Éditos
In memoriam Cécile Hussherr-Poisson
(5 avril 1975 – 20 mars 2023)
« L’ombre de Caïn plane sur l’histoire humaine »
(L’ange et la bête. Caïn et Abel dans la littérature)
« Caïn, où est ta victoire ? »
(Figures bibliques, figure mythiques)
Évoquer la mémoire de Cécile, quelques jours seulement après son assassinat, c’est d’abord dire l’état de sidération dans lequel nous sommes tous plongés face à la barbarie de ce féminicide. Entre stupeur et révolte, désespoir et incompréhension, détresse et douleur, incommensurable est l’onde de choc qui atteint les membres de la SFLCG, cette communauté comparatiste au sein de laquelle Cécile avait choisi d’exercer son métier d’enseignante-chercheuse.
Évoquer la mémoire de Cécile, c’est surtout dire à sa famille et à ses amis combien nous pensons à eux. Il est peu de mots face à l’irréparable. Mais que ses proches soient assurés de notre soutien, et qu’ils reçoivent nos plus sincères condoléances. Si une société savante est un lieu d’échanges intellectuels destinés à faire progresser la recherche, la disparition tragique de Cécile nous rappelle que c’est aussi un lieu de partage où se nouent de véritables amitiés — un lieu de sororité et de fraternité humaines.
Évoquer la mémoire de Cécile, ce sera ici bien évidemment rendre hommage à ses travaux de recherche. Si nous nous sentons impuissants, et désarmés, face à tant de violence, il est une chose que nous pouvons, et devons, faire, c’est donner à lire les travaux de cette brillante comparatiste qui n’a précisément jamais cessé d’interroger les mécanismes de la violence meurtrière. L’étude des figures de Caïn et Abel en littérature, sujet de sa thèse, celle de Satan, si intimement lié à Caïn, ou encore celle de Job, qu’elle évoquait souvent, était sa façon de questionner l’arbitraire et le scandale du Mal.
On peut tuer une femme, mais on ne tue pas ses écrits. Avant de retracer le parcours de Cécile, donnons à entendre sa voix, écoutons-la nous parler du mythe de Caïn, auquel elle a consacré tant d’années de recherche : « Le mythe biblique a pour fonction d’exprimer une vérité supérieure, et, en ce qui concerne Gn 4, l’inexplicable — la présence du mal sur terre, et cette haine fratricide qui déchire l’humanité. Le choix du premier récit mythique pour raconter le premier fratricide est une manière de dire, pour mieux la déplorer, l’universalité du mal, et son caractère mystérieux : à vues humaines, il est incompréhensible, et pourtant omniprésent » (L’ange et la bête, page 13)
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Née en 1975, Cécile Poisson a connu un parcours d’excellence : élève au lycée Louis-le-Grand, elle intègre l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm en 1995. Durant ses années d’École, elle passe une licence de Lettres Classiques en 1996, puis une maîtrise de Grec l’année suivante, avec un mémoire sur « Jacob et Esaü, versions et exégèse », sous la direction de Monique Alexandre. Elle apprend l’hébreu, biblique mais aussi moderne, et effectue un séjour à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem pour s’initier à l’exégèse auprès des Dominicains. L’année 1997-1998 se déroule à Harvard, où elle suit, en qualité de special student, des cours sur la littérature anglaise du xixe siècle et sur les langues et civilisations du Proche Orient, tout en se perfectionnant en grec ancien.
C’est à cette même époque qu’elle fait le choix de la littérature comparée en décidant d’effectuer son mémoire de DEA (« Caïn et Abel dans les littératures française et anglaise du xixe siècle ») sous la direction de Pierre Brunel. À son retour en France, son parcours de normalienne passionnée de grec se clôt fort logiquement par une agrégation de Lettres Classiques (juin 1999). Dans les remerciements de sa thèse, elle rend hommage en particulier, à Bernadette Leclercq-Neveu et à Déborah Lévy-Bertherat, ses caïmans de grec et de littérature comparée, et remercie ses amis Aurélie Foglia, Florence Gaillet et Emmanuel Reibel pour leur aide. Lors de l’hommage qui lui a été rendu le 30 mars rue d’Ulm, ses camarades et professeurs ont rappelé à quel point ils gardaient de Cécile le souvenir d’une élève pleine de vie, généreuse, solaire et lumineuse – pour ne rien dire de ses brillantes qualités intellectuelles bien sûr.
