BROCHARD, Cécile : Présentation L’Aube américaine de Joy Harjo

1.     Joy Harjo et les littératures autochtones aux États-Unis

Au niveau éditorial et académique, les littératures autochtones ont acquis une visibilité et une légitimité sur la scène littéraire nord-américaine dans la décennie 1970, où de nombreux textes écrits par des auteur.es autochtones paraissent, rencontrent le succès d’un très large lectorat et suscitent l’intérêt des critiques et des universitaires (non-autochtones, bien souvent). Cette production littéraire accrue, sous forme écrite et éditée est souvent désignée sous le nom de Native American Renaissance : proposée par le critique Kenneth Lincoln en 1983, l’expression désigne globalement les textes parus entre The House made of Dawn de Navarre Scott Momaday (Kiowa et Cherokee) en 1968, et Ceremony de Leslie Marmon Silko (Laguna Pueblo) en 1977. Si elle est largement employée au niveau académique ou médiatique (encore aujourd’hui, comme le prouve une simple recherche sur internet), l’expression est très tôt critiquée car le substantif « renaissance » sous-entend que les littératures autochtones étaient comme mortes, ce qui ne rend évidemment pas compte des formes de transmission orale et de la vitalité du storytelling qui n’avaient tout simplement pas la possibilité d’être reconnus au niveau éditorial et d’accéder à la publication. Par ailleurs, l’expression « Native American » est contestée par Harjo qui appelle à l’autodésignation :

There is no such thing as a Native American. Nor is there a Native American language. We call ourselves Mvskoke, Diné, or any of the other names of our tribal nations. In many cases these names often translate as “the people”. […] […] Native American became ubiquitous in the 1990s, employed by academics to replace American Indian. […] Many tribal nations have reclaimed or are reclaiming their original names.[1]

Lorsqu’elle affirme « There is no such thing as a Native American », Joy Harjo pointe à la fois l’inexactitude d’une caractérisation qui engloberait la diversité des communautés autochtones d’Amérique du Nord, et suggère le paradoxe d’une impossible réunion entre l’autochtonie et l’Amérique comme construction coloniale. Il paraît donc important d’être attentif aux connotations contenues aujourd’hui dans ces expressions que nous rencontrerons immanquablement dans nos lectures, et de les historiciser. Les utiliser aujourd’hui sans distance critique constituerait un contresens pour qui travaille sur l’œuvre de Joy Harjo, dans un cadre où les théories décoloniales se diffusent depuis quelques années en France, bien souvent sous l’impulsion de collègues hispanistes et anglicistes spécialistes des espaces américains, nous apportant des outils critiques intéressants pour penser les littératures autochtones.

À la fin des années 1990, la situation éditoriale des auteur.es autochtones d’Amérique du Nord est décrite en ces termes par Gloria Bird (Spokane), dans l’anthologie Reinventing the enemy’s language. Contemporary Native Women’s Writings of North America co-éditée avec Joy Harjo :

the very nature of the politics of publishing for native women from the beginning has remained hidden beneath the more obvious issues that all native people face. For native women writers in particular, to write and to be published, we work within a system that mimics a larger publication industry where our words are edited and legitimized still by an overwhelmingly male majority who are perceived as the authorities. [2]

Si la situation éditoriale s’est considérablement améliorée depuis les années 2000 pour les auteures autochtones nord-américaines, les critères d’appréciation des productions littéraires restent très souvent assujetties à un héritage marqué par la colonialité : nombre de lecteurs attendent en effet des littératures autochtones qu’elles répondent à un certain nombre de caractéristiques (ou de clichés, auxquels parfois souscrivent certains textes[3]) qui ne relèvent pas tant de la réalité que d’une vision romantisée erronée, d’une recherche d’« authenticité »[4].

Joy Harjo s’inscrit donc dans cette génération d’auteurs et d’autrices autochtones ayant rencontré un très grand succès populaire et critique à partir des années 1970, et ayant impulsé le champ des études littéraires natives dans les universités américaines[5]. Née à Tulsa, dans l’Oklahoma, en 1951, elle a quitté son foyer familial pour faire ses études à l’Institute of American Indian Arts, qui était à l’époque une école du Bureau des affaires indiennes. Elle décrit son parcours difficile dans deux textes autobiographiques, Crazy Brave et Poet warrior: a memoir, parus respectivement en 2012 et 2021. Joy Harjo a commencé à écrire des poèmes en tant que membre de l’organisation étudiante autochtone de l’université du Nouveau-Mexique, le Kiva Club, en réponse aux mouvements d’autonomisation autochtones. Elle a ensuite obtenu une maîtrise de beaux-arts à l’Iowa Writers’ Workshop et a enseigné l’anglais, la création littéraire et les American Indian Studies dans de nombreuses universités américaines (University of California-Los Angeles, University of New Mexico, University of Arizona, Arizona State, University of Illinois, University of Colorado, University of Hawai’i, Institute of American Indian Arts, University of Tennessee). Joy Harjo est chancelière de l’Académie des poètes américains et a été membre fondateur du conseil d’administration et présidente de la Native Arts and Cultures Foundation. Elle a récemment été intronisée à l’Académie américaine des arts et des lettres, à la Société philosophique américaine, au National Native American Hall of Fame et au National Woman’s Hall of Fame.

Poète et musicienne appartenant à la Nation Muskoke, première Poet Laureate of the United-States autochtone pour la période 2019-2022, Joy Harjo bénéficie d’une exceptionnelle reconnaissance institutionnelle et publique qu’elle met à profit pour faire entendre les voix autochtones[6]. Cet engagement passe tout d’abord par la valorisation de textes écrits par des autrices et des auteurs autochtones, dans les anthologies qu’elle a co-éditées : Reinventing the enemy’s language. Contemporary Native Women’s Writings of North America en 1997, When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry en 2020 et Living Nations, Living Words. An Anthology of First Peoples Poetry en 2021. La diffusion est bien l’une des principales missions mises en avant par Joy Harjo dans ces travaux collectifs :

 Most readers will have no idea that there is or was a single Native poet, let alone the number included in this anthology. Our existence as sentient human beings in the establishment of this country was denied. Our presence is still an afterthought, and fraught with tension, because our continued presence means that the mythic storyline of the founding of this country is inaccurate. [7]

La première cause défendue par Joy Harjo concerne la (re)connaissance de l’existence des cultures autochtones américaines, dans leur diversité et leur légitimité ; c’est pourquoi elle souligne l’importance de la parution de la Norton Anthology of Native Nations Poetry, étape qui signifie selon elle que la poésie autochtone a enfin sa place dans la poésie américaine[8].

Diffusion, valorisation et reconnaissance s’accompagnent d’une revendication identitaire basée sur le droit à l’auto-détermination et à la création d’outils critiques adéquats proposés par et pour les Autochtones. Joy Harjo écrit par exemple, dans l’introduction de la Norton Anthology :

We decided that the core selection and editing team would be made up of indigenous poets. When American Indian literature began as a recognized field of academic endeavor in the early 1970s, most if not really all the scholars in attendance were non-Native. We wanted to show how this field has developed.[9]

Ce positionnement s’inscrit dans le sillage de l’anthologie éditée par le poète Acoma Pueblo Simon Ortiz en 1998, Speaking for the Generations. Native Writers on Writing. Ce volume marque une étape essentielle dans la réappropriation de la parole créative et critique par les auteur.es autochtones, comme le signale l’introduction de Simon Ortiz au titre programmatique, « Wah Nuhtyuh-yuu Dyu Neetah Tyahstih (Now It Is My Turn to Stand) » :

As representative voices of the Native people of the Americas, all the authors in this volume […] have to be listened to when they say, “Now it is our turn to stand and speak”.[10]

Le volume dirigé par Simon Ortiz a ouvert la voie à l’école critique du nationalisme littéraire autochtone aux États-Unis, nourrie notamment des apports des cultural studies. Dans Speaking for the Generations, l’écrivaine Spokane Gloria Bird souligne par exemple qu’il incombe aux auteur.es et aux chercheur.es autochtones d’analyser les littératures autochtones (« specifically Native writers and Native academics need to take control of the dialogue, to define their literary traditions in the same manner that other nationalist literary movements have done[11] »). Comme le souligne en effet Michèle Lacombe dans l’article qu’elle consacre à la critique autochtone nord-américaine, « [la] littérature comparée entre Premières Nations passe par l’entremise d’un travail collectif qui cherche à remettre en question la théorie et la critique occidentales, trop bien assimilées[12] ».

Enfin – c’est certainement le point le plus important pour comprendre An American Sunrise – l’engagement de Joy Harjo se fonde sur la dénonciation de la violence historique subie par les Premières Nations nord-américaines et sur l’écriture d’une autre histoire, longtemps oubliée et passée sous silence. Le rapport à la colonisation est loin d’être apaisé :

We are still dealing with a holocaust of outrageous proportion in these lands. Not very long ago, native peoples were 100 percent of the population of this hemisphere. In the United States we are now one-half of one percent, and growing. All of the ills of colonization have visited us in its many forms of hatred, including self-doubt, poverty, alcoholism, depression, and violence against women, among others. We are coming out of one or two centuries of war, a war that hasn’t ended.[13]

Il s’agit d’un combat encore à mener, de sorte que ce qu’écrivait Joy Harjo en 1997 est toujours d’actualité en 2020 lorsqu’elle utilise le terme « génocide » dans l’introduction de la Norton Anthology (terme dont on sait qu’il est controversé, comme en témoignent les événements liés à la venue du pape François au Canada en 2022 suite aux découvertes des fosses communes d’enfants près des pensionnats). Ce génocide perpétré à l’égard des Premières Nations nord-américaines s’est notamment appuyé sur des outils symboliques et culturels, via l’imposition d’une hiérarchie entre oral et écrit et l’éradication des langues autochtones :

Even as we continue to create and perform our traditional forms of poetry, we have lost many of these canonical texts due to destruction throughout the Western Hemisphere of the indigenous literary field by the loss of our indigenous languages. We were forced to forsake our languages for English in the civilizing genocidal process.[14]

La question de la langue incarne de manière évidente les tensions propres aux littératures autochtones, tant du côté de la création que de la réception. En l’occurrence, le rapport à l’anglais n’est pas aisé pour Joy Harjo, bien consciente de « the irony, for many of us [Indigenous writers], of our writing in English[15] » :

Many of us at the end of the century are using the “enemy’s language” with which to tell our truths, to sing, to remember ourselves during these troubled times. […] These colonizers’ languages, which often usurped our own tribal languages or diminished them, now hand back emblems of our cultures, our own designs: beadwork, quills if you will. We’ve transformed these enemy’s languages.[16]

Cette réinvention de la langue s’opère de manière subtile mais puissante dans An American Sunrise, notamment à travers l’emploi du terme « American » : en utilisant « la langue de l’ennemi » pour penser cette « construction de l’ennemi » qu’est l’Amérique, Joy Harjo utilise le pouvoir performatif de la langue pour mieux renverser, ou inverser, les symboliques – ce que nous allons aborder avec quelques commentaires sur le titre du recueil au programme.

 

2.     An American Sunrise : enjeux du titre original

An American Sunrise. L’Aube américaine[17] : la traduction française laisse malheureusement de côté le choix extrêmement signifiant de l’article indéfini « un », qui suggère qu’il n’existerait pas d’aube américaine absolue, mais plusieurs aubes (plusieurs aubes américaines ? plusieurs aubes dont une américaine ?…). L’étrangeté offerte par l’article indéfini est très signifiante, car elle refuse le caractère absolu de ce qui serait justement « l’aube américaine » et pose au seuil du recueil, avant même l’entrée dans la lecture, la nécessité d’un relativisme indissociable de la réflexion historique et politique sur l’Amérique et sur l’américanité, qui est au centre du recueil de Joy Harjo – une réflexion qui s’inscrit dans la mise en tension d’une désignation coloniale qui perpétue l’idéologie dominante et l’absence de reconnaissance juridique, culturelle, historique, socio-politique et linguistique des peuples et des nations autochtones.

Pour qui connaît l’œuvre de Joy Harjo, le choix d’un tel titre pourrait de prime abord sembler paradoxal. En effet, l’adjectif « American » concentre l’histoire des expropriations territoriales et des tentatives d’ethnocides passées sous silence dans la construction de l’imaginaire américain, ce depuis la conquête, et impose une affiliation politique et culturelle unique à la diversité des cultures autochtones. Le titre du recueil de Joy Harjo, An American Sunrise, est donc construit sur une tension au sein d’un imaginaire américain qui est convoqué et dans le même temps mis à distance. En plaçant au cœur du titre, en position liminaire, l’adjectif « American », c’est toute cette construction sociale, politique, idéologique et ontologique qui se voit convoquée pour être mise en question et concurrencée, dans l’ensemble du recueil, par d’autres histoires et d’autres modèles.

Cette tension au sein d’un imaginaire de l’américanité se poursuit avec les connotations symboliques attachées au substantif « Sunrise », qui construit un réseau sémantique mélioratif autour de la lumière, du renouveau mais aussi des origines, ce qu’expriment très bien les derniers vers du poème « For Earth’s Grandsons » (p. 140) qui relient l’aube du passé au futur des générations à venir. Le sunrise, c’est aussi ce temps de la renaissance, du nouveau jour que célèbrent de nombreux peuples autochtones nord-américains (l’exemple le plus célèbre est sans doute les Sun Dances des peuples dits des Grandes Plaines). On perçoit cette dimension spirituelle dans de nombreux poèmes du recueil, où l’aube est liée aux rituels, à la danse, au renouveau (« Seven Generations », p. 62, ou « Weapons, or What I Have Taken in My Hand to Speak When I Have no Words », p. 70). On peut dès lors s’interroger sur la valeur programmatique du titre, qui semble indiquer qu’une nouvelle parole – celle du recueil ? – se propose d’éclairer un récit des origines jusqu’ici obscurci. Connaissant l’engagement de la Poet Laureate pour la réappropriation des discours historiques sur l’américanisation, nous pouvons supposer que le recueil fera en quelque sorte la lumière sur la naissance de la nation états-unienne, à rebours des discours idéologiques dominants de la conquête, dans la culture occidentale. Ainsi le déterminant « An », malheureusement effacé par la traduction française, contient-il la tension la plus intéressante, dans la mesure où l’article indéfini traduit la multiplicité des voix et la pluralité des récits qui fondent la construction d’une nation, et qui demandent à être encore aujourd’hui reconnus, quarante ans après le American Indian Religious Freedom Act, en 1978, auquel font vraisemblablement référence les derniers vers du poème qui donne son titre au recueil  – et dont l’article indéfini a, cette fois, été correctement restitué par la traductrice (voir « An American Sunrise », p. 272). Derrière la voix de Harjo se perçoit la référence au poème de Langston Hugues[18], « I, too », signe de la volonté de s’inscrire dans un mouvement collectif de lutte contre les oppressions et pour les reconnaissances, sans ethniciser les groupes humains.

 

3.     L’œuvre poétique de Joy Harjo : musicalité et spiritualité

Outre ses éditions d’anthologies mentionnées ci-dessus, ses entretiens et essais (The Spiral of Memory ; Soul Talk, Soul Language ; Catching the Light) et son travail musical, Joy Harjo a principalement publié des recueils poétiques : The Last Song (chapbook, 1975), What Moon Drove Me to This ?(1979), She Had Some Horses (1983), Secrets from the Center of the World (avec le photographe Stephen Strom ; 1989), In Mad Love and War (1990), Fishing (chapbook, 1992), The Woman Who fell From the Sky (1994), A Map to the Next World: Poems and Tales (2000), Conflict Resolution for Holy Beings (2015). Pour un aperçu plus général de son œuvre, il existe également deux anthologies : How we became human. New and selected poems: 1975-2001 (2004), dont je conseille la lecture, et Weaving Sundown in a Scarlet Light (2022). An American Sunrise (2019) est son dernier recueil paru, et il semble intéressant de nous arrêter quelques instants sur ce parcours poétique, dont le premier jalon important est le recueil She Had Some Horses. Dans l’introduction d’une édition ultérieure datée de 2008, soit 25 ans après la publication originale, Joy Harjo écrit que la question qu’on lui pose le plus depuis la publication du livre, est « que signifient les chevaux ? » ; après un début de réponse attendu et ironique sur le rôle du poète qui n’est pas tenu d’interpréter et de réduire en termes logiques le contenu imaginaire, musical, etc., du poème, Joy Harjo conclut « No, that’s not it at all. The horses are horses ». Ces chevaux, ce sont ceux qui ont accompagné ses ancêtres (même si les Mvskoke ne faisaient pas partie des peuples autochtones dits des Plaines), ou les chevaux de Joy Harjo elle-même ; mais ce sont aussi les chevaux métaphoriques qui peuvent devenir les poèmes, ou encore les chevaux des chants chantés par Simon Ortiz, qui fit découvrir à Joy Harjo « original and old horse songs ». C’est en effet Simon Ortiz qui fait connaître à Joy Harjo les Navajo horse songs, et le poème qui donne son titre au recueil She had some horses est inspiré d’un poème-chant de Simon Ortiz, composé pour leur fille Rainy, « There Are Horses Everywhere ». Harjo écrit :

My own poem “She had some horses” would not have been written without stomp dance, or without my having heard Navajo horse songs.[19]

Creek Stomp Dance songs are traditional Mvskoke songs that are a call and response form with rhythm (and meaning) provided by turtle shell rattles tied to the women dancers’ legs. Dancers move counterclockwise around the fire.[20]

Les chants de chevaux Diné (qui avaient aussi inspiré le poème « Four Horse Songs » du recueil What Moon Drove me to This – moins en termes de rythme que d’imaginaire, toutefois), sont donc au cœur de l’écriture poétique de She had some horses, mais aussi des recueils ultérieurs.

Pour comparaison, on pourra lire dans la version pdf le poème de Joy Harjo « She had some horses » suivi de trois exemples de chants de chevaux Diné tirés de l’anthologie d’ethnopoétique Technicians of the sacred, composée par Jerome Rothenberg[21]. Les chants et la spiritualité Diné sont une source importante pour Joy Harjo : Secrets From the Center of the World, par exemple, s’en inspire largement. Joy Harjo cite notamment en source du poème qui clôt le recueil, « It is an Honor », un extrait du chant de nuit Diné, Navajo Night Chant. Ce Night Chant, qui dure neuf jours, inspire également Navarre Scott Momaday (Kiowa) dans House made of Dawn, mais aussi Simon Ortiz (Acoma Pueblo) dans le poème « Beauty All Around », extrait du recueil After and Before the Lightning dont je ne peux que conseiller la lecture. Jerome Rothenberg explique d’ailleurs que chez les Diné, la poésie visuelle est inséparable de la danse, du chant, parce qu’ils forment partie d’un rituel[25].

Le poème est un chant, est une carte, est un récit : ce sont des motifs de l’écriture poétique de Joy Harjo, influencée dans plusieurs poèmes des années 1990-2000 par les songlines aborigènes, les chants des pistes qui ont fait écrire à Bruce Chatwin que l’Australie était une partition musicale. Harjo écrit par exemple, à propos du poème « Songline of Dawn » (A Map to the Next World) :

The original use of the word songline refers to the Australian Aboriginal concept of enforcing relationship to the land, to each other, to ancestors via the mapping of meaning with songs and narratives. Bruce Chatwin suggested in The Songlines (Penguin, New York, 1987) that the whole of Australia could be read as a musical score, where a musical phrase is like a map reference.[26]

La collaboration avec la poète aborigène Ali Cobby Eckermann[27] (Yankunytjatjara), pour l’écriture du poème « Story Tree » en 2021, témoigne de la permanence de cette inspiration[28].

Les recueils In Mad Love and War, The Woman Who Fell From the Sky et A Map to the Next World contiennent également de nombreuses références au jazz, qu’il s’agisse de poèmes dédiés aux saxophonistes Charlie Parker (« Bird », In Mad Love and War), du saxophoniste Mvskoke Jim Pepper (« The Place the Musician Became a Bear », The Woman Who Fell From the Sky), de poèmes réécrits après avoir été performés musicalement (« The Real Revolution is Love », In Mad Love and War ; « A Postcolonial Tale », The Woman Who Fell From the Sky), ou de poèmes devenus chansons (« Morning Song », A Map to the Next World). On retrouve également ce travail poétique dans An American Sunrise, par exemple avec le poème « Falling From the Night Sky » sous-titré « a song » (p. 134-137), avec le chant d’accueil Mvskoke (« Welcoming Song », p. 268), ou avec cette strophe du poème « Exile of Memory » rythmé par la stomp dance (p. 28).

Le jazz est également très présent dans notre recueil, par exemple avec le poème de trickster « Rabbit Invents the Saxophone » (p. 186-191)[29], et le texte en prose subséquent (p. 192-193) qui relie la création du saxophone à l’histoire Mvskoke et à l’histoire personnelle de Harjo. En effet, le lien entre Harjo et l’instrument est autobiographique (on sait qu’elle est saxophoniste, comme sa grand-mère Naomi Harjo), mais on sait également que Harjo se plaît à imaginer des liens entre le saxophone et la communauté Mvskoke :

I’ve always believed us Creeks had something to do with the origin of jazz. It only makes sense. When the west Africans were forced here they were brought to the traditional lands of the Muscogee peoples and, of course, there were interactions between Africans and Muscogees.[30]

L’influence rythmique se fait par exemple sentir dans le poème « Advice for Countries, Advanced, Developing and Falling », sous-titré « A Call and Response » (p. 198-203), principe musical au fondement du jazz (l’appel et réponse, qui imite le dialogue, n’est bien sûr pas un principe exclusivement pratiqué dans le jazz).

La musicalité et la spiritualité, avers et revers de la création poétique chez Harjo, constituent donc une porte d’entrée intéressante dans son œuvre, et permettent de donner sens à un imaginaire géographique particulièrement présent déployé par des motifs du chemin, de la carte, de la boussole, dans une construction poétique qui confond poème, chant, carte, territoire, histoire. On retrouve par exemple une étoile-boussole sur la couverture du recueil A Map to the Next World, métaphore du recueil-carte. Joy Harjo utilise très fréquemment la métaphore du chemin, de la route, du voyage pour désigner sa démarche poétique :

The poet’s road is a journey for truth, for justice.[31]

My journey on this earth in this life is marked by a path of red earth […]. It is the color of blood, it is the color of a collection of stars, it is the color of life, of breath. And, as anything in life that is a vital part of us, it needs to be fed with songs, poems; it needs to be remembered, hence, this collection of poetic prose and photographs [i.e. Secrets from the Center of the World].[32]

Le poème qui donne son nom au recueil développe plus encore ce rapport du poème à la carte : le poème est la carte et cette carte est faite de sable, dans une « langue de la terre » que les langages humains ne sont pas aptes à transcrire [33].

An American Sunrise s’inscrit peut-être plus profondément encore dans cette territorialité historique, ou dans cette histoire territorialisée, en revenant, à rebours, sur les traces de la piste des larmes. L’ancrage géographique et historique du recueil est très net, avec la présence inédite dans l’œuvre de Harjo de textes en prose à valeur documentaire (A Map to the Next World contenait certes des textes en prose, mais il s’agissait de récits, de contes), notamment le texte à teneur historique et la carte placés au seuil du recueil. De fait, dans An American Sunrise, un tissage mémoriel s’effectue entre musicalité, spiritualité, territorialité et temporalité (voir p. 88-90). Ce feuilletage temporel se déploie bien à travers la notion d’héritage, celui des ancêtres mais aussi celui que l’on laisse aux générations futures. Par les références multiples aux enfants, aux petits-enfants, par un regard rétrospectif sur sa propre existence (« Becoming Seventy », p. 220-241), mais aussi par la proximité de la mort (la sienne et celle d’amis et de proches, comme Shan Goshorn, une artiste multidisciplinaire Cherokee reconnue pour ses objets tressés notamment, décédée en 2018 : le poème « First Morning » lui est dédié, p. 130), Harjo construit dans ce dernier recueil poétique un ethos de la maturité.

 

4.     Archive collective et tissage d’un espace-temps

Le recueil se construit en contrepoint de l’histoire officielle qui efface et met sous silence les entreprises d’ethnocide qui ont accompagné la colonisation du territoire nord-américain. L’ancrage historique est évident, puisque l’entrée dans le recueil se fait par un texte en prose factuel, rappelant le point de départ symbolique de la déportation des populations autochtones au début du xixe siècle : la signature par le président Andrew Jackson, fervent défenseur d’une politique de dépossession des Autochtones, de l’Indian Removal Act en 1830. L’adoption de l’Indian Removal Act a en effet entraîné le déplacement de centaines de Premières Nations de leurs terres ancestrales et leur relocalisation forcée. C’est cet acte officiel de déportation en 1830 qui établit définitivement le « Territoire indien ». On assiste à la « politique du déracinement des nations de l’Est et la transplantation des tribus dans le “Territoire indien”, réserve dessinée entre le Mississippi et les Rocheuses, à l’exemple du sentier des larmes qui conduit les Cherokees jusqu’à leur réserve en 1834 ». La plupart des membres des cinq tribus dites « civilisées » du sud-est des États-Unis (Cherokee, Creek, Chickasaw, Choctaw et Séminole) ont été déplacés vers les plaines centrales des États-Unis : « les bouleversements de l’histoire ont conduit à des formes d’ethnocide par les déportations dans des réserves, les regroupements hétérogènes, la déculturation et la prédominance de la langue anglaise »[34].

Si le terme « Trail of Tears » est généralement associé à la déportation des Cherokee, les autres communautés ont également connu ces déportations[35], parquées dans des camps, puis déportées par bateaux pour certaines, ou à pied jusqu’à ce qui constitue aujourd’hui l’État de l’Oklahoma, terme choctaw qui signifie « peuple rouge ». Des milliers d’individus sont morts de faim, de froid ou d’épuisement sur le chemin. Le « Territoire indien » s’amenuise ensuite au gré des récupérations des terres par le gouvernement, jusqu’à disparaître en 1907 avec la création de l’État de l’Oklahoma. Le recueil s’ouvre sur cette déportation, avec un prologue en prose et une carte qui placent l’origine de la parole poétique dans l’Histoire et dans le territoire. Dans ce texte liminaire, Joy Harjo rappelle non seulement que de nombreux Mvskoke connurent leur « trail of tears », et élargit par ailleurs l’emploi à toutes les migrations forcées par la misère et la persécution (voir p. 10).

Plusieurs textes en prose sourcés ancrent le recueil dans une perspective historiographique inédite dans l’œuvre de la poète. En effet, si l’engagement de Harjo dans la dénonciation de la colonisation est explicite dès ses premiers recueils, jamais la prose documentaire n’avait été si présente, tant il est vrai que l’on peut considérer An American Sunrise comme une archive collective rétablissant la parole des vaincus face à l’historiographie états-unienne officielle, celle des vainqueurs. Dans cette archive collective se mêlent les témoignages des déportés, sourcés ou non, et les voix multiples, dont celle d’un « je » autobiographique, qui composent un recueil testimonial choral. L’énonciation est multiple : le « je » (le « I » est très autobiographique dans certains poèmes, références que la lecture des textes autobiographiques de Harjo permettra de repérer) et le « nous » (inclusif ou exclusif, le « we » ne désigne pas toujours le même groupe humain) alternent. Qu’il s’agisse des dédicaces ou des « you » singuliers ou pluriels présents dans les poèmes (l’anglais, qui ne distingue pas P2 et P4, ne rend pas toujours aisée l’interprétation), les adresses sont multiples, tout comme les références contemporaines ou classiques, littéraires ou picturales (T.C. Cannon, Emily Dickinson), ce qui contribue à construire un recueil polyphonique. Un travail précis sur les temporalités et sur l’énonciation semble donc riche de perspectives pour comprendre cette archive collective qui mêle aux archives véritables, sourcées pour certaines, le pouvoir d’une imagination qui redonne vie aux disparus et voix aux absents.

Face à la déportation réelle d’est en ouest inscrite dans l’Histoire, le recueil propose un chemin inverse : un retour réel du « je » qui revient sur les traces de ses ancêtres, d’ouest en est (« I returned to see what I would find, in these lands we were forced to leave behind », p. 22), doublé d’un voyage intérieur sur le chemin de la mémoire collective. Le passé et le présent se superposent d’emblée, dans le texte liminaire, par l’emploi d’un « we » qui abolit les frontières temporelles, et qui fait de l’expérience de déportation passée une expérience d’exil au présent. Espace et temps sont donc liés par la mémoire, qui passe avec fluidité du « je » au « nous » et du présent au passé : « We are in time. There is no time, in time » (« Exile of Memory », p. 46). La temporalité est d’autant plus complexe qu’elle s’ouvre aux temps du mythe, avec par exemple des références ténues aux mythes de la création (« Another will fall from the sky / Through the knots of a tree » est par exemple une référence à la femme tombée du ciel, mythe wendat de la création qui donne son titre au recueil The Woman Who Fell From the Sky). Le recueil déploie également une temporalité rêvée, celle d’un temps d’avant la destruction, d’un temps des origines face auquel le présent semble n’être qu’une version pervertie (« Tobacco Origin Story », p. 204-207).

Née de ce mouvement de retour en arrière sur les traces des ancêtres exilés, la parole poétique permet alors de faire advenir une autre temporalité à mesure que le recueil devient chemin : la spatialisation mise en scène dans les poèmes désigne autant un cheminement au présent qu’un retour en arrière, voire une avancée vers un futur, dans une construction spiralaire intéressante à analyser : en témoignent « The Story Wheel » (p. 72) et surtout le texte en prose « We follow the DNA spiral of stories… » (p. 216) : ce texte en prose emporte le « je » dans le souvenir (recréé, imaginé) de la bataille de Horseshoe Bend. S’ils suspendent volontairement leur incrédulité, s’ils acceptent d’entrer dans la vision de monde proposée par Harjo ou si, a minima, ils acceptent une lecture symbolique où les traumatismes hérités sont représentés, les lecteurs font alors l’expérience d’un recueil testimonial où sont abolies les frontières individuelles et temporelles. C’est que le rêve et la poésie permettent ces échappées hors d’un rationalisme inapte à traduire l’expérience du monde, ce qu’expriment ces vers du poème « By the Way » : « Does that make sense? / Maybe it does only in the precincts of dreams and poetry » (p. 264). C’est aussi le sens du texte en prose « One March a few years back » (p. 256-259), où la courbe du temps se plie dans l’espace du texte et fait coexister deux temporalités passées, celle de Monahwee au galop et celle de Harjo rentrant en voiture à Atlanta (voir p. 256-258). Au-delà d’un système de croyance, cette courbe du temps est une image qui exprime la persistance du passé dans le présent (que l’on pourrait aussi appeler le traumatisme), rendue paradoxalement visible, incarnée, par un revenant, c’est-à-dire par celui qui revient – l’image, au passage, est intéressante pour ce recueil entièrement construit sur le retour du « je » sur les terres ancestrales.

Cette omniprésence des revenants dans le recueil révèle vision de monde non héritée du naturalisme, d’une mondiation non dualiste (Descola) où les non-humains comptent tout autant que les humains. Il faut donc prêter attention aux voix des fantômes réactivées par la parole poétique, mais aussi aux voix des arbres et des éléments naturels, voix silencieuses que le « je » poétique entend (« Exile of Memory », p. 38 ; « Singing Everything », p. 132). Ce qui nous semble intéressant, c’est la juxtaposition des lectures, puisqu’une interprétation ontologique n’interdit pas, bien au contraire, une interprétation historique : le cas des revenants est exemplaire, puisqu’ils désignent autant la « réalité » du monde invisible dans l’ontologie animiste par exemple, que l’héritage traumatique de l’Histoire, comme une présence-absence qui signale l’impossible deuil. Le poème « Let There Be No Regrets » porte également plusieurs lectures, puisque les références animistes proposent une vision du monde à laquelle s’opposent les projets d’exploitation minière et pétrolière du monument national de Bears Ears, dans l’Utah, validés par le gouvernement Trump en 2017-2020 (« To the destroyers, Earth is not a person », p. 194).

Nous avons parlé de feuilletage temporel, de superposition des espace-temps, de juxtaposition des voix, de polyphonie qui crée un concert de voix portées par le « je » : il serait certainement plus pertinent de parler de « tissage » ou de « tressage », un artisanat important dans la culture Mvskoke, qu’il s’agisse de tissus ou d’objets tressés (je rappelle que le poème « First Morning » est dédié à Shan Goshorn, une artiste multidisciplinaire Cherokee reconnue pour ses objets tressés notamment). C’est par exemple ce lien entre tissage et écriture poétique que met en avant l’artiste Allison A. Hedge Coke, dans sa contribution à l’ouvrage édité par Simon Ortiz, intitulée « Seeds ». Allison A. Hedge Coke dresse des parallèles stimulants entre les existences entremêlées, la mémoire et les héritages, le tressage, le tissage et l’écriture :

All creative work feed other creative work. The memories I have imprinted in my mind from making bark and pine-needle baskets and from weaving fabric are significant for my writing today. These weaving skills may produce layered imagery, a tangle of raw material shaped into something tangible through gentle strokes of the fingers and the mind’s eye.[36]

Il ne nous paraît pas anodin que parmi les poètes appréciés par cette auteure pour leur « layered imagery », Joy Harjo figure en première mention[37].

Je voudrais terminer en soulignant la béance que la poésie de Harjo laisse visible, en dépit du pouvoir guérisseur des mots. Il est vrai que la poésie pour Harjo est un rituel cathartique qui permet d’apaiser, de corriger, de réparer peut-être le passé. C’est par exemple ce qu’expriment les vers liminaires du poème personnel « Washing my Mother’s Body » (p. 76). En dépit du pouvoir de la poésie, cette béance (celle de l’histoire personnelle et collective, des blessures individuelles, familiales, communautaires non réparées) n’est pas comblée : elle apparaît dans le recueil, comme une cicatrice, comme une « trace-mémoire », pour reprendre l’expression très juste de Chamoiseau que nous citions dans la présentation générale, qui montre autant la blessure que sa réparation. Cette cicatrice, on la retrouve par exemple dans les images très explicites des « fantômes enragés » ou de la « mémoire en lambeaux », que l’on retrouve par exemple dans les poèmes « Exile of Memory » (p. 24) et « How to Write a Poem in a time of War » (p. 120). La parole se déploie à partir de ces cicatrices, mais il serait me semble-t-il inexact de terminer par une vision de l’Histoire, de la communauté ou de l’individu réparée grâce au pouvoir de la poésie : la permanence de la colonialité, à travers les injustices et les inégalités d’aujourd’hui, mais aussi les irréparables crimes de l’Histoire coloniale nord-américaine (les déportations, les enfants arrachés à leurs familles et placés de force dans les pensionnats, les femmes stérilisées, etc.), empêchent une lecture ultime dans laquelle la poésie aurait le pouvoir de tout guérir. Le poème peut, aussi, être ce lieu paradoxal, à la fois refuge et réclusion d’un « je » captif de la mémoire, ce que semble aussi suggérer le poème « A Refuge in the Smallest of Places » (p. 148).

 

 

[1] Joy Harjo (ed.), When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, New York/London, W. W. Norton & Company, 2020, p. 3-4. Du côté francophone, le terme « amérindien » est souvent employé dans les travaux académiques. Dans l’anthologie qu’il consacre aux littératures autochtones du Québec, Maurizio Gatti explique qu’il emploie « de préférence le terme Amérindien plutôt qu’Autochtone parce qu’il [lui] semble plus précis et sans équivoque : plusieurs Québécois, par exemple, se considèrent comme des autochtones parce qu’ils sont nés au Québec et correspondent ainsi à la définition de ce terme dans le dictionnaire. » (Maurizio Gatti, Littérature amérindienne du Québec. Écrits de langue française, Montréal, Éditions Hurtubise, 2004, p. 42). La critique francophone emploie toutefois majoritairement aujourd’hui le terme « autochtone », délesté du poids des imaginaires de l’« Amérique » et de l’« Indien ».

[2] Gloria Bird, « Introduction », Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, ed. Joy Harjo and Gloria Bird, New York, Londres, W.W. Norton & Company, 1997, p. 22.

[3] Sur les attentes des lecteurs et l’essentialisation de « l’autochtonie » en littérature, nous renvoyons à l’entretien avec la romancière innue J. D. Kurtness réalisé en amont du festival « Paroles autochtones » (Nantes, 14-17 mars 2024) : voir « Refuser l’essentialisme : entretien avec J. D. Kurtness », dans « Littératures autochtones (Amérique – Australie). Actualité de la recherche et ressources », carnet de recherche Hypothèses, coord. Cécile Brochard, décembre 2023. Disponible en ligne : https://litautochtones.hypotheses.org/1286 [consulté le 26 juin 2024]

[4] C’est ce que pointe Simon Ortiz par exemple lorsqu’il souligne que les Premières Nations ont fait l’objet d’une attention particulière sur la scène publique depuis le milieu des années 1990, notamment grâce aux efforts et aux engagements des communautés pour se faire entendre et protéger leurs territoires, leurs langues et leurs cultures ; le revers de ce gain d’attention et de respect est, pour Simon Ortiz, la création d’un imaginaire « romantique » de l’« Indien » – stéréotype sur lequel un auteur comme Sherman Alexie a beaucoup écrit. Sur cette question, nous nous permettons également de renvoyer à notre contribution au séminaire « Éthique et esthétique de la simplicité » organisé par Dominique Peyrache-Leborgne, Cécile Mahiou, Chantal Pierre et Philippe Postel, intitulée « Poèmes et récits autochtones nord-américains : simplicité et décolonialité (Rita Joe, Leslie Marmon Silko) » (à paraître).

[5] Certains critiques nord-américains distinguent deux vagues dans cette Native American Renaissance, non pas tant en termes de générations (Leslie Marmon Silko est née en 1948, Joy Harjo en 1951) que de renouvellement des thématiques et de jeux sur les attentes du lectorat ; cette seconde vague serait parfaitement incarnée par l’écrivain Spokane Sherman Alexie, dans son maniement de l’ironie et, parfois du cynisme, pour mieux maltraiter les clichés sur « l’Indien », y compris au sein des communautés natives. Par ailleurs, les auteurs de la première vague de cette Native American Renaissance ont rencontré le succès dans les années 1970, soit avant des auteurs comme Joy Harjo : c’est ce qui explique que, dans les remerciements de son autobiographie Crazy Brave, Joy Harjo rend hommage à ses prédécesseurs sur la scène littéraire : « Two important American writers made this book possible : the storyteller, poet, and artist N. Scott Momaday and the Laguna Pueblo writer, artist, and prophet Leslie Silko » (Crazy Brave, New York, W. W. Norton & Company, 2012, p. 167).

[6] On peut lire la présentation de Living Nations, Living Words. An Anthology of First Peoples Poetry, projet signature de Joy Harjo dans le cadre de sa mission de Poet Laureate of the United States, sur le site de la Library of Congress : https://www.loc.gov/programs/poetry-and-literature/poet-laureate/poet-laureate-projects/living-nations-living-words/ [consulté le 22/11/2023].

[7] Joy Harjo (ed.), When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, op. cit., p. 1.

[8] Ibid., p. 6.

[9] Ibid., p. 7.

[10] Simon Ortiz (ed.), « Introduction », Speaking for the Generations. Native Writers on Writing, Tucson, The University of Arizona Press, 1998, p. xi et p. xix.

[11] Gloria Bird, « Breaking the silence. Writing as “Witness” », dans Simon Ortiz (ed.), Speaking for the Generations. Native Writers on Writing, op. cit., p. 28.

[12] Michèle Lacombe, « La critique littéraire autochtone en Amérique du Nord : approches anglophones mises en contexte », dans Maurizio Gatti et Louis-Jacques Dorais (dir.), Littératures autochtones, Montréal, Mémoire d’encrier, « Essai », 2010, p. 155.

[13] Joy Harjo, « Introduction », Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, ed. Joy Harjo and Gloria Bird, New York, Londres, W.W. Norton & Company, 1997, p. 21.

[14] Joy Harjo (ed.), When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, op. cit., p. 1-2.

[15] Ibid., p. 2.

[16] Joy Harjo, « Introduction », Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, op. cit., p. 21-22.

[17] Joy Harjo, L’Aube américaine [An American Sunrise, 2019], édition bilingue, trad. Héloïse Esquié, Paris, Globe, 2021. La pagination entre parenthèses se réfère à cette édition au programme.

[18] Langston Hughes est une influence importante dans l’œuvre de la poète : « Every poem has poetry ancestors. My poetry would not exist without Audre Lorde’s “Litany for Survival”, without Mvskoke stomp dance call-and-response, without Adrienne Rich’s “Diving into the Wreck”, without Meridel Le Sueur or N. Scott Momaday, without death or sunrise, without Walt Whitman, or Navajo horse songs, or Langston Hughes, without rain, without grief, without– » (Joy Harjo, Poet Warrior, New York, W. W. Norton & Company, 2021, p. 183). Sur les liens entre Hughes, Harjo et le jazz, on pourra lire l’article d’Audrey Goodman, « After Hours, Through the Night: Jazz Poetry and the Temporality of Emergence », Miranda [Online], 20 | 2020. URL: http://journals.openedition.org/miranda/24424 (consulté le 02/07/2024)

[19] Joy Harjo, When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, op. cit., p. 2.

[20] Joy Harjo, « Notes », How we became human. New and selected poems: 1975-2001, New York, Norton, 2004, p. 212.

[21] Jerome Rothenberg, Les Techniciens du sacré [Technicians of the Sacred, 1968 pour la première édition], anthologie traduite par Yves di Manno, Paris, Corti, 2007, p. 79-82 et p. 256-257.

[22] Joy Harjo, Secrets From the Center of the World, photographs by Stephen Strom, University of Arizona Press, 1989, p. 60.

[23] Cité par Joy Harjo, « Notes », How we became human. New and selected poems: 1975-2001, op. cit., p. 212-213.

[24] Simon Ortiz, After and Before the Lightning, Tucson and London, The University of Arizona Press, 1994, p. 52.

[25] Jerome Rothenberg, « Navajo visual poetry », https://www.ubu.com/ethno/visuals/navajo.html (consulté le 30/05/2024). Le résumé du rituel est extrait de Shaking the Pumpkin, op. cit., p. 157.

[26] Joy Harjo, « Notes », How We Became Human. New and Selected Poems: 1975-2001, op. cit., p. 226.

[27] Pour une présentation d’Ali Cobby Eckermann, voir le carnet de recherche « Littératures autochtones (Amérique – Australie). Actualité de la recherche et ressources » : https://litautochtones.hypotheses.org/285 et https://litautochtones.hypotheses.org/2615 (consulté le 30/05/2024)

[28] Voir https://redroompoetry.org/poets/ali-cobby-eckermann/fair-trade-collaborations-joy-harjo-and-ali-cobby-eckermann/ (consulté le 30/05/2024)

[29] Comme Coyote, Rabbit est un personnage de trickster, personnage rusé qui figure dans de nombreux récits autochtones nord-américains.

[30] Joy Harjo, « Notes », How We Became Human. New and Selected Poems: 1975-2001, op. cit., p. 224.

[31] Joy Harjo, « introduction », How We Became Human. New and Selected Poems: 1975-2001, op. cit., p. xxvii.

[32] Ibid., p. xxiii.

[33] Joy Harjo, A Map to the Next World, op. cit., p. 19. Nous nous permettons de renvoyer à notre article : « “Le chant perdu des pierres perdues” : supports matériels et mémoriels dans la poésie autochtone contemporaine (Amérique du Nord – Australie) », dans Écrit sur l’écorce, la pierre, la neige…, revue Elseneur, Caen, Presses Universitaires de Caen, n°36, décembre 2021, p. 63-80. Disponible en ligne : https://journals.openedition.org/elseneur/332 [consulté le 26 juin 2024].

[34] Daniel Royot, Les Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Armand Colin, 2007, p. 20-21.

[35] « Usually it is just the Cherokee whose forced migration from east to west is recognized as “The Trail of Tears”, but there were many tribes forced west, including the Mvskoke Creeks. The removal took place in stages. Some groups were taken by a southern route through New Orleans, brought up the Mississippi River on steamboats to the Arkansas River. », Joy Harjo, « Notes », How We Became Human. New and Selected Poems: 1975-2001, op. cit., p. 211.

[36] Allison A. Hedge Coke, « Seeds », dans Simon Ortiz (ed.), Speaking for the Generations. Native Writers on Writing, op. cit., p. 115.

[37] Ibid., p. 112.

