BLONDEAU, Denise : Discours scientifique et discours fictionnel dans les Affinités électives de Goethe

Les remarques qui suivent ne porteront pas précisément sur le contexte scientifique savant de l’époque des Affinités Electives, ni ne seront une présentation des écrits scientifiques de Goethe en tant que tels. Je me contenterai, dans un premier temps du moins, de suggérer par des exemples la corrélation des deux discours, scientifique et poétique.

Il est nécessaire d’abord de situer le roman dans son contexte goethéen.

Les Affinités électives sont le roman d’une crise, personnelle et collective, et en cela une “situation spirituelle” de ce tournant des dix-huitième et dix-neuvième siècles, qui est un seuil du point de vue politique et social, scientifique et anthropologique, et esthétique. L’image encore répandue d’un Goethe enfermé dans sa tour d’ivoire et ne considérant qu’à peine et d’un œil amusé les bouleversements de son époque n’est pas exacte.

Les Affinités Electives (AE) portent en effet la marque de l’ensemble des déceptions connues par Goethe à son retour d’Italie. Assurément, le départ en Italie avait été une fuite : écrasé de charges politiques et administratives à Weimar, le poète s’était trouvé menacé d’un tarissement de sa créativité; ce qu’on pourrait appeler “l’organisme Goethe” se voyait entravé dans son développement. Les deux années d’Italie (1786-1788) avait réellement signifié une nouvelle naissance, de l’aveu de Goethe une “renaissance de l’artiste”.

Goethe s’attache en Italie à trois domaines d’investigation : l’art, essentiellement les arts plastiques, la nature et la société (NWS II, p.85). Littéralement obsédé par sa quête d’unité dans la diversité (qu’il nomme “versatilité”, “Versatilität”), fasciné par le polymorphisme de la nature, en quête dans les processus créateurs de cette perfection qu’il admire dans la plastique grecque classique, il cherche plus particulièrement dans la nature et dans l’art les lois susceptibles d’expliquer la dynamique formatrice qui s’y exprime. Rejetant ce qu’il nomme les “absurdes causes finales”, il affirme que les formes, même celles qui semblent aberrantes, s’engendrent selon des lois internes à l’œuvre. C’est en Italie, où il a tout loisir de poursuivre ses études de botanique, qu’il se confronte, à Padoue, à Palerme, sur la plage du Lido de Venise … à des plantes pour lui étrangères, inconnues en Thuringe ou bien acclimatées tant bien que mal en serres, et à des vestiges d’ossements animaux et des fossiles dérangeants. Parallèlement, voyant en Italie une Grèce antique en partie imaginée, il cherche dans les vestiges grecs ou latins également les lois qui permirent à la nation grecque “privilégiée” de créer des œuvres “classiques”. Ainsi rêve-t-il de rééditer dans l’Allemagne moderne le “miracle grec”. C’est en Italie qu’il “voit” – avec les yeux de l’esprit – sa “plante originelle”, une sorte de “modèle avec sa clef” ou de matrice à partir de laquelle “on” pourrait “inventer à l’infini” des plantes qui, si elles n’existent pas, “pourraient exister”, et que “la nature elle-même [lui] envierait” (lettre à Herder du 17 mai 1787, discussion de 1794 avec Schiller). C’est en Italie donc qu’il croit “voir” de ses propres yeux cette plante, mais aussi que, à force d’observation patiente, il se détourne de cette construction formelle “idéelle”, qualifiée de “lubie” (“Grille”). Sans doute l’angoisse de l’artiste de ne pas parvenir à la forme achevée lui fait-elle rechercher dans la nature aussi une forme hypothétique, “forme sensible d’une plante suprasensible” (“die sinnliche Form einer übersinnlichen Pflanze”). Son intérêt se reporte alors vers la recherche d’un principe organisateur, de lois unificatrices, internes à l’organisme, finalement la poussée de la “vie” elle-même.

Il entreprend en Italie un énorme effort de méthode, s’astreint à une stricte discipline d’observation de la réalité empirique. Cette éducation du regard à l’objectivité, poursuivie si obstinément qu’il en vient à parler de son “tic réaliste” (“mein realistischer Tic”) se heurte en lui à une “tendance idéaliste” invétérée, ce qui se traduit par une tension quasi permanente entre, d’une part subjectivité, intuition, imaginaire ou idée…, et d’autre part objectivité, empiricité, observation…, entre une forme d’”idéalisme” et une forme de “réalisme”, schématiquement entre les prétentions scientifiques et le génie poétique. Ainsi ne peut-il que tenter d’accorder l’observation minutieuse, qu’il tente de consigner dans des notes, dessins, schémas… et l’intuition, l’a priori synthétique, qui donne dans son vocabulaire un “aperçu”. Ce problème d’un langage susceptible de représenter de façon exacte et adéquate les phénomènes se trouve soulevé dans le chapitre 4 de la première partie des AE. Lorsque ce sont les personnages du roman, en l’occurrence Charlotte, Edouard et le Capitaine, qui le soulèvent, on aboutit à un constat d’échec. On verra que l’auteur répond autrement.

Au retour d’Italie G est confronté d’abord aux menaces révolutionnaires en France, puis à la réalité de la Révolution (dans les AE, au chapitre II, 8, la conversation entre Charlotte et l’auxiliaire de la pension ; puis la nouvelle Les étranges enfants des voisins) qu’il perçoit très vite comme une fracture décisive à l’intérieur d’un “corps social”, cassure qui est pour lui le résultat de l’incompétence et de la corruption de l’ancien régime. Plus tard, Friedrich Schlegel ou Georg Forster formuleront cette vision de la nation française comme celle qui “divise” en l’appelant, intéressant pour notre propos, la “nation chimique”, “die chemische Nation”, les chimistes étant alors volontiers appelés “artistes diviseurs”, “Scheidekünstler”. La Révolution introduisit aussi une certaine libéralisation de la législation sur le divorce. Les conséquences plus lointaines de cette Révolution, qui sont sensibles dans les AE, ce sont les guerres napoléoniennes, la chute du Saint Empire Romain Germanique après les victoires d’Iéna et d’Auerstaedt et l’avènement, avec la montée en puissance de la Prusse, d’une société nouvelle et d’un homme nouveau. Les bouleversements politiques et sociaux induits par cette accélération de l’histoire fabriquent, si l’on peut dire, un homme nouveau, qui porte en lui la marque des cassures de l’époque.

Cette époque, celle du roman, Goethe la nomme “die Zeit der Einseitigkeiten”, désignant par là l’exact contraire de son utopie d’universalité, de cet homme “complet” (“der ganze Mensch”) que, suivant Winckelmann, il imaginait dans la Grèce classique, et qu’il rêvait de former par une “éducation esthétique” à une citoyenneté moderne. Loin de cette kallokagathia, la société de Restauration qui se met en place, est une société fragmentée, qui elle-même fabrique un individu “morcelé” (“zerstückelt”). Cette ère restauratrice, resserrée sur le matériel, est engagée aussi dans un essor énorme des sciences et techniques, elle ne peut donc que renoncer au rêve d’une culture humaniste généraliste et est contrainte de promouvoir un individu spécialisé dans une discipline, n’exploitant qu’une ou qu’un petit nombre de ses facultés : le Capitaine par exemple, puis ceux que l’on peut appeler ses successeurs dans la seconde partie du roman (architecte, directeur d’études, juriste…), tous experts, quasi anonymes et remplaçables, destinés à combler une lacune (“die Lücke”) dans l’exploitation économique du domaine d’Edouard et Charlotte. Le constat du roman quant à cette nouvelle espèce d’homme est désabusé : ceux qui ne meurent pas et ne veulent pas s’expatrier à des fins dilettantes ou colonisatrices, ou ne peuvent s’engager dans des voyages de découverte, comme Humboldt cité dans le journal d’Ottilie, sont des “renonçants”, s’intègrent dans cette énorme machine où les jeunes gens sont éduqués de façon protomilitaire et les jeunes filles à la domesticité. Se met en place une société d’organisateurs et d’administrateurs, extrêmement compartimentée, dirigée par une raison instrumentale qui est une déformation matérialiste et utilitariste de la force émancipatrice, instrument de connaissance et de conduite morale et politique des premières Lumières.

Individu incomplet également parce qu’il se resserre sur le “national”. G avait ramené d’Italie deux tragédies formellement parfaites, à partir desquelles il rêvait de fonder un classicisme allemand, moderne, enjoignait à l’artiste contemporain d’ “être un Grec à sa manière”. Or, il se heurte à l’impossibilité de concilier dans l’Allemagne et l’Europe modernes, où se mettent en place des Etats nationaux, les deux dimensions, nationale et universelle, qu’il accorde au classicisme. Rééditer le “miracle grec” est impossible. La montée des nationalismes rend problématique l’avènement d’un “auteur national”, car nationalisme devient synonyme d’étroitesse d’esprit. Goethe rêve alors d’une littérature universelle (“Weltliteratur”), qui dépasserait le “national”…

Si les temps modernes ne permettent pas d’exiger de l’homme nouveau l’harmonie esthétique et morale qu’était la kallokagathia, le développement du savoir apporte un autre enrichissement. Lorsque G rédige les AE, il a considérablement approfondi ses études de “sciences de la nature”, et la botanique le ramène à l’homme. Non pas pour l’idéaliser, glorifier les vertus morales, par exemple une aptitude à la contrition et au sacrifice après un quelconque “faute”, voire un “crime” (fausse interprétation de la “fin” d’Ottilie dans le roman), non pas pour permettre à cet homme de s’évader dans un mysticisme dont G a horreur, qu’il qualifie d’exaltation romantique (“romantische Schwärmerei”). Face à la vision “romantisante et poétisante” (Novalis), c’est à dire idéalisante, de certains de ses contemporains (les Romantiques d’Iéna, les peintres Nazaréens…), G s’engage dans une approche moderne “réaliste” de l’humain, une étude de l’homme qui passera par les sciences de la nature, les sciences des vivants (lettre à Knebel du 25/11/1808). La nature va “ouvrir la voie vers l’humanité”. Le poète a opposé un scepticisme fort ironique aux lectures moralisantes ou religieuses de son roman, lectures dont on pourrait croire qu’il les a lui-même suggérées, tant est déroutant le jeu du narrateur avec des discours multiples, donc aussi moraux et religieux. Au lieu de l’idéalisation donc, une avancée vers un matérialisme qui a choqué les lecteurs des AE, le remplacement d’une vision téléologique des vivants par le constat implacable du croisement toujours réitéré du hasard et de la nécessité dans les décisions humaines, et dans les passions humaines de la poussée d’une élémentaire force vitale et létale, déstabilisatrice et destructrice autant qu’ordonnatrice et créatrice. On comprend pourquoi le discours scientifique qui rencontre le discours romanesque dans les AE, est celui qui tente de dire la rupture, la séparation, le divorce … (“Scheidung”), l’une des manifestations de la VIE. L’objet d’étude du roman, c’est l’homme, et en lui “l’opération organico-chimique” de la vie (lettre à Riemer, 18 mai 1810), que G désigne d’abord par une série de couples antithétiques formés de deux verbes d’action : “séparer – unir”, “naître – trépasser”, “attirer – repousser” … (“trennen-verbinden”, entstehen-vergehen”, “anziehen-abstossen” …) puisqu’aussi bien pour la nature “la mort est le moyen d’avoir beaucoup de vie” (Essai Die Natur). En cela il opère le changement de paradigme que l’esprit scientifique accomplit au tournant des 18ème et 19ème siècles, alors que la vision statique et le discours taxinomique de l’episteme classique doivent céder, que de nouvelles sciences du vivant et “de l’homme” sont appelées, biologie, anthropologie, sociologie …

Le projet du romancier en ce début du 19ème siècle, c’est de raconter l’histoire d’une passion malheureuse, qui détruit des individus, des couples, une société. Et la question qui se pose à lui est la suivante : peut-on encore raconter en 1807-1809 une histoire d’amour et comment écrire une historia morbi moderne (comme l’était – en son temps – Werther )? Le sujet s’était dans un premier temps présenté à G dans une forme brève et dramatique, une nouvelle qu’il pensait insérer dans le grand roman des Années de voyage de Wilhelm Meister. Une “théorie” de la nouvelle voulait alors que cette forme de narration conduise à un “événement inouï” (“eine unerhörte Begebenheit”), qui eût été la scène d’adultère dans le lit conjugal (“Ehebruch im Ehebett”). Certes, l’idée de raconter une histoire de rupture et de mort au début du 19ème siècle en Allemagne relevait encore de la tradition “écrire contre la mort” (Mille et une nuits, Decameron), sur laquelle G venait lui-même de réfléchir avec Les Entretiens des Emigrés allemands. Mais avec son roman moderne, G interroge dans la fiction ce qui le hante dans ses études scientifiques, la spécificité du vivant, dans son versant létal. Ses personnages, eux, subissent le phénomène sans pouvoir l’appréhender.

En effet, chacune de leurs tentatives de vivre, d’agir, de fabriquer un espace de vie, qu’elle soit conduite par les dilettantes ou les techniciens, est vouée à l’échec : étrange convergence entre une apparence de modernité bourgeoise et le passéisme dilettante aristocratique. La mort est dans le roman une hantise omniprésente, que l’on cherche vainement à conjurer, et le narrateur ne se prive pas de signaler chaque fois la nostalgie d’idylle – et in Arcadia ego. A la grande question des peuples et des poètes sur la possibilité et la manière de “représenter la mort”, question remise sur le métier dans la première moitié du 18ème siècle (Lessing …), le roman répond par deux propositions : soit le constat laconique (Edouard, le vieux pasteur), qui enregistre le phénomène ; soit – quasiment à l’opposé – le mythe et la légende, c’est-à-dire une métaphorique qui sera conservée par les générations suivantes comme étant “à lire” (legenda) et deviendra donc un possible intertexte. La lecture permet l’interrogation poétologique, le discours recherché n’est pas un discours scientifique, mais celui de la fiction. G thématisera d’ailleurs de façon magistrale cette question d’intertextualité dans son Divan occidental-oriental.

Le narrateur a pris soin de signaler dans la fausse idylle des (re)commencements les menaces sous- jacentes, la hantise de la division, de la séparation. Le Capitaine est arrivé, l’intrigue romanesque est enclenchée. Le terme et la notion d’ “affinités” sont introduits de façon très voyante. Edouard, le plus fragile et labile du couple, attiré depuis quelques temps par des ouvrages scientifiques et techniques, donne lecture à haute voix d’un livre de chimie. Le petit cercle d’aristocrates largement incompétents mais désireux d’avoir des clartés de tout, confrontés au rapide développement des savoirs, cherche à se tenir au courant. Rarement dans la littérature classique, le décalage entre narrateur-auteur et personnages de fiction n’a été aussi appuyé. La lecture à voix haute permet à Edouard une certaine théâtralité narcissique, il a toujours aimé déclamer. Il transcrit le constat d’une historicité du savoir en termes de “mode” et se lamente de devoir se mettre à la page tous les cinq ans. Pour Edouard et Charlotte retirés loin de la Cour, la discussion scientifique est une conversation de salon, et à peu près du niveau des conversations sur la toilette (femmes) et les chevaux (hommes) introduites ultérieurement par le Comte et la Baronne. Le Capitaine reconnaît n’être pas au courant des derniers développements de la science : ce qu’il croit savoir de la théorie des affinités date de dix ans.

On a donc une introduction très ironique de cette appropriation d’un fragment de texte scientifique, qui, lui, est mis à distance, rejeté hors champ par le narrateur. Le texte scientifique sur les “affinités”, authentique et autonome, demeure inaccessible à Charlotte et au Capitaine ainsi qu’au lecteur des AE, reste hétérogène au discours fictionnel. Est-ce une aporie ? Le narrateur a signalé une évolution dans les choix de lecture d’Edouard, d’ouvrages poétiques vers des ouvrages scientifiques, obligeant par là son lecteur à rapprocher et éventuellement confronter les discours de la science et de la fiction. On peut songer au scepticisme de G quant au langage, et en particulier à sa crainte de ne pas trouver pour ses idées scientifiques le mode d’expression adéquat. Dans le chapitre I,4, le débat des trois personnages suggère un mode d’exposition didactique, mais on peut penser qu’il est refusé ironiquement par le narrateur, parce que bafoué à la fois par la glose des deux hommes et l’attitude d’élève zélée de Charlotte. G l’a pratiqué pourtant : il a exposé ses idées sur la métamorphose dans deux grands poèmes didactiques adressés à Christiane, dont l’un est une “élégie”, et dans l’essai sur la métamorphose. Lorsqu’il insère son “Elégie” sur la Métamorphose des plantes dans un exposé scientifique (“Histoire de mes études botaniques”), il insiste sur cette mise en relation du poétique et du scientifique, elle facilitera la compréhension, bien mieux que si le poème avait pris sa place dans un recueil de poésies. On peut aussi montrer que dans ce chapitre I, 4 des AE, il cite un certain nombre de ses propres textes concernant la réflexion et l’expression scientifiques (Der Versuch als Vermittler zwischen Subjekt und Objekt par exemple).

Cette confrontation de deux discours aboutit à une captation du discours scientifique par le discours littéraire. Le premier exige une terminologie précise, technique (“Kunstwort”), le second étant le champ de la métaphore vive (“Gleichnisrede”). Le danger d’une confusion entre le domaine de la chimie organique et celui de l’humain dans toute son étendue est souligné par Charlotte ; mais donner trop d’importance à cette dimension du débat risque, justement, d’entraîner vers une lecture morale qui réduit la problématique du chapitre. Finalement, aucun terme n’est jugé par le narrateur apte à dire le processus vital-létal dont il est question. Le terme d’”affinités”, emprunté au Suédois Bergmann (dont il n’est pas utile de faire l’histoire, depuis son origine dans l’antique théorie des éléments, en passant par Newton ou Berthollet) est qualifié par G, qui a lu en 1792 le texte antérieur d’une vingtaine d’années, de “topique” (“notdürftige Topik”). Bergmann est encore tributaire d’une systématique que G refuse parce qu’il y voit la volonté d’une raison mécaniste de faire violence aux phénomènes naturels (“Das Prinzip verständiger Ordnung, das wir in uns tragen, das wir als Siegel unserer Macht auf alles prägen möchten, was uns berührt, widerstrebt der Natur…”, Botanik, NWS II, édition Beutler, p. 179). Dans cette discussion pseudo-scientifique des trois protagonistes, qui tourne au ridicule et finalement est un brouillage du narrateur, le processus vital-létal est codifié, fixé dans un modèle censé permettre des applications, et devenant une combinatoire qui n’est qu’une programmation définie d’avance. On peut peut-être voir ici un écho de ce déplacement de perspective opéré par G renonçant à expliquer la formation des plantes par une “plante originelle”, un modèle idéel. Le roman des AE n’est pas le développement d’un modèle qui serait posé au chapitre I,4 ; la nature ne crée pas à partir d’un schéma donné a priori. En date du 6 mai 1827, Eckermann rapporte un entretien avec G où le poète se défend d’avoir jamais écrit, créé “à partir d’une idée”, sauf peut-être dans les poèmes didactiques sur la Métamorphose et dans les AE ! Mais, ajoute-t-il, cela a plutôt “nui à la poésie”. Dans le chapitre et dans le cours du roman, le narrateur dénonce par l’ironie cette fixation à une combinatoire donnée d’avance, comme étant une exacerbation de l’ego, qui prescrit au lieu d’observer, qui fixe et programme au lieu d’accepter la mobilité et l’aléatoire. Ce n’est ni par le terme technique d’affinités, ni par une figure de rhétorique (chiasme), mais par une image, celle du “croisement” ou de la rencontre (“über Kreuz”, kreuzen, durchkreuzen) – véritable métaphore obsédante dans les textes goethéens – que le narrateur “dit” sans doute le plus exactement le jeu de la nécessité et du hasard.

