Éditos

L’Europe en bibliothèque(s)

Du 04 au 07 juillet 2005, la Société Française de Littérature Générale et Comparée a organisé, en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France, une Université d’été destinée à une trentaine de doctorants comparatistes issus de l’ensemble des pays de la Communauté européenne. Cette manifestation soutenue par le Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche avait pour principal objectif de familiariser de jeunes chercheurs avec la littérature comparée française, à partir d’un thème favorisant la découverte d’un pan de notre patrimoine culturel, en l’occurrence « l’imaginaire de la bibliothèque »2 – les rencontres de Biblia ont en effet été encadrées par les visites de la BnF, où nous étions accueillis, et de la Bibliothèque Mazarine, de l’Institut de France et de l’ensemble des bibliothèques des « maisons nationales » de la Cité internationale universitaire de Paris – et de leur permettre de faire état de l’avancée de leurs travaux sous forme de communications et de tables rondes (résumé par chaque doctorant de son sujet de thèse et de ses champs de recherche). Biblia se présentait donc doublement comme un colloque transculturel et comme un dialogue intergénérationnel : les vingt-et-un intervenants (enseignants-chercheurs, responsables institutionnels, créateurs…) se sont appliqués, dans la mesure de leurs compétences et de leur disponibilité, à aider les doctorants à compléter leur bibliographie de thèse et à formuler un sujet d’article en relation avec « les imaginaires de la bibliothèque ». Ce sont leurs textes, ainsi que les conférences des intervenants, soumis au préalable au Comité de lecture de la Bibliothèque comparatiste, publication du site Internet de la SFLGC, présidé par Joëlle Prungnaud, Professeur à l’Université de Lille-III, que nous mettons en ligne aujourd’hui : nous leur accordons strictement le même statut.

Il importe d’abord de replacer l’ensemble de la manifestation dans le processus de constitution d’un espace universitaire européen mis en œuvre aussi bien par le Ministère que par la SFLGC. L’organisation de la mobilité des étudiants et des enseignants dans une perspective d’attraction des compétences représente en effet un enjeu majeur du développement scientifique, culturel, économique et social de notre pays : c’est dans cette perspective que fut créé, au niveau ministériel, un Programme incitatif pour la mobilité internationale des étudiants (PIM) sous l’égide de Simonne Dumont et d’Élie Cohen. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés : sans eux, Biblia n’aurait existé… que sur le papier. Mais j’ai également conçu ce projet en m’inspirant du modèle proposé par le Réseau européen d’Études littéraires comparées (REELC) initié à l’automne 1999 par Danièle Chauvin, Professeur à l’Université de Paris-IV-Sorbonne et Bertrand Westphal, Professeur à l’Université de Limoges, et dont l’historique nous a été rappelé dans le numéro 32 de la Feuille d’information trimestrielle de littérature comparée éditée par notre association. Leur entreprise et la mienne sont évidemment complémentaires.

J’ai souhaité placer mon discours d’ouverture – et de bienvenue – sous le signe de l’Hospitalité, qui constitua durant quatre ans le programme clé du Centre de Recherche sur les Littératures Modernes et Contemporaines (CRLMC) de l’Université de Clermont-Ferrand II3 dirigé par Alain Montandon, encore Président de la S.F.L.G.C. en juillet 2005. Je lui sais gré, ainsi qu’à Jean-Noël Jeanneney, Président de la BnF, d’avoir rappelé, d’une part, que la littérature comparée puisait sa légitimité dans le métissage comme multi-appartenance et se présentait donc fondamentalement comme une « terre d’accueil et de rencontres » et, d’autre part, que l’Europe, tout en posant « la difficulté de penser l’un dans le multiple, le multiple dans l’un : l’unitas multiplex »4, existait bel et bien quand il s’agissait, par exemple, de se mobiliser face au projet de Google5. En attendant l’avènement de cette gigantesque bibliothèque numérique, mission m’avait été confiée par les membres du Bureau de notre association d’animer cette Université d’été, afin de réaffirmer la forme essentielle de l’interaction sociale jadis expérimentée par Ulysse au gré des vents : pour que les cultures dialoguent, il fallait que l’air circulât dans la maison. Je tiens à souligner ici que sans la présence généreuse à mes côtés d’Evanghélia Stead, Professeur à l’Université de Reims et Chercheur au CNRS, et de Caroline Andriot-Saillant, Docteur en Littérature comparée de l’Université de Paris-IV, il m’aurait été plus difficile d’en ouvrir les portes.