BROCHARD, C., RUMEAU, D., VETTORATO, C. : Présentation générale

I. Éléments introductifs généraux (Delphine Rumeau)

Les œuvres du corpus présentent une certaine unité spatio-temporelle : le continent américain, de la fin des années 1920 jusqu’au contemporain. Elles recouvrent toutefois un empan chronologique conséquent, puisqu’un siècle sépare les premiers poèmes d’Asturias du recueil de Harjo, ainsi que des espaces culturels et linguistiques divers à l’intérieur d’une unité continentale. L’anthologie de traductions françaises d’Asturias, poète guatémaltèque de langue espagnole et prix Nobel 1967, couvre elle-même une période longue, des premiers « Poèmes indiens » de 1929 au Grand diseur de 1965. Une partie de l’œuvre recoupe ainsi chronologiquement celle du Québécois Gaston Miron, poète national dont le recueil L’Homme rapaillé (1970 pour la première édition) rassemble essentiellement des poèmes écrits au cours des deux décennies précédentes. Le recueil de la poétesse autochtone états-unienne Joy Harjo, publié en 2019, se démarque par sa contemporanéité. Commencer par rappeler ces dates, c’est mettre en avant d’emblée un enjeu majeur du programme : étudier une poésie située, non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps, mettre au cœur de la réflexion l’historicité des notions et des formes. Il convient de dire que ce programme n’est pas d’abord fondé sur une notion théorique ou sur une forme poétique spécifique, mais sur un corpus : les termes « peuples, langues, mémoires » sont des entrées dans les textes.

Ce n’est sans doute pas un hasard si le texte qu’Henri Meschonnic a consacré à Miron, intitulé « L’épopée de l’amour » (voir biblio), commence par exposer comment la poésie européenne, et singulièrement la poésie française, a identifié la poésie au lyrisme. (« Pour être pure, la poésie, pour être la décoction suprême, sa propre essence, la poésie devait être le lyrisme même. C’est la vulgate »). Et Meschonnic d’insister précisément sur la revendication américaine de Miron, qui serait comme un antidote à cette décoction, même s’il ne s’agit pas d’opposer, « malgré les apparences souvent contraires, une voix épique américaine, large, allante, aux petites voix mesquines, étriquées, d’une poésie européenne, d’une poésie française de France. » Effectivement, il s’agirait presque d’une vulgate symétrique : la poésie américaine serait nécessairement du côté de l’ampleur (celle des grands espaces) et de l’impureté (celle d’un poème englobant, totalisant). On trouvera même l’idée d’une poésie américaine anti-mallarméenne exprimée aussi bien sous la plume de critiques que de poètes : on peut penser à Pablo Neruda expliquant « comprendre une poésie comme celle de Mallarmé » mais que « dans nos maisons américaines, où pénètrent le froid et la neige et le soleil brûlant, la poésie est forcément différente ! » (Obras completas, ed. Gutenberg, t. 5, 1097). Se lit de fait une référence à Mallarmé, apprécié mais mis à distance chez Miron par exemple, dans le poème « Corolle ô fleur » sous-titré « sur un ton faussement mallarméen ». Les poèmes du corpus déjouent effectivement l’opposition entre poème lyrique et poème épique, entre voix personnelle et enjeux collectifs. Ce sont des poèmes qui ne refusent pas « d’utiliser le langage ». À quelles fins?

Pour le dire un peu vite, ces poèmes ont des ambitions fondatrices, refondatrices, que l’on pourra aussi dire épiques (Meschonnic encore sur Miron : « Fonder une poésie nationale, et en avoir conscience, fonder une ‘américanité’ dans une poésie en français, mais c’est un acte épique. ») Il est difficile de parler d’épopée en tant que genre (si Meschonnic le fait pour Miron, c’est avec une forme de provocation), dans la mesure où, hormis pour Une aube américaine, il s’agit de recueils, voire d’une anthologie. En outre, ces textes ne se présentent pas comme des épopées et n’affichent pas véritablement de signaux génériques (on notera tout de même la référence à Ossian dans le poème de Miron « Le vieil Ossian »). En revanche, parler de poésie épique est bien légitime tant on en retrouve certains traits marquants : ambition fondatrice, prise en charge des mythes et de l’histoire.

Un élément de réflexion important sera alors de savoir si cette dimension épique concerne des communautés restreintes ou l’Amérique dans son ensemble, et s’il y a bien un dénominateur commun des poésies américaines. Pour penser cette dimension américaine, voici des ensembles de références très différentes :

 

  • Histoire, sociologie

– Les travaux du sociologue et anthropologue brésilien Darcy Ribeiro (par exemple The Americas and Civilization, 1969, ou en français, le chapitre “Formations historico-sociales” dans L’Enfantement des peuples, trad. F. Malley, ed. du Cerf, 1970), qui propose des distinctions entre « peuples témoins » (ou peuples autochtones spoliés  : Mexico, Guatemala, plateau andin), «peuples nouveaux» (résultant de la rencontre, déculturation et fusion de matrices différentes: Brésil, Venezuela, Colombie, Antilles, Sud des EU > cela renverrait chez E. Glissant à la « créolisation »), «peuples transplantés » (résultant de mouvements migratoires: EU, Canada, Uruguay, Argentine), « peuples émergents » (issus de processus de décolonisation, dont on ne trouve pas de représentants aux Amériques> à repenser cinquante ans plus tard?).

– L’ouvrage d’un sociologue et historien québécois, Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire comparée (Montréal, Boréal, 2007), en particulier le chapitre sur le Québec et celui « l’essor de la conscience nationale au Mexique et en Amérique latine », qui montre entre autres choses l’articulation entre conscience nationale et affirmation de l’indigénité en Amérique latine. Bien sûr, Bouchard s’intéresse surtout aux sociétés du « Nouveau Monde », un terme qui traduit un point de vue européen et impérial, un terme évidemment problématique pour les autochtones. D’une certaine façon, on pourrait même dire que les textes du corpus contournent largement la problématique du Nouveau Monde comme la problématique transatlantique : Asturias et surtout Harjo sont moins concernés par les logiques de rupture ou de continuité avec l’Europe qu’ils ne cherchent à donner à voir et à entendre des héritages antérieurs à la colonisation. Pourtant, quelles que soient les précautions dont on usera avec l’expression « Nouveau monde », elle correspond à des discours dominants qui informent du coup toutes les expériences américaines : Asturias et Harjo travaille aussi contre ces discours (voir par exemple le poème « Call and response »).

 

Ce sont des lectures qui permettent aussi de comprendre comment les différentes communautés ou sociétés américaines se définissent en relation avec une identité continentale. On sera de fait beaucoup amené à réfléchir aux échelles sur lesquelles se situent les poèmes mais surtout comment ils les relient : Asturias s’adresse parfois spécifiquement au Guatemala (« Guatemala. Cantate » ; « Salut, Guatemala » – ce sont au demeurant des poèmes de 1954, année du coup d’État au Guatemala), mais il vise généralement des échelles plus larges, celle de la culture maya-quiché, antérieure à l’idée de nation, et au-delà encore, celle de l’Amérique latine : on trouvera également un chant à l’Argentine, une méditation devant le lac Titicaca, un poème sur le Cuzco ; les héros célébrés sont Tecún Umán (le dernier grand chef quiché), mais aussi bien Simón Bolívar, le héros des indépendances. La communauté de Miron pourra apparaître plus nationale : son homme rapaillé est d’abord le « québécanthrope ». Le poète est certes « Compagnon des Amériques », mais il a parfois tendance à court-circuiter l’échelle continentale pour arrimer le Québec directement au monde, voire à l’universel, concept pour lui opératoire. Harjo inclut quant à elle de multiples cercles et lignes qui se croisent : le lieu d’avant l’exil de son grand-père Monhawee (23), un village traditionnel mvskoke (47), les pistes des larmes des « nations tribales dans toute l’Amérique du Nord » qu’elle relie dès le texte liminaire à d’autres peuples autochtones (« The indigenous peoples who are making their way up from the southern hemisphere are a continuation of the Trail of Tears », 10). L’Amérique de An American Sunrise n’est au demeurant pas seulement celle des autochtones, loin s’en faut. On notera aussi les multiples références à la culture africaine américaine (exp. à la Nouvelle-Orléans, p. 187 : « So many tribes were jamming there : African, Native, and a few remnant French »).

 

  • Poétique

On trouvera beaucoup de propositions stimulantes sur les littératures américaines dans les essais d’Edouard Glissant (L’Intention poétique ; Poétique de la relation). Il évoque en particulier deux spécificités américaines :

–        La notion de durée (à mettre en rapport avec celle d’impureté) : « Les œuvres de ce qu’on nomme le Nouveau Monde ont entassé une poétique de la durée, qui ne passe pas par la fulguration rimbaldienne ». Glissant cite Lautréamont, Perse, Whitman, Neruda, pour dire qu’aucun d’eux n’écrit de poème « en soi », mais des livres de poésie. Il insiste sur « la durée poétique, le déroulement », « l’entassement ».  (Discours antillais, Seuil, 1984, 78)

C’est nettement le cas ici, même si certains poèmes peuvent être brefs : certes, le recueil d’Asturias est une anthologie pensée par Claude Couffon et non par Asturias lui-même, mais Claireveillée de printemps et Le Grand Diseur sont deux poèmes longs qui reposent sur la répétition, l’anaphore et la récurrence des termes. L’Homme rapaillé rassemble trois décennies de poèmes et travaille également des mots dans la durée ; Harjo propose un livre dont on ne saurait extraire un poème (ce que l’on fera sans doute pour les commentaires, mais la question de la situation de l’extrait sera particulièrement significative).

–        le rapport au paysage : « Pour nous, l’élément formellement déterminant dans la production littéraire, c’est ce que j’appellerais la parole du paysage. (…) Il y a quelque chose de violent dans cet espace littéraire américain. » (Discours antillais, 255)

Cette « parole du paysage » recouvre en partie une thématique. Glissant évoque en particulier la topique du vent, que l’on trouvera en effet dans les poèmes (par exemple dans Claireveillée de printemps, « le vent / le vent / le vent / melaguaj / melaguaj / le vent déchaîné », p. 169 ; chez Miron, toute la fin de « Héritage de la tristesse » : « vents de rendez-vous, vents aux prunelles solaires, / vents telluriques / vents de l’âme, vents universels », p. 86). C’est aussi ce que Miron appelle « tellurisme » qui retiendra l’attention (« notre tellurisme n’est pas français » : voir présentation Miron). Mais ce sont aussi des formes : celle des vers, parfois réguliers, le plus souvent libres mais structurés par les répétitions, adossés à la prose chez Miron et Harjo, associés à des expérimentations visuelles chez Asturias, qui viennent en partie des avant-gardes, mais qui ont aussi une signification spatiale (voir point de Cyril Vettorato sur oralité et formes).

On ajoutera d’autres termes qui complètent cette catégorie du paysage :

-le territoire (qui recouvre en partie land, un mot sésame chez Harjo)

-la patrie (chez Asturias, dans « Autochiromancie », p. 46 , et en anaphore dans « Guatemala », p. 70-72 ; chez Miron, dans « Compagnon des Amériques » : « ma patrie d’haleine dans la touffe des vents », p. 101)

-le pays (dans « Compagnon des Amériques » : « cargue-moi en toi, pays » ; rappelons que la poésie québécoise aux enjeux collectifs des années 1950-1960 est désignée comme « poésie du pays »).

– le lieu. Les toponymes retiendront en particulier l’attention car ils recèlent de multiples traces, de la nature, du paysage, mais aussi des langues autochtones et de l’histoire. Les cartes donnent à voir et à lire des histoires, comme la carte d’Une aube américaine.

 

  • Intertextualités

Enfin, il sera indispensable de considérer les grandes références intertextuelles des œuvres, qui participent largement de leur inscription dans des espaces littéraires. Pour Miron, celles-ci sont relativement éparses, et mènent des références françaises mises à distances de Deux sangs (Valéry, Mallarmé) aux références épiques (Ossian) ou canadiennes-françaises (Félicité = Laure Conan) des Courtepointes, en passant par les épigraphes de « La vie agonique ». Pour Harjo, elles sont multiples, comme le montrent d’emblée les épigraphes (de Ray Young Bear, un poète meskwaki à June Jordan, poétesse noire « caribéenne-américaine ») et elles sont centrales, relevant éventuellement du montage (le poème d’Emily Dickinson : « I’m Nobody ! Who are You ! », intégralement inséré, p. 150). Pour Asturias, on ne pourra faire l’économie de la lecture du Popol Vuh, le livre sacré des Mayas Quichés (le texte dont on dispose, transmis par la tradition orale, est relativement bref). Lecture décisive pour Asturias, qui l’a traduit en espagnol depuis une traduction française (voir présentation de Dante Barrientos Tecún), le Popol Vuh donne aussi une profondeur historique aux Poèmes indiens, qui le prolongent plus encore qu’ils ne s’y réfèrent.

 

II. Histoires et mémoires plurielles (Cécile Brochard)

Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve, du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes ? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie ?

Comment écrire, dominé ?

Dans ce texte utile pour comprendre l’écriture en situation de domination, Patrick Chamoiseau évoque la pluralité de ses héritages culturels martiniquais, qu’il appelle « Moi-colons », « Moi-Amérindiens », « Moi-Africains », « Moi-Indiens, moi-Chinois, moi-Syro-Libanais », et « Moi-créole ». En cherchant à renouer avec ces héritages, Chamoiseau explique qu’il s’est fait « archéologue de l’imaginaire », à la recherche de « traces-mémoires » dont le territoire porte les marques :

La Trace est marque concrète : tambour, arbre, bateau, panier, un quartier, une chanson, un sentier qui s’en va… Les mémoires irradient dans la Trace, elles l’habitent d’une présence-sans-matière offerte à l’émotion. Leurs associations, Traces-mémoires, ne font pas monuments, ni ne cristallisent une mémoire unique : elles sont jeu des mémoires qui se sont emmêlées. Elles ne relèvent pas de la geste coloniale mais des déflagrations qui en ont résulté. Leurs significations demeurent évolutives, non figées-univoques comme celles du monument. Elles me font entendre-voir-toucher-imaginer l’emmêlée des histoires qui ont tissé ma terre. Ce moi-Amérindiens m’avait ouvert cela.[1]

L’historiographie américaine a très longtemps laissé de côté les voix des vaincus et des dominés au profit d’une construction idéologique, politique et culturelle marquée par les vainqueurs européens. Un rapport inégal s’est donc mis en place sur l’ensemble du territoire américain – certes selon des modalités différentes entre nord et sud – entre des groupes dominants et des groupes dominés, souvent désignés sous le terme de « minorités », dont les productions culturelles, les ontologies, les savoirs, les langues, les organisations sociales et politiques ont été effacées ou rabaissées, mises quoi qu’il en soit au bas d’une échelle de valeurs. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, ces voix « dominées » s’élèvent et affirment leurs singularités, révélant le caractère construit de ces imaginaires des altérités – on sait à ce titre le legs des études postcoloniales. Dans les littératures d’Amérique, ces questions sont au cœur des pratiques d’écriture des auteur.es héritier.es d’histoires plurielles où s’entremêlent les mémoires, sans se limiter à la question de l’« ethnicité » tant il est vrai que les dominations socio-culturelles et politiques peuvent s’exercer dans bien d’autres situations.

“L’emmêlée des histoires”

Chacun à leur manière, dans des contextes géographiques et historiques distincts, les auteurs de notre corpus travaillent ces questions de domination, d’héritages multiples, d’appartenance à plusieurs cultures, et leurs recueils rendent compte de cette complexité et de ce tissage. D’autres histoires s’y font jour, qui concurrencent les histoires officielles des conquêtes et les imaginaires qui les accompagnent, et affirment l’existence d’autres lectures souvent plurielles. Héritiers de plusieurs mondes, à la croisée des cultures familiales ou communautaires d’une part, et des cultures dominantes ou institutionnalisées d’autre part, les auteurs de notre corpus donnent à entendre des mémoires multiples où se disent des héritages oubliés ou non reconnus. Rappelons combien la parole poétique d’Asturias trouve son origine dans une mémoire retrouvée, celle des traditions orales et des mythes maya-quiché, celle des Leyendas de Guatemala – une mémoire qui s’apparente, sous l’égide de la première nouvelle « Ahora que me acuerdo », à un témoignage en devenir. Le Popol Vuh et les Anales de los Xahil nourrissent l’écriture et l’imaginaire d’Asturias, par ailleurs engagé contre la misère des populations autochtones au Guatemala. Asturias fait partie de ces auteurs qui, comme le Paraguayen Augusto Roa Bastos, dont le guarani informe aussi bien l’écriture que l’imaginaire[2], vont renouer avec les cultures et les mythes des peuples natifs, dont ils rappellent la force poétique et la grandeur spirituelle, défendant ainsi les cultures autochtones vaincues, effacées par l’histoire coloniale espagnole – un engagement que l’on retrouve par exemple dans le poème « Técoun-Oumane[3] » et, nous pourrions le dire, dans l’œuvre tout entière d’Asturias marquée par l’inspiration maya-quiché. Les mémoires déployées par Asturias sont donc résolument plurielles, fruit du métissage que l’auteur revendique dans sa création poétique : prolongement ou résurrection de paroles et de sensibilités antérieures, qu’elles soient autochtones ou même africaines[4] ; ancrage dans la réalité sociale et politique de l’espace latino-américain et plus spécifiquement du Guatemala ; création d’un ethos poétique où l’on reconnaît parfois le poète lui-même (on pense par exemple aux « Litanies de l’exilé[5] »). Face à l’historiographie officielle du Canada et des États-Unis, les recueils de Miron et Harjo livrent également des traces, des témoignages qui entremêlent mémoires individuelles, souvent autobiographiques, et mémoires communes.

La dimension narrative de ces recueils qui racontent (recréent ?) des histoires plurielles[6] double donc la perspective testimoniale qui, de fait, devient collective. Les recueils entrelacent ainsi différents fils au point que ceux-ci semblent souvent inséparables. Les pronoms déictiques offrent à ce titre une matière intéressante pour l’analyse de ce tissage opéré dans les recueils : le « je » autobiographique se superpose souvent au « je » poétique, confusion qui peut créer, dans l’esprit des lecteurs, l’illusion du témoignage authentique, en particulier dans les recueils de Miron et Harjo. Chez Harjo, l’ancrage autobiographique et communautaire, allié à la présence de sources et de documents d’archives, donne au recueil une double dimension testimoniale : à l’authenticité de l’expérience du retour du « je » sur les pas des ancêtres se superpose l’authenticité de l’expérience du déracinement des Mvskoke transcrite dans le recueil par les témoignages du passé. Miron, lui aussi, « frames his self-description as a collective experience, that of a Québecois community struggling to exist and to speak its condition [7]» : L’Homme rapaillé est bien le recueil d’un sujet individuel et collectif marqué par « l’héritage et la descendance », pour reprendre le titre du dernier poème du recueil. Chez Asturias aussi, qui a traduit du français à l’espagnol le Popol Vuh, la création poétique du « Gran Lengua » guatémaltèque confond sa propre voix, les voix antérieures et la voix du cosmos ; un poème comme « Marimba jouée par les Indiens[8] » en témoigne parfaitement, véritable labyrinthe verbal où les voix lyriques se croisent inextricablement, tantôt fusionnant, tantôt se séparant (une polyphonie que l’aspect musical, presque symphonique, ne fait qu’accroître). Par ailleurs dans les recueils, les contours du « nous » sont souvent flous et mouvants : le groupe désigné par le pronom fluctue, et celui-ci est tantôt inclusif, tantôt exclusif, ce qui explique aussi cette étrange réunion du personnel, du national et de l’universel[9]. Grâce à cette énonciation qui se fait chorale, les recueils deviennent des archives collectives qui donnent voix aux oublié.es de l’histoire officielle, à celles et ceux qui n’ont pas eu – et/ou qui n’ont pas encore – la parole.

Ces enjeux culturels et politiques rappellent les perspectives critiques des cultural studies, et notamment des études postcoloniales. On sait l’importance qu’ont eu chez Miron les lectures d’Aimé Césaire, Frantz Fanon et Albert Memmi, dans la prise de conscience de sa propre aliénation linguistique, culturelle et politique[10]. Toutefois, il serait peut-être plus juste de parler de perspectives décoloniales pour notre corpus américain, un terme qu’emploie d’ailleurs Miron lui-même dans un article très éclairant qui fait partie de l’édition québécoise de L’Homme rapaillé : « Décoloniser la langue[11] ». Sans qu’il soit question d’imposer à la poésie des outils critiques nés des sciences sociales, et sans qu’il s’agisse de réfuter l’héritage des postcolonial studies, il s’avère utile, pour enrichir notre analyse de l’« américanité » construite dans ce corpus, de faire un détour par les « pensées décoloniales », pour reprendre le titre de l’essai de Philippe Colin et Lissel Quiroz. Les études décoloniales partagent évidemment un terreau commun avec les études postcoloniales, héritières notamment de la triade évoquée plus haut (Cahier d’un retour au pays natal, paru en 1939 et réédité aux éditions Présence africaine en 1956 ; Peau noire, masques blancs paru en 1952 ; Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur paru en 1957), mais elles s’en distinguent entre autres par le refus, si l’on peut dire, du « post » :

Pour les théoriciens décoloniaux, la colonialité englobe la colonisation, qui n’est que l’une des manifestations d’un processus historique encore à l’œuvre aujourd’hui. […] Disons-le de manière abrupte : pour la critique décoloniale, il n’y a pas de post possible dans le cadre du système monde moderne capitaliste.[12]

L’année 1992, sans grande surprise, marque le moment crucial de l’élaboration théorique et de la dissémination des pensées décoloniales nées dans l’espace critique des sciences sociales latino-américaines :

Le quincentenaire de la « découverte » de l’Amérique est l’occasion d’un débat continental qui voit la confrontation, dans l’espace public, d’interprétations radicalement opposées de l’événement 1492. Si les fastueuses commémorations officielles, soutenues par un immense lobbying du gouvernement socialiste espagnol, et pompeusement baptisées « rencontre de deux mondes », cherchent à construire une version édifiante, pacifiée et horizontale de la conquête de l’Amérique, les secteurs autochtones mobilisés se chargent de rappeler que l’arrivée fracassante des Européens sur leurs terres a avant tout signifié le début d’un génocide et d’un écocide sans équivalent dans l’histoire.[13]

Le recueil de Joy Harjo porte d’ailleurs trace de ces mouvements de reconnaissance des droits autochtones dans les années 1990[14]. Penser l’Amérique, ce serait donc aussi penser la colonialité, qui se révèlerait indissociable de la modernité pour les sociologues Aníbal Quijano et Immanuel Wallerstein, qui écrivent que l’Amérique est « l’entité socioculturelle inaugurale à partir de laquelle se déploient le monde moderne et ses catégories de pensée[15] ». C’est d’ailleurs ce que signifie pour ces théoriciens le terme « américanité »[16]. La lecture décoloniale paraît assez évidente chez Harjo en raison de l’ancrage Mvskoke et contemporain de l’auteure, puisque les peuples autochtones vivent encore des situations coloniales ; elle est aussi pertinente, rétroactivement si l’on peut dire, pour Asturias, en raison des enjeux proprement latino-américains souvent soulignés par ses contemporains[17] ; elle l’est enfin pour Miron qui ne cesse de rappeler combien il se perçoit comme un « écrivain colonisé », suite à la prise de conscience du « phénomène colonial[18] » subi par le Québec, à savoir l’hégémonie politique et linguistique du Canada anglophone :

les élites politiques et bourgeoises en collusion avec la minorité possédante canadian du Québec et le centralisme d’Ottawa, […] maintiennent [l’homme québécois] sur son propre territoire dans un modèle de société coloniale infériorisant.[19]

On lira à ce sujet avec profit les textes en prose de Miron regroupés sous le titre « Circonstances », qui complètent les poèmes de L’Homme rapaillé dans l’édition montréalaise Typo, et qui développent très précisément ces enjeux sociaux que l’on pourrait examiner, dans le cadre restreint de cette présentation, via trois entrées : identités, peuples, langues.

Identités, peuples, langues

Dans des contextes historiques et géographiques différents, les auteurs de notre corpus interrogent en effet cette histoire américaine construite sur des « identités » qu’il leur importe de déconstruire ou de se réapproprier. Ces « identités » ne sont ni univoques ni homogènes, et un rapide détour par la désignation nous renseigne sur la nécessité d’historiciser les enjeux que nous nommons, à défaut d’un autre terme, identitaires. Nous pourrions à cet égard interroger le mot « indien », que le titre du recueil d’Asturias rend incontournable et que les lectures liées à ce corpus vont rendre omniprésent[20]. Depuis les années 1970 où les mouvements de reconnaissance des droits autochtones se multiplient, la désignation « Indiens » héritée de la conquête est mise en question et clairement contestée par nombre d’auteur.es qui en soulignent l’inexactitude et les connotations idéologiques. Ce positionnement s’inscrit dans le sillage des réflexions sur la violence idéologique contenue dans les désignations héritées du discours colonial. C’est par exemple le cas du poète Acoma Pueblo Simon Ortiz, figure incontournable de la poésie autochtone nord-américaine, qui écrit, dans l’introduction « Wah Nuhtyuh-yuu Dyu Neetah Tyahstih (Now It Is My Turn to Stand) » ouvrant le volume Speaking for the Generations. Native Writers on Writing en 1998 :

There should be no confusion when the writers use their own culturally determined term or name for themselves as Native people, although an academic or technical argument might be posed by some people who prefer to see Natives strictly categorized, identified, and designated as Indians so that there would be no doubt about that, so to speak, in their terms.[21]

Ce volume, dont la lecture se révèle importante pour l’histoire des idées américaines, permet de saisir l’étape franchie vers une forme de souveraineté culturelle dans la nomination. Dans une contribution intitulée « The Stones Will Speak Again. Dreams of an Ah Tz’ib’ (writer) in the Maya Land », en clôture du volume, l’anthropologue et écrivain maya Victor D. Montejo témoigne du racisme contenu dans l’appellation « indios » au Guatemala et dans les assignations socio-culturelles du mot, dans les années 1950-1960 :

This was a difficult time for the Mayans. Mayan culture was seen as deteriorating, and the Natives were disrespectfully called indios. I questioned myself about the validity of my own Mayan culture. Was it good enough as a source for writing? Should a Mayan even dream of writing?[22]

L’article mêle histoire personnelle et collective, et montre combien le parcours vers la réappropriation de la parole maya n’est pas sans sacrifices dans le Guatemala de la fin du xxe siècle, retraçant quelques étapes dans l’émergence d’une reconnaissance institutionnelle des peuples, des cultures et des langues maya au Guatemala dans un contexte politique marqué par les violences, les massacres et les guérillas[23]. Au carrefour de nombreux paradoxes, la désignation « Indian » ou « Indio », en anglais comme en espagnol, concentre l’irréductibilité de ces « identités ». Il importe donc d’historiciser son emploi : chez Asturias, par exemple, comme chez la plupart des écrivains latino-américains de sa génération, le terme est employé sans qu’il soit nécessaire d’imposer une lecture anachronique qui dénierait à l’écrivain tout engagement, puisqu’on sait l’importance qu’ont eu les textes d’Asturias dans la reconnaissance de l’héritage culturel métisse au Guatemala. Les enjeux sont évidemment différents chez notre contemporaine Harjo, et le seraient encore, par exemple, chez l’écrivain Spokane Sherman Alexie[24]. Harjo, dans l’introduction de l’anthologie When the light of the world was subdued, our songs came through publiée en 2020, appelle à l’autodésignation[25]. Aujourd’hui, l’emploi académique du terme « indien » signale généralement que l’on évoque le cadre historique de la colonisation (on parle par exemple de « Territoire indien »), mais les travaux anthropologiques et socioculturels des dernières années nous engagent à utiliser le terme « autochtone » ou, mieux encore, l’endonyme, soit le nom utilisé par la nation ou le peuple autochtone pour se désigner (Mvskoke pour Joy Harjo, par exemple). Il est d’ailleurs intéressant de penser également le terme « autochtone » dans son sens étymologique, « celui qui est né sur le territoire sur lequel il vit ». Cette définition s’avère intéressante en contexte québécois, comme le souligne Maurizio Gatti dans l’introduction de l’anthologie qu’il consacre à la littérature autochtone du Québec : Maurizio Gatti explique qu’il emploie

de préférence le terme Amérindien plutôt qu’Autochtone parce qu’il [lui] semble plus précis et sans équivoque : plusieurs Québécois, par exemple, se considèrent comme des autochtones parce qu’ils sont nés au Québec et correspondent ainsi à la définition de ce terme dans le dictionnaire.[26]

Selon cette lecture, Miron serait un auteur autochtone ; sans qu’il soit nécessaire de débattre sur ces catégories, il semble salutaire d’en souligner la complexité et de rappeler que l’engagement poétique de ces auteurs se double d’un engagement politique.

Au même titre que ces « identités » irréductibles (on ne peut ni les définir en les réduisant, ni en faire l’économie en les supprimant), les « peuples » constituent une entrée intéressante pour travailler les questions historiques, politiques et mémorielles que soulève notre corpus. La mise au pluriel du terme « peuples » dans l’intitulé du programme n’est pas fortuite et entend précisément souligner la nécessité d’interroger ce concept aussi labile et omniprésent que l’identité. Un simple détour par le CNRTL suffit à nous renseigner sur la pluralité des acceptions du terme[27] ; dans le Dictionnaire historique de la langue française, on peut également vérifier le caractère vague de la notion « peuple » qui « recoupe parfois celles de “nation”, “pays”, de “population” et “ethnie”, et dont le contenu est fortement marqué par le statut de ceux qui l’utilisent » ; on lit aussi que le sentiment d’appartenance « à une même communauté par [l’]origine, [la] religion ou un autre lien » peut justifier l’emploi du terme sans que les individus habitent le même pays, mais que « [d]ans une acception politique, il renvoie à l’ensemble des individus qui constituent une nation, définie par un territoire et des institutions »[28] ; on lit enfin que les contours du terme en français, dans un contexte post-révolutionnaire, restent flous, désignant tantôt la nation entière, tantôt les classes dominées ; c’est sans doute ce dernier sens que l’on retrouve dans les derniers vers du poème « Bolivar » d’Asturias [29]. La définition pourrait être juridique, mais l’anthropologue Irène Bellier rappelle qu’il n’existe pas de définition du concept de « peuple autochtone » en droit international, et qu’un « peuple » s’affirme comme tel lorsqu’il affirme sa souveraineté (qui peut être culturelle) et revendique ses droits à l’autodétermination et à l’autonomie[30]. Concept plus politique, donc, qu’ethnologique – et ce en dépit de la racine ethnos qui le rattache à la discipline – le « peuple » est vague mais nécessaire pour désigner des groupes humains qui se réunissent autour de territoires ou de visions de mondes qu’ils partagent.

Il nous paraît fécond de retenir cette pluralité de connotations, particulièrement fertile en contexte américain. En effet, sans que l’on puisse en donner une définition qui réduirait l’instabilité qui fait précisément son intérêt, le « peuple » est une construction discursive, et c’est en tant que construction discursive qu’il semble intéressant de l’aborder. On pourrait à cet égard interroger son emploi et celui de ses quasi-synonymes dans les textes non poétiques des auteurs du programme, afin d’en cerner les connotations et les implications. Dans ses textes en prose regroupés sous le titre « Circonstances », Gaston Miron utilise plusieurs mots que désigne le « nous » (qui est aussi celui des « écrivains colonisés[31] » dont il fait partie) : « collectivité nationale », « groupe », « le peuple québécois », expressions qui semblent s’opposer à « la nation » et au « pays »[32], entités qui dominent et englobent ce groupe plus restreint et très marqué par les enjeux identitaires. On retrouve ces enjeux identitaires chez Joy Harjo qui rappelle, dans l’introduction de l’anthologie When the light of the world was subdued, our songs came through, que les endonymes comme Diné, Mvskoke signifient « le peuple »[33] ; d’ailleurs, dans les contextes autochtones, l’expression « Premières Nations » est souvent quasi-synonyme de « Peuples premiers », alliant ainsi la souveraineté nationale aux origines. Dans son acception américaine, la « communauté », terme que l’on trouve très souvent chez Harjo, partage avec le « peuple » une symbolique territoriale très marquée, puisque la « community » désigne souvent la « reservation » ; c’est aussi le sens que possède le mot (l’anglicisme ?) au Québec, où les communautés sont les réserves dans lesquelles les peuples autochtones ont notamment été parqués et sédentarisés lorsqu’ils étaient nomades. Les communautés, en contexte autochtone, ne font donc pas seulement référence à des groupes humains, mais désignent très concrètement les territoires bornés sur lesquels les peuples ont été regroupés de force. La communauté a par ailleurs été travaillée au niveau philosophique[34], et l’on songe notamment au recours à la fable chez Jean-Luc Nancy pour dire, dans une mise en abyme vertigineuse, l’avènement de la communauté que seule la puissance du récit semble permettre[35] ; notre corpus nous invite lui aussi à penser cette possibilité qu’ont les récits de faire advenir les communautés.

Enfin, comme nous l’évoquions plus haut avec le texte de Miron « Décoloniser la langue », ce corpus inscrit dans l’Histoire américaine engage une réflexion sur les langues. Le bilinguisme n’est pas sans difficultés pour celles et ceux qui vivent « entre deux mondes », selon l’expression de l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop partagé entre wolof et français. Les auteurs de notre corpus font l’expérience de ce déchirement, tant il est vrai que coexistent en eux et dans leurs textes ces deux voix que Carlos Fuentes appelle « voix haute » et « voix basse » :

cuando hablamos en voz alta, seguimos hablando en voz baja: dulce dejo indígena, dicen algunos; voz del conquistado, digo yo; voz del hombre sometido que debió aprender la lengua de los amos y dirigirse a ellos con elaborado respeto, rezo y confesión, circunloquios, diminutivos abundantes y, cuando los señores dan la espalda, con el cuchillo del albur y el alarido de la mentada.[36]

L’anglais est bien perçu comme une langue coloniale par Miron et Harjo qui soulignent, plus que le bilinguisme sans doute, la diglossie caractéristique d’une situation de domination coloniale. Dans ses textes en prose, Gaston Miron l’affirme sans ambages : « La langue, au même titre que l’homme québécois, colonisé, est une langue dominée[37] », et pour que cesse l’aliénation et l’acculturation coloniales (deux termes qu’il emploie pour faire référence à la situation dominée de l’homme québécois dans la société canadienne), la réponse ne peut qu’être politique :

Quand un peuple peut choisir d’être autre, il se nie en tant que peuple, et c’est que quelqu’un d’autre est sur place et à sa place. Pour ceux qui ont compris, nous sommes déjà au-delà du bilinguisme et du choc des langues. Il ne peut y avoir que lutte. La lutte des langues est une lutte à finir, et c’est la lutte de libération nationale du peuple québécois.[38]

Miron emploie bien le terme « diglossie », montrant que cette situation de domination est encore plus complexe au Québec où se multiplient les hiérarchies culturelles[39]. Cette situation de diglossie est évidente chez Joy Harjo qui la dénonce lorsqu’elle affirme écrire dans la « langue de l’ennemi »[40]. Dans un contexte historique différent, ce sentiment d’aliénation n’est pas étranger à Asturias, cet « homme sans patrie / un homme sans nom, un homme sans homme », cet « exilé »[41] qui n’aura de cesse de faire vivre la culture maya-quiché dans l’espagnol du Guatemala. Au sein de sociétés plurielles où des inégalités persistent, le sentiment vécu par les auteurs du corpus est bien celui d’une aliénation linguistique et socio-politique, d’une étrangeté que leur poésie souhaite paradoxalement réclamer pour la faire vivre et, peut-être, reconstruire un « soi » et une communauté que l’Histoire coloniale a malmenés, dispersés, exilés, dépossédés.

 

III. Langues et formes poétiques (Cyril Vettorato)

Les enjeux politiques, historiques et mémoriels dont Delphine et Cécile viennent de présenter l’analyse ne doivent évidemment pas être traités comme de simples thèmes que viendraient illustrer les poèmes mais comme les grandes questions qui sous-tendent l’écriture de nos trois auteurs. La quête par Asturias, Harjo et Miron d’une langue et de formes poétiques trouve largement son sens dans ces aspirations collectives qui les orientent et les travaillent. C’est pourquoi je vous propose dans cette dernière partie de notre présentation d’examiner quelques éléments sommaires de réflexion sur la parole poétique dans les trois œuvres de notre corpus, autour de questions de langue, de rapport à l’oralité, de rythme et de forme. L’idée étant que le lien de ces poètes avec des cultures particulières ne relève pas d’une inscription passive dans une tradition culturelle héritée mais d’un travail actif et dynamique d’invention qui se joue dans le détail sensible de l’écriture poétique.

Il n’est pas inintéressant de débuter ce parcours par la notion d’oralité, non pas pour affirmer péremptoirement que le style de ces trois auteurs serait un style oral, mais parce qu’elle concentre en elle un certain nombre de questions cruciales relativement au lien entre l’inscription culturelle de la parole et sa texture, sa saveur poétique. Si l’on décompose et décline en plusieurs points ce qu’implique dans nos œuvres cette notion, on peut dire qu’elle revêt un sens littéral, via la pratique de la performance poétique, mais aussi un sens stylistique, dans la mesure où chacun de ces recueils est travaillé à sa façon par le modèle de l’oralité. Outre la langue, le choix des mots et des registres, ou encore la mobilisation de marqueurs génériques ou historiques comme les contes ou les épopées orales, on est frappé par la tentation chez les auteurs d’aller vers le modèle de la chanson, ainsi que vers une certaine ritualité.

Je passerai rapidement sur la question de la performance poétique, puisqu’elle n’est pas prioritaire dans le cadre de la préparation aux épreuves de l’agrégation, consacrées aux versions écrites des poèmes. Il est toutefois impossible de ne pas en faire mention, a minima, au sujet de Joy Harjo. L’autrice de L’Aube américaine est en effet tout aussi reconnue pour ses performances orales, souvent accompagnées de musique, que pour ses livres publiés. C’est surtout à partir de 1990 et du recueil In Mad Love and War que ce lien entre poésie et performance musicale s’affirme chez elle. Durant la même décennie, elle fait paraître l’album Letter From the End of the Twentieth Century (1997) au sein du groupe Poetic Justice. Quelques années plus tard, elle enregistrera Native Joy for Real (2004), qui sera suivi par cinq autres albums poético-musicaux. Son dernier disque, I Pray for My Enemies (2021), contient d’ailleurs une interprétation de certains des poèmes de notre recueil : « Fuir » (Running, p. 142-143), « Rabbit invente le saxophone » (Rabbit Invents the Saxophone, p. 186-187) et « Une aube américaine » (An American Sunrise, p. 270-271). Ces enregistrements, ainsi que ceux, aisément accessibles en ligne, des performances poétiques d’Harjo, peuvent éclairer la lecture du recueil à l’étude. Dans une moindre mesure, Gaston Miron avait aussi un certain rapport à la performance poétique, comme il l’évoque dans un entretien avec Claude Filteau : « Quand je fais des lectures de mes poèmes, souvent je modifie des vers, je coupe des poèmes ou je relie deux poèmes dans un seul souffle, selon les circonstances et le public. Quand je suis dans la dimension corporelle des poèmes, la poésie devient une sorte de canevas[42]. » Même si la chose est moins aisée que pour Joy Harjo, Il est possible de trouver des enregistrements de Miron interprétant ses poèmes à l’oral, par exemple dans le film documentaire La Nuit de la poésie 27 mars 1970, proposé par l’Office national du film du Canada (ONF). Il est également possible d’entendre Miguel Ángel Asturias, par exemple sur un enregistrement de la Nov. 26, 1958, Radio Municipal, Buenos Aires, mis à disposition par le site de la Library of Congress.  S’ils ne constituent pas en tant que tels des corpus pour le concours, ces documents sonores et audiovisuels peuvent au moins constituer pour les collègues qui le souhaitent des ressources intéressantes dans le cadre des cours de préparation, ne serait-ce que pour faire faire entendre aux candidates et candidats le rythme des poèmes tel que le donnent à entendre concrètement leurs auteurs et autrice.

Au-delà de cet aspect littéral, l’oralité est surtout dans notre corpus un modèle placé au cœur d’un travail stylistique. Je ne m’attarderai pas sur l’aspect politique de ce travail, déjà bien développé par Delphine et Cécile : pour Harjo, l’oralité autochtone est un moyen de transformer les « mots de l’ennemi » (the enemy’s words, p. 144), comme pour Miron, de lutter contre l’aliénation culturelle représentée par l’anglais qui envahit la parole comme dans « Aliénation délirante » (p. 117-122). De la même manière que l’investissement symbolique de l’oralité populaire a servi aux intellectuels allemands du dix-huitième siècle comme Johann Gottfried von Herder à contrer ce qu’ils percevaient comme l’influence grandissante et menaçante du voisin français et de son rationalisme, les modèles oraux servent ici à affirmer un enracinement culturel et à refuser l’assimilation. On peut noter la référence signifiante au barde Ossian dans le poème de Miron (« Le vieil Ossian », p. 168-169), ou la reprises des contes traditionnels autochtones de Rabbit (« Rabbit invente le saxophone », p. 186-187) et des mythes étiologiques chez Joy Harjo (« La genèse du tabac », p. 204-209). La chose est plus structurante encore dans une bonne partie du livre de Miguel Ángel Asturias, à commencer par « Claireveillée de printemps » et « Le Grand Diseur », tout entiers construits autour de modèles mythiques. La parole poétique et son historicité littéraire, sociale et politique accueille l’oral comme une source de puissance évocatrice autant que d’énergie collective. Les choix stylistiques, même quand ils réfèrent symboliquement dans un « grand ailleurs » situé en dehors de l’histoire, ont leur propre historicité.

C’est le cas du travail sur la langue que l’on dit parfois « orale », mais qu’il faudrait se garder de présenter comme plus simple ou spontanée qu’un supposé style « écrit ». Gaston Miron s’est d’ailleurs exprimé à ce sujet dans l’entretien que nous citions précédemment : « J’ai cru moi-même faire une poésie orale. (…) Néanmoins, je pense que c’est un mirage parce qu’il s’agit d’une poésie très écrite ; je travaille extrêmement mes poèmes. » (« Entretien de Claude Filteau avec Gaston Miron », op. cit., p. 124). La réserve de l’auteur de L’homme rapaillé porte moins, on le voit, sur la présence dans ses vers d’éléments évoquant l’oralité que sur le préjugé selon lequel un style oralisant serait moins élaborée. Il nous faut donc garder cette mise en garde à l’esprit en lisant notre corpus sous l’angle de l’oral. Ces choix linguistiques et stylistiques font pleinement partie des stratégies d’écriture des auteurs et trouvent leur sens en lien avec d’autres éléments qui n’ont rien d’oral, voire qui y paraissent contraires. On peut évidemment relever des éléments de l’oralité dans la langue de Miron, Harjo, et plus rarement dans les Poèmes indiens (langue populaire de « Marimba jouée par les indiens »). Toutefois chez les trois auteurs ces traces d’oralité sont ponctuelles et elles côtoient une langue allant d’une certaine sobriété expressive à des registres soutenus. Les stylèmes de l’oralité participent d’un effort d’ancrer la langue dans un territoire, au même titre que la multiplicité des termes renvoyant à des espèces animales et végétales locales. Ces termes convergent pour donner une saveur culturellement spécifique à la langue poétique d’Asturias, tout comme les termes autochtones qui surgissent sous la plume de Joy Harjo.  Tous ces éléments participent d’un travail d’élaboration poétique créatif qui n’est jamais loin du jeu sur les sons et du néologisme.

On peut en outre identifier dans nos recueils une double tentation de la chanson et de la ritualité. Certains poèmes tirent clairement vers la chanson : c’est naturellement le cas de « Chanson » (p. 30) de Miron, avec ses hexamètres et son esthétique de la légèreté, ainsi, dans une moindre mesure, que de « Doublure d’un combat » (p. 170), avec son refrain que l’on imagine bien repris par une foule avinée. Joy Harjo propose elle aussi explicitement un poème-chanson avec « Falling from the Night Sky » (« Tomber du ciel nocturne », p. 134-137), sous-titrée « a song ». Là aussi, l’effet chanson est obtenu grâce au vocabulaire, au ton du poème ainsi qu’à ses vers plus réguliers que le reste du recueil et au refrain, composé de parallélismes syntaxiques et rythmiques (« I need you to catch me », « I need you to see me »). Moins proche de la chanson que du chant traditionnel est le poème de Harjo « Welcoming Song » (« Chant d’accueil », p. 268-269), tout comme les poèmes d’Asturias comme « Le grand diseur évoque la femme » (179-180). Situés dans des univers où le chant n’a rien de récréatif et remplit des fonctions sociales essentielles, ces poèmes nous amènent du côté de la ritualité, autre tentation présente dans nos recueils. Nourri par son propre travail sur les légendes mayas (Leyendas de Guatemala, 1930), Miguel Ángel Asturias est inspiré par le modèle du poète autochtone qui officie dans les temples, s’adressant aux divinités, au service de la communauté. On retrouve la même tendance chez Joy Harjo de façon poétiquement et formellement structurante dans « Bénie soit cette terre » (p. 274-281), et « Conseils aux pays, développés, en voie de développement et en voie d’extinction » (p. 198-199), construit sur le modèle oral du « call and response » (ou mode responsorial).

