étaient pour eux « encore une preuve du Déluge » » (p. 148-149). S’il n’est pas explicitement fait mention de carte dans ce passage d’exploration géologique de Bouvard et Pécuchet, le motif apparaît dans l’archipel de Mardi aux endroits stratégiques que sont le début et la fin du voyage. Au chapitre LVII, le narrateur consacre son récit aux divinités mardiennes et, s’étonnant du manque de curiosité des habitants de l’archipel pour son propre monde, constate que « pour le peuple de l’archipel, la carte de Mardi était la carte du monde » (p. 161). À la fin de la pérégrination, le narrateur revient sur l’ensemble du voyage (et du récit) pour s’adresser directement au lecteur en ces termes : « Ô lecteur, écoute ! J’ai voyagé sans carte. Ce n’est pas avec la boussole et la sonde que nous avons découvert les îles mardiennes » (p. 499). Mardi est bien un espace imaginaire qui n’est en rien la transposition romanesque d’un espace réel et la description de Mardi, si l’on se fie aux habitants de l’archipel, est celle du monde dans son entier. Le narrateur, par le biais de la carte, désigne son texte à la fois comme imaginaire et comme symbolique du monde « réel ».

Les romanciers, plutôt que de faire passer pour « référentiels » des énoncés « fictionnels » en réécrivant des savoirs qui prétendent dire le monde réel, montrent que ces savoirs ne sont pas plus référentiels que la fiction et que le lecteur qui, dès qu’il reconnaît leur forme, accepte leur vérité devrait peut-être accepter qu’un énoncé fictionnel puisse aussi prétendre à dire la vérité sur le monde réel. En d’autres termes, et à quelques nuances près, il se pourrait que Melville et Goethe au moins aient tenté de montrer que le récit romanesque était d’autant plus référentiel qu’il était fictionnel et s’affichait comme tel. Le défi qu’ils relèvent en quelque sorte est non pas de revenir à un état antérieur des savoirs unifiés mais de montrer que la fiction littéraire est d’autant plus savante qu’elle est fictionnelle et que l’usage de la fiction est précisément ce qui permet le mieux d’indentifier les ouvrages littéraires et les ouvrages savants (notamment naturalistes).

La célèbre première phrase du roman de Goethe annonce, sans qu’il soit question d’une quelconque influence, le non moins célèbre « Call me Ishmael » de Moby Dick : « Édouard, – c’est ainsi que nous allons nommer un riche baron, dans la force de son âge, – Édouard avait employé les plus belles heures d’un après-midi d’avril dans sa pépinière, à enter sur de jeunes pieds des greffes qu’il venait de recevoir » (p. 24) . Quant au narrateur de Mardi, il demeure anonyme jusqu’à son arrivée dans l’archipel de Mardi où il décide de se baptiser « Taji », sur les conseils de Samoa, et d’adopter alors « une apparence absolument conforme au rôle qu’[il] avai[t] résolu de jouer » (p. 151). Le narrateur anonyme, masque de l’auteur, reçoit donc une nouvelle identité, toute imaginaire, et s’affuble d’un second masque au mitan du récit.

À ces revendications, par les auteurs, de la nature fictionnelle de leurs récits s’ajoute, comme pour mieux creuser l’écart entre le récit et l’objet « réel » qu’il est supposé décrire, la place étrange qu’occupe dans leurs romans la copie. On sait que le roman inachevé de Flaubert devait comprendre encore un chapitre de copie, réunissant sous la forme d’une énumération, des extraits copiés par Bouvard et Pécuchet qui, renonçant à comprendre, se résolvaient à copier et, du même coup, à faire retour à leurs premiers métiers. Le tour des savoirs devait donc se conclure par le tour des représentations langagières du monde, comme si faire le tour du monde réel équivalait à faire le tour des discours qui le disent. Le fossé se serait ainsi définitivement creusé entre les mots et les choses, les mots ne renvoyant plus alors qu’à d’autres mots ou qu’à eux-mêmes. Les Affinités électives réservent également une place de choix à la copie, soit en mentionnant l’activité à laquelle se consacrent des personnages tels que Charlotte et Édouard ou tel qu’Odile, copiant les papiers du baron, soit en faisant place au journal d’Odile lorsque le récit s’informe en une liste de maximes dont le narrateur avoue que certaines ont pu être « copiées » : « il est vraisemblable qu’on lui avait communiqué quelque manuscrit où elle avait copié ce qui la touchait » (p. 200). Mais le récit se confond plus encore avec la copie lorsqu’il abonde en références et en sources à la manière de Mardi.

Au chapitre CXXIV, intitulé « Babbalanja cite un vieil auteur païen et fait bien remarquer à ses auditeurs que ce n’est pas lui qui parle », le personnage du philosophe lit une suite de citations tirées, comme le souligne Philippe Jaworski, de la Morale de Sénèque. Le récit romanesque se fait donc collation de citations d’un ouvrage désigné comme imaginaire, par l’attribution d’un titre qui ne vaut que dans l’espace de la fiction. Il y a là de quoi illustrer sans doute la thèse de l’intransitivité de la fiction développée par Gérard Genette, selon laquelle la fiction peut emprunter au « monde réel » des événements historiques, des personnages illustres ou des maximes sans que ces emprunts, une fois insérés dans la fiction, ne désignent autre chose qu’eux-mêmes : le Sénèque de Mardi n’est autre que le Sénèque-de-Mardi [footnote] .