Dans un panorama stimulant, et non dénué d’humour, Catherine Coquio, Professeur à l’Université de Poitiers, définissait naguère la littérature comparée comme « un savoir-faire à tendances utopiques ». La formule dit assez, je crois, la relation tensionnelle que ce champ de pensée peut entretenir avec la notion de « discipline ». Conscient du caractère faillible de ses « bricolages » – au sens où l’entend Levi-Strauss dans La Pensée sauvage lorsqu’il oppose le « savant » se soumettant aux structures et le « bricoleur » jouant avec elles pour reconstruire d’autres réalités -, le comparatiste dont elle brosse le portrait regarde le mot même, discipline, d’un œil méfiant : « Le mot « discipline » lui-même est un bricolage. Le comparatiste le sait. Dans l’université, cette « discipline » protège un espace de liberté nécessaire à la recherche, à condition de découvrir réellement quelque chose, car telle est la fonction de la comparaison. Paradoxalement, c’est l’exercice de sa liberté, et les contradictions de son histoire, qui font l’objet d’une « discipline » en ouvrant un espace théorique : celui du questionnement, permis et suscité par la découverte – et non l’inverse »6. En restituant, dans le sillage de Michel Foucault, à la notion de « discipline », gage de respectabilité universitaire, sa mobilité et sa fluidité, Catherine Coquio amorçait dès 1999, à propos de la littérature comparée, une réflexion plaidant pour un « monde métis » contre toute forme d’asthénie spéculative.

Alexis Nouss ne dit pas autre chose dans l’ouvrage qu’il a consacré au « métissage », lequel « ne se prête pas au jugement de valeur fût-il positif, pas plus qu’à l’anticipation puisqu’il ne recoupe pas une essence. « Ceci est métis », « cela ne l’est pas », énoncés intenables. Le métissage est bâtardise, il naît hors des normes et échappe, par-là même, aux grilles normatives »7. De manière significative, la métaphore du « saut » s’impose à lui pour parfaire sa définition : « Le métissage décrit la possibilité du saut (…) Sauter : appartenir pleinement, et sans trahison, à plusieurs cultures, afficher plusieurs identités. S’arracher à soi comme le sauteur à la perche qui défie la gravité pour s’envoler. Gravité, au sens de sérieux, ce que défie l’enfant qui joue à devenir autre »8. C’est cet esprit d’envol, de recherche et de découverte, qui, je l’espère, aura animé les journées de Biblia. Autant dire un esprit raisonnant moins en termes de substrat, d’essence, d’identité : « Cette proposition de communication est-elle ou n’est-elle pas comparatiste ? Émane-t-elle d’un chercheur reconnu en littérature comparée? », qu’en termes d’altérité, de juxtaposition, de devenir : « Qu’est-ce que cette intervention proposée par tel ou tel critique ou tel créateur, ignorant parfois jusqu’à l’existence même de la littérature comparée, peut apporter au public, aux chercheurs ? »