Nous voyons que l’identification des modèles relevant d’inspirations oralisantes participent pleinement de l’effort nécessaire de description des caractéristiques formelles de ces poésies : le modèle chansonnier comme la ritualité propre au chant de louange ou au chant responsorial ont des conséquences directes sur la structure des poèmes. Notre rejet initial de toute idée de spontanéité ou de simplicité orale se réitère sur ce point de la forme poétique. Nous sommes face à des poésies à la fois oralisantes et très écrites, marquées par une recherche constante de formes et de rythmes signifiants, redoublée à de multiples échelles : celle du vers, celle du poème, celle de la séquence, et celle du recueil. Dans un troisième lieu entre traditions orales et expérimentations modernistes, les trois recueils explorent toutes les potentialités de l’écriture poétique, mêlant les vers que l’on dit « fixes », ceux que l’on dit « libres », mais aussi la prose. C’est peut-être leur grand point commun par défaut que ce parti pris du pluriel, pluriel des formes et des formats, ouverture exploratoire des possibles du poème. Le jeu entre prose et vers, en particulier, relie clairement Poèmes indiens, L’homme rapaillé et L’aube américaine, à tel point qu’il me semble indispensable d’en faire l’un des axes de leur comparaison. La confrontation entre vers et prose se joue à l’échelle du recueil mais aussi parfois au sein du poème lui-même (un exemple particulièrement fascinant des ressources poétiques de cette pluralité formelle est « Vers les soixante-dix ans », longue méditation sur le passage du temps où le vers s’allonge au fil des pages, testant la frontière poreuse entre vers et prose). En définitive, l’un des enjeux de la préparation autour de ce corpus sera de trouver des moyens de relier ces esthétiques formellement exploratoires avec les poétiques imprégnées d’éléments culturels qu’évoque le titre général « Poésies américaines : peuples, langues et mémoires ». Car c’est toujours au sein d’une parole, d’un rythme, que se jouent ces questions d’identité situées à la lisière de l’intime et du collectif. Il faudra être attentifs à la double tendance de notre corpus à aller successivement vers une esthétique de la brièveté et vers une tendance à la longueur pouvant tendre vers le modèle du poème long néo-épique dont a parlé Delphine. On peut relier ce jeu entre plusieurs échelles et dimensions avec le fonctionnement même des recueils, composés de poèmes pouvant être lus indépendamment mais aussi de séquences ou microséquences. Enfin, il faudra savoir observer cette pluralité des rythmes à l’échelle des vers, sans céder à la facilité du « vers libre » qui serait dépourvu de structure. Que l’on parle de la longueur des strophes, de celle des vers, ou même des jeux typographiques comme ceux de la « Danse des chimères » d’Asturias (p. 160-173), notre corpus regorge de rythmes sonores et visuels versatiles toujours mis au service de la recherche d’une voix poétique singulière qui offre son filet précaire en guise de réponse temporaire aux grandes questions collectives propres à ce corpus.

 

 

[1] Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, coll. Folio, p. 128-131 pour les deux citations.

[2] Asturias connaissait d’ailleurs la culture populaire guarani, lui qui cite en exemple le guitariste paraguayen Francisco Marín, auquel Roa Bastos dédicace une partie de son poème « Yñipyru » (voir Augusto Roa Bastos, Yñipyru et autres textes, traduction depuis l’espagnol et le guarani (Paraguay) et édition critique de Cécile Brochard et Joaquín Ruiz Zubizarreta, Paris, Classiques Garnier, coll. Littératures du monde, à paraître) : « pienso en Francisco Marín, el paraguayo, que esfuérzase por mantener en toda su pureza el folklore guaraní », Miguel Ángel Asturias, « América Latina canta canciones revolucionarias », en Latino America y otros ensayos, Madrid, Guadiana de publicaciones, 1968, p. 83. Gerald Martin rapproche d’ailleurs Asturias et Roa Bastos, né à peine vingt ans plus tard, en écrivant que tous deux s’attachent à retisser les fils de la culture « primitive » et de la société actuelle : « La intención de Asturias fue recoger, simbólicamente, el hilo de la cultura primitiva para hilvanarla nuevamente y restaurar el viejo tejido integrado a otro nivel social y espiritual. Por esta razón se negó siempre a escoger entre sus alternativas creadoras, situándose, como Augusto Roa bastos y Gabriel García Márquez después de él, dentro de la problemática que algunos llamaron primero tercermundista y después poscolonial, lo cual implicaba el restablecimiento del vínculo entre las grandes masas contemporáneas y sus lejanos antepasados. » (Gerald Martin, « El mensaje de Miguel Ángel Asturias : pasado, presente y futuro », dans 1899-1999. Un siècle de Miguel Ángel Asturias, actes du colloque international organisé par l’Université de Toulouse-Le Mirail et l’Université de Poitiers, éd. Jean-Pierre Clément, Jacques Gilard et Marie-Louise Ollé, Poitiers, Centre de Recherches Latino-Américaines, 2001, p. 108.)

[3] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, Paris, coll. Poésie Gallimard, 1990, p. 36-40.

[4] « A los elementos culturales indios y españoles se agrega el aporte africano que lleva a nuestra sensibilidad un tono de nostalgia, de música de percusión, de ritmo y, al mismo tiempo, todos los elementos de una brujería africana que se agrega a la brujería indígena. », Miguel Ángel Asturias, « Conversación con un Premio Nobel », en Latino America y otros ensayos, Madrid, Guadiana de publicaciones, 1968, p. 22.

[5] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, op. cit., p. 89-91.

[6] La dimension narrative est sensible même dans Clarivigilia primaveral, au départ conçu par Asturias comme un récit (voir Christian Boix, « Escritura poética de Miguel Ángel Asturias : sentido y lógica. Clarivigilia primaveral », dans 1899-1999. Un siècle de Miguel Ángel Asturias, op. cit., p. 187-200).

[7] Ioana Vartolomei Pribiag, « Amironner : Notes on Worlding the Local », Journal of Canadian Studies, volume 53, n° 3, 2019, p. 536.

[8] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, op. cit., p. 31-35.

[9] Chez Asturias, où l’inspiration maya-quiché permet cette réunion paradoxale : « Asturias, desde el comienzo, era simultáneamente un nacionalista guatemalteco y latinoamericano y un escritor para la humanidad entera » ; « Para Asturias los mayas fueron quienes dieron a Guatemala su especificidad y él utiliza su estilo y sus referentes culturales, tácitamente, como un signo nacionalista. En cambio, los indígenas tribalizados o telúricos son quienes universalizan a Guatemala – todos fuimos indígenas en el pasado –, oponiéndola al capitalismo y al imperialismo, y constituyen así un símbolo de esencia universal […] » (Gerald Martin, « El mensaje de Miguel Ángel Asturias : pasado, presente y futuro », dans 1899-1999. Un siècle de Miguel Ángel Asturias, op. cit., p. 95 et p. 102.

[10] Voir notamment Ioana Vartolomei Pribiag, « Amironner : Notes on Worlding the Local », Journal of Canadian Studies, volume 53, n° 3, 2019, p. 535-554.

[11] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », dans L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 207-218.

[12] Philippe Colin et Lissel Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Paris, Éditions La Découverte, 2023, p. 12-13.

[13] Ibid., p. 109.

[14] Joy Harjo, L’Aube américaine [An American Sunrise, 2019], édition bilingue, trad. Héloïse Esquié, Paris, Globe, 2021, p. 64-67.

[15] Philippe Colin et Lissel Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, op. cit., p. 116.

[16] Ibid., p. 116-117.

[17] À titre d’exemple, on peut lire dans la préface de Josué de Castro aux essais d’Asturias sur l’Amérique latine parus en 1968 : « […] hay, lo sabemos, una forma de dominación cultural que es una forma de neocolonialismo, contra el que América Latina lucha. […] [La obra de Asturias] es una obra de combatiente, de participante, de comprometido en la posición y en el sufrimiento, en la lucha, de los pueblos latinoamericanos. […] Asturias interviene en el espectáculo de transformación histórica por el que está pasando América Latina, contra todos los obstáculos, un proceso hacia la liberación de los pueblos latinoamericanos, hacia sur verdadera independencia. », Josué de Castro, « Asturias: Regionalismo que se universaliza », en Miguel Ángel Asturias, Latino America y otros ensayos, Madrid, Guadiana de publicaciones, 1968, p. 8-9.

[18] Gaston Miron, « Un long chemin », dans L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 193-194.

[19] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », art. cit., p. 210.

[20] Nous nous permettons de renvoyer à notre article : Cécile Brochard, « Franchir les distances : l’émergence des littératures (en langues) autochtones dans l’enseignement et la recherche comparatistes », dans « Littératures extra-européennes » et littérature comparée. Une réflexion critique, coord. Élise Duclos et Claudine Le Blanc, Revue de Littérature Comparée, Paris, Klincksieck, 2024, à paraître.

[21] Simon Ortiz (ed.), « Introduction », Speaking for the Generations. Native Writers on Writing, Tucson, The University of Arizona Press, 1998, p. xi et p. xix.

[22] Victor D. Montejo, « The Stones Will Speak Again. Dreams of an Ah Tz’ib’ (writer) in the Maya Land », dans Simon Ortiz (ed.), Speaking for the Generations. Native Writers on Writing, op. cit., p. 198.

[23] Échappant de justesse aux massacres des communautés Maya par le gouvernement du militaire Efraín Ríos Montt (reconnu coupable en 2013 de génocide et crimes contre l’humanité), Victor D. Montejo s’exile aux États-Unis en 1982. Il y publie plusieurs textes transmettant les récits, la culture et la langue Maya (notamment El Q’anil: The Man of Lightning ; The Bird Who Cleans the World and Other Mayan Fables), et obtient un doctorat en anthropologie consacré aux dynamiques de changement culturel et de transformation de la culture Maya dans les camps de réfugiés au Chiapas.

[24] Le revendication de l’« indianité » chez Sherman Alexie pourrait, sur certains aspects, se comparer à la revendication de la « Négritude » telle que Césaire la déploie : « “Ce mot [« Indien »] nous appartient à présent. Nous sommes des Indiens. Cela n’a rien à voir avec les Indiens de l’Inde. Nous ne sommes pas des Indiens d’Amérique. Nous sommes des Indiens, prononcé In-din. Ça nous appartient. Nous en sommes les propriétaires et nous n’allons pas nous en défaire”. On nous a tant pris que nous tenons, avec toute la force dont nous sommes capables, à la moindre petite chose qui nous reste. » (Sherman Alexie, « The Unauthorized Biography of Me », traduit par Jean-Pierre Pelletier sous le titre « Autobiographie non autorisée de moi-même », dans l’anthologie Nous sommes des Histoires, Réflexions sur la Littérature Autochtone, sous la direction de Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand, Montréal, Mémoire d’Encrier, 2018, p. 70). Nous nous permettons de renvoyer également à notre article : Cécile Brochard, « Franchir les distances : l’émergence des littératures (en langues) autochtones dans l’enseignement et la recherche comparatistes », dans « Littératures extra-européennes » et littérature comparée. Une réflexion critique, coord. Elise Duclos et Claudine Le Blanc, Revue de Littérature Comparée, Paris, Klincksieck, 2024, à paraître.

[25] Joy Harjo (ed.), When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, New York, London, W. W. Norton & Company, 2020, p. 3-4.

[26] Maurizio Gatti, Littérature amérindienne du Québec. Écrits de langue française, Montréal, Éditions Hurtubise, 2004, p. 42.

[27] https://www.cnrtl.fr/definition/peuple (consulté le 28/05/2024)

[28] Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, (1992), Paris, Dictionnaires Le Robert, 2004, t. II, p. 2694.

[29] Miguel Ángel Asturias, Poèmes indiens, Paris, coll. Poésie Gallimard, 1990, p. 81.

[30] Nous renvoyons aux travaux d’Irène Bellier, notamment « La reconnaissance des peuples autochtones comme sujets du droit international. Enjeux contemporains de l’anthropologie politique en dialogue avec le droit », Clio@Thémis: Revue électronique d’histoire du droit, 2019, Droit et anthropologie (1). Archéologie d’un savoir et enjeux contemporains, 15, p.1-24. Disponible en ligne : https://hal.science/hal-02304596 (consulté le 28/05/2024)

[31] Gaston Miron, « Un long chemin », art. cit., p. 203.

[32] Gaston Miron, « Circonstances », dans L’Homme rapaillé, Montréal, Typo, 1998, p. 200, 222, 227, 230.

[33] Joy Harjo (ed.), When the light of the world was subdued, our songs came through. A Norton Anthology of Native Nations Poetry, op. cit., p. 3-4.

[34] Roberto Esposito, Communitas. Origine et destin de la communauté, précédé de Conloquium de Jean-Luc Nancy, traduit de l’italien par Nadine Le Lirzin, Paris, PUF, coll. Les essais du collège international de philosophie, 2000. On lit notamment que « le commun n’est pas caractérisé par le propre, mais par l’impropre – ou plus radicalement par l’autre. Il est caractérisé par le fait que la propriété soit, partiellement ou intégralement, vidée et renversée en son négatif ; par une dé-propriation qui investit et décentre le sujet propriétaire, le forçant à sortir de lui-même, à s’altérer. » (p. 20)

[35] Le passage est très long, mais nous le citons intégralement : « Nous connaissons la scène : il y a des hommes rassemblés, et quelqu’un leur fait un récit. Ces hommes rassemblés, on ne sait pas encore s’ils font une assemblée, s’ils sont une horde ou une tribu. Mais nous les disons “frères”, parce qu’ils sont rassemblés, et parce qu’ils écoutent le même récit. Celui qui raconte, on ne sait pas encore s’il est des leurs, ou si c’est un étranger. Nous le disons des leurs, mais différent d’eux, parce qu’il a le don, ou simplement le droit – à moins que ce soit le devoir – de réciter.

Ils n’étaient pas rassemblés avant le récit, c’est la récitation qui les rassemble. Avant, ils étaient dispersés (c’est du moins ce que le récit, parfois, raconte), se côtoyant, coopérant ou s’affrontant sans se reconnaître. Mais l’un d’eux s’est immobilisé, un jour, ou peut-être est-il survenu, comme revenant d’une absence prolongée, d’un exil mystérieux. Il s’est immobilisé en un lieu singulier, à l’écart mais en vue des autres, un tertre, ou un arbre foudroyé, et il a entamé le récit qui a rassemblé les autres.

Il leur raconte leur histoire, ou la sienne, une histoire qu’ils savent tous, mais qu’il a seul le don, le droit ou le devoir de réciter. C’est l’histoire de leur origine : d’où ils proviennent de l’Origine elle-même, eux, ou leurs femmes, ou leurs noms, ou l’autorité parmi eux. C’est donc aussi bien, à la fois, l’histoire du commencement du monde, du commencement de leur assemblée, ou du commencement du récit lui-même (et cela raconte aussi, à l’occasion, qui l’a appris au conteur, et comment il a le don, le droit ou le devoir de le raconter). », Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 109.

[36] Carlos Fuentes, Ceremonias del alba [1991], México-Madrid, Siglo Veintiuno Editores, 1998, p. 8.

[37] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », art. cit., p. 211.

[38] Gaston Miron, « Le bilingue de naissance », dans L’Homme rapaillé, op. cit., p. 233.

[39] Gaston Miron, « Décoloniser la langue », art. cit., p. 209.

[40] Joy Harjo, « Introduction », Reinventing the Enemy’s Language. Contemporary Native Women’s writings of North America, ed. Joy Harjo and Gloria Bird, New York, Londres, W.W. Norton & Company, 1997, p. 21-22.

[41] « Litanies de l’exilé », dans Poèmes indiens, op. cit., p. 91.

[42] « Entretien de Claude Filteau avec Gaston Miron », dans Claude Filteau, L’Homme rapaillé de Gaston Miron, Lecto guide, p. 117-128, réf. p. 124.

CLEDER, Jean : Le Vice-consul de Marguerite Duras : présentation

(N.B. : les mentions “Diapositive” renvoient au fichier PDF téléchargeable ici)

Le Vice-consul : du texte aux livres

Contre une tradition essentialiste voulant qu’un texte existe indépendamment de son support, et ne connaisse d’autre matérialité que la silhouette alphabétique des caractères imprimés ou numérisés, on peut choisir d’aborder les textes comme des livres, c’est-à-dire des objets dont l’apparence et la consistance physiques sont déterminantes pour la compréhension du texte qui est imprimé à l’intérieur. Ce choix n’est pas toujours rentable : il se trouve que la carrière éditoriale du Vice-consul légitime complètement cette sorte d’attention, faisant du roman un objet matériel, et de la lecture une action… physique.

Le Vice-consul est publié en 1966 dans le petit format de la collection blanche (LxH : 12 x 18,5 cm) comme Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Sa couverture comporte une indication générique : “roman”. [ Diapositive n° 3 : Le Ravissement de Lol V. Stein // Le Vice-consul ]. Le premier rabat présente les trois paragraphes suivants :

Le vice-consul de France à Lahore, Jean-Marc de H. a été déplacé à la suite d’événements jugés très pénibles par les autorités diplomatiques dont il dépend. Il attend à Calcutta sa prochaine nomination.

À Calcutta on s’interroge sur les faits et sur les raisons.

Qui est le vice-consul ? Avant Lahore qui était-il ? Pourquoi tirait-il de son balcon dans la direction des jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens de Lahore ?

[ édition originale du Vice-consul / premier rabat ]

Cette première lecture du roman thématise plus qu’elle ne configure vraiment certaines problématiques : le décor exotique organise une distension entre la France et les Indes, qui se double de résonances politiques et coloniales évidentes mais imprécises ; une transgression majeure ayant interrompu le cours normal des actions, on s’interroge sur les relations de cause à effet — et c’est bien là une thématique de premier plan dans le roman contemporain —, mais aussi sur l’identité du fauteur de trouble : les rapports entre un sujet (le “vice-consul”) et une communauté (“on”) sont ici frontalement questionnés. La mendiante et Anne-Marie Stretter n’étant pas mentionnées, c’est bien en fonction du personnage éponyme du roman que se programme notre lecture — qui sera vécue de ce fait comme un processus de déséquilibrage ou de débordement constants. On peut remarquer que la quatrième de couverture [ Diapositive n° 4 ] inscrit Marguerite Duras dans la communauté des romancières et romanciers “Gallimard”, rangés alphabétiquement sous la forme d’un “extrait du catalogue”. En première puis en quatrième, en noir puis en rouge, au singulier puis au pluriel, le genre du roman est imprimé deux fois — soulignons-le puisque l’appellation ne survivra pas au changement de collection [footnote] .

Physiquement, la gémellité du Ravissement de Lol V. Stein et du Vice-consul se défait lorsque leur destinée éditoriale dissocie les objets : le premier entre dans la collection “Folio” en juillet 1976 ; le second fera partie des premiers textes publiés dans la collection “L’imaginaire” (créée en mai 1977), où il entre en novembre 1977 [ Diapositive n° 6 : les deux couvertures poche ] :

Collection intermédiaire de semi-poche, essentiellement dédiée aux fonds de Gallimard et de ses filiales. Réédition d’œuvres littéraires, tantôt oubliées, marginales ou expérimentales d’auteurs reconnus, tantôt estimées par le passé mais que le temps a pu éclipser. Le graphiste Massin en a conçu la couverture (et en a également trouvé le titre, avec l’accord de Jean-Paul Sartre), basée sur l’idée de variations, chaque couverture faisant l’objet d’un traitement typographique adapté et expressif.
“Que ces livres soient importants par leur réputation acquise maintenant par leurs auteurs, ou qu’ils l’aient été à l’époque, parfois de façon éphémère, ils sont les gestes ou les étapes d’une œuvre.”

[ source : site Gallimard ]

Le livre prend de l’importance physiquement : son format est supérieur à celui de la collection blanche (12,5×19 cm), mais supérieur aussi à celui de la collection “folio” (10,8×17,8 cm). Ce qui est remarquable ici, c’est que la description de la collection s’impose comme une suite d’évitements, de sorte qu’on est bien forcé de comprendre qu’il s’agira d’accueillir dans cette collection des livres qu’on ne sait pas bien où mettre, et dont on ne sait pas bien quoi faire… De fait leur intérêt est désigné négativement, à travers ce qu’ils ne sont pas ou ne contiennent pas : la réputation de l’auteur, l’importance passée de tel livre, ou bien son importance… future. Dire que ce volume entre à “L’imaginaire”, c’est dire qu’il n’entre pas dans la collection “Folio”, inaugurée en 1972 avec La Condition humaine d’André Malraux (n° 1) et L’Étranger d’Albert Camus (n° 2). Par là se font l’hypothèse et le pari que, d’un classicisme moins évident, la poursuite de sa carrière est mieux assurée sur des petits tirages en semi-poche, que sur des gros tirages en poche. Par ailleurs, le livre publié en 1966 perd deux éléments : la suppression du premier est primordiale pour nous, puisqu’il s’agit de son indication générique. À partir de 1977, Le Vice-consul n’est plus un roman : au regard de la question mise au programme, cet effacement a tout lieu de retenir notre attention. D’autre part privé désormais de rabats, le livre perd son résumé et doit se présenter au lecteur — presque — nu : le “traitement typographique adapté et expressif” prévu par Massin en tiendra lieu…

Dans sa ré-édition de 2019, qui est la version mise à notre programme [footnote] , l’éditeur rétablit et modifie le texte de présentation, tout en le déplaçant du rabat vers la quatrième de couverture :

Qui est le vice-consul ? Pourquoi tire-t-il de son balcon dans la direction des jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens de Lahore ? Pourquoi adjure-t-il la mort de fondre sur Lahore ? Un roman de l’extrême misère : celle de l’Inde, mais aussi celle du cœur, débordant de culpabilité.

[ ré-édition de 2019 : quatrième de couverture ]

Très différente de la collection historique, la première de couverture reprend pourtant astucieusement le principe d’une combinaison du figuratif et de l’alphabétique pour solliciter l’imaginaire — il s’agit bien de faire une image de mots. Le résumé, moins explicite sur la contextualisation de l’intrigue, est également moins précis sur le modus operandi du récit, mais beaucoup plus bavard sur l’interprétation : la dimension politique du texte est verbalisée, explicitant le lien entre les fils du récit, entre la pauvreté et la colère du vice-consul. Autrement dit, le principe de juxtaposition et d’entrelacement adopté par l’auteure est converti d’avance en… parabole — et parabole traduite, de surcroît ! Au passage, on peut dire que les responsabilités du lecteur sont entièrement enlevées au lecteur [footnote] .

Situation de Marguerite Duras en 1966

On trouvera sur le site une bibliographie qui se veut à la fois très sélective et un peu détaillée.

Pour prendre la mesure de l’œuvre de Marguerite Duras d’un premier regard, on peut se saisir pour commencer des quatre volumes des Œuvres dites complètes dans la “Bibliothèque de la Pléiade”, qui sont dus au travail de haute qualité réalisé par Gilles Philippe et son équipe [footnote] . Outre qu’elle fournit un outillage très précieux, cette édition représente bien l’immensité d’une œuvre (cela fait en tout plus de 4 500 pages) dont on a souvent une connaissance fractionnée selon les époques, selon les genres (roman / théâtre / scénarios / entretiens), selon la reconnaissance intellectuelle et le succès critique (Le Ravissement de Lol V. Stein, India Song), ou selon le succès commercial de ses livres (Un Barrage contre le Pacifique, Hiroshima mon amour, L’Amant). Pour comprendre d’un seul regard encore la force de rayonnement de cette œuvre, on peut ouvrir le Cahier de l’Herne n° 86 qui lui est consacré. La consultation des 85 premières livraisons est édifiante : cette prestigieuse collection, dévolue aux figures majeures de la culture universelle, n’a jusqu’alors honoré que des hommes… Retenons que, aux éditions de l’Herne et dans l’espèce humaine, Marguerite Duras est donc la première femme qui compte…

Pour des approches plus synthétiques et néanmoins très précises du parcours de la créatrice, les travaux de Christiane Blot-Labarrère sont à la fois utiles et agréables à lire, si on pense au volume publié aux Éditions du Seuil dans la collection “Les contemporains” [footnote] , ou plus récemment à son Album Marguerite Duras, réalisé pour la “Bibliothèque de la pléiade” [footnote] . Je me permets de signaler, à paraître à la rentrée 2019, le volume Duras que je publie aux Éditions François Bourin, dans la collection “Icônes” que l’écrivaine et cinéaste inaugure à l’automne : cette fois le premier homme est une femme [footnote]

Les approches rétro-prospectives de l’œuvre peuvent être un peu égarantes, qui pousseraient à inscrire sans discussion Marguerite Duras dans le mouvement du Nouveau Roman, ou laisseraient penser qu’elle est totalement identifiée comme romancière à cette époque-là. Sur ce terrain les mises au point de Sophie Bogaert sont très précieuses et je repars des options qu’elle formule en introduction du volume qu’elle a consacré au Ravissement de Lol V. Stein et au Vice-consul [footnote] . À partir d’un examen exhaustif des dossiers de presse, Sophie Bogaert fait des années 1964-1966 une période ambiguë — parce que Marguerite Duras n’est pas une figure facile à identifier dans le champ culturel — et une période charnière : des façons d’écrire se décident ou se radicalisent à cette époque.

Dé-genrer pour déranger : une action dense et ambiguë

Pour ma part j’aimerais d’abord insister sur la diversité d’une production. Du fait sans doute de mon approche comparatiste de la création artistique, il m’est difficile mais il me semblerait également malhonnête d’aborder l’œuvre de Marguerite Duras comme celle d’une écrivaine qui ferait des films de temps en temps. Il m’apparaît plus juste de la traiter comme une créatrice qui écrit des romans, des scénarios, des poèmes et des pièces de théâtre, qui prépare et réalise des films, et rédige en plus une multitude de textes difficiles à ranger parce qu’ils sont mal genrés.

À l’époque qui nous occupe, Marguerite Duras a déjà publié un certain nombre de romans, qui sont déjà déplacés (ou en cours de déplacement) vers le cinéma : Un barrage contre le Pacifique (1950 / René Clément 1959), Le Marin de Gibraltar (1952 / Tony Richardson, 1967), Moderato Cantabile (1958 / Peter Brook, 1960), Dix heures et demie du soir en été (1960 / Jules Dassin : 1966). Elle a publié également des scénarios : Hiroshima mon amour (1959-1960) [ Diapositive n° 18 ], Une aussi longue absence (Henri Colpi 1961-1961) [ Diapositive n° 19 ]. Le scénario de Sans merveille (Michel Mitrani, France, 1964) ne sera pas publié : mais le film passe à la télévision le 14 avril 1964. Par ailleurs, Marguerite Duras a écrit et publié des pièces de théâtre : Des journées entières dans les arbres connaît un grand succès en décembre 1965 dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault avec Madeleine Renault (Odéon-Théâtre de France). Elle publie cette même année un premier recueil de textes écrits pour le théâtre — Théâtre I : Les Eaux et forêts, Le Square, La Musica [footnote] .

Du côté de ce qu’on n’appelle pas encore les médias, l’écrivaine n’est pas vraiment identifiée au groupe du nouveau roman. Elle ne figure d’ailleurs pas dans la célèbre photographie du groupe faite par Mario Dondero en 1959, où l’on reconnaît de gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Ollier. [ Diapositive n° 24 ]

Sa notoriété personnelle mais aussi la connaissance de son œuvre continuent d’augmenter : elle est invitée à la télévision française par Pierre Dumayet en avril 1964 dans son émission Lectures pour tous — pour la publication du Ravissement de Lol V. Stein [footnote] . Elle y sera de nouveau invitée en avril 1966 pour Le Vice-consul cette fois. Enfin, le numéro 52 des Cahiers Renault-Barrault (décembre 1965) lui est entièrement consacré, comportant le fameux texte de Jacques Lacan sur Le Ravissement.

Je rejoins donc volontiers Sophie Bogaert sur l’ambiguïté de la position de Marguerite Duras au milieu des années soixante dans la culture française :

Leur auteur occupe ainsi aux yeux d’une grande partie de la critique une place singulière, à mi-chemin de l’avant- garde et du roman populaire, comme l’exprime avec humour la formule d’Alain Robbe- Grillet citée par Pierre Demeron : Marguerite Duras a tout de “l’Edith Piaf du nouveau roman”. [ Sophie Bogaert : op. cit. p. 22 ]

La moquerie d’Alain Robbe-Grillet peut sembler sexiste et condescendante — et elle l’est évidemment mais pas seulement, il faut la relire : Marguerite Duras, qui est une femme comme Edith Piaf, donnerait, des expérimentations du nouveau roman, une version féminine donc adoucie, et populaire donc allégée, soit. Mais cette appellation (ou plutôt l’activité d’écriture qu’elle évoque) doit également être prise au sérieux : on peut comprendre aussi, ou dans un deuxième temps, que des expérimentations très radicales s’opèrent dans un habillage de romans sentimentaux — et il faudrait aller plus loin en montrant que le sentimentalisme (cela peut s’appeler “le goût commun, le sucre du cœur”) donne une forme particulière à l’expérimentation et inversement que l’expérimentation ouvre de nouvelles voies au récit des sentiments (cela peut s’appeler “le cinéma de Lol V. Stein”). On comprend bien l’indécision de la critique (qui est sans doute aussi celle des publics), finement analysée par Sophie Bogaert, mais le génitif employé par Alain Robbe-Grillet ne me semble pas signifier du tout un moyen terme, un compromis ou une voie médiane — “à mi-chemin de” de ceci et de cela. Au milieu des années soixante, Marguerite Duras emprunte simultanément chacun des deux chemins pour s’enfoncer résolument dans l’exploration des techniques d’écriture et des ressources du sentiment.

Reste que, au moment qui nous occupe, la créatrice est assurément difficile à assigner à un genre ou à un médium (roman, théâtre, scénario, cinéma), mais aussi dans un autre sens à son propre genre [footnote] , à un public (les lecteurs de Jacques Lacan ? les téléspectateurs de Lecture pour tous ? les spectateurs de la Nouvelle Vague ?), comme à des enjeux (politiques, psychologiques, littéraires, etc.) qui sont toujours concurrents, ambigus ou ambivalents, voire contradictoires : de Laure Adler à Jean Vallier, les biographies de l’auteur se sont évidemment beaucoup intéressées à ces emboîtements et à ces contradictions, qui procèdent pour partie de son histoire personnelle [footnote] .

Une fin pour des commencements

On peut considérer à bon droit cette période 1964-1966 comme une articulation dans le parcours de Marguerite Duras : de nombreux commencements y coïncident avec la fin des romans. Commence en effet ce qu’on appellera le “cycle indien” : l’expression est embarrassante à certains égards (qu’est-ce qui fait cercle ? qu’est-ce qui tourne ?), et intéressante en ce qu’elle indique le refus d’une progressivité de l’intrigue, et qu’elle suggère le recyclage : les personnages ne sont plus enfermés dans leur livre. Traités dans un texte ils sont retraités dans un autre, passant d’un livre à l’autre, puis à un film et à deux films, du roman à la radio, puis au théâtre et au cinéma, etc. selon une indiscipline à la fois rigoureuse et improvisée qu’il sera très utile d’interroger. Désormais, il devient plus intéressant d’appréhender les personnages comme des processus que comme des silhouettes anthropomorphiques bien identifiables : le texte publié constituerait un moment non pas de la biographie d’un personnage découpé sur un patron humain selon une chronologie de vie, mais un moment dans la transformation continue d’un système de figures (et quel que soit le support). Ce n’est pas tout à fait la même chose mais on peut tout de même penser ici, à propos des textes écrits et publiés par Marguerite Duras à cette époque, à ce qu’écrit à cette même époque Pier Paolo Pasolini du scénario dans un article publié dans un numéro des Cahiers du Cinéma entièrement consacré aux évolutions du récit contemporain (littérature / cinéma), et intitulé de manière significative : “Le scénario comme structure tendant vers une autre structure” [footnote] . [ Diapositive n° 29 ] Des personnages — d’une œuvre à l’autre l’histoire, les attributs, les noms mêmes se modifient de sorte qu’on les reconnaisse toujours sans pouvoir les superposer jamais. Qu’est-ce qu’on appelle le “cycle indien” ? Un ensemble qui n’a jamais été prévu comme tel : plutôt que de l’élaboration progressive des intrigues, il s’est constitué au gré de l’exploration d’espaces narratifs et de modalités énonciatives [footnote] .

. Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964

. Le Vice-consul (Paris, Gallimard, 1966)

. L’Amour, Paris, Gallimard, 1971.

. India Song (Paris, Gallimard, 1973) [ illustration ]

. La Femme du Gange (film 90 min, 1973)

. La Femme du Gange (Paris, Gallimard, 1973) [ illustration ]

. India Song (film, 120 min, 1975)

. Son nom de Venise dans Calcutta désert (film 120 min, 1976) [footnote]

Autre commencement décisif dans le parcours de la créatrice : Marguerite Duras commence à faire du cinéma. Assistée du réalisateur Paul Seban, elle tourne au printemps 1966, à partir d’une de ses pièces de théâtre, un film qui sortira au printemps suivant : La Musica. “Le Vice-consul m’a vidée, nettoyée. Rien ne me détendra mieux que de passer de l’autre côté de la caméra. Comme Resnais a raison lorsqu’il s’étonne : Pourquoi demander des scripts à des écrivains, et ne pas leur demander leur vision du monde ?” [footnote] Elle prendra son autonomie cinématographique en 1969 en signant seule Détruire-dit-elle — c’est donc littéralement qu’au cinéma, il faut commencer par détruire [footnote]

Dans le même temps, l’auteure commence à modifier la consistance énonciative de ses récits en jouant sur les voix. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, le récit se constitue à l’intersection de rumeurs et de propos rapportés :

Voici, tout au long, mêlés, à la fois, ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la nuit du Casino de T.Beach. À partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein. [footnote]

Si l’acte énonciatif présente une continuité (en dépit de quelques anomalies), la fragmentation du récit défait l’unité présumée ou espérée de l’histoire elle-même qui ne présente jamais de version satisfaisante [footnote] . Pour faire suite aux remarques de contextualisation faites plus haut, on notera que ces expérimentations de Marguerite Duras se conduisent au profit d’une subjectivation supérieure de l’acte énonciatif, et d’une optimisation des procédures d’immersion fictionnelle — il s’agit donc bien d’avancer en même temps sur les deux chemins… Cette exploration continue dans Le Vice-consul, et se complique au théâtre comme au cinéma : le système des voix extérieures, qui fera l’envoûtante singularité d’India Song, est testé sur La Femme du Gange (1972). Il ne s’agit plus seulement désormais d’assurer en voix over une fonction d’accompagnement narratif, mais plutôt de constituer une nouvelle géométrie dans l’espace de la fiction. Écrit à partir du texte du Vice-consul pour le théâtre en 1972, India Song fait l’objet d’un atelier radiophonique enregistré par France Culture un peu plus tard. Dans ce théâtre radiophonique (oxymore puisqu’il n’y a rien à voir) s’expérimentent certains effets, qui se développeront sur India Song (film, 1975), pour se dégrader dans Son Nom de Venise dans Calcutta désert (1976), réalisé à partir de la même bande-son qu’India Song — mais sans les acteurs : l’espace de la fiction est — presque — entièrement déconnecté de l’espace représenté à l’écran.

On constate donc que la mise au point des techniques d’écriture ne se fait pas devant la page blanche de la littérature romanesque, mais à travers des va-et-vient et des tâtonnements entre les genres et les supports : le ressassement de l’écriture durassienne serait difficile à expliquer autrement. On conviendra sans doute que tous ces commencements contribuent à faire du Vice-consul une articulation principale de l’œuvre. Soulignons pour finir que ces tâtonnements trans-médiatiques et inter-médiatiques, que nous venons d’évoquer furtivement, signent la fin du roman : Le Vice-consul est le dernier roman publié par l’auteure sous cette appellation (dont on a vu en commençant la précarité) avant Émily L. (Paris, Minuit, 1987).

LEMONNIER-LEMIEUX, Anne : Médée. Voix de Christa Wolf : présentation

Médée. Voix (1996) est le premier roman publié par Christa Wolf après qu’en 1990, date de parution de Ce qu’il reste, elle s’est retrouvée au cœur de la plus virulente polémique littéraire de l’après RDA. Le public attend alors d’elle un grand roman sur la réunification allemande, et la critique affiche parfois sa déception : que vient faire le mythe de Médée dans cette époque de grands bouleversements nationaux ? Pourtant, Médée est bien un roman de l’époque, mais d’une époque finissante : il arrive après plusieurs décennies d’une vie littéraire est-allemande originale, au sein de laquelle en particulier la réécriture des mythes et la redécouverte des romantiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle ont permis d’articuler des problématiques contemporaines. Comme Cassandre (1983), Médée parle bien des temps présents : de la ruine publique d’une réputation attaquée par les calomnies, d’un État bâti sur la mort et le mensonge, de la difficulté de résister et des qualités qu’il faut pour endurer le rôle de bouc émissaire, sujets qui ne peuvent manquer de préoccuper Christa Wolf depuis les attaques contre Ce qu’il reste. En revanche, de Cassandre à Médée, une différence essentielle se fait jour : la dimension utopique, qui conférait à Cassandre des accents encore pleins d’une forme d’espérance, disparaît presque entièrement dans Médée, pour laisser place à une rage et une malédiction finales qui engloutissent tout. Or, cette dimension utopique incluait le rêve communautaire, un rêve imprégné de pensée marxiste : un projet de société qui permettrait à chacun d’être soi-même, conciliant individualité et collectivité.

Le roman, qui fait alterner la voix de Médée avec celles d’autres protagonistes, revisite le mythe de Médée tel qu’il s’est transmis depuis Euripide. S’appuyant sur des versions antérieures du mythe, dans lesquelles Médée ne tuait pas ses enfants, Christa Wolf en garde les faits marquants, mais leur donne des explications différentes. Médée n’a pas volé la Toison ni quitté la Colchide par amour pour Jason, mais pour des raisons politiques, parce qu’elle n’accepte pas que le vieil Aiétès, son père, ait sacrifié son fils Absyrtos pour rester sur le trône. Elle ne jalouse ni ne tue Glaucé, la fille malade du roi de Corinthe, Créon : elle lui prodigue au contraire des soins bienveillants et s’inquiète du désespoir où la plongent les mensonges au milieu desquels elle vit, qui provoqueront son suicide. Elle ne tue pas ses enfants, mais les confie aux prêtresses d’Héra ; c’est la population de Corinthe qui les met à mort. Cette réécriture aboutit à faire de Médée un grand roman sur la falsification des faits et le mensonge d’État.

La peinture de la communauté, au sens de la cité, est de ce fait marquée au sceau de la dénonciation. Car la communauté officiellement présentée comme harmonieuse par le pouvoir de Corinthe est une fiction, pire : une falsification. Mais est-ce la seule forme de communauté présente dans le roman ? L’ancienne Colchide en est une autre, portée par d’autres valeurs. Le cercle autour d’Oistros et d’Aréthuse, les femmes regroupées par Arinna à l’extérieur, encore les Colchidiens en exil à Corinthe en proposent d’autres formes encore. Il en ressort que la communauté est loin d’être dans ce roman un concept simple, par lequel on pourrait supposer qu’est désigné l’ensemble de la cité où évoluent les personnages. Il y a ici de multiples communautés, des communautés factices, d’autres plus sincères, et peut-être encore le rêve utopique d’une vraie communauté, comme on l’examinera. Quant à la solitude, elle n’est pas toujours non plus l’antithèse de la communauté : on verra que, marque de l’ultime fidélité à l’idéal communautaire, elle en est parfois le dernier lieu, le dernier refuge.

Les notions de sujet et de communauté dans l’œuvre antérieure de Christa Wolf

Comment être soi : l’avènement du sujet comme enjeu essentiel

S’il est une question qui traverse toute l’œuvre de Christa Wolf, c’est bien la question du sujet, du “je”, de sa possibilité, de son avènement, de sa pérennité, de son déploiement, dans un contexte de société qui, au contraire, entrave son émergence. Comment parvenir à être soi, comment faire advenir les talents que l’on recèle, quand le monde, autour de soi, y est hostile, voilà la tension qui habite ses personnages principaux : Rita Seidel qui, dans Le ciel partagé (1963), refuse, par adhésion à l’idéal communiste, de suivre l’homme qu’elle aime à l’Ouest ; Christa T., jeune femme talentueuse, qui, dans le roman éponyme (1968), se meurt en RDA d’une leucémie après avoir échoué à devenir l’écrivaine qu’elle aurait pu être ; les poètes Karoline von Günderode et Heinrich von Kleist, figures centrales de Aucun lieu. Nulle part (1979), dont les suicides en 1806 et 1811 mettent en lumière l’hostilité de l’Allemagne de cette époque à l’égard des génies novateurs ; Cassandre (1983), qui est seule à voir advenir la défaite de Troie, sans pouvoir partager son savoir avec sa cité ; Ellen, qui se retire dans le Mecklembourg, pour tenter de réparer dans un cercle d’amis les blessures que lui ont infligées des différends politiques dont le roman Scènes d’été (rédigé à la fin des années 1970, mais publié en 1987) laisse entrevoir la violence ; et enfin Médée, bouc émissaire d’une société patriarcale qui se méfie des talents d’une femme indépendante.

Ces quelques exemples suffisent pour laisser entrevoir que la solitude, chez Christa Wolf, n’est jamais une finalité, un bien auquel on aspirerait ; ce n’est jamais non plus un état existentiel, nourri de la constatation que l’expérience individuelle serait impartageable. Non, c’est au contraire toujours le résultat d’une tension insoluble entre le personnage et le monde dans lequel il évolue, un monde dominé par l’exercice d’un pouvoir qui contraint les êtres à des adaptations mortifères.

Les mondes clos de Christa Wolf : société ou communauté ?

Ce monde doit-il être qualifié de “communauté”, par opposition à la notion de “société” qui désignerait un monde plus ample ? La notion de “société”, dans le monde communiste d’où Christa Wolf est issue, était associée à un mouvement dialectique résultant de l’avènement du prolétariat et de la lutte des classes, dont le rôle était de transformer la société bourgeoise en société communiste, égalitaire, sans classes. Officiellement atteint en RDA, cet état de “socialisme réellement existant”, pour reprendre la phraséologie gouvernementale, était donc censé réaliser une aspiration à l’égalité, la fraternité, la liberté, que traduit généralement le concept de “communauté”. La taille réduite des univers dans lesquels évoluent les personnages de Christa Wolf accrédite d’ailleurs cette idée qu’ils se rapprochent plus d’une communauté que d’une société, qu’il s’agisse de la RDA (Christa T., Scènes d’été, Ce qu’il reste), des principautés allemandes autour de 1800 (Aucun lieu. Nulle part), des cités de Troie (Cassandre) ou de Corinthe (Médée. Voix). Ces communautés restreintes sont-elles censées illustrer l’idéal marxiste de la société sans classes ?

Il n’en est rien, bien sûr, même si la notion de “classe” leur semble a priori étrangère. Mais Christa Wolf s’intéresse surtout au pouvoir inamovible et destructeur qui règne sur ces “sociétés”, qu’on peut aussi appeler plus précisément des “communautés institutionnelles”, en raison de leur caractère réduit et clos sur lui-même. Ces communautés institutionnelles présentent toutes des caractéristiques qui les apparentent au monde féodal, que ce soit en raison de leur immobilisme peu dialectique, de la manière personnelle dont le pouvoir s’y exerce, ou encore de la prépondérance des interactions à échelle humaine : Heiner Müller avait d’ailleurs employé, pour qualifier le régime est-allemand, le terme de “Feudalsozialismus” (“féodalsocialisme”), [footnote] dont on peut se demander s’il ne s’applique pas à toutes les formes de communauté institutionnelle chez Christa Wolf.

Or, cette communauté institutionnelle de type féodal est dépeinte dans ses romans non comme une communauté fraternelle, mais comme un monde où l’individu ne peut pas épanouir librement ses talents. Il y est au contraire aux prises avec un pouvoir d’autant mieux installé qu’aucune dialectique historique n’est censée venir le déloger. Il en résulte que ce qui, à première vue, peut apparaître comme la réalisation d’un communisme idéal, se révèle à l’examen un monde de type féodal habité de violentes tensions dont l’épicentre est un pouvoir prêt à tout pour se maintenir, recourant au meurtre, usant de manipulations et de mensonges, pratiquant l’ostracisation de ceux qui lui résistent. Ce monde n’est pas sans rappeler la RDA, régime d’occupation soviétique, dont l’immobilisme s’appuyait sur un réseau d’espionnage, de désinformation et de manipulation particulièrement développé, celui de la Staatssicherheit, et une politique d’expulsion qui n’a cessé de prendre de l’ampleur à partir de l’affaire Biermann en 1976 : on ne compte plus, entre 1976 et 1989, le nombre des artistes dont le pouvoir est-allemand s’est débarrassé en les laissant passer à l’Ouest, phénomène d’exil qui a gagné finalement l’ensemble de la population à l’été 1989 et abouti le 9 novembre à la chute du Mur.