La question qui se pose alors est de savoir comment un texte imaginaire, qui se désigne comme tel, peut « dire » le monde. La réponse à cette question récurrente dans les théories de la fiction a été donnée non seulement par Nelson Goodman mais également par Herman Melville dans Mardi. « Il est clair, [écrit Goodman], que les œuvres de fiction en littérature et leurs équivalents dans les autres arts jouent un rôle éminent dans la construction du monde ; nos mondes ne sont pas plus hérités des scientifiques, biographes et historiens que des romanciers, dramaturges et peintres. Mais comment des versions de rien peuvent-elles alors participer à la construction de mondes réels ? » [footnote] . L’une des réponses à cette question consiste à défendre l’idée que le roman, par rapport à la « réalité » qu’il peint, établit un rapport d’homologie plutôt que d’analogie, que la fiction peut être une métaphore du monde.

De la fiction comme métaphore du monde, il est question au chapitre CLXXX de Mardi, où Babbalanja défend devant le roi Abbrazza et ses compagnons la grandeur du monstrueux livre fictif d’un auteur fictif nommé Lombardo. Au philosophe qui signale que l’abandon des critères poétiques formels traditionnels (les unités) est ce qui permet au Kostanza de dire le monde en étant pareil à lui (l’ouvrage est « Comme Mardi lui-même » (p. 542)), le roi Média rétorque : « Maintenant, Babbalanja, assez de métaphores » (p. 542). Mais le plaidoyer le plus manifeste en faveur de l’abandon de l’exigence de vraisemblance ou d’unité prend sans nul doute la forme de l’adoption explicite de la forme littéraire de l’allégorie pour caractériser l’ensemble du récit dans l’archipel. Pour parcourir cet insulaire digne du Quart Livre, les compagnons se voient dotés de plusieurs canoës étranges, dont l’un porte à la proue « l’image d’un petit lutin grimaçant, avec un anneau dans le nez, des cauris dansant aux oreilles et un abominable rictus, comme celui de Silène tanguant sur son âne » (p. 181). Cette référence très explicite au Prologue de Gargantua place donc le récit romanesque dans la catégorie des récits allégoriques où les boîtes décorées de figures grotesques des apothicaires contiennent des drogues précieuses. Le narrateur de Mardi désigne ainsi la manière dont la fiction recèle un savoir sur le monde sans pour autant lui ressembler. Ce savoir peut être historique et politique, en particulier à partir du moment où les compagnons abordent les îles fictives de Dominora et de Vivenza ; là, les symboles sont assez clairs et l’écrivain fait le tour des événements politiques contemporains.

Certes le récit de Mardi ne se résume pas au voyage dans l’archipel ; mais il explore successivement diverses modalités du rapport de la fiction au monde et en montre à chaque fois, par le recours à un nouveau modèle, les limites. Et il rejoint ainsi, par le biais de la métaphore et de l’allégorie, la référentialité historique et politique à laquelle Flaubert renonçait in extremis par le recours à la « pure » copie ou que Flaubert dénonçait in extremis comme un leurre en mettant sur le même plan le récit des apprentissages malheureux de ses deux protagonistes et la copie.

De l’intégration apparemment difficile des savoirs contemporains dans le tissu de la fiction, les écrivains dérivent vers l’affirmation de l’analogie formelle des discours scientifiques et fictionnels, non en cherchant à imiter le discours savant, mais en montrant en quoi il relevait par essence de la fiction et autorisait donc qu’on invente un roman qui puisse revendiquer son caractère imaginaire tout en renouvelant l’esthétique et la poétique romanesques. Le tour de forces accompli par ces écrivains est d’avoir su exploiter les arguments des savants qui prétendaient exclure de leur sphère d’exercice d’autres savants en leur reprochant une pratique trop littéraire et d’avoir retourné ces arguments contre les savants ; les romanciers prenaient acte de ces critiques pour rappeler à leurs lecteurs, sur un mode qui n’est plus celui de la critique savante, ce que la science doit à la littérature, ce qu’elle a de commun avec celle dont elle prétend se séparer.

La problématique générale des « savoirs dans la fiction, fiction du savoir » s’inscrit dans les perspectives critiques de l’épistémocritique, décrites par Laurence Dahan-Gaida : « Tâche de l’épistémocritique, la déconstruction de l’opposition science/littérature demande qu’on les interroge à leurs frontières, là où elles s’articulent à l’ensemble de la culture et de la société. Elles doivent donc être situées dans leur interdépendance et dans leurs interactions avec les autres domaines culturels, ce qui présuppose non pas deux histoires séparées de la science et de la littérature, mais plutôt une histoire générale qui embrasse l’évolution des structures socio-culturelles, celle des sciences, des idéologies et des formes narratives » [footnote] . Et l’auteur précise qu’on ne saurait donc se limiter à l’étude de la présence d’idées scientifiques dans les textes littéraires ou à celle de l’inspiration littéraire ou philosophique de théories savantes mais que l’objet de l’épistémocritique est davantage de comprendre les rapports de détermination entre les deux domaines ou leurs modes d’articulation au social et au culturel.