Théories et méthodes

Les universaux face à la mondialisation : une aporie comparatiste ?

ARTICLE

A-t-on vu, à Seattle ou à Porto Alegre, des comparatistes manifester contre la « mondialisation » aux côtés des écologistes et de la Fédération Paysanne ? Le « mal-lire » et la souillure textuelle ont-ils été brûlés en effigie aux côtés de la male bouffe et de la pollution phréatique ? Quoique improbable, ce serait dans la logique d’une double revendication qu’il n’est point besoin d’être « militant » [1] pour porter ex officio : celle de la diversité, de la différence ou de l’altérité, et celle d’une indépendance de l’« esprit » (de la production culturelle et de son interprétation) vis-à-vis de tout pouvoir auto-proclamé (en l’occurrence, les contraintes de la rentabilité à court terme édictées par le « marché »).

Or toute l’histoire de notre (in)discipline et de sa crise permanente [2] est marquée, d’autre part, par la double quête de généralité et d’universalité, dans l’espace géoculturel (idée de Weltliteratur) et dans le temps (idée de constantes ou d’invariants). La position instable qu’elle cherche à occuper toujours « entre l’un et le divers », pour reprendre le titre d’un ouvrage majeur de Claudio Guillén [3] , témoigne elle-même autant d’une idée obstinée que d’une tension malheureuse. L’interrogation aiguë sur la définition, le champ, les frontières, les méthodes du comparatisme littéraire, qui se perpétue et se renouvelle sans cesse depuis les débuts de son insertion institutionnelle, semble avoir agi plutôt comme un ciment que comme un facteur d’éclatement entre écoles de pensée théoriques ou regroupements tenant aux allégeances nationales, aux parcours universitaires, aux rencontres personnelles, au vécu historique —il en irait du discours comparatiste comme de celui de la philosophie. Ce qui n’empêche pas l’un et l’autre d’être devenus mineurs, de minoritaires qu’ils étaient.

Comment donc se fait-il que, loin de saisir l’occasion, sinon la chance, fournie par cet ensemble de phénomènes planétaires que l’on aimerait appeler le nouveau désordre mondial, le présupposé (qui est aussi un vœu) de brassage, de corrélation et d’interaction des langues, des idées, des esthétiques, des représentations, des imaginaires et des paysages mentaux, qui fonde notre activité dans son principe et sa pratique, paraisse se retourner contre elle, sinon même signer son arrêt de mort, comme beaucoup l’ont craint depuis Yalta et plus encore depuis la chute du mur de Berlin ? On pourrait avancer bien des explications, je n’évoquerai que quelques hypothèses en me demandant en premier lieu : qu’est-ce qui, de la littérature comparée, est le plus affecté ou menacé par la « mondialisation » [4]  ? Est-ce la littérature, est-ce la comparabilité, est-ce encore le terme effacé du syntagme (disons « étude », soit, entre autres : description, interprétation, histoire, science) ?

La littérature, concept d’invention récente, qu’on dira, pour simplifier, né avec les Lumières, n’a pas fait que déplacer et réorganiser le champ d’un mode de communication et d’investigation qui, sur un même territoire, avait pu s’appeler auparavant « poésie ». En effet, la poésie était placée sous le signe du faire, même lorsqu’elle était art de mémoire, et sous celui du vers ou du rythme, donc du corps, de la physis, même lorsqu’elle était spirituelle. La littérature, en s’attachant à la lettre, se dote d’une matérialité de substitution, mais morte. Le geste encyclopédique d’expansion et d’inclusion (rien de ce qui est littérable ne lui est étranger) cache une exclusion qui ne tardera guère à trahir, par le caractère peu conscient, métaphorique, et parfois violent de ses retours, sa nature de refoulement : l’exclusion de la voix, et avec elle, celle d’une communication en présence. Fin de la tradition (passage à l’archive) ; fin de la répétition, aux deux sens, anaphorique et cataphorique, du terme (passage à la reproduction) ; fin de l’improvisation-variation (passage à l’élaboration calculée). Mais, à l’époque où s’ébauche, puis s’institutionnalise la littérature [5] , elle est encore, avec le monument, la seule archive, dans un espace qui ne connaît pas d’autre reproduction mécanique de l’œuvre d’art que l’imprimerie ; surtout, la mémoire humaine vive n’est pas encore concurrencée par l’enregistrement —que l’on voudra aussitôt croire littéral— de l’image et du son. L’avènement de ces miroirs gelés garants de la fixité textuelle rendra superflue, voire suspecte, la médiation de la parole dont la valeur reposait sur la fidélité, la confiance, l’interaction sociale. De même que la galaxie Gutenberg avait, lentement mais certainement, sapé tout ce qui, de la poésie, contribuait à la fois à la tradition et à la révision des valeurs et des savoirs, les nouvelles mémoires externes, couronnées par l’archive mondiale et instantanée de l’Internet, ont ôté à la littérature la spécificité du mouvant et du vivant de sa pratique, et même celle de son différé. Le différé n’est plus qu’une option offerte à tous les modes de communication, et le temps « réel » devient en revanche un temps fongible .

La mondialisation en tant que telle ne saurait donc être tenue pour responsable de la dévalorisation de la littérature, elle la porte seulement à une échelle différente, dans la mesure où ses conditions d’exercice, désormais mondiales, ne lui laissent aucun refuge où elle pourrait continuer d’être ici ou là ce qu’elle était ici et là avant la planétarisation de l’archive et de la communication des stimuli informatifs. Ce sont aussi l’unification de son régime et le règne de la simultanéité, conjugués notamment avec la montée en puissance d’un vernaculaire global (l’anglais) et la confusion des genres sous la domination du « roman » ou de la fiction écrite en prose, qui mettent en question le terme « comparée » dans « littérature comparée ». La comparabilité suppose en effet une pluralité d’objets, pluralité procurée essentiellement, ces deux derniers siècles, par des lignes de partage nationales plutôt que régionales, historiques ou individuelles [6] . Loin de nous une quelconque volonté de revendiquer de tels contours souverainistes, mais nombre de comparatistes sont encore réticents à admettre l’obsolescence de l’ancien cadrage, alors même que nous sommes fascinés par tout ce qui, à force de le transgresser, lui ôte sa pertinence : œuvres et auteurs bi- ou plurilingues, prolifération des traductions, métissages, hybridités, diasporas à rebondissements, etc. Point n’est besoin que se réalise la prophétie de malheur formulée par Erich Auerbach en 1952 au sujet de l’uniformisation culturelle mondiale à travers la standardisation forcée des modes de vie et la réduction du nombre de langues littéraires à quelques unes, peut-être même à une seule [7] : dans un champ d’objets également transgressifs (transnationaux ou translinguistiques, en l’occurrence), l’on n’aura plus rien à comparer du tout (on en sera réduit à vérifier la loi d’une synchronie), ou bien les objets seront tous très différents, mais individuellement différents, sui generis, vu le nombre très élevé de combinatoires disponibles, et ils seront incommensurables, ou en tous cas, leurs différences seront toutes différentes (l’exercice classificatoire du comparatiste en deviendrait impossible).