À l’idéal de communauté fraternelle tel que l’idéologie communiste le dépeignait, s’est donc substitué en RDA une communauté institutionnelle bien différente. Le discours est-allemand officiel, celui d’une harmonieuse communauté sans classes, n’était qu’une fiction : l’obsession de Médée pour la vérité reflète sans doute la passion de Christa Wolf pour démasquer l’imposture du communisme institutionnel. Dans cette communauté institutionnelle de type socialiste, la hiérarchie des rapports sociaux était en outre déterminée par la plus ou moins grande proximité par rapport au centre du pouvoir, comme l’a analysé Pierre Bourdieu. [footnote] Ce trait, qui ressortit aux caractéristiques des mondes féodaux, se retrouve dans certains romans de Christa Wolf : Cassandre et Médée sont toutes deux des filles de roi, elles appartiennent à la sphère du pouvoir. Dans ce contexte, la question de l’articulation de l’individu et de la communauté devient une question de rapport entre l’individu et ce pouvoir de type féodal, qui entretient la fiction mensongère d’une communauté harmonieuse.

Introduction d’une troisième composante : le pouvoir

Pour analyser la manière dont s’articule chez Christa Wolf le rapport entre solitude et communauté, il faut donc introduire un troisième terme, décisif : le pouvoir. Ceci est d’autant plus important que dans Médée. Voix, les personnages entretiennent tous des liens avec lui. Or, l’œuvre entière de Christa Wolf décrit un divorce croissant entre cette sphère de pouvoir et l’idéal communautaire d’inspiration communiste. Dans Le ciel partagé, pouvoir et idéal communiste coïncident encore suffisamment pour que Rita Seidel leur sacrifie son amour pour Manfred Herrfurth. Mais à partir de Christa T., les deux cessent de se superposer, et l’affrontement avec les formes délétères du pouvoir en place, affrontement mené au nom d’un idéal communiste et communautaire perdu, s’aggrave au fur et à mesure que croît la notoriété de l’auteur. C’est ainsi qu’on aboutit aux personnages de Cassandre (1983) et de Médée (1996), directement impliquées dans une confrontation destructrice avec un pouvoir qui fonde leur solitude.

Malgré leur petite taille et leur structure apparemment simple à embrasser d’un seul regard, Troie ou Corinthe ressortissent donc par certains aspects davantage à un modèle de société proche des sociétés occidentales, où l’individu se bat seul contre des mécanismes d’exclusion qui frappent particulièrement les marginaux, les anormaux, les solitaires, ou, dans ce contexte précis : les utopistes de l’idée communautaire. La solitude devient, dans ce monde hostile, la pierre de touche de la fidélité à l’idéal communautaire bafoué ou perdu. Elle atteste aussi la volonté farouche de coïncider avec soi-même, de ne pas se laisser aliéner par des modèles de comportement factices, destructeurs pour l’intégrité psychique et morale de l’individu. La solitude des personnages de Christa Wolf présente, malgré son caractère imposé, une dimension volontaire. Leur isolement, certes subi parce qu’infligé par un ordre social abhorré, reste tout de même un choix, en ce sens qu’une autre issue était possible : l’adaptation conformiste. Mais celle-ci impose à l’individu de scinder sa personnalité, pour reléguer aux oubliettes la part utopique, à laquelle ressortit l’aspiration à l’idéal communautaire, et ne laisser subsister que la part aliénée au monde social. Le roman Médée. Voix présente des exemples de cette adaptation, et la pluralité des monologues intérieurs donne à voir les tensions et divisions intérieures que ces adaptations engendrent. La solitude coïncide toujours soit avec avec le refus de se renier, soit avec l’adaptation contrainte.

Les trois stades de la communauté : officiel, alternatif, virtuel

Dans ce contexte, que reste-t-il de la communauté ? Ce terme, que chez Christa Wolf on peut rapprocher de celui de “communisme”, recouvre, on l’a vu, l’idéal utopique d’un monde amical où chacun peut exercer librement son génie. Christa Wolf s’appuie ici sur un aspect présent dans la pensée de Marx : au penseur de la lutte des classes, elle préfère le pourfendeur de la division du travail, qui prône la réalisation de l’individu au sein d’une communauté fraternelle. De cet idéal, il reste dans Scènes d’été le cercle amical réuni dans le Mecklembourg, dans Cassandre la petite communauté alternative au bord du fleuve, dans Médée le groupe des femmes réunies autour d’Arinna hors de la cité, ou autour d’Aréthuse et Oistros dans les faubourgs de Corinthe. L’idéal communautaire existe donc chez Christa Wolf à divers stades de sa réalisation ou de sa déliquescence. Il peut s’incarner de manière quasi officielle, quand pouvoir et aspiration communautaire coïncident : c’est le cas dans Le ciel partagé, où l’idéal communiste se confond avec la société à laquelle Rita Seidel veut œuvrer ; dans Médée, cet idéal officiel de communauté trouve à s’incarner dans le souvenir ancien d’une Colchide égalitaire, fraternelle, libre et heureuse.

Mais quand le pouvoir entrave sa réalisation, l’idéal communautaire se replie sur des cercles alternatifs plus privés, plus marginaux : les amis qui se regroupent sur les bords du fleuve dans Cassandre, à la campagne dans Scènes d’été, ou autour d’Oistros dans Médée. Quand enfin le divorce entre le pouvoir et l’idéal communautaire rend sa réalisation impossible, celui-ci prend une forme purement virtuelle : les individus isolés ne sont alors plus réunis que par une communauté d’aspirations qui perdurent au-delà de leur éloignement (Scènes d’été), de leur mort (Christa T., Cassandre) ou de leur suicide (Aucun lieu. Nulle part).

L’intensité variable de l’emprise d’un pouvoir mortifère génère donc trois stades de réalisation du rêve communautaire, qui ne doivent pas être confondus avec la communauté institutionnelle (celle-ci pouvant être la RDA, les principautés allemandes, les cités antiques) : au stade officiel d’un communisme réel succède le stade alternatif des cercles amicaux, puis, quand plus rien n’est possible, le stade virtuel, que conforte l’espérance que ces aspirations trouveront à s’incarner plus tard, ailleurs. Cette communauté virtuelle concerne chez Christa Wolf des personnages en apparence disparates, Christa T., Kleist, Günderode, Cassandre, Ellen, mais que rapprochent des valeurs communes : la priorité donnée à la réalisation de chacun, la soif de vérité, l’amitié dans le souci et le soin de l’autre, la fidélité à soi-même. La question que soulève Médée. Voix est de savoir si l’aspiration communautaire initiale survit au bannissement final du personnage central.

Biographie orientée de Christa Wolf

La vie de Christa Wolf, née en 1929 à Landsberg-an-der-Warthe en Prusse orientale (aujourd’hui la ville polonaise de Gorzów Wielkopolski) dans une famille de commerçants, a été marquée par de nombreuses ruptures caractéristiques de l’histoire mouvementée de son pays. Ces ruptures ont entraîné des formes d’exil qui trouvent un écho dans l’exil multiforme de Médée.

Solitude générationnelle et adhésion au communisme d’importation soviétique : 1945-1965

La première rupture importante survient en 1945, quand Christa Ihlenfeld et sa famille abandonnent tous leurs biens pour fuir devant l’Armée Rouge, comme des millions d’Allemands déplacés. La rupture est d’autant plus brutale qu’à seize ans, la jeune fille n’a jamais quitté son environnement familier. La fuite mène la famille dans le Mecklembourg, où l’après-guerre s’annonce très difficile. Christa Ihlenfeld tombe alors malade (elle contracte la tuberculose), inaugurant un scénario existentiel qui se répétera à diverses reprises lors des épisodes douloureux de son existence. Cette réaction somatique à l’angoisse a été thématisée dans Médée, où on voit le personnage éponyme se soustraire aux persécutions en tombant malade. La maladie signale toujours un danger, une rupture avec la société, la quête d’un refuge.

La rupture avec le passé est renforcée par le fait qu’en 1945, la génération des parents se voit idéologiquement discréditée par la catastrophe historique à laquelle le nazisme a abouti. Christa Ihlenfeld a fait partie des Jungmädel, la branche des Jeunesses hitlériennes réservées aux fillettes de moins de treize ans. En 1945, la radicale révision des repères idéologiques ne peut manquer de susciter en elle le sentiment que la génération parentale, celle qui doit protéger et guider, est désormais incapable de le faire. Le ciel partagé (1963) reflète le désarroi que cette situation a engendré : “Pourquoi ne veulent-ils pas voir que nous avons tous grandi sans parents ?” demande Manfred Herrfurth. [footnote] Le manque de modèles a nourri un fort besoin d’adhésion aux valeurs communistes et à la nouvelle société alors en train de se mettre en place, dont les enjeux étaient présentés comme diamétralement opposés à ceux du nazisme : “[L]e monstrueux système délirant qui avait empoisonné notre pensée a été remplacé par un modèle de pensée qui ambitionnait de ne pas nier ni déformer les contradictions de la réalité, mais de les refléter de manière adéquate. C’était là des propositions qui donnaient envie de s’engager et de changer”, explique Christa Wolf. [footnote] On ne comprend rien aux déchirements que provoquent chez elle les manquements de la communauté institutionnelle, si on oublie ce fort besoin initial de s’appuyer sur son environnement idéologique et social, de faire corps avec lui.

Dans la zone soviétique, puis en RDA, l’antifascisme sert donc de caution au régime d’occupation soviétique qui se met en place. Les cadres politiques de la future RDA, au premier rang desquels le secrétaire général du SED Walter Ulbricht (ou son futur successeur Erich Honecker), reviennent de Moscou (ou de camp de concentration) auréolés de la juste gloire d’avoir choisi le parti du bien au péril de leur vie. Peu importe qu’Ulbricht, en particulier, ait survécu aux purges staliniennes des années 1930 en raison de sa parfaite servilité et de son complet manque de convictions politiques : [footnote] ces cadres mis en place par Moscou constituent des figures parentales de substitution, leur antifascisme et leur communisme fournissent de nouveaux repères idéologiques. La jeune génération, “élevée sous le fascisme, pleine de sentiments de culpabilité” est “reconnaissante à ceux qui [l’ont] tirée de là” ; elle “éprouv[e] beaucoup de réticences à résister à des gens qui pendant le nazisme avaient été envoyés en camps de concentration”. [footnote] Une autre cause, plus profonde, contribue sans doute à cette adhésion au régime communiste : le respect de l’autorité, inculqué par une éducation vécue sous le national-socialisme. Plus âgée, Christa Wolf pointera rétroactivement de manière critique, dans son roman Trame d’enfance, ce besoin de respecter le pouvoir en place.

La génération de Christa Wolf aura d’autant plus besoin de cette adhésion au communisme qu’elle sera rapidement confrontée à des responsabilités importantes, parfois trop lourdes, en raison de l’épuration dans l’administration, la justice, l’enseignement, la vie artistique, etc. Les autorités soviétiques veulent un encadrement neuf, malléable, et s’appuient sur les jeunes. Christa Wolf poursuit de 1949 à 1956 ses études à Iéna et Leipzig, tout en assumant de nombreuses responsabilités : mariée en 1951 à Gerhard Wolf, elle met au monde deux filles en 1952 et 1956, travaille à partir de 1952 pour Neues Deutschland, le journal du SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschland, parti socialiste unifié qui concentre tous les pouvoirs), collabore à partir de 1954 à la très officielle Association des écrivains (Schriftstellerverband), devient en 1956 lectrice en chef des éditions Neues Leben, puis des éditions Mitteldeutscher Verlag en 1959, et sera même de 1963 à 1967 candidate au Comité central du SED. Toutes ces tâches témoignent de son adhésion au modèle communiste et de la manière dont cette jeune génération accepte d’être sur-sollicitée par le régime.

L’exil de 1945 est donc associé à une première rupture avec la génération des pères, un motif que l’on retrouve dans de nombreux romans de Christa Wolf. Médée, elle aussi, choisit de rompre avec son père, le roi de Colchide. Même si le crime d’Aiétès est sans commune mesure avec les exactions nazies, la rupture est motivée par la découverte que le pouvoir repose sur un assassinat, celui d’Absyrtos. En 1945, cette rupture avec le modèle hitlérien s’accompagne d’un exil concret. D’autres ruptures avec des figures paternelles suivront, et d’autres exils, moins géographiques qu’intellectuels : mais au cours de la vie de Christa Wolf, le schéma se répétera, avec des variantes.

Du communisme aux communautés alternatives, solitude et réalisation de soi : 1968-1988

À la rupture avec le nazisme, relégué dans le passé lointain de l’enfance de Christa Ihlenfeld, succédera vers le milieu des années 1960 l’éloignement d’avec le régime politique est-allemand. Les années 1950, au cours desquelles la mort de Staline, la révolte du 17 juin en RDA (1953), l’insurrection hongroise et la révélation des crimes staliniens (1956) se suivent, préparent, sans que Christa Wolf le sache encore, le terrain pour son éloignement ultérieur d’avec un socialisme réel de plus en plus étranger à l’idéal communautaire initial, à la fois révolutionnaire (au sens de la Révolution française) et communiste. La composante féministe viendra plus tard.

En 1965, au cours de la onzième session plénière du Comité central du SED, Christa Wolf prend la défense d’écrivains accusés de trahir le régime, à un moment où celui-ci met en place une stratégie d’intimidation et de répression à leur endroit. [footnote] Sa fréquentation de la sphère du pouvoir autour du Comité central depuis 1963 lui a permis de comprendre quelles stratégies sont employées pour mettre les intellectuels en coupe réglée. Sa rébellion imprévue, qui la plonge à nouveau dans la maladie, fait émerger une question qui se retrouve dans Médée : comment parvenir à rester fidèle à ses idéaux, quand on est confronté à des formes de pouvoir qui vous contraignent à agir en sens contraire ? Dans un discours à la mémoire de Wolfgang Heise, Christa Wolf se souvient d’un séjour en maison de repos au début des années 1960, où Heise et elle soignaient leurs souffrances. Au cours d’une promenade, Heise ayant exprimé l’idée qu’”[ils] devaient être conscients que cet État était comme tout État : un instrument de domination, et que son idéologie était comme toute idéologie : une conscience fausse”, elle lui demanda : “Que faire ?” [footnote] Heise répondit : “[R]ester intègres”. [footnote] La réponse pourrait être celle de Médée. Elle constitue sans aucun doute un des ressorts de sa solitude à Corinthe : sa fidélité à l’idéal communautaire de l’ancienne Colchide et l’isolement qui en résulte constituent une forme de résistance au pouvoir, qui lui oppose ses menaces d’ostracisation. La fierté de Médée, que d’aucuns considèrent à Corinthe comme de l’arrogance, son refus de se laisser intimider ou de dévier de ce qu’elle juge devoir être ou faire, sont une illustration de cette attitude dont on ne doit pas sous-estimer le courage et la difficulté dans un contexte menaçant.

Le roman Christa T. révèle à quel point Christa Wolf a tenu, après sa confrontation violente avec le Comité central en 1965, à thématiser la difficulté d’être soi dans un environnement politiquement hostile. Le talent gâché de Christa T., sa maladie et sa mort, ont une valeur sociale, et ce d’autant plus que Christa Wolf, qui connaît bien Anna Seghers, ne pouvait ignorer le discours, intitulé “Amour de la patrie”, que cette dernière a prononcé en 1935 à Paris lors du Congrès des intellectuels pour la défense de la culture. [footnote] Dans ce discours, Anna Seghers alors en exil évoquait le sort funeste de certains romantiques allemands, morts fous ou par suicide, et appelait à ne pas oublier “ce que Maxime Gorki a dit lors du Congrès des écrivains soviétiques quant à l’éminente signification sociale de la maladie mentale”. Christa Wolf connaît d’autant mieux ces propos qu’ils inspireront sa redécouverte de la poétesse Karoline von Günderode et sans doute l’idée maîtresse de son roman Aucun lieu. Nulle part. La maladie est un symptôme social.

Dans Christa T., la question du lien entre le sujet et la société dans laquelle il évolue s’articule autour de la question de savoir s’il est possible au non d’y être soi-même et d’y réaliser ses potentialités : Christa T. devrait pouvoir faire émerger l’écrivaine qu’elle pressent en elle, tout comme, dans Médée. Voix, le sculpteur Oistros pressent dans la pierre la forme qu’elle recèle. Christa Wolf reprend là une idée du philosophe Ernst Bloch, professeur à Leipzig quand elle-même y étudiait : [footnote] dans L’esprit de l’utopie, [footnote] Bloch, conciliant marxisme et utopie, fait de l’esprit utopique une manière d’être à l’écoute du réel le plus concret, afin de saisir les formidables possibilités qu’il recèle. Bloch développe cette thèse, qui veut que sans rêve ni utopie aucune transformation concrète du réel ne puisse être entreprise, et l’élargit dans les années 1950 au Principe espérance. [footnote] Accusé de révisionnisme et interdit de cours, il décide en 1961 de quitter définitivement la RDA.

À l’hostilité d’un monde politique qui se ferme au rêve utopiste et communautaire d’inspiration communiste, Christa Wolf oppose donc, avec Christa T., les conséquences que cette fermeture entraîne : l’isolement et la mort du personnage principal. Christa T., très loin du “héros positif” que la doctrine réaliste socialiste prescrit aux auteurs, [footnote] démontre par sa mort que ce monde n’est pas vivable. La mort est ici assimilée à une forme de meurtre social. Quand ce meurtre atteint des enfants ou des jeunes gens, qui représentent l’avenir, c’est le signe d’une gérontocratie qui refuse de passer la main. De Christa T. à Absyrtos et Iphinoé, en passant par Kleist et Günderode dans Aucun lieu. Nulle part, ou Iphigénie dans Cassandre, les morts symboliques de cette sorte ne manquent pas dans l’œuvre de Christa Wolf. Les autorités de RDA que Christa T. met ainsi en accusation ne s’y trompent pas, et réagissent en entravant la publication du livre. Il faudra attendre la seconde édition de 1972 (datée officiellement de 1968) pour qu’il fasse l’objet d’une recension publique.

Les années 1970 accentuent ce divorce d’avec les instances de pouvoir. En 1976, le chanteur est-allemand Wolf Biermann, dont les textes déplaisent aux autorités et qui n’a plus le droit de se produire en public depuis 1973, est interdit de retour en RDA alors qu’il se trouve en tournée en Allemagne de l’Ouest. Les textes provocateurs de Biermann, qui n’hésitait pas à utiliser l’invective et la grossièreté, permettaient alors aux artistes de RDA de distinguer les limites de ce qui était toléré par les autorités : sa déchéance de la nationalité est-allemande est un signal d’alarme pour tous. Elle suscite une levée de boucliers, tant à l’Est qu’à l’Ouest. En RDA, douze membres de l’Association des écrivains, dont Christa Wolf, signent une lettre de protestation à Erich Honecker, dont le ton mesuré contraste avec le caractère exceptionnel. Les organes de presse est-allemands refusant de la publier, elle est envoyée à des agences de presse ouest-allemandes. Ce contournement, autant que la lettre elle-même, est révélateur de la méfiance profonde qui s’est installée entre le pouvoir et les intellectuels, car nombre d’entre eux avaient un accès direct à Honecker et auraient pu tenter d’agir en coulisses. En refusant de le faire, ils ouvrent un champ d’opposition politique inédit, et refusent implicitement de continuer à se conformer aux règles du “féodalsocialisme”. Les autorités est-allemandes ripostent par des blâmes, des radiations du parti ou de l’Association des écrivains, ainsi que des mesures visant à criminaliser les rapports des auteurs est-allemands avec les éditeurs ouest-allemands. Cela déclenche une nouvelle vague de protestations qui aboutit en 1979 à de nouvelles exclusions. Les écrivains désireux de quitter la RDA obtiennent des visas de sortie, comme la poétesse Sarah Kirsch, amie de Christa Wolf, qui inspirera un des personnages du roman Scènes d’été. Au cours des années 1980, la vague d’exils ne cesse de prendre de l’ampleur et atteint un pic entre 1984 et 1988.

Christa Wolf, elle, reste en RDA, et encaisse le choc en se retirant pour un temps sur une sphère privée, protégée, substituant aux liens institutionnels des liens plus personnels, amicaux. Après l’exil concret de 1945, elle vit une sorte d’exil intérieur, de repli sur une communauté restreinte et protectrice. Scènes d’été condense sur un seul été plusieurs de ces étés vécus en communauté dans la campagne du Mecklembourg. Dans le roman, la communauté amicale entretient avec son environnement social des rapports d’incompréhension et de défiance : les amis rêvent d’utopie, quand les villageois qui les entourent se révèlent mesquins et malfaisants. Le malaise d’Ellen, le personnage principal, renvoie par ailleurs à un différend politique qui a entamé sa confiance en elle et la paralyse, différend où l’on reconnaît en creux la trace des affrontements autour de l’affaire Biermann. Le fossé se creuse, tant avec le pouvoir central qu’avec la population, qui semble fort bien s’accommoder de la perte de l’utopie communiste ou communautaire originelle. Une poignée d’amis résistent encore, seuls sur leur île Utopia. Mais eux aussi sont menacés : l’une des protagonistes, atteinte d’un cancer, décède, comme sont décédées dans la réalité de ces années-là les amies et écrivaines Brigitte Reimann ou Maxie Wander ; une autre passe à l’Ouest, comme la poétesse Sarah Kirsch. La communauté alternative est en passe de se déliter, pour ne plus laisser subsister qu’une communauté virtuelle.

Cassandre, qui paraît en 1983, documente ce délitement. Réflexion sur la guerre et plus particulièrement sur l’affrontement de deux blocs antagonistes (les Grecs et les Troyens), le roman offre l’occasion d’en interroger les conséquences morales et intellectuelles. Cassandre assiste en effet à la métamorphose progressive des siens, les Troyens (elle est la fille du roi Priam), qui, pour se défendre, croient devoir adopter les valeurs de ceux qu’ils combattent : le goût du pouvoir, l’orgueil déplacé qui pousse au crime, le non-respect de la parole donnée et des règles du combat. Les Troyens, avant même d’être vaincus, perdent ainsi leur identité ; leur communauté se délite, laissant Cassandre dans une solitude qui, une fois de plus, signale la fidélité à l’idéal perdu. Elle se réfugie alors sur les bords du fleuve, où vivent des femmes et des hommes qui sont les lointains héritiers d’une culture matriarcale ancestrale, supplantée par le culte achéen de la virilité et des valeurs patriarcales. Elle sait que la guerre sera perdue, et qu’avec la défaite disparaîtra cette expérimentation d’une communauté alternative, qui n’a été possible que dans “une béance du temps” (“Zeitloch”) ; mais le roman est encore porté par l’espérance qu’une communauté virtuelle subsistera, afin que puisse renaître, un jour, ailleurs, cette communauté utopique où l’individu peut épanouir librement ses talents. En raison du recours aux mythes d’un matriarcat supposé originel, Cassandre ajoute à cette communauté utopique une dimension féministe. Cette démarche, qui tend à concentrer l’esprit communiste et révolutionnaire initial dans un condensé féministe, lui a sans doute été inspirée par ses lectures de l’œuvre de Bettine von Arnim, Die Günderode (1840), pour laquelle Christa Wolf a rédigé en 1979 une préface ; ce “retour aux mères” est en effet tout à fait dans l’esprit de cette correspondance romancée entre Bettine et Günderode, qui ambitionnaient au début du XIXe siècle de refonder la philosophie en redécouvrant des mythes matriarcaux originels.

Ces années précédant la chute du Mur de Berlin apparaissent donc globalement comme dominées par une forme d’exil intérieur. Le recours au passé romantique (Aucun lieu. Nulle part) ou aux mythes antiques (Cassandre) permet d’articuler un rapport difficile au présent. L’ancrage féministe, plus nettement affirmé, donne un nouvel élan révolutionnaire à l’idéal communiste perdu. Les communautés d’appartenance s’empilent, sans que cet empilement parvienne à masquer la tristesse et la douleur des idéaux bafoués. Même la communauté restreinte, communauté alternative de substitution au grand rêve perdu de l’après-guerre, est menacée de disparition et se dissout en une communauté virtuelle de solitudes nostalgiques, malheureuses.

La solitude du bouc émissaire, une autre manière de faire histoire commune : 1990-1996

Au cours de l’été 1989, les Allemands de l’Est quittent massivement la RDA, gagnant l’Allemagne de l’Ouest en passant par la Hongrie, qui a ouvert ses frontières avec l’Autriche. Cette fuite a été précédée par une décennie d’expulsions d’artistes, d’écrivains et d’intellectuels. Le pouvoir, au sommet duquel Erich Honecker semble inamovible, est incapable de se réformer et se méfie du vent nouveau qui souffle à Moscou depuis l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev. Christa Wolf quitte le SED à l’été 1989. Elle participe le 4 novembre 1989 à un vaste rassemblement organisé par des artistes sur l’Alexanderplatz à Berlin, avec un discours dans lequel elle appelle à concilier socialisme et démocratie. L’idéal communiste semble de nouveau à portée d’espérance, sinon de réalisation. “Imagine que ce soit le socialisme et que personne ne s’en aille”, propose-t-elle, en une formule fameuse qui annonce tout son engagement des mois à venir. Dans cette “béance du temps” qui sépare le début de la révolution pacifique (octobre 1989) de la réunification allemande (octobre 1990), elle ne ménage pas ses efforts pour tenter d’éviter une absorption pure et simple de la RDA par la RFA, dont elle sait qu’elle signera la fin de l’idéal communautaire.

Mais l’union monétaire de mars 1990, puis la réunification de l’Allemagne le 3 octobre de la même année mettent fin à ces espérances. À l’été 1990, Christa Wolf publie Ce qu’il reste, récit d’une journée dans la vie d’une écrivaine surveillée en permanence par la Staatssicherheit. Écrit onze ans plus tôt, en 1979, au plus fort des affrontements entre le pouvoir et les intellectuels, ce texte s’efforce de dépeindre l’impact psychologique de cet espionnage, qui vise moins à obtenir des informations qu’à terroriser. Le livre déclenche une virulente polémique au sujet du rôle des intellectuels en RDA, dont Christa Wolf, qu’on accuse d’avoir soutenu le régime et de tenter maintenant de réécrire l’histoire. On l’accuse d’autant plus que l’ouverture des archives de la Stasi révèle que, de 1959 à 1962, elle a œuvré comme informatrice informelle sous le nom de code Magarethe.

Durant de longs mois, elle reste sous les feux de l’actualité, devenant l’enjeu de règlements de compte qui dépassent son cas personnel : il s’agit de solder le régime est-allemand, dont elle devient pour certains la figure emblématique quand, en réalité, son parcours des vingt années précédentes atteste son éloignement d’avec lui. La voilà passant du statut d’auteure dissidente, position qu’elle n’a jamais revendiquée, à celui de figure de proue du régime, rôle pour le moins inexact. Nul doute que cette épreuve a nourri sa réflexion sur le bouc émissaire, la portant à lire les travaux de René Girard, et sur le personnage de Médée, qu’elle dépeint en victime d’une campagne de calomnies destinée à étayer des stratégies de pouvoir qui lui sont étrangères. Médée, rédigé entre 1991 et 1995, reflète ces tensions. L’expérience vient d’apprendre à Christa Wolf qu’en RFA, une campagne médiatique peut tendre aux mêmes buts dévastateurs qu’autrefois en RDA les manipulations de la vérité par la Stasi. À la perte de la RDA s’ajoute celle de la RFA, où ses livres étaient auparavant reçus dans un climat bienveillant désormais évanoui.

Pour prendre du recul, Christa Wolf accepte en 1992-93 une invitation de plusieurs mois au Getty Center à Santa Monica, où elle retrouve, autre page de l’histoire allemande de l’exil, les traces des écrivains allemands qui ont fui là-bas le nazisme, comme Thomas Mann, Bertolt Brecht, Lion Feuchtwanger. Repli, éloignement, maladie et recours au passé, voire au mythe, lui permettent, comme déjà souvent dans sa vie, de reprendre pied. Mais le choc a été d’autant plus brutal que les mois entre novembre 1989 et octobre 1990 avaient fait renaître l’espoir de sortir de l’isolement politique en permettant enfin la concrétisation d’un projet de communauté démocratique et communiste. La communauté idéale, conciliant les enjeux collectifs et la réalisation du sujet, dont le projet avait été caressé par la jeune Christa Ihlenfeld dans les années 1950, s’éloigne de manière radicale.

Le monde nouveau s’annonce à cet égard tout aussi pernicieux que la défunte RDA, mais sous d’autres formes. Le discours politique est-allemand d’une communauté fraternelle et du peuple souverain était une fiction ; mais Christa Wolf perçoit dans le monde occidental dont elle fait désormais partie une même propension au déni de réalité. Dans un discours de remerciement, elle dépeint l’Allemagne réunifiée comme “un pays recouvert d’une couche d’événements festifs” qui s’expose à un “atterrissage brutal dans une réalité qu’il dénie”. [footnote] Telle Médée, qui ne renonce jamais à chercher la vérité, Christa Wolf continue après 1990 de vouloir mettre en garde ses compatriotes et d’en appeler à la vérité contre la fiction, à la réalité contre les faux-semblants. Sans doute a-t-elle la conviction d’avoir été le bouc émissaire de tous ceux qui, au moment de la réunification et de l’ouverture des archives de la Stasi, avaient besoin d’allumer des contre-feux pour dissimuler leurs propres turpitudes ; mais ce faisant, elle a paradoxalement accru encore sa stature publique, confirmant que le bouc émissaire est aussi celui qui permet de souder la communauté contre lui. Sa solitude, un peu différente de celle de Médée, n’est donc pas la marque d’une exclusion radicale, mais celle d’une appartenance douloureuse à sa patrie. On retrouve là la distinction établie par René Girard entre la “victime émissaire” et la “victime fondatrice” ; si la première est chargée des fautes de la communauté et chassée afin de les éloigner, la seconde sert à réconcilier et à stabiliser la communauté. En 1992-93, Christa Wolf, depuis Santa Monica, éprouve sans doute la sensation d’être Médée, la victime émissaire ; avec le recul toutefois, il se peut que son rôle ait été plutôt stabilisateur et, de ce fait, fondateur de la communauté nouvelle.

Médée. Voix, compositions communautaires et solitude

La structure polyphonique et la soliste

Aucune étude de la manière dont s’articulent solitude et communauté ne peut, dans Médée. Voix, faire l’économie d’une analyse de la structure, et ce d’autant moins que le titre y insiste. Dans ce roman polyphonique, Médée, personnage central et voix prépondérante, joue une partition de soliste. La forme plurivoque rend donc paradoxalement compte de la solitude du personnage central. Mais pas seulement de la sienne, car au fond, dans cet ensemble de voix, toutes sont marquées au sceau de la solitude. De leur concert ne se dégage pas le sentiment d’une communauté harmonieuse, état que rend bien en allemand le mot “Zusammengehörigkeit” (“appartenance collective”), construit à partir de “zusammen” (“ensemble”) et “hören” (“entendre”). Les différentes voix ne suivent pas la même partition, ni ne jouent la même musique ; leur juxtaposition parfois discordante appellerait plutôt en allemand le qualificatif de “unstimmig” (“incohérent”), construit à partir du mot “Stimme”, la “voix”, si important dans le titre. Nous avons donc affaire à un ensemble dissonant, qui ne parle pas d’une même voix.

La pluralité des positions adoptées par les différentes voix à l’égard de Médée permet de jouer avec toute la gamme des points de vue. La voix de Médée, la plus fréquente, défend sa version des faits. Les autres personnages sont soit hostiles (c’est le cas d’Akamas, le premier astronome du roi Créon, et d’Agaméda, l’ancienne élève de Médée, qui souhaite la supplanter), soit chancelants, oscillant entre le rejet de Médée et l’affection qu’elle leur inspire (Jason, qui la trahit sans cesser de lui être attaché, et Glaucé, fille épileptique du roi Créon, qui s’efforce de la détester sans y parvenir tout à fait) ; seul Leukos, second astronome de Créon, affiche sa sympathie, une sympathie toutefois interdite de cité. Les quatre monologues de Médée s’intercalent de manière régulière et symétrique avec ceux des autres.

Si l’on qualifie les deux premières voix, celles d’Akamas et Agaméda, d’hostiles (H), celles des deux suivants, Jason et Glaucé, d’intermédiaires (I) et que, pour finir, on attribue à Leukos un sentiment d’amitié contrariée (A), le roman fait alterner la voix de Médée et celles des autres de la manière suivante : Médée – I – H – Médée – H – I – A – Médée – I – A – Médée. Les personnages hostiles sont donc peu à peu supplantés par des personnages intermédiaires, puis finalement par le seul personnage ami : la cabale allant crescendo dont Médée fait l’objet est compensée par la bienveillance progressive des voix autres que la sienne. Il s’agit d’une sorte de construction en contrepoint, l’hostilité des voix étant placée en début de roman, quand Médée bénéficie encore d’une position favorable au palais, tandis que des accents bienveillants se font entendre vers la fin, quand sa situation devient désespérée.

Cette construction en contrepoint préside également à l’élaboration interne de chacune des voix – pas seulement à la structure de l’ensemble. En effet, aucun des personnages n’est présenté de manière monolithique ; tous ressentent une gamme de sentiments plus variée que ce que leur positionnement général pourrait laisser croire. Akamas, esprit clairvoyant, peu susceptible de se laisser duper, se rend parfois sympathique par cette qualité intellectuelle, bien que ses ambitions soient brutalement orientées vers la conquête du pouvoir. Agaméda, elle, oscille entre admiration et haine, demande d’amour et jalousie. Jason et Glaucé, qui éprouvent envers Médée des sentiments mêlés, montrent de quelle manière ceux qui veulent asseoir leur propre pouvoir (Agaméda, Akamas) entraînent chez les autres une forme d’aliénation qui aboutit à une profonde méconnaissance de soi. Chez Leukos, le contrepoint provient de l’opposition entre les sentiments et les actes, de son incapacité à accorder les deux.

Cette structure contrapuntique permet de contester efficacement la version du mythe de Médée propagée par Euripide. La parole de Médée n’eût pas suffi à corriger la figure de la mère infanticide par jalousie ; il y fallait des voix multiples, d’autant plus crédibles qu’elles sont hostiles. Celles-ci permettent d’imputer la calomnie dont le personnage a fait l’objet depuis Euripide à l’obsession qu’a le pouvoir patriarcal de sa propre pérennité. Les différents acteurs de ce processus le donnent à voir de manière d’autant plus plausible qu’ils ne soutiennent pas tous ce pouvoir : les uns œuvrent pour lui (Agaméda, Akamas), Médée y résiste, d’autres se laissent dominer (Jason, Glaucé). Le recoupement des différentes versions permet de corroborer les faits, de sorte que les dissonances accréditent par contraste quelques faits indiscutables : le sacrifice des enfants (Absyrtos, Iphinoé, mais aussi ceux de Médée), la campagne de manipulation destinée à faire diversion, les talents de Médée, vraie guérisseuse, la maladie de Glaucé, l’amour de Jason. Ces derniers éléments rendent caduque la jalousie invoquée par Euripide pour expliquer l’infanticide supposé : Médée ne peut être jalouse d’une femme que Jason ne peut pas lui préférer.

L’ensemble des voix constitue-t-il une forme de communauté ? Certainement pas au sens d’une convergence amicale politique, intellectuelle ou affective. Cet ensemble est plutôt constitutif de la solitude de Médée, qui dans ce concert dissonant, joue sa partition de soliste. Toutes ces voix soulignent son isolement croissant, qui aboutit à son expulsion et à sa solitude. Mais la solitude qui est son apanage, les autres l’ont aussi en partage, puisque les liens constructifs, nourrissants, salutaires, d’une communauté sincère leur échappent également. Sa solitude n’est que le point d’orgue d’une solitude plus généralisée, qui devient la marque même de cette société patriarcale, arc-boutée sur ses stratégies de pouvoir, mêlant meurtre et mensonge. Ce qui s’annonce ici, ce sont les prémices de la “société” au sens d’une juxtaposition d’individualités qui sont autant de solitudes.

L’unité de la personne contre les divisions du monde à Corinthe

Si les “voix” qui se font entendre dans le roman ne forment pas une communauté, mais une juxtaposition de solitudes, c’est aussi en raison des divisions du monde dans lequel elles évoluent. La cité de Corinthe présente l’apparence d’une communauté, en raison de sa taille réduite et des liens de proximité que les protagonistes entretiennent les uns avec les autres, puisque tous évoluent dans une même sphère, celle du palais. Mais il manque à cette apparence de communauté, pour en être véritablement une, de partager des valeurs et des aspirations communes. Ses divisions sont multiples et de natures diverses.

La première d’entre elles est celle qui oppose les Colchidiens aux Corinthiens. Les deux mondes se présentent sous des jours bien différents, comme l’illustre le fait que la demeure du roi de Colchide, Aiétès, si simple d’allure, ne peut rivaliser avec le somptueux palais du roi Créon. Mais la distinction est plus générale. Les Corinthiens aiment l’or, et mesurent tout à l’aune de la richesse ; ils aiment le pouvoir, et sont prêts à tuer et à mentir pour l’obtenir ; ils tiennent plus aux apparences qu’à la vérité ; enfin, ils traitent leurs femmes comme des subalternes. Les quatre aspects – le goût de l’or, celui du pouvoir, le culte des apparences et la soumission des femmes – forment un ensemble cohérent : il s’agit pour Christa Wolf de saisir l’aube des sociétés patriarcales. À ce monde patriarcal, elle oppose les valeurs symétriques d’un monde matriarcal perdu : le goût de la simplicité, de l’égalité, de la vérité, le respect de l’autre. La Colchide que fuit Médée au début du roman constitue une sorte de stade intermédiaire. Si Christa Wolf, selon ses propres déclarations, y a concentré 2500 ans d’histoire matriarcale, [footnote] c’est pour mieux saisir le moment où celle-ci bascule pour rejoindre le monde patriarcal figuré par Corinthe, rapprochement que manifeste le fait que les deux mondes sont désormais pareillement édifiés sur le meurtre originel d’un enfant.

Les Colchidiens qui ont suivi Médée dans sa fuite gardent en outre des coutumes et des pratiques religieuses propres, ce qui soulève la question de l’acculturation, de l’intégration et de l’assimilation. Les positions des personnages divergent quant à l’attitude à adopter : si Agaméda choisit de se conformer au modèle patriarcal dans l’espoir de l’utiliser contre Médée – par exemple en veillant à ne pas paraître trop puissante aux yeux d’Akamas -, d’autres au contraire continuent de cuisiner des plats colchidiens, comme Lyssa, ou de célébrer la lune, divinité matriarcale. Médée, elle, s’efforce de jeter des ponts avec les Corinthiens, sans pour autant renoncer à la Colchide. Elle participe au culte d’Artémis, soigne Glaucé et Turon, qui ne sont pas colchidiens, partage la table du roi Créon. Cette quête d’unité, paradoxalement, l’isole : elle est la seule à vouloir unifier les différentes facettes de communautés qui ne cessent de se diviser.

Ce souhait d’unité, qui est sa marque véritable, ne va cependant pas jusqu’à ambitionner de réconcilier les valeurs patriarcales de Corinthe avec celles d’une Colchide passée et magnifiée. Il s’appuie au contraire sur la fidélité à la Colchide passée, sorte d’âge d’or, dans une démarche qui rappelle la vision de l’histoire chez certains romantiques allemands, nostalgiques d’une harmonie perdue. L’unité telle que Médée s’efforce de la concrétiser est donc un héritage de la Colchide originelle fantasmée, laquelle est également affectée par les forces de décomposition, comme en témoigne l’émasculation de Turon par les femmes de Colchide, acte abominable que Médée tente en vain d’empêcher.

À ces divisions qui opposent les mondes colchidien et corinthien s’ajoutent les divisions internes que provoquent délibérément certains acteurs de l’histoire. Pour asseoir leur domination, Akamas et Agaméda propagent une fausse rumeur, inventent la fiction d’une Médée meurtrière de son frère, annonciatrice de la Médée infanticide de la fin. Plus encore que le recours au bouc émissaire, c’est le mensonge qui apparaît ici comme le ressort essentiel de la division. C’est la raison pour laquelle la quête d’unité personnelle et sociale que poursuit Médée prend avant tout la forme d’une quête de la vérité. Le monde de Corinthe se divise dès lors entre ceux qui orchestrent ces mensonges (Akamas, Agaméda), ceux qui y cèdent (Jason, Glaucé), ceux qui y résistent (Médée) et ceux qui s’y soustraient (Oistros, Aréthuse, les femmes autour d’Arinna).

Enfin, il existe une troisième sorte de divisions, celles qui affectent le psychisme des individus. Il ne faut pas ici opposer communauté et individualité : chez Christa Wolf, la seule communauté qui vaille est celle qui permet aux individualités d’épanouir leurs compétences variées. C’est pourquoi elle prête une attention particulière aux conséquences des divisions politiques sur l’intégrité psychique de chacun : car les divisions du monde entraînent immanquablement des clivages de l’âme, ce qui explique que l’analyse psychologique prenne souvent le pas sur l’analyse politologique. La question que soulève Médée est de savoir comment conserver son intégrité au deux sens du terme : intégrité morale et entièreté psychique. Comment supporter la défaite sans se disloquer et en restant ainsi, finalement, victorieux selon ses propres critères ? Car Médée, calomniée, meurtrie, expulsée, privée de ses enfants tués, ne serait, sans une alchimie psychique particulière, qu’une pauvre chose défaite. Tout son art, et celui du roman, consiste à transformer sa défaite en une sorte de triomphe – un triomphe certes solitaire, mais aussi paradoxalement, communautaire, au sens où il proclame la pérennité de l’idéal communautaire et sa supériorité sur la réalité d’une société divisée.

La confrontation de la voix de Médée avec celles de Jason, Glaucé et Leukos permet de mesurer par contraste à quels pièges elle échappe en refusant de fléchir devant les intimidations et les incitations à se renier, qui génèrent des clivages psychiques. Car les autres, pour des raisons diverses, cèdent tous à la division intérieure : leurs monologues permettent de percevoir de quelle manière cette division les entame, sabote leur envie de vivre, et finalement cause leur perte. Jason cède à une stratégie personnelle de pouvoir, appâté par l’espoir de devenir un jour roi de Corinthe en épousant Glaucé. Son réalisme politique, fatal, lui enjoint de ne pas prendre en vain la défense de Médée. Il sous-estime le fait que, ce faisant, il perd le contact avec la réalité de ses propres sentiments : la vérité est qu’il ne peut pas aimer Glaucé, ni construire avec elle une dynastie. Dans le cas de Glaucé, la perte de contact avec soi-même est plus directement encore due à l’intimidation : Glaucé est un personnage sous emprise. Elle renie Médée pour ne pas déplaire au roi son père, et s’efforce d’adhérer au discours calomnieux répandu sur son compte. Son suicide manifeste de manière éclatante la dévastation induite par le mensonge qu’on se prodigue à soi-même. Glaucé est, à ce titre, le personnage le plus opposé à Médée, car il est celui qui pousse le plus loin ce type de mensonge : même Agaméda ou Akamas échappent à cette forme suprême d’aliénation et de perte de soi. Leukos, lui, souffre d’une autre forme de division intérieure : celle qui oppose les pensées et les actes. Son “obsession de comprendre” le paralyse, de sorte qu’il ne peut qu’envier la capacité d’Oistros à agir, Oistros qui “travaille comme un possédé dans sa caverne où il s’est barricadé” (chapitre 10).

À ces divisions de diverses natures (ethniques, sociétales et psychiques), Médée résiste en leur opposant l’unité de sa personne. Au conflit entre Colchidiens et Corinthiens, elle préfère la conciliation des deux traditions. À ceux qui divisent et mentent pour régner, elle oppose l’unité que confère la fidélité à la vérité. Enfin, Médée oppose aux divisions de l’âme l’unité psychique d’un sujet fort, conscient de soi et cohérent. Elle défend ses talents de guérisseuse et son besoin de vérité jusqu’au bout, même quand cela met sa sécurité en péril. Ce n’est pas de l’inconscience : l’adaptation de Jason, son réalisme politique, ou celle de Glaucé, qui marque combien elle est sous emprise, les détruisent plus sûrement que l’inadaptation volontaire de Médée. Elle préfère l’exclusion, qui est une forme de solitude radicale, au renoncement à sa propre unité psychique, qui ne serait même plus de la solitude, mais tout simplement une forme de suicide.