En 1999, elle obtient une allocation à l’Université de Marne-la-Vallée, où elle poursuit ses recherches en faisant sa thèse sur Caïn et Abel, dans le prolongement de son mémoire de DEA, sous la direction d’Annick Bouillaguet, au sein de la jeune équipe « Littérature et savoir des formes ». Elle continue dans le même temps de travailler avec l’équipe « Mythes littéraires » du Centre de recherche en littérature comparée de Paris-IV, et s’intéresse à de nombreuses figures bibliques (Athalie, Dalila, Ruth, Sarah), sur lesquelles elle écrit des articles de synthèse pour le Dictionnaire des mythes féminins (Éditions du Rocher, 2002), dont Pierre Brunel assure la direction.
Elle garde aussi des liens avec l’ENS, bien sûr, où elle anime, avec Emmanuel Reibel, en 1999-2000, un séminaire de Littérature comparée, « Réécritures et ambiguïtés », qui donnera lieu, deux ans plus tard, à une publication intitulée Figures bibliques, figures mythiques (Éditions rue d’Ulm, 2002), préfacée par Yves Chevrel. C’est dans l’article qu’elle consacre à Caïn chez Hugo, Baudelaire et Bloy (« La Folie de Caïn, ou Satan vaincu ») qu’elle met en valeur, par une présentation typographique qui la détache du corps de l’étude, à la fin de la dernière page, cette phrase inspirée de la Lettre aux Corinthiens (« Mort, où est ta victoire ? »), et qui résonne aujourd’hui avec tant d’acuité à nos oreilles : « Caïn, où est ta victoire ? » (Figures bibliques, figures mythiques, page 93).
Doctorante, et jeune docteure, elle participe à de nombreux colloques et séminaires qu’il est impossible de citer ici de façon exhaustive, sur la figure de Caïn, bien sûr, mais aussi sur celle de Lucifer, ou encore d’Esther : « Caïnisme et lieux initiatiques : une trouvaille du romantisme ? (Lieux du mythe – Actes du XXXe Congrès de la SFLGC, Pulim, 2003) ; « Formes et thèmes de l’œuvre : le mythe d’Esther dans À la Recherche du temps perdu » (Travaux et recherches de l’UMLV, hommage à Annick Bouillaguet, Presses de l’Université de Marne-la-Vallée, 2004) ; « Lucifer, figure romantique du salut ? » (Travaux et recherches de l’UMLV, n° 12, avril 2006).
En tant que comparatiste, on le voit, elle trouve vite son champ de recherche, pour devenir spécialiste des mythes bibliques. Cécile possède à cet égard, comme le notait Pierre Brunel dans le rapport de soutenance, de solides atouts linguistiques, puisqu’elle maîtrise l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien et l’hébreu moderne, ainsi que trois langues anciennes, le latin, le grec et l’hébreu biblique. Sa thèse, et le livre qu’elle publiera ensuite, sont dédiés à la mémoire de sa grand-mère Kyra : « Façonnée par deux cultures, originaire de trois pays, elle connaissait cinq langues européennes, le latin et le slavon », écrit Cécile, qui poursuit : « alliée à une tolérance éprouvée par les événements, sa curiosité intellectuelle m’a donné le goût de la littérature comparée ».
Sa thèse, qu’elle soutient le 12 octobre 2002 devant un jury composé d’Annick Bouillaguet, Pierre Brunel, Anne-Marie Pelletier, Henriette Levillain et Agnès Spiquel, et pour laquelle elle reçoit la mention « Très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité », vient combler un manque en approfondissant l’étude du Caïn romantique, dont Philippe Sellier, Anne-Marie Pelletier ou Ricardo Quinones avaient montré tout l’intérêt, sans qu’un travail de recherche plus approfondi soit consacrée à ce dix-neuvième siècle si riche en réécritures littéraires, surtout en Angleterre et en France où les plus grands écrivains (Coleridge, Byron, Hugo, Baudelaire, Nerval…) consacrent à Caïn des œuvres magistrales, et qui constitue un tournant dans l’histoire de ce mythe. Comme l’écrit Agnès Spiquel dans le rapport de soutenance : « Cécile Hussherr sait bien que toutes les interprétations de figures mythiques – Caïn et Abel peut-être plus que d’autres – dépendent largement de présupposés philosophiques, religieux, idéologiques ; son sujet la mène donc à revisiter nombre des représentations que s’est faites le romantisme, et à faire pièce à quelques idées toutes faites, entre autres celles que le Caïn romantique serait une figure de révolté. Elle mène cette relecture du siècle avec une tranquille audace, fermement appuyé sur un travail d’enquête à la fois extensif et approfondi, et sur ses qualités d’analyse et de réflexion. »
Cécile devient ainsi une brillante dix-neuvièmiste spécialiste des littératures anglaise et française, et surtout, très vite, par sa connaissance approfondie du texte biblique et de son exégèse, une enseignante-chercheuse très active dans le domaine de recherche comparatiste « Bible et littérature », pour reprendre les catégories définies dans La Recherche en littérature générale et comparée en France en 2007 (P. U. de Valenciennes, 2007). C’est ainsi, fort logiquement, qu’elle travaillera avec des chercheurs comme Anne-Marie Pelletier ou Danièle Chauvin, notamment.