Ce qui nous conduit à la situation actuelle de la troisième composante, nécessairement impliquée, du syntagme « littérature comparée », à savoir la méthode ou la pratique comparative, en tant qu’elle révèle et pourrait accomplir la fonction ou la visée de la discipline. Un texte récent de Daniel-Henri Pageaux est particulièrement éclairant à ce sujet [8] . De ce point sur la réflexion d’ensemble qu’il mène depuis longtemps autour de la philosophie de la méthode, il ressort notamment que, si la comparaison des textes reste majoritaire, l’axe de la différence culturelle semble gagner du terrain depuis quelques années, aux Etats-Unis comme en France. Si « à [ses] yeux, en effet, la question de l’altérité est constitutive de la discipline [et] lui est même consubstantielle » [9] , nous nous rapprochons d’une position plus saine. Je ne puis toutefois m’empêcher de penser à un paradoxe moderne et contemporain : « Comment se fait-il que la majorité des gens pensent qu’ils appartiennent à une minorité ? » La mondialisation nous conduirait précisément à cela, à la tribalisation des contextes et des intertextes, non pas à la mise en place (à la prise de place) de chaque œuvre, texte, tendance, mode, etc., sur une scène mondiale, mais à l’émiettement des scènes (locales, sexuées, dominantes ou subalternes) venues remplacer les scènes « nationales » au fur et à mesure qu’à la toute-puissance d’une seule nation répond l’effacement de beaucoup d’autres, leur division exacerbée ou la promotion de leur complexité. Méthodologiquement, la littérature comparée souffrirait donc de la prolifération des frontières et des altérités, devenue telle que le « rien de commun » l’emporterait et que la différence deviendrait à la fois illisible (sans référence) et seule constitutive de l’œuvre d’art (littéraire, entre autres). Ce serait l’accomplissement final d’un apocalyptique programme romantique : l’universalisation de l’originalité, ou mieux, de la singularité. La fonction-clé du comparatisme, définie comme « étudier les différences tout en postulant l’unité, sans cesse repoussée, ajournée, des objets d’étude envisagés » [10] s’en trouverait elle-même remise aux calendes grecques, c’est-à-dire à une uchronie nostalgique.

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Sur un théâtre de concepts, ou peut-être d’idées, ce n’est pas la réalité d’une quelconque mondialisation qui peut tuer, mais nous pourrions aisément périr de ne pas nommer mondialisation quelque chose (existant et actuel ou non) au regard de quoi nous ne pouvons plus désigner la même chose par « littérature comparée », ni appeler cette chose, si elle restait inchangée, du même nom. Une tempête s’est donc levée, dont certains paraissent encore peu enclins à prendre pleine conscience. Sans avoir semé le vent, d’autres comparatistes, notamment en Europe du Sud, en ont pris la mesure. Il nous serait loisible de lire ainsi les plaidoyers enflammés d’Armando Gnisci :

Non è la letteratura […] il discorso comune che le culture si scambiano per tradursi tutte a vicenda e per lasciarsi tradurre dentro di noi e tra di noi, per tradurre e spostare continuamente verso il futuro […] tutto l’humano, con tutte le sue storie e tutte le sue forme simboliche ? [11]

La letteratura comparata […] è diventatata nel corso del Novecento, attraverso un’instancabile interrogazione epistemica e transnazionale […] una disciplina veramente generale, critica e mondialistica. [12]

Selon cette vision très optimiste, la discipline a pu « se mondialiser vertueusement » en se mettant sur un pied de parité temporelle avec « la mondialisation des mondes elle-même », « sans conquérir ni coloniser, en fleurissant sur son destin babélique et non monothéiste, non biblique, non "universel", non impérialiste, au bénéfice du colloque des mondes. » [13]

Nous voici très loin du destin suggéré par un éloquent changement de titre pour un ensemble de trois conférences de Gayatri Chakravorty Spivak à l’Université de Californie à Irvine, en 2000. Intitulées à l’origine « The New Comparative Literature », elles sont devenues, révisées, amplifiées et aggravées, le retentissant petit volume Death of a Discipline publié en mai 2003 par Columbia University Press. Je ne reviendrai pas sur cet ouvrage, abondamment commenté ailleurs [14] et auquel font plus ou moins longuement référence presque toutes les contributions au rapport décennal 2005 de l’ACLA [15] . Je rappellerai seulement que G. Spivak prône une nécessaire alliance entre littérature comparée et « area studies » (études régionales), affirme la primauté des collectivités sur les cultures, les secondes ne devant pas servir à définir ni permettre de préempter les premières, et considère comme une menace politique impérialiste le retour en force de l’universalisme et la « séduction de l’humanisme. » On retrouve indubitablement, entre l’attitude d’Armando Gnisci et celle de G. Spivak, quelque chose du vieux clivage entre mondialistes et particularistes, ou unitaristes et différentialistes, si l’on préfère, qui a divisé et classé les comparatistes depuis l’origine. Mais Spivak et Gnisci, pour provocateurs qu’ils se montrent, prennent en compte la mondialisation comme actualité accomplie ou en cours d’accomplissement, non comme horizon idéel. Et la traduction, ou mieux, le traduire, est au centre de leurs démarches théoriques, même si elle constitue pour l’un, un peu comme pour Emily Apter, « la langue mondiale des littératures » [16] tandis qu’elle met en évidence pour l’autre l’inégalité des termes de l’échange, la disparité de perméabilité des frontières selon le sens du passage.

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En quoi de telles positions étaient-elles préfigurées par les universalismes et mondialismes « traditionnels » du comparatisme européen ? Ou plutôt, en subdivisant, nous pourrions et devrions poser trois questions également importantes :

•           l’universalisme comparatiste a-t-il pu penser quelque chose qui nous aide à comprendre l’état du fait littéraire dans l’ère de la mondialisation ?

•           ce même universalisme a-t-il contribué à faire advenir une actuelle mondialisation littéraire ?

•           celle-ci (en tant qu’environnement contraignant du fait littéraire, et quels que soient ses effets, fastes ou néfastes) peut-elle maintenant être pensée en tant qu’universalité ?

Pour cerner l’universalisme comparatiste antérieur à l’émergence de la mondialisation dans le champ de la pensée littéraire, nous nous pencherons en particulier sur la façon dont il se manifestait naguère dans la mouvance d’Étiemble et d’Adrian Marino.