Quelques thèmes transversaux : l’exil, le talent, la féminité et la maladie

Quelques thèmes transversaux permettent d’éclairer la manière dont s’articulent dans Médée solitude et communauté. On en retiendra quatre : l’exil, le talent, la féminité, la maladie. Ces termes renvoient tous à des situations d’exception : on peut être hors normes parce qu’on est exilé, parce qu’on possède un talent rare, parce qu’on est une femme dans un monde d’hommes, parce qu’on est malade. Toutes ces situations d’exception génèrent un sentiment de solitude, et rendent aiguë la nécessité de trouver une communauté d’appui. Elles mettent en lumière ce qui ne fonctionne pas dans le rapport entre l’individu et la communauté qui l’entoure.

L’exil, pour commencer. Médée l’expérimente sous quatre formes successives : à l’exil loin de la Colchide succèdent un bannissement hors du palais quand elle s’installe à l’ombre de ses murs, puis un éloignement plus grand encore quand elle se met à fréquenter les faubourgs où vivent Aréthuse et Oistros, et enfin l’expulsion hors de la cité. Ces quatre étapes dans l’exil ont pour but de figurer de manière spatiale l’éloignement croissant d’avec le pouvoir. L’acte fondateur de cet éloignement critique – car seul le dernier bannissement est subi, les trois premiers sont acceptés, voire choisis -, est le premier départ, l’embarquement pour quitter la Colchide : par ce geste, Médée rompt avec son père, signifiant à la fois une rupture générationnelle typique de la période d’après 1945, et une rupture d’avec les règles du monde patriarcal, axé sur l’exercice abusif du pouvoir. Son exil ou son éloignement sont à chaque fois provoqués par le refus d’appartenir à une communauté construite sur des meurtres et des mensonges. Sa solitude témoigne de sa fidélité à l’idée forte d’une communauté noblement soudée, axée sur des valeurs opposées dont la moindre n’est pas la vérité.

Le talent aussi isole. Médée possède en particulier deux talents : celui de vouloir savoir (un reste de Cassandre), et celui de savoir guérir. Ces deux talents constituent une forme de pouvoir, ce qui ne peut manquer de susciter la réaction du pouvoir en place : tout talent est politique, situation familière aux auteurs de RDA, où l’art avait pour mission de conforter le régime. Ceux qui ambitionnent de confisquer le pouvoir pour eux-mêmes vont donc tenter de mettre les talents de Médée sous le boisseau. Peu importe qu’elle ne souhaite connaître la vérité sur le meurtre d’Iphinoé que pour elle-même, sans intention de la divulguer : ce simple exercice du talent de savoir est intolérable. Peu importe également que Glaucé aille mieux grâce aux soins qu’elle lui prodigue : l’essentiel est qu’elle n’échappe pas à l’emprise du palais.

Christa Wolf, pour expliquer cette intolérance au talent de Médée convoque des arguments plus psychologiques que politiques, approche logique dans le cadre d’une société aussi réduite que celle de Corinthe, où les relations individuelles tiennent lieu de relations politiques : la répression des talents serait d’autant plus virulente, dit-elle, que les tenants du pouvoir manquent de confiance en eux ; un pouvoir incertain de lui-même préfère les médiocres qui ne le menacent pas. Il préfère, par exemple, des médecins incompétents à une guérisseuse efficace, car les enjeux de pouvoir autour de Glaucé sont importants : il en va de la succession au trône. Cette manière de voir va de pair avec l’esprit de compétition qui caractérise, avec l’appât de l’or et le goût de dominer, la société de Corinthe : car le talent y expose toujours son détenteur à l’envie des médiocres.

Être une femme constitue aussi, dans un monde dominé par des hommes, une sorte de situation d’exception. Interrogée sur la raison pour laquelle ses écrits sont presque toujours centrés sur un personnage féminin, Christa Wolf a répondu en 1996, quelque temps après la parution de Médée : “Vous trouverez toujours dans mes textes une femme comme personnage central quand ce sont des femmes qui éclairent de la manière la plus nette les conflits dont je traite.” [footnote] Christa Wolf ne dépeint donc pas des personnages féminins parce qu’elle ne s’intéresserait qu’à cette partie de l’humanité, mais au contraire, parce que les femmes lui permettent d’explorer de la manière la plus productive les douleurs du genre humain : le féminin a ici valeur universelle.

Il n’en reste pas moins que cette ambition universelle du féminin s’ancre dans une expérience de la distinction, donc une forme de solitude. L’infériorité faite aux femmes dans le monde patriarcal ne serait toutefois que la manifestation de l’inquiétude qu’elles suscitent. “Dès que les femmes sont mises sur le même pied que nous, elles nous sont supérieures”, dit Caton dans l’exergue au chapitre 5, qui fait entendre la voix d’Akamas, parfait représentant du pouvoir patriarcal. À Corinthe, les femmes, jugées incapables d’exprimer une opinion ou d’organiser leur vie à leur gré, végètent dans l’isolement de leur maison. Cette forme de solitude quasi institutionnalisée soulève la question que pose l’exergue emprunté à Ingeborg Bachmann, au chapitre 6, celui de Glaucé : “Il m’a pris mes biens. Mon rire, ma tendresse, ma disposition à faire plaisir, à aider, ma compassion, mon animalité, mon rayonnement, il en a écrasé toute manifestation séparée jusqu’à ce que rien ne se manifestât plus. Mais pourquoi un être humain fait-il cela, c’est ce que je ne comprends pas…” Glaucé est, de tous les personnages féminins, celui dont l’histoire manifeste le plus nettement cette étouffante mise sous tutelle. Il n’est certainement pas anodin que le chapitre où elle fait entendre sa voix soit le chapitre central, encadré de manière symétrique par cinq chapitres en amont et en aval : on est là au cœur du sujet que traite Christa Wolf. Médée. Voix tente d’apporter une réponse à la question posée par Ingeborg Bachmann : des hommes incertains de leur pouvoir ont besoin de boucs émissaires qui endossent leurs peurs, et les femmes sont très souvent ces boucs émissaires. “Le besoin qu’a le patriarcat d’éliminer les qualités féminines, besoin qui s’enracine dans la peur, a justement, au fil des millénaires, retourné le personnage [de Médée] en son contraire”, explique Christa Wolf. [footnote]

Ce retour à la Médée d’avant Euripide n’est pas un jeu gratuit. Il ne se contente pas de rappeler le retour aux mères dans le Faust de Goethe. Comme Bettine et Günderode, qui ambitionnaient à vingt ans, au début du XIXe siècle, de remonter aux sources matriarcales des mythes pour fonder une nouvelle philosophie et sauver le monde, Christa Wolf s’inquiète pour l’avenir de notre société, héritée d’une civilisation patriarcale aux dévastations innombrables. Toute forme de pensée alternative, réhabilitant l’égalité, la liberté, la fraternité, ces valeurs révolutionnaires dont le premier romantisme de Bettine et Günderode était imprégné, peut contribuer à ce sauvetage : “Nous sommes tous assis dans un bateau extrêmement menacé, et nous ne pourrons le sauver qu’ensemble, si tant est qu’un sauvetage soit encore possible”. [footnote] Est-ce à dire que Christa Wolf conçoit le recours aux femmes comme une solution radicale aux maux engendrés par la culture patriarcale ? Rien n’est moins sûr. La manière dont les femmes de Colchide, à la fin du roman, s’en prennent à Turon montre que les ravages de la peur sont partagés par les deux sexes. Christa Wolf se garde de défendre une vision manichéenne de la confrontation entre féminin et masculin.

Si Glaucé incarne particulièrement bien la mise sous tutelle des femmes dans le monde patriarcal, c’est aussi parce qu’elle est malade. Car la maladie aussi est porteuse de solitude. La maladie, on l’a vu, est un symptôme social : elle signale la déliquescence des liens communautaires bénéfiques et leur remplacement par des liens de sujétion qui abîment le sujet. On tombe malade quand on n’a plus la liberté de décider soi-même de sa vie. Glaucé, tout entière dans la main de Créon et d’Akamas, se conforme aux injonctions qui lui sont faites : le pouvoir, qui la garde sous tutelle pour contrôler sa possible descendance, détruit autour d’elle les affections qui pourraient soulager son angoisse. De la même façon, Médée tombe malade quand elle comprend que la maîtrise de son destin lui échappe : elle se met ainsi, pour un temps, à l’abri des persécutions que sa fièvre lui permet d’oublier.

Dans les deux cas, l’individu porte le symptôme d’une société malade, qui souffre de mauvaise gouvernance. Les personnages ne sont donc malades que par déplacement de la maladie, car en réalité, c’est la communauté institutionnelle toute entière, la cité, qui est malade et engendre la solitude. La manière dont elle affronte le tremblement de terre est révélatrice de son incapacité à la solidarité. Le palais fuit, se met à l’abri, laissant les habitants exposés à la peste transformer leurs peurs en violences, ce qui aggrave les risques d’expansion de l’épidémie. Partout, c’est le principe d’exclusion qui prévaut, tant dans les actes que dans les constructions mentales : un monde centrifuge.

Mais, sur un autre versant, la maladie offre aussi à Médée l’occasion de démontrer que des liens positifs, bienfaisants, peuvent guérir. Ses soins suggèrent qu’une communauté tissée de liens bénéfiques reste possible, et que l’amitié constitue un puissant moyen de résister à un pouvoir mortifère. La santé recouvrée va toujours de pair avec l’amitié ou l’amour, comme le prouve la relation de Médée avec Oistros, parce qu’amitié et amour laissent à l’autre la liberté d’être lui-même. Pourtant, le roman ne se montre guère optimiste quant aux chances de réalisation d’un tel état communautaire positif, qui ressortit à la catégorie des communautés alternatives : le cercle des amis, autour d’Oistros et d’Aréthuse, est miné par la peste, et sa plus emblématique représentante, Médée, chassée à l’extérieur de la cité.

Conclusion

On retrouve dans Médée. Voix des compositions communautaires avec lesquelles la lecture de l’œuvre antérieure de Christa Wolf a déjà familiarisé le public. Le monde social, réduit à la taille d’une cité antique, se présente sous l’aspect d’une communauté institutionnelle de type féodal, avec un seigneur et une cour pleine d’intrigants. Bien qu’attachée à se présenter sous un jour harmonieux, cette communauté institutionnelle n’a rien d’une vraie communauté. Il lui manque la volonté d’inclure et le talent de la vérité. Ces valeurs dessinent en filigrane une autre sorte de communauté, dont l’ancienne Colchide, magnifiée par le souvenir et l’exil, serait le paradigme : une communauté officielle où le souci de soi et de l’autre, l’égalité des hommes et des femmes, le goût de la vérité, allaient de pair avec une grande liberté de chacun – une communauté de sujets. L’amitié qui relie Médée à son cercle de proches, communauté alternative, en est le reflet tardif et menacé ; la nostalgie de la Colchide perdue constitue une autre manifestation de l’idéal communautaire, purement virtuel celui-ci. Médée s’efforce de faire vivre sa communauté alternative, repliée sur un cercle d’amis, mais son énergie ne suffit bientôt plus à contenir les forces centrifuges qui viennent contrarier délibérément les liens bienfaisants qu’elle tente de tisser.

Avec le monde patriarcal tel qu’il se dessine dans ce roman, les forces de la division prennent le dessus, nourries par des peurs inavouées et, de ce fait, impossibles à juguler autrement que par le déni, le mensonge, le meurtre des victimes fondatrices et l’ostracisation de la victime émissaire. Dans ce monde centrifuge, porteur de divisions ethniques, claniques, générateur de clivages psychologiques qui affaiblissent le sujet, la fidélité à sa propre unité engendre une solitude qui constitue paradoxalement une forme de fidélité à l’idéal communautaire.

Il est tentant de voir dans la communauté institutionnelle de Corinthe un écho lointain de la défunte RDA, monde clos, “féodalsocialisme” basé sur une fiction de succès et sur l’orchestration de mensonges d’État, sur lequel Christa Wolf se serait bornée à greffer quelques attributs occidentaux, comme le goût de l’argent et l’obsession de la compétition. On préférera ici penser que ce monde divisé, générateur de solitudes, pointe plus généralement les sociétés occidentales pour une mise en garde contre les ravages de la méconnaissance de soi et de ses propres peurs : un encouragement à la clairvoyance. Pourtant, le dernier monologue de Médée ne laisse guère de place à l’optimisme : en elle, tout est mort, “l’amour est brisé”, “la douleur a cessé elle aussi”, et avec l’amour et la douleur, c’est le rêve communautaire tout entier qui a disparu, englouti par une solitude radicale. De ce rêve, que reste-t-il ? À peine une question : “Y a-t-il un monde, une époque où j’aurais ma place ?” La réponse, fort heureusement, est dans la question même, qui par delà les millénaires, s’adresse à une communauté virtuelle dont Christa Wolf devait bien avoir conscience : celle de ses lecteurs, qui sans doute partagent ses inquiétudes quant aux ravages générés par les sociétés occidentales.

PREHER, Gérald : Le Cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers : présentation

Carson McCullers est née en 1917 dans l’État de Géorgie. Comme de nombreux écrivains du Sud, sa région natale est au cœur de la plupart de ses récits. Elle explique, dans son essai “Un rêve qui s’épanouit” : “L’action de mes livres se situera probablement toujours dans le Sud, il sera toujours ma patrie. J’aime la voix des Noirs – comme le flot sombre d’un fleuve. Chaque fois que j’y vais, je comprends, par mes souvenirs et par la lecture des journaux, que là réside toujours ma réalité” (Cœur 495). Pour elle, “le travail de l’écrivain est conditionné non seulement par sa personnalité mais par le lieu de sa naissance” (497). McCullers décrit la vie dans les petites villes du Sud, les tourments de ceux qui les peuplent, et surtout le sentiment de solitude qui les définit. L’originalité de cette œuvre réside dans le choix qu’opère l’écrivaine de faire parler le marginal quelle que soit son identité : l’enfant, le Noir, le muet… c’est la voix de l’autre Amérique, une Amérique de l’intérieur, qui résonne au fil des pages et donne naissance à une communauté singulière composée de chasseurs au cœur solitaire, pour reprendre le titre de son premier roman.

L’œuvre de McCullers, si elle n’est pas aussi foisonnante que celle d’un William Faulkner ou d’un Erskine Caldwell, a pourtant marqué son temps. Reconnue par ses contemporains, comme Richard Wright, Tennessee Williams ou Gore Vidal, McCullers a d’abord été remarquée pour l’originalité de sa prose. Aujourd’hui, des écrivains tels que Joyce Carol Oates voient en elle une enfant prodige (“You are the We of Me” 275), propulsée au rang des plus grands à la sortie de son premier opus, The Heart is a Lonely Hunter, en 1940. Oates la perçoit comme l’une des écrivaines les plus originales de son pays, la présentant comme l’héritière de Henry David Thoreau et Emily Dickinson et dans la même lignée que Sherwood Anderson ou Edward Hopper qui, comme elle, se sont intéressés à la “poésie de la solitude américaine” (voir “Introduction to the Mariner Edition” xiii). Dans sa biographie, McCullers raconte que c’est grâce à un piano offert par son père qu’elle a surmonté le sentiment de solitude qu’elle avait éprouvé après la naissance de son frère, puis de sa sœur (Illuminations 12), pensant qu’elle allait perdre l’attention de ses parents. La musique occupe d’ailleurs dans son œuvre une place bien particulière tantôt pour accentuer l’isolation de l’individu par rapport à sa communauté, tantôt pour insister sur l’expérience collective du partage. Avant sa naissance, la mère de McCullers imaginait déjà sa fille comme une grande musicienne (Tournier 14) et si elle n’a pas poursuivi une carrière dans la musique, son écriture est empreinte de sons et de rythmes qui évoquent une partition musicale. L’écrivaine Joan Williams reconnaît même lors d’un entretien : “J’avais pour habitude de copier et recopier des phrases et des phrases de McCullers, espérant d’une certaine façon que grâce au mouvement du crayon, j’apprendrais comment elle faisait” (“Joan Williams : Struggling Writer” 549). Pour sa part, Truman Capote, qui était proche de McCullers, invitait de jeunes écrivains prometteurs à la lire pour développer leur sensibilité et leur imagination (Letters 398).

Tout au long de son œuvre, McCullers creuse la marge pour la ramener au centre ; elle fait parler ceux que l’on n’entend pas, notamment par le biais de la focalisation interne. Elle avait grâce à cela séduit l’écrivain noir américain Richard Wright avec Le Cœur est un chasseur solitaire. Pour Wright, “l’aspect le plus impressionnant du [roman] est l’étonnante humanité qui permet à un écrivain blanc, pour la première fois dans la fiction sudiste, de traiter les personnages noirs avec autant de facilité et de justesse que ceux de sa propre race” (195). Décrire la différence, l’autre plutôt que le même, était le projet de McCullers qui se retrouvait derrière les traits de personnages souvent grotesques et incompris : “je deviens les personnages sur qui j’écris. Je m’immerge tellement en eux que leurs motivations deviennent les miennes” (“Un rêve qui s’épanouit”, Cœur 492). Pour sa sœur, Margarita G. Smith, “[de] tous les personnages de l’œuvre de Carson McCullers, c’est Frankie Addams, l’adolescente vulnérable, exaspérante et attachante de The Member of the Wedding [Frankie Addams, en français] qui cherchait son “nous à elle” [“the we of me”], qui ressemble le plus, pour sa famille et ses amis, à l’écrivaine elle-même” (Mortgaged Heart xi). Il est intéressant de noter que même aujourd’hui McCullers, à l’instar de Frankie, ne fait “partie d’aucun club” (443) bien que la critique tente de la lire en compagnie d’autres écrivains de sa génération ou de sa région. Si l’on cherche des rapprochements thématiques et géographiques, c’est certainement vers Walker Percy qu’il faudrait se tourner : le cinéphile qui donne son titre à son premier roman publié en 1961 est un solitaire en quête de sens, en quête d’un “nous”.

Les textes de McCullers sont à l’image de ce “we of me“, une quête interminable ayant pour but de gommer les marges, d’accepter de n’être pas un mais plusieurs, de ne pas se complaire dans une case mais d’en franchir le cadre. Dans “Un rêve qui s’épanouit”, l’écrivaine précise : “Que John Singer, dans Le Cœur est un chasseur solitaire, soit sourd-muet est symbolique […]. Le sourd-muet, Singer, symbolise l’infirmité, et il aime une personne incapable d’accepter cet amour” (492). L’amour est un autre thème central chez McCullers : “L’amour, spécialement l’amour pour une personne incapable de le rendre ou de le recevoir, est l’élément déterminant à partir duquel j’échafaude les personnages incongrus de mes romans – des gens dont l’incapacité physique symbolise leur incapacité spirituelle à aimer ou à accepter d’être aimé – leur isolement moral” (489). L’amour que ressent Singer pour Antonapoulos dans Le Cœur est un chasseur solitaire illustre bien cette conception de l’être aimant incompris. Singer est aussi perçu comme différent, ce qui fait de lui aux yeux de tous, mais pas aux yeux de celui qu’il aime, un homme exceptionnel. Pierre Dommergues parle d’une “géométrie des cœurs” et observe : “Dans ce chassé-croisé de personnages qui se poursuivent sans pouvoir s’atteindre, la seule constante semble être le hasard, l’étrange, l’absurde” (Écrivains américains 58). Cette constante se retrouve notamment dans l’incident qui coûte presque sa vie à Baby Wilson : Bubber qui voue un culte particulier à la fillette lui tire involontairement une balle en pleine tête… un signe que si le cœur ne peut être atteint, la tête, elle, peut l’être.

Tennessee Williams qui reconnaît sans doute son propre projet dans l’écriture de celle qu’il appelait sa “Sister-Woman” (Spoto, The Kindness of Strangers: The Life of Tennessee Williams 165), écrit dans la postface à Reflections in a Golden Eye : “les artistes sont snobs […] non pas parce qu’ils veulent être différents, et qu’ils espèrent et croient qu’ils le sont, mais parce qu’ils sont à jamais douloureusement frappés au visage par le fait inéluctable de leur différence qui les rend blessés et assez seuls [lonely] pour vouloir entreprendre la vocation d’artistes” (“Afterword” 131). Williams, qui formule ici un commentaire général sur l’écrivaine, évoque deux autres thèmes indissociables du corpus mccullersien : la souffrance et la solitude, les deux résultant d’une trajectoire qui fuit plus qu’elle ne rejoint celle que préconise la société. Singer revient à nouveau à l’esprit mais comment ne pas songer également au docteur Copeland, à Biff ou même à Jake ou Mick ? Ils souffrent chacun à leur façon de ne pas pouvoir exprimer leurs désirs les plus intimes, leur besoin d’être un “nous” sans pour autant sacrifier leur “je”.

Le Cœur est un chasseur solitaire inaugure une œuvre où la marge est centrale. On y croise des sourds-muets, des Noirs et des adolescents égarés mais aussi des êtres aux formes peu avenantes. Pour McCullers, “il n’y a rien d’anormal dans la nature : seule l’absence de vie est anormale. Tout ce qui se bat, tout ce qui bouge, tout ce qui marche, tout ce qui est humain est naturel aux yeux de l’écrivain” (citée dans Dommergues, Les USA à la recherche de leur identité 215). Ce sont ces êtres qui, à l’image de Miss Amelia dans la novelette désormais canonique “The Ballad of the Sad Café”, rappellent le Misfit de Flannery O’Connor, tant ils sont attachés à l’image décalée qu’ils reflètent. Des personnages comme Frankie Addams, eux, vivent mal leur statut marginal, comme le suggère la première page de The Member of the Wedding : “Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle était devenue un être sans attache, qui traînait autour des portes, et elle avait peur” (443). La marge peut ainsi symboliser l’attraction ou la répulsion : pour certains, elle est synonyme de confort, pour d’autres, elle est source d’inquiétudes. C’est grâce à cette identité fluctuante que McCullers introduit une tension dans ses textes car pour elle, “chaque homme doit trouver sa forme d’expression personnelle – mais ce droit lui est souvent refusé par une société prodigue et imprévoyante” (Esquisse, Cœur 407-08). Par le biais de personnages difformes voire informes, McCullers semble exprimer sa vision du monde moderne, inapte à s’ouvrir à l’inconnu. Dans son autobiographie, elle déclare : “Je souhaite pouvoir écrire que je sois souffrante ou en bonne santé, car en fait, ma santé dépend presque totalement de l’écriture” (38). C’est avec ses lecteurs que McCullers envisage sa communauté.

GARRIC, Henri : “Solitude et communauté dans le roman” : présentation

Je voudrais préciser avant de commencer que ce programme n’est pas un programme “sur les femmes” ou un programme “de femmes”, comme je l’ai parfois entendu dire. L’idée en proposant un programme composé de trois autrices est justement de montrer qu’on peut construire une problématique littéraire à partir de trois grandes autrices sans nécessairement poser seulement des questions d’écriture féminine. Ce qui ne veut pas dire que nous ne rencontrerons pas des problématiques féminines – mais la problématique que nous traitons aujourd’hui, c’est bien celle de la solitude et de la communauté dans le roman.

Le point de départ de cette problématique pourrait être la dialectique de l’individu et de la communauté. L’individu est inclus dans un ensemble plus vaste, une communauté, et, selon son sentiment d’appartenance ou de désappartenance à cet ensemble, il ressentira le sentiment de solitude. Cette dialectique s’inscrit dans le cadre du développement de l’idéologie de l’individualisme, dont Louis Dumont a étudié le caractère fondateur pour les sociétés occidentales modernes [footnote] . Cette idéologie suppose l’autonomisation de l’individu dans la société, son “individuation”. Les pensées de l’individu sont légions depuis le XVIIIe siècle ; nous nous arrêterons à l’essai de Ferdinand Tönnies, Gemeinshaft und Gesellshaft, publié à Leipzig en 1887 [footnote] . Essai plus récent, mais qui joue un rôle fondateur pour la sociologie de l’individu et de la communauté au XXe siècle. Tönnies y oppose la Gemeinshaft, “communauté”, ensemble où les hommes vivent entre eux liés par un lien organique essentiel, à la Gesellshaft, “société”, où les hommes vivent ensemble, mais comme séparés. Alors que dans la communauté, les hommes restent liés en dépit de toute séparation, dans la société, ils sont séparés en dépit de toute liaison. Cette opposition valorise bien sûr, dans une lignée romantique et un héritage hégelien, la vraie communauté, naturelle et traditionnelle, contre la société, artificielle et conçue par l’esprit de calcul et la rationalité. D’un côté, une fausse union reposant sur des intérêts pratiques et opportunistes, scellés et descellés par des contrats, de l’autre, le modèle d’une grande famille, fondée sur le partage du sol (le domaine du village), du sang (le domaine de la famille) et celui de l’esprit (le domaine des divinités communes). Ce modèle donnera lieu à trois formes fondamentales, reprises régulièrement par les théories sociologiques du XXe siècle : la communauté familiale, la communauté religieuse, la communauté élective (l’amitié, le couple).

C’est bien entendu dans le cadre de la société que se développe la solitude de l’individu, alors que la communauté l’incluait dans une continuité d’existence. La description que donne Georg Simmel au début du XXe siècle dans Études sur les formes de socialisation de la solitude recouvre clairement cette opposition entre une communauté inclusive et une société qui laisse les individus isolés. Il décrit dans un premier temps la solitude comme phénomène sociologique, c’est-à-dire lié aux rapports sociaux de l’individu :

L’homme solitaire, ce n’est pas le seul habitant de la terre depuis toujours ; mais son état est déterminé lui aussi par la socialisation, même si celle-ci est affectée de valeur négative. Tout le bonheur et toute l’amertume de la solitude ne sont en effet que des réactions différentes à des influences subies socialement, la solitude est une action réciproque dont l’un des membres est sorti concrètement sous l’effet de certaines influences, et ne continue à vivre et agir que de façon idéale dans l’esprit de l’autre sujet. Ce que montre bien ce fait psychologique est bien connu : le sentiment de solitude n’apparaît que rarement de façon aussi nette et pénétrante dans le cas d’un isolement physique réel que lorsqu’on se trouve parmi des gens physiquement très proches – dans une société, un train, dans la foule animée d’une grande ville – et qu’on se sait étranger et sans relations avec eux [footnote] .

La solitude est bien un type de sociabilité qui se conçoit par rapport au fonctionnement du groupe. Puis Simmel le relie justement au type de groupe concerné :

Il est tout à fait essentiel pour la configuration d’un groupe de savoir s’il favorise ou rend possibles en son sein de telles solitudes. Il arrive souvent que certaines communautés étroites et intimes n’autorisent dans leur structure aucun espace interstitiel de ce type, un vide atmosphérique en quelque sorte. Mais de même qu’on parle d’un déficit social qui se produit dans certaines proportions par rapport aux conditions sociales – les phénomènes antisociaux sont les déclassés, les criminels, les prostituées, les suicidés – de même une quantité et une qualité données de la vie sociale produisent un certain nombre d’existences temporairement ou chroniquement solitaires, dont la statistique ne peut toutefois pas établir le nombre comme pour ceux-là.

La communauté n’autorise pas la solitude parce que la continuité de relation ne laisse aucun vide qui pourrait la permettre alors que la société produit un “déficit social” qui implique non seulement les marginaux (“les déclassés, les criminels, les prostituées”) mais aussi simplement les “solitaires”. On gardera en tête cette proximité des solitaires avec les marginaux qui reparaît régulièrement dans nos ouvrages. C’est cet intérêt pour les formes sociales modernes et leur capacité à créer du vide qui a notamment poussé Georg Simmel à étudier la vie dans les grandes villes modernes qui suscite à la fois une forme de liberté dans l’anonymat et une forme d’angoisse de la solitude [footnote] . Là encore, on le gardera en tête : dans notre programme la ville est la forme spatiale qui génère la solitude au milieu de la foule.

On remarquera qu’un des ouvrages au programme reprend ouvertement l’opposition entre Gemeinshaft et Gesellshaft héritée du XIXe siècle. Médée oppose ainsi l’image idéale de la Colchide à la réalité de Corinthe :

En Colchide nous étions tous pénétrés de nos antiques légendes selon lesquelles notre pays était gouverné par des souverains justes, où habitaient des gens vivant en bonne entente et où la propriété était si équitablement répartie que nul n’enviait son prochain ni ne convoitait son bien ou son existence. Dans les premiers temps de mon séjour à Corinthe, lorsque, peu au fait, je racontais ce rêve des Colchidiens, je voyais poindre sur le visage de mes auditeurs toujours la même expression, un mélange de scepticisme et de commisération qui finissait par se muer en agacement et refus, si bien que je renonçais à expliquer que pour nous, Colchidiens, cet idéal avait une telle réalité que c’était à son aune que nous mesurions notre vie. (Médée, p. 120)

Il est important que cette communauté parfaite soit de l’ordre de l’antique légende – du fantasme d’origine ou du modèle à l’aune duquel la réalité de la société contemporaine est mesurée. Christa Wolf reflète explicitement le caractère rêvé ou utopique de la valeur attribuée à la communauté.

C’est ce caractère rêvé, utopique, de la communauté, qui a fait l’objet des critiques de la notion au XXe siècle. Sans en faire l’historique – ce n’est bien entendu pas mon propos – je pointerai la façon dont la fin du XXe siècle a vu se multiplier des approches radicales et négatives de la communauté. L’ouvrage fondateur a été l’essai de Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, publié en 1983. Nancy reprend le constat d’une opposition entre communauté idéale et société dispersée :

Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne […] est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté.

Cependant, il rompt radicalement avec la nostalgie de la communauté en indiquant le caractère mensonger de l’opposition :

La Gesellschaft n’est pas venue, avec l’Etat, l’industrie, le capital, dissoudre une Gemeinschaft antérieure. Il serait plus juste sans doute, coupant court à tous les revirements de l’interprétation ethnologique et à tous les mirages d’origine ou d’”autrefois”, de dire que la Gesellschaft – la “société”, l’association dissociante des forces, des besoins et des signes – a pris la place de quelque chose pour quoi nous n’avons pas de nom ni de concept […]. Elle s’est faite dans la disparition ou dans la conservation de ce qui – tribu ou empires – n’avait peut-être pas plus de rapport avec ce que nous appelons “communauté” qu’avec ce que nous appelons “société”. Si bien que la communauté, loin d’être ce que la société aurait rompu ou perdu, est ce qui nous arrive – question attente, événement, impératif – à partir de la société [footnote] .

Cette critique de l’opposition communauté vs société va de pair avec une dénonciation des conséquences du fantasme de communauté. La réalité d’une communauté de la communion absolue – ce que Nancy appelle “l’immanence et l’intimité de la communauté [footnote] ” – c’est la mort de tous les membres de la communauté :

L’immanence, la fusion communielle n’enferme pas une autre logique que celle du suicide de la communauté qui se règle sur elle. Aussi bien la logique de l’Allemagne nazie ne fut-elle pas seulement celle de l’extermination de l’autre, du sous-homme extérieur à la communion du sang et du sol, mais aussi, virtuellement, la logique du sacrifice de tous ceux qui, dans la communauté “aryenne”, ne satisfaisaient pas aux critère de pure immanence, si bien que – de tels critères étant bien évidemment impossibles à arrêter – une extrapolation plausible du processus aurait pu être représentée par le suicide la nation allemande elle-même [footnote] .

Face au constat renouvelé du morcellement de la société et face au rejet du fantasme d’une communauté fusionnelle, Nancy essaie de développer l’idée d’une communauté des singularités – une communauté qui ne reposerait pas sur l’égalité abstraite des individus, mais sur la conscience de la différence de chacun et de la finitude de chacun :

Un être singulier apparaît, en tant que la finitude même : à la fin (ou au début), au contact de la peau (ou du cœur) d’un autre être singulier, aux confins de la même singularité qui est, comme telle, toujours autre, toujours partagée, toujours exposée [footnote] .

Cette recherche d’une nouvelle définition de la communauté sera commune à une multitude d’auteurs de la fin du XXe siècle, dont je citerai seulement Maurice Blanchot, qui répond à Nancy avec la Communauté inavouable et Giorgio Agamben qui reprend en grande partie l’idée de communauté des singularités dans La Communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque. Sans rentrer dans le détail de ces théories, qui de toute façon ne concernait que de loin notre corpus, je dirai qu’il faut retenir l’idée d’une communauté des singularités, qui suppose de mettre en avant et en valeur la différence des personnes qui font communauté. C’est cette association de singularités qu’on va retrouver dans les ouvrages au programme.

Dernier point important à relever : ces oppositions entre communauté originale, société, communauté des singularités, ne doivent pas être prises comme des clés d’interprétations pures et simples des corpus littéraires. Il est évident que les sociétés contemporaines opèrent des mélanges et des confrontations de ces modèles qui n’apparaissent jamais purs mais sous des formes croisées. Il est particulièrement marquant, notamment, de remarquer que les formes les plus avancées du totalitarisme, associent paradoxalement des éléments très caractéristiques de la mécanisation individualiste de la société et des résurgences des organisations de la “communauté originelle. Louis Dumont en faisait la remarque à propos de l’opposition entre sociétés traditionnelles et sociétés modernes dominées par l’idéologie individualiste. L’invention dans ces sociétés de régime totalitaire n’est pas à comprendre comme un retour à la communauté pré-moderne mais comme l’intervention, dans le cadre de l’individualisme moderne, d’éléments persistants :

Le totalitarisme exprime de manière dramatique quelque chose que l’on retrouve toujours de nouveau dans le monde contemporain, à savoir que l’individualisme est d’une part tout-puissant et de l’autre perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire. […] D’où viennent, dans l’idéologie et plus largement dans la société contemporaine, les éléments, aspects ou facteurs non individualistes ? Ils tiennent en premier lieu à la permanence ou “survivance” d’éléments prémodernes et plus ou moins généraux – telle la famille. Mais ils tiennent aussi à ce que la mise en œuvre même des valeurs individualistes a déclenché une dialectique complexe qui a pour résultat, dans des domaines très divers, et pour certains dès la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, des combinaisons où elles se mêlent subtilement à leurs opposés [footnote] .

Ce point est essentiel à garder en tête : nous aurons l’occasion de voir que la communauté mise en scène dans Médée reflète plutôt une association de différentes formes de communauté et société – d’où résultat la forme très particulière de pouvoir de Corinthe.

Il ne s’agit donc pas seulement d’étudier un reflet ou une réflexion des enjeux sociaux dans un corpus littéraire mais bien de voir comment ce corpus élabore et combine littérairement un ensemble de représentations. La question “solitude et communauté est ainsi (aussi) une question littéraire. De ce point de vue, il convient de l’articuler à des approches qui ont voulu comprendre l’évolution des formes littéraires – et singulièrement du roman, pour ce qui nous intéresse – en parallèle avec l’évolution des formes sociales. Le développement de l’individualisme a justifié toute une tradition d’études sur le roman qui lient les caractéristiques génériques et formelles au devenir de l’individu depuis le XVIIe siècle. C’était déjà le cas de la Théorie du roman où Lukacs liait le roman à l’émergence de l’individu problématique (en rupture avec la communauté de l’épopée et en ce sens Lukacs réarticule directement dans le domaine littéraire l’opposition entre communauté et société), puis de Ian Watt qui lie l’invention du roman réaliste en Angleterre au XVIIIe siècle à une nouvelle idéologie de l’individu. Cette tradition a été récemment reprise par Thomas Pavel dans La Pensée du roman avec l’idée que l’objet principal du genre romanesque serait “l’homme individuel dans sa difficulté d’habiter le monde.” Face à cette longue tradition, l’étude du lien entre roman et communauté est plus récent. Elle s’inscrit en particulier dans le prolongement des queer studies, women studies, black studies, etc. qui cherchent à replacer l’étude littéraire dans le cadre d’une communauté spécifique. Face à ces développements explicitement communautaires, plusieurs travaux tentent de penser le rapport général du roman à ce qui fait communauté. Je citerai deux travaux marquants de ce point de vue. Le premier est une thèse récente, consacré explicitement au rapport entre solitude et communauté, mais à propos d’un strict corpus de littérature contemporaine française. Chloé Brendlé dans Seuls, ensemble cherche à étudier la constitution d’un imaginaire de la communauté dans le champ du récit contemporain. Pour ce faire, elle suit comment le corpus narratif confronte les différentes conceptions de l’individualisme, de la société, de la communauté. Ce travail encourage l’étude des imaginaires antagonistes du lien et de la déliaison dans un corpus romanesque. Mais surtout, ce travail se prolonge dans l’étude stylistique et poétique des procédés d’écriture qui permettent de mettre en scène ces conceptions antagonistes. De ce point de vue, il encourage une articulation entre imaginaire de la communauté et poétiques du roman choral, du roman polyphonique et plus généralement des formes de polyphonies romanesques.

La deuxième étude sur laquelle je prendrai modèle est l’introduction d’un volume consacré à la communauté dans la fiction anglo-saxonne au vingtième siècle, Community in Twentieth Century Fiction. Julían Heffernan Jimenez cherche à prolonger la notion de communauté des singularités dans le corpus littéraire en montrant comment l’individu mis en scène par le roman réagit soit à la conscience d’une communauté (Gemeinshaft) étouffante (et la défait en échappant à son cadre) soit au sentiment de vivre dans une société (Gesellshaft) désagrégée. Cette approche conduit à la fois à une étude des imaginaires de la communauté dans le roman et à une étude des modèles narratifs. Il ne fait pas de doute que notre corpus présente de multiples exemples de cette action des personnages face à ces réalités ou ces images de l’ensemble social.

Sociétés atomisées

Le corpus donne une illustration continue des sociétés atomisées, indiquées comme le “fond” sur lequel se détachent les intrigues.

Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, il s’agit des descriptions récurrentes de l’espace urbain comme espace de silence écrasant ; ou la description des foules indéterminées.

Dans Le Vice-Consul, de même, on retrouve des qualifications des foules grouillantes indéterminées toujours indiquées en arrière-plan des rapports entre les personnages principaux :

D’un point de vue spatial, Calcutta est ainsi l’espace d’une foule grouillante, sans unité, toujours indiquée mais dans laquelle on ne pénètre jamais. La contrepartie de cet espace de la foule dans lequel se déploie les solitudes des individus est l’immense espace désert que parcourt la mendiante dans l’ouverture du roman. Sorte de waste land oriental, l’espace que traverse la mendiante présente la solitude dans la nudité de l’absence.

Mais l’image même de la société désagrégée se trouve dans la longue fête à l’Ambassade qui fait le centre du livre. Cette fête livre à la fois, de façon apparemment désordonnée, la voix des différents protagonistes (Anne-Marie Stretter, l’ambassadeur, Charles Rossett, le Vice-consul, la femme du Consul d’Espagne, etc.) et celle anonyme de la “foule”. Elle s’organise ou se désorganise selon une chorégraphie où les personnages se croisent et se quittent, les couples se font et se défont. Il y a là l’indication que l’événement qui devrait permettre à la communauté de se retrouver et de jouir de son unité est en même temps celui où elle se défait et se disperse. On retrouve cette mise en scène de fêtes qui devraient être lieux de communion et qui conduisent à l’éclatement dans les deux autres romans : c’est le cas de la fête que donne Mick Kelly (p. 140 : “il n’était plus question de réception. La soirée s’était transformée en défoulement de mômes.”) ; c’est le cas bien sûr de la fête d’Artémis dans Médée où la communion de la communauté, présentée explicitement, dégénère en meurtre et sacrifice. C’est le cas aussi de la fête à Déméter des Colchidiennes. La fête qui permet à la communauté de se retrouver dans l’unité (“Enfin, nous étions totalement nous-mêmes, enfin, j’étais totalement moi-même” p. 251) se conclut sur la castration de Turon.

Dans Médée, l’atomisation sociale prend surtout la forme d’opposition entre les groupes (entre les Corinthiens et les Colchidiens, entre les Colchidiens qui ont réussi et ceux qui continuent à vivre dans des huttes, etc.) et va se manifester dans le jeu d’intrigues qui rythme la vie à la cour de Corinthe et qui se réduit à une relation de type l’homme est un loup pour l’homme :

Ces jeunes n’ont aucun scrupule, parfois ils me font penser à de jeunes fauves se faufilant à travers les fourrés, reniflant la proie. (p. 162)

Singularités négatives

Face à cette image d’une société atomisée, l’écriture romanesque isole des singularités exceptionnelles, correspondant assez bien à l’idée de “communauté des singularités” avancée par Nancy ou Agamben.

Ces singularités sont beaucoup caractérisées par la négative. Cf. Carson McCullers : “Je voudrais être n’importe qui excepté moi” [Franckie Addams] si bien qu’elles s’isolent face au groupe (là encore Carson McCullers : “Tout le monde appartient à un nous, sauf moi”).

En conséquence, on voit apparaître des singularités aux qualités négatives. Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, le personnage qui cristallise cet intérêt pour les singularités définies négativement, c’est Biff Branon, que sa femme accuse de recueillir dans son café Jake Blount, “un clochard et un monstre”, ce à quoi Biff réplique :

– J’aime les monstres, rétorqua Biff.

– Je pense bien que tu les aimes ! Et comment, que tu dois les aimer, monsieur Brannon, vu que tu en es un.” (p. 31-32)

Le terme utilisé en anglais est bien sûr freak (“I like freaks”) terme qui renvoie aux anormaux, aux phénomènes de foire qui étaient présentés dans les “freak shows” au début du XXe siècle aux États-Unis. De ce point de vue, Le Cœur est un chasseur solitaire pourrait être considéré comme un freak show présentant une série d’anormaux, mais en rejetant le spectaculaire voyeuriste pour se concentrer sur l’intériorité de ces freaks. On pointera en particulier comme manifestations de la monstruosité anormale : l’anormalité physique (qui caractérise Jake Blount, plusieurs fois décrit comme difforme) ; l’anormalité genrée. Cette anormalité genrée, désignée par l’adjectif queer dans le texte original, est l’apanage de Biff Brannon, qui assume le mélange en lui du féminin et du masculin, se parfume avec les parfums de sa femme morte et prend plaisir à caresser de belles étoffes, mais elle est plus générale dans le roman : elle concerne aussi le petit frère de Mick Kelly, Bubber :

J’aimerais avoir un costume, dit Bubber.

Quel genre ?

Un super-costume. Un vraiment beau, de toutes les couleurs, comme un papillon. Voilà ce que je veux pour Noël. Ça et une bicyclette !

Fillette ! lança Spareribs.

Bubber hissa à nouveau le gros fusil sur son épaule et visa une maison en face. “Je danserai dans mon costume si j’en avais un. Je le porterais tous les jours à l’école.”

Mick, assise sur les marches du perron, surveillait Ralph. Bubber n’était pas une fillette comme avait dit Spareribs. Ça ne l’empêchait pas d’aimer les jolies choses. (p. 194)

Le terme “Sissy” (“Fillette”) utilisé par Spareribs est l’inverse de “garçon manqué” que l’on pourrait appliquer à Mick : il est le stigmate par lequel la société isole la singularité négative de celui qui ne correspond pas aux assignations genrées habituelles. De ce point de vue il est équivalent du terme “freak” ou “queer”.

Chez Duras c’est la figure de la mendiante qui cristallise cette fascination pour l’anormalité. La mendiante voit progressivement ses traits physiques se dégrader pour devenir une figure de dégoût. Perdant ses cheveux, elle devient une “bonzesse sale” (p. 17) et finit même par susciter le dégoût des pêcheurs pour lesquels elle se prostituait :

Les pêcheurs étaient dégoûtés ces derniers jours parce qu’elle est devenue presque tout à fait chauve et que son ventre est devenu trop gros pour sa maigreur. (p. 24)

Le rejet terrifié qu’elle suscitera à la fin de l’ouvrage auprès de Charles Rossett associe cette figure de la monstruosité physique à la figure de la folie – on renvoie habituellement à la figure de la folle du foyer racontée par Michel de Certeau dans La Fable mystique.

Le bouc-émissaire

Ce qu’ont en commun ces êtres singuliers, c’est que leur singularité est aussi bien interne qu’externe : elle est définie par les normes sociales et le regard des autres qui excluent le freak. De ce point de vue, la figure la plus marquante que prend la singularité négative dans notre corpus est liée à la figure du bouc-émissaire. Cette figure est explicitée et longuement développée par Christa Wolf, non seulement par la référence au livre de René Girard qui est directement cité, non seulement parce que le terme même est utilisé dans le monologue de Leukos p. 271-283, mais parce que l’intrigue multiplie les personnages sacrifiés pour l’expiation des fautes communes : c’est ce qui justifie le meurtre d’Absyrtos, celui d’Iphinoé, mais aussi l’exclusion de Glaucé qui correspond bien à la figure du monstre, par sa laideur physique plusieurs fois répétée et par son épilepsie qui en fait l’objet des regards. Dans Médée, c’est surtout la détermination de la singularité comme marginalisation vis-à-vis du groupe qui est mise en scène à travers la figure du bouc-émissaire.