C’est pourquoi j’ai sollicité, aux côtés de Philippe Chardin, Sylvie Parizet et autres noms bien connus de notre Société, la présence d’autres participants tout aussi sensibles à l’interchangeabilité du dedans et du dehors, laquelle ne saurait « s’installer », comme le souligne Alexis Nouss, que « dans le balancement du principe de différence ». Des chercheurs, autrement dit, ayant relevé le défi de substituer le « et », la conjonction la plus apte, paradoxalement, à tracer « une ligne de fuite active et créatrice », au « est », « verbe fétiche des ontologies de la substance ». Comme Michel Melot, qui nous a révélé la singularité plurielle de la « bibliothèque » selon les « latitudes ». Ou Suzanne Liandrat-Guigues, historienne du cinéma, qui est revenue sur le documentaire d’Alain Resnais, Toute la mémoire du monde, réalisé pour la Bibliothèque nationale en 19569 et en a analysé la dimension fictionnelle. Comme Véronique Mauron que ses explorations de l’esthétique contemporaine ont conduite jusqu’aux bibliothèques fantomatiques de Claudio Parmiggiani : leur aura naît de leur disparition. Ou encore Benoît Peeters, scénariste de bandes dessinées, dont la bibliothèque d’Alta-Plana, imaginée avec son comparse l’architecte et dessinateur François Schuiten, illustrait notre programme : on y voit des pages blanches prendre leur essor et se muer, dans les airs, en colombes. À l’instar de la Bibliothèque dont il est homothétique, le Livre, dans le monde de cet ancien étudiant de Roland Barthes, est une divinité ambivalente. Il peut guérir : les résultats de la bibliothérapie qu’il nous communique dans son Guide des Cités10 laissent songeur. Mais il peut tuer aussi : tel est le sujet du roman qu’il a publié en 1980, La Bibliothèque de Villers.
Et enfin Christophe Deshoulières et Isabelle Van Welden dont les romans respectifs, Madame Faust (Julliard, 1989. Réédition Fayard, 1999) et Le Palais des archives (Christian Bourgois, 2002) ont fait de la Bibliothèque nationale un personnage à part entière. Le premier est universitaire et écrivain ; la seconde est écrivain et bibliothécaire. À partir du livre de l’autre, chacun a témoigné de ce que les « et » d’un « devenir métis » formaient les étapes d’un savoir qui serait connaissance, soit « une naissance à l’autre et avec l’autre, en une dynamique infinie ». « Un savoir de bibliothèque, non celui de l’ordinateur. Ce dernier, par ses possibilités de branchements sans limites, dessine une totalité potentielle, l’idée d’un savoir clos, tandis qu’une bibliothèque, c’est un livre et un livre et un livre… à l’infini. Un infini mouvant, chaotique, inégal. Or cette inégalité est garante de la reconnaissance de l’altérité »11.

À la fois collection, meuble et bâtiment, le mot « bibliothèque » résonne de toute sa polysémie en effet. Dans le numéro de la Revue de la Bibliothèque nationale de France qu’il a consacré, nous montrant le chemin à suivre, à « l’imaginaire de la bibliothèque », Denis Bruckmann rappelle à quel point elle « s’enracine au plus profond – et partout »12. Elle regarde vers Dieu : le mot même de « bibliothèque » désigne la Bible, laquelle, constituée de plusieurs livres, peut être considérée comme l’une des premières bibliothèques. Elle est liée à l’État dont elle peut apparaître, en raison de son obsession de l’ordre, comme la métaphore. Elle se rapporte au Corps : celui des lecteurs comme celui des bibliothécaires. Son histoire s’apparente à celle d’une digestion13 : le lecteur qui la fréquente est dévoré par les livres qu’il dévore ; elle-même est un « ventre » dont les quatre sources d’enrichissement sont les dons, les achats, les échanges et le dépôt légal. « Lieu des liens » selon Robert Damien, elle est surtout, on l’aura compris, le lieu des paradoxes : symbolisant l’enfermement de la connaissance, elle en assure la diffusion ; argument majeur de la finalité révolutionnaire, avec l’école et le musée, « elle enkyste les humiliés dans leurs silences et les exploités dans leurs ignorances ». À la fois outil de conservation et de ségrégation, elle nourrit aussi bien les métamorphoses qu’elle perpètre le meurtre des possibles : « Demeure (alors) ouvert le choix entre d’une part la dénonciation d’une bibliothèque dévitalisée incitant à l’ontologie de l’action poétique et d’autre part la promotion d’une bibliothèque matricielle des métamorphoses ». Deux éléments sont à retenir de ce panorama clair et obscur : 1. En étant ceci et cela, à l’infini, la bibliothèque est en soi « un monde métis ». 2. L’imaginaire de la bibliothèque se nourrit essentiellement de ses dysfonctionnements réels.