Ce que nous appellerons dorénavant « l’universalisme comparatiste classique» s’est cristallisé tout d’abord, on le sait, sur le contenu de la bibliothèque de l’honnête homme. Avec la Weltliteratur goethéenne, le lecteur devait à la fois faire son miel des progrès accomplis ailleurs que dans sa culture d’origine (exemple du roman chinois arrivé à maturité quand les Germains étaient encore des sauvages) et enrichir l’appréciation des grandes œuvres étrangères grâce à la distance garantissant l’impartialité. On sait le jeu de mots entre Weltliteratur et Wert literatur, consacrant, à la lettre près, justement (et sur la base équivoque d’une coïncidence nationale des signifiants) l’équivalence ou plutôt la confusion entre canon et corpus. S’il s’agit de n’admettre dans l’aréopage, au Congrès mondial de la Littérature, que les œuvres maîtresses, les œuvres de maîtres de portée universelle, et de ne lire que celles-ci, le vice de circularité de la démarche est inquiétant, car un esprit « bien fait » ne sera en mesure ni de lire ces « chefs d’œuvre » sur le fond contrastant du tout-venant des littératures mineures, locales, limitées, hybrides, ni de vérifier en quoi la valeur des œuvres universelles le serait effectivement, efficace ou monnayable en un lieu quelconque des situations humaines concrètes. L’autorité sélective disparaîtra vite dans la nuit légitimante des temps. Dans son élaboration critique de la notion de Weltliteratur, François Jost lui-même risque de céder à ce paradoxe pernicieux, lorsqu’il distingue deux sortes de spécialistes : ceux qui se fixent isolément sur une figure « mineure » (d’intérêt local) et ceux qui collaborent à l’interprétation d’une figure majeure. Les travaux des premiers

sont des spécialités transitoires ; elles jouent le rôle de témoins dans l’histoire littéraire, mais n’aident pas à fixer l’histoire littéraire ou à lui donner forme. Un grand génie, au contraire, peut rester le souci permanent de plusieurs « spécialistes », car, pour le comprendre, ils doivent tous connaître la géographie intellectuelle du globe, le substrat culturel commun à toutes les littératures. Le grand génie devient un principe d’organisation et de cristallisation […] [17]

On comprend mieux comment Frank Warnke peut opposer le canon relativement stable et consensuel des littératures nationales (au sens étendu du terme, qu’il prend comme corpus littéraire en une « langue donnée » plutôt que comme production littéraire d’un État-nation [18] ) à celui, beaucoup plus trouble (« far murkier »[note id="note19"][/note]) du comparatiste qui aurait « par définition, quatre canons séparés ou au moins séparables » [19]  : celui de sa ou de ses littératures de langue(s) maternelle(s), celui de ses langues d’exercice professionnel, celui des autres langues de la communauté littéraire, et enfin celui de la littérature mondiale au sens le plus large. Warnke s’empresse de montrer que « le cadre de référence » de ces différents canons est curieusement biaisé par l’ignorance ou le mépris des « petites littératures » et plaide logiquement pour une expansion du canon comparatiste dans deux directions : celle des œuvres maîtresses reconnues dans les différents canons nationaux mais oubliées ou indifférentes ailleurs, et celle des « petites littératures », qui ont pu souvent jouer un rôle fructueux d’intermédiaires entre des ensembles plus vastes. Néanmoins, en invoquant Goethe à la fin de l’article cité, il ne se pose pas la question des sources goethéennes de la difficulté ou de l’échec qu’il signale dans la constitution du canon comparatiste ; en effet, la Weltliteratur dont le principe était esquissé dans les Conversations avec Eckermann en portait indubitablement le germe dans la mesure où l’universalité de la bibliothèque souhaitée pouvait s’évaluer à l’aune de l’exclusion du particulier, du spécifique et du local. F. Jost explique ainsi réactivement le « désir de fragmentation romantique » :

Comme la masse des publications défiait une quelconque tentative d’expliquer toutes les parties du corps littéraire, la critique savante mobilisa toute son énergie dans l’analyse exhaustive d’un petit nombre de livres. Leur attitude était un effet secondaire de l’idéal individualiste romantique. [20]

Ce qui n’est pas suffisamment pris en compte, sans doute, c’est qu’encyclopédisme et individualisme procèdent d’une même mutation de la position du sujet dans l’Europe des Lumières. Pour simplifier : le nouveau solitaire se trouve désormais, à la fois impérialement exalté et fragilisé par l’étendue potentielle d’un pouvoir qu’il est incapable d’assumer, au centre d’un monde fini ou perçu comme exhaustible, en tous cas collectionnable. La fragmentation, l’attention au détail, à l’occurrence singulière, aux curiosa, correspond à la position unique de l’individu, mais elle ne le mire qu’à moitié ; il lui faut aussi l’image et la possession scopique d’une totalité close (celle du monde des biens, mais aussi des formes et des idées) pour le conforter dans son indépendance fraîchement acquise (à l’égard de Dieu ou de la collectivité, dernier fantôme de la totalité). Cette tension constitutive de la culture littéraire générale va se retrouver tout au long de l’histoire de l’universalisme comparatiste, la pratique de la « littérature mondiale » (World Literature) étant vue à tout le moins comme une base, la « matière première » [21] de la littérature comparée, celle-là même dont Pierre Brunel pense que le juste usage ne peut être aujourd’hui que profitable à la francophonie [22] .

Muriel Détrie, dans une récente contribution à la RLC, nous rappelle que

C’est parce qu’[Étiemble] croit à l’existence d’un homme universel, conçu comme un animal raisonnable, c’est-à-dire doué de langage, qu’[il] a accordé une égale dignité à toutes les littératures du monde entier et repris à son compte le concept goethéen de Weltliteratur ou « littérature universelle ». L’homme étant un, et donc la littérature aussi, on ne saurait être surpris de retrouver dans les littératures les plus éloignées dans le temps comme dans l’espace des thèmes, des motifs, des images, des formes, […] bref des « invariants » ainsi que les a appelés Étiemble. [23]

Une lecture critique de ces lignes pourrait y déceler un certain effet d’identification entre l’« homme universel » comme idéal du moi et cette figure en laquelle Étiemble « croyait », même s’il disait, par hyperbole, ne pas croire en l’homme mais le constater. D’aucuns pourraient contester que l’expertise scientifique confère, outre un pouvoir d’attestation, celui d’« accorder » leur dignité aux littératures du monde, au lieu de la leur reconnaître en l’acceptant simplement. Enfin, ne faut-il pas un système de valeurs et de références tout armé pour retrouver (et non découvrir) partout les mêmes motifs, images et formes ? L’inconscient comparatiste, dans son universalisme classique disséqué sans la moindre bienveillance par la théorie postcoloniale, tiendrait alors pour vrais : a) que l’unité anthropologique est plutôt un acte de foi (donc de générosité) qu’un fait asserté par un constat scientifique ; b) la capacité juridictionnelle du critique professionnel, et c) que nous retrouvons loin de nous ce que nous avons d’abord trouvé en nous ou près de nous, plutôt que nous ne nous trouvons ou retrouvons à partir de l’expérience de l’autre.