On retrouve cette figure du bouc-émissaire, même sous une forme plus implicite, dans Le Vice-Consul avec exclusion du Vice-consul de tous les groupes sociaux (le monde et les coteries de l’Ambassade) et en partie avec l’exclusion de la mendiante, rejetée par sa famille.

Héroïsme et marginalité

L’intérêt de cette figure du bouc-émissaire, c’est qu’elle associe exception et anormalité : c’est aussi pour ses qualités exceptionnelles que Médée se trouve exclue de la société corinthienne. De ce point de vue, la singularité négative rejoint une forme d’héroïsme. Médée est décrite de bout en bout comme un être au physique et au charisme exceptionnel – cette caractérisation héroïque de Médée est tout à fait explicite dans le choix d’aller jusqu’au bout de son destin :

Médée, lui dis-je, s’ils ne sacrifient pas les prisonniers, ils chercheront une autre victime. Je sais, dit-elle. Je lui dis : Et tu sais aussi comme les hommes peuvent être cruels. Oui, dit-elle. Mais chaque n’a qu’une vie. (p. 220)

Et un peu plus loin :

Je m’en tiens à la conviction que nous ne saurions échapper à la loi qui s’impose à nous comme au cours des planètes. Quoi que nous fassions, rien ne change. Elle s’oppose à cela. C’est ce qui l’anéantira. (p. 221)

On retrouve cette figure de l’exception pour Anne-Marie Stretter. Sa beauté mainte fois signalée par les personnages et son mystère en fait le point de convergence des regards qui l’isole dans la foule de l’ambassade.

Subjectivation des singularités

L’isolement de ces figures exceptionnelles entraîne le repli sur une intériorité solitaire et il convient de lister les procédés d’écriture qui font permettent de mettre en avant ces intériorités.

Chez Carson McCullers, on notera en particulier la constitution d’intériorités par le biais de subjectivations émotives (la colère pour Jake, la colère et l’étude pour Dr. Copeland, le doute pour Mick, les questions de Biff Brannon). On retrouve le même type de procédés chez Christa Wolf. Aussi, chez McCullers comme chez Wolf, les subjectivités sont exprimées par la confession. Médée apparaît de ce point de vue comme une maïeuticienne. Il y a là évidemment un lien avec son rôle de guérisseuse : comme Circée qui accouche la mère de Médée Idya (p. 131), Médée force celles et ceux avec lesquels elle parle d’aller au bout de leurs pensées. C’est le cas d’Akamas qui se sent poussé à lui confier ses secrets, de Glaucé, qui libère ses souvenirs sous la cure de Médée, de Leukos qui apprend à écouter ses sentiments, mais aussi de Jason dont elle stimule la mauvaise conscience. Médée est comme le catalyseur des pensées de chacun. Inversement, chez Marguerite Duras, l’intériorité est isolée par la constitution de subjectivités mystérieuses, exprimées au moyen d’une pratique très particulière du dialogue interrompu, fait de répétitions, de questions sans réponses.

Ces modes d’expression sont bien entendu relayés par des modes d’écriture des intériorités solitaires.

Fictions de l’intime

La caractéristique poétique commune des romans au programme est qu’ils sont des “romans de la voix”. Ils s’inscrivent dans la suite du basculement qu’opère le modernisme d’une tradition romanesque essentiellement fondée sur une extériorité à des romans de l’intériorité (notée par exemple par Dorrit Cohn dans La Transparence intérieure).

De ce point de vue, Médée est certainement celui qui présente de la façon la plus explicite l’enfermement de soi-même dans sa voix, dès son titre, Medea. Stimmen, mais surtout dans sa forme qui tient de ce qu’on appellera, en suivant Aurore Touya, “roman polyphonique homogène” :

La polyphonie de ces romans est qualifiée d’homogène en ce qu’elle s’exerce toujours à partir d’une même source, et en ce que toutes les voix successivement entendues sont placées sur un pied d’égalité : il ne s’y trouve pas de narrateur extérieur, détenant davantage d’informations que les autres, qui puisse d’emblée jouer le rôle d’architecte de cette composition de discours. Tous les narrateurs sont donc placés sur un niveau d’autorité équivalent, bien que certains soient plus ou moins impliqués que d’autres dans les événements que leurs discours reconstituent [footnote] .

On retrouve dans Médée la délimitation formelle explicite des “voix”, l’expression de chaque voix par un monologue formalisé à la première personne et l’égalité de chaque voix.

Pour autant, cela ne signifie pas que chaque “monologue” isolé ne fasse entendre que la voix du personnage qui s’exprime à ce moment. Les phénomènes de “polyphonie romanesque” caractéristiques du roman selon Bakhtine font que dans chaque monologue interviennent d’autres voix, sous formes de citations, de dialogues, etc. De même, il faudra être sensible à de subtiles différences entre chaque monologue, certains, comme le monologue de Médée dans sa prison (225-255) s’apparentant à de véritables monologues de théâtre (il est prononcé depuis un temps et un lieu explicité et dans une chronologie explicite : on suit en même temps que se fait le récit l’avancée de la délibération), d’autres sont des discours adressés (de Médée à sa mère ou de Médée à son frère) ; d’autres sont plus détachés d’une situation d’énonciation précise ou d’une communication explicite.

De ce point de vue, la forme du “roman polyphonique” choisie par Wolf correspond exactement à la problématique solitude et communauté : la solitude de chaque singularité est toujours présentée en contact avec la solitude des autres.

Le Cœur est un chasseur solitaire présenterait plutôt une forme de “roman choral”. Je renvoie là aussi à la distinction établie par Aurore Touya :

Le roman polyphonique fait alterner les je et les voix, et est organisé selon un principe d’alternance des narrateurs, et non d’alternance des points de vue et des univers. Le roman choral à l’inverse ne correspond pas tant à un mode de narration qu’à un principe de découpage et à un agencement d’histoires séparées, juxtaposées les unes aux autres, mais régies par un même type de narration extérieure, et prises en charge par un narrateur hétérodiégétique qui épouse successivement les perspectives des différents personnages représentés, éventuellement au moyen d’outils narratifs indiqués, comme le discours indirect libre, le “récit de paroles”, etc. Le roman choral fonctionne donc davantage selon un principe que l’on pourrait nommer de polyscopie – multiplicité des points de vue – que selon celui de la polyphonie, entendue comme multiplicité des voix [footnote] .

Même si la distinction est formellement évidente, on notera néanmoins que, notamment par l’usage du discours indirect libre, chaque chapitre correspond quand même nettement à une personnalité isolée et enfermée elle aussi dans sa “voix”.

Enfin, Le Vice-Consul fait intervenir les voix sous une forme différente. Il met en avant l’énonciation par le travail d’enchâssements narratifs. C’est explicitement Peter Morgan qui raconte l’histoire de la mendiante. Cet intérêt narratif est relayé, à propos des autres personnages (Anne-Marie Stretter et le Vice-consul, surtout) par le discours des autres personnages qui ne s’épanouit pas dans le récit mais dans le dialogue. Les voix correspondent alors à l’échange de paroles dans le dialogue, à l’intervention de voix, et enfin à la voix anonyme de la foule sans cesse relayée.

La structure “polyphonique”, au sens large du terme, de ces romans doit rendre très attentif aux passages racontés deux fois, selon des “points de vue” différents. Ces doubles points de vue explicitent l’enfermement des consciences en elles-mêmes. Ainsi, dans Le Cœur est un chasseur solitaire, la rencontre entre Jake Blount et le Dr Copeland, à la fin du chapitre 4 de la deuxième partie, puis au début du chapitre 5 de la deuxième partie est racontée d’abord selon une focalisation interne sur le Dr Copeland qui pose un regard clinique sur Jake Blount :

Le Blanc grimpait les marches deux à deux, sans regarder, et ils se heurtèrent avec une telle force que le Dr Copeland en resta pantelant. “Bon sang ! Je ne vous avais pas vu.” Le Dr Copeland le scruta sans répondre. Il avait déjà rencontré cet homme. Il se souvenait du corps difforme, monstrueux, et des énormes mains maladroites. Puis, mû par un soudain intérêt clinique, il observa le visage du Blanc, car il voyait dans ses yeux un regard étrange, fixe, fermé, le regard de la folie. (p. 175)

alors que Jake Blount perçoit ce regard comme une agression :

Je me suis cogné à lui dans l’escalier et il m’a jeté un regard… jamais personne ne m’a regardé d’un aussi sale œil que ça. […] Je n’ai pas fait exprès de lui rentrer dedans. Il n’avait aucune raison de se comporter comme ça. (p. 176)

De la même façon, le regard ambigu, amoureux et paternel, de Biff Branon sur Mick est interprété comme un regard sévère et méchant par la jeune fille (“Mr Brannon était très calme, les jambes croisées. Ses mâchoires étaient bleu-noir, et il ressemblait à un gangster de cinéma. Il avait toujours eu une dent contre Mick. Il lui parlait d’une voix rude, différente de son ton habituel. Était-ce parce qu’il savait que Bubber et elle avaient chipé un paquet de chewing-gums sur son comptoir ? Mick le détestait.” p. 201).

De façon générale, dans Le Cœur est un chasseur solitaire, les focalisations internes alternées correspondent à des jugements des uns sur les autres qui disent toujours soit l’incompréhension (notamment pour John Singer) soit la mécompréhension.

On retrouve le même phénomène dans Médée. Plusieurs épisodes sont re-racontés. J’en donne un seul exemple. Agaméda, alors qu’elle a fait courir le bruit que Médée a assassiné son frère, croise Médée et triomphe en croyant susciter en elle de la mauvaise conscience :

Elle crut bon de m’arrêter en pleine rue bien qu’elle ne pût pas savoir qui était à l’origine de la rumeur. Écoute-moi, Agaméda, dit-elle sans ambages, tu sais pertinemment que je n’ai rien à voir avec la mort d’Absyrtos. Alors me vint à l’esprit l’une de mes réparties géniales. J’ai dit : Et toi, Médée, tu devrais savoir qu’il y a plusieurs façons pour une sœur d’avoir la mort de son frère sur la conscience.

Alors elle a pâli, je l’ai bien vu. (p. 114)

Cet épisode est ensuite raconté par Médée :

C’est parce que je n’ai pas empêché cela, que j’ai même favorisé, que j’ai contribué à ta mort. Quand elle m’en fit récemment le reproche, Agaméda avait autre chose en tête, et pourtant j’ai pâli. Je pâlis chaque fois que je repense à toi, frère, et à cette mort qui m’a poussée à fuir la Colchide. Agaméda ne comprend rien. La haine rend aveugle. Mais pourquoi me hait-elle. Pourquoi me hait-on. (p. 125)

La confrontation de ces deux extraits fait ressortir l’incompréhension mutuelle de Médée et d’Agaméda. La deuxième pense qu’elle triomphe de Médée en lui rappelant qu’elle a jeté à l’eau les ossements de son frère, ne comprenant absolument pas la mauvaise conscience de la première ; la première ne comprend pas la haine d’Agaméda qui en a exposé les motivations (ressentiment lié à une absence de reconnaissance) dans son monologue. Les reprises de narration soulignent ainsi l’aveuglement de chacun et l’enfermement dans les consciences solitaires.

Dans Le Vice-Consul, les narrations répétées tendent plutôt à souligner la fascination pour un mystère partagé. C’est en particulier l’image des tennis et de la bicyclette abandonnée qui fait l’objet de narration selon des points de vue différents, celui de Charles Rossett p. 49-50 et celui du Vice-Consul p. 79-80

Figures de l’exception solitaire : les autrices

La problématique de l’accès à la voix de l’autre, qui prolonge l’isolement de chaque voix dans sa solitude conduit à la question de l’expression auctoriale.

L’affirmation auctoriale se construit tout d’abord par l’inscription d’éléments autobiographiques dans le tissu romanesque. Cette inscription est surtout marquée dans Le Vice-Consul qui utilise des biographèmes explicites avec la description des lieux de l’enfance de Marguerite (Donnadieu) Duras et la reprise de l’épisode de l’achat de l’enfant à la mendiante, épisode vécue par Duras enfant et qui permet de faire apparaître sa mère et ses deux frères. Il faut noter que le personnage d’Anne-Marie Stretter est aussi censé correspondre à un souvenir d’enfance de Duras.

Si on ne retrouve pas à ce point-là l’inscription autobiographique dans les deux autres romans, il faut tout de même noter les similitudes qui rapprochent fortement le personnage de Mick de l’enfant qu’a été Carson McCullers : elle présente notamment le même intérêt pour la musique, la même ambiguïté genrée. Enfin, la ville où se déroule le roman correspond trait pour trait à la Columbus de Géorgie où a grandi McCullers. Chez Wolf, enfin, l’inscription autobiographique prend la forme de références indirectes à la fois au contexte politique allemand (opposition entre les deux Allemagne) et à des traits biographiques de Wolf (description d’épisodes d’exil, description de la maladie de Wolf, allusion à sa perte de mémoire, etc.).

Cette inscription autobiographique va de pair avec une affirmation auctoriale féminine. S’il n’y a pas lieu d’interroger une éventuelle “écriture féminine”, il faut noter que chacune des autrices a dû faire avec la difficulté d’affirmer une individualité créatrice dans un contexte marqué par la domination masculine. De ce point de vue, il y a une convergence biographique marquante entre les trois autrices. Chacune raconte la façon dont elle lit ses livres à son mari : c’est le cas pour Carson qui lit tous les soirs les pages du Cœur à son mari Reeves (dans une situation d’échange égalitaire entre le mari et la femme qui devraient tous les deux devenir écrivain, mais avec une affirmation finalement plus forte de Carson qui l’emporte) ; c’est le cas pour Duras dont tous les écrits étaient soumis à Robert Antelme et Dionys Mascolo, avant qu’elle ne s’émancipe de leur avis ; c’est le cas enfin pour Christa Wolf mais qui raconte ces lectures comme un échange à égalité avec son mari écrivain Gerhard Wolf.

On notera dans le même ordre d’esprit que deux des autrices portent le nom de leur mari (Reeves McCullers, Gerhard Wolf) ; seule Duras porte un nom qui est non seulement émancipation vis-à-vis des maris, mais aussi du père (puisqu’elle s’invente un nom d’autrice, Duras, puisant dans une mythologie familiale – il s’agit d’un lieu-dit où la famille a possédé une grande villa – et délaissant le patronyme, Donnadieu).

Cette affirmation auctoriale va de pair avec la mise en avant de personnages féminins forts et plus précisément avec la mise en scène d’une lutte féminine qui débouche sur des scènes de castration, explicite dans Médée, implicite dans Le Vice-Consul qui s’achève pratiquement avec la figure de la mendiante décapitant un poisson vivant qu’elle sort d’entre ses seins devant les yeux atterrés de Charles Rossett.

Solitude des voix et idiolectes

Le danger de définir ainsi son ethos d’écrivaine à partir de la figure de l’état d’exception solitaire, c’est de réduire la parole à un solipsisme ou à un idiolecte.

Les voix mises en scène dans nos romans sont en effet en grande partie associée à la figure de l’incommunicabilité (chaque voix est isolée dans sa solitude irréductible et ne peut communiquer avec les autres). Ainsi de l’impossible communication dans le couple entre Biff Brannon et Alice, dans la famille (Dr Copeland et sa fille), dans la société (Jake et les ouvriers). Ainsi de l’impossibilité à se faire comprendre pour le Vice-Consul (qui ne trouve la compréhension que dans la vision d’Anne-Marie Stretter, mais qui est sinon victime des malentendus et des contresens de tous ceux qui l’entourent, qui préfèrent croire qu’il a peur de la lèpre). Chez Wolf, ce sont les figures du mensonge et de la parole sociale aliénée qui explicitent cette impossible communication.

Cette incommunicabilité débouche sur des formes d’expression sans communication. Le paradigme en est le “Battambang” de la mendiante dans Le Vice-Consul : personnage qui ne prononce qu’un idiolecte personnel dont l’adresse à l’autre n’aboutit jamais.

Mais ce fonctionnement en idiolecte se trouve prolongé par les situations d’adresse sans interlocuteur (reprise d’une tradition de discours singularisé que retrace Rémi Astruc, renvoyant aux Carnets du sous-sol de Dostoïevski ou aux personnages de Kafka [footnote] . C’est bien entendu dans Le Cœur est un chasseur solitaire que cette figure est particulièrement marquante, les personnages parlant sans interlocuteurs (en particulier Jake et Dr. Copeland). Mais c’est le cas aussi des personnages de Marguerite Duras.

Face à cette situation où les singularités se trouvent isolées dans la solitude de leur voix et ne s’adressant à personne, le cadre même de l’écriture se donne comme un recueil des singularités. Il rêve de créer, dans la juxtaposition des voix, une communauté des singularités singulières.

Il y a bien entendu une figure essentielle de cette communication dans la figure du muet, John, Singer, qui recueille la parole de chacun sans jamais répondre et dont la compréhension serait justement proportionnelle à son silence :

De ses doux yeux aux teintes multiples émanait une gravité de sorcier. Mick Kelly, Jake Blount et le Dr Copeland venaient dans la chambre silencieuse, et ils parlaient – car ils savaient le muet à même de comprendre tout ce qu’ils voulaient lui dire. Et peut-être plus encore. (p. 118)

Voix solitaire des autrices : parler pour les autres

Chacun des ouvrages met en scène la capacité d’attention à l’autre qui fonde la capacité de représentance du moi romantique (capacité d’être à la fois la parole de soi-même et la parole de tous les autres [footnote] ). [Bessière, Quel statut pour la littérature ?] :

Médée est ainsi présentée comme celle qui est capable de compassion absolue – de se mettre à la place des autres (cf. Oistros p. 242 : “Cesse de te mettre à la place des autres.”).

De même, Peter Morgan se présente comme celui qui cherche à porter la voix de l’autre absolu (la mendiante) .

Enfin, les personnages de Carson McCullers mettent en scène la possibilité de se projeter dans les autres qui fondent l’écriture chorale :

Portia avait affirmé qu’elle [Mick] n’aimait personne. Mick cessa de marcher et demeura immobile, frottant son poing sur le sommet de son crâne. Que penserait Portia si elle savait ? Qu’est-ce qu’elle en penserait, sérieusement ?

Mick ne confiait pas ses secrets. Ça, c’était vrai.

[…] Que dirait Portia si elle savait que c’était une personne après l’autre ? Et, chaque fois, il semblait qu’une part d’elle-même allait se briser en mille morceaux. (p. 71)

Communautés utopiques

L’espace du roman est ainsi un espace paradoxal. C’est celui qui présente la solitude des voix juxtaposées, sans communication possible. C’est en même temps celui qui dit leur partage possible par l’espace littéraire même. Parce que la littérature est représentance, elle peut à la fois afficher les solitudes séparées et la projection dans une communauté des singularités.

La mise en scène d’idéologies de la communauté est à comprendre dans ce cadre. Il ne s’agit pas d’afficher des idéologies contemporaines ou de ce revendiquer d’un engagement politique, mais de figure le pouvoir politique de la littérature. De ce point de vue, le rapport commun des trois autrices au communisme est important. Il reflète des situations extrêmement diverses (rapport lointain pour McCullers qui s’informe quand même sur le mouvement et lit Marx ; adhésion au PCF pour Duras avant une rupture qui conserve un rapport politique toujours fort à l’idée communiste ; vie dans un pays du “socialisme réel” pour Wolf, adhésion au SED parti socialiste unifié dès 1949 et jusqu’en 1989 malgré le rapport critique au pouvoir est-allemand, fidélité à l’idéal d’un communisme politique et social).

Ce rapport au communisme est mis en scène explicitement dans Le Cœur est un chasseur solitaire à travers les personnages de Jake Blount et du Dr. Copeland.

Dans Le Vice-Consul, l’espoir du commun politique apparaît sous une forme plus interpersonnelle avec la convergence rêvée entre la figure d’Anne-Marie Stretter et la figure de la mendiante (convergence des exceptions).

Enfin, dans Médée, l’opposition au matérialisme de la société corinthienne conduit à l’idéal d’une communauté utopique du lien de compassion.

De façon générale, les trois ouvrages rêvent d’une communauté des marginaux. C’est celle qui rassemble les personnages de McCullers dans la chambre du muet ; c’est celle qui laisse croire une communauté possible entre Anne-Marie Stretter, le Vice-Consul, la mendiante. C’est celle, enfin, de la communauté des couples un instant présentée comme le partage apaisé de singularités dans Médée. Je pense notamment à la figuration des relations entre Oistros, Aréthuse, Médée, le Crétois qui présente un idéal de communication entre chacun mais qui respecte l’intimité des couples : “Elle prend Aréthuse dans ses bras, elles s’aiment comme des sœurs, elle rabat le rideau de la porte et rejoint Oistros” (p. 208).

Récit d’une fondation commune ou échec de la communauté ?

Le matériau narratif brasse ainsi mise en scène et expression des solitudes, description de l’atomisme social, critique des communautés fantasmées, effort vers une communauté (des individus ou du peuple). Ce matériau narratif est emporté dans chacun des romans par une avancée narrative qui oscille entre espoir d’une convergence et désespoir de l’exclusion. De ce point de vue, il y a lieu de suivre la configuration narrative de chacun des romans de voir comment il mène ou non vers cette convergence commune.

Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, double mouvement de convergence (dans un premier temps) puis éclatement désespéré dans un deuxième temps.

Dans Le Vice-Consul, chacun est condamné à sa propre solitude mais le dialogue interrompu permet une compréhension entre le Vice-consul et Anne-Marie Stretter.

Dans Médée : catastrophe de l’exclusion menée à son terme.

La narration figure ainsi une unité qui pourrait être le rassemblement des singularités disséminés. Il est frappant de ce point de vue d’observer une similitude dans le discours des autrices sur la genèse de leurs œuvres. Carson McCullers comme Marguerite Duras raconte un travail d’écriture fragmentaire, qui n’arrivait pas à trouver son unité :

Je ne comprends que partiellement. Je comprends les personnages, mais le roman lui-même demeure flou. Il se focalise par moments, par hasard, personne ne sait pourquoi, l’auteur moins que tout le monde. En ce qui me concerne, ces moments surviennent en général après de gros efforts. Pour moi, ces illuminations sont la récompense du travail. Toute mon œuvre s’est créée ainsi. C’est à la fois le risque et la beauté de la chose qu’un auteur doive dépendre de telles illuminations. Après des mois de confusion et de labeur, l’idée qui soudain surgit provoque une collusion divine. Cela vient toujours du subconscient et ne peut se contrôler. J’ai travaillé pendant une année entière sur Le cœur est un chasseur solitaire sans comprendre ce que je faisais. Chaque personnage parlait à un personnage central, mais pourquoi, je l’ignorais. J’étais sur le point de décider qu’il ne s’agissait pas d’un roman et que j’allais découper mon texte en nouvelles. En même temps, à cette pensée, j’éprouvais la sensation corporelle de la mutilation, et j’étais au désespoir. Cela faisait cinq heures que je travaillais, et je sortis prendre l’air. Soudain, tandis que je traversais une rue, il me vint à l’esprit que Harry Minowitz, le personnage à qui tous les autres s’adressaient, était un homme singulier, un sourd-muet, et immédiatement je le prénommai John Singer. Je tenais le projet complet du livre et, pour la première fois, je m’attelai de toute mon âme à la rédaction du Cœur est un chasseur solitaire. (p. 490-491)

Marguerite Duras raconte un processus assez similaire. Elle commence à écrire Le Vice-Consul en 1962-1963 :

J’ai eu un problème. […], ça a duré six mois, c’était complètement arrêté. […] Je ne savais pas qui parlait de la mendiante. […] Quand je parle de difficulté c’est de ça, c’est de ne pas trouver le chemin par lequel entrer dans son propre travail. C’est un malheur énorme d’être devant un livre qu’on ne peut pas écrire. J’étais seule avec moi-même. Personne ne pouvait m’aider.

Devant l’échec, elle se tourne vers Le Ravissement de Lol V. Stein, qu’elle écrit au printemps 1963. Ce n’est qu’en 1965 qu’elle reprend et termine le manuscrit du Vice-Consul, grâce à la figure de l’écrivain qui vient unifier le récit.

Cette juxtaposition de personnages solitaires et enfermés dans leurs propres histoires, elle apparaît explicitement dans la configuration des récits. Marguerite Duras fait ressortir l’artifice de la suture qui rapproche l’histoire de la mendiante et celle du vice-consul :

La vente d’une enfant a été racontée à Peter Morgan par Anne-Marie Stretter. Anne-Marie Stretter a assisté à cette vente il y a dix-sept ans, vers Savannakhet, Laos. La mendiante, toujours d’après Anne-Marie Stretter, doit parler la langue de Savannakhet. Les dates ne coïncident pas. La mendiante est trop jeune pour être celle qu’a vue Anne-Marie Stretter. Cependant Peter Morgan a fait du récit d’Anne-Marie Stretter un épisode de la vie de la mendiante. (p. 72)

Peter Morgan apparaît ainsi comme l’instance vide (il ne joue pas un rôle important dans les intrigues du Vice-Consul) qui permet de rassembler la mendiante et le milieu de l’Ambassade. Le glissement des chapitres consacrés à la mendiante vers les chapitres consacrés au Vice-Consul et Anne-Marie Stretter se fait systématiquement autour de lui. Ainsi après les deux premiers chapitres consacrés à la mendiante, un chapitre se concentre en focalisation interne sur Peter Morgan ; il commence par l’intérêt de l’écrivain pour la mendiante (“Elle est là, devant la résidence de l’ex-vice-consul de France à Lahore. A l’ombre d’un buisson creux […] elle dort.” p. 29) et finit par sa vision du vice-consul : “Tout près, des volets grincent. Ce sont ceux du vice-consul qui se réveille. Peter Morgan quitte vivement le boulevard, se dissimule derrière la grille du parc, attend. Le vice-consul de France à Lahore apparaît, à moitié nu, sur son balcon […]” (p. 30). On passe alors à des chapitres consacrés au Vice-Consul, à Anne-Marie Stretter, etc. On retrouve le même type de chapitre transitoire p. 72-73.

Cette suture forcée est soulignée de façon plus réflexive encore dans Le Cœur est un chasseur solitaire : c’est Paul Singer (le chanteur) qui est le point de convergence des solitudes singulières. Il devrait les faire se rencontrer comme les rayons d’une roue son centre. Mais cette convergence est une illusion. Chacun se reflète dans l’œil de Singer sous une forme diffractée.

De même enfin, dans Médée : c’est Médée qui est le point de convergence. Sa capacité à la compassion en allant au cœur des solitudes individuelles les comprend et fait ressortir en même temps l’éparpillement des individualités dans leurs solitudes.

LOCHERT, Véronique : « Le Pouvoir en scène » : présentation

Le programme porte un intitulé simple qui met en relation deux grandes notions : le pouvoir et le théâtre. Le second terme – la scène, le théâtre – est assez clair, même si certaines pièces du corpus mettent en question ses frontières : ni Boris Godounov ni La Résistible Ascension d’Arturo Ui n’ont été représentées du vivant de leur auteur et leur théâtralité même fait parfois débat. Le premier terme de la formule, le pouvoir, est en revanche susceptible de différentes interprétations. Il peut avoir un sens général, abstrait, qui renvoie aux rapports de force qui s’instaurent dans toute société humaine : pour Louis Marin, « pouvoir, c’est d’abord être en état d’exercer une action sur quelque chose ou quelqu’un », puis « instituer comme loi la puissance elle-même conçue comme possibilité et capacité de force » [footnote] . Plus précisément, le pouvoir renvoie au politique ou à la politique, suivant le sens qu’on donne à ces termes [footnote] : les pièces du corpus invitent à une réflexion sur l’accès au pouvoir, l’exercice du pouvoir, mais aussi sur l’abus de pouvoir, qui lui semble inévitablement lié. Concrètement, le pouvoir s’incarne dans chaque situation historique à travers des régimes, des institutions et des individus particuliers : aux XVIe et XVIIe siècles, le pouvoir est synonyme de « royauté » ou de « souveraineté » ; il désigne aussi des hommes de pouvoir, princes et rois, tyrans ou dictateurs. « Le Pouvoir en scène » invite à considérer les modes de représentation du pouvoir sur scène, mais aussi, plus largement, à envisager les échanges entre la politique et le théâtre. C’est parce que le pouvoir est avant tout un spectacle assurant sa propre mise en scène que le théâtre peut apparaître comme le lieu privilégié de sa représentation et comme une voie d’accès à la compréhension de ses mécanismes. Dans son Portrait du roi, Louis Marin lie ainsi intimement « représentation du pouvoir » et « pouvoir de la représentation ». L’étude des œuvres permettra de préciser, et peut-être de questionner, la nature et les enjeux de cette réflexivité.

A ces deux termes – pouvoir et théâtre – le choix d’un corpus diachronique en ajoute un troisième, qui vient entrer en relation avec eux : l’histoire. La dimension historique joue en effet un rôle essentiel dans ce programme, sur un double plan. Les pièces du corpus se caractérisent d’abord par leurs sujets historiques : elles entretiennent toutes un lien étroit avec des événements historiques appartenant à un passé plus ou moins lointain, que leur mise en scène confronte au présent des spectateurs. Ensuite, la mise en relation des quatre pièces, caractérisées par de nombreux échos intertextuels, invite quant à elle à une réflexion sur l’histoire littéraire et sur la temporalité propre à l’œuvre littéraire : sur sa capacité à survivre au contexte de sa création et son inscription dans la durée. Le dialogue entre passé et présent, proposé par chaque œuvre, se développe également au sein du corpus, à travers la confrontation entre deux pièces de la première modernité, relativement proches dans le temps (fin XVIe-première moitié du XVIIe siècle), et deux pièces de la période contemporaine (selon la définition des historiens), un peu plus distantes entre elles. La réflexion sur les rapports entre pouvoir et théâtre gagne à être saisie à travers ses développements historiques. Après l’Antiquité grecque, où « les activités que nous appelons aujourd’hui politique, théâtre et histoire sont apparues quasiment simultanément au Ve siècle avant Jésus-Christ à Athènes », comme le rappelle Gérard Noiriel [footnote] , la première modernité européenne apparaît à son tour comme une période cruciale pour cette triade : elle est en effet marquée par un profond renouvellement aussi bien de la pensée politique, qui connaît un mouvement de sécularisation notamment sous l’influence de Machiavel, que de la conception de l’histoire, avec le développement d’une conscience aiguë de la différence historique qui conduit à l’émergence d’une nouvelle temporalité [footnote] , et des pratiques théâtrales, qui se développent désormais dans des bâtiments spécifiquement destinés au commerce public des spectacles, où se produisent des acteurs professionnels, dont le pouvoir royal reconnaît l’utilité et soutient les activités. La confiance en la monarchie comme en la providence qui caractérise globalement cette époque contraste avec les nouvelles théories politiques et visions de l’histoire qui se développent du XIXe au XXe siècle.

Cette dimension historique du programme peut apparaître comme l’une de ses difficultés, mais l’essentiel n’est pas dans le contenu de ces événements historiques. Ce corpus diachronique invite à s’exercer à la méthode comparatiste en associant la prise en compte de la spécificité historique et culturelle de chaque œuvre à la réflexion générale suscitée par la proximité des thèmes et des formes des différentes pièces. Il pose en effet au moins deux grandes questions sur le théâtre et plus largement sur la littérature : celle de son rapport au monde et celle de son rapport au temps. Par ses sujets historiques et sa portée politique, l’œuvre dramatique paraît en prise avec le réel et en phase avec l’actualité, mais elle court aussi le risque d’être réduite à un texte de circonstance, voué à une péremption rapide, ou de se résumer à un message politique. Loin du mépris souvent exprimé par la critique pour les œuvres inspirées par l’actualité ou pour les œuvres engagées, il s’agit d’étudier comment le théâtre est capable de rendre actuels des événements ou des textes appartenant au passé et comment il peut constituer un acte politique par les moyens qui lui sont propres. Il s’agit ainsi de dépasser les oscillations qui caractérisent aussi bien la critique cornélienne que la critique brechtienne entre la vision d’un auteur poéticien, qui joue avec les formes, et celle d’un auteur politicien, dont le texte se met au service d’une pensée politique particulière.

J’aborderai ici quatre questionnements importants : à l’étude de la dimension politique et du caractère historique de ces œuvres dramatiques, doivent s’ajouter, d’une part, celle de la construction des personnages (la représentation du pouvoir sur scène passe en effet de manière frappante dans les quatre pièces par la construction de quatre personnages de souverains, qui jouent un rôle central) et, d’autre part, celle du genre dramatique : les quatre pièces entretiennent un rapport complexe, à la fois étroit et souvent critique, avec le genre canonique de la tragédie, qui apparaît depuis Aristote et sa lecture d’Œdipe roi comme le genre le plus adapté à la représentation du pouvoir.

1- Portraits de rois

Représenter le pouvoir sur scène, c’est d’abord l’incarner à travers des personnages, des hommes de pouvoir. L’importance des figures de souverains au théâtre se situe à l’articulation de procédés d’ordre littéraire et de phénomènes d’ordre politique. Le récit a besoin de personnages pour représenter les actions humaines et l’écriture historique, qui est une forme de récit, construit des héros. Caryl Emerson souligne ainsi que c’est à l’époque de Boris Godounov que la personnalité individuelle se dessine dans les biographies des tsars [footnote] . Mais c’est surtout le théâtre qui donne force et présence aux personnages, incarnés sur scène par des acteurs. Dans Le Tyran et son public, où Diego Lanza étudie la naissance et l’évolution du personnage du tyran, il montre que c’est la représentation du tyran sur scène qui transforme progressivement une idée politique (tout ce que la démocratie doit éviter, tout ce que la cité rejette) en personnage doté de caractéristiques éthiques puis psychologiques [footnote] . Parallèlement, le pouvoir tend à s’identifier, dans ses représentations, à la personne qui l’exerce. L’absolutisme qui se met en place en Angleterre et en France du XVIe au XVIIe siècle, comme l’autocratie russe et la dictature nazie, sont caractérisés par une très forte personnalisation du pouvoir, qui tend à masquer les structures étatiques, sociales, économiques également à l’œuvre dans ces différents régimes. Diego Lanza souligne les effets déformants de ces processus de personnalisation et des analogies historiques qu’ils encouragent. Il observe ainsi que la présence continuée du tyran sur scène et son rapprochement avec des personnages historiques comme Hitler ou Staline occulte le contexte spécifique et la complexe dialectique économique et sociale qui expliquent leur pouvoir [footnote] . Cette critique n’est pas sans rappeler la dénonciation violente par Brecht de l’héroïsation des hommes de pouvoir, produite par les récits historiques et les œuvres littéraires. Brecht ne nie pas cependant la nécessité de raconter des histoires aux spectateurs pour les impliquer dans la représentation et il est notable qu’il conçoit en partie le personnage d’Arturo Ui en prenant modèle sur d’autres héros négatifs, extérieurs à la sphère politique, « de notre monde de gangsters les héros fameux », dont le cinéma a commencé à faire un mythe, avec le Scarface d’Howard Hawks en 1932.

Si l’importance accordée aux hommes de pouvoir et leur héroïsation sont problématiques sur le plan de l’analyse de la réalité politique, elles ont l’intérêt de produire de puissants effets dramatiques et de rendre sensible l’articulation complexe du privé et du public, de l’individuel et du collectif, qui contribue à la formation du conflit tragique. L’individualisation des figures du pouvoir témoigne aussi de l’émergence du sujet moderne du XVIe au XVIIe siècle et de l’instauration d’une nouvelle temporalité, où l’individu a le pouvoir d’agir au lieu d’être dirigé par des forces supérieures. Au XIXe siècle, marqué par le développement de la psychologie, les personnages de Pouchkine, empruntés au début du XVIIe siècle, possèdent une complexité et une profondeur supérieures, mais perdent dans le même temps la maîtrise du cours de l’histoire. Les problématiques de la légitimité et de la culpabilité, liées à la dimension politique et religieuse du drame, prennent alors un tour plus personnel et s’approfondissent en une triple crise d’identité qui concerne non seulement Godounov mais aussi les vrai et faux Dimitri [footnote] . De Shakespeare à Pouchkine, se déploie ainsi, à côté du champ de l’action politique, une scène intérieure, sur laquelle prennent corps les désirs, les hésitations ou les remords des puissants. Les monologues et les rêves, racontés ou directement donnés à voir sur scène avec leurs fantômes, font pénétrer les spectateurs dans l’intimité de l’homme de pouvoir. Particulièrement efficaces sur le plan dramatique, ces procédés ne sont pas sans danger sur le plan politique. En rapprochant le spectateur du prince, ils risquent aussi bien de favoriser l’admiration pour le tyran que de diminuer le respect pour le roi. Dans Richard III, les monologues créent dès l’ouverture de la pièce une complicité immorale entre le villain et le public. La naissance des remords à l’acte V signe en revanche la chute de Richard, qui semble perdu dès que l’introspection se substitue à l’action. Dans Cinna, où le conflit politique se trouve entièrement intériorisé, le choix de la clémence par Auguste demeure profondément mystérieux et se trouve formulé dans un discours tenu en public, qui suscite l’admiration, à la différence du monologue d’hésitation du quatrième acte. En dominant ses passions, en sacrifiant son corps privé à son corps public, Auguste sort de l’humanité ordinaire et légitime son pouvoir. Le domaine privé apparaît ainsi à la fois comme ce qui rend les rois théâtralement intéressants, en suscitant les émotions des spectateurs, et comme ce qui peut les perdre sur le plan politique, en révélant éventuellement le vide que dissimule leur image. Rejetant à la fois la compréhension complice qu’il favorise et l’idée d’une conscience morale des puissants, Brecht refuse toute intériorité à un Arturo Ui qui n’a plus peur des fantômes. En associant ainsi critique du nazisme et critique de Shakespeare, Brecht invite aussi à saisir le pouvoir politique du théâtre, qui réside moins dans ses contenus que dans ses formes.

2- Théâtre et politique

Ce que Brecht reproche au Richard III de Shakespeare, ce n’est pas de faire la propagande de la dynastie Tudor, en contribuant à la construction de la légende noire du prédécesseur d’Henri VII, mais de faire du dernier roi York le héros d’une tragédie et d’encourager par là le respect pour les puissants. Brecht néglige ainsi le message politique réel que la pièce de Shakespeare est susceptible de véhiculer au profit de l’efficacité de la forme dramatique elle-même, capable d’exercer une influence sur le comportement social et politique des spectateurs. A ces deux types de pouvoirs de la représentation s’ajoutent différentes formes de relation entre pouvoir et théâtre. On peut commencer par rappeler l’importance des spectacles dans la politique des monarques de la première modernité [footnote] et les liens étroits unissant alors les écrivains au pouvoir [footnote] . On peut ensuite prendre en compte le matériau politique des pièces elles-mêmes, qui s’inspirent des grands débats de la théorie politique contemporaine (la légitimité du pouvoir, conquête du pouvoir et bon gouvernement, comparaison des régimes, possibilité du tyrannicide, collusion des pouvoirs religieux ou économiques avec le pouvoir…), et où la reprise de thèses largement répandues, l’inscription des discours dans l’idéologie dominante participent aussi simplement d’une recherche de vraisemblance [footnote] . Il y a ensuite les jeux de miroir entre la nature théâtrale du pouvoir, qui est avant tout un effet de représentation comme l’analyse Louis Marin, et l’essence politique du théâtre, telle qu’elle se trouve aujourd’hui revalorisée par plusieurs penseurs pour répondre à la double crise traversée par le théâtre et par la politique. Ainsi, pour Denis Guénoun, « le théâtre est une activité intrinsèquement politique », par le fait même que les spectateurs s’assemblent en un lieu et un moment particuliers [footnote] . Il faut noter, dans l’analyse de ces échanges, qu’aux XVIe et XVIIe siècles, sphère artistique et sphère politique ne sont pas nettement différenciées, car pas complètement constituées, de même qu’écriture littéraire et écriture historique : la littérature n’existe pas en tant que domaine autonome, dans lequel la politique – ou l’histoire – pourrait apparaître comme un objet étranger. Le théâtre est alors profondément intégré dans la vie sociale, où il entre directement en résonance avec les débats contemporains. Paradoxalement, la nature politique des pièces de Pouchkine et de Brecht peut sembler plus problématique sur ce plan, puisqu’elles n’ont pas trouvé leur public au moment de leur création. Se pose enfin la question de la portée politique des œuvres dramatiques : en représentant le pouvoir sur scène, les pièces font-elles allégeance au pouvoir, qu’elles confortent en réfléchissant sa puissance, ou exercent-elles au contraire une action subversive, en révélant les mécanismes secrets du pouvoir au public ?

C’est évidemment ici que la nuance et la prudence s’imposent. Au premier abord, l’opposition politique semble aussi impossible aux auteurs des XVIe et XVIIe siècles qu’aux écrivains russes de l’époque tsariste, tandis que le théâtre du XXe siècle semble au contraire prompt à l’engagement et à la divulgation de thèses politiques. Mais il faut se méfier d’une vision stéréotypée qui verrait dans les dramaturges de la première modernité des écrivains à la solde du pouvoir, tandis que Pouchkine tenterait vainement de s’opposer à l’absolutisme d’Alexandre Ier [footnote] et que Brecht serait l’auteur d’un théâtre didactique et idéologique. Face aux procédés de la propagande, que les pièces démontent et dénoncent, le théâtre apparaît comme un espace de liberté, en raison de l’ambiguïté et de la polyphonie qui caractérisent le texte dramatique. Loin des messages univoques et simplistes de la propagande, le théâtre est le lieu des tensions et des contradictions : en l’absence de tout narrateur, différentes voix se font entendre, différentes théories se font concurrence. Sensible aux contradictions présentes dans ses sources et loin de tout manichéisme, Shakespeare oppose ainsi à Richard des personnages au discours rigide et archaïque, comme Margaret, à la morale douteuse, comme Clarence, et au comportement machiavélien, comme Richmond. Dans la grande scène de débat qui ouvre l’acte II de Cinna, Corneille place la défense du régime monarchique dans la bouche de Cinna, qui tient ce bon discours pour de mauvaises raisons, puisqu’il est en train de mentir à Auguste pour pouvoir satisfaire sa maîtresse. Dans Boris Godounov règnent l’incertitude et l’instabilité : aucune vérité n’émerge face à la rumeur et à l’imposture. Quant à Brecht, il apparaît avant tout comme un « anti-idéologue », « un poète de l’intelligence critique » [footnote] , qui a recours à la méthode scientifique pour conduire les spectateurs à remettre en question leur vision du monde et de la société.

En mettant en scène des souverains à la légitimité problématique, en donnant à voir les rouages secrets du pouvoir, en remontant aux origines de son institution, le théâtre procède à une opération de démystification, ou du moins de révélation, d’interrogation, à la portée potentiellement subversive. En proposant dans l’espace public un lieu intermédiaire, qui n’est pas celui de la politique, tout en lui étant lié, il ne tient pas aux spectateurs un énième discours politique, mais leur propose une expérience inédite, capable de renouveler leur perception du pouvoir à travers la distance de l’art.

3- Histoire et tragédie

Mettre en scène le pouvoir, c’est aussi représenter l’histoire. Le rapport étroit que les quatre pièces entretiennent avec l’histoire invite à étudier les liens entre le théâtre et le réel, entre la vérité et la fiction. Les quatre écrivains puisent dans des sources historiques, produisant ainsi un effet de réel qui renforce le pouvoir de persuasion de leurs pièces (comme l’observait déjà Aristote). Mais ces sources sont multiples et pas uniquement historiques. L’Examen de Cinna par Corneille, qui se vante que « rien n’y contredit l’Histoire, bien que beaucoup de choses y soient ajoutées » (p. 38), et le premier prologue de Brecht annonçant simultanément le souhait de la direction de « tout représenter en grand style » et la conformité de la pièce « à la stricte réalité » (p. 140) montrent que fiction et réalité, sources historiques et modèles littéraires sont inextricablement mêlés. La multiplicité des sources, qui est l’un des garants de la polyphonie dramatique, permet aux pièces de s’inscrire à la fois dans l’histoire nationale, en faisant dialogue les époques, et dans l’histoire littéraire, en créant des échos intertextuels. Corneille s’inspire ainsi principalement d’un épisode de l’histoire romaine, rapporté par Sénèque (auquel s’ajoutent d’autres motifs comme le débat entre Auguste, Mécène et Agrippa rapporté par Dion Cassius), mais il rivalise aussi avec les tragédies de conspiration antérieures, en particulier La Mort de César de Scudéry. Pouchkine revendique deux types de source : d’une part les récits historiques, les chroniques et l’ouvrage de Karamzine, d’autre part la tragédie shakespearienne. Chez Brecht, le référent est triple : l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne est représentée au prisme du gangstérisme américain de l’entre-deux-guerres, mais aussi du modèle tragique incarné par Shakespeare. Ce qui se joue à travers cette double référence, historique et littéraire, c’est aussi la dimension nationale de l’entreprise des auteurs, en particulier Shakespeare, Corneille et Pouchkine, qui associent l’histoire de la nation, envisagée au moment crucial d’une naissance, d’une origine, et la fondation d’une littérature nationale, d’un théâtre conçu comme l’expression de la nation.