Le 10 mars 1981, à l’occasion du 25e anniversaire de l’installation de la Bibliothèque Communale de Milan dans le Palais Sormani, Umberto Eco devait élaborer un modèle négatif de la Bibliothèque en une vingtaine de points. La « mauvaise bibliothèque » qu’il imagine constitue selon lui le point de départ d’une « bonne fiction » : « Évidemment il s’agit d’un modèle aussi fictif que celui de la bibliothèque polygonale. Mais comme dans toutes les fictions, de même qu’une caricature naît de l’adjonction d’une tête de cheval sur un corps humain avec queue de sirène et écailles de serpent, je crois que chacun de nous pourra retrouver dans ce modèle négatif les souvenirs lointains de ses propres aventures dans les plus petites bibliothèques de notre pays et d’autres pays. Une bonne bibliothèque, au sens de mauvaise bibliothèque (c’est-à-dire un bon exemple du modèle négatif que j’essaie de réaliser) doit être avant tout un immense cauchemar ». Ce dernier terme, en français dans le texte publié de cette conférence14, s’est imposé à l’auteur à la suite de sa lecture du « Livre » dont il lut d’ailleurs un extrait ce jour-là, pour mettre l’esprit de ses auditeurs « dans de bonnes dispositions comme le feraient les litanies » : La Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges. Est-ce là une bibliothèque possible ou appartient-elle seulement à un univers imaginaire ? De toute façon, commente Eco, « même un code élaboré pour une bibliothèque familiale permet de telles variations, de telles projections et autorise à penser à des bibliothèques polygonales ». C’est donc à partir de la pluralité d’objectifs fixés par la bibliothèque borgésienne qu’il imagine sa bibliothèque cauchemardesque.

Cette dernière répond aux dix-neuf critères suivants :

Les catalogues doivent être subdivisés au maximum.
Les descripteurs matières doivent être décidés par le bibliothécaire. Les livres ne porteront pas au revers de la page de garde une indication de la rubrique où il convient de la ranger.
La cote doit être impossible à transcrire.
Le temps entre demande et réception des livres sera très long.
Ne pas servir plus d’un livre à la fois.
Les livres que vous avez réclamés au moyen d’une fiche et qu’on vous apporte ne peuvent pas être emportés dans la salle de consultation.
On évitera autant que possible l’existence de tout photocopieur.
Le bibliothécaire devra considérer le lecteur comme un ennemi, un désoeuvré, un voleur potentiel.
Presque tout le personnel doit être affecté de handicaps physiques.
Le service de renseignements pour les lecteurs devra être inaccessible.
On découragera le prêt.
Le prêt inter-bibliothèque sera impossible et dans tous les cas il exigera des mois.
En conséquence de tout ce qui précède, les vols seront très faciles.
Les horaires doivent coïncider exactement avec les horaires de travail, décidés par accord préalable avec les syndicats : fermeture absolue le samedi, le dimanche, le soir et à l’heure des repas.
Il sera impossible de se restaurer à l’intérieur de la bibliothèque de quelque façon que ce soit et pas davantage à l’extérieur de la bibliothèque sans avoir auparavant restitué tous les livres qui vous ont été confiés.
Il sera impossible de réserver son livre pour le lendemain.
Il sera impossible de savoir qui a emprunté le livre qui manque.
Autant que possible pas de toilettes.
Dans l’idéal, l’utilisateur ne devrait pas pouvoir entrer à la bibliothèque.15