Chez Étiemble, plus que chez bien d’autres, se manifeste toutefois de façon aiguë le problème de la liaison/déliaison entre littérature (ou plus généralement production artistique) et histoire. On ne reprendra pas ici le fond du débat, bien connu des chercheurs, mais on rappellera très sommairement la manière dont le clivage entre historicistes et universalistes reste le plus souvent présenté. Il apparaît très tôt, et très nettement dans le style pamphlétaire d’Étiemble, comme une opposition entre deux objets de l’investigation comparatiste (relations de fait/analogies textuelles et idéelles) autant ou plus que comme une question de méthode dans une visée commune (pour Étiemble, l’objet détermine la méthode [24] , ce qui implique que l’objet est choisi parmi des possibilités données, et non construit à partir d’instruments eux-mêmes construits par et pour des intérêts —politiques, éthiques, économiques). L’opposition frontale et binaire entre « historicisme » et « criticisme » est dramatisée par Étiemble au bénéfice de la seconde attitude, de sorte qu’en faisant de l’histoire une simple « science auxiliaire », on condescend seulement à l’admettre parmi la foule des disciplines qui se pressent au portillon d’un éclectisme érigé en exigence scientifique —au nom d’un appétit de couverture encyclopédique. Or, justement, son appel à l’interdisciplinarité est trop sincère et généreux pour lui laisser, dans la pratique, reléguer l’histoire dans une zone d’ombre. Sa réaction contre le factualisme minutieux de l’histoire comparée des littératures ne l’empêche pas, fort heureusement, dans son œuvre de critique, de manifester une conscience aiguë de l’historicité de la production et de l’interprétation des textes.

Dans les différentes versions de son travail sur les « invariants » d’Étiemble, Adrian Marino élucide fort bien, tout en y adhérant, ce que nous pourrions mieux lire aujourd’hui en effet comme une sorte de défense idéaliste contre l’histoire :

[la notion de fait] transgresse la donnée strictement contingente (transmission, influence, réception, contact direct, etc.), pour s’identifier à tout phénomène littéraire homologable. Bref, à tout fait d’invariance, récurrent, de repérage constant à travers le temps et l’espace. [25]

Il y aurait, d’un côté, ce qui relève de la matérialité spatio-temporelle des êtres humains concrets, et qui n’est pas réglé, qui reste toujours incident ou accident, contingence, et, de l’autre, les « éléments universels et communs de la littérature et/ou de la pensée littéraire », qui témoignent, eux, d’une loi, mais achronique, parce qu’anthropologique. La raison est la chose du monde la mieux partagée dans la mesure où elle est réfractaire à la circonstance. L’a priori explicite de l’existence d’invariants de type anthropologique est donc, aux yeux d’Étiemble et de Marino, le seul qui tienne la route, contrairement aux « a priori théoriques, plus ou moins camouflés » qui font s’écrouler d’un coup « les illusions objectives, historisantes » [26] . Les invariants vont de pair avec une approche taxinomique, modélisante et typifiante, des phénomènes, et « la parenté typologique dépasse et efface la parenté historique et génétique » [27] . Si Adrian Marino s’efforce, en 1979, de montrer la « parfaite compatibilité entre le marxisme et la recherche comparée typologique » [28] , c’est en admettant que certains marxistes ont réussi à intégrer des données structuralistes [29] . Or ne vaudrait-il pas mieux se demander si les lois les plus centrales du matérialisme dialectique ne relèvent pas elles-mêmes, par leur procédé de réduction scientifique et de hiérarchisation des faits, aussi bien que par la circularité déductive-inductive de la démarche, d’un système transhistorique d’universaux typologiques que l’on pourrait qualifier de proto-structuraliste ? La simple diversité des actualisations, après élimination des phénomènes aberrants, nourrit et enrichit le corpus de chaque type. Il y a pour Étiemble beaucoup de mauvaise littérature comme, pour l’historien marxiste orthodoxe, beaucoup de mauvais événements. La mauvaise littérature, comme les mauvais événements, est de l’ordre à la fois du « bruit » au sens que lui donne la théorie de l’information, et de ce mouvement haïssable qui déplace les lignes. La crise, la rupture, la discontinuité, ne peuvent dès lors se penser que comme des manifestations récurrentes [30] , elles ne peuvent plus être pesées en tant que telles, en tant, le cas échéant, que moments ultimes ou moments inauguraux, ou, pire, en tant que moments singuliers (dont le chaos est plein). Il n’y a pas d’irrépétable historique (jusqu’à la fin de l’histoire) ; il n’y a pas d’irrépétable dans le champ du littéraire (jusqu’à la fin de la littérature, qui serait la fin de l’homme). L’universel, dans ces conditions, n’est pas un horizon mais un donné, il n’est pas à produire mais à reconnaître (à tous les sens du terme) et à entretenir (contre les nationalismes exacerbés, par exemple). Là où Marx appelait de ses vœux un événement qui se profilait indiciellement à l’avenir, Étiemble tient pour indépassable un événement annoncé, tramé dans toute l’archive culturelle et originé dans l’essence même du fait littéraire. Mais, qu’on puisse situer quelque part entre Marx et Étiemble la position, déjà évoquée, d’Armando Gnisci, ou celle de Claudio Guillén [31] , indique bien que l’universalisme comparatiste, sous toutes ses formes, même rénovées ou atténuées, partage une tenace réserve vis à vis d’une universalité qui serait novation radicale.

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Revenons encore quelques instants sur la théorie des invariants, dans son triple rapport à la Weltliteratur, aux universaux anthropologiques et génériquement à l’histoire (à la fois aux histoires, à l’Histoire, à l’historiographie). Si Étiemble admettait occasionnellement que ses invariants étaient une construction (nécessaire) de l’esprit, disons une « hypothèse de travail », il n’en reste pas moins qu’ils sont disposés « selon une échelle graduelle, à partir du niveau le plus profond, celui des structures anthropologiques de la psyché et de l’imaginaire. » [32] Ils reposent sur un fondement qui jouit du double prestige de l’origine certaine et de la distance lointaine, voire infinie, de la primitivité dans sa fraîcheur toujours nouvelle et, en somme, d’une familière étrangeté (persistance et réincarnations du mythe).

Au niveau suivant, en remontant vers la surface, on trouve les invariants théoriques ou idéologiques : « L’unité et l’ordre théorique et systématique des idées —en dehors de toute influence ou circulation intratextuelle— est impensable et irréalisable sans le repérage [de tels invariants] » [33] J’aimerais ici poser une triple question : « De quoi nous sert une telle unité des idées ? », « Pourquoi la postuler ?» et « De quelle nature peut être pareille unité ? » Nous apprenons seulement qu’elle « ne saurait être réalisée sans l’utilisation, sur la plus large échelle possible, des permutations et des homologies du type passé-présent/présent-passé, circuit herméneutique essentiel. » [34] Une confusion, qui prête le flanc aux attaques de la sociocritique, semble régner, entre topoi et idéologèmes, et l’on pourrait objecter que, si les premiers doivent leur apparente (et fallacieuse) constance à leur réelle complexité ou énigmaticité (qui permet, comme dans le cas du proverbe, toutes sortes de translations et même d’inversions), les seconds doivent au contraire leur transmission inaltérée dans le temps et dans l’espace à leur qualité d’unités minimales, qui ne prennent sens (comme des particules élémentaires) qu’en composition et en situation.