Etant donné ce contexte de questionnement scientifique de G sur le vivant, on peut se demander si l’enfant de Charlotte et d’Edouard, qui aurait les yeux d’Ottilie et les traits du Capitaine, ne témoigne pas de cette tension, ou polarité, goethéenne entre réalisme scientifique et idéalisme poétique. Une telle ressemblance, biologiquement impossible, ne peut pas être réelle, c’est une “vérité poétique”, en admettant qu’elle ne soit pas uniquement dans un regard subjectif (mais l’entourage semble tomber d’accord sur ce point, “alle Welt”, dit Ottilie). N’y a-t-il pas là un brouillage encore de la part du romancier ? Cet enfant est-il un prodige, un monstre ? Ni l’un, ni l’autre, une créature que le discours des personnages distord dans les sens les plus opposés et délirants, l’enfant n’est pas a priori condamné à disparaître parce que “monstrueux”, il n’est pas non plus destiné à devenir un sauveur, afin que (re)vive le couple de Charlotte et Edouard. Sa mort n’est pas donnée a priori, elle est un hasard malheureux, rien d’autre. La trouvaille du narrateur de faire naître de “l’adultère dans le lit conjugal”, événement inouï de la nouvelle, l’enfant Otto, puis les interprétations frauduleuses ou simplement arbitraires de sa naissance et de sa mort sont peut-être un témoignage dans le roman de la progression des enquêtes scientifiques de G, en l’occurrence de ce changement de paradigme qu’il opère pendant le séjour en Italie et dans les années qui suivent son retour à Weimar. On l’a vu, il n’affirme plus l’existence d’une matrice d’où émaneraient les formes vivantes, ne cherche plus la plante originelle, mais un principe dynamique, la métamorphose qui admet la déviation, sous l’action d’une vis zentrifuga. En inventant la scène d’amour fantasmatique dont naîtra l’enfant Otto, le romancier “rivalise” par l’imagination avec la puissance créatrice d’une natura naturans qui inclut cette vis zentrifuga.

A la fin du chapitre, on revient au phénomène chimique enregistré naguère sous le terme d’affinité. Le Capitaine annonce des expériences, qui seront faites grâce à un “cabinet de chimie”. Or, de ces expériences de chimie il ne sera plus question, et pour cause : la seule expérience, qui sera pratiquée par un homme de l’art compétent, sera le roman lui-même ; les événements de la narration seront les phénomènes du texte, et le discours qui les dira sera celui de l’art, à la fois “Kunstwort” (où “Kunst” signifie “art” et non plus seulement “savoir faire”, “technique”), et “Gleichnisrede”. Régulièrement, lorsqu’il est question de l’amour entre Edouard et Ottilie, les formulations employées sont celles du chapitre I,4 à propos des affinités. Le lien avec un éventuel discours scientifique est conservé, mais mutatis mutandis. C’est l’écriture elle-même qui devient le laboratoire, la poésie, donc le règne de la métaphore, et l’objet d’étude c’est l’homme, un organisme vivant bien réel, et aussi le sujet qui advient par le récit, le sujet raconté.

Etant donné la longueur déjà atteinte, je ne ferai que proposer ici quelques autres pistes de réflexion à propos de cette “situation spirituelle” des AE dans la pensée scientifique de G :

1) On retrouve, en observant la distance que le narrateur instaure constamment entre lui et ses personnages, le changement d’episteme qui caractérise cette entrée dans le dix-neuvième siècle. On peut montrer, je crois, que la vision du monde, les méthodes d’investigation et de travail sur le réel que G disperse dans la trame narrative et attribue aux personnages de sa fiction, signalent une époque passée de fixation à l’episteme classique, alors que lui, le narrateur-auteur, a perçu la nécessité d’un autre mode d’appréhension de la réalité empirique, mais n’a qu’une réponse poétique. Quelques exemples :

– Pour le Capitaine : physique, mathématique, trigonométrie, relevés de terrain, topographiques, plans, instruments de mesure : le chiffre, la mesure, “Ausmessung des Gutes”.

– Le Secrétaire : décrire, répertorier, classer, faire des inventaires (Fächer, rubriziert, Repositur, Archiv …) = des rayonnages, registres et casiers, des archives…

– L’architecte : les collections, épigone en peinture, nazaréen… il couvre des surfaces, ironie : ses “collections” et recueils sont ceux de monuments funéraires.

– Luciane et Ottilie signalent à travers un détail, une simple “curiosité” et un caprice de Luciane au départ, le ou les singes, tout un développement possible : l’objet curieux, animal de compagnie exotique, le livre de la bibliothèque de Charlotte où sont répertoriées les espèces, puis les aphorismes du journal d’Ottilie qui évoquent cette taxinomie, la curiosité des 17ème et 18ème siècles pour les espèces exotiques, les voyages d’exploration et d’enquête… La question de la chaîne des êtres et de la place de l’homme se trouve posée : passer d’une histoire naturelle à la Linné (le directeur d’études de la pension) ou Buffon à autre chose (Ottilie le suggère, elle aspire à une ouverture d’esprit – voudrait entendre Humboldt “raconter” – mais n’accède pas à cette étape bien sûr). Le modèle de représentation le plus répandu encore au 18ème c’est la scala naturae, avec d’ailleurs tout l’empan depuis le passé (Leibniz, telos) au présent (Lamarck : une loi interne, vers l’évolutionnisme).

– Les jardiniers dont les catalogues sont des caricatures de “nomenclature” : à chaque fois : nomination et classement, on consigne des caractères de surface. Une “nomenclature”, si “travaillée” soit-elle, n’est qu’un “vocable”, un “signe fait de syllabes” et “attaché” ou épinglé sur un phénomène, il ne saurait “exprimer” la “nature”. (“Bei einer so ausgearbeiteten Nomenklatur haben wir zu denken, dass es nur eine Nomenklatur ist, ein Wort irgendeiner Erscheinung angepasstes, aufgeheftetes Silbenmerkmal sei, und also die Natur keineswegs vollkommen ausspreche”) ; Linné a mis dans une forme parfaitement “ordonnée” la “terminologie botanique”, mais on n’en restera plus longtemps à ces “rapports et ces caractéristiques extérieurs”, on ressentira le besoin d’une analyse en profondeur (“So hat Linné die botanische Terminologie musterhaft ausgearbeitet und geordnet dargestellt … Man wird nicht lange mit Bestimmung der äussern Verhältnisse und Kennzeichen sich beschäftigen, ohne das Bedürfnis zu fühlen, durch Zergliederung mit den organischen Körpern gründlicher bekannt zu werden.”).

2) On peut déceler aussi le seuil entre episteme classique et science nouvelle, dans un autre domaine d’étude : celui de l’histoire. Ceci à travers le traitement du journal intime. Edouard envisage de reprendre celui qu’il a interrompu, et de styliser sa propre vie en vita. Sans doute le dilettantisme du personnage, puis le trouble intérieur et la tragédie empêchent-ils la mise en ordre chronologique et la rédaction. Un discours “historique” traditionnel n’advient donc pas, mais le lecteur sait qu’une telle écriture de l’histoire individuelle a existé et ouvert la voie à une forme “romanesque” au cours des 17ème et surtout 18ème siècles. (autobiographie piétiste, puis le “bond” en avant avec Anton Reiser de K. Ph. Moritz, l’Essai sur le roman de Blankenburg …). Mais l’échec d’Edouard renvoie à la réussite du narrateur qui lui introduit des extraits du Journal d’Ottilie. Le journal d’Ottilie témoigne moins des qualités d’introspection de la jeune fille (le “fil rouge de la marine anglaise”, très ironique) que d’une intention de dépersonnaliser le narrateur: certes ce sont des traces de vie intérieure, mais aussi des notes de lectures, des bribes de conversation… D’une part la rupture du continuum ouvre la voie à une écriture romanesque plus neuve. D’autre part ces fragments peuvent constituer le “matériau” d’une nouvelle science de l’homme, de la psyché.

Ensuite, un discours historique, politique aussi, sur les bouleversements de la fin du 18ème siècle existe dans le roman, mais dans la forme métaphorique (chapitre II,8, la conversation entre Charlotte et l’auxiliaire de la pension, et surtout la nouvelle Les étranges jeunes voisins).

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L’écriture poétique moderne des AE est donc plurielle, tigrée, le poète Goethe est “polythéiste” (“als Dichter bin ich Polytheist”), les AE intègrent des discours multiples, scientifiques ou métaphoriques (chimie et physique, politique, social, économique, une “philosophie de la nature” romantique, la légende et le mythe), en les juxtaposant (contingence) et les faisant jouer les uns avec ou contre les autres. G nomme (image empruntée à l’optique, et là encore on a des textes scientifiques et une “pratique” littéraire) ce mode d’écriture “wiederholte Spiegelungen”, un procédé de réflexion ou de réfraction de cette unique “opération” que sont la vie et la mort, que la science de l’époque ne sait pas encore dire. Ironie suprême, G use et abuse dans son roman du discours métaphorique : mythe, légende … (Tristan et Yseult, Narcisse et Echo, l’Androgyne, culte de la sainteté et du miracle). Le dernier mot est-il l’un des premiers du roman ? Celui de l’incipit ? Le seul qui peut “nommer” (“so nennen wir”), est-ce le narrateur, qui joue de ce droit sans se prendre au sérieux, qui pose et nie à la fois son unicité et son omniscience, à qui ses personnages échappent, comme les phénomènes empiriques échappent à la représentation verbale ? Qui a choisi le nom d’Edouard ? lui-même ou le narrateur ? Dans les deux cas (sans oublier l’hommage à Rousseau herborisant et poète), c’est un nom de fiction, et c’est celui qui reste.

WEBER, Anne-Gaëlle : Savoirs et fictions romanesques au XIXe siècle : des histoires de greffes

À l’orée des Affinités électives, Édouard ente « sur de jeunes pieds des greffes qu’il venait de recevoir » (p. 23) [footnote] . Le vieux jardinier qu’Odile aime à écouter lorsqu’Édouard a quitté le château, déplore d’ailleurs la préférence des jeunes générations pour les greffes et leur dédain des vieilles « espèces précieuses » (p. 157). L’image de la greffe illustre là, de manière métaphorique au moins, la discontinuité dans l’Histoire, la rupture brutale avec un un passé « précieux ». Et sa réussite incertaine pourrait traduire les inquiétudes d’un écrivain face aux bouleversements politiques qui ont marqué en Europe le tournant des XVIIIe et XIXe siècles. La greffe a à voir avec l’invention de formes inédites et avec la possibilité d’inscrire ces formes dans une continuité.

Comme Édouard, Bouvard et Pécuchet se livrent très vite dans le roman de Flaubert à l’entretien de leurs terres et de leur jardin. Bouvard entreprend, après les premiers échecs agricoles, de s’occuper de la ferme alors que Pécuchet se livre aux plaisirs des « marcottages » et essaie « plusieurs sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe herbacée, greffe anglaise » (p. 85). Quelle que soit la charmante technique utilisée, le résultat sera le même : « les boutures ne reprirent pas ; les greffes se décollèrent ; la sève des marcottes s’arrêta […] » (p. 85). Le résultat n’est pas toujours à la hauteur des attentes.

La maîtrise des techniques de la greffe ne garantit pas en effet le résultat de l’opération. Les chapitres XCVI à XCVIII de Mardi chantent les louanges des talents de chirurgien de Samoa. L’Upuloin s’y livre sans succès à la greffe d’une coupelle de noix de coco sur le crâne d’un plongeur blessé et raconte qu’il parvint un jour à greffer un cerveau de cochon sur la tête d’un guerrier qui, après l’opération merveilleuse, se révéla veule et lâche. Le récit de Samoa est dûment présenté au chapitre XCVIII comme un récit enchâssé et son étrangeté, par rapport au récit principal, accentuée par l’introduction d’un chapitre digressif, intitulé « Foi et connaissance », où le narrateur cherche à distinguer l’invraisemblable et l’incroyable du mensonger ; au chapitre XCVIII, l’argument est repris pour être appliqué aux voyageurs qui, contrairement à ce que pensent les sédentaires, ne mentent pas. Le récit redoublé de la greffe a des incidences sur le récit-cadre, sur le « conte » ou sur le roman, et incite le lecteur à ne pas investir les constantes génériques ou formelles d’une valeur de vérité. Les chapitres XCVI à XCVIII indiquent au lecteur que cette greffe pourrait avoir pour conséquence le renouvellement de la forme et de la visée de la fiction romanesque.

L’analogie entre le greffon et les savoirs est séduisante. La récurrence de l’image dans les trois romans serait alors peut-être le signe que les trois œuvres ne se contentent pas d’illustrer, tout au long d’un siècle qui pourrait se définir par l’écroulement du système des Belles-Lettres et par la spécialisation croissante de disciplines savantes autonomes, les diverses modalités de l’insertion du savoir dans la fiction romanesque ; ces romans semblent s’interroger sur la nature même de ces savoirs, participer sans doute de leur définition et réfléchir aux conditions de possibilité de l’insertion du savoir dans le roman ainsi qu’aux conséquences d’une telle entreprise sur la définition de la nature et de la visée de la fiction romanesque. Ainsi les grandes perspectives d’une réflexion sur les savoirs dans la fiction et sur la fiction du savoir peuvent, à partir des trois œuvres du corpus, être formulées en ces termes :

– Peut-on intégrer dans le tissu romanesque des savoirs ?

– Les savoirs fictifs exposés par les narrateurs ou incarnés par les personnages, sont-ils autre chose que du savoir ? Cette appropriation passe-t-elle par une critique des savoirs par rapport auxquels se définirait un domaine de connaissance propre à la fiction ?

– La fiction peut-elle être instrument du savoir ? Ou encore, faut-il feindre pour connaître ?

Mais l’étude du contexte culturel dans lequel naissent ces œuvres montre assez bien qu’il s’agit moins de plaquer ces problématiques sur les textes retenus que d’observer la manière dont les romans posent eux-mêmes ces questions, en exhibent les présupposés, et proposent des réponses romanesques.

Le tournant des XVIIIe et XIXe siècles en Europe est le moment où apparaissent les acceptions contemporaines (et exclusives) des mots de science et de littérature. Les trois œuvres romanesques étudiées participent de cette évolution et illustrent en même temps des étapes de la constitution de savoirs en tant que tels, de la constitution de la littérature en tant que telle et des indices de la récurrence des interrogations sur les rapports entre sciences (ou savoirs) et littératures. Dans Romanticism and the Sciences, Andrew Cuningham et Nicholas Jardine tentent de réévaluer la place de la période dite romantique (de 1780 à 1840) dans l’histoire de l’évolution des sciences. Ils ébauchent les contours des deux révolutions scientifiques : la première est définie, au début du XVIIe siècle par la création des nouvelles mathématiques et le développement, incarné notamment par la théorie de Newton, d’une philosophie de la Nature expérimentale ; la seconde, au tournant du siècle des Lumières et de celui du Positivisme, est celle où se forme la fédération des disciplines savantes que nous appelons aujourd’hui « science » [footnote] .

En 1605, Francis Bacon fait publier The Two Bookes of Francis Bacon of the Proficience and Advancement of Learning Divine and Humane, où il définit les composantes du savoir humain en fonction des facultés de l’homme : « Les parties du savoir humain correspondent respectivement aux trois parties de l’entendement de l’homme, qui est le siège du savoir : l’histoire correspond à sa mémoire, la poésie à l’imagination et la philosophie à sa raison » [footnote] . Ces deux longues lettres adressées au roi avaient notamment pour objectif de recommander une gestion étatique des sciences existantes ou non encore constituées afin de favoriser leurs progrès et leur enseignement. Lorsque Melville, dans Mardi, en 1841, dote son narrateur-personnage de trois compagnons historien, philosophe et poète, il s’inscrit sans nul doute dans la tripartition baconienne en favorisant, derrière les dialogues des personnages, les dialogues entre les facultés de l’âme. Il ne s’agit pas ici de suggérer l’anachronisme des « savoirs » empruntés par Melville, mais de souligner qu’en mêlant dans le récit les discours de la mémoire, de l’imagination et de la raison, Melville reprend à ses fondements la question de la définition des disciplines savantes et des savoirs en revenant à la théorie des facultés. Contemporain de la seconde révolution scientifique, l’auteur américain emprunte à la première ses présupposés pour mieux penser peut-être, à deux siècles de distance, la répartition des savoirs contemporains.

Autour des années 1800, où se situe au moins le roman de Goethe, les frontières entre les disciplines en cours de spécialisation et de définition ne sont pas encore définies. L’approche critique et analytique de la Nature souvent incarnée par Newton, pour les poètes romantiques, serait la cause de la rupture entre le Moi et une Nature « autopsiée » : la séparation des facultés humaines et, notamment, de l’Imagination et de la Raison, entraînerait la perte de l’unité originelle de l’Homme et de la Nature à l’Âge d’or et l’incapacité corrélative de l’homme à comprendre la Nature. Seuls l’art et la Poésie seraient à même de rétablir cette unité perdue en recherchant le langage de la Nature. Ainsi l’art deviendrait la seule appréhension savante possible de la Nature. Coleridge, Schiller ou Richter défendent ainsi la possibilité de modes poétiques de recherche sur la nature, Fichte et Schelling voient dans les discours de la physique et de la chimie des modes de créations artistiques. Goethe, bien qu’il ait pratiqué les « sciences » spécialisées, s’oppose à la théorie de la couleur de Newton et les Wahlverwandtschaften pourraient à première vue sembler réaliser l’union de l’homme et de la Nature en illustrant une loi chimique par des comportements humains et constituer du même coup un plaidoyer contre la spécialisation des disciplines et la séparation des sciences et de la littérature qui en est le corrélat.

Goethe en 1809, Melville en 1848 et Flaubert en 1880 ont donc en commun de composer des romans qui accueillent des discours du savoir, dans un contexte où le savoir se définit par rapport à plusieurs interprétations des « sciences », à une époque où les disciplines scientifiques se constituent contre la littérature et par rapport à elle. Étudier donc Die Wahlverwandtschaften, Mardi et Bouvard et Pécuchet à l’aune des « savoirs dans la fiction » et de la « fiction du savoir » revient donc non seulement à observer, si faire se peut, l’insertion des « savoirs » et des « sciences » dans le tissu romanesque mais également à analyser la manière dont la fiction romanesque élabore des définitions possibles du ou des savoirs, dont elle contribue à la délimitation de certaines disciplines savantes en en désignant les méthodes et les limites et encore à guetter, dans ces laboratoires romanesques du savoir, l’émergence d’un savoir propre à la fiction romanesque. En posant la question de l’étrangeté possible des discours du savoir et de la fiction, en tenant de résoudre cette étrangeté par une redéfinition réciproque de la fiction et des savoirs, comment ces trois œuvres parviennent-elles à défendre la spécificité d’une vérité romanesque ?