Un seul de ces points suffit, on s’en doute, à ouvrir les portes de l’Enfer et à mettre en branle l’imagination de tout « esprit créateur ». Biblia nous aura donc fourni l’occasion de découvrir ou de redécouvrir des œuvres littéraires, plastiques, cinématographiques, scéniques et musicales nées paradoxalement de ce désir d' »ordre du Livre ». La Bibliothèque de Babel de Borges a été, comme elle le fut pour Eco, notre Bible. Et le nerf de notre réflexion sur la bibliothèque comme métaphore de l’intertextualité. Dès lors qu’on réfléchit en effet sur « la mémoire de la littérature » – et toute promenade entre les rayonnages de la bibliothèque nous y invite – on se heurte forcément à « un arbre aux embranchements nombreux, à rhizome plus qu’à racine unique, où les filiations se dispersent et dont les évolutions sont aussi bien horizontales que verticales »16. L’intertextualité conduit toujours la forme à être à elle-même son propre objet : elle est liée à la spécularité. La littérature entretient avec la bibliothèque un rapport de répétition et la bibliothèque exerce en retour sur la littérature un pouvoir de modélisation. C’est à Anne Bourse et à Julia Peslier, deux doctorantes de Paris-VIII, que j’avais confié la mission d’expliciter cette relation à partir de leurs corpus de thèses.

C’est précisément parce qu’il habite lui aussi – et depuis plus longtemps que nous – des deux côtés de la frontière entre critique et création que j’ai demandé à André Miquel d’être le « parrain » de notre Université, lui qui devait déclarer à son maître et ami Régis Blachère qu’il n’accepterait de prendre sa succession à l’Université de Paris-III que pour une chaire… de littérature comparée. Arabisant, certes, et des plus prestigieux, le traducteur des Mille et une nuits nous offre aujourd’hui un cadeau en forme d’avertissement. Au-delà du rêve qu’il exprime dans L’Orient d’une vie17 de pratiquer une « littérature comparée grecque, latine, arabe, française et allemande », André Miquel nourrit aussi l’espoir d’une université pluridisciplinaire qui ne craindrait pas, au nom d’une recherche inventive, de briser les cadres traditionnels des sections qui la constituent, afin de multiplier et de faciliter les « passages » entre les divers champs de la connaissance. Dans le sillage d’Alain Montandon et sous l’impulsion de sa nouvelle présidente, Anne Tomiche, Professeur à l’Université de Paris-XIII, notre association s’y emploie, afin de mieux dialoguer avec la sociologie, l’anthropologie, la médecine, en un mot, avec tout ce qui fait la vie concrète et la diversité qu’elle charrie. Faire circuler l’air dans la maison, comprenons ici : la bibliothèque, ne signifie pas qu’on la quitte. C’est ainsi que lassé par ce travail administratif qui est, je le cite, « la plaie de l’université française d’aujourd’hui », André Miquel a parfois pris la plume pour écrire autrement. Il l’a avoué publiquement, il lui est arrivé, le dimanche matin, de se servir du « passe » général ouvrant toutes les portes de la Bibliothèque nationale et de prendre le prétexte d’un article de l’Encyclopédie de l’Islam à lire pour se rendre dans la salle des imprimés et y écrire une heure ou deux. C’est dans ce lieu, à la fois intime et solennel, où la plupart d’entre nous ont noirci eux aussi tant de pages, la main d’autant plus attachée à leur plume que leur pensée vagabondait, qu’il imagina Sylvère et Constance, les héros de son attachant roman, La Bibliothèque des amants (Fayard, 1997). Au-delà de la mélancolie et de ses fixations sur une histoire qui n’est que catastrophe, le poète fait rayonner l’amour. Un amour sans mélange, sans hésitation : « Dans le soir presque tombé, la bibliothèque découpait une silhouette de vieille forteresse à demi ruinée. Entre ces murs vides et meurtris, qui n’abritaient plus, du mieux qu’ils pouvaient, qu’une petite part de leur vieille richesse, restait-il quelque chose de l’institution orgueilleuse (…) ? Tout un monde avait disparu, il ne restait plus que Sylvère et Constance, seuls, muets, la main dans la main devant ce désastre qui les assignait à comparaître devant leur éternité ». C’est pourquoi j’ai sollicité, aux côtés de Philippe Chardin, Sylvie Parizet et autres noms bien connus de notre Société, la présence d’autres participants tout aussi sensibles à l’interchangeabilité du dedans et du dehors, laquelle ne saurait « s’installer », comme le souligne Alexis Nouss, que « dans le balancement du principe de différence ». Des chercheurs, autrement dit, ayant relevé le défi de substituer le « et », la conjonction la plus apte, paradoxalement, à tracer « une ligne de fuite active et créatrice », au « est », « verbe fétiche des ontologies de la substance ». Comme Michel Melot, qui nous a révélé la singularité plurielle de la « bibliothèque » selon les « latitudes ». Ou Suzanne Liandrat-Guigues, historienne du cinéma, qui est revenue sur le documentaire d’Alain Resnais, Toute la mémoire du monde, réalisé pour la Bibliothèque nationale en 19569 et en a analysé la dimension fictionnelle. Comme Véronique Mauron que ses explorations de l’esthétique contemporaine ont conduite jusqu’aux bibliothèques fantomatiques de Claudio Parmiggiani : leur aura naît de leur disparition. Ou encore Benoît Peeters, scénariste de bandes dessinées, dont la bibliothèque d’Alta-Plana, imaginée avec son comparse l’architecte et dessinateur François Schuiten, illustrait notre programme : on y voit des pages blanches prendre leur essor et se muer, dans les airs, en colombes. À l’instar de la Bibliothèque dont il est homothétique, le Livre, dans le monde de cet ancien étudiant de Roland Barthes, est une divinité ambivalente. Il peut guérir : les résultats de la bibliothérapie qu’il nous communique dans son Guide des Cités10 laissent songeur. Mais il peut tuer aussi : tel est le sujet du roman qu’il a publié en 1980, La Bibliothèque de Villers.
Et enfin Christophe Deshoulières et Isabelle Van Welden dont les romans respectifs, Madame Faust (Julliard, 1989. Réédition Fayard, 1999) et Le Palais des archives (Christian Bourgois, 2002) ont fait de la Bibliothèque nationale un personnage à part entière. Le premier est universitaire et écrivain ; la seconde est écrivain et bibliothécaire. À partir du livre de l’autre, chacun a témoigné de ce que les « et » d’un « devenir métis » formaient les étapes d’un savoir qui serait connaissance, soit « une naissance à l’autre et avec l’autre, en une dynamique infinie ». « Un savoir de bibliothèque, non celui de l’ordinateur. Ce dernier, par ses possibilités de branchements sans limites, dessine une totalité potentielle, l’idée d’un savoir clos, tandis qu’une bibliothèque, c’est un livre et un livre et un livre… à l’infini. Un infini mouvant, chaotique, inégal. Or cette inégalité est garante de la reconnaissance de l’altérité »11.