La troisième strate serait celle des « invariants littéraires proprement dits » : « Étiemble nous convoque à un surprenant spectacle : celui de la littérature universelle en tant que réalité constante, […] produits de l’acte poétique qui n’a pas changé au cours de l’histoire et qui ne peut changer d’une manière radicale. » [35] Cette dernière catégorie comprendrait principalement les grands genres, comme l’épopée. Or, d’une part, est-il certain que ces genres peuvent, moyennant quelque métamorphose superficielle, subsister dans leur essence, comme le pensait Lukàcs, en passant d’un système générique à un autre ? N’est-il pas vain de tenter d’hypostasier les genres, si on ne peut mieux les concevoir  que comme fonctions dans des systèmes génériques, eux-mêmes liés au partage de fonctions sociales ? (Ainsi la fonction épique pourrait-elle persister dans une organisation sociale qui ne repose plus sur la tripartition des prêtres, des guerriers et des paysans ?) D’autre part, la position surplombante que s’arroge dans cette affaire la figure du théoricien comparatiste n’est-elle pas quelque peu anachronique ?  Il voit à ses pieds s’écrouler des nations, naître et disparaître des civilisations, tandis que fructifie saison après saison, résistant à tous les assauts des nains politiques, l’arbre à paroles pétrifié ou inversement le monument bourgeonnant, animé de l’intérieur par la force du désir. Voici un paysage imaginaire très daté et immédiatement reconnaissable : il n’est pas de la seconde moitié du XXe siècle européen mais de la fin du XVIIIe et de la première moitié du XIXe, de Delille et Roucher à Goethe, Hugo et Marx.

Même chose au quatrième et dernier étage des invariants, où habitent les « invariants théoriques littéraires », soit « la totalité, manifestée sous toutes ses formes (explicites ou latentes), de la réflexion théorique de et sur la littérature, ayant un caractère catégoriel, répétitif, stable, circulaire, pseudo-original. » [36] La pensée du littéraire ne serait partout et toujours que variations et fugues sur un même thème : façon formellement élégante de boucler une théorie par le postulat qui la fonde (« la littérature est une », il est donc logique qu’elle dise toujours la même chose d’elle-même, et que son discours sur elle-même soit constant met en évidence son unité). On s’aperçoit aisément que la nomination unifiante est un acte performatif, et ce passage du normatif et de l’exécutif au performatif est lui-même historiquement daté ; il correspond au pouvoir d’institution magique ou proclamatoire que s’arroge aussi la critique, par voie de manifestes, à partir du romantisme et des avant-gardes. Encore une fois, il ne s’agit pas pour moi d’attaquer la stratégie d’Étiemble, mais de la situer et de la comprendre historiquement : elle ressemble fort, par ses procédés, sinon par ses fondements, à celle du groupe surréaliste, mimant ou répétant la révolution mondiale sur la scène d’un monde parallèle. Pour le créateur, comme (assez logiquement) un peu plus tard pour le critique comparatiste, il importe de postuler un espace mondial afin de pouvoir y assumer la position paradoxale déjà convoitée par les romantiques : mondialement seul contre tous. Adrian Marino conclut son grand article sur les invariants par ces mots :

Les invariants visent à l’universel. La littérature forme une unité. La littérature est la « décantation » de cette unité. Étiemble nous invite, très opportunément, à nous en souvenir et à le reconnaître.

Rien n’est résolu pour autant. Relisons le remarquable rapport de R.K. Dasgupta au Congrès de l’AILC organisé par Robert Escarpit à Bordeaux en 1970. Il y montre de façon extrêmement convaincante qu’entre l’émergence d’une conception fortement historisée de la production littéraire chez un Bankim Chandra Chatterji qui a trouvé dans le positivisme de Comte « un cadre pour son approche sociologique » [37] et l’idéalisme essentialiste de Sri Aurobindo qui récusait l’exigence d’étudier « tous les précédents, les circonstances, les influences, l’entourage [d’un poète], comme s’il n’y avait pas quelque chose de plus en lui que tous ces facteurs de différences » [38] — notion de l’esprit créateur « plus conforme à la conception indienne traditionnelle » [39] —, ce n’est pas la résurrection, l’élaboration ou la reformulation des idées de Bankim qui a fait plus tard pencher la balance en sa faveur, contre l’idéalisme aurobindien, mais bien la pénétration du marxisme… américain en Inde dans les années 30 et 40 du XXe siècle. Marxisme, ajouterai-je personnellement, qui, aux Etats-Unis, répondait à une crise sociale sans précédent et accompagnait le premier essor du néo-réalisme, mais dont l’intelligentsia indienne se saisit à des fins programmatiques d’éducation anti-impérialiste et de modernisation sociale, dans un cadre nationaliste.

***

J’espère avoir assez clairement suggéré que, si l’universalisme comparatiste des « invariants » est à la croisée des chemins entre une pensée « traditionnelle » (ni occidentale, ni orientale, ou bien les deux à la fois) de la nature humaine et une pensée « moderne » (occidentale) des besoins de l’homme en situation culturelle totale (socio-économico-historique et symbolique), toutes deux universalisantes, ce sont les progrès d’une mondialisation de l’information dans l’économie-monde du siècle passé qui permettent à ces deux universalismes de se télescoper et parfois de s’entremêler d’une manière fort équivoque.

Trois questions pragmatiques ont été formulées plus haut : a) l’universalisme comparatiste nous aide-t-il à comprendre l’état du fait littéraire dans l’ère de la mondialisation ? b) ce même universalisme a-t-il contribué à faire advenir une actuelle mondialisation littéraire ? c) celle-ci, en tant qu’environnement contraignant du fait littéraire, peut-elle maintenant être pensée en tant qu’universalité ? Voici le moment venu de les placer sous la lumière d’une quatrième question supposée distincte : une pensée de la mondialisation (littéraire, culturelle) peut-elle être autre chose elle-même qu’une pensée mondialisée ? Ou, en d’autres termes, plus pratiques encore, l’universalisme comparatiste, comme son adversaire le relativisme culturel, et toute autre position passée ou encore existante pour l’appréhension de la littérature comme ensemble (allgemeine, générale, ou Welt-, universelle), sont-elles encore tenables isolément ou combinables à nouveau pour configurer un site constituant une alternative à une telle pensée mondialisée ?