Elle est élue maîtresse de conférences à Marne-la-Vallée en 2003, où elle assure aussitôt la direction du Département (2004-2006), comme elle le fera à nouveau en 2022, pour un deuxième mandat tragiquement inachevé. Son engagement, et son dévouement, envers les étudiantes et étudiants, est loué de tous, comme le rappelle sa proche collègue et amie Caroline Trotot dans le très bel hommage qu’elle lui a rendu sur le site de leur université.
C’est fin 2003 qu’elle s’attelle à la publication de sa thèse, qui paraîtra en 2005 aux éditions du Cerf sous le titre L’ange et la bête. Caïn et Abel dans la littérature. Il faut dire ici un mot de la façon dont elle a retravaillé sa thèse. Loin de se contenter de la « toiletter », elle a accepté, chose rare, de la remanier en profondeur, non parce que le texte l’aurait exigé, mais parce que tel était le souhait de l’éditeur pour en faire un livre qui s’insère dans la collection prévue. Il s’agissait de la réduire de moitié (ce qu’elle a aussitôt fait, sans aucune coquetterie d’autrice), et d’ajouter un chapitre sur le xxe siècle : elle s’est lancée avec cœur dans l’aventure, découvrant de nouvelles réécritures de Caïn non encore étudiées.
Ainsi de l’œuvre de George Bernard Shaw, Back to Mathuselah. Cécile s’intéresse en particulier à ce passage où Caïn, longtemps après le meurtre d’Abel, imagine une épopée qui exalte la guerre (« J’ai imaginé le glorieux poème d’hommes nombreux, plus nombreux qu’il n’y a de feuilles sur un millier d’arbres » [¼] « Toutes ces multitudes d’hommes se battant, se battant et tuant, tuant ! [¼] Ce sera la vraie vie »), et surtout, au dialogue qui s’ensuit avec sa mère, qu’il prend pour témoin de ses désirs sanguinaires. À quoi Ève lui répond qu’il « n’est pas un surhomme, mais un anti-homme ». Cécile souligne alors cette opposition entre Caïn et Eve, homme et femme : « Monstrueux, Caïn l’est parce qu’il prétend imposer la violence au genre humain et faire de sa vie une guerre perpétuelle : c’est en tuant qu’il se sent exister, parce que le meurtre, qu’il considère comme un art, lui faisant prendre conscience de sa force, lui donne le sentiment de dominer son espèce. [¼] Ève lui rappelle que la femme est créatrice, et que l’homme qui détruit cette création n’est qu’un faible d’esprit » (L’ange et la bête, pages 194-195).