A travers cette confrontation entre événements historiques et tradition littéraire se dessine la relation complexe entre histoire et tragédie qui remonte à l’Antiquité. Le célèbre commentaire d’Aristote sur « la différence entre le chroniqueur et le poète » dessine une frontière entre le vrai et le vraisemblable, le particulier et l’universel, qui donne l’avantage à la tragédie. Mais les deux formes sont étroitement liées : la tragédie se caractérisant par des personnages nobles et de grands bouleversements de fortune trouve dans l’histoire son matériau privilégié. Dans le même temps, la complexité et la durée des phénomènes historiques résistent à la forme brève, close et de plus en plus codifiée que constitue la tragédie. En convoquant une matière historique riche et dense, les quatre auteurs se livrent à une expérimentation des frontières de la tragédie, qui leur permet de renouveler l’écriture dramatique. Contrairement à ce que pourrait faire croire sa critique par Brecht, la tragédie de la première modernité n’apparaît pas comme un genre stable aux normes clairement fixées, livrant une vision cohérente et univoque de l’homme et de l’histoire. Les pièces de Shakespeare et de Corneille sont caractérisées par une instabilité générique similaire à celle qui traverse les textes de Pouchkine et de Brecht. Richard III confronte l’Histoire et la tragédie comme le suggère la variation de ses intitulés génériques : tragédie lors de sa première publication en 1597, histoire dans le Folio de 1623. Cinna ou la clémence d’Auguste est la première tragédie à dénouement heureux de Corneille, qui utilise un certain nombre de procédés jusque là caractéristiques de la tragi-comédie [footnote] . Pouchkine, pour qui la tragédie est « le genre le plus mal compris », qualifie sa pièce de « tragédie romantique », où l’adjectif « romantique » employé au sens de « nouveau, inattendu » souligne les nombreux écarts avec la tradition du genre. Enfin, dans la parabole de Brecht, le modèle tragique, simplifié pour les besoins de la démonstration, est sans cesse convoqué pour mieux être mis à distance à travers la parodie.

La forme tragique ainsi mise à l’épreuve peut alors devenir le lieu d’une réflexion sur l’histoire et ses usages politiques aussi bien que d’une réflexion métaphysique sur le rapport de l’homme au temps. L’utilisation d’un matériau vrai permet à Shakespeare et à Corneille de mettre en scène une nouvelle perception du temps : ce qui se joue dans leurs pièces est la confrontation de l’individu à un changement, le passage d’un monde ancien, dont les valeurs se périment (celui de la société féodale), à un monde nouveau (celui de l’absolutisme), où les relations de pouvoir se modifient et exigent de nouveaux comportements. C’est sans doute la pièce de Pouchkine qui pousse le plus loin la réflexion conjointe sur le pouvoir de l’histoire et sur la temporalité du pouvoir. Le dramaturge russe met en effet en scène un personnage d’historien, le moine Pimène, qui ne se contente pas de consigner passivement les événements, mais contribue à les créer en les insérant dans une histoire providentielle, qui fait place au miracle, et joue ainsi involontairement un rôle déclencheur dans l’action, en fournissant à Grigori le matériau nécessaire à son imposture. Critiquant l’usage de l’histoire par l’idéologie nazie et la vision erronée qu’en ont les bourgeois, saisis de respect pour les grands hommes, Brecht fait de l’histoire un instrument essentiel de la distanciation, qui permet de jeter un regard nouveau sur la situation politique et sociale de son temps grâce au détour par une époque plus lointaine. Plus largement, les pièces posent à travers leur confrontation avec l’histoire la question de la vérité : Corneille défend la puissance dramatique du vraisemblable extraordinaire, qui réconcilie efficacité tragique et vérité historique, tandis que Pouchkine montre le pouvoir de la rumeur. Face à la vérité souvent inaccessible des faits historiques se dessine alors la vérité de la fiction, qui trouve sa place dans le processus général de la connaissance selon Brecht.

Même après la défaite de Hitler et la chute du mur de Berlin, après la réhabilitation de Richard III, enterré en grande pompe à Leicester en mars 2015, les pièces de Brecht et de Shakespeare, comme celles de Corneille et de Pouchkine, continuent à proposer une analyse pertinente des mécanismes du pouvoir, des enjeux de l’histoire, de la condition humaine, car le dialogue entre les époques qu’elles ont initié au moment de leur création leur permet d’affronter le temps en suscitant sans cesse de nouveaux échos entre l’histoire représentée, le contexte historique de leur création et le contexte toujours renouvelé de leur réception. C’est dans cet esprit que Brecht conçoit ses pièces comme un montage de textes antérieurs, caractérisé par son adaptabilité à la situation de réception. Proclamant d’une certaine manière la péremption du modèle tragique shakespearien dans le monde moderne, La Résistible Ascension d’Arturo Ui participe néanmoins à la survie de l’œuvre de Shakespeare en s’y confrontant.

Il importe pour finir de revenir au terme « scène » de l’intitulé du programme. Les quatre œuvres étudiées sont des textes qui ont été écrits pour être joués sur scène – même si certains ne l’ont pas été immédiatement – et elles ne prennent tout leur sens que dans leur représentation devant le public réuni au théâtre. Leurs mises en scène, qui depuis le début du XXe siècle se pensent comme autant d’interprétations et d’actualisations, et les transmodalisations auxquelles elles ont pu donner lieu, en étant mises en musique (comme ce fut le cas en particulier de Boris Godounov) ou portées à l’écran, réactivent leur potentiel de signification dans de nouveaux contextes de réception. Au XXe siècle, de nombreuses mises en scène mettent en parallèle les rois de Shakespeare et les dictateurs contemporains, à la manière de Jan Kott dans son ouvrage Shakespeare notre contemporain (1962) : dès la fin des années 1930, des rapprochements sont suggérés entre Richard Gloucester et les nazis et en 1942 à Londres, l’acteur Donald Wolfit se donne la tête de Hitler dans ce rôle. Au cinéma, le Richard III de Loncraine et McKellen (1995) situe l’action dans une Angleterre des années 30 contaminée par le fascisme. Pour Stephen Greenblatt, « cette mise en scène marche parce que Richard III est en fait une brillante description d’un régime de terreur radicalement illégitime » [footnote] . Brecht en revanche a toujours rejeté les mises en scène de Shakespeare présentant ses personnages comme nos contemporains et s’il rapproche Arturo Ui de Richard III dans le première prologue (« Comment ne pas penser à Richard III ? », p. 140), c’est pour mieux mettre en évidence la distance entre le héros tragique et le gangster, présenté comme une représentation plus adéquate du dictateur. L’actualisation, qui rapproche en niant la distance, est en effet l’inverse du mouvement d’historicisation souhaité par Brecht pour créer un effet de défamiliarisation propre à renouveler la perception de notre situation. A ses yeux, la prise en compte de « l’étrangeté » de l’époque de Shakespeare est nécessaire à la saisie de ce qui fait son universalité, à savoir le fait que « tous [ses personnages] existent dans un monde nouveau au contact duquel ils se brisent » [footnote] .

Cet éloge de la distance ouvre sur un éloge de la comparaison comme outil heuristique [footnote] . Les quatre dramaturges appellent les spectateurs et les lecteurs à la comparaison entre passé et présent, entre rois de théâtre et dirigeants réels, mais aussi entre leur texte et ses sources, ses précédents littéraires. A travers son intertextualité, le corpus invite aux rapprochements, tout en exigeant la prise en compte de la spécificité historique et culturelle de chaque œuvre. Sur un plan plus général, la mise en scène du pouvoir dans les quatre pièces met en lumière la proximité entre le théâtre, la politique et l’histoire : nous avons vu l’importance des chevauchements entre ces trois domaines qui partagent les mêmes procédés, se réfléchissent, se concurrencent ou collaborent. C’est sur le fond de ces ressemblances que se détache l’importance des différences qui font que le théâtre ne fait pas de l’histoire ni de la politique, mais autre chose, à travers quoi se dessine progressivement le domaine propre à la littérature.

BACKES, Jean-Louis : Boris Godounov de Pouchkine : présentation

(Voir aussi Boris Godounov-Annexe 1-4)

 

Boris Godounov de Pouchkine est un texte qui fonde, à l’image du Faust de Goethe pour les allemands, la littérature russe nationale dont Pouchkine est l’inventeur, dans sa langue moderne comme dans ses grands genres. La littérature critique sur ce pilier de la culture russe est immense : plus de 300 titres dans la bibliographie de l’édition académique récente (Moskva, Novoe izdatelstvo, 2008). Ce texte, qui aborde de front les questions les plus dérangeantes des mécanismes du pouvoir semble d’une actualité permanente, et les obstacles à la mise en scène de la tragédie reviennent à travers les générations :  Pouchkine lui-même n’a jamais vu son Boris Godounov sur scène, interdit aussitôt après la publication (qu’il a déjà fallu attendre 7 ans !). Mais il est également interdit en pleine période brejnévienne, en 1982 quand le metteur en scène Iurij Lubimov veut le mettre au répertoire du théâtre moscovite de la Taganka. Et, en 2011, la version filmée de Wladimir Mirzoev, avec le texte de Pouchkine mais dans la Moscou contemporaine, connaît un succès phénoménal en Russie mais déplaît fortement au pouvoir poutinien [voir la dernière référence dans la Bibliographie en ligne. Annexe 1].

Celle-ci ne présente que quelques ouvrages-clés parmi les innombrables études qui paraissent autour de ce texte avec chaque nouvelle génération.  Elle contient quatre parties : d’abord, les éditions de références ; ensuite, les ouvrages sur Pouchkine, son rapport au pouvoir et sa vision de l’histoire, tels qu’ils se manifestent dans Boris Godounov. La troisième partie est consacrée à la tragédie Boris Godounov à proprement parler, avec des éclairages sur les sources historiques, les divers aspects de la poétique et les rapports intertextuels, avec une focalisation sur Shakespeare, Corneille et le drame européen contemporain du Boris Godounov. La quatrième partie est une ouverture, avec quelques textes de Pouchkine qui proposent de réfléchir sur le thème du pouvoir sous une forme plus légère, voire ludique, dans l’esprit propre à Pouchkine.

Textes de références

La traduction d’André Markowicz [éd. Babel, 2016], comme celle de Gabriel Arout (éd. Folio, 2018), est une traduction écrite pour le théâtre. Elle sacrifie tout à l’intelligibilité immédiate. Au spectacle, il n’y a pas de notes de bas de page. Donc il arrive que certains détails du texte soient oubliés.

L’éd. Folio inclut deux « scènes écartées » par Pouchkine (mais qui font partie de toutes les éditions et même des mises en scènes russes contemporaines). Leur connaissance est indispensable pour saisir la personnalité du futur Imposteur. L’Annexe contient, entre autre, une lettre importante de Pouchkine à l’éditeur de la revue Messager à Moscou (p. 203-8) qui exprime ses craintes sur les pièges dans  l’interprétation.

Wladimir Troubetzkoy [éd. Flammarion, 2000] a toiletté une traduction anonyme du XIXe siècle. Le texte qu’il donne manque d’éclat, mais on peut s’y fier. L’annotation est sûre. Le texte de Pouchkine qui mêle les vers et « la misérable prose », pour le citer, est ici traduit uniquement en prose.

C’est aussi le choix que font les premiers traducteurs de Boris Godounov, Ivan Tourgueniev et Louis Viardot [Hachette, 1862, en ligne]. La traduction est très fidèle, on peut la consulter dans les cas problématiques. Mais il est déconseillé de lire les notes. (Exemple : les « Varègues », vikings de Suède ayant fondé la Rous’, deviennent des « pirates »).

L’édition académique russe de 2008 [en ligne] est un fac-similé, enrichi de nombreux commentaires, de la première édition de 1831 du vivant de l’auteur [voir Annexe 1]. L’appareil critique est un excellent support pour commenter les passages les plus paradoxaux, voire contradictoires, de l’écriture de Pouchkine qu’il reconnait lui-même, mais « ne veut pas corriger », comme il l’avoue dans Eugène Onéguine. En français, on peut consulter sur cette ambivalence l’article d’Evelyne Enderlein, «Pouchkine, le mal pensant » [Pouchkine et l’altérité, Strasbourg, 2012]. Elle présente Boris Godounov comme une série de subversions, y compris face aux sources historiques, parmi lesquelles « l’Histoire de l’état russe » de l’historien Karamzine [en ligne] chez qui Pouchkine puise l’histoire de Boris Godounov.

Boris Godounov et l’Histoire

Ivan le Terrible (mort en 1584), a eu trois fils. Il a tué le premier dans un accès de colère. Le second, Fiodor, a fait semblant de régner de 1584 à 1598, le pouvoir étant exercé, en réalité, par son beau-frère Boris Godounov. Le troisième, Dimitri, est mort en 1591, à l’âge de neuf ans, probablement assassiné. Il est le dernier descendant de Rurik en ligne directe. Sa mort marque une grave rupture de continuité, qu’illustre aussi l’image du Temps des troubles. Après le Temps des Troubles, la continuité reprend.

La lignée de Rurik est évoquée dans la pièce : Rürik [éd. Babel, p.11] (justifiée, la graphie n’est pas courante ; on se passe généralement du tréma) ; Monomaque, p.110 ; Dimitri Donskoï évoqué p.14, par la mention de la bataille de Koulikovo (note 1). La ville où siège le prince a changé (Kiev, Vladimir, Moscou), mais l’histoire de la dynastie, certes compliquée par le système des apanages, fait apparaître une continuité. La mort de Dimitri a rompu cette continuité.

Sur un autre plan, on observe une rupture relative : l’invasion des Tatars (1240). Les Tatars exigent un tribut, les princes russes doivent obtenir d’eux leur investiture. Les Russes reprennent leur liberté avec Dimitri Donskoï (bataille de Koulikovo, 1380), en attendant qu’Ivan le Terrible s’empare de Kazan, capitale des Tatars (1552). Traiter Boris de « Tatare » (p.10) est une grave insulte.

À la mort de Fiodor, Boris lui succède. Il a été régulièrement élu par le Zemski Sobor, « le Grand Conseil » (Markowicz ; Troubetzkoy traduit : « le Grand Concile »), le même organe que celui qui élira Michel Romanov.

Des quatre souverains au programme, il est celui qui mérite le moins la qualification d’usurpateur.

Il a, par ailleurs, beaucoup moins de sang sur les mains que ses rivaux : Richard III (voyez la vision finale, tableau de chasse), Auguste ou Arturo Ui.

Le petit prince Dimitri, fils d’Ivan le Terrible, n’était pas mort. Il se fait connaître en Pologne et part à la conquête de son trône. Son succès est connu dans toute l’Europe, où personne ne croit à l’imposture. Jacques Margeret (voir p. 85), mercenaire français qui l’a servi après l’avoir combattu, ne met pas sa légitimité en doute dans le livre où il raconte son aventure russe. Lope de Vega compose d’après lui son Grand Duc de Moscou.

Pouchkine adopte la version officielle, celle qu’a consacrée l’historien Nicolas Karamzine. Sous le règne de Boris Godounov, on a déclaré que le soi-disant Dimitri était en réalité un certain Grégoire Otrépiev, moine en rupture de ban. Une fois Boris mort, on lui impute officiellement le crime commandité : l’assassinat du vrai Dimitri.

Pouchkine apporte pourtant quelques accents significatifs : Boris, un bon gouverneur et une forte personnalité chez Karamzine, devient sous la plume du poète un homme écrasé par la conscience de son crime qui marque tout son règne, rend finalement impossible sa vie et grève l’avenir du pays. A l’inverse, Grégoire, aventurier et hérétique, ayant provoqué le déclenchement de la guerre fratricide, le viol de Xénia et le massacre de la famille de Boris, devient dans la tragédie un homme « intelligent, habile, drôle » et gagne les sympathies de tout le monde [Babel, p. 46].

Pouchkine face au pouvoir

Ces modifications révèlent la vision du tragique chez Pouchkine et la part de l’homme dans l’Histoire : le gouvernement, s’il se fonde sur le crime, est voué à l’échec et mène à une chaîne d’imposteurs. Il lit alors avec un intérêt croissant les pages sur le règne de Boris chez Karamzine : « c’est palpitant comme la gazette d’hier !» (Lettre à Joukovsky, 17 aout 1825). Mais, au moment de la publication, il met en grade son lecteur qui voudrait voir dans la pièce une allusion aux évènements contemporains : son projet est historique et uniquement historique [éd. Folio, p. 207]. C’est précisément cette approche historique qui permet de voir dans l’histoire russe des récurrences d’un Temps des troubles et l’écriture même de Boris Godounov s’inscrit dans une série de gestes assez courageux qu’il pose face au pouvoir. Son ode à la Liberté [voir l’Annexe 2] et ses calligrammes contre Alexandre I (qui le montrent comme despote pour la Russie, gendarme pour l’Europe) coûtent au poète deux exils. C’est lors du deuxième (1824-1826) qu’il écrit son  Boris Godounov.

Mais ce rapport au pouvoir, n’est lui-même pas univoque : quand le nouveau tsar Nicolas I monte sur le trône, en décembre 1825 (et que les rebelles décembristes en profitent pour réclamer une constitution), Pouchkine exprime l’espoir qu’il deviendra ce monarque noble et cultivé que la Russie attend toujours aux moments les plus sombres de son histoire. Nicolas I répond à sa lettre, lui permet de revenir à Moscou et, lors de leur rencontre personnelle, tout semble s’arranger comme dans Cinna de Corneille : le tsar lui pardonne (même si Pouchkine ne cache pas sa sympathie et sa proximité pour les conjurés, ses amis du Lycée). De plus, il lui offre sa protection et lui promet d’être son seul censeur. Cette alliance inattendue se fonde, assez paradoxalement, sur la parenté de la vision politique du poète rebelle et du monarque de toutes les Russie. Ils finissent même par s’accorder sur le fait qu’entre « l’hydre autocratique » et « l’hydre révolutionnaire », une monarchie constitutionnelle est le régime qui convient le mieux à la Russie.

Ces considérations contribuent peut-être à forger ce que le philosophe Simon Frank appelle le « conservatisme libéral » de Pouchkine en matière politique qui concilie le respect de l’état et des croyances religieuses avec la liberté de création de l’individu [Frank, 2018].

Pouchkine et Corneille

Dans cette réconciliation entre le poète, indirectement lié au complot des décembristes, et le nouveau monarque, certains chercheurs russes voient une sorte d’incarnation sur la scène politique russe de la scène de Cinna où Auguste pardonne aux conjurés [Friedlender, 1992]. D’ailleurs, Nicolas 1er fut, de fait, un excellent acteur. Sa connaissance de Corneille, semble-t-il, était parfaite [Tomachevsky, 2004]. Mais Nicolas I poursuit son jeu par la suite selon le scenario classique où le pouvoir monarchique devient inévitablement despotique, selon le mécanisme que Pouchkine éclaire dans sa tragédie (pour garder le pouvoir, il faut « recourir au mal », confie Boris mourant dans son testament à son fils). C’est Nicolas I, ce « censeur personnel » du poète, qui se veut bienveillant, qui rature Boris Godounov au crayon rouge et ordonne à l’auteur de récrire la tragédie «en roman dans l’esprit de Walter Scott » [Dunning, 2006 ; Etkind, 1987].

A cette mise en scène d’après Corneille s’ajoutent des allusions à Cinna dans Boris Godounov qui permettent de voir le fond politique et culturel de la pensée de Pouchkine. On note une ressemblance entre les monologues des deux monarques, Auguste au début de l’acte II et Boris : « depuis bientôt six ans je règne en paix » [éd. Babel, p. 32]. Tous deux, parvenus au sommet du pouvoir absolu ne trouvent ni satisfaction, ni bonheur. Mais les raisons de cette situation tragique, parfaitement résolues dans le cas d’Auguste, mènent Boris à la mort, nullement préparée par la logique de l’action : elle vient même au moment où l’Imposteur semble vaincu.

De plus, Pouchkine change l’alexandrin en pentamètre iambique, tout comme il apprécie « le noble génie de Corneille » – expression qu’on trouve dans VIII strophe de Eugène Onéguine – au moment où le maitre du classicisme français prend des libertés par rapport à la règle des unités [voir la lettre de Pouchkine à Raïevski, éd. Babel, p. 118]. Il va jusqu’à parler de « la tragédie romantique de Corneille » en révélant ainsi son propre modèle dramatique.

Les fondements de la nouvelle esthétique [voir une série d’ouvrages dans les rubriques « Boris Godounov et le drame européen » et «Sur la poétique du drame romantique russe »] Pouchkine les trouve, comme ses contemporains européens, chez Shakespeare.

Pouchkine et Shakespeare

Pouchkine a toujours revendiqué l’exemple shakespearien, contre les règles de la tragédie à la française. L’action de sa pièce s’étend sur sept ans, le lieu change plus de vingt fois.

Il faut rester prudent dans la comparaison avec le Cromwell de Hugo et sa célèbre préface. Question de date. Par ailleurs, Pouchkine n’apprécie pas Hugo. Les sources sont Schlegel, et peut-être Manzoni. Ne pas oublier que Schiller a présenté sa Pucelle d’Orléans (Die Jungfrau von Orleans) comme une « tragédie romantique »  (Eine romantische Tragödie). L’expression existe donc depuis longtemps, même si elle a quelque peu changé de sens. On la rencontre dans Stendhal.

La question des trois unités n’est pas tout. Comme Shakespeare, Pouchkine écrit des scènes en prose (cf. la scène des assassins, I.IV dans Richard III, pièce de jeunesse), néglige l’unité de ton (cf. La scène du portier, dans Macbeth) et même l’unité de langue (voyez Henry V. III.4 ; V.4)

Il compose des scènes de foule (voyez Jules César).

Les ouvrages, cités dans la bibliographie dans la rubrique « Pouchkine et Shakespeare » indiquent d’autres références : Alexeev [Etudes comparatistes, 1984] note une parenté entre le testament de Boris mourant à son fils Fedor et la scène du couronnement de Richard III (acte II, sc. 7) et le monologue de Henri IV (deuxième partie, acte IV, sc. 4 et 5). Le monologue de Boris « depuis bientôt six ans je règne en paix » est ici associé à Macbeth et aux souffrances de ce dernier à cause de l’assassinat de Banquo. Boris Godounov est aussi rapproché de Richard II : un souverain tout puissant qui est pourtant renversé par un pauvre exilé qui prend sa place. Shakespeare n’apparait pas seulement en arrière-plan de son écriture, mais aussi de façon plus visuelle, comme on peut le voir dans un de ses dessins qui accompagnent une esquisse de couverture pour ses Scènes dramatiques [Annexe 3].

Cela invite à réfléchir sur les rapports avec d’autres dramaturges européens d’inspiration « shakespearienne », parmi lesquels Schiller, lui aussi auteur du drame sur le même épisode du Temps des troubles russe. Mais lui, appelant son drame « Demetrius », met l’accent sur la figure de l’Imposteur qui porte chez lui tout le poids du tragique alors que son adversaire, Boris Godounov, « a réussi son règne » et donc n’attire pas beaucoup d’attention.  Les rapports entre ces deux pièces sont analysés par deux critiques anglais, Brody [The Hague, 1973] et Duninng [Word, 2005] qui donne une ouverture importante sur la poétique du drame romantique telle qu’elle se forme à l’heure de la révolution esthétique au XIX s.

L’Innocent face aux puissants

Le personnage de l’Innocent, « iurodivyj » Nikolka, intervient au milieu de l’action, quand tout le monde attend le tsar, et pose un problème d’interprétation par sa parole énigmatique et par sa place dans l’histoire [voir la Préface Jean-Louis Backès, éd. Folio]. Confrère des bouffons de Shakespeare ou des fous « romantiques » chez Hugo ou Schiller dans sa fonction de révéler la vérité au souverain sous la forme de la folie (le terme “iourodivy” fait référence au “fol en Christ”), il est chargé dans la culture russe de transmettre un message spirituel.  Les ouvrages d’Elisabeth Behr-Sigel [Bellefontaine, 1982] et de Michel Evdokimov [Desclée, 2007] peuvent donner des éléments pour situer ce saint paradoxal dans le contexte historique du Temps des troubles et dans la tradition spirituelle de la littérature russe. La porte-parole de la voix divine, Nikolka l’Innocent permet d’ouvrir, comme le personnage de Pimène, une autre perspective, meta-historique et métaphysique sur les évènements en cours, comme le souligne à son tour Moussorgski qui dans son opéra se focalise, précisément, sur la figure de Nikolka.

Pouchkine et Moussorgski

Pour son opéra, le compositeur a repris plusieurs tirades du poète, et d’importants fragments de deux scènes en prose, la scène de l’auberge (éd. Babel, p. 34) et la scène de l’Innocent (p. 88). Mais on observe de grandes différences entre les deux œuvres.

On risque des confusions.

Ce n’est pas dans la tragédie que Boris, en proie à des visions, s’écrie : « va-t’en ! enfant ! »

La tragédie ne se termine pas par une nouvelle apparition de l’Innocent.

La chanson que chante Varlaam dans la scène de l’auberge n’est pas un récit épique de la prise de Kazan, comme dans l’opéra, mais une chanson légère sur un petit moine qui regrette d’avoir fait vœu de chasteté.

Le récit du miracle est fait (p. 81) par le patriarche et non par le moine Pimène, comme dans l’opéra.

Cette scène ne s’enchaîne pas sur la scène de la mort de Boris. Moussorgski suggère un lien de causalité entre le récit du miracle, qui fait du petit prince un véritable saint, et l’apoplexie qui frappe Boris mis en face de son crime : il a fait tuer un saint. Pouchkine ne se soucie pas de justifier la mort de son personnage. C’est par hasard, et de manière inattendue, que Boris meurt à ce moment-là, laissant la voie libre au soi-disant Dimitri.

Le rôle du soi-disant Dimitri est beaucoup plus développé et beaucoup plus fouillé dans la tragédie que dans l’opéra.

On finirait par se demander s’il existe dans la pièce de Pouchkine une véritable unité d’action dans le sens où l’a définie Aristote : les deux protagonistes sont opposés l’un à l’autre, et ne se rencontrent jamais.

Le pouvoir sur scène

Le peuple russe semble aussi versatile que celui de Shakespeare. Que signifie son brusque silence à la fin de la pièce ? Voir p. 114. Pouchkine a modifié le texte du manuscrit. On n’a aucune preuve qu’il y ait été contraint par la censure. Noter que la foule se tait également dans Richard III, III.7.

Face à la foule, le souverain est seul.  Il n’est pas indifférent que Boris monologue, comme Auguste.

Le souverain solitaire, comme le poète [voir Annexe 4], est son seul juge. Il doit avoir sa conscience pour lui (le mot « conscience » apparaît plusieurs fois dans Richard III, notamment dans la scène des assassins et après le défilé des spectres). La tragédie de Boris est justement là : il se sait coupable d’un crime.

La pièce donne à voir six ans de règne. Boris est un bon administrateur. Quatorze ans régent, il est apprécié. En tant que tsar, il est confronté à diverses calamités publiques.

Le pouvoir use celui qui l’exerce. Le testament de Boris tient compte de cette donnée : il faut, petit à petit, resserrer les rênes.

Le motif essentiel est peut-être celui de l’imagination. Importe non pas toujours ce qui est, mais ce que les hommes se figurent être. Le soi-disant Dimitri est un personnage de légende. C’est une personne qui joue un rôle et, pour cette raison, est toujours en déséquilibre entre ce qu’il est, ce qu’il figure, ce qu’il se figure.

Le souverain doit savoir jouer de cette imagination qui anime le peuple et en explique la versatilité. C’est peut-être par la présence de ce motif, et de cette maxime, que Pouchkine se distingue de ses rivaux.

FIX, Florence : La Résistible Ascension d’Arturo Ui de Brecht : présentation et indications bibliographiques

Voir aussi : Annexes Brecht

Textes de référence

Édition au programme :

La Résistible Ascension d’Arturo Ui, Paris, L’Arche, 2012. [Traduit par Hélène Mauler et René Zahnd.]

Cette édition contient tous les éléments de l’édition originale : personnages, prologue, variante du prologue et note pour la mise en scène. S’y ajoute un texte d’explication des choix de traduction des deux traducteurs.

La pièce en langue allemande joue des effets de décrochage : de registre, de style, de rythme, en accordant à certains personnages l’usage du vers blanc ; si celui-ci fait penser à Marlowe ou à Shakespeare, on rappellera que le pentamètre iambique notamment n’est pas étranger à la poésie de langue allemande – et de ce fait essentiel au projet de Brecht d’inscrire la montée au pouvoir de Hitler dans le champ farcesque de la disqualification de la langue et du lyrisme. Le premier traducteur en français avait fait le choix de proposer des vers rimés, la traduction soumise à notre étude fait celui de tenter de préserver le mètre iambique, mais non la rime.

Voir annexe 1, un exemple issu de la traduction versifiée d’Armand Jacob, publiée dans les Œuvres complètes, Théâtre complet, tome 5, Paris, L’Arche, 1976.

L’édition de référence, issue de l’éditeur est-allemand Aufbau et de l’éditeur ouest-allemand Suhrkamp, est :

Bertolt Brecht Werke, Stücke 7, édition de Berlin (Aufbau-Verlag) et de Francfort (Suhrkamp Verlag) avec les commentaires de Werner Hecht, Jan Knopf, Werner Mittenzwei, Klaus-Detlef Müller, 1991. Réédition Suhrkamp 1997.

Elle contient les variantes du prologue et l’indication pour la mise en scène.

Le volume contient aussi Simone Machard, Schweyk et La Duchesse de Malfi.

On peut conseiller aux candidats de lire les autres pièces de Brecht consacrées à la Seconde Guerre mondiale et rédigées en exil :

Grand-peur et misère du IIIe Reich [Furcht und Elend des Dritten Reiches] (1935-1938), écrit, comme Ui, avec la collaboration de Margarete Steffin.

Les Visions de Simone Machard [Die Gesichte der Simone Machard] (1942)

Schweyk dans la Seconde Guerre Mondiale [Schweyk im Zweiten Weltkrieg] (1943)

Ainsi que celles relatives à la pègre et à la corruption en Amérique du Nord :

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny [Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny] (1930) dont le terme « Aufstieg » s’offre en écho à celui du titre de Ui.

Sainte Jeanne des Abattoirs [Die heilige Johanna der Schlachthöfe] (1930) dans laquelle on trouve des figures et motifs à venir dans Ui, notamment le personnage de la veuve réclamant justice.

Les Écrits sur le théâtre (édition de Jean-Marie Valentin), Paris, Gallimard, « Pléiade », 2000 reprennent, pour les citations, les versions françaises des œuvres de Brecht publiées chez L’Arche, mais celles-ci ne font pas l’objet d’une publication en Pléiade.

Outre les nombreux textes théoriques :

I. Le théâtre épique (1927-1937)
II. La pièce didactique (1929-1956)
III. La dramaturgie aristotélicienne (1932-1951)
VII. Petit organon pour le théâtre (1948)
VIII. La dialectique et le théâtre (1929-1956)
XII. L’art du comédien (1927-1955)

On pourra consulter les Écrits sur la politique et la société, Paris, L’Arche, « le sens de la marche », 1970, notamment les Essais sur le fascisme (1933-1939), également publiés dans le tome 8 des Œuvres complètes, Paris, L’Arche, p. 137-203. L’édition originale de ce texte se trouve dans Schriften 2, p. 557-917.

Voir ci-après, annexe 2, l’extrait proposé (pages 140 à 157).

On conseillera également les nombreux textes consacrés par Brecht à la dramaturgie de Shakespeare, notamment, dans l’édition de la Pléiade des Écrits sur le théâtre :

« Avant-propos à Macbeth » (in Le théâtre épique), p. 198-201.
« La tragédie dans Shakespeare » et « Shakespeare 1 » (in L’Achat du cuivre), p. 545-548.
« Shakespeare 2 » et « Hamlet, expérience », p. 559-564.
Une traduction de V, 3 du Roi Lear (p. 574-576)
Des scènes à insérer dans Hamlet (p. 651-653) et Roméo et Juliette (p. 654-658)

Dans les « Exercices pour comédiens (1940) », les textes courts consacrés à Shakespeare aux pages 886-889. Pour des extraits, voir annexe 3.

Le Journal de travail (1938-1955) de Brecht (L’Arche, 1976, traduction de Philippe Ivernel) mentionne rapidement le projet de Ui.

Walter Benjamin, dans Essais sur Brecht, Paris, La Fabrique éditions, 2003. [Traduit par Philippe Ivernel. Il s’agit de textes publiés chez Suhrkamp en 1955, 1966 et 1978, écrits entre 1930 et 1938], en fait état également, mais il s’agit d’une conversation de 1934, Benjamin n’ayant jamais lu la pièce aboutie. Voir annexe 4 pour quelques extraits.

Les ouvrages critiques en français, notamment les deux volumes des Cahiers de L’Herne (direction Bernard Dort et Jean-François Peyret, 1979 et 1982), les écrits de Roland Barthes (Essais critiques, Paris, Seuil, 1964) et ceux de Bernard Dort (Lecture de Brecht, Paris, Seuil, 1960, rééd. 1972) sont utiles à la compréhension de la réception de Brecht en France, révélé par les tournées du Berliner Ensemble (Paris, 1954, Mère Courage et ses enfants) et inlassablement soutenu par la revue Théâtre populaire. Mais on n’y trouvera pas d’éléments directement susceptibles de proposer une analyse de Ui, pièce beaucoup moins connue et jouée que ne le sont, notamment, Mère Courage, Baal ou L’Opéra de quat’sous.

En ce qui concerne la pièce en français, elle est créée en 1960 dans une mise en scène de Georges Wilson et Jean Vilar pour le TNP (Chaillot), soit la même année que sa présentation en allemand dans la mise en scène de Peter Paliztsch pour le Berliner Ensemble (Théâtre des Nations), créée par lui en 1958 à Stuttgart. On en trouve des extraits sur le site de l’INA. Puis en 1969 toujours au TNP sous la direction du seul Georges Wilson.

D’autres mises en scène : par Jérôme Savary en 1993 à Chaillot, par Heiner Müller et le Berliner Ensemble en 1996 (représentation en allemand au Festival d’Avignon), par Dominique Pitoiset à Annecy en 2016. La pièce est entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2017 (mise en scène de Katharina Thalbach).

En allemand, Jan Knopf est l’auteur d’une biographie remarquée de Brecht qui donne des éléments précis sur l’écriture et les remaniements de la pièce. On rappelle que celle-ci n’a jamais été jouée du vivant de Brecht et qu’elle constitue à ce titre un objet singulier tant le dramaturge avait pour habitude de modifier ses textes à l’épreuve de la scène et des répétitions.

Jan Knopf, Bertolt Brecht. Lebenskunst in finsteren Zeiten, Carl Hanser Verlag, Munich, 2012.

Le critique qui figure parmi les coordinateurs de l’édition des œuvres complètes de Brecht est également l’auteur d’un manuel Brecht en 5 tomes qui analyse et commente chacune des œuvres. Pour Ui, on consultera :

Jan Knopf (éd.), Brecht-Handbuch, tome 1, Stücke, Metzler Verlag, Stuttgart et Weimar, 2001, pages 459 à 474. Texte fourni en annexe 5 à l’intention des germanophones.

Pour une biographie (très polémique) en anglais :

John Fuegi, The Life and Lies of Bertolt Brecht, Harper Collins, Londres, 1994.

Pour l’équivalent du Handbuch en anglais :

Siegfried Mews, A Bertolt Brecht Reference Companion, Greenwood Press, Londres, 1997.

ou :

Peter Thomson (éd.), The Cambridge Companion to Brecht, CUP, 2006, accessible en ligne depuis 2007, qui ne contient pourtant aucun article portant directement sur Ui.

L’édition Methuen des œuvres de Brecht comporte une introduction à la pièce.

Parmi les articles précis et éclairants à consulter, on pourra conseiller :

Robert Atkins, “« Und es ist kein Gott außer Adolf Hitler »: The Biblical Motifs in Brecht’s Arturo Ui and Related Works as Political Counter-Propaganda”, The Modern Language Review, 85, n°2, 1990, p. 373-387.

Daniel Fischlin, Mark Fortier (éd.), Adaptations of Shakespeare. A Critical Anthology of plays from the 17th Century to the Present, Psychology Press, Londres, 2000, p. 125-127. (brève introduction à la pièce en anglais et bibliographie anglophone.)

Margot Heinemann, « How Brecht Read Shakespeare », in Johnathan Dollimore et Alan Sinfield (éd.), Political Shakespeare: New Essays in Cultural Materialism, Cornell University Press, Ithaca, 1985, p. 202-230.

E. Humble, « The stylisation of history in Bertolt Brecht`s Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui», Forum for Modern Language Studies, vol. XVI (2), 1er avril 1980, p. 154-171. disponible en ligne : https://doi.org/10.1093/fmls/XVI.2.154

Schürer, « Revolution from the Right : Bertolt Brecht’s American Gangster Play The Resistible Rise of Arturo Ui, in Siegfried Mews (éd.), Critical Essays on Bertolt Brecht, G. K. Hall, Boston, 1989.

Contexte d’écriture

Né en 1898 à Augsburg en Bavière, dramaturge et poète très célèbre sous la République de Weimar (notamment avec L’Opéra de quat’sous en 1928), il est déchu de sa nationalité allemande en 1935 et ses livres interdits et brûlés en autodafés. D’abord réfugié en Suède en 1939, puis après l’invasion de ce pays, en Finlande en 1940, il trouve asile aux États-Unis où il s’installe en Californie en 1941 et rédige La résistible ascension d’Arturo Ui. Si d’autres auteurs du corpus au programme ont connu l’éloignement temporaire ou la défiance du pouvoir (Pouchkine et le Tsar, Corneille et Richelieu), Brecht écrit alors qu’il est exilé et apatride, le « résistible » du titre de la pièce doit être pensé à l’aune de cette situation singulière, qui innerve aussi sa lecture de Shakespeare et de ses personnages marginaux.

Le projet de la pièce datait toutefois des années 1930, comme en témoigne le texte que lui consacre Walter Benjamin. Il fait état d’une satire de l’hégémonie politique rapide du nazisme sous la forme des « historiographies de la Renaissance » ; l’allusion à Shakespeare et notamment à Richard III sous-tend l’écriture de cette pièce sur l’ascension fulgurante d’un tyran que rien n’appelait à ce destin, si ce n’est son ambition tenace. Comme nombre de critiques de son temps, Brecht hérite d’une vision de Richard comme « l’infirme qui mutile le monde » dans une hargne de la blessure compensatoire : son « historiographie » n’a donc pas de sources historiques solides, mais s’appuie plutôt sur l’imaginaire lié à Richard III, ce qui n’est pas sans enjeu dans une pièce débattant de la rumeur, de la notoriété … et de la propagande. L’entremêlement avec une intrigue liée à la pègre et aux gangsters américains ne lui est pas venu de l’exil nord-américain : il compare précédemment l’incendie du Reichstag en 1933 à des méthodes de voyous et Sainte Jeanne des Abattoirs en 1930 s’inscrit d’ores et déjà dans le milieu de l’industrie agro-alimentaire, des liens entre syndicats et pègre aux dépens des ouvriers et des miséreux. Il écrit la pièce en 3 semaines en mars 1941 avec l’espoir la voir rapidement traduite et représentée aux États-Unis (des contacts sont pris avec Piscator, lui aussi en exil). Il n’en sera rien, et la pièce ne sera publiée et créée qu’après sa mort. Re-travaillée avec Margarete Steffin (notamment les vers libres), la pièce toutefois est beaucoup moins remaniée que celles qui ont connu répétitions et représentations.

De retour en Allemagne après-guerre, il écrit le second prologue, destiné à ses contemporains des années 1950 et ôte l’adjectif « résistible » du titre, tout en répugnant à faire représenter la pièce.

C’est pourtant ce terme inusité de « résistible » qui indique l’un des enjeux, à prendre par antiphrase, de la pièce : il aurait pu y avoir résistance à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, mais son rythme, sa rapidité, ses méthodes de gangsters instinctifs ont eu raison des atermoiements et des réflexions lentes de ses opposants. Brecht se documente par les écrits des exilés et des anciens politiques de la République de Weimar ; il prend note des éléments majeurs qui structurent sa pièce (1933-1938, les étapes de l’arrivée au pouvoir des nazis) : la liquidation d’Ernst Röhm, la montée en puissance des SS contre les SA, le chantage exercé sur le Président Hindenburg, l’annexion de l’Autriche. Il en est de même pour l’Amérique de la Prohibition, qu’il connaît par des documents, mais aussi par l’imaginaire filmique découvert lors de son premier voyage, en 1935-1936 aux États-Unis. Scarface de Howard Hawks par exemple (1932), film inspiré de la vie d’Al Capone, met en évidence les liens entre pègre mafieuse et gouvernement étatique, liens qui chez Brecht deviennent une similitude de modalité d’accès au pouvoir économique et politique. La lecture marxiste est manifeste et insiste sur la cohérence entre brutalité, violence à des fins politiques et exploitation économique, réactivant les motifs très récurrents dans l’œuvre brechtienne de la dévoration et de la liquidation.

En ce sens, Ui fait partie des pièces-paraboles qui, à l’instar de Jeanne d’Arc des Abattoirs, ou de Têtes rondes et têtes pointues ou plus tard Turandot ou le congrès des blanchisseurs, insiste sur la parenté entre capitalisme et dictature (brutalité des méthodes, désir de réussite d’un petit groupe aux dépens de toute une population etc.) ainsi que sur l’incapacité à résister à leur énergie. Les protagonistes sont littéralement happés par le rythme de Ui et ce même quand ses décisions semblent illogiques, fragiles. Si le dramaturge force le trait absurde en amenant la pièce vers la farce historique, il lui donne néanmoins aussi une composition très didactique en précisant après chaque tableau la relation aux événements historiques. En outre, les noms des personnages sont transparents et permettent d’y retrouver ceux du cercle proche d’Hitler ; les équivalences fonctionnent terme à terme (Gori/Giri pour Göring ; Roma pour Röhm ; Chicago pour l’Allemagne et la petite ville voisine de Cicero pour l’Autriche ; l’incendie de l’entrepôt pour l’incendie du Reichstag etc.) Les effets de réel côtoient donc ceux de déréalisation et il convient de mettre en garde les candidats contre une lecture trop « didactique » de la pièce : Brecht en effet doit sa notoriété en France à une lecture marxiste des pièces mais la consultation de ses écrits théoriques, notamment à l’époque de la rédaction de Ui, fait entendre des discordances, quand ce ne sont pas des contradictions internes : la pièce n’est pas que dénonciation pas à pas des étapes de l’ascension de Hitler et sa portée didactique politique est parfois volontairement ruinée par des effets de style et des citations littéraires.

Le double principe de la distanciation (personnages loufoques, impression d’étrangeté : on rappelle que « Verfremdungseffekt » a pu aussi être traduit par « effet d’estrangement ») et d’un théâtre « engageant » fait de cette pièce un objet moins brillant ou stimulant pour les metteurs en scène qu’ont pu l’être Baal ou Quat’sous. Elle a parfois l’aspect d’un exercice de style tant les effets parodiques de reprises de Shakespeare, Goethe ou Schiller sont nombreux. L’alternance des vers libres et du registre familier y participe également. Ces décrochages de registre, style et ampleur des tirades installent pourtant aussi une forme de terreur : on sera sensible, d’une part, aux discordances de ton (cris, hurlements, insultes, mais aussi chuchotements et apartés – ou silences inquiétants), d’autre part au dysfonctionnement des mots les plus simples, ruinés par l’emphase, le mensonge, l’antiphrase. Dans ses écrits, Brecht transcrit des discours publics de Göring qu’il commente et déconstruit, insérant dans une colonne en regard du texte original ce qu’il en pense et ce qui doit être compris sous les formules de propagande. Le désir de déstructuration et d’analyse du discours politique est une constante dans la pièce et on sera sensible à l’alternance entre longues prises de parole et interruptions hâtives, entre mots rapportés et tentatives ratées de langue propre. Si Ui n’usurpe pas d’identité, il fait usage d’un vocabulaire emprunté, d’une langue artificielle et de travestissements de la langue qui laissent littéralement les autres personnages sans voix. Ce peut être d’ailleurs l’un des écueils, maintes fois souligné par la critique lors de plusieurs mises en scène, y compris très récemment celle proposée en France par Dominique Pitoiset, du surinvestissement du personnage farcesque : la mise en perspective du nazisme et la dénonciation de ses mécanismes passent au second plan pour offrir toute licence au déploiement d’effets de rupture, d’outrance et d’impostures du personnage. De quoi Ui, en représentation permanente, est-il représentatif ? La pièce interroge le public sur les limites d’une démocratie qui finit par donner raison à une parole pauvre parce qu’elle est écoutée et non parce qu’elle est comprise ou appréciée.