Plutôt que de remonter aux ouvrages de référence qui prolifèrent depuis le milieu des années 90, je chercherai quelques éléments pour une réponse tout d’abord dans certaines contributions à deux numéros spéciaux de prestigieuses revues américaines intitulés respectivement « Anglophone Literature and Global Culture » [40] et « Globalizing Literary Studies » [41] . Les responsables de la première publication, Susie O’Brien et Imre Szeman, nous assurent dans leur introduction, et ce n’est sans doute pas fiction, que l’idée leur est venue d’une question posée par un de leurs étudiants : « Does it make sense to speak about a literature of globalization? » [42] Si ces auteurs observent justement que la question posée ne concerne pas seulement la mondialisation elle-même, mais interroge tout autant « les procédés et les pratiques de la théorie et de la critique littéraire qui encadrent les débats sur le littéraire » [43] , ils ne sont pas aussi attentifs au reste de la formulation : « une littérature » n’est pas la même chose que la littérature ; « une littérature de (la) mondialisation » est par ailleurs une expression floue, il peut s’agir de littérature sur, de littérature dans, dans le contexte de, ou engendrée par la mondialisation, et d’une littérature mondialisée ou non, selon qu’elle représente une réponse uniforme ou diversifiée à un phénomène qui constitue son opérateur, son infrastructure, ses limites ou son antagoniste, mais qui, de toute façon, lui est au moins en partie extérieur et la dépasse. La première interprétation de la question pourrait se contenter en effet de nous renvoyer au cadre supra-, trans- ou extranational qui était depuis l’origine celui de la Weltliteratur, a fortiori dans sa version à « invariants » ; mais une substitution des « discours critiques du postmodernisme et du postcolonialisme » à la  littérature générale et comparée est immédiatement pratiquée. On en déduit que, dans le cadre de la mondialisation, seules des productions littéraires immédiatement contemporaines et des discours critiques sans tradition pourraient être mis en jeu et repensés. Qu’advient-il, se demandera-t-on, de l’archive littéraire et de l’archive critique ? Restent-elles pertinentes et inchangées par la mondialisation ? Ou bien doivent-elles être purement et simplement balayées ? Ne vaudrait-il pas mieux, comme la fiction postcoloniale le fait elle-même, les relire, les réécrire et les « démystifier », ou les recycler en les mythifiant autrement, à notre usage actuel ? Ce qui est précisément la démarche de David Damrosch dans What is World Literature ? [44]

D’autre part, il est assez saillant, au fil des articles, que, si l’Empire peut occasionnellement être conçu en termes d’« une nouvelle forme de souveraineté politique telle qu’un ordre global fait de différentes formes et niveaux d’ergativité politique qui produisent ensemble un ordre capitaliste global purement immanent et sans dehors » [45] , plutôt que dans les termes classiques de l’impérialisme, de la domination expansive d’un État-nation sur les autres, personne ne semble vraiment se demander si le moment de la mondialisation (économique, culturelle, symbolique), et non d’une mondialité, n’est pas fait précisément des insupportables écartèlements produits par la coexistence et la compétition de ces deux modèles avec celui, hérité du XIXe siècle (et dont la réalisation ni achevée ni achevable, est toujours en cours) d’une multiplication d’États-nations territorialisant ethnies, religions, langues, ressources naturelles, en une atomisation d’autonomies fictives dont la seule limite serait l’individu, le pavillon de banlieue et les mille mètres carrés de terrain autour. Tous ces modèles étaient déjà présents dans l’universalisme comparatiste, le déchirant, le recomposant et l’enrichissant aussi sans cesse, bien avant qu’ils ne se disputent le sort matériel et moral des populations de la planète. La « mise à plat » herméneutique des « œuvres de tous les temps et de tous les pays » par l’universalisme comparatiste aurait ainsi pu produire à la fois une allégorisation (au sens de Jameson) du texte de l’histoire et mieux encore, quoique de façon confuse, un saisissant prototype du système de modèles présents et actifs dans l’espace actuel de l’histoire générale. C’est pourquoi il n’est en fait ni insensé, ni osé, ni redondant d’affirmer que

poser la question de la relation entre littérature et mondialisation devrait nous faire prendre conscience que toute littérature est maintenant mondiale, que toute littérature est une littérature de (la) mondialisation) [46]

et, corrélativement,

qu’examiner la conjonction de la mondialisation et de la fiction, […], c’est aussi explorer les fictions qui se sont construites autour de la littérature elle-même —des fictions que la mondialisation menace de faire exploser. [47]

Il conviendrait néanmoins de dissocier théoriquement et descriptivement « fiction » de « littérature », au lieu de tour à tour les assimiler et les télescoper. On s’apercevrait peut-être alors que les fictions qui légitimaient/déligitimaient l’universalisme comparatiste (et qui, pour idéologiques qu’elles fussent, n’avaient rien de littéraire), loin d’être rendues impertinentes par la « cosmo-théorie », reçoivent un nouveau bail de vie parce qu’elles ont projeté, en des temps où elles ne décrivaient aucune situation actuelle, la rationalisation « humaniste » d’une utopie qui, elle, n’était pas humaniste ou ne l’était qu’en partie et qui, aujourd’hui, nous terrorise effectivement.

L’un profond de l’humain (ainsi que la diversité pittoresque de ses manifestations), ayant en Occident —et particulièrement dans un espace intellectuel français très tôt laïcisé-— apparemment cessé d’être d’origine divine, était devenu naturel. La nature, à l’époque où naît en se nommant la littérature, n’est plus seulement un autre nom pour un Dieu lointain (dans le temps et dans l’espace), ce concept effectue un transfert d’ergativité au profit de l’humain hic et nunc ; l’humain Robinson, autonomisé et abandonné dans l’île du temps présent avec le petit capital qui réifie son histoire passée et le dispense de s’en souvenir, n’est plus genre ni espèce parmi d’autres ; il est le seul Autre du Monde et doit maîtriser le monde, c’est-à-dire le gérer pour assurer sa survie, conçue comme indépendance. Si la nature se couronne dans l’humain, la gestion humaine du monde sera naturelle. Le libre échange est une image de la loi naturelle. Tout ceci est trop connu pour qu’on ne puisse le rappeler sans honte, si ce n’était pour faire voir dans quelle logique l’universalisme comparatiste (se) représentait et se représente encore le champ du littéraire comme un marché global. En effet, dire « marché » ne suffit pas. Encore faut-il élucider ce qui, dans un espace et un système d’échanges, de flux, de pouvoir et de négociation, fait office de sujets, d’objets, et qui détient, contrôle ou maîtrise l’image (la représentation efficace) de cet espace, de ses actants et de ses agents. Nombre d’études postcoloniales ont insisté sur les liens du cosmopolitisme littéraire et critique avec l’exotisme et l’européocentrisme. L’universalisme comparatiste classique se pose lui aussi, prima facie, comme centralité, surveille le terrain depuis sa tour de contrôle et tient le registre. Les biens, c’est l’autre ; le bien, c’est lui qui l’incarne. Mais son inquiète curiosité le déborde et le rend dépendant de la variété infinie des altérités ; son esprit de collection le chasse de sa demeure, le lance sur des pistes où il se perd ; le miroir de l’étranger entre dans la composition de son regard et met à jour sa propre étrangeté, sa propre méconnaissance. D’où une nécessaire réévaluation de l’exotisme et du cosmopolitisme, dont il faudrait faire un portrait moins odieux que ne le veut la mode actuelle : on pourrait y voir sans doute les involontaires chevaux de Troie de la vision du colonisé, ce qui ne serait pas si mal pour une réhabilitation.