Les savoirs dans la fiction : de la traduction à la transformation

Dans son Journal d’Italie, dès 1796, Goethe sacrifiait à l’idée d’un écart creusé entre l’histoire naturelle et les arts en soulignant la nécessité d’unir science et littérature et en déplorant qu’on ait oublié que la science s’était développée à partir de la poésie [footnote] . Charlotte, quant à elle, appelle de ses vœux la venue d’un « artiste assembleur » (« Einungskünstler ») qui pourrait réunir ce que les chimistes « séparateurs » (« Scheidekünstler ») ont distingué, semblant déplorer ainsi la séparation croissante des savoirs et la perte de l’unité de l’homme et de la Nature (p. 62). Flaubert prophétise dans une lettre datée du 6 avril 1853 que « la littérature prendra de plus en plus les allures de la science » [footnote] . L’un et l’autre écrivains constatent donc l’écart supposé séparer la science de la littérature et semblent désireux de le combler.

Certes la science n’est pas le savoir et Stéphanie Dord-Crouslé distingue soigneusement l’une et l’autre dans son étude de Bouvard et Pécuchet. Si la Science est un système d’explication exhaustive du monde, alors il convient de distinguer de la « Science » les sciences et les savoirs à l’œuvre dans le dernier roman de Flaubert : « Mais les sciences telles qu’elles se pratiquent, théorisent leurs apports et se transmettent de génération en génération, sont parasitées par des paramètres négatifs qui les éloignent irrémédiablement de la Science. Elles ne commencent pas par observer. Surtout, elles ont la présomption de vouloir expliquer des choses qui les dépassent. Elles tombent alors dans la catégorie des savoirs. Or, Bouvard et Pécuchet traite des savoirs ainsi définis, et non de la Science qui demeure à l’état d’idéal » [footnote] . On peut toutefois faire aussi l’hypothèse que l’insertion de la science (en tant que savoir spécialisé reposant sur un corpus, un langage et un protocole propres) dans le roman est exemplaire des obstacles rencontrés par les écrivains au moment d’intégrer le savoir dans la fiction. Dans une lettre de 1872, Flaubert ainsi se réjouit de ce que « L’abominable chapitre des sciences est terminé : anatomie, physiologie, médecine pratique (y compris le système Raspail), hygiène et géologie » [footnote] .

La spécialisation des disciplines savantes passe par l’élaboration d’un vocabulaire spécialisé qui devient obscur aux yeux des non-initiés. L’idée d’une nécessaire traduction du vocabulaire savant devient, au long du XIXe siècle, un véritable cliché des préfaces des ouvrages de vulgarisation savante [footnote] . Dans chacune des œuvres du programme surgit le constat de l’obscurité du vocabulaire savant. Dans les Affinités électives, il est le fait d’Édouard et du capitaine au moment où ils expliquent à Charlotte la loi des affinités électives : « J’avoue, dit Édouard, que ce bizarre vocabulaire technique a de quoi paraître fatigant et même ridicule à celui qui n’est pas familiarisé avec lui par un aspect sensible, par des notions » (p. 65). Le capitaine propose alors de passer par les symboles algébriques qui, à leur tour, nécessiteront une traduction : « Tu es A, ma Charlotte et je suis ton B » (p. 65). Dans Mardi, un chapitre reçoit le titre de « Xiphius Platypterus » et il faut attendre la moitié du chapitre pour que le narrateur qui a déjà entretenu le lecteur du poisson pilote et de l’espadon, se décide enfin à justifier l’emploi de ce binôme linnéen : « Le poisson dont il s’agit ici est une créature très différente de l’espadon de l’Atlantique Nord […]. On le nomme espadon indien pour le distinguer de son homologue ci-dessus mentionné ; mais les marins du Pacifique le connaissent sous le nom de Bill, tandis que – les amateurs de science et de vocables difficiles seront ravis de l’apprendre – les savants naturalistes l’ont gratifié de l’extravagante dénomination de Xiphius Platypterus » (p. 96). L’extravagance du nom dit assez son inutilité. Il faut aller peut-être plus loin : le nom, connu d’un petit nombre seulement de spécialistes, ne désigne rien pour le commun des mortels. Il est un nom sans référent.

La nomenclature aride de la géologie rebute également Bouvard et Pécuchet : « Ce n’était pas une mince besogne avant de coller les étiquettes, que de savoir les noms des roches ; la variété des couleurs et du grenu leur faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire.

Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien, jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n’étaient pas ailleurs qu’en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura ? Impossible de s’y reconnaître ! ce qui est système pour l’un est pour l’autre un étage, pour un troisième une simple assise » (p. 149).

Le vocabulaire savant (celui des sciences comme celui de la philosophie) procède à la fois de l’invention de nouveaux vocables et de l’emprunt au vocabulaire commun de termes qui vont être redéfinis en fonction de leur référent et de la visée de la discipline qui s’en empare. Mais l’expérience que font Bouvard et Pécuchet de l’usage commun de termes de la Logique et de la Métaphysique aboutit à un constat désespéré : « le fameux cogito m’embête. On prend les idées de choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu’on entend fort peu, au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout ! Substance, étendue, force, matière et âme, autant d’abstractions, d’imaginations » (p. 316). Il faudrait, pour que le vocabulaire savant puisse être compris par tous, traduire à nouveau dans les termes communs à tous des mots qui ont été empruntés au vocabulaire commun, dégagés de leurs sens et réinvestis de sens particuliers ; mais on risque alors de trahir l’idée exprimée.

L’explication de la loi des affinités électives, au chapitre IV du roman de Goethe, naît a priori d’un malentendu sur les sens commun et savant du terme employé : Charlotte, en entendant le terme d’affinités, aurait songé aux affinités entre les êtres humains et avait été distraite un instant de la lecture. Elle justifie ensuite sa demande d’explication du sens dans lequel le mot est employé dans l’ouvrage savant par le constat que « rien ne rend plus ridicule en société que d’employer à faux un mot étranger, un terme technique », insistant dès lors sur l’étrangeté du vocabulaire savant, en particulier lorsqu’il est emprunté au langage commun (p. 58). Pendant le long dialogue qui clôt le chapitre, Charlotte ne cesse de traduire l’explication chimique en termes d’affinités humaines ; elle élargit alors le domaine d’application de la loi chimique au comportement des hommes et des sociétés et conclut une première fois le dialogue en réaffirmant l’identité entre le vocabulaire savant et le vocabulaire moral ou, du moins, en rétablissant les affinités dans leur acception première.

La conclusion apportée par Charlotte au dialogue est assez paradoxale. Après avoir loué le jeu des analogies, l’apprentie chimiste déduit de tout le dialogue que « l’homme est à bien des degrés au-dessus de ces éléments » et que « s’il s’est montré ici assez généreux de ces beaux mots de choix et d’affinités électives, il fera bien de rentrer en lui-même, et de réfléchir, à cette occasion, à la valeur de ces expressions » (p. 63-64). Le personnage désigne le détour par l’explication savante comme l’occasion de mieux réfléchir à l’acception « humaine » et « commune » du terme. Dans le même temps, son propos met en évidence les limites de l’analogie qu’elle a sans cesse tracée entre l’homme et les éléments chimiques. La « traduction » du vocabulaire savant se donne en même temps que ses propres limites et le vocabulaire savant apparaît in fine comme une variante permettant de faire retour à un sens et à un savoir premiers – celui dont l’objet est l’Homme. Il y a traduction et, dans le même temps, transformation d’un savoir naissant en un autre savoir, présenté ici par la protagoniste comme plus essentiel que le discours scientifique et apte à le concurrencer le discours.

Goethe justifiait le choix de son titre dans une lettre datée de juillet 1809 en montrant à la fois combien la notion chimique pouvait sembler étrangère à la poésie et combien elle lui offrait cependant un objet privilégié : « Die sittlichen Symbole in den Naturwissenschaften (zum Beispiel das der « Wahlverwandschaft », vom groβen Bergman erfunden und gebraucht) sind geistreicher und lassen sich eher mit Poesie ; ja mit Sozietät verbinden, als alle übrigen, die ja auch, selbst die mathematischen, nur anthropomorphisch sind, nur daβ jene dem Gemüt, diese die Verstande angehören » ( « Les symboles moraux dans les sciences de la Nature (comme par exemple celui des affinités électives, découvert et utilisé par le grand Bergman) sont spirituels et se laissent associer à la poésie et à la société mieux que tous les autres qui, même mathématiques, sont aussi anthropomorphiques mais appartiennent au domaine de l’entendement, là où les premiers appartiennent à celui des sentiments ») [footnote] . La fiction pourrait ainsi se réapproprier le discours savant de la chimie et transformer ce savoir en lui inventant un nouveau domaine d’application, en en faisant le point de départ d’un nouveau savoir.

René Taton, dans son Histoire des sciences, retrace fort bien les errances de la notion d’affinités dans les différents domaines savants avant que les chimistes Bergman (cité par Goethe) et Priestley (cité curieusement par Melville dès le second chapitre de Mardi) ne la définissent et ne l’illustrent par des tables d’affinités [footnote] . Il rappelle que la notion fut d’abord employée par les alchimistes en guise de synonyme des « sympathies », puis par les « physiciens » (par Newton) et les mathématiciens avant d’apparaître comme un terme savant réservé propre à la chimie naissante.

L’article que Guyton de Moreau consacre à l’« affinité » dans l’Encyclopédie méthodique, en 1786, s’ouvre par le constat d’une grande plurivocité du terme, heureusement résolue par ses contemporains, selon l’auteur : « On nomme ainsi en Chymie la force avec laquelle des corps de nature différente tendent à s’unir. Ce terme qui, dans le sens propre & originel, n’indique qu’une liaison voisine de la parenté, qui, dans le discours figuré, ne s’applique guère qu’à des rapports moraux ou métaphysiques, est aujourd’hui l’expression d’une action purement physique. L’usage en a passé dans toutes les langues vivantes […] . L’illustre Bergman a préféré l’expression d’attraction élective, comme indiquant, sans figure, le principe de la combinaison des corps, comme étant par cela même une dénomination plus conforme à la sévérité qui convient à la Langue d’une science exacte » [footnote] . Les propos de Guyton de Moreau montrent la nécessité, selon le savant, de distinguer le vocabulaire savant du vocabulaire commun auquel le premier emprunte un certain nombre de ses dénominations et de distinguer, à l’intérieur du domaine savant, des termes qui ne relèvent pas du même mode d’analyse ou d’étude de la Nature. Certes les Affinités électives sont publiées plus de dix ans après l’article de l’Encyclopédie méthodique, mais lorsque Claude-Louis Berthollet publie en 1803 son Essai de statique chimique, l’idée d’un langage chimique modélisé n’est pas encore admise de tous ses confrères savants.

La démarche de Goethe est en quelque sorte analogue à celle des chimistes contemporains. Il retrouve dans ce terme son origine et sa plurivocité et décide de lui fixer un nouveau domaine d’application (celui de la fiction) comme le font aussi les chimistes. Le savoir est ici transformé mais demeure un savoir, concurrent du savoir chimique qui use des mêmes termes que lui. Si tout savoir naît de la littérature en s’arrachant à elle, la littérature peut aussi créer de nouveaux savoirs et concurrencer, par l’emploi et la redéfinition des mêmes termes, les sciences naissantes.

Le même commentaire pourrait être fait à partir du traitement de la loi chimique des affinités dans Mardi de Melville. Celle-ci apparaît en effet au chapitre XCV pour expliquer les relations qui se tissent entre le silencieux Jarl et le truculent roi Borabolla – incarnation dans le récit de Rabelais, d’Alcofrybas Nasier et des compagnons rabelaisiens : « Chose étrange, dès le début notre gros hôte avait regardé mon Viking avec la plus grande sympathie. Chose plus étrange encore, ce sentiment se trouvait payé de retour. Et pourtant ils étaient si différents, Borabolla et Jarl ! Mais il en va toujours ainsi. De même que le convexe ne s’ajuste pas au convexe mais au concave, les hommes s’accordent par leurs contraires et la forme arrondie de Borabolla s’ajustait à la surface creuse de Jarl.

Mais encore ? Borabolla était jovial et bruyant, Jarl réservé et taciturne ; Borabolla était roi, Jarl un vulgaire Skyois. Comment pouvaient-ils s’apparier ? Très simple, je le répète, parce qu’ils étaient hétérogènes, et par conséquent pleins d’affinités. Mais comme l’affinité entre le chlore et l’hydrogène, chimiquement opposés, ne se déclenche que sous l’effet de la chaleur, l’affinité entre Jarl et Borabolla se déclencha sous l’action ardente du vin qu’ils avaient bu au festin » (p. 262). La loi chimique des affinités se mêle comme dans le récit de Goethe à l’ancienne théorie de la sympathie pour redonner à l’expression d’affinité sa double acception de combinaison chimique et d’attirance et retrouver en quelque sorte l’unité perdue entre la Nature et l’Humain depuis l’appropriation par la chimie de notions morales ou métaphysiques. Comme l’écrit Gillian Beer dans Open Fields : Science in Cultural Encounter : « Interdisciplinary studies do not produce closure. Their stories emphasize not simply the circulation of intact ideas across a larger community but transformation : the transformations undergone when ideas enters other genres or different reading groups, the destabilizing of knowledge once it escape from the initial group of co-workers, its tendency to mean more and other that could have been foreseen[footnote] .

Sources littéraires et savantes

Les symptômes romanesques de l’insertion des savoirs dans la fiction romanesque peuvent être non seulement les déclarations de l’étrangeté du discours usité mais aussi les mentions de sources étrangères auxquelles on emprunte. Les trois auteurs se rejoignent en ce qu’ils ne se contentent pas de faire référence, de manière implicite ou non, à des corpus relevant de savoirs a priori distincts du savoir littéraire ; ils mettent en scène, à l’intérieur du texte de fiction, la manière dont on peut s’approprier un savoir et élargissent très vite leurs sources au domaine de la littérature comme s’ils réconciliaient, par l’usage des sources, les savoirs et les littératures qui prétendent se distinguer les uns des autres.

Mardi et Bouvard et Pécuchet se ressemblent par la multitude des noms d’auteurs et de savants explicitement mentionnés. Mais l’intertextualité dans Mardi a quelque chose de très spécifique : Melville, comme Flaubert, indique dans son roman le nom de nombreux savants contemporains mais il en use de telle sorte que le lecteur ne puisse mesurer ce que le roman peut devoir aux théories du savant ou de l’écrivain en question. Là où le narrateur de Bouvard et Pécuchet résume, ne serait-ce qu’au discours indirect libre, les ouvrages lus par ses deux protagonistes, Melville n’use presque jamais de citations d’œuvres « réelles ».

Certes le discours dont use le narrateur flaubertien ne permet pas immédiatement au lecteur de juger de l’exactitude avec laquelle il rend compte des livres cités à moins que ce même lecteur ne connaisse les théories savantes et ne puisse alors faire la part de ce que le résumé doit à l’auteur ou à la lecture et à l’interprétation qu’ont faites du livre les deux apprentis savants ou le narrateur. Mais Melville va plus loin, comme si le contenu de l’intertexte importait moins que la manière dont il s’inscrira dans le texte, comme si les seules connaissances que devait acquérir le lecteur étaient celle du nom de l’auteur cité et celle de ce qu’en dit le narrateur de Mardi.

La première apparition, dans le premier chapitre de Mardi, de noms d’écrivains réels, rend assez explicite ce jeu avec l’intertexte qui parcourt tout le roman : aux deux auteurs de manuels de navigation (Bowditch et Hamilton Moore) dont les ouvrages composent la bibliothèque du capitaine de navire, le narrateur affirme préférer « Burton », auteur en 1621 de The Anatomy of Melancholy et maître dans l’art de la citation ! L’ouvrage de Burton, pour Mardi, fait office de modèle poétique et introduit par son seul nom la présence dans le texte d’une érudition surabondante qui ne se distingue pas toujours du récit-cadre. Le Démocrite junior anglais est aussi le premier dans Mardi de ceux dont les noms forment la longue liste des philosophes et lettrés européens qui sont désignés dans le texte comme des « amis » ou des « compagnons » du narrateur, à l’exemple du « vieil oncle Johnson » désignant au chapitre XIII le moraliste Samuel Johnson (p. 41). Parfois même, narrateurs et personnages s’identifient à d’autres héros fictifs célèbres, tels que Faust ou Manfred ; dans la fiction n’est établie aucune frontière entre auteurs « réels » et personnages fictifs. Le roman ne fait pas signe vers un savoir extérieur : tout emprunt au discours savant ou littéraire est toujours déjà romanesque.

Le contraste est grand entre Mardi où la multiplicité des sources finit par perdre et décourager les amateurs d’intertextualité (ce qui est sans doute le but visé) et Les Affinités électives où Goethe réserve fort peu de place à la référence explicite aux noms de savants ou d’écrivains. Il n’y a dans les Affinités électives qu’une unique exception au silence maintenu sur les sources savantes. Dans les extraits du journal d’Odile de la seconde partie est mentionné le nom de Humboldt : « Seul le naturaliste est digne de respect qui sait nous dépeindre et nous représenter l’insolite, le singulier, avec son ambiance, son voisinage, toujours dans l’élément qui lui est le plus spécifique. Que j’aimerais à entendre, ne fût-ce qu’une fois, Humboldt conter ! » (p. 241). La référence est savoureuse : Alexander von Humboldt ne mérite de figurer au panthéon des naturalistes que pour ses talents de peintre et de conteur. Il est celui qui réconcilie la science et l’art littéraire et n’est un grand savant que parce qu’il est un grand écrivain. Et cette remarque d’Odile, loin de trahir la pensée du naturaliste allemand, s’applique fort bien aux préoccupations de ce dernier qui, à la fois, constate la séparation des discours savants et littéraires et qui entreprend de renouveler la poétique du discours savant afin qu’il soit digne toujours de relever de la Poésie. Goethe a sans doute à l’esprit les Tableaux de la Nature que Humboldt publia pour la première fois en 1808 et qui lui valurent la réputation de peintre.

Non seulement les romanciers commentent les emprunts qu’ils font à des discours a priori étrangers à la fiction pour montrer souvent combien cette étrangeté est fausse, mais ils composent aussi des scènes de lecture où se joue, en miroir, la capacité pour le lecteur d’acquérir au moins par les livres une quelconque connaissance.