Cette réponse apportée par l’Ève de G. B. Shaw entre en écho avec la trajectoire de recherche qui sera celle de Cécile, et qui la conduira, de ses travaux sur les représentations littéraires du scandale du mal à l’étude de l’écriture féminine comme lieu où affronter et combattre ce scandale. Mais revenons-en à sa thèse, et au livre qui en est issu, pour en citer la dernière page, qui offre une réflexion d’une grande richesse sur la figure du fratricide au vingtième siècle :
« La notion de rivalité fraternelle permet de penser aussi bien les jalousies familiales et/ou amoureuses que la guerre, qu’elle soit mondiale ou civile. Lorsque s’y ajoute le thème de la surpuissance, se pose évidemment la question de la monstruosité historique de Caïn ; Gn 4 est un des nombreux textes convoqués pour tenter de penser l’incompréhensible : les deux guerres mondiales, les totalitarismes, la Shoah. L’ombre de Caïn plane sur l’histoire humaine, et nous sommes parfois bien loin de la tentative romantique d’innocenter le criminel. La lecture historique et culturelle de Gn 4 gagnerait plutôt à être rapprochée de celles qu’a tentées le xvie siècle. L’effacement du contexte biblique au profit d’une insertion de Gn 4 dans l’histoire souligne que la monstruosité de Caïn est plus que symbolique. Elle l’est dans les lectures psychanalytiques du fratricide ; le drame de l’humanité au xxe siècle est justement l’impossibilité de contenir le meurtre dans la sphère symbolique. Lorsque la rivalité s’accomplit historiquement, Caïn inspire la guerre, et plus généralement toutes les formes de dégradation, voire de négation de l’humanité. La valeur universelle et partant didactique du récit est constamment réaffirmée. Dieu est moins en cause que Caïn ou Abel et le mystère du mal doit être repensé : ni résignation ni blasphème n’ont plus de sens. Il convient alors de nommer le mal pour le dénoncer et de réfléchir à la notion de fraternité humaine.
Le Caïn maudit n’est donc plus en concurrence avec un Caïn exalté : gêné par la présence d’un double qui lui ressemble trop ou, au contraire, reflète ce qu’il voudrait être, il est désormais en quête de son identité. Cette quête l’entraîne vers un nouveau pays de Nod, qui ouvre son devenir à l’imprévu… » (L’ange et la bête, page 206)
Durant l’année 2004-2005, Cécile anime un séminaire à l’ENS, « De la Bible à l’œuvre », avec Déborah Lévy-Bertherat et Sylvie Parizet. Nous gardons le souvenir d’une année de travail particulièrement riche et heureuse, faite de moments de rencontre aussi joyeux que passionnants sur le plan intellectuel. La préparation de ce séminaire, qui visait à approfondir le regard porté sur la Bible comme œuvre littéraire, invite Cécile à rencontrer, entre autres, des personnalités aussi diverses que Florence Delay, traductrice engagée dans l’aventure de la nouvelle Bible Bayard, Henri Meschonnic, pour son entreprise de « des-hellénisation de la Bible », comme il aimait parfois à qualifier sa traduction, Mahmoud Azab, venu parler de « David et Bethsabée dans la tradition islamique », ou encore Marguerite Harl, qui devait présenter aux élèves son dernier livre, La Bible en Sorbonne ou la revanche d’Érasme (Cerf, 2004). Des entretiens avec la douzaine de conférenciers pressentis précédaient le plus souvent les interventions prévues, et la visite rendue à cette grande dame qu’était Marguerite Harl, qui avait tant œuvré pour faire reconnaître la Bible grecque à l’université – et qui retraçait, dans son livre, le combat qui avait été le sien pour faire accepter son champ de recherche– avait constitué un émouvant moment d’échange entre Cécile, jeune chercheuse passionnée de grec autant que de Bible, et l’éminente spécialiste de la Septante, maître d’œuvre de cette vaste entreprise de traduction de la « Bible d’Alexandrie », menée, entre autres, avec Olivier Munnich, à qui Cécile rend aussi hommage dans les remerciements de sa thèse.
Ces valeurs de tolérance et d’ouverture que Cécile défend au sein de son université notamment se retrouvent dans sa façon de lire et de faire lire la Bible aux étudiantes et étudiants, dans le respect d’une laïcité authentique, non seulement lors de ce séminaire à l’ENS, et à l’université Gustave Eiffel, mais aussi, quinze ans plus tard, à Sciences Po, où elle participe au programme « Emouna », qui associe des laïcs, des moines bouddhistes, des pasteurs, des rabbins, des imams, des prêtres et des popes. Elle est intervenue dans cette formation en 2019, 2020 et 2021 (sur « Victor Hugo, poète et prophète », ou sur les réécritures de Caïn), invitée par Pauline Bebe, première femme rabbin de France avec qui elle noue des relations d’amitié.