À la fois collection, meuble et bâtiment, le mot « bibliothèque » résonne de toute sa polysémie en effet. Dans le numéro de la Revue de la Bibliothèque nationale de France qu’il a consacré, nous montrant le chemin à suivre, à « l’imaginaire de la bibliothèque », Denis Bruckmann rappelle à quel point elle « s’enracine au plus profond – et partout »12. Elle regarde vers Dieu : le mot même de « bibliothèque » désigne la Bible, laquelle, constituée de plusieurs livres, peut être considérée comme l’une des premières bibliothèques. Elle est liée à l’État dont elle peut apparaître, en raison de son obsession de l’ordre, comme la métaphore. Elle se rapporte au Corps : celui des lecteurs comme celui des bibliothécaires. Son histoire s’apparente à celle d’une digestion13 : le lecteur qui la fréquente est dévoré par les livres qu’il dévore ; elle-même est un « ventre » dont les quatre sources d’enrichissement sont les dons, les achats, les échanges et le dépôt légal. « Lieu des liens » selon Robert Damien, elle est surtout, on l’aura compris, le lieu des paradoxes : symbolisant l’enfermement de la connaissance, elle en assure la diffusion ; argument majeur de la finalité révolutionnaire, avec l’école et le musée, « elle enkyste les humiliés dans leurs silences et les exploités dans leurs ignorances ». À la fois outil de conservation et de ségrégation, elle nourrit aussi bien les métamorphoses qu’elle perpètre le meurtre des possibles : « Demeure (alors) ouvert le choix entre d’une part la dénonciation d’une bibliothèque dévitalisée incitant à l’ontologie de l’action poétique et d’autre part la promotion d’une bibliothèque matricielle des métamorphoses ». Deux éléments sont à retenir de ce panorama clair et obscur : 1. En étant ceci et cela, à l’infini, la bibliothèque est en soi « un monde métis ». 2. L’imaginaire de la bibliothèque se nourrit essentiellement de ses dysfonctionnements réels.