Flaubert varie à loisir l’introduction dans le récit des lectures récurrentes de Bouvard et Pécuchet : il peut en résumer le propos de manière plus ou moins détaillée, comme dans le cas des Époques de la Nature de Buffon (p. 139) ou du Cours de philosophie à l’usage des classes de Monsieur Guesnier (p. 303) dont la structure dicte celle du dialogue qui suit ; il peut aussi énumérer rapidement les noms des auteurs consultés en les assortissant de résumés très brefs comme dans le cas des définitions du Beau (p. 219). Les résumés sont le plus souvent mis au compte du narrateur qui raconte ce que les personnages retiennent de la lecture autant que l’ouvrage lui-même ; mais le lecteur peut aussi avoir accès directement aux commentaires dialogués des personnages. À l’exposé du contenu se mêlent parfois des remarques formelles dont il est difficile de savoir s’il faut les mettre au compte des lecteurs fictifs ou du narrateur. Enfin la lecture elle-même peut être apparemment complète et continue mais elle peut se limiter aussi à des extraits si l’œuvre, à l’instar de l’Éthique de Spinoza, effraie trop les deux protagonistes. Parmi les ouvrages techniques s’introduisent des ouvrages de vulgarisation savante (dont relèvent par exemple les lettres de Joseph Bertrand, les ouvrages de Buffon et de Cuvier) dont le statut (littéraire ou savant) est par essence problématique. Mais Bouvard et Pécuchet pratiquent sur les romans de Balzac et les comédies de Molière le même type de lecture que sur les ouvrages médicaux ou historiques et les critiques formulées par eux à l’égard de la littérature documentaire ou de l’Histoire comme invention sont souvent le reflet de polémiques contemporaines. Le savoir se donne à lire en même temps que la manière dont le roman se l’approprie. Les scènes de lecture (ou les dialogues qui suivent la lecture) mettent en abyme les manières de lire ainsi que les résultats, fort peu satisfaisants, de ces lectures. Et le lecteur du roman de Flaubert est bien contraint de lire les multiples réécritures romanesques des discours ou des récits savants.

La même interprétation vaut également pour le chapitre CLXXX de Mardi qui est consacré tout entier aux commentaires dialogués des compagnons et du noble roi Abrazza sur un livre imaginaire intitulé Kostanza. L’ouvrage est dit « étrange », « extravagant » et, finalement, « désordonné, sans liens, tout en épisodes » (p. 541) ; il ressemble ainsi étrangement à Mardi lui-même. Le dialogue des lecteurs-personnages reflète l’affrontement entre divers modes d’appréciation de la qualité de l’ouvrage et l’incompréhension finale des compagnons dont certains avouent n’avoir pas lu l’ouvrage mime par avance l’incompréhension des lecteurs de Mardi ; sans doute faut-il comprendre par là qu’il peut être utile de se départir d’un certain nombre d’habitudes de lecture pour comprendre les vérités que recèle, comme tout autre savoir, la fiction romanesque.

L’usage absolument identique que Flaubert et Melville réservent aux sources savantes ou littéraires déclarées est le signe que le roman n’est pas le lieu d’où peut émaner un discours supérieur aux autres. La fiction romanesque réfléchit aux savoirs comme elle réfléchit aussi à la littérature et au roman.

Limites romanesques du savoir

Il semble évident, dans la période qui sépare la grande Encyclopédie des Cours de philosophie positive, que l’on assiste à une séparation croissante des savoirs qui se définissent les uns par rapport aux autres et semblent encore pouvoir être classés et hiérarchisés dans des textes encyclopédiques. Faire le tour des connaissances, jusqu’aux grands dictionnaires des polygraphes du XIXe semble encore possible ; mais cette entreprise apparaît comme déjà menacée par la spécificité croissante des savoirs érigés en disciplines scientifiques. Cette tension entre l’idéal encyclopédique et les obstacles qu’il rencontre parcourt chacune des œuvres et permet de décrire le rôle qu’y joue la mise en intrigue.

Si l’intrigue, dans le genre romanesque, est la mise en ordre des événements racontés, si elle établit entre les composantes romanesques une certaine logique et une certaine hiérarchie, elle pourrait être mise à profit par les romanciers pour intégrer dans le tissu romanesque les éléments étrangers et perturbateurs que peuvent constituer les discours des savoirs. Elle pourrait même rétablir une unité entre des savoirs dont la spécialisation est croissante et faire du roman le lieu d’une nouvelle unité des savoirs. Le roman emprunterait à l’encyclopédie sa structure et sa construction illustrerait un discours sur les savoirs. Inversement, le volume énorme occupé par l’exposé des divers savoirs pourrait dans nos trois récits constituer la clef d’une intrigue qui, du point de vue des événements romanesques, est souvent ténue. Or, dans les trois romans au programme, la logique savante et encyclopédique perturbe autant la logique romanesque que celle-ci ne perturbe la logique savante.

Le récit des Affinités électives repose sur une intrigue amoureuse et romanesque presque clichéique. Cette intrigue est cependant renouvelée dès le chapitre IV en trouvant une formulation algébrique absolument originale dans la loi des affinités. Il revient même à Édouard de formuler la traduction de la loi chimique des affinités en termes de relations romanesques : « Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car je ne dépends vraiment que de toi seule et je te suis comme B suit l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, cette fois, me soustrait quelque peu à toi. Or il est juste que, si tu ne veux pas te dissoudre dans le vague, on te trouve un D, et c’est, sans aucun doute, la gente demoiselle Odile, à la venue de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps » (p. 65). On peut sourire de cette traduction fort erronée et y lire l’aveuglement d’Édouard ; mais on peut aussi observer la manière dont l’intrigue dément ce premier schéma romanesque et, par la volonté finale d’Odile de ne pas céder à Édouard, brouille la logique simple de la loi des doubles affinités.

Ni l’intrigue de Mardi, ni celle de Bouvard et Pécuchet ne se présentent de la sorte comme l’application romanesque d’une loi savante. Ces deux romans ont davantage en commun de nier a priori toute mise en intrigue ou, du moins, de renoncer au moindre fil narratif ébauché pour mieux permettre l’énumération de très nombreux savoirs : c’est là qu’il est alors tentant de chercher à découvrir dans ces récits les principes d’une encyclopédie romanesque. [footnote]

Mardi s’ouvre comme un récit de voyage baleinier ; le récit est très vite menacé par l’ennui d’une pêche si infructueuse que le navire tourne en rond. La fuite du narrateur et de son compagnon Jarl est la promesse d’un récit d’aventures tel que ceux que Melville a déjà livrés avec Typee et Omoo. Mais la rencontre de la belle Yillah change l’itinéraire des voyageurs qui pénètrent dans l’archipel de Mardi. L’intrigue amoureuse, exotique qui plus est, se noue aussi vite qu’elle se dénoue grâce à la disparition de la Belle. La quête devient alors le motif d’un récit en archipel qui se traduit, du point de vue narratif, par l’énumération des îlots abordés.

Le chapitre LXV de Mardi où se dessine le projet de faire le tour de l’archipel annonce le voyage cyclique et exhaustif qui mime le parcours dans les savoirs que peut représenter l’encyclopédie. Taji, désireux de « quitter Odo et [de] chercher à travers tout l’archipel de Mardi » (p. 178) se voit doté de quatre compagnons dont les motivations ressemblent fort au projet encyclopédique de faire le tour des connaissances : au roi et demi-dieu Média, séduit à l’idée de pousser ses explorations dans l’archipel sur lequel il règne, s’ajoutent l’historien Mohi, le poète Youmi et le philosophe Babbalanja qui « rêvaient depuis quelque temps de faire le tour de l’archipel, Babbalanja en particulier, qui avait souvent manifesté le plus vif désir de visiter toutes les îles, en quête de je ne sais quel objet auquel il faisait de mystérieuses allusions » (p. 179). Mais l’exhaustivité affichée de la quête est très rapidement menacée par l’arbitraire des choix opérés par les personnages ou par les conditions de la navigation.

Déjà au chapitre CVI, Babbalanja avait décrété en approchant de l’île de Maramma qu’« il y a peu d’apparence que celle que nous avons perdue soit ici » (p. 286). Au chapitre CXXVIII où le philosophe fait à nouveau remarquer au roi que Yillah ne saurait se trouver à Pimminé et lui demande pourquoi il faut débarquer là, le roi répond : « Tel est mon bon plaisir, Babbalanja » (p. 356), mettant en scène par sa réponse le caractère arbitraire de l’itinéraire choisi. Au chapitre CXXXVII, effrayés par la multiplicité des îles qui les entourent, le roi Média et le philosophe Babbalanja reconnaissent d’ailleurs l’impossibilité de sonder tout l’archipel : « nous devons renoncer à visiter une grande partie de l’archipel, car nous ne pouvons pas rechercher Yillah partout, noble Taji » (p. 387). À cette déclaration de non-exhaustivité s’ajoute le fait que les hasards de la navigation entraînent la visite d’îles imprévues, comme l’île des Fossiles au chapitre CXXXII, et font obstacle aux prévisions des voyageurs : les courants et le vent les condamnent ainsi à tourner autour de l’île de Kalédoni et le titre du chapitre établit alors une stricte équivalence entre le savoir et l’intrigue du voyage : « Ils tournent autour d’une île sans y débarquer et autour d’une question sans la résoudre » (p. 436). Discours et récit se valent ou, pour le dire autrement, « fiction » et « diction » coïncident parfaitement : faire le tour de Mardi est faire le tour des discours qui disent Mardi.

À l’arbitraire de l’itinéraire poursuivi par Taji et ses compagnons fait écho, dans le roman de Flaubert, le hasard des expérimentations malheureuses qui poussent Bouvard et Pécuchet à explorer de nouvelles sciences sans que jamais par la suite ils ne fassent retour aux expériences initiales. L’échec cuisant des conserves amène ainsi les protagonistes à penser qu’ils ne savent pas assez la chimie et le second chapitre s’achève, en guise de transition par une interrogation : « c’est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie » (p. 115). En réponse à ce doute, le chapitre suivant décrit le désir de l’apprentissage de la chimie qui conduit les deux héros à interroger le médecin chez qui un recueil de planches anatomiques les oriente vers l’étude du squelette humain. Quand s’esquisse une relation logique entre les disciplines, elle est aussitôt niée par la succession des expériences racontées : ainsi Bouvard et Pécuchet consultent-ils à juste titre le médecin parce qu’ils estiment les progrès de la médecine liés au développement de la chimie organique. Mais l’ignorance du médecin, qui dit la concurrence entre des savoirs exclusifs, les détourne alors vers la médecine pratique. De conserves, il ne sera plus question.

Aucune hiérarchie n’est définitivement établie entre les différents domaines du savoir ni dans Mardi, ni dans Bouvard et Pécuchet et l’intrigue romanesque, supposée mettre en ordre et établir une continuité logique, est soit réduite à son plus simple appareil (la quête d’un objet mystérieux dans un archipel, la retraite de deux citadins), soit mine de l’intérieur toute entreprise de mise en ordre. Cela pourrait aussi bien valoir pour les Affinités électives dont la seconde partie peut être décrire comme un défilé de visites assez peu motivée.

La forme encyclopédique ne repose pas seulement sur l’exhaustivité ; elle entreprend aussi d’établir un ordre et une hiérarchie parmi les différents savoirs. Elle n’est brandie par les romanciers que pour être dénoncée comme un leurre. Autant qu’une critique a posteriori du modèle encyclopédique, on pourrait lire également dans la tension entre exhaustivité et sélection ou entre liste et système qui parcourt au moins deux de nos romans, l’explicitation par les romanciers d’apories constitutives de l’encyclopédie elle-même. Car après tout, le XVIIIe siècle n’a pas le privilège des encyclopédies et l’année 1865 voit encore paraître le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse qui tient du dictionnaire encyclopédique. Dans sa préface, Larousse aborde la question délicate de la composition d’une encyclopédie en fonction des disciplines existant, se demande si l’encyclopédie est une forme préétablie plaquée sur un certain état du savoir ou si elle n’est pas le texte qui crée et définit, par sa composition, les disciplines savantes, puis s’interroge sur la nécessité d’achever un texte qui doit pouvoir intégrer en son sein les futurs progrès scientifiques. En ce sens alors, il faudrait moins lire les intrigues romanesques comme des défaites du modèle encyclopédique que comme des encyclopédies mettant elles-mêmes en évidence leurs propres limites.

On ne peut guère non plus se fier aux narrateurs pour décider de la préséance, pour parvenir à la Vérité, de tel ou tel savoir. La critique la plus virulente d’un savoir établi en une discipline savante est celle qui parcourt les extraits du journal d’Odile au chapitre VII de la seconde partie. Curieusement, la science visée est celle sans doute qui influença le plus la littérature du temps : l’histoire naturelle

Conçue comme la science de l’étrange peu à même de faire comprendre à l’homme le monde qui l’entoure, l’histoire naturelle est strictement condamnée par Odile. Le savoir qui est visé là pourrait être celui des cabinets de curiosités qui se préoccupaient moins de faire le tour des composantes de la Nature que de livrer la description de monstres ou de merveilles : il n’est pas l’histoire naturelle à visée exhaustive telle que la pratiquent déjà depuis un demi-siècle Buffon et Linné. En ce sens, la critique pourrait être mise au compte de Goethe et viser moins le discours et la visée de l’histoire naturelle contemporaine que les dérives d’une ancienne compréhension de la Nature. Mais le propos est également contemporain des thèses de Geoffroy Saint-Hilaire visant à démontrer, par l’étude des cas monstrueux, la présence de grandes tendances dans la Nature permettant de comprendre la répartition des espèces à partir de l’unité de plan. Odile se ferait l’écho alors des théories dites « fixistes » contre les théories « transformistes » auxquelles Goethe a accordé un intérêt tout particulier en relatant la querelle des Analogues. Il est, en d’autres termes, fort difficile de savoir si l’on doit prendre au sérieux cette critique ou s’il faut y lire une condamnation, par l’auteur, des critiques d’Odile, teintées d’un sentiment religieux fort archaïque. D’autant que le narrateur brouille les pistes en suggérant plusieurs origines possibles de ces remarques : « Cet incident doit cependant avoir donné lieu à une conversation dont nous trouvons les traces dans le journal d’Odile » (p. 240).

L’opposition non résolue entre des personnages incarnant la maîtrise d’un certain savoir est aussi ce dont use Herman Melville pour composer des dialogues entre les compagnons de l’archipel. Les chapitres LXIX, XCIII et CXV de Mardi se ressemblent étonnamment en ce que l’historien, le poète et le philosophe y racontent tour à tour des légendes critiquées à chaque fois par leurs compagnons : à l’historien s’oppose le philosophe qui lui reproche de raconter des fables, au poète s’oppose ensuite l’historien qui reproche au premier d’imaginer des faits et le philosophe verra son conte interrompu par l’historien qui lui reprochera à son tour le manque de véracité historique et le manque de vraisemblance de ses dires. Certes Histoire, Mémoire et Raison s’opposent à tour de rôle en faisant apparaître les limites des autres types de savoirs et les contradictions mettent en exergue le caractère exclusif des visées de chacun de ces types de savoirs. Mais, en faisant en sorte que les trois savants racontent une légende, l’écrivain met en évidence le fait qu’on n’accordera pas la même valeur de vérité à un même texte selon son appartenance affichée à un savoir donné.

Les contradictions irrésolues entre divers modes d’explication du monde prennent également, dans Bouvard et Pécuchet, la forme de dialogues animés, bien souvent entre les deux personnages principaux et le curé. Les théories géologiques transformistes s’opposent ainsi à la Genèse à la fin du troisième chapitre où ni les tenants de l’un, ni ceux de l’autre ne l’emportent véritablement. La discussion se clôt par une nouvelle énigme savante : celle des aurores boréales. Mais l’absence du narrateur n’est jamais aussi manifeste que lorsque nous sont exposées des contradictions internes à chaque savoir. Non seulement sont alors énumérées, bien souvent, des théories contradictoires, mais Bouvard et Pécuchet s’empressent aussi d’adopter des points de vue contraires qui leur permettent de s’affronter sans qu’aucun compromis ne mette fin à leurs dialogues. Si l’ironie du narrateur vise ici des personnages qui ne comprennent rien, elle vise aussi sans doute des savoirs qui tous prétendent à la Vérité et qui cependant se succèdent en annihilant les théories précédentes.

Cela vaut aussi bien des sciences humaines que des sciences naturelles. Ainsi, l’intérêt de Bouvard et Pécuchet pour la géologie et pour la question de l’origine du monde passe-t-il par un résumé très fidèle de la thèse fixiste et catastrophiste de Georges Cuvier (il n’y a eu qu’une seule Création du monde, mais des cataclysmes ont entraîné la re-création des mêmes espèces à différentes époques) pour aboutir au résumé, par le narrateur, d’un article de journal qui se fait l’écho des thèses transformistes et qui nie les cataclysmes défendus par Cuvier pour plaider en faveur d’une transformation progressive des espèces. À l’enthousiasme de Bouvard et Pécuchet pour le Discours sur les révolutions du globe succède un nouvel enthousiasme pour les théories transformistes sans que rien d’autre que la déception des deux apprentis-géologues ne vienne rationnellement justifier la supériorité scientifique de l’une ou l’autre de ces thèses encore contemporaines du roman : « Cuvier jusqu’à présent leur avait apparu dans l’éclat d’une auréole […] ; leur respect pour ce grand homme diminua » (p. 154).

Le personnage de Babbalanja, dans Mardi, profite aussi de l’exposé des différentes hypothèses géologiques de la création du monde pour suggérer leur caractère arbitraire. Interrompu une première fois après son exposé de la théorie dite plutonienne de l’origine volcanique des terres émergées, le philosophe propose de « prendre alors une autre théorie » (« neptunienne » celle-là) de l’origine organique de la terre (p. 370-371). L’interprétation romanesque qu’il donne des théories récentes de Charles Lyell lui vaut les félicitations du roi Média, louant la capacité du savant à recréer le monde en quelques minutes. Le philosophe se moque alors lui-même du bien-fondé de sa théorie : « Une bagatelle pour nous géologues, monseigneur. Au premier signe, nous pouvons vous servir des systèmes entiers, soleils, satellites et astéroïdes compris » (p. 371). Aucune des explications savantes ne l’emporte sur l’autre et toutes sont susceptibles de n’être que des systèmes imaginaires s’opposant les uns aux autres sans qu’aucune preuve ne vienne décider de leur Vérité.

Des conditions de possibilité de la fiction savante

En 1848, Melville annonçait dans une lettre à son éditeur John Murray la réorientation de son récit : « Mon objet en vous écrivant aujourd’hui – j’aurais dû le faire plus tôt – est de vous informer d’un changement dans mes projets. Pour dire les choses rondement : le prochain ouvrage que je publierai sera, tout à fait sérieusement, un « Roman d’Aventure Polynésienne » – Mais pourquoi cela ? La vérité, Monsieur, est que l’accusation réitérée d’être un romancier déguisé m’a incité finalement à prendre la résolution de montrer à ceux qui prennent quelque intérêt à la chose, qu’un véritable roman de moi n’est pas Taïpi ou Omoo, mais est fait d’une toute autre étoffe. […] Quant à savoir s’il est de bonne politique de sortir un roman reconnu comme tel sur les talons de deux livres de voyages qui ont été reçus dans certains quartiers avec une bonne dose d’incrédulité – Cela, Monsieur, est une question dont je me soucie peu, à vrai dire. – Mon instinct est de donner le jour au Roman, et laissez-moi vous dire que les instincts sont prophétiques et valent mieux que la sagesse acquise » [footnote] . Sous la plume de l’écrivain, Mardi n’est donc pas un simple roman mais le lieu de l’élaboration de l’essence même du romanesque, le « pur roman » qui surgit de nouveau dans la préface. Et les trois œuvres au programme ont en commun d’avoir été présentées par leurs auteurs comme des expérimentations romanesques visant à explorer la nature et la visée du roman.