De fait, cette pièce très documentée n’a pas toujours été jouée en relation avec la montée du nazisme, mais dès sa création en Allemagne, plutôt comme une réflexion sur le pouvoir abusif. Brecht ne relate pas par le menu les complexes et désastreuses conditions économiques qui ont mené à la fragilisation de la République de Weimar. Il métaphorise le délitement financier de l’entre-deux-guerres par le motif de la crise du chou-fleur, faisant de Ui un gangster, un homme d’affaires, un politique et un comédien – ou du moins un homme qui s’essaye à l’être et prend des cours de diction et de maintien. L’anecdote s’extrapole en événement et fait littéralement l’histoire : ce sont des successions de petits faits, en soi chacun résistible, qui ont mené Hitler au pouvoir. Séparément, ces éléments ne sont que médiocrités et approximations ; mis bout à bout, ils constituent une redoutable – et irrésistible – maîtrise du pouvoir, explicitement par le chantage. Ui n’est pas fort, il sait exploiter les faiblesses des autres, les intimider ou les compromettre. La stratégie est pauvre, le talent contestable, les amitiés douteuses et réversibles mais le dictateur s’impose et en impose, contre toute logique. À l’association de Richard III à un infirme aigri, Brecht ajoute celle de Hitler en peintre en bâtiment qui maquille la réalité, faute d’avoir pu s’épanouir en tant qu’artiste viennois.

Il s’agit alors de rétablir la vérité par le rappel des faits, par la comparaison. Le théâtre épique on le sait congédie les émotions mais revendique les invraisemblances, aptes à provoquer chez le spectateur un sursaut de réflexion. Ces invraisemblances, Brecht les salue chez Shakespeare, notamment dans Macbeth : le fils de Banquo ne parvient jamais au pouvoir ; ou dans King Lear (le partage inabouti du royaume) et les qualifie de style épique. L’absurdité pour contraindre à penser les faits, tout en les maintenant lisibles (les panneaux sans équivoque ponctuent les séquences de la pièce) a parfois déconcerté les metteurs en scène qui y ont vu une contradiction et ont choisi, soit de jouer Ui sans les panneaux, soit de minorer l’ironie et le farcesque (en invitant les acteurs à sous-jouer ces effets) afin de mettre en avant le déroulement des faits. La tension entre historique et farcesque fait pourtant partie des enjeux propres à dynamiser l’interprétation qu’auront les candidats de ces textes, qu’on les encourage à ne pas ranger hâtivement dans l’austère catégorie du « théâtre à clé ».

HENIN, Emmanuelle : Cinna de Corneille : présentation

(Voir aussi : “SFLGC-Autour de Cinna“)

La singularité de Cinna dans le programme « le pouvoir en scène »

La tragédie classique : poétique, dramaturgie, rhétorique

Dans son essai La Mort de la tragédie, G. Steiner remarque qu’aucune pièce française ne peut avoir de succès traduite en anglais, alors qu’Eschyle, Shakespeare ou Goethe sont universels. Les deux œuvres modernes s’inspirent de Shakespeare : Brecht cite Richard III et Jules César et imite le Faust de Goethe ; Pouchkine s’inspire de Shakespeare ; mais Corneille et Racine, eux, n’ont aucune postérité, a fortiori internationale. Pourquoi ? Cela tient à l’importance de la forme dans la tragédie classique, indissociable du fond : la concentration extrême produite par les unités, qui donne un sentiment de nécessité ; la perfection des alexandrins, le style continuellement élevé (alors que décrochages de style et de registre chez les trois autres), le refus des réalités prosaïques, et la prégnance de la rhétorique : le quatrain, encore très présent chez Corneille ; les tirades, qui permettaient aux acteurs de briller. D’où l’importance de l’analyse rhétorique, trop souvent réduite aux figures de style, et qui comporte quatre parties : les genres oratoires (judiciaire, délibératif, épidictique), le plan, les arguments et les figures. En particulier, les tirades sont très construites : il importe de bien les commenter, pour des futurs professeurs de français, car on attend un niveau d’analyse plus poussé que pour les textes étrangers.

Ex. Le monologue d’Émilie, I, 1, relève du genre délibératif, délibération interne. Le choix d’un monologue initial révèle le souci d’atteindre au grand style. La tirade repose sur une figure déclamatoire : l’apostrophe, adressée à une personne présente, absente ou abstraite (soit la réciproque de la prosopopée). Émilie apostrophe successivement sa Vengeance, Cinna et son Amour. L’effet est d’autant plus emphatique qu’elle s’adresse à ses passions en une véritable psychomachie. Au XVIIIe, ce style n’était plus compris, et la scène était souvent coupée à la représentation (cf. Voltaire), ce qui amputait la signification de la pièce, en ne rendant pas compte de la complexité d’Émilie : dans ce monologue, elle apparaît divisée entre deux passions contraires et également fortes, et donc attire la sympathie du spectateur. Si on supprime la scène, on mesure mal son amour sincère pour Cinna, et elle paraît surtout animée de vengeance et suscite l’antipathie, telle une furie monolithique. Le plan est très concerté :

1-8 : Exorde (deux quatrains), où Émilie consulte sa Vengeance, annonce le plan en chiasme : « ce que je hasarde et ce que je poursuis ». En effet, l’argument dominant la tirade est l’argument pragmatique, dit aussi ad consequentiam : le rapport des moyens et des fins, des risques encourus et du bien poursuivi. Pas de narration, car elle n’a pas à s’informer elle-même : étape souvent omise.

9-16 : Confirmation (deux quatrains) : « ce que je poursuis » : la mort d’Auguste.

17-40 : Réfutation (un quatrain, un distique, trois quatrains) : « ce que je hasarde » : la vie de Cinna.

41-45 : Confirmation, ou réfutation de la réfutation (un quatrain) : « ce que je poursuis » l’emporte sur « ce que je hasarde », et la fin justifie les moyens.

46-52 : Péroraison (deux quatrains), où Émilie consulte son Amour, et conclusion de la psychomachie.

La structure de la tirade est nettement soulignée par les liens logiques : v. 17, toutefois ; v. 41, Mais, et par les anaphores : quand pour la confirmation ; cessez pour la péroraison.

Émilie est en proie à une psychomachie en forme de dilemme : tiraillée entre la vengeance et l’amour, qui sont personnifiées et mettent en jeu respectivement deux personnages (Auguste et Cinna), elle s’adresse d’abord à sa vengeance pour la faire taire, avoue que l’amour est plus fort (ce qui se voit quantitativement, la réfutation occupe 6 vers de plus que la confirmation), mais le fait taire et finit par s’adresser à lui pour le juguler : c’est l’effort caractérisant le héros cornélien, non pas de faire triompher le devoir sur l’amour, mais de faire triompher la passion la plus noble, la plus virile : la vengeance est au-dessus de l’amour, parce qu’elle exige du héros un sacrifice supérieur, un renoncement au bonheur immédiat et sensuel. En outre, du point de vue dramaturgique, la vengeance comporte un péril : pour Corneille, l’amour ne suffit pas dans la tragédie, il faut « quelque péril d’État ». Tout l’équilibre de la tirade repose sur un système binaire, vengeance/amour, Auguste/Cinna, poursuivre/hasarder, fins/moyens. Et ces antithèses se répercutent vers à vers et dans chaque vers, utilisant souvent les deux hémistiches comme les deux plateaux d’une balance.

Autre exemple : le monologue d’Auguste en IV, 2 contient un double dilemme : Cinna est-il coupable ? et faut-il le punir ? Donc un réquisitoire tourné vers le passé, relevant du genre judiciaire (lieux du juste et de l’injuste), puis un dilemme proprement délibératif, portant sur l’avenir et renvoyant aux lieux de l’utile et du nuisible.

Ce plan rhétorique peut aussi fonctionner dans les dialogues : la scène III, 1 est structurée en deux parties, la narration (709-729), qui apporte une information nouvelle (Maxime aime Émilie), et l’argumentation proprement dite, qui utilise les deux lieux du délibératif : utile/nuisible et possible/impossible. Dénoncer Cinna est-il utile ou nuisible ? Est-ce possible ou impossible ?

Outre cette rigueur de conception, commune à toutes les tragédies classiques, Cinna possède une perfection formelle particulière : pour cette raison, Corneille la donne partout en modèle dans les Discours de 1660, comme illustration de sa dramaturgie : je vous suggère de les relire (en ligne) en soulignant tous les commentaires de Cinna. Corneille la considère comme sa pièce la plus réussie : « ce poème a tant d’illustres suffrages qui lui donnent le premier rang parmi les miens, que je me ferais trop d’ennemis si j’en disais du mal » (Examen), et cette impression est corroborée par le témoignage de Pierre Bourdelot, lettre du 12 sept. 1642 : « c’est la plus belle pièce qui ait été faite en France, les gens de lettres et le peuple en sont également ravis. »

C’est une tragédie courte, concentrée, avec seulement vingt scènes (contre une moyenne de 25 à 40 à l’époque). Elle a une structure très concertée, équilibrée : les actes ont quasiment le même nombre de vers (354, 354, 368, 348, 356). Corneille a constamment veillé à l’équilibre des personnages, à la fois pour ne pas lasser (aucun des héros ne se montre dans tous les actes), et pour donner à chaque acteur l’occasion de briller, de s’illustrer dans un morceau de bravoure. Ainsi, chacun des héros a un monologue, et les monologues rythment la pièce : en I, 1, Émilie ; en III, 3, Cinna ; en IV, 2, Auguste ; en IV, 6, Maxime. Corneille a joué de l’équilibre des trois personnages et construit sa pièce en triptyque : les trois premiers actes sont centrés chacun sur un personnage, l’acte IV est centré sur la trahison, sans Cinna, puis l’acte V reprend le triptyque.

Acte I                                      Acte II                                    Acte III

Émilie                                     Auguste                                Cinna

Acte IV

Maxime-Auguste-Émilie

Acte V

Auguste

Scène 1                                    Scène 2                                    Scène 3

Cinna                                      Émilie                                     Maxime

Autre spécificité de la dramaturgie classique, par opposition aux autres pièces du programme : pas de spectacle violent. La violence est ailleurs, dans 3 lieux : le passé, l’avenir et le choc des passions. Le passé : la violence est rappelée dans le souvenir des proscriptions qui hante tous les personnages, et donne à la pièce un arrière-plan épique. Le monologue d’Émilie, qui revoit son père tué par Auguste ; puis le récit de Cinna aux conjurés (I, 3) et enfin le monologue d’Auguste, qui rejoint l’évocation d’Émilie et emploie la même expression, sanglante image (IV, 2).

Que par sa propre main mon père massacré
Du trône où je le vois fait le premier degré ;
Quand vous me présentez cette sanglante image,

Le récit de Cinna recourt à l’hypotypose, mais aussi aux hyperboles, synecdoques et prétéritions, pour peindre un tableau effroyable de la guerre civile :

Je les peins dans le meurtre à l’envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants :
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques ;
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé ;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire,
Sans pouvoir exprimer par tant d’horribles traits
Qu’un crayon imparfait de leur sanglante paix.

De même, le monologue d’Auguste (IV, 2) le montre hanté par le souvenir de ses propres crimes :

Songe aux fleuves de sang où ton bras s’est baigné,
De combien ont rougi les champs de Macédoine,
Combien en a versé la défaite d’Antoine,
Combien celle de Sexte, et revois tout d’un temps
Pérouse au sien noyée, et tous ses habitants.
Remets dans ton esprit, après tant de carnages,
De tes proscriptions les sanglantes images,
Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
Au sein de ton tuteur enfonças le couteau (1132-1140)

Mais la violence peut aussi affleurer ponctuellement, à travers un adjectif (sanglant, horrible..). En deuxième lieu, la violence est celle des conjurés, prêts à frapper : “Je veux joindre à sa main ma main ensanglantée” (698), dit Cinna. Et enfin, elle est inhérente à la tension paroxystique présente dès le premier monologue, à la violence des passions décrites, de haine et de vengeance. Mais toutes ces violences sont entièrement résorbées dans le texte, n’ont rien de spectaculaire, conformément à l’esthétique classique où l’action est absorbée par la parole : « Là, parler c’est agir » (d’Aubignac, IV, 6).

La fin heureuse

Deuxième spécificité : Auguste n’est pas un tyran, mais un tyran repenti qui devient un roi légitime, entraînant une fin heureuse. Ce dénouement en forme de théophanie est un happy end. En effet, l’idée que tragédie finit mal n’est pas chez Aristote, mais vient de la tradition médiévale ravivée à l’époque humaniste, et disparaît peu à peu des définitions de la tragédie au XVIIe. Nombre des tragédies de Corneille se terminent bien : Le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, Rodogune, ainsi qu’Alexandre, Iphigénie, Mithridate, Esther et Athalie de Racine. Auguste est donc décalé par rapport aux autres figures du pouvoir du programme, et montre a contrario comment échapper à la tyrannie. Mais il rejoint les autres, notamment Shakespeare, dans l’interrogation centrale sur le bon gouvernement, la manière de sortir du cycle des vengeances pour instaurer un cycle vertueux. De même, la lecture providentialiste de l’histoire est commune à Shakespeare (même sans en faire un héraut du mythe Tudor) et à Corneille, qui à ce stade adhère pleinement à la construction de l’absolutisme. Par son dénouement résolument optimisme, Cinna présente un miroir positif aux trois autres pièces ; on a pu parler d’un optimisme ontologique et théologique de Corneille. Comme Richard III, Cinna pose la question qui hante l’humanité : comment arrêter l’engrenage du mal ? Ces deux tragédies de vengeance dénoncent la logique de la vengeance, qui rend le mal pour le mal, au nom de la justice, et parviennent à arrêter l’engrenage de la violence : dans un bain de sang chez Shakespeare, et par un geste sublime de pardon chez Corneille.

La théorie absolutiste

On retrouve dans la pièce une défense et illustration de la monarchie absolue, notamment en II, 1 et en V, 3. Corneille fait appel à des concepts de théorie politique, qu’il faut connaître un peu :

– la distinction roi/tyran et la question du tyrannicide. Distinction remontant à l’Antiquité grecque et essentielle chez Jean Bodin, Les Six livres de la République (1576). Si les mots tyran, tyrannie résonnent dans toute la pièce (le mot « tyran » apparaît 14 fois dont 5 fois à la rime), ils s’appliquent uniquement au passé ; et quand Émilie l’emploie au présent, c’est par un télescopage de mauvaise foi. Toute la pièce montre l’avènement du souverain légitime, Auguste, à partir des dépouilles d’Octave, le nom de naissance d’Auguste (Caius Octavius Thurinus) qui le renvoie à l’époque des proscriptions (-36 à -31) alors que l’adjectif « Augustus » est un nom sacré donné par le Sénat en -27. L’histoire se reflète dans l’onomastique : Octave, puis César (-44), puis Auguste (-27). Octave est à la fois un tyran d’établissement et un tyran d’exercice : il a conquis le pouvoir par la force, en éliminant ses rivaux ; et il abuse de son pouvoir, en méprisant les lois divines et humaines. Mais le dénouement en fait un souverain légitime, respectueux de ses sujets et soumis aux lois divines. Selon les traités, la monarchie royale, fondée en nature, est seule à respecter la liberté et les biens des sujets ; elle est héréditaire (car rien n’est plus dangereux que de soumettre le trône à l’élection) et fondée sur la vertu du roi, en particulier la justice.

Dans la théorie politique, la distinction entre tyran et roi est inséparable de celle du tyrannicide et du régicide, assimilée à un « parricide » (car le roi est père de ses sujets). Les deux questions sont également liées dans la pièce puisque la question de la légitimité d’Auguste pose a contrario celle de la conjuration : du succès de cette dernière, Cinna attend « le nom de parricide ou de libérateur » (251) : si la conjuration réussit, c’est qu’Auguste est un tyran, et Cinna un « libérateur » ; sinon, il est un souverain légitime et Cinna un « parricide » (« je deviens sacrilège, ou je suis parricide », 817). Découvrant la trahison, Auguste utilise le même mot à propos de Cinna, puis d’Émilie : « Punis son parricide » (1182), « L’une fut impudique et l’autre est parricide » (1594). Le mot est employé 5 fois, dont 4 à la rime, pour le mettre en relief.

– le machiavélisme et l’anti-machiavélisme : Machiavel est à l’arrière-plan de toutes les tragédies de la première modernité, à commencer par celles de Shakespeare, et bien présent dans Richard III. Corneille délivre un message anti-machiavélien explicite dans toutes ses tragédies. Comme par hasard, la clémence d’Auguste figure dans le pamphlet anti-machiavélien d’Innocent Gentillet, Discours sur les moyens de bien gouvernercontre Nicolas Machiavel, surnommé Anti-Machiavel (1576), qui accuse Machiavel de propager l’athéisme et l’immoralité, et les Italiens de l’entourage de Catherine de Médicis de répandre ces idées ; le pamphlet est traduit et diffusé dans toute l’Europe. Gentillet montre le lien historique entre humanisme et chrétienté, la possibilité pour le souverain de respecter la morale chrétienne : best-seller et source de Corneille. Parmi d’autres exemples de Gentillet repris par Corneille (Pompée, Prusias), Gentillet commente la clémence d’Auguste et cite longuement la « remontrance » de Livie, qui le convertit à la « bénéficence et largesse », en montrant que « la crainte se peut bien acquérir par force, mais l’amitié ne se peut acquérir que par persuasion ». Livie décida Auguste à relâcher les conjurés, « en telle sorte que les uns et les autres d’ennemis lui devinrent amis et bons sujets », récompensant Auguste de sa « bénéficence et libéralité ». (Troisième partie, « De la police que doit avoir un prince », 2e éd, 1577, p. 648). Deux grandes notions se dégagent contre Machiavel : une conception providentialiste de l’histoire, et une théorie de la « raison d’État » issue d’une synthèse.

– une conception providentialiste : selon cette conception, théorisée par saint Augustin, Dieu est maître de l’histoire dont il dirige le cours ; créateur et modérateur de tout, il sait mieux que l’homme ce qui est nécessaire à chaque époque. La providence préside à la naissance et à la mort des empires, règle leur succession et donne à chaque pays et époque ce qui lui convient. Mais si Augustin ne montrait pas de préférence pour un régime politique, les « politiques chrétiennes » du XVIIe (Montchrestien, Pierre de Lancre, La Mare, Faret, Binet, Puget de La Serre) prouvent la supériorité du gouvernement royal. La piété du prince conditionne les autres vertus, tempérance, justice, modestie ; l’histoire appartient à la volonté divine et à son plan providentiel. Le drame d’Auguste débouche sur le sacré : la monarchie n’est pas seulement absolue et humainement légitime, elle est de droit divin. La prophétie de Livie qui clôt la pièce évoque une coutume romaine, l’apothéose des Empereurs romains après leur mort. César se prétendait descendant de Vénus et Énée ; dès 27 av. JC, Auguste le fait diviniser, et en tant que son héritier, il s’attribue le qualificatif d’Auguste (augustus, sacré), se fait construire partout des autels et des temples ; après sa mort, le culte impérial se développe dans tout l’Empire, avec un collège de prêtres, « des temples, des autels », et « une place entre les immortels » (1770-1771). Dans la bouche de Livie, cette apothéose sert à décrire à travers un langage figuré le caractère sacré des rois dans la monarchie de droit divin : soumission absolue des sujets avec « bonheur » et « joie », justifié par l’amour du monarque envers eux (« maître des cœurs ») et par ses « royales vertus » ; renommée du roi transmise à la « postérité ». Livie présente la monarchie comme la fin de l’histoire, la révélation du régime parfait, après la « longue erreur » où Rome s’est fourvoyée en détestant les rois. Elle refuse d’en rester au plan politique ; la politique doit se dépasser en théologie, et Auguste, justifié comme homme, doit aussi être un homme providentiel.

En cohérence avec le dénouement, toute la pièce met en avant le rôle de la Providence : l’emploi du mot « Ciel » à vingt reprises vient souligner l’existence d’une Providence réglant le sort de Rome : c’est le Ciel qui a voulu que la conspiration échoue et qui inspire à Auguste de pardonner, rendant inutiles les raisonnements humains (j’y reviendrai en dernière partie). Selon Nicolas Coëffeteau, source de Corneille, « une particulière providence de Dieu qui se voulait servir de son règne [d’Auguste] pour établir celui de Son Fils [Jésus-Christ] ».

– la raison d’État. Machiavel invente la science politique, qui n’était pas encore distincte de la morale et de la théologie. Il met les chrétiens dans la nécessité d’élaborer à leur tour une théorie chrétienne de la raison d’État, ce que fait le jésuite Giovanni Botero dans La Raison d’État (1589), aussitôt traduit, et imité pendant tout le XVIIe siècle. Botero dénonce la « raison d’État machiavélique », qui fait peu de cas de la conscience et ignore la loi de Dieu. Il récuse cette raison d’État pour en fonder une autre, consacrant l’autonomie du politique, affranchi de toute exigence supérieure (religion, morale). La raison d’État est définie comme « la connaissance des moyens propres à fonder, conserver et accroître la seigneurie sur les peuples » (ch. 1), mais cette domination doit rester au service de Dieu. La religion est la mère des vertus, rend les sujets obéissants, courageux, libéraux ; en servant le prince, ils servent Dieu dont il tient lieu. Botero recommande l’absolutisme, car toute parcelle de pouvoir dévolue aux grands entame l’autorité de l’État. Dans Cinna, la raison d’État justifie les crimes passés d’Auguste :

LIVIE. Tous ces crimes d’État qu’on fait pour la couronne,
Le Ciel nous en absout alors qu’il nous la donne
Et dans le sacré rang où sa faveur l’a mis,
Le passé devient juste et l’avenir permis. (1608-1611)

Les crimes ne rendent pas le pouvoir d’Auguste illégitime, car il est fondé sur le droit de conquête ; et surtout, son existence même implique que Dieu l’approuve : ici, l’argument pragmatique réunit l’augustinisme et le machiavélisme : le souverain est légitimé par son succès, non par une légitimité ou une vertu intrinsèques, car ce succès est la marque d’une sanction céleste.

 

Les problèmes critiques posés par la pièce

Situation de la critique cornélienne

Depuis le XIXe siècle coexistent deux traditions de lecture : chrétienne, avec Péguy puis Louis Herland, et laïque et rationaliste avec Ferdinand Brunetière et Gustave Lanson, qui soulignent la victoire de la volonté sur les passions. La lecture chrétienne a été éclipsée dans la seconde moitié XXe, voire écrasée par la lecture marxiste (de Dort à Doubrovsky) ; après 1980, elle a resurgi, avec l’essor des études de rhétorique et de spiritualité : Marc Fumaroli, dans Héros et orateurs, montre de manière incontestable l’influence de la spiritualité, de la dramaturgie et de la rhétorique jésuites dans les choix cornéliens, influencés par les poétiques comme celle du Père Galluzzi (Renovazione dell’antica tragedia, 1621) : par exemple, la réfutation du héros « ni bon ni méchant » d’Aristote, et la préférence pour des héros très bons (Nicomède) ou très méchants (Médée) ; la fin heureuse et l’importance de l’admiration. Fumaroli montre aussi comment les jésuites ont fait de la magnanimité, vertu aristotélicienne, une vertu proprement chrétienne, conçue comme la face cachée de l’humilité. Le « magnanime humble », qui pardonne et rend au centuple, explique les traits paradoxaux des héros cornéliens, Horace, Auguste, Polyeucte. Plus largement, Corneille s’inscrit dans le courant de l’humanisme dévot, tel François de Sales et les jésuites, qui croit en la coopération de la liberté et de la grâce. Courant ignoré par Doubrovsky, qui oppose systématiquement grâce et liberté, et pour qui le héros cornélien est mû par le désir d’être Dieu.

Aujourd’hui, trois lectures se partagent le champ des études cornéliennes (pour le dire très sommairement) : une lecture politique, avec Biet, Merlin (dans lignée de Prigent, Dort, Couton). Une lecture chrétienne, Rohou, Landry, Defaux (Defaux fait le point sur la tradition critique). Et une lecture poétique et dramaturgique, originale, Forestier. On peut certes s’inspirer de toutes, les doser et les nuancer, mais elles ne sont pas compatibles sur tous les points : notamment sur deux points essentiels, l’héroïsme de Cinna et la clémence d’Auguste. D’où l’importance de faire des choix interprétatifs, en se fondant sur la lecture la plus attentive et dénuée d’aprioris possible.

L’héroïsme de Cinna

Pour Doubrovsky, Cinna et Émilie incarnent la dénaturation de l’héroïsme, un faux héroïsme, réduit à l’apparence et à la rhétorique, mais tournant à vide. Contrairement à Rodrigue qui fait le récit de son expédition contre les Mores après les avoir vaincus, Cinna fait son récit triomphal avant et ne pose aucun acte héroïque. En outre, les motivations des deux amants sont égoïstes et intéressées, tout en se réclamant hypocritement du bien commun. En prétendant servir Rome, Émilie n’agit que pour elle-même et invoque faussement la piété filiale. Pour Rodrigue, tous les moyens de tuer le comte ne sont pas bons ; il n’y a vengeance que s’il y a épreuve de force, duel et non assassinat. Pour Émilie, tous les moyens sont bons. La vengeance magnanime est remplacée par la vengeance machiavélique. La vengeance d’Émilie se fait calculatrice, mercantile, et en se mettant à prix, elle se livre à un véritable chantage sur Cinna. Dès lors, l’amour cesse d’être une réciprocité de fins pour devenir un moyen : Émilie utilise Cinna, alors que Chimène cherchait à égaler et à mériter Rodrigue. L’émulation se transforme en marchandage : « s’il veut me posséder, Auguste doit périr » (I, 2, 55).

Le double langage des héros est clairement lisible dans l’inversion des rapports public/privé : loin de mettre leurs intérêts au service du bien commun, ils mettent le bien commun au service de leur intérêt. Corneille le souligne par des formules symétriques qui jalonnent la pièce : Émilie confond « l’intérêt d’Émilie et celui des Romains » (I, 3, 156), mais en faisant passer son intérêt d’abord ; le terme « intérêt » possède une connotation mercantile. Plus loin, Cinna s’indigne : « Trahir vos intérêts et la cause publique ? » (I, 4, 306). Pendant tout l’acte I, les motivations publiques et privées sont mises par Émilie et Cinna sur un plan d’égalité trompeuse, et la scène III, 1, la plus machiavélienne, s’apparente à une mise à nu des vraies motivations de Cinna : « je pense servir Rome, et je sers mon rival », dit Maxime (I, 3, 720). Dès lors, Maxime n’hésite plus à trahir le traître, écoutant son mauvais conseiller Euphorbe (euphorbe est le nom d’une plante vénéneuse, très toxique, et évoque aussi le syntagme eux fourbes). La démystification culmine en III, 4, où Cinna montre l’inauthenticité de l’héroïsme d’Émilie : « vous faites des vertus au gré de votre haine » (977).

Selon Doubrovsky, Cinna est doublement faible, puisqu’il cède à son amour et se soumet à une républicaine, d’une opinion contraire à la sienne (puisqu’il s’est montré monarchiste en II, 1). Il est incapable de trancher son dilemme et adopte une attitude de fuite en s’en remettant à la décision d’Émilie (monologue III, 3). La preuve de sa faiblesse, et de son incapacité d’agir, est le remords, sentiment qui le caractérise à l’acte III. Mais pour Forestier, Cinna agit de la seule manière dont un héros peut agir : en mettant son serment à Émilie au-dessus de sa loyauté à Auguste, car le serment le lie absolument, par la parole donnée, selon l’éthique chevaleresque. Cinna n’a donné aucune parole à Auguste, il l’a conseillé. C’est donc à raison que Cinna s’en remet à Émilie pour trancher son dilemme, puisqu’il est objectivement lié à elle par la foi donnée. Il y a une hiérarchie des devoirs, et le parjure est plus grave que le parricide, en l’occurrence, bien qu’il n’implique aucun meurtre. D’autre part, Cinna ne recule pas face au péril de mort, au contraire : la seule solution qu’il trouve est de tuer Auguste, puis de se tuer pour sauver son honneur. Cette capacité d’affronter la mort est commune aux trois conjurés, et la pierre de touche de leur héroïsme réel.

Selon Doubrovsky, le héros doit nécessairement se prouver par un acte héroïque, comme le font Rodrigue et Horace, et Cinna n’en commet aucun. Mais G. Forestier récuse cette conception : dans Rodogune (1645) par exemple, Séleucus et Antiochus parlent de gloire et de générosité, sans poser aucun acte : cela prouve que l’héroïsme est une question de statut, pas d’actes. Les valeurs héroïques subsistent indépendamment des actes, qui  sont déterminés par l’intrigue. Ici, la valeur phare est la générosité, invoquée par les quatre principaux personnages comme l’aune ultime à laquelle se mesurent leurs actions : « Qu’une âme généreuse a de peine à faillir », se plaint Cinna (875). En outre, d’un point de vue dramaturgique, Cinna est bien le héros de la pièce, car il a l’initiative de l’action, mais c’est un héros entravé ou empêché (Forestier). Et s’il est éclipsé à la fin par Auguste, c’est parce que la sphère privée est vouée à être absorbée par la sphère publique, et l’héroïsme des particuliers à être subsumé par la monarchie absolue.

La clémence d’Auguste

Plus encore que sur l’héroïsme, le débat porte sur le geste de clémence final : la clémence d’Auguste est l’aboutissement de la pièce et son apothéose ; mais aussi son point de départ pour le dramaturge, l’exemple historique, attesté par les sources (et discuté dans les traités politiques) sur lequel Corneille construit ensuite toute l’intrigue. Dans le De clementia de Sénèque, la clémence d’Auguste soutient la démonstration de la supériorité des bienfaits sur la force. Un débat a été lancé en 1992-1993 entre plusieurs critiques (R. Pommier, C. Gossip) et poursuivi par d’autres autour de cette question : quelle est la motivation d’Auguste pour pardonner, la générosité ou le calcul ? et quand se décide-t-il exactement à pardonner : face à Livie en IV, 3, dans l’intervalle des actes IV et V, ou face aux conjurés en V, 3 ? Landry fait bien le point, et donne une interprétation convaincante.

Pour Doubrovsky, la clémence d’Auguste est motivée par le désir de gloire : par un effort héroïque de sa volonté, Auguste accède à un ordre supérieur, renonce à son bonheur et se réalise en se renonçant : paradoxe commun à tous les héros cornéliens. Il a le ton orgueilleux du vainqueur : victoire, triomphe, combat, et veut accabler Cinna par sa générosité.

[…] Ô siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire !
Je triomphe aujourd’hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu’à vous.
Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie :
Comme à mon ennemi je t’ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche destin,
Je te la donne encor comme à mon assassin.
Commençons un combat qui montre par l’issue
Qui l’aura mieux de nous ou donnée ou reçue.
Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;
Je t’en avais comblé, je t’en veux accabler. (1698-1708)

Auguste ne pardonne pas par charité, mais par « générosité » au sens XVIIe, c’est-à-dire par orgueil aristocratique, pour prouver à autrui et à lui-même sa propre générosité. Son pardon est clairement intéressé.

Forestier évacue le débat : à ses yeux, il est inutile de se demander pourquoi ni quand Auguste pardonne, car la motivation de Corneille est uniquement dramaturgique : si Auguste est plus héroïque que les rois Fernand (dans le Cid) et Tulle (dans Horace), qui font grâce au héros coupable, c’est parce qu’il est touché de plus près par une conspiration attentant à sa vie et ourdie par sa fille adoptive. Corneille a multiplié les raisons qui auraient poussé un homme ordinaire à se venger, pour rendre son acte plus héroïque, et créer un renversement paradoxal d’une démarche attendue. Donc, il est vain de se demander à quel moment il se décide à pardonner ; de degré en degré, il est de plus en plus acculé à punir, afin que son geste soit plus spectaculaire. Le seul but de Corneille est de créer l’effet de surprise maximal, en retardant le renversement le plus tard possible.

Il est certain que Corneille pratique une dramaturgie du coup de théâtre, mais ce coup de théâtre est au service d’une dramaturgie de l’évidence royale, et les motivations d’Auguste importent, au contraire, pour l’interprétation politique de la pièce. Chez les penseurs politiques des XVIe et XVIIe siècles, la clémence d’Auguste était toujours interprétée comme un sublime calcul politique, une manière de consolider sa position ; ainsi chez Jean Bodin, « il voulut essayer si par douceur il pourrait gagner les cœurs des hommes : depuis il ne trouva jamais personne qui osât rien attenter contre lui. » C’est précisément l’argument de Livie chez Sénèque, imité par Corneille : « Essayez sur Cinna ce que peut la clémence » (IV, 3, 1210). Livie recourt à l’argument de l’utile, et envisage la clémence comme une arme dans une stratégie, pour conquérir le cœur de ses sujets. La clémence apparaît comme une ruse politique, ainsi aux yeux de Napoléon : « je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran ». Mais ce n’est que le point de vue de Livie, point de vue qu’Auguste rejette fermement : dans son monologue d’abord (IV, 2), il n’entrevoit de choix qu’entre le suicide et la tyrannie, et repousse vivement l’hypothèse du pardon : Auguste prononce à deux reprises le mot « pardonner » dans ce réquisitoire (1150, 1160), pour en rejeter l’éventualité, au nom de la justice et de l’argument du précédent (« qui pardonne aisément invite à l’offenser »). Mais en envisageant la solution du pardon, fût-ce pour la repousser, Auguste pose les bases de la clémence finale. Ensuite, il rejette cette solution face à Livie, parce qu’un crime de lèse-majesté offense tout l’État, et ne saurait rester impuni. Sur ce point, Corneille se distingue radicalement des sources : alors que chez Sénèque (mais aussi Montaigne et Coëffeteau), Auguste « tout joyeux d’avoir rencontré un tel avocat, remercia sa femme », chez Corneille il repousse ce conseil comme le fruit d’un calcul mesquin, inspiré par la faiblesse. Ainsi, l’interprétation de clémence comme un pur calcul est faux pour la pièce, et Napoléon se trompe. En outre, si c’était le fruit d’un calcul, on voit mal comment il réconcilierait Auguste avec lui-même, le sortirait de ses doutes existentiels et lui permettrait de se dépasser.

Il est également vain de se demander si Livie continue à persuader son mari en coulisses, entre les scènes IV, 3 et V, 1, comme elle se le promet in petto :

Il m’échappe : suivons, et forçons-le de voir
Qu’il peut, en faisant grâce, affermir son pouvoir,
Et qu’enfin la clémence est la plus belle marque
Qui fasse à l’univers connaître un vrai monarque.

Certes, Livie prononce là des paroles prophétiques, comme quand elle prophétise à la fin de la pièce l’apothéose d’Auguste ; mais elle n’a pas convaincu l’empereur, qui promet encore une punition exemplaire à la fin de V, 2 :

Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide,
Et plus mon ennemi qu’Antoine ni Lépide :
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez :
Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez ;
Et que tout l’univers, sachant ce qui m’anime,
S’étonne du supplice aussi bien que du crime. (1657-1662)

Les suggestions de Livie font partie des préparations dramatiques qui accompagnent l’effet de surprise final, rendant vraisemblable cet acte extraordinaire, selon la catégorie du « vraisemblable extraordinaire » chère à Corneille. Mais Corneille laisse à Auguste l’entière initiative de sa décision, qui advient comme un coup de tonnerre, un coup de théâtre et un coup de la grâce, retardé jusqu’à la dernière scène. C’est seulement en V, 3, quand Auguste apprend la trahison de Maxime, qui avait dénoncé la conjuration et restait son dernier ami ; c’est seulement à ce moment, parvenu au fond du désespoir et de la déréliction, qu’Auguste pose cet acte prodigieux de la volonté :

En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire,
A-t-il quelqu’un des miens qu’il veuille encor séduire ?
Qu’il joigne à ses efforts le secours des enfers ;
Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire !
Conservez à jamais ma dernière victoire ! (1693-1698)

Auguste se convertit par une inspiration foudroyante du ciel, sous le coup d’une illumination intérieure. La clémence éclate comme un coup de la providence, se distinguant par l’absence de délibération explicite, contrairement aux décisions héroïques de Rodrigue et Polyeucte. Son appel désespéré au « Ciel » est aussitôt suivi de son cri de victoire : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». En disant ces mots, Auguste exalte le double aspect de la clémence, où la victoire sur lui-même couronne la victoire sur le monde. Le geste de la clémence possède une double dimension, politique et personnelle : il résout la crise politique, tout en résolvant la crise morale d’Auguste. La clémence assure la gloire d’Auguste en affirmant sa supériorité morale. C’est un geste à la fois moral et intéressé. La clémence est un acte pleinement sincère, où l’homme Auguste coïncide avec le souverain Auguste, par un acte qui raffermit et légitime son pouvoir, en le fondant sur un ethos royal. Par ce geste, Auguste unifie gouvernement de soi et gouvernement des âmes, et refonde à la fois son intériorité et le corps politique (H. Merlin). La conversion d’Octave tyran a une puissance instituante qui arrache Rome aux passions de la vengeance et aux illusions de la liberté. Ayant fait preuve de sa vertu extraordinaire, sa volonté qui s’est mise au-dessus des règles peut à bon droit se placer au-dessus des lois pour en constituer la source suprême, conformément à théorie absolutiste : Princeps legibus solutus, le prince est délié des lois. C’est une définition volontariste de la puissance : le bien et le mal inscrits dans la loi ne viennent pas de la nature, mais de la volonté. Cinna met en lumière le « principe absolutiste-volontariste » (H. Merlin) : régner, c’est produire le moi comme source de puissance. A minima, la clémence doit donc être interprétée dans cette double optique : politique, comme la justification de l’absolutisme ; et morale, comme l’accomplissement de l’idéal de magnanimité, emprunté à l’Ethique à Nicomaque, et qui est resté la base de l’idée de noblesse à travers le Moyen Âge et jusqu’au XVIIe siècle (Fumaroli).

Pour certains, la lecture politique de Cinna est insuffisante, et il faut souligner l’intervention de la transcendance : on ne voit pas pourquoi Auguste recourrait à une solution qu’il n’a cessé de rejeter, s’il n’était saisi par la grâce. La métamorphose d’Auguste est une sorte de conversion, de baptême et de mort à soi-même ; le souverain dépouille le vieil homme (Rm 6, 6) pour revêtir l’homme nouveau. Refusant de perpétuer l’engrenage du mal, il choisit de pardonner et d’aimer à perte, risquant de se perdre lui-même. Du fond de la déréliction, il entrevoit les splendeurs d’un monde animé par la grâce, la gratuité du don, en donnant la vie à ses assassins, et pose les prémices d’un monde nouveau, anticipant la Jérusalem céleste. De fait, pour Coëffeteau, l’Empereur Auguste, témoin de la naissance du christianisme (et cité dans l’Evangile de Luc) est un chrétien qui s’ignore, envoyé par Dieu pour préparer le règne de Son Fils.

Les articles les plus convaincants (Defaux, Landry) montrent que la clémence d’Auguste est le fait d’une véritable conversion, d’un coup de la grâce, et soulignent le parallèle entre ce dénouement et celui de Polyeucte : les yeux se dessillent et la bonté du monarque (terrestre, puis céleste) remplit les assistants de joie. Émilie se « convertit », comme plus tard Pauline. En IV, 4, elle se sent envahie d’une joie secrète, étrangère à elle-même et incompréhensible (IV, 4, 1267-1272). Cette joie défiant toute logique, puisque Cinna et elle sont promis au pire châtiment, s’apparente à la joie du martyre, inexplicable adhésion à un ordre providentiel. Devant Auguste, elle assiste passivement à la mort de sa haine en elle : « Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle. Elle est morte. »  Impossible d’en faire lecture volontariste et cartésienne à la Lanson. Sa conversion n’est pas dictée par la gratitude envers Auguste, mais par une croyance nouvelle : elle reconnaît l’empire, et c’est pourquoi elle recourt à un vocabulaire théologique : « ces hautes bontés », « leurs clartés » (1715-1716). Elle prononce une profession de foi dans l’absolutisme de droit divin : « Le Ciel a résolu votre grandeur suprême » (1721).

La pièce multiplie les invocations au « Ciel », soulignant l’œuvre de la providence, surtout dans les deux derniers actes. Dans son monologue de l’acte IV, frappé par l’ingratitude de tous, livré à une solitude absolue, Auguste s’en remet au Ciel : « Ciel, à qui voulez-vous que désormais je fie/ Les secrets de mon âme et le soin de ma vie ? » (1121-1122). A nouveau dans la scène IV, 3, Auguste renvoie Livie en disant : « Le Ciel m’inspirera ce qu’ici je dois faire » (1258). Cet appel désespéré trouve un écho précis en V, 2, quand il apprend la trahison d’Émilie : « Jusques à quand, ô Ciel, et par quelle raison/ Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison ? » (1587). Et une troisième fois, on l’a vu, en apprenant la trahison de Maxime : « En est-ce assez, ô Ciel ! » (1693). Le cri d’Auguste ne reste pas sans réponse, et le dénouement vient illustrer la nécessité de s’abandonner à la volonté des dieux. Quand il s’écrie : « Je le suis, je veux l’être », ce n’est pas la volonté qui s’affirme, mais le sujet qui reconnaît la source de son pouvoir en Dieu. À preuve, il reprend les paroles du jeune Samuel appelé par Dieu, dans la traduction cornélienne de l’Imitation de Jésus-Christ (1653, III, 2) : « Je dis ton serviteur, car enfin je le suis/Je le suis, je veux l’être ». Loin de se prendre pour Dieu, Auguste s’humilie, car Dieu est tout.

Le « Ciel » révèle ainsi toute sa puissance à l’acte V, comme s’il entrait en action dans une sorte de deus sans machina. Sans machina, car le Dieu chrétien est intérieur à la conscience de chacun, et ses manifestations ne sont pas spectaculaires — ou du moins, elles sont limitées au spectacle des mots. Les théoriciens du XVIIe attribuent à la clémence une qualité royale de pur don, car aucun acte royal ne met autant en évidence la divinité du monarque : le roi crée un ordre, un microcosme politique où il permet à ses sujets d’exister, voire les recrée, comme Auguste le dit à Cinna : « Je t’ai donné la vie ». Cinna culmine dans un hommage à la sainteté du roi de France, au-dessus des lois, indépendant de toutes sollicitations, sauf de celle de Dieu. Son geste illustre la parole évangélique : « Aimez vos ennemis ». Rédimé, il se hausse au pinacle de l’accomplissement humain et s’expose au jugement des générations futures, devenant une « déité vivante », comme le dit François de Colomby : « l’opinion qu’on a que leur puissance est légitime les fait honorer comme des déités vivantes ». Le dernier vers de la pièce complète cette divinisation d’Auguste : « Auguste a tout appris et veut tout oublier ». Auguste parle comme Dieu ; il a l’omniscience du Père, le pouvoir de tout pardonner et même de donner la vie. La clémence d’Auguste, c’est le pardon gratuit de Dieu, et ce pardon est indifférent non seulement à la gravité du péché, mais à la présence d’une contrition, puisque seul Maxime se repent (Émilie et Cinna refusent explicitement de se repentir).

Le héros cornélien s’accomplit dans le rapport à l’activité sociale et politique, mais cette action et cette existence trouvent à leur tour leur dignité dans la collaboration à l’œuvre créatrice d’un Dieu éternel, qui n’est pas le fatum aveugle des tragédies grecques. Auguste est en phase avec le plan de Dieu et se sacrifie à l’ordre politique (non sans dimension christique) tout en accomplissant l’ordre cosmique. La tragédie antique faisait dominer la crainte et la soumission à la fatalité, incompatible avec la soumission à Dieu et à la raison. Corneille crée la tragédie moderne, tragédie providentielle de l’héroïsme vainqueur dans le plan de Dieu. La fin de la pièce est particulièrement optimiste, puisque le Ciel intervient directement pour concilier bonheur personnel et intérêt public. Non seulement Auguste assure le rétablissement de l’État, mais en régnant sur les cœurs, il procure le bonheur à ses sujets : Cinna veut se donner à Auguste «  par un bonheur dont chacun soit jaloux » (1751), et Livie prophétise que le « bonheur [de Rome] consiste à vous faire régner ». Or cet accord parfait entre le bien commun et le bonheur des sujets ne se retrouvera plus après Polyeucte ; Dieu n’interviendra plus directement dans l’histoire, comme si Corneille s’était rendu compte de son excès d’optimisme, rendu obsolète par l’avènement de Louis XIV.