Le 10 mars 1981, à l’occasion du 25e anniversaire de l’installation de la Bibliothèque Communale de Milan dans le Palais Sormani, Umberto Eco devait élaborer un modèle négatif de la Bibliothèque en une vingtaine de points. La « mauvaise bibliothèque » qu’il imagine constitue selon lui le point de départ d’une « bonne fiction » : « Évidemment il s’agit d’un modèle aussi fictif que celui de la bibliothèque polygonale. Mais comme dans toutes les fictions, de même qu’une caricature naît de l’adjonction d’une tête de cheval sur un corps humain avec queue de sirène et écailles de serpent, je crois que chacun de nous pourra retrouver dans ce modèle négatif les souvenirs lointains de ses propres aventures dans les plus petites bibliothèques de notre pays et d’autres pays. Une bonne bibliothèque, au sens de mauvaise bibliothèque (c’est-à-dire un bon exemple du modèle négatif que j’essaie de réaliser) doit être avant tout un immense cauchemar ». Ce dernier terme, en français dans le texte publié de cette conférence14, s’est imposé à l’auteur à la suite de sa lecture du « Livre » dont il lut d’ailleurs un extrait ce jour-là, pour mettre l’esprit de ses auditeurs « dans de bonnes dispositions comme le feraient les litanies » : La Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges. Est-ce là une bibliothèque possible ou appartient-elle seulement à un univers imaginaire ? De toute façon, commente Eco, « même un code élaboré pour une bibliothèque familiale permet de telles variations, de telles projections et autorise à penser à des bibliothèques polygonales ». C’est donc à partir de la pluralité d’objectifs fixés par la bibliothèque borgésienne qu’il imagine sa bibliothèque cauchemardesque.

Cette dernière répond aux dix-neuf critères suivants :

Les catalogues doivent être subdivisés au maximum.
Les descripteurs matières doivent être décidés par le bibliothécaire. Les livres ne porteront pas au revers de la page de garde une indication de la rubrique où il convient de la ranger.
La cote doit être impossible à transcrire.
Le temps entre demande et réception des livres sera très long.
Ne pas servir plus d’un livre à la fois.
Les livres que vous avez réclamés au moyen d’une fiche et qu’on vous apporte ne peuvent pas être emportés dans la salle de consultation.
On évitera autant que possible l’existence de tout photocopieur.
Le bibliothécaire devra considérer le lecteur comme un ennemi, un désoeuvré, un voleur potentiel.
Presque tout le personnel doit être affecté de handicaps physiques.
Le service de renseignements pour les lecteurs devra être inaccessible.
On découragera le prêt.
Le prêt inter-bibliothèque sera impossible et dans tous les cas il exigera des mois.
En conséquence de tout ce qui précède, les vols seront très faciles.
Les horaires doivent coïncider exactement avec les horaires de travail, décidés par accord préalable avec les syndicats : fermeture absolue le samedi, le dimanche, le soir et à l’heure des repas.
Il sera impossible de se restaurer à l’intérieur de la bibliothèque de quelque façon que ce soit et pas davantage à l’extérieur de la bibliothèque sans avoir auparavant restitué tous les livres qui vous ont été confiés.
Il sera impossible de réserver son livre pour le lendemain.
Il sera impossible de savoir qui a emprunté le livre qui manque.
Autant que possible pas de toilettes.
Dans l’idéal, l’utilisateur ne devrait pas pouvoir entrer à la bibliothèque.15