Or il semble que l’intégration critique du savoir dans le roman soit précisément l’occasion, pour les romanciers, d’explorer les limites de la fiction romanesque. Dans ses Conversations avec Eckermann, Goethe déclarait : « La seule œuvre de grande envergure où j’ai eu conscience de travailler à la représentation d’une idée d’ensemble, ce fut peut-être mes Affinités électives. Le roman par là est devenu accessible à l’intelligence ; mais je ne veux pas dire qu’il en soit meilleur. Je suis au contraire d’avis que plus une œuvre poétique est inaccessible et insaisissable pour l’intelligence, meilleure elle est » [footnote] . Le récit romanesque se pose en concurrent possible d’une loi savante et tente de cerner la différence, ou au contraire, la convergence entre l’acte d’expliquer et celui de raconter. L’écrivain s’inspire de polémiques savantes propres à certains domaines constitués en disciplines, cherche dans les discours savants autant de modèles que de repoussoirs et fait d’une interrogation sur les méthodes des savoirs l’occasion d’une expérimentation sur la fiction romanesque elle-même et sur sa capacité à atteindre une quelconque vérité.

L’usage des récits ou des fictions s’est depuis les années 1750 au moins largement répandu dans le discours de la discipline maîtresse qu’est l’histoire naturelle. Et la théorie de l’évolution de Darwin, dont l’Origine des espèces est traduite en français en 1862, ne fait que renouveler la valeur heuristique de l’hypothèse et de la fiction : sur le très long terme, aucune théorie de l’évolution ne peut recevoir de preuve factuelle et il faut admettre la vérité savante de la fiction.

Reste alors à distinguer la fiction « littéraire » qui n’est pas supposée dire le monde et la fiction « savante ». C’est ce à quoi se sont employés déjà la plupart des grands naturalistes du tournant des XVIIIe et XIXe siècles, à partir du moment où ils se sont intéressés à l’origine du monde naturel et à la transformation de ses composantes. C’est à ce moment que le mot même de « géologie » change de sens ; là où il désignait encore en 1770 la « théorie de la terre » entendu comme une spéculation purement théorique, il devient une science empirique, à laquelle la découverte d’ossements fossiles offre des preuves et dont la dimension explicative, comme l’écrit Nathalie Richard, « prétend s’appuyer sur la stricte induction » [footnote] . Buffon déjà reprochait à Linné d’user de « théories » fantaisistes et imaginaires ; mais sa propre théorie de la terre, illustrée dans les Époques de la Nature encore fort en vogue dans la première moitié du XIXe siècle, fait figure à son tour de théorie fictive sans fondement aux yeux d’un Georges Cuvier qui revendique à son tour dans son Discours sur les révolutions du Globe et dans ses Recherches sur les ossements fossiles l’usage du récit en fixant les conditions de sa véracité savante.

Le récit et la fiction (par quoi les savants désignent en général les « théories » et la « philosophie » naturelle) font l’objet, au moment où les trois romanciers composent leurs ouvrages, de tentatives de définitions de la part des savants qui tentent de mesurer la place de l’imagination dans le discours savant. Le « discours préliminaire » aux Recherches sur les ossements fossiles, publiées en 1812, est ainsi révélateur de la manière dont Georges Cuvier se présente à la fois comme l’inventeur d’une nouvelle science et comme l’inventeur d’un nouveau type d’histoire et de récit. Le géologue s’y définit comme un « antiquaire d’une nouvelle espèce » et ne dissimule pas la part de reconstruction qu’a nécessitée le récit qui suit. S’il nie avoir imaginé la moindre part de sa théorie des révolutions du globe, il présente toutefois son ouvrage de manière spectaculaire et grandiose, en fait un récit fondateur propre à receler les nouveaux mythes des espèces perdues ; l’ouvrage doit impressionner le lecteur et érige le savant en créateur d’un monde nouveau, à l’instar du romancier ou de l’écrivain [footnote] .

Or précisément, Bouvard et Pécuchet font partie de ces lecteurs si impressionnés par les récits spectaculaires de Cuvier qu’ils se figurent le monde en formation et que le narrateur alors retrace un récit en prose des révolutions du globe empruntant à Cuvier ses hyperboles. Là le roman prend pour modèle le récit savant auquel il emprunte ensuite des motifs pour les reformuler sur le mode tragi-comique cette fois : les tortues gigantesques et les serpents ailés du troisième tableau inspiré du Discours sur les révolutions du globe s’entremêlent à quelques pages d’intervalle pour faire de Bouvard « en démence », une « tortue avec des ailes qui aurait galopé parmi des roches » (p. 153).

Les histoires de l’origine du globe ne sauraient, parce qu’elles se déroulent sur le long terme, prétendre à représenter le monde de la Nature. Ce type de récit de création n’est pas le seul et il semble bien que la variété formelle et générique qui caractérise au moins Mardi et les Affinités électives témoigne d’une expérimentation sur l’art de raconter, littéraire ou savant. Si ces romans constituent des encyclopédies des savoirs contemporains, alors il faut admettre que figurent parmi ces savoirs la légende et la fiction.

Ces romans du savoir que sont Les Affinités électives, Mardi et Bouvard et Pécuchet passent également au crible certaines formes littéraires canoniques et leur rapport à la Vérité. La transition entre la première et la seconde parties des Affinités électives prend ainsi la forme d’un méta-texte où le narrateur se réfère à la forme de l’épopée pour justifier précisément l’absence de transition logique entre les étapes et son récit : « Dans la vie de tous les jours, il arrive souvent ce que, dans l’épopée, nous avons coutume de célébrer comme un artifice du poète : lorsque les personnages principaux s’éloignent, se cachent, s’adonnent à l’inaction, tout aussitôt un personnage de second ou de troisième plan, un personnage à peine remarqué jusque-là, remplit la scène » (p. 171). L’emprunt des rouages de l’épopée pour expliquer le déroulement d’un roman qui n’a rien d’épique est en soi curieux. Mais la mise en évidence de l’usage d’artifices procède d’une analogie entre ce qui, dans « la vie de tous les jours », apparaît comme banal et ce qui semble, sitôt qu’on en observe la trace dans un texte romanesque ou littéraire, un « artifice ». De là à suggérer que les artifices littéraires les plus grossiers (ceux que les lecteurs identifient comme les traces de l’imagination, de l’invraisemblance et du mensonge) reflètent au mieux le cours de la réalité, il n’y a pas loin.

La parodie du roman de chevalerie à laquelle se livre le narrateur de Mardi en racontant sa rencontre avec Yillah vise au même but : se poser en chevalier alors que « le sort d’une gente damoiselle était en jeu » (p. 123) ne suffit pas à atténuer les remords causés par le meurtre du grand prêtre mais permet au narrateur de jouer à être un preux chevalier et de signaler au lecteur le rôle joué par lui. Ainsi le narrateur désigne l’écart qui peut exister entre la réalité d’une aventure et le récit qu’on en donne ; il invite aussi son lecteur à se méfier des critères formels et de la valeur de vérité qu’il leur accorde. Car le plus savoureux dans l’histoire est qu’après avoir condamné l’usage par le prêtre Aléma de légendes destinées à nourrir l’esprit de sa victime de chimères, le narrateur n’hésite pas à son tour à gagner l’affection de Yillah en lui livrant de semblables fables.

Comme il fait le tour des « savoirs », le roman fait le tour des modes de représentation littéraires et poétiques du monde qui sont à la fois un savoir parmi d’autres et le domaine du savoir dont relève le roman qui réunit ici tous les savoirs. La Poésie et sa valeur de vérité sont aussi mises à l’épreuve dans les dialogues entre l’historien, le philosophe et le poète qui scandent le voyage imaginaire de Mardi. Lorsque l’historien et le poète se disputent au chapitre XCIII, Youmi rappelle à Mohi que les historiens peuvent emprunter leurs matériaux aux vieilles légendes et dénonce le travail de l’historien comme mensonger (p. 250). L’historien, qui ne cesse d’interrompre le poète pour lui reprocher l’imprécision des dates, reproche à son tour au poète de mentir en prenant à témoin Média : « Ceci vous semble-t-il une histoire croyable ? Youmi l’a inventée » (p. 253). Et le philosophe tranche in fine en affirmant que « la vérité se trouve dans les mots et non dans les choses » et que « ce qu’on nomme vulgairement des fictions contient tout autant de réalité qu’en découvre la pioche grossière de Dididi, le creuseur de tranchées » (p. 253). Ainsi l’Histoire et la Poésie sont-elles renvoyées dos-à-dos. Si les critères de la véracité historique ne conviennent pas à la fiction, les marques formelles de l’invention ne sont pas pour autant les indices du mensonge.

Cette scène trouve un étrange écho dans les commentaires que Bouvard et Pécuchet vont faire successivement des ouvrages historiques et des romans historiques. L’idée de l’impossibilité de trouver des « preuves » fiables, en Histoire, conduit à une certaine indécision entre la visée du récit historique et celle du récit romanesque : « Les autres [historiens] qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux. Car on ne peut tout dire. Il faut un choix » (p. 192). La nécessité de composer une intrigue, de reconstituer une logique, est ce qui rapproche le récit historique du récit romanesque et, d’une certaine manière, Flaubert en mettant en parallèle les errances de Bouvard et Pécuchet en matière de savoir historique et de savoir romanesque contribue à brouiller les frontières formelles entre récit historique et récit romanesque [footnote] . L’effort de distinction, comme dans Mardi, aboutit à une plus grande indétermination.

Sous la plume de Flaubert et de Melville, le roman devient un mode d’appréhension et d’explication du monde qui peut autant que l’Histoire des hommes ou de la Terre (ni plus, ni moins) prétendre à la vérité sans nécessairement feindre de ne pas inventer. Plus exactement, les écrivains, comme les savants, posent une nouvelle fois la question des critères formels de la fiction et de leur investissement, par les lecteurs, d’une valeur de vérité. La manière dont ils semblent à la fois démontrer la ressemblance entre les récits « savants » et les récits « poétiques » et insister sur leurs différences pourrait plaider en faveur des thèses de Nelson Goodman : la fiction romanesque, le récit savant ou le récit historiques sont autant de « versions » du monde et peuvent tous prétendre à le dire et à l’expliquer [footnote] . On pourrait dire aussi que les discours romanesques sur l’Histoire et que le fait même, dans le roman, de faire place à l’Histoire, démontrent que la structure narrative de l’histoire est de même nature que celle de la fiction et que l’histoire, comme l’affirme Hayden White en 1974 dans « The Historical Text as Literary Artefact », est un artifice littéraire [footnote] .

De même que les trois romans au programme mettent à l’épreuve, en s’inspirant de polémiques savantes contemporaines, les différents genres poétiques, de même ils explorent les composantes de la fiction romanesque en en poussant souvent la logique à bout. Là, le détour par l’histoire naturelle leur permet de proposer une articulation originale, dans le récit, entre narration et description, de faire du roman une version métaphorique du monde.

Les notions mêmes de description et de littérature descriptive ont fait l’objet, depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, de nombreuses études et définitions savantes [footnote] . Les Tableaux de la Nature d’Alexander von Humboldt ont été publiés en allemand en 1808, ont inspiré Goethe et Odile et seront sans cesse réédités, en France, en Angleterre et en Allemagne jusqu’à la seconde moitié du siècle. La préface de Humboldt illustre parfaitement la manière dont le savant pense une structure poétique reposant sur la description et interroge, de ce fait, la frontière possible entre la poésie et la science. Le savant décrit dans un premier temps son texte comme la succession de grands fragments : « Je voulais successivement offrir la considération en grand de la nature, la démonstration de l’action simultanée de ses forces, la peinture de ses jouissances toujours nouvelles que la présence de ses imposans tableaux procure à l’homme doué de sentimens » [footnote] . Le texte savant se fait donc l’équivalent des tableaux naturels, renouvelant l’esthétique du pittoresque ; mais les tableaux qu’il présente ont pour vocation d’expliquer et de démontrer les grandes lois de la Nature. L’ouvrage renonce d’autant moins à sa vocation scientifique que sa forme reflète exactement les caractéristiques des objets dont il traite. Il est aussi un texte relevant de la littérature puisque Humboldt le décrit en des termes poétiques en inventant une nouvelle unité de composition (les grandes tendances de chacune des descriptions) : la juxtaposition de tableaux permet au lecteur de saisir, derrière les variations, un même plan. L’enjeu pour Humboldt est de justifier qu’un texte puisse être descriptif (et donc discontinu) et poétique.

Curieusement, Flaubert, appelant de ses vœux dès 1853 la transposition dans le roman de modes d’exposition savante, retrouve l’idée du tableau : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il faut faire des tableaux […] » [footnote] . Flaubert défend chacun la possibilité de composer un roman qui ne soit pas didactique et qui cependant illustre la subordination de la narration à la description. Sans doute pourrait-on dire la même chose de Mardi dont Philippe Jaworski a écrit dans Le Désert et l’Empire qu’il obéissait à une « exposition panoramique » [footnote] .

Cela expliquerait du moins le plaisir manifeste avec lequel Melville explore toutes les modalités descriptives possibles, allant du cas-limite de l’énumération des richesses de Oh-Oh à l’ecphrasis dans le chapitre XXX intitulé « Notes pour un portrait en pied de Samoa. Peinture et littérature se réunissent à nouveau dans le récit goethéen des tableaux vivants. À la vue de Bélisaire, « on se croyait vraiment dans un autre monde, si ce n’est que la présence du réel, substitué à l’apparence, produisait une sorte d’impression d’angoisse » (p. 212). Réalité picturale, réalité romanesque et représentation se mêlent au point que l’art ici vise moins à représenter la Nature ou le monde que le monde ne vise à représenter l’art. L’univers romanesque (ou fictionnel) y gagne une certaine autonomie : la représentation romanesque se développe sur une représentation picturale et le roman ne représente qu’un monde déjà peint, déjà représenté. Toute référence à un monde extérieur qu’il s’agirait d’imiter s’éloigne.

La même conclusion découle de l’analyse de l’usage qui est fait dans les romans des représentations savantes du monde que sont les cartes ou les relevés topologiques. C’est le capitaine qui, dans les Affinités électives, introduit les cartes et les levés topographiques pour satisfaire le désir d’Édouard de « faire un levé de la région, de mieux connaître celle-ci et de l’exploiter plus avantageusement » (p. 46). La composition de la carte est décrite en termes de « création nouvelle » permettant de découvrir la région et de la posséder, mieux encore que les innombrables promenades imposées par le châtelain à son ami (p. 46). La carte donne naissance à l’espace géographique qui ne peut être défini ni nommé sans elle. Elle induit cependant un mode de représentation de l’espace qui est symbolique bien davantage que mimétique.

Celui qui regarde la carte (en particulier topologique) ne voit pas le monde qui l’entoure. Devant un paysage, Bouvard et Pécuchet « n’admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni les ondulations de la verdure ; mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous, la terre ; – et toutes les collines étaient pour eux « encore une preuve du Déluge » » (p. 148-149). S’il n’est pas explicitement fait mention de carte dans ce passage d’exploration géologique de Bouvard et Pécuchet, le motif apparaît dans l’archipel de Mardi aux endroits stratégiques que sont le début et la fin du voyage. Au chapitre LVII, le narrateur consacre son récit aux divinités mardiennes et, s’étonnant du manque de curiosité des habitants de l’archipel pour son propre monde, constate que « pour le peuple de l’archipel, la carte de Mardi était la carte du monde » (p. 161). À la fin de la pérégrination, le narrateur revient sur l’ensemble du voyage (et du récit) pour s’adresser directement au lecteur en ces termes : « Ô lecteur, écoute ! J’ai voyagé sans carte. Ce n’est pas avec la boussole et la sonde que nous avons découvert les îles mardiennes » (p. 499). Mardi est bien un espace imaginaire qui n’est en rien la transposition romanesque d’un espace réel et la description de Mardi, si l’on se fie aux habitants de l’archipel, est celle du monde dans son entier. Le narrateur, par le biais de la carte, désigne son texte à la fois comme imaginaire et comme symbolique du monde « réel ».

Les romanciers, plutôt que de faire passer pour « référentiels » des énoncés « fictionnels » en réécrivant des savoirs qui prétendent dire le monde réel, montrent que ces savoirs ne sont pas plus référentiels que la fiction et que le lecteur qui, dès qu’il reconnaît leur forme, accepte leur vérité devrait peut-être accepter qu’un énoncé fictionnel puisse aussi prétendre à dire la vérité sur le monde réel. En d’autres termes, et à quelques nuances près, il se pourrait que Melville et Goethe au moins aient tenté de montrer que le récit romanesque était d’autant plus référentiel qu’il était fictionnel et s’affichait comme tel. Le défi qu’ils relèvent en quelque sorte est non pas de revenir à un état antérieur des savoirs unifiés mais de montrer que la fiction littéraire est d’autant plus savante qu’elle est fictionnelle et que l’usage de la fiction est précisément ce qui permet le mieux d’indentifier les ouvrages littéraires et les ouvrages savants (notamment naturalistes).

La célèbre première phrase du roman de Goethe annonce, sans qu’il soit question d’une quelconque influence, le non moins célèbre « Call me Ishmael » de Moby Dick : « Édouard, – c’est ainsi que nous allons nommer un riche baron, dans la force de son âge, – Édouard avait employé les plus belles heures d’un après-midi d’avril dans sa pépinière, à enter sur de jeunes pieds des greffes qu’il venait de recevoir » (p. 24) . Quant au narrateur de Mardi, il demeure anonyme jusqu’à son arrivée dans l’archipel de Mardi où il décide de se baptiser « Taji », sur les conseils de Samoa, et d’adopter alors « une apparence absolument conforme au rôle qu’[il] avai[t] résolu de jouer » (p. 151). Le narrateur anonyme, masque de l’auteur, reçoit donc une nouvelle identité, toute imaginaire, et s’affuble d’un second masque au mitan du récit.