Ian Baucom [48] s’appuyant en particulier sur les travaux de Giovanni Arrighi [49] , historien des systèmes économiques sur le long terme, développe des parallèles entre les lois d’expansion, de concentration et de maximisation du profit qui ont régi les économies-mondes du passé, et l’actuelle mondialisation économique, ainsi qu’entre la mondialisation économique et celle des études littéraires, et enfin entre le déplacement des centres de pouvoir dans les mondialisations économiques et le déplacement des centres de pensée et de diffusion théorique dans la mondialisation littéraire. Cet ensemble de parallèles ne se limite pas à jouer (le jeu de) la mondialisation, comme certains en expriment la crainte [50] , s’il permet à chacun des moments et pour chacune des localisations de la mondialisation concernées, d’en percevoir l’hétérogénéité temporelle interne. Les invariants de l’universalisme comparatiste pourraient à ce propos servir de témoins contrastifs et nous fournir un instrument de repérage de tels décrochements, de failles qui demandent toujours à être comblées par l’invention ou la restauration de modèles discursifs polyvalents et de représentations et expressions polysémiques et réinterprétables.

***

Cet universalisme s’est formé, reformé ou consolidé dans des périodes de totalisation territoriale accélérée (annexions, intégrations, assimilations, déplacements et disséminations de populations, extension de la portée des centres émetteurs d’information), à laquelle la Guerre Froide n’a pas fait exception, et sur un modèle de spatialisation de la forme temporelle très tôt repéré dans la fiction [51] . Telle est bien la position du « criticisme » opposé à l’« historicisme positiviste », condamné lui aussi au nom de son européocentrisme, voire de son « gallocentrisme », c’est-à-dire en fait de sa dépendance vis à vis de récits de progrès liés à la solidification et à l’expansion impériale de l’État-nation. L’universalisme comparatiste s’inscrit clairement dans le même paradigme, mais il s’engage sérieusement, il engage sa responsabilité sur des valeurs qui, dans le domaine politique, servent seulement de façade légitimante à l’idéologie des nationalismes internationalistes bourgeois libéraux ou communistes ; il revendique, nous l’avons vu, sa lucidité et son indépendance à l’égard d’une histoire qui se réduirait à celle des appareils d’État. Il nous appartient donc aujourd’hui de le bouleverser à nouveau en récusant ce qui, de ses approches, relève du point de vue de Sirius, en y réintroduisant une temporalité ramifiée et non linéaire et en ne cessant de l’excentrer expérimentalement. Beaucoup des meilleures propositions en ce sens nous viennent en effet de « loin » : du sous-continent indien et de sa diaspora intellectuelle, d’Amérique latine, d’Australie, d’Afrique du Sud ou des marges de la Chine. Si elles nous viennent de loin, c’est parce que nous en sommes loin, partout où nous cherchons soit à mettre entre parenthèses notre propre localisation (notre propre configuration temporelle), soit à assimiler ou empaqueter les différences dans de grands ensembles aussi artificiels que l’anglophonie, la francophonie, l’hispanophonie, ou la Méditerranée, l’Occident, l’Extrême-Orient.

Convient-il, comme le font volontiers quelques « penseurs radicaux » étasuniens, de prêcher depuis les centres de pouvoir idéologique les plus visibles sinon les mieux informés, la lutte mondiale contre la mondialisation, d’enrôler à distance des communautarismes au service d’un avenir meilleur et dans la défense corporatiste d’une discipline ou d’une méthode, rénovées ou non ? Certainement pas : les communautarismes, qu’ils soient ethniques, religieux, linguistiques ou épistémologiques, ne sont jamais que des instruments d’uniformisation, de nivellement et d’étouffement des différences [52] , chacun dans sa sphère, et en compétition pour l’agrandissement de cette sphère ; ils sont tous taillés sur le même patron que celui d’entre eux qui apparaît à tort ou à raison depuis quelques décennies comme le moteur de la mondialisation, alors qu’il n’en est peut-être que l’inconsciente expression : le patriotisme anglo-américain.

Ce qui doit donc nous inquiéter et nous mobiliser pour une réfection « de la méthode et des programmes », comme aurait dit Étiemble, c’est d’abord la concession implicite par une grande partie de la « profession », et pas seulement outre-Atlantique, d’une double défaite : d’une part, la relégation de la communication et donc, déduit-on erronément, de la pensée littéraire, dans une sorte de réserve indigène, ou plutôt de récipient cryogénique (caractère « vestigial » de la littérature) ; et, d’autre part, la substitution de la ou des « interdisciplines » [53] à la comparaison inter-, supra-, trans- ou extra-territoriale et historique, sans laquelle la Littérature Comparée ne peut réaliser sa vocation métadisciplinaire. [54]

Que ce soit un bien ou un mal, force nous est d’admettre que nous sommes, en France et plus généralement en Europe continentale, passés à côté de toutes les modes discursives et de la plupart des tentatives de réfection méthodologique qui ont tenu l’Amérique universitaire hors d’haleine depuis le structuralisme : déconstruction, études postmodernes, études et théorie postcoloniales, subaltern studies, écocritique, gender studies, études homosexuelles, etc., toutes modes et tentatives (de bonne ou de mauvaise foi) qui visaient à s’imposer à la place ou aux places laissées en déshérence par le new criticism, le structuralisme et le marxisme. Il est maintenant grand temps, non pas de rattraper ce retard mais de le convertir en avance, si nous nous reconnaissons encore dans un récit moderne ou moderniste, dans un récit de progrès. Et pour cela je propose que nous examinions plus à fond que je n’ai pu le faire en ces quelques pages, les différents parcours, les errances et les errements intellectuels qui, en littérature, en histoire et en critique littéraire, ont contribué à « la » mondialisation en croyant l’enregistrer ou la refléter ou en se modelant sur son idée. L’universalisme comparatiste est l’un de ces parcours, équivoque, oblique, sinueux et fragmenté, lui-même temporellement hétérogène dans chacune de ses manifestations.