S’il est un domaine particulier où Cécile excelle, c’est l’herméneutique. Elle lit les Pères grecs et latins dans le texte, elle travaille avec le plus grand sérieux l’herméneutique juive, et elle a toujours eu à cœur de se former auprès des meilleurs spécialistes. Déjà, dans sa thèse, elle montrait ce que les réécritures littéraires du quatrième chapitre de la Genèse doivent à Augustin, reprenant le texte latin pour mettre au jour ce qu’elle appelle la « mémoire collective augustinienne », qu’elle distingue avec finesse de ce qui relève de la « théologie d’Augustin » :
« L’influence d’Augustin sur la littérature caïnique et abélique est indéniable. Elle n’est pas toujours voulue et doit autant à la célébrité du Docteur de l’Église, à ses œuvres, qu’à des interprétations parfois erronées de sa théologie. La représentation de Caïn comme un être absolument mauvais doit moins à Augustin qu’à la mémoire collective augustinienne. Voilà donc Caïn et Abel érigés au rang d’archétypes du mal et du bien pour de nombreux siècles. Toujours, ce présupposé guidera les interprètes et commentateurs de Gn IV chargés d’en décrypter les subtilités et, surtout, d’en lever toute ambiguïté pour un auditoire ou un lectorat dont une grande partie ne possédait ni la culture lui permettant de déceler les ellipses de Gn IV, ni même le droit de lire la Bible hors des lieux saints » (Thèse de doctorat, « Caïn et Abel dans les littératures anglaise et française du dix-neuvième siècle », page 78).
Cécile s’intéressait beaucoup au rôle que jouent les commentaires exégétiques dans la constitution de l’imaginaire attaché aux mythes bibliques. C’est tout naturellement qu’elle participe ainsi au colloque « Herméneutique biblique et création littéraire, de la fin de l’âge classique à l’époque contemporaine », organisé à l’université de Paris-Sorbonne et à l’université de Paris-Nanterre en 2006, et où elle s’attache à réexaminer la place de la ville de Londres dans l’œuvre de Dickens à la lumière de l’opposition augustinienne entre les deux cités. Relisons la conclusion qu’elle donne à l’article publié à la suite de cette communication :
« Si Caïn et Abel demeurent, en théorie, les archétypes du mal et du bien, s’il n’est pas difficile d’opposer personnages mauvais et personnages angéliques, certains héros masculins semblent tout aussi ambigus que leur auteur. [¼] En reprenant la double tradition des deux cités et de récriture de Gn 4, Dickens contribue [¼] à la modernisation du mythe de Caïn et Abel, tout d’abord en faisant disparaître la sphère surnaturelle jadis utile à la révolte romantique, ensuite en teintant ses héros d’une ambiguïté qui fera la fortune des deux frères au xixe siècle. » (« Dickens, Londres, et La Cité de Dieu », dans Les écrivains face à la Bible, page 51)
En 2008, elle est une des premières – et enthousiastes – collaboratrices de La Bible dans les littératures du monde (Éditions du Cerf, 2016) : elle y étoffe et prolonge ses travaux sur Caïn et Abel, en rédigeant ces deux entrées (y ajoutant des références aussi diverses que Baczyński, Dan Pagis, Hrabal, Hwang Sun-Won ou Haïk), mais s’attelle surtout à de nouvelles et importantes recherches pour les vastes synthèses sur « La Chute » et « L’Eden », qu’elle accepte de prendre en charge, là où peu de candidats se pressent, sachant le temps et l’énergie qu’il faut déployer pour étudier de tels sujets « dans les littératures du monde ». Avec la profonde modestie qui la caractérise, Cécile accomplit là un immense travail, animée par la passion de la recherche : de tels articles comparatistes exigent un temps de recherche infini, pour peu de visibilité sur un curriculum vitae.
Il faudrait mentionner ici ses travaux sur Camus. « Camus et la Bible », paru en 2016 dans ce même ouvrage, fait suite à de nombreux articles sur cet écrivain avec qui elle se sent de profondes affinités. On citera sa participation, quelques années auparavant, au Dictionnaire Albert Camus (Laffont, 2009, collection « Bouquins »), dirigé par Jeanyves Guérin, qui était directeur de l’UFR de Lettres à Marne-la-Vallée au moment où Cécile y était allocataire. On signalera aussi son article sur Caïn chez Camus et Pierre Emmanuel dans Lectures politiques des mythes littéraires (« Algérie, totalitarisme, libéralisme : lecture du mythe de Caïn chez Albert Camus et Pierre Emmanuel, de l’exil terrestre à l’enracinement dans la terre », Presses de Paris Ouest, 2009). Cette filiation avec l’humanisme de Camus est en parfaite cohérence avec les préoccupations dont témoignent ses recherches, celle de la littérature comme lieu où se donne à entendre notre cri de détresse face à l’absolu scandale du mal, et où tente de s’élaborer, sinon une réponse, du moins l’esquisse salvatrice d’une voie, d’un passage, d’une perspective qui permettrait de donner du sens à ce qui est défi à notre humanité, la mort de l’enfant dans La Peste – ou la disparition tragique de Cécile.