À ces revendications, par les auteurs, de la nature fictionnelle de leurs récits s’ajoute, comme pour mieux creuser l’écart entre le récit et l’objet « réel » qu’il est supposé décrire, la place étrange qu’occupe dans leurs romans la copie. On sait que le roman inachevé de Flaubert devait comprendre encore un chapitre de copie, réunissant sous la forme d’une énumération, des extraits copiés par Bouvard et Pécuchet qui, renonçant à comprendre, se résolvaient à copier et, du même coup, à faire retour à leurs premiers métiers. Le tour des savoirs devait donc se conclure par le tour des représentations langagières du monde, comme si faire le tour du monde réel équivalait à faire le tour des discours qui le disent. Le fossé se serait ainsi définitivement creusé entre les mots et les choses, les mots ne renvoyant plus alors qu’à d’autres mots ou qu’à eux-mêmes. Les Affinités électives réservent également une place de choix à la copie, soit en mentionnant l’activité à laquelle se consacrent des personnages tels que Charlotte et Édouard ou tel qu’Odile, copiant les papiers du baron, soit en faisant place au journal d’Odile lorsque le récit s’informe en une liste de maximes dont le narrateur avoue que certaines ont pu être « copiées » : « il est vraisemblable qu’on lui avait communiqué quelque manuscrit où elle avait copié ce qui la touchait » (p. 200). Mais le récit se confond plus encore avec la copie lorsqu’il abonde en références et en sources à la manière de Mardi.

Au chapitre CXXIV, intitulé « Babbalanja cite un vieil auteur païen et fait bien remarquer à ses auditeurs que ce n’est pas lui qui parle », le personnage du philosophe lit une suite de citations tirées, comme le souligne Philippe Jaworski, de la Morale de Sénèque. Le récit romanesque se fait donc collation de citations d’un ouvrage désigné comme imaginaire, par l’attribution d’un titre qui ne vaut que dans l’espace de la fiction. Il y a là de quoi illustrer sans doute la thèse de l’intransitivité de la fiction développée par Gérard Genette, selon laquelle la fiction peut emprunter au « monde réel » des événements historiques, des personnages illustres ou des maximes sans que ces emprunts, une fois insérés dans la fiction, ne désignent autre chose qu’eux-mêmes : le Sénèque de Mardi n’est autre que le Sénèque-de-Mardi [footnote] .

La question qui se pose alors est de savoir comment un texte imaginaire, qui se désigne comme tel, peut « dire » le monde. La réponse à cette question récurrente dans les théories de la fiction a été donnée non seulement par Nelson Goodman mais également par Herman Melville dans Mardi. « Il est clair, [écrit Goodman], que les œuvres de fiction en littérature et leurs équivalents dans les autres arts jouent un rôle éminent dans la construction du monde ; nos mondes ne sont pas plus hérités des scientifiques, biographes et historiens que des romanciers, dramaturges et peintres. Mais comment des versions de rien peuvent-elles alors participer à la construction de mondes réels ? » [footnote] . L’une des réponses à cette question consiste à défendre l’idée que le roman, par rapport à la « réalité » qu’il peint, établit un rapport d’homologie plutôt que d’analogie, que la fiction peut être une métaphore du monde.

De la fiction comme métaphore du monde, il est question au chapitre CLXXX de Mardi, où Babbalanja défend devant le roi Abbrazza et ses compagnons la grandeur du monstrueux livre fictif d’un auteur fictif nommé Lombardo. Au philosophe qui signale que l’abandon des critères poétiques formels traditionnels (les unités) est ce qui permet au Kostanza de dire le monde en étant pareil à lui (l’ouvrage est « Comme Mardi lui-même » (p. 542)), le roi Média rétorque : « Maintenant, Babbalanja, assez de métaphores » (p. 542). Mais le plaidoyer le plus manifeste en faveur de l’abandon de l’exigence de vraisemblance ou d’unité prend sans nul doute la forme de l’adoption explicite de la forme littéraire de l’allégorie pour caractériser l’ensemble du récit dans l’archipel. Pour parcourir cet insulaire digne du Quart Livre, les compagnons se voient dotés de plusieurs canoës étranges, dont l’un porte à la proue « l’image d’un petit lutin grimaçant, avec un anneau dans le nez, des cauris dansant aux oreilles et un abominable rictus, comme celui de Silène tanguant sur son âne » (p. 181). Cette référence très explicite au Prologue de Gargantua place donc le récit romanesque dans la catégorie des récits allégoriques où les boîtes décorées de figures grotesques des apothicaires contiennent des drogues précieuses. Le narrateur de Mardi désigne ainsi la manière dont la fiction recèle un savoir sur le monde sans pour autant lui ressembler. Ce savoir peut être historique et politique, en particulier à partir du moment où les compagnons abordent les îles fictives de Dominora et de Vivenza ; là, les symboles sont assez clairs et l’écrivain fait le tour des événements politiques contemporains.

Certes le récit de Mardi ne se résume pas au voyage dans l’archipel ; mais il explore successivement diverses modalités du rapport de la fiction au monde et en montre à chaque fois, par le recours à un nouveau modèle, les limites. Et il rejoint ainsi, par le biais de la métaphore et de l’allégorie, la référentialité historique et politique à laquelle Flaubert renonçait in extremis par le recours à la « pure » copie ou que Flaubert dénonçait in extremis comme un leurre en mettant sur le même plan le récit des apprentissages malheureux de ses deux protagonistes et la copie.

De l’intégration apparemment difficile des savoirs contemporains dans le tissu de la fiction, les écrivains dérivent vers l’affirmation de l’analogie formelle des discours scientifiques et fictionnels, non en cherchant à imiter le discours savant, mais en montrant en quoi il relevait par essence de la fiction et autorisait donc qu’on invente un roman qui puisse revendiquer son caractère imaginaire tout en renouvelant l’esthétique et la poétique romanesques. Le tour de forces accompli par ces écrivains est d’avoir su exploiter les arguments des savants qui prétendaient exclure de leur sphère d’exercice d’autres savants en leur reprochant une pratique trop littéraire et d’avoir retourné ces arguments contre les savants ; les romanciers prenaient acte de ces critiques pour rappeler à leurs lecteurs, sur un mode qui n’est plus celui de la critique savante, ce que la science doit à la littérature, ce qu’elle a de commun avec celle dont elle prétend se séparer.

La problématique générale des « savoirs dans la fiction, fiction du savoir » s’inscrit dans les perspectives critiques de l’épistémocritique, décrites par Laurence Dahan-Gaida : « Tâche de l’épistémocritique, la déconstruction de l’opposition science/littérature demande qu’on les interroge à leurs frontières, là où elles s’articulent à l’ensemble de la culture et de la société. Elles doivent donc être situées dans leur interdépendance et dans leurs interactions avec les autres domaines culturels, ce qui présuppose non pas deux histoires séparées de la science et de la littérature, mais plutôt une histoire générale qui embrasse l’évolution des structures socio-culturelles, celle des sciences, des idéologies et des formes narratives » [footnote] . Et l’auteur précise qu’on ne saurait donc se limiter à l’étude de la présence d’idées scientifiques dans les textes littéraires ou à celle de l’inspiration littéraire ou philosophique de théories savantes mais que l’objet de l’épistémocritique est davantage de comprendre les rapports de détermination entre les deux domaines ou leurs modes d’articulation au social et au culturel.

RAUSEO, Chris : Chimie, alchimie, mysticisme. De la subversion de la science dans Les Affinités électives

Un bon chimiste est vingt fois plus utile que le meilleur poète.
Tourgueniev, Pères et fils, chapitre 6

De toutes les injures adressées à Goethe au cours des 55 années pendant lesquelles il trônait sur les lettres allemandes, celle sortie de la plume et du ressentiment de Heinrich von Kleist pourrait bien être la plus insolente. Elle reprend, première impertinence, la forme (distique, épigramme) perfectionnée en langue allemande par Goethe et Schiller dans leur Xenien pour railler ceux, nombreux, qui avaient su leur déplaire. Le venin de Kleist s’insinue dans ses deux vers avec une élégance que notre traduction ne tâchera pas d’imiter :

Herr von Göthe
Siehe, das nenn’ ich doch würdig, fürwahr, sich im Alter beschäft’gen !
Er zerlegt jetzt den Strahl, den seine Jugend sonst warf.

Voyez ! voilà en vérité une digne occupation de vieillesse !
Il dissèque désormais le rayon, que lançait autrefois sa jeunesse. [footnote]

Le poète fougueux, le dramaturge impétueux, le romancier emporté s’est transformé, l’âge et la gloire venant, en analyste sage et froid ; le jeune homme de 24 ans qui avait mis ses ardeurs, ses extases et ses désespoirs dans Les Souffrances du jeune Werther se contente désormais de réfuter les recherches en optique de Newton et de rassembler des matériaux pour un traité des couleurs. Le démiurge, en un mot, s’est fait savant. On se gardera toutefois de voir dans cette attaque ad hominem un dénigrement de la science. Kleist estime, ou fait semblant d’estimer, que Goethe ferait mieux de rester fidèle à sa vocation poétique. Mais en tant que vrai fils des Lumières, qui réfléchissait inlassablement aux acquis de l’Aufklärung allemande, Kleist ne pouvait condamner la recherche scientifique comme une activité néfaste ou inutile. La pointe de l’épigramme est plus fine, et en même temps plus féroce. Goethe n’est pas un homme de science ; ses prétendues recherches relèvent du pédantisme (il « dissèque »…) ; non content de jouir de sa gloire de créateur, il tient à s’auréoler de celle de savant, et sa sève, coupée de ses sources vives, se dessèche. Il est vrai qu’en 1808, Kleist ne pouvait savoir que Goethe allait publier l’année suivante Les Affinités électives. Il serait tentant, mais malheureusement faux, de voir dans ce roman la réponse au distique de Kleist, dont Goethe ne daigna pas prendre acte. Faux bien sûr, parce que les origines du roman (conçu d’abord, comme si souvent dans ce genre, comme une simple nouvelle telle que, par exemple, « Les jeunes voisins singuliers » du chapitre 10 de la deuxième partie) se situent bien avant l’algarade de Kleist. Les recherches scientifiques de Goethe n’étaient nullement une occupation de grande maturité, voire de « vieillesse » ; il s’y adonnait, parfois plus, parfois moins depuis une bonne trentaine d’années. Il faut reconnaître que leur résonance dans le monde des savants restait restreinte, au grand dam du poète, et l’histoire de la science a confirmé leur relative inutilité. Pourtant elles furent tout sauf inutiles à l’écrivain, et pas seulement dans le roman qui nous concerne. Ses travaux d’anatomie, de botanique, de minéralogie, de géologie, de météorologie, d’optique, de physique et de chimie n’ont cessé de nourrir de la manière la plus diverse sa littérature, sans tirer celle-ci vers le genre didactique ou démonstratif. Goethe chercheur ne renie pas ses réflexes de poète, et Goethe écrivain n’hésite pas à exploiter tout ce que la science peut lui fournir, au même titre et tout autant que la Fable ou l’Histoire, de métaphores, de symboles, d’allégories, bref de figures de réflexion et de combinaison, proposant points de départ, convergences et aboutissements presque sans fin. Ses méditations sur la morphologie, et notamment sur les métamorphoses d’une plante « initiale » qu’il nomme « Urpflanze », soulignent le but vers lequel tend sa science, et qu’il résume dans l’annonce publicitaire des Affinités électives par le constat qu’il « n’existe partout qu’une seule nature ». [footnote] Autrement dit : Goethe, dans ses recherches, est à l’affût moins d’analogies que de correspondances, moins de comparaisons que d’accords, la nature étant dans toutes ses manifestations une et indivisible. On l’appréhendera certes par l’observation, mais tout autant par l’imagination.

La science se distingue de la poésie non pas tant dans ses intentions que dans ses procédés. A chaque activité ses méthodes, ses outils, et aussi sa déontologie. Ce relativisme prononcé vaut non seulement pour les sciences et les arts, mais même pour le domaine le plus auguste de tous, la religion. Une maxime de Goethe, inédite de son vivant, célèbre après, démontre avec une concision inimitable que pour lui la foi religieuse était d’abord une question non pas de perspective mais d’approche. Encore plus que pour la citation de Kleist ci-dessus, on ne tentera pas ici de rendre le laconisme et la finesse de l’original. On se contentera au contraire d’en transmettre le sens de la manière la plus platement littérale, avec le seul souci de ne sacrifier aucune nuance :

Wir sind : naturforschend Pantheisten, dichtend Polytheisten, sittlich Monotheisten.

Nous sommes : panthéistes lorsque nous nous consacrons à l’examen scientifique de la nature, polythéistes lorsque nous faisons de la littérature, et monothéistes sur le plan moral. [footnote]

A chaque activité son credo. Le savant voit Dieu partout – ou une divinité, ou une intention, un dessein, une unité partout, dans les moindres recoins de la nature auxquels le portent ses enquêtes. Or Goethe, on l’a vu, dans ses recherches scientifiques, quête surtout les traces d’une origine commune de toutes choses, ou du moins de toutes les choses que des ressemblances ténues et parfois encore secrètes semblent relier. Le poète, lui, croise les dieux et déesses de la Fable partout sur son chemin, se sert à sa manière des possibilités sans nombre que lui offre leur mélange toujours fluctuant de psychologie individuelle et d’incarnation d’idées et de passions. Ces divinités qui peuplent les mythes, les rêves et les fictions de la littérature mondiale, Goethe les fréquentait chaque jour dans sa maison de Weimar, remplie de statues et de bustes des figures de la mythologie gréco-romaine ; elles l’accompagnaient tantôt explicitement (le second Faust), tantôt (comme dans Les Affinités électives) plus discrètement dans son travail littéraire, et l’accompagnaient physiquement si l’on ose dire lorsqu’il passait d’une pièce à l’autre : rarement la visite de la maison d’un écrivain en dira-t-elle aussi long sur son propriétaire.

On reproche parfois à la nature, et aux sciences qui l’étudient, leur indifférence pour les préoccupations des hommes – ce sera un motif, certes parmi beaucoup d’autres, des Affinités électives. On reproche parfois à la Fable, et à la littérature qui s’y nourrit par la suite, une amoralité qui confine au cynisme, et tout le moins à la frivolité – autre motif qui parcourt, de façon plus discrète il est vrai, [footnote] le roman de Goethe. Goethe prend ces réserves très au sérieux, et refuse au savant panthéiste comme au poète polythéiste le monopole de l’interprétation du monde des apparences comme du monde des essences. Il leur ajoute le monothéiste, le moraliste, l’être moral. Or il importe de ne pas oublier qu’avant même sa trentième année, Goethe était ce qu’on appellerait aujourd’hui ministre, le confident le plus intime et le plus influent de son prince, et qu’il l’est resté pendant plus d’un demi-siècle. Goethe n’hésitait pas à adopter les convictions inséparables de sa charge. Le plus audacieux des écrivains allemands – et soulignons-le, ses audaces ont plutôt grandi avec l’âge, notre roman et le Divan occidental-oriental en apportent la preuve – était aussi un redoutable homme d’ordre, veillant au maintien des bonnes mœurs et de la paix sociale, et aussi au respect scrupuleux des croyances (en l’occurrence, celle en le dieu des chrétiens) sur lesquelles reposaient les lois et les institutions. Le « véritable conseiller secret » Goethe (ou von Goethe) faisait preuve d’un mépris véhément pour ceux qui s’avisaient de mettre en doute cet ordre moral, social et religieux. Le seul désordre qu’il admettait était celui qui provenait d’une force de la nature, un désordre en quelque sorte tellurique au propre ou au figuré : explosion volcanique, tremblement de terre, la révolution française ou encore Bonaparte, le seul individu de son époque en qui il voyait un être à sa hauteur (avec une exception éventuelle pour Schiller). Il importe donc de reconnaître que la division tripartite de notre maxime de Goethe sur la religion correspond aux trois occupations – savant, poète, « ministre » – qu’il exerçait simultanément au cours d’une carrière comme nulle autre féconde. Si on l’oublie, on ne comprendra rien à la fin des Affinités électives. Nous reviendrons bien entendu à cette dernière page, hélas assez mal traduite, où la sérénité imperturbable du narrateur a suscité les réactions les plus diverses : on y a flairé l’ironie, la niaiserie, une provocation, de l’angélisme, une trahison, et en tout état de cause de quoi faire dresser les cheveux sur la tête du lecteur tant soit peu éclairé. [footnote] Mais les certitudes religieuses du narrateur, qui n’engagent évidemment que lui, se font le reflet fidèle du monothéisme du moraliste, qui choisit à la fin de désamorcer la bombe qu’il avait si patiemment construite. Il est vrai qu’il semble n’avoir pas remarqué qu’elle avait déjà explosé, avec des conséquences désastreuses.

Si la science ignore la morale et si l’art, au besoin, passe outre à ses interdictions, la loi des chrétiens exige quelques égards que Goethe ne lui refusera pas. On l’accusait, et nullement à tort, d’être au fond païen. « Moi, païen ? riposta-t-il. Eh bien, j’ai fait exécuter Marguerite et mourir de faim Odile, n’est-ce pas assez chrétien pour les gens ? que veulent-ils de plus chrétien encore » ? [footnote] Il y a encore pire, ou plus ambigu encore. Le traducteur/éditeur de notre édition le signale avec une admirable innocence, lorsqu’il cite une remarque de Goethe sur son roman : « Le texte très simple de ce petit livre diffus, ce sont les paroles du Christ : « Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter… Je ne sais si personne les a jamais reconnues dans cette paraphrase ». Et Pierre du Colombier d’ajouter : « On conviendra, en effet, que ce rappel de l’Ecriture Sainte (Matth., V, 28) n’est pas absolument convaincant ». [footnote] Hélas, on n’en conviendra absolument pas, car la remarque de Goethe est d’une pertinence extrême. Elle confirme le triomphe de l’imagination sur la science et sur ses lois. Dans le monde sans science des Affinités électives, dans ce monde au moins où les lois naturelles, en l’occurrence biologiques, peuvent être désactivées, annihilées par la seule force d’une imagination qui désire, songer à une personne autre que celle avec laquelle on est en train de faire l’amour est un acte et pas seulement une fantaisie, et constitue selon les circonstances bel et bien un adultère, avec en outre des conséquences fatales, voire mortelles. Pour comprendre pourquoi Goethe réduit la science au rôle bien modeste qui s’avère, malgré le titre et les analogies, être le sien dans ce roman, il faudrait regarder d’un peu plus près la scène centrale de l’œuvre, celle qui a tant choqué, celle de l’adultère entre deux époux, d’un « Ehebruch im Ehebett » en allemand.