Il nous faut aussi sortir au plus vite de l’idée léguée, non par Marx mais par le marxisme « orthodoxe », que le texte littéraire, en tant que fiction idéologique, est incapable de faire sa propre théorie. Les premiers comparatistes restent les « écrivains de tous les temps et de tous les pays » en tant qu’ils sont chacun de plusieurs temps et de plusieurs pays. C’est l’hétéroglossie du local qui, en définitive, y signale l’universel ; le « glocal », comme disent, paraît-il, les marchandiseurs japonais [55] , fait de toute lecture sérieuse une histoire comparée, une différentiation des égaux, elle agit (contre l’identité) le paradoxe de l’identité et la syllepse narrative ; et c’est l’oubli, le refoulement de l’hétéroglossie qui autorise l’anonyme dissémination de la catastrophe, la performance autodestructive des simulacres, la préférence nationale, par exemple, la préférence pour la mort. À rebours de tout prophétisme et, en particulier, de l’eschatologie qui animait souvent l’universalisme classique, de Goethe à Étiemble en passant par Tagore et Auerbach, le patient labeur de débusquer à l’échelle de toutes les localités non territoriales, les traductions, les trahisons, les dérives qui signalent les altérités de soi et que les territorialisations couvrent de leur étendard pudique, serait la tâche qu’à l’intersection de la philologie historique, de la pragmatique et de l’anthropologie culturelle, nous aimerions assigner à un universalisme de résistance, à l’ère de la mondialisation culturelle. [56] Qu’entendre par « universalisme de résistance » ? Deux choses sans doute à la fois, indissociablement : d’une part —contre le relativisme d’indifférence, celui pour lequel il n’existe que des valeurs locales, non échangeables, non coopératives, et contre le relativisme hiérarchisant, celui pour lequel il n’existe de valeurs qu’au cours du change—, la fidélité aux idéaux qui ont permis, en reconnaissant l’universalité de la dimension esthétique, de la coupler avec celle de la dimension éthique dans la pratique poétique du langage, et donc de concevoir la possibilité et la pertinence de notre discipline ; d’autre part, l’entreprise nécessaire et innovante d’un universalisme comparé : recenser et comparer entre eux les multiples universalismes philosophiques et artistiques par lesquels des collectivités déterminées, souvent minoritaires et/ou opprimées, ont manifesté, en guise de protestation contre l’exclusion, leur appartenance à l’univers des sociétés humaines tout en proposant la contribution de leur différence. [57]

 

Notes

  • [1]

    Voir Adrian Marino, Étiemble ou le comparatisme militant, Paris : Gallimard, 1982.

    Cet article a été initialement écrit en novembre 2002, en préparant une communication au Congrès MLA de New York sur un sujet voisin mais abordé dans une perspective assez différente, communication dont le texte développé est paru sous le titre “Is a Non-global Universe Possible? What Universals in the Theory of Comparative Literature (1952-2002) Have to Say About it” dans Comparative Literature Studies Vol.41, Nº. 1, 2004, pp. 37-48. 2004. Plusieurs idées qui en forment la trame ont fait par ailleurs l’objet de développements particuliers, par exemple dans « Literature : Comparative, Global or Planetary ? A Critique of Some American (Mainly Postcolonial) Positions », Jadavpur Journal of Comparative Literature, Nº 41, 2004, et dans deux articles comptes rendus publiés en ligne : « Archéologie du comparatisme européen », Acta Fabula, Été 2005 (Volume 6 numéro 2), URL : http://www.fabula.org/revue/document963.php, et « Le Mondial de littérature », Acta Fabula, Automne 2005 (volume 6, numéro 3), URL : http://www.fabula.org/revue/document1096.php.

  • [2]

    C’est d’ailleurs le sous-titre de Comparaison n’est pas raison qui a été adopté pour titre de la traduction anglo-américaine, The Crisis in Comparative Literature. Translated, and with a foreword, by Herbert Weisinger and Georges Joyaux. East Lansing : Michigan State University Press, 1966. Le magazine du NAACP édité par W.E.B. Du Bois s’appelait aussi The Crisis.

  • [3]

    Entre lo uno y lo diverso, Barcelone : Editorial Crítica, 1985.

  • [4]

    Nous ne proposerons pour l’instant aucune définition ni tentative de définition de ce terme, destiné à fonctionner, dans toute la mesure du possible, comme simple interprétant contextuel du rapport entre le signe [littérature comparée] et son objet.

  • [5]

    pace Adrian Marino qui, en bon défenseur d’une transhistoricité essentielle, s’oppose, au nom de l’« idée » pérenne à ce que suggère l’usage lexical. Voir la préface de son ouvrage, The Biography of « the Idea of Literature » from Antiquity to the Baroque. Albany: SUNY University Press, 1996, p. XI.

  • [6]

    Voir, par exemple, l’intransigeance d’Ulrich Weisstein à ce sujet, édictant que l’objet de la Littérature Comparée est « la confrontation de différentes littératures nationales » et que « le terme de ‘littérature nationale’ doit être défini de manière rigoureuse. » (Comparative Literature and Literary Theory: Survey and Introduction. Trans William Riggan. Bloomington : Indiana University Press, 1973, p. 10-11. Ma traduction.)

  • [7]

    « Man will have to accustom himself to existence in a standardized world, to a single literary culture, only a few literary languages, and perhaps even a single literary language. And herewith the notion of Weltliteratur would be at once realized and destroyed. » « Philology and Weltliteratur. » [1952] Trans. Maire and Edward Said. Centennial Review XIII.1 (1969), p. 3. Cet article a été enfin traduit en français sous le titre “Philologie de la littérature mondiale” dans le volume Où est la littérature mondiale ? édité par Christophe Pradeau et Tiphaine Samoyault, Paris : Presses Universitaires de Vincennes, 2005, pp. 25-37.

  • [8]

    « Littérature comparée et comparaisons » (texte d’une conférence du 6 novembre 1997 en Sorbonne), RLC, nº 287, 1998, pp. .285-307.

  • [9]

    Ibid., p. 286.

  • [10]

    Ibid., p. 307.

  • [11]

    Armando Gnisci et al., La letteratura comparata, « campus », Bruno Mondadori, Milan, 2002, p.XIII. Traduction : « La littérature n’est-elle pas […] le discours commun que les cultures échangent pour se traduire toutes mutuellement et pour se laisser traduire en nous et entre nous, pour traduire et déplacer continuellement vers l’avenir […] tout l’humain, avec toutes ses histoires et toutes ses formes symboliques ?

  • [12]

    Ibid., p. XV. Traduction : « La littérature comparée […] est devenue au cours du XXe siècle, à travers un inlassable questionnement épistémologique et transnational, […] une discipline véritablement générale, critique et mondialiste. »

  • [13]

    Ibid. (ma traduction)

  • [14]

    Voir Didier Coste, « Votum mortis » Literary Research/Recherche littéraire (© International Comparative Literature Association/Association Internationale de Littérature Comparée), vol. 20, nº 39-40, pp. 49-57.

  • [15]

    Haun Saussy, éd., Comparative Literature in an Age of Globalization, Baltimore : The Johns Hopkins University Press, 2006.

  • [16]

    Gnisci, op. cit., p. XVII.

  • [17]

    François Jost, Introduction to Comparative Literature, Indianapolis et New York : Pegasus-Bobbs Merrill, 1974, p. 20 (ma traduction).

  • [18]

    Nous reviendrons sur cette très importante question de définition, au regard de celle d’une « littérature mondiale ».

  • [19]

    Frank J. Warnke, « The Comparatist’s Canon : Some Observations », in The Comparative Perspective in Literature, sous la direction de Clayton Koelb et Susan Noakes, Ithaca et Londres: Cornell University Press, 1988, pp. 48-56, ici p. 48.

  • [20]

    Ibid.

  • [21]

    Jost, op.cit., p. 17 (ma traduction).

  • [22]

    Ibid., p. 21.

  • [23]

    D’après la conférence prononcée le 30 avril 2004