En 2012, Cécile se met en disponibilité, et part quelques années aux États-Unis. C’est pour elle une période de retrait de la vie universitaire, où elle se consacre à ses trois enfants, et où elle s’intéresse à la question du numérique, domaine dans lequel elle a déjà publié plusieurs ouvrages. Elle évoquait à ce moment-là un livre intitulé Premiers hommes, premiers meurtres, sur lequel elle travaillait. Quelques temps après son retour, en 2018, elle réintègre son poste à Marne-la-Vallée.
Si elle continue à garder la Bible comme domaine de recherche principal, elle se passionne plus spécifiquement pour la question de l’écriture féminine (en même temps qu’elle s’implique dans la vie de l’université, devenant « sentinelle égalité ») – alors que, dans sa thèse, elle avait essentiellement travaillé sur des auteurs masculins. Cécile s’était ainsi attelée, plus récemment, à des recherches sur Mary Wollstonescraft, la célèbre autrice de A Vindication of the Rights of Woman, œuvre pionnière du féminisme, tandis qu’elle publiait un article sur sa fille, Mary Shelley.
Cécile Hussherr-Poisson publie en effet, pour la première fois sous ce nom, un passionnant article sur un roman moins connu de l’autrice de Frankenstein, The Last Man : « La voix de la Sibylle ou le post-apocalyptisme au féminin » (Imaginaires postapocalyptiques, UGA éditions, 2021). Elle y montre la façon dont Mary Shelley va affirmer, dans cette œuvre, que « le chaos est source de création littéraire » (page 58) : par les stratégies narratives qu’elle déploie, l’autrice œuvre à dénoncer cet effroyable « ordre des choses » sous lequel se déguise l’asservissement si violemment imposé aux femmes. Pour Cécile, « c’est tout le génie de Mary Shelley que de heurter son lecteur en brouillant de nombreux repères [¼] pour faire entendre la voix inaudible : voix de l’écrivaine, dans une Angleterre où la création (la paternité) littéraire et le romantisme apocalyptique sont fondés sur un archétype patriarchal » (page 58). Citons encore sa conclusion : « The Last Man repose sur une prophétie réalisée et c’est en cela qu’il est un roman d’anticipation : Mary Shelley déploie la peste pour pouvoir penser un ordre social et humain différent, dans lequel la voix féminine serait audible. En ce sens, elle remotive l’étymologie de la prophétie : elle “parle pour” toutes les voix féminines qui n’ont pu se faire entendre, de la Sibylle à ses contemporaines. Elle se fait la voix, non d’une transcendance masculine – qu’on la nomme Dieu ou Apollon, ou encore Percy Shelley –, mais de l’immanence féminine résolue à se faire entendre, hors de l’angélisme ou de la diabolisation. [¼] Par le truchement de la littérature romanesque, la première femme survit au dernier homme. » (Imaginaires postapocalyptiques, pages 70-71).