De cette scène, on retiendra surtout qu’elle élimine la science comme facteur déterminant dans le déroulement de l’action. La conception d’un enfant qui porte les traits non pas des parents, mais de ceux auxquels pensaient les parents pendant leur étreinte, scelle la rupture du roman avec les principes et les pratiques de la science. Le caractère fondamental de cette rupture pose encore problème, deux siècles après la publication de l’œuvre, à des commentateurs par ailleurs excellents. On trouve par exemple dans une monographie récente et admirable l’affirmation que c’est contraire à toute vraisemblance biologique que le petit Othon porte les traits d’Odile et du capitaine. [footnote] Mais l’invraisemblable n’est pas impossible, ce n’est qu’improbable ou insolite, à la rigueur inouï. (De même, dans le contexte mystique de la fin du roman : la guérison miraculeuse de Nane relèverait d’un saut « dans ce qui est peut-être le surnaturel » et ainsi sortirait du cadre du roman. [footnote] ) Scientifiquement, la chose n’est pas invraisemblable, elle est impossible, et pourtant elle arrive. En quoi Goethe résilie le bail qui le liait, de façon tout à fait provisoire et à des fins très limitées, à la science, et qu’il n’avait signé si on ose dire que pour exploiter une métaphore chimique fort utile pour lancer l’action. Goethe n’a pas inventé ce motif si riche en résonances mystiques. Il n’était pas inconnu de la spéculation alchimique de la Renaissance ; peut-être Goethe l’a-t-il rencontré chez Agrippa von Nettesheim. [footnote] On observera qu’à aucun moment il ne tâche, par le biais de son narrateur si docile à ses intentions, de justifier scientifiquement un événement si prodigieux. Rien à voir donc avec un cas qui à première vue semble comparable, à savoir la « théorie dite de l’imprégnation » (Zola y croyait, et de nombreux savants de son époque aussi), « selon laquelle une femme garde en elle ineffaçablement l’empreinte de son premier amant auquel ses enfants, même issus d’un autre homme, ressembleront fatalement ». [footnote] Si Zola a utilisé cette théorie dans Madeleine Férat et dans L’Assommoir (où Nana ne ressemble pas à son père), c’est qu’il la croyait confirmée par la science. Et il est vrai que malgré son absurdité évidente, la théorie de l’imprégnation avait au moins l’avantage de reposer sur une transmission génétique, puisque c’est le sperme du premier amant qui était censé marquer à tout jamais les organes de la reproduction chez la femme. La théorie n’est extravagante que par la capacité de durée illimitée qu’elle accorde à la première fécondation – et évidemment par les divers fantasmes masculins qu’elle conforte si complaisamment. Chez Goethe en revanche, aucune velléité de caution biologique ; la transmission des traits à l’enfant qui naîtra se fait par la seule force de l’imagination. [footnote] Jamais la caractérisation, chez Baudelaire d’après Poe, de l’imagination comme « la reine des facultés » n’aura paru aussi apte. Sa domination dans cette scène d’un « adultère » en apparence on ne peut plus légitime se renforce par le terme allemand qui la désigne et dont se sert Goethe : « Einbildungskraft », la force de l’imagination, la capacité d’inventer, de créer par le recours à la fantaisie.

On ne peut traduire ce terme que par « imagination ». [footnote] Pourtant une nuance capitale se perd. Le grand dictionnaire des frères Grimm fait comprendre pourquoi. [footnote] C’est au mot « Einbildung » que correspond « imagination », sans le suffixe « -kraft » (= « force ») ; le dictionnaire de Grimm insiste – en recourant à Kant qui avait beaucoup réfléchi sur le mot et la chose – sur tout ce qui sépare les deux termes, et s’oppose formellement à un amalgame que d’aucuns (Fichte, Schelling) se seront permis. Car « Einbildung » englobe tous les produits de la fantaisie, y compris les chimères et les illusions suscitées par les seuls sens, ou involontairement ; alors que « Einbildungskraft », la « force de l’imagination », relève de la volonté, c’est la capacité de rendre visible à l’esprit, de rendre présent un objet qui n’est pas là. Dans Les Affinités électives, Goethe ne respecte pas avec la dernière conséquence cette distinction, mais il se montre sensible aux nuances. Au chapitre 18 du premier tome par exemple, c’est l’« Einbildungskraft » d’Edouard qui lui représente les choses tant permises qu’interdites qu’il voudrait faire avec Odile ; à la page suivante, c’est désormais le mot « fantaisie » qu’on emploie, avec effectivement une progression vers des images plus fantasques, et qui finissent par des rêves dans lesquels les deux amoureux se confondent tout à fait : « Ces voluptueuses tromperies de l’imagination [en allemand : de la « Phantasie »] ne vont pas sans douleurs ». [footnote]

Dans la scène de la visite nocturne d’Edouard dans la chambre de Charlotte, l’« Einbildungskraft », l’imagination volontaire et créatrice, constitue une réalité, une donnée exacte qui, le temps d’une étreinte et avec une évidence irréfutable, se substitue aux lois de la science. Dans un roman trouvant de toute évidence son point de départ, et aussi selon les dires de l’auteur [footnote] , dans une métaphore chimique, force est de constater que le tournant de l’action s’effectue par le recours à un vieux rêve alchimique. Or l’alchimie, on le sait, entretient des rapports ambigus avec la chimie à laquelle elle a donné le jour et qui l’a abandonnée par la suite. Alchimie et chimie partent toutes deux de la spéculation, de l’imagination, mais leurs deux enquêtes bifurquent aussitôt. Il arrive toutefois que la chimie, tout en poursuivant son chemin toujours vérifiable, lance quelques regards nostalgiques vers cette alchimie restée ouverte à la fantaisie, en souvenir de ce moment initial où elles étaient encore liées par un même questionnement. Le jeune Goethe s’était beaucoup intéressé à cette matrice occulte de la chimie ; on en trouve des traces jusque dans le second Faust. Evidemment, lorsqu’il pratiquait les sciences « dures » – lorsqu’il « disséquait » les rayons de lumière, pour reprendre l’image de Kleist –, il ne pouvait se permettre une indulgence marquée à l’égard des alchimistes, qu’il critique directement dans le chapitre qu’il leur consacre dans l’Histoire de la théorie des couleurs. [footnote] Ce chapitre date de 1807, Les Affinités électives de 1809 : Goethe était parfaitement capable d’entretenir deux opinions contradictoires sur un même sujet, selon qu’il faisait de la science ou de la littérature. L’auteur de la scène de l’étreinte procède, grâce au rôle dévolu à la force de l’imagination, en alchimiste.

Goethe inscrit la scène sous le signe de l’alchimie, mais discrètement d’abord, et même de sorte que son symbolisme ne sera reconnaissable qu’à la relecture. Edouard vient d’envoyer le comte vers l’étreinte désirée avec la baronne, puis d’apprendre qu’Odile ne dort pas encore, car elle recopie un document pour lui. Ce n’est que plusieurs pages plus loin que nous apprendrons le caractère occulte ou mystique de ce travail en principe mécanique : peu à peu, et avec des transitions insensibles, l’écriture d’Odile finit par ressembler en tous points à celle qu’elle recopie, autrement dit à celle d’Edouard. Ce dernier, pour l’instant, l’ignore ; Odile, en ce moment même, l’ignore peut-être aussi. S’esquissent pourtant à l’arrière-plan les conditions d’une union surnaturelle. L’obscurité y contribue, comme toujours en pareils cas, avec toutefois cette particularité que ce ne sont pas des chimères qu’elle suscite, et que même ce n’est pas d’elle que naissent des images de plus en plus intenses et de plus en plus claires dans le noir. Elle n’est qu’un décor, devant lequel se meuvent les conceptions précises de l’imagination active et lucide : « Tout resserré en lui-même par l’obscurité, il la voyait assise, écrivant ; il croyait aller à elle, la voir se retourner vers lui ; il sentait un invincible besoin de se trouver encore une fois près d’elle. » [footnote] Mais le chemin droit vers Odile est bloqué, et la porte de la chambre de son épouse est à côté. On pourrait s’attendre dès lors à une scène de comédie grivoise, et parfaitement convenue : l’époux, animé par la pensée à une jeune belle inaccessible, se contentant, les yeux fermés et l’imagination ailleurs, des charmes moins aiguisants de l’épouse. Rien pourtant dans la scène qui suivra ne ressemble à ce genre de frivolité si prévisible, et ce malgré les tentatives de galanterie auxquelles se livrent d’abord Edouard, puis dans une moindre mesure Charlotte (« Il la salua d’une plaisanterie. Elle fut capable de poursuivre sur ce ton »). Leur trouble est mutuel et sérieux, né d’une « singulière confusion » entre la réalité et sa recréation alchimique. Pour les deux époux, les deux absents ont une présence non seulement rêvée (situation, répétons-le, banale et traditionnelle dans les représentations comiques d’un transfert de désir érotique) mais suffisamment spatiale pour assurer la transmission de leurs traits à « leur » enfant. Charlotte « croyait voir le capitaine devant elle. Il remplissait encore la maison, il animait encore les promenades et il allait partir ? Tout serait vide ! » Faire remplir l’espace autour d’elle par le capitaine s’avère indispensable pour pallier les suites inévitables de son départ imminent. S’il s’en va, Charlotte s’en consolera, car elle sait que le temps console de tout, mais ce ne sera plus elle, il s’agira, elle le sait et se le dit, d’une mort psychologique. « Elle maudissait le temps qu’il faut pour les [= les douleurs de l’absence] apaiser ; elle maudissait le temps mortel où elles seraient apaisées ». Seule la présence alchimique du capitaine – dans sa chambre, dans ses bras, avec des conséquences « biologiques » qu’elle est loin de deviner – pourra prévenir, à sa manière, le mal. Sa lucidité lui représente l’impossibilité morale de la présence du capitaine devant sa porte : « Sa première pensée fut que ce pouvait, que ce devait être le capitaine, la seconde, que c’était impossible. Elle crut à une illusion : mais elle avait entendu ; elle désirait, elle craignait d’avoir entendu ». Charlotte juge bien, le capitaine ne peut se trouver là, ce serait indigne de lui ; la scène du baiser volé et immédiatement regretté le prouve assez au chapitre suivant. Or comme il ne peut venir de son propre chef dans les bras de Charlotte, celle-ci doit l’y mettre.

L’attitude d’Edouard, bien entendu, est moins nuancée par des considérations relevant de la psychologie amoureuse ou de la morale. Le transfert érotique (Odile prenant la place de Charlotte ou plutôt remplissant l’espace que cette dernière occupe) n’en implique pas moins une autre attitude de la part du mari. Après les galanteries déjà évoquées lors de son entrée, il se comportera en amant qui sollicite, pour la première fois, les faveurs de son adorée, tout en respectant les étapes les plus aptes à l’amener au but. On observera l’indication capitale qui précède le geste signalant le passage à l’acte : « il ne pensait plus qu’il eût des droits, et enfin d’un geste espiègle il éteignit la bougie ». S’il ne pense plus à ses « droits » d’époux légitime, c’est que la personne à laquelle il vient si instamment de faire la cour est devenue, par la force de son imgination, une jeune vierge pour laquelle il faut d’autres attentions. La réaction de Charlotte lui rend la tâche plus facile, car elle se comporte non pas en épouse mais en « amoureuse fiancée », ce dernier terme étant d’autant plus ambigu que le mot allemand « Braut » signifie dans ce contexte plutôt la mariée, donc une fiancée au seuil de la consommation du mariage.

Pendant que la bougie brûlait encore, « l’aérienne figure de l’ami » pouvait encore faire des reproches à Charlotte. A peine la bougie éteinte, les contours des uns et des autres s’estompent : ceux qui sont là, comme ceux qui sont, physiquement du moins, absents. Mais dira-t-on, vu les circonstances, que c’est corporellement qu’Odile et le capitaine sont absents ?

« Dans la demi-lumière de la veilleuse, l’inclination secrète, l’imagination reprirent leurs droits sur la réalité. Edouard tenait dans ses bras la seule Odile. Devant l’âme de Charlotte, tantôt près, tantôt loin, planait la forme du capitaine, et ainsi, par une sorte de prodige, l’absence et la présence s’entrelaçaient l’une à l’autre avec un charme voluptueux. »

La traduction de ce passage chez du Colombier est excellente, nettement préférable en tout cas à celle de Pollet, un peu rêche et inattentive aux indications pourtant précises du narrateur. Deux remarques, qui ne sont pas des reproches, s’imposent toutefois. Goethe répète au début le verbe « reprendre » : « L’inclination secrète reprit, l’imagination reprit leurs droits sur la réalité » (ou « sur le réel », distinction sans doute peu cruciale ici). Du Colombier ne traduit pas cette répétition, qui eût sérieusement enlaidi la phrase française. Elle fournit pourtant une nuance utile : l’inclination secrète, en reprenant ses droits sur la réalité, prépare le terrain à l’imagination (« Einbildungskraft »), lui permettant ainsi de reprendre les siens, autrement impérieux. Et puis la très belle expression française « l’absence et la présence s’entrelaçaient l’une à l’autre », tout en disant quand même l’essentiel, ne saurait rendre le surcroît de sens que contient l’allemand « und so verwebten, wundersam genug, sich Abwesendes und Gegenwärtiges durcheinander » : des choses absentes, des choses présentes, des êtres absents et présents s’entrelaçaient. Le miracle, c’est que l’original demeure ainsi à la fois plus vague et plus précis : la poésie, on le sait, étant ce qui se perd en traduction. On n’omettra pas non plus de signaler que le dernier mot du paragraphe dans le texte original, l’adverbe « durcheinander », s’avère à peu près impossible à caser dans la phrase française – dommage, car en allemand il pointe immanquablement un désordre, ce à quoi nous avons bien affaire ici.

Il a été question des « droits » conjugaux qu’Edouard ne fait pas valoir auprès de son épouse, parce que ce n’est pas à elle, ou pas tout à fait, qu’il fait sa cour empressée. Le mot revient maintenant, avec une insistance inquiétante, pour signaler le lent affaiblissement de la force de l’imagination, une fois parvenue à son zénith : « Mais la présence ne se laisse pas ravir ses droits exorbitants » (l’adjectif allemand, « ungeheuer », est plus fort ; il signifie « monstrueux »). Après le coït plus adultère qu’une infidélité habituelle, le reste de la nuit se passe en galanteries insincères de part et d’autre, avant que le jour, en se levant, ne dénonce un véritable crime. Les remords des coupables redoublent à la vue de ceux – Odile et le capitaine – qu’ils ont « trompés », remords que le narrateur explique non, comme on pouvait s’y attendre, par une observation psychologique, mais à l’aide d’une allégorie, comme pour souligner la présence de puissances extérieures aux personnages qui influent désormais et de plus en plus sur leurs actions : « l’amour est ainsi fait, qu’il se croit seul des droits et que tous les autres droits s’effacent devant lui ». [footnote] L’imagination a ses droits, la réalité a ses droits, la nuit, le jour ont chacun les leurs, les convenances et les mœurs aussi, l’amour a les siens et n’en reconnaît point d’autres. C’est à se demander s’il reste quelque place à la science, à la chimie d’affermir ses droits à elle, dans ce roman qui semble se présenter, dès le début et même dès son titre, comme l’application d’une loi chimique (les lois servant entre autres à fixer les droits et aussi à fixer leurs limites) à des phénomènes de société, et à un « cas moral » qui en découle. [footnote]

Il faut néanmoins préciser que dès avant la parution du roman (dans la douzaine de lignes qui en annoncent la publication), Goethe ne situe pas la chimie à l’origine de sa fiction. Le point de départ de l’action se trouve dans le domaine de la pensée, de la réflexion, de l’imagination, l’auteur ne faisant que « ramener une comparaison symbolique de la chimie à son origine spirituelle ». [footnote] Est-ce dès lors la chimie qui fournit une formidable métaphore à l’imagination romanesque, ou plutôt l’analyse romanesque des instabilités du cœur humain qui fournit à la chimie une métaphore des plus utiles ? On se gardera bien de trancher, mais la question se doit d’être posée, tant les prétendues contraintes des formules chimiques – qui une fois vérifiées ont force de loi dans la science – se révèlent ambiguës. Le capitaine, qui croit à la science, et Edouard pour lequel il s’agit d’un enthousiasme de plus, exposent à Charlotte, qui ramène tout ce qu’on lui dit « à son origine spirituelle », les principes du phénomène chimique des affinités électives. Cela a lieu au chapitre 4 du premier tome, un endroit approprié pour ce qui paraîtra forcément comme une scène d’exposition. Goethe a visiblement tout fait pour que l’on appréhende ainsi les choses, car le résultat direct de cette description de processus scientifiques – dont on ne peut, faute de matériaux appropriés, faire l’expérience sur place ! – sera la décision de faire venir Odile au manoir. Inutile d’insister sur l’ironie tragique : l’expérience chimique (dont d’ailleurs il ne sera plus question, alors que l’intention du capitaine d’y procéder était formelle) sera superflue, car avec l’arrivée du quatrième élément – « D », Demoiselle Odile, comme dira Edouard [footnote] – l’expérience peut se faire in vivo et au moral. Le seul problème, c’est que malgré maints parallèles ce n’est pas la même expérience, voire ce n’est pas le même type d’expérience, les deux expériences divergent dès l’énoncé de leurs données, et si les résultats de l’expérience chimique sont renouvelables à l’infini, ceux de l’autre dépendent de contingences et d’impondérables qui vicient toute prétention scientifique. L’expérience « morale » – inviter le capitaine, puis Odile à partager la vie du couple Charlotte/Edouard qui craint peut-être de s’ennuyer bientôt dans sa solitude – a par ailleurs déjà fait l’objet d’une exposition, moins appuyée certes, moins spectaculaire que celle des expériences faites sur des acides. On relève beaucoup moins cette scène dans les commentaires du roman, elle est en effet très discrète. Mais la leçon qu’elle propose s’avère plus conforme à l’issue de l’action que les conclusions que l’on peut tirer des affinités des acides.

Au moment où s’ouvre le roman, Edouard et Charlotte sont les cobayes volontaires d’une expérience : pourront-ils se suffire à eux-mêmes tous seuls, après dix années pendant lesquelles ils furent obligés de se séparer, chacun dans un mariage différent ? [footnote] Edouard s’impatiente, réclame la venue du capitaine ; Charlotte n’en augure rien de bon – non pas, comme le prétend un peu vite son mari, par superstition féminine, mais par expérience, à la suite d’expériences comparables dont elle a pu observer le déroulement et l’issue. De ces expériences vérifiables, elle a tiré une maxime ayant valeur de loi : « Rien n’est plus grave, en toute conjoncture, que l’intervention d’un tiers ». [footnote] Edouard insiste : de telles expériences ne sont pas applicables à des gens sensés que l’expérience éclaire ! S’en remettre au sort, comme le suggère Edouard, serait selon son épouse un sacrilège. [footnote] L’arrivée inopinée de l’étrange et remuant Mittler fait qu’on soumet à son jugement ce cas difficile. [footnote] Son verdict est sans appel : dès qu’il s’agit d’êtres humains (et non, ajouterons-nous, d’acides), impossible d’en prévoir les conséquences ; impossible de dire ce que l’arrivée du capitaine ou d’Odile déclenchera ou ne déclenchera pas. Autant s’en remettre au sort : « Faites ce que vous voudrez : peu importe ! Prenez vos amis chez vous, laissez-les dehors, peu importe ! Ce qui était le plus raisonnable, je l’ai vu échouer, et ce qui était absurde, réussir. » [footnote] Serait-ce là la moralité du roman ? Ce serait certes passer trop vite sur la fatalité qui s’acharne sur les personnages dans les derniers chapitres, et qui ne saurait se réduire à un hasard aveugle. Toujours est-il que les quatre éléments de l’expérience chimique – on s’en souvient : A, B, C et D – ont des réactions prévisibles et automatiques, ce que l’on affirmerait difficilement pour le quatuor humain. Il serait peut-être trop optimiste de tenir les quatre personnages principaux pour libres, mais ils jouissent d’une autonomie suffisante, aussi relative soit-elle, pour interdire qu’on substitue à leur individualité une simple formule. L’introduction d’un élément moral dans une équation chimique crée une nouvelle donne. Mais cet élément était déjà contenu dans « l’origine spirituelle » de la « comparaison symbolique de la chimie » exposée au chapitre 4 de la première partie. D’autant plus que le mot dont se sert Goethe dans ce roman pour dire « comparaison symbolique » ou « métaphore » ou « analogie » comporte une forte résonance morale, voire religieuse. Le mot allemand est « Gleichnisrede » ; il signifie d’abord « parabole », et sa première acception est celle tirée de la Bible, et notamment de l’Evangile. C’est le mot qu’on rencontre dans l’annonce du roman comme dans l’exposé des affinités chimiques. On fait bien de ne pas le traduire en français par « parabole », car la connotation chrétienne serait trop manifeste. Mais « comparaison », « métaphore » ou « analogie » pèchent par trop de neutralité, pour un peu on dirait par trop d’objectivité. Une « Gleichnisrede », c’est d’abord un discours (« Rede » = « discours »), un récit qui transmet un enseignement moral. Edouard et le capitaine, mus par le feu de leur démonstration, en oublient parfois cette dimension de leur parabole chimique ; Charlotte devra la leur rappeler. « Ces apologues sont jolis et récréatifs, et qui n’aime jouer avec les analogies ? Mais enfin l’homme est à bien des degrés au-dessus de ces éléments ». [footnote] Le traducteur recourt ici faute de mieux à « apologue », mais le lien implicite de l’objection morale de Charlotte avec la parole évangélique n’est plus sensible.