Un seul de ces points suffit, on s’en doute, à ouvrir les portes de l’Enfer et à mettre en branle l’imagination de tout « esprit créateur ». Biblia nous aura donc fourni l’occasion de découvrir ou de redécouvrir des œuvres littéraires, plastiques, cinématographiques, scéniques et musicales nées paradoxalement de ce désir d' »ordre du Livre ». La Bibliothèque de Babel de Borges a été, comme elle le fut pour Eco, notre Bible. Et le nerf de notre réflexion sur la bibliothèque comme métaphore de l’intertextualité. Dès lors qu’on réfléchit en effet sur « la mémoire de la littérature » – et toute promenade entre les rayonnages de la bibliothèque nous y invite – on se heurte forcément à « un arbre aux embranchements nombreux, à rhizome plus qu’à racine unique, où les filiations se dispersent et dont les évolutions sont aussi bien horizontales que verticales »16. L’intertextualité conduit toujours la forme à être à elle-même son propre objet : elle est liée à la spécularité. La littérature entretient avec la bibliothèque un rapport de répétition et la bibliothèque exerce en retour sur la littérature un pouvoir de modélisation. C’est à Anne Bourse et à Julia Peslier, deux doctorantes de Paris-VIII, que j’avais confié la mission d’expliciter cette relation à partir de leurs corpus de thèses.

C’est précisément parce qu’il habite lui aussi – et depuis plus longtemps que nous – des deux côtés de la frontière entre critique et création que j’ai demandé à André Miquel d’être le « parrain » de notre Université, lui qui devait déclarer à son maître et ami Régis Blachère qu’il n’accepterait de prendre sa succession à l’Université de Paris-III que pour une chaire… de littérature comparée. Arabisant, certes, et des plus prestigieux, le traducteur des Mille et une nuits nous offre aujourd’hui un cadeau en forme d’avertissement. Au-delà du rêve qu’il exprime dans L’Orient d’une vie17 de pratiquer une « littérature comparée grecque, latine, arabe, française et allemande », André Miquel nourrit aussi l’espoir d’une université pluridisciplinaire qui ne craindrait pas, au nom d’une recherche inventive, de briser les cadres traditionnels des sections qui la constituent, afin de multiplier et de faciliter les « passages » entre les divers champs de la connaissance. Dans le sillage d’Alain Montandon et sous l’impulsion de sa nouvelle présidente, Anne Tomiche, Professeur à l’Université de Paris-XIII, notre association s’y emploie, afin de mieux dialoguer avec la sociologie, l’anthropologie, la médecine, en un mot, avec tout ce qui fait la vie concrète et la diversité qu’elle charrie. Faire circuler l’air dans la maison, comprenons ici : la bibliothèque, ne signifie pas qu’on la quitte. C’est ainsi que lassé par ce travail administratif qui est, je le cite, « la plaie de l’université française d’aujourd’hui », André Miquel a parfois pris la plume pour écrire autrement. Il l’a avoué publiquement, il lui est arrivé, le dimanche matin, de se servir du « passe » général ouvrant toutes les portes de la Bibliothèque nationale et de prendre le prétexte d’un article de l’Encyclopédie de l’Islam à lire pour se rendre dans la salle des imprimés et y écrire une heure ou deux. C’est dans ce lieu, à la fois intime et solennel, où la plupart d’entre nous ont noirci eux aussi tant de pages, la main d’autant plus attachée à leur plume que leur pensée vagabondait, qu’il imagina Sylvère et Constance, les héros de son attachant roman, La Bibliothèque des amants (Fayard, 1997). Au-delà de la mélancolie et de ses fixations sur une histoire qui n’est que catastrophe, le poète fait rayonner l’amour. Un amour sans mélange, sans hésitation : « Dans le soir presque tombé, la bibliothèque découpait une silhouette de vieille forteresse à demi ruinée. Entre ces murs vides et meurtris, qui n’abritaient plus, du mieux qu’ils pouvaient, qu’une petite part de leur vieille richesse, restait-il quelque chose de l’institution orgueilleuse (…) ? Tout un monde avait disparu, il ne restait plus que Sylvère et Constance, seuls, muets, la main dans la main devant ce désastre qui les assignait à comparaître devant leur éternité ».