On le voit, Cécile a été fauchée en pleine maturité intellectuelle, au moment où s’ouvrait à elle tout un nouveau pan de recherches sur la façon dont les femmes peuvent s’émanciper par l’écriture, et mettre en scène, dans leurs œuvres, une réponse à ce drame de l’asservissement. Cet axe de travail était en parfaite cohérence avec ses travaux bibliques sur la violence et le mal, et avec l’intérêt constant qu’elle portait aux livres de Sagesse (« Registre sapiential et imaginaire collectif », in Le Registre sapiential. Le livre de Sagesse ou les visages de Protée, Peter Lang, 2007) et en particulier au Livre de Job, comme l’atteste encore son dernier article, qui sera publié à titre posthume (« La détresse de Job à l’épreuve de la Shoah : lorsque l’Histoire dépasse l’universalité du mythe »). De Jacob et Ésaü, sujet de son mémoire de maîtrise, et Caïn et Abel, sujet de sa thèse, à ses travaux sur Mary Wollstonecraft ou Mary Shelley, la question du traitement littéraire de l’inégalité, qu’elle soit en faveur de l’aîné ou du cadet, a rejoint, pour cette enseignante-chercheuse qui était « sentinelle égalité », le combat institutionnel pour l’égalité hommes-femmes…
Il resterait, non pour clore, mais pour ouvrir ce parcours, à évoquer À quoi bon la Bible en temps de détresse ?, ouvrage collectif co-dirigé avec son ami Christos Nikou, à paraître prochainement aux Presses de la Sorbonne. Cécile y commente la question, inspirée des vers d’Hölderlin, posée dans le titre (« cette question affirme, paradoxalement, l’importance de la parole en temps de détresse, et plus particulièrement de toute parole mythique et poétique, seule apte à exprimer l’indicible »), et surtout, elle clôt l’introduction qu’elle a co-rédigée (mais ce dernier paragraphe est de sa seule main, comme le souligne Christos Nikou) par ces phrases :
« Face à la Bible, notre “temps de détresse” semble lui aussi universel. Pandémie, détresse de l’idéal européen, détresse des migrants qui meurent par milliers en nos parages, détresse de notre supposée impuissance face à la remontée de l’antisémitisme, détresse des victimes de violences conjugales qui ne peuvent se reconnaître dans les figures fortes d’Esther, de Ruth, de Judith, dans ces figures de femmes aimées et respectées du Christ, détresse enfin des innombrables victimes réduites au silence dans des Églises trop longtemps soucieuses d’éviter “le scandale”. Universelle, la Bible ? En tout cas, toujours d’actualité. » (À quoi bon la Bible en temps de détresse ?)
Est-il besoin de rappeler que Cécile, depuis des années, prêtait une écoute attentive, et apportait une aide efficace, aux étudiantes victimes de violences sexuelles et sexistes ? Et qu’elle se révoltait contre toutes les formes de souffrances, mettant aussi toute son énergie au service d’associations comme Dyspraxie-France-DYS.
On l’aura compris, c’est une chercheuse des plus brillantes, une femme et une mère d’une immense valeur humaine, et une enseignante profondément aimée de ses collègues, de ses étudiantes et étudiants – chez qui l’onde de choc, là encore, est immense – que l’assassin a privée de vie. Comme l’a écrit l’une de ses étudiantes, « quand je pense que, le semestre dernier, elle nous faisait cours sur la tragédie… ».
Privée de vie, mais pas de mots. Les ouvrages et articles de Cécile demeurent. À nous de faire circuler cette parole. Une journée d’étude aura lieu à l’ENS à l’occasion de l’anniversaire de son décès, pour donner à ses écrits les prolongements qu’elle n’a pas pu leur apporter elle-même, et continuer ainsi de faire vivre sa mémoire.
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Les sujets qu’un enseignant-chercheur choisit d’aborder sont rarement étrangers, on le sait, à ses préoccupations et convictions personnelles. Dans l’un des derniers cours qu’elle a assurés, Cécile se proposait d’étudier, à partir d’un corpus composé d’œuvres de Mary Shelley, Charlotte Brontë, Louisa May Alcott et Virginia Woolf, « l’écriture féminine » comme « stratégie de survie » et « lieu de dénonciation » de « ces violences auxquelles ont été soumises celles qui ne voulaient pas céder ».
Cécile, tu n’as pas cédé, tu l’as payé de ta vie. Nous garderons à jamais vivants ton sourire lumineux, ta voix cristalline, ton humour, ta brillante intelligence, et, au cœur des épreuves, ta foi inébranlable dans ces valeurs humanistes de tolérance, de sororité et de fraternité en lesquelles tu croyais profondément, et que tu faisais vivre au quotidien.
Cécile, nous rendrons à jamais hommage à ton silencieux courage, ces dernières années notamment, pour affronter les épreuves auxquelles tu étais confrontée, et protéger ceux que tu aimais. Courage dont il est difficile de mesurer l’étendue, tant tu restais pudique sur le drame intime que tu vivais.
Cécile, dans le mystère de cet au-delà et de ce Ciel en lequel tu croyais profondément, nous te souhaitons de tout cœur d’un même élan, ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas, d’avoir atteint ce « ciel nouveau » et cette « terre nouvelle » auxquels tu aspirais, et où il n’y a plus « ni deuil, ni cri, ni douleur », comme l’annonce le passage du Livre de l’Apocalypse qui a été choisi pour ta messe de funérailles.
Sylvie Parizet