La science n’intéresse Charlotte que dans la mesure où elle s’applique à l’être moral et pas seulement à notre être physique, chimique et corporel. Se voulant lucide sur les âmes, elle laisse aux savants attitrés le soin de mener des polémiques sur les réactions des acides se trouvant dans les corps : « Nous autres femmes, dit Charlotte, nous n’y regardons pas de si près […] Comment tout cela s’enchaîne scientifiquement, nous le laisserons aux savants, qui, du reste, comme j’ai pu le remarquer, s’entendront toujours difficilement ». [footnote] Charlotte met au-dessus de tout la lucidité sur les mobiles des actions et sur la véritable nature des sentiments, non à des fins de domination comme on l’a parfois prétendu [footnote] , mais à des fins humaines, pour apaiser une situation que plus personne ne maîtrise. La scène de son renoncement au capitaine (lui l’embrasse, elle lui rend – presque – son baiser, avant de « revenir à elle-même » [footnote] ) conclut sur le pressentiment de sa grossesse, signe en apparence irréfutable qu’il lui faut sauver son mariage, et motif non moins important que la perspective d’une nouvelle carrière pour le capitaine, dans laquelle ses qualités pourraient enfin trouver une occupation digne d’elles. On remarquera que cette scène capitale suit de peu celle où Charlotte fait la découverte du caractère passionnel de son sentiment pour le capitaine ; [footnote] l’éveil de la lucidité et le choix du renoncement sont étroitement liés.

Il était sans doute inévitable que le roman consacrât plus de place au déroulement de l’ « affinité », de l’ « attraction presque magique » [footnote] entre Edouard et Odile, qu’à l’histoire plus maîtrisée entre Charlotte et le capitaine. Les débordements, chez Edouard, d’une passion qui ne veut rien se refuser, et le double passage chez Odile de l’innocence à l’éveil, et ensuite vers la sainteté, voilà de quoi constituer un noyau romanesque riche en rebondissements. Mais les rapports de l’autre couple, pour être moins spectaculaires, n’en sont pas moins complexes. Ils ne mènent pas à la mort, alors que l’affinité Edouard/Odile y mène tout droit ; demeurent à la fin deux rescapés, à qui l’on n’ose prédire un avenir heureux, voire heureux et commun. Un souci commun de lucidité les unit ; des obstacles considérables s’y opposent, qu’ils tâchent de prendre en compte. Le lecteur a parfois du mal à se faire une idée exacte de la nature de leur lien, car le narrateur lui tait des éléments sans doute significatifs. Charlotte et le capitaine se connaissaient avant le début de l’action, et avaient même fait preuve d’une complicité certaine, au moment où le capitaine « avait été chargé d’attirer l’attention d’Edouard » vers Odile, Charlotte espérant alors la marier à ce dernier. L’expérience, bien sûr, n’avait pas abouti. Mais cette action commune était peut-être déjà la manifestation d’une entente dont il importait de ne pas, de part et d’autre, approfondir les origines. C’est du moins ce qui semble ressortir d’une scène chargée de sens et racontée sans commentaire. Edouard et Charlotte invitent par écrit le capitaine à venir chez eux. Le post-scriptum qu’Edouard obtient de son épouse fait conclure à un trouble déjà à demi conscient : « Elle écrivait, d’une plume aisée, avec grâce, avec obligeance, mais avec une sorte de précipitation qui ne lui était pas habituelle ; et, ce qui ne lui arrivait guère, en général, elle souilla finalement le papier d’une tache d’encre qui l’irrita, et ne fit que grossir quand elle voulut l’effacer ». [footnote] Les intentions symboliques de l’auteur, éclatantes ici, savent se faire aussi plus subtiles. L’harmonie croissante qui s’instaure entre Charlotte et le capitaine se manifeste entre autres par l’insouciance avec laquelle cette dernière renonce à « un charmant lieu de repos » qui lui tenait particulièrement à cœur, dès que les projets d’aménagement de son ami en exigent la destruction. [footnote] Cette relative discrétion sur l’éclosion de leur affinité s’élargit d’une dimension insoupçonnée auparavant, lorsque nous verrons l’extrême émotion de Charlotte après avoir assisté au récit de l’histoire des « Jeunes voisins singuliers ». [footnote] Le narrateur se montre particulièrement elliptique : la consternation de Charlotte n’est-elle qu’un effet de la sympathie désormais « chimique » que tout son être ressent pour le capitaine et donc aussi pour son passé, ou avait-elle joué elle-même quelque rôle dans cette histoire ? Les précisions du narrateur, qui s’inscrivent dans une réflexion théorique sur la part relative de la vérité dans toute fiction, ne font que brouiller encore plus les pistes. Contre toute attente, les affinités entre ces deux êtres si raisonnables acquièrent une dimension plus inquiétante que les rapports plutôt magnétiques si l’on ose dire entre Edouard et Odile, car elles s’enracinent dans une « préhistoire » dont on nous tait peut-être l’essentiel. Pour être moins dramatique, leur relation n’en est pas moins profonde, et une fois au moins le narrateur se sera permis de le dire en toutes lettres, au moment où le couple en apparence pondéré écoute le jeu musical du couple plus impétueux : leur inclination réciproque paraît « plus dangereuse encore, parce qu’ils étaient l’un et l’autre plus sérieux, plus sûrs d’eux-mêmes, plus capables de se contenir ». [footnote] Confiance trompeuse, comme l’illustre la métaphore chimique du vase qui recueille une passion naissante tel un nouvel ingrédient dont la fermentation progresse invisiblement, avant de s’enfler en « écume au-dessus du bord ». [footnote] La raison et le calme ne constituent qu’un couvercle insuffisant.

Quelle qu’ait été l’issue de l’histoire « véritable » des jeunes voisins singuliers, sa leçon a clairement marqué le capitaine. Sans renoncer à son penchant ou plutôt à sa passion pour l’exactitude scientifique, il sait sacrifier la logique au besoin invincible qu’éprouvent les êtres à sentir et à agir à l’encontre de toute raison. Il ne le fait même pas à contre-cœur, peut-être parce que l’apparente folie de sa jeune voisine – une haine implacable que rien ne semblait motiver – a pu s’expliquer finalement par un phénomène psychologique d’une logique impeccable : « La lutte avec son jeune voisin avait été sa première passion, et cette lutte violente n’était pourtant, sous l’apparence de la répulsion, qu’une inclination violente, pour ainsi dire innée ». [footnote] Il incorpore dans ses calculs les plus sobres le poids de l’irrationnel et essaye d’en prévoir, et si possible d’en prévenir les conséquences. La passion d’Edouard déborde, dans ses sentiments comme dans ses actions « il n’y a plus aucune mesure », le sens des travaux entrepris en est compromis : « Le capitaine observe ce comportement passionné et désire en prévenir les suites funestes ». [footnote] C’est peut-être ce type assez spécifique de lucidité qui caractérise l’harmonie qui s’établit immédiatement après son arrivée entre lui et Charlotte, voire dès avant son arrivée :

Le capitaine arriva. Il avait envoyé par avance une lettre fort raisonnable, qui tranquillisa pleinement Charlotte. Tant de netteté sur son propre compte, tant de clarté sur sa situation, sur celle de ses amis, étaient d’un riant et joyeux augure. [footnote]

Nul besoin d’analogies chimiques, ni, à plus forte raison, alchimiques, pour justifier l’entente entre ces deux personnages ; le narrateur l’explique par une maxime des plus sages : « Il en est des affaires comme de la danse : les personnes qui vont du même pas se deviennent forcément indispensables ; il en doit sortir nécessairement une bienveillance mutuelle ». [footnote] Rien n’est plus caractéristique à cet égard que leur jeu musical, qui suit les mêmes principes évoqués dans l’analogie de la danse ci-dessus, et qui respecte les intentions du compositeur avec juste ce qu’il faut de « sentiment », d’« aisance » et de « liberté ». [footnote] Comme le capitaine, Charlotte essaie dans la mesure du possible de fonder ses actes sur des leçons tirées de son expérience de la vie – là aussi, il s’agit d’une science morale, de la science des mœurs, chimie et alchimie n’y ont guère d’utilité, même pour fournir des métaphores. Et comme le capitaine, Charlotte aime formuler ces leçons par des maximes. On en trouvera deux par exemple en l’espace de cinq lignes, dans un moment particulièrement critique : « l’extrême est bien près de la passion » (il aurait fallu traduire par : « Rien n’est plus près de la passion que l’extrême »), et puis « Dans les situations confuses, c’est à celui qui voit le plus clair d’agir et de servir ». [footnote] On sait à quel point la maxime a partie liée avec la morale, qu’on définit parfois comme la science du bien et du mal. En tant que genre littéraire, elle se confond même avec l’activité de ceux qu’on désigne comme des moralistes : en France La Rochefoucauld , en Allemagne Lichtenberg. La maxime, telle que la pratique Goethe dans Les Affinités électives, n’est pas le plus souvent une forme littéraire ou artistique. Elle sert moins à éblouir ou à approfondir qu’à enregistrer une observation, à constater un phénomène ou à en préciser la source. La maxime, dans ce roman, se veut surtout moyen de connaissance. Certaines sont volontiers un peu plates, d’autres mémorables. Prises ensemble ou comme un ensemble, elles font sûrement progresser les connaissances. Il est moins sûr qu’elles soient de la moindre utilité pour éclairer la fin de l’histoire.

Dans ce roman, les maximes sont à la science des mœurs ce que les formules chimiques sont aux expériences sur les affinités électives. Charlotte et le capitaine pratiquent le genre, comme on vient de le voir. Edouard par contre ne le pratique guère, car seul l’occupe son cas particulier et même quand il se permet une réflexion plus générale, elle se rattache encore de très près à son obsession. [footnote] Quant à Odile, son éducation, dans la seconde partie du roman, se fera essentiellement par les maximes qu’elle collectionne, qu’elle médite ou qu’elle formule elle-même. La discrétion extrême du narrateur sur la source des maximes figurant dans le journal d’Odile brouille considérablement les pistes entre choses vues, choses lues, choses conçues et choses vécues, confusion volontaire qui reflète les voies si diverses de la connaissance dans cette histoire. Le narrateur lui-même s’adonne volontiers au genre sentencieux, parfois même avec une platitude qu’on hésite à appeler parodique. Que dire de « La beauté est partout une invitée bien reçue » ? [footnote] D’autres maximes sont plus ambitieuses, comme celle-ci sur un aspect de la psychologie féminine : « les femmes, accoutumées à se maîtriser sans cesse, gardent toujours dans les circonstances les plus extraordinaires, un semblant de contenance. » [footnote] La solennité de certaines sentences ne semble pas toujours correspondre à la profondeur de ce qu’elles nous apprennent, vu qu’elles ne nous apprennent strictement rien : « Nous renonçons malaisément à des habitudes qui semblent insignifiantes, mais nous ne commençons à ressentir douloureusement cette privation que dans des circonstances graves ». [footnote] Il arrive que la maxime, réflexion morale ou observation sur les mœurs, renoue avec la donnée chimique du titre, moins pour la compléter que pour s’y substituer : « Toute attraction est réciproque », dira le narrateur pour expliquer une complicité nouvelle et subite entre le comte et Odile. [footnote] Enfin, on relèvera les lignes capitales de l’avant-dernier chapitre du roman, où – comme lorsque chez La Rochefoucauld l’expression gnomique de la maxime débouche sur un développement qui se nomme dès lors « réflexion générale » – le narrateur développe une théorie de l’invariabilité de l’individu qui pourrait, si l’on remplaçait quelques termes par des formules chimiques, s’insérer sans peine dans une démonstration scientifique. [footnote]

Les maximes tirées du journal d’Odile, dont nous avons déjà pu constater le statut incertain (on ne sait à qui les attribuer), irriguent de leurs leçons toute la seconde partie du roman. Leur unité se confirme non pas par des liens thématiques bien nets, mais par leurs rapports en quelque sorte atmosphériques, fondés sur leur emplacement dans l’histoire douloureuse mais riche en enseignements qu’Odile est en train de vivre. Autrement dit, le fil rouge qui les relie – pour reprendre une métaphore que le roman de Goethe a transmise à la langue quotidienne [footnote] – est la situation précise dans laquelle se retrouve la jeune fille au moment où on nous accorde le droit de « jeter un coup d’œil dans son âme », [footnote] par le biais insolite de la lecture d’un journal intime qui ne se sert du vécu que pour construire des lois sur les mœurs humaines. L’intégration de ces éléments didactiques – didactiques et pour celle qui les note, et pour ceux qui les lisent – dans l’action romanesque est d’autant plus réussie qu’il n’y a souvent guère de rupture entre la tonalité spécifique des réflexions contenues dans le journal d’Odile et celles des passages narratifs qui les précèdent et qui les suivent. [footnote] Même des observations à première vue très éloignées de l’action du roman finissent par s’y inscrire. Une réflexion en apparence d’ordre esthétique – et que tout amateur de chant ferait sienne sans hésiter – entre par la métaphore de l’élévation dans le tissu romanesque des derniers chapitres :

« Tout ce qui est parfait en son espèce doit dépasser son espèce, devenir quelque chose d’autre, d’incomparable. Dans certains sons, le rossignol est encore oiseau, puis il s’élève au-dessus de sa classe, et semble vouloir indiquer à toute la gent emplumée ce que c’est que de chanter. » [footnote]

L’élévation d’Odile se prépare. Elle mettra fin à l’expérience des affinités électives, menée non pas en laboratoire, sur des acides, mais dans un domaine seigneurial – malgré son isolement nullement coupé des rumeurs du monde extérieur – et sur des êtres humains. Le résultat de cette expérience sera l’élimination de la science comme facteur agissant. L’éducation sentimentale et morale d’Odile s’accomplit, mais sans le recours à la science. L’Odile amoureuse, qui n’était qu’amoureuse, et qui dans son innocence vivait comme au paradis avant le départ d’Edouard, [footnote] la voilà qui sort de son état quasi hypnotique, l’absence du seul objet de ses pensées la rend alerte, attentive. Ses maximes la forment. La science qui prétend expliquer son comportement – la chimie – n’a désormais prise sur elle que dans sa variante spéculative et non scientifique, l’alchimie ; l’expérience du pendule ne fait que confirmer sa singularité, ni plus ni moins d’ailleurs que l’allégorie de la Penserosa en laquelle elle se voit transformée presque sans transition. [footnote] Les nombreuses scènes consacrées aux agissements de Lucienne paraissent rétrospectivement n’exister que par le contraste qu’elles proposent avec l’épanouissement plus secret d’Odile, tout comme les spectaculaires tableaux vivants de la fille de Charlotte s’envolent en fumée devant celui d’Odile en Vierge Marie. [footnote] Le ciel même l’éclaire, l’illumine, la signale comme une élue. [footnote] Le narrateur ne cessera de souligner les liens d’Odile avec un monde spirituel où la science a définitivement cédé la place au mysticisme : c’est une « céleste enfant », [footnote] et la répétition insistante de ce type de caractérisation interdit l’idée que le narrateur parlerait au figuré. Il est vrai que le ciel se tait lorsqu’Odile implore son aide pour sauver l’enfant dont son inattention, ou plutôt sa passion pour Edouard a causé la mort. [footnote] C’est que le ciel lui réserve un autre destin, que la résurrection de l’enfant et la reprise de l’expérience des affinités eût compromis. Les accents mystiques de la conclusion du texte publicitaire de l’auteur étaient à prendre au pied de la lettre ; la sainte Odile effectue un miracle ; la guérison de sa servante ne peut s’expliquer par la science ou par la croyance en ses lois. La déroute de la science dans ce roman de la science écrit par un homme qui se voulait savant au même titre que poète, a elle-même de quoi dérouter. Certains critiques, dont certains excellents, se réfugient dans ce qu’ils croient être l’ironie de l’auteur, « saisissable à pleines mains » selon l’un d’entre eux. [footnote] Il faudrait pourtant pouvoir en identifier les indices. Le calme du narrateur, son ton régulier et sans heurts (et sans point d’exclamation, ajout superflu et inadmissible du traducteur à la dernière phrase du roman) ne signale aucune intention ironique. Edouard meurt en pensant à une sainte (à « la sainte » en allemand), on peut alors sans doute (« wohl » en allemand, ce qui dans ce contexte serait plutôt « assurément ») « le qualifier de bienheureux ». La sainte transfigurée le tire vers le haut : résonances chrétiennes et mystiques immédiatement identifiables, et anticipation des derniers vers du second Faust, qui ne paraitra qu’après la mort de l’auteur. La sainteté d’Odile repose sur un renoncement qui est tout d’abord un refus des lois de la chimie qui lui prescrivent de ne jamais se séparer d’Edouard ; elle résiste à un destin contraire qui n’est autre que les « affinités » décrites ou décrétées par la science. La pénitence n’est pas assez forte pour les combattre : « Toutes les pénitences, toutes les privations ne sont aucunement propres à nous soustraire à un destin menaçant, s’il est décidé à nous poursuivre ». [footnote] On notera à cet égard combien la science, loin de n’être qu’indifférente aux souffrances humaines, semble leur vouer de la haine. Mais il y a un recours, c’est le refus. Charlotte refuse la main du commandant qui l’aime et qu’elle aime. Odile, dont l’attraction pour Edouard est plus physiologique, moins soumise à une résolution morale, décide de mourir de faim. L’obstacle qu’elle doit surmonter étant plus grand, plus grand sera l’effort requis. Son accomplissement la sanctifie, et transfère une histoire fondée sur une « parabole » chimique vers le domaine d’une parabole biblique. Elle attire désormais autrement, sa véritable vocation ayant toujours été – mais ce n’est que maintenant qu’on en a la preuve – de rayonner. [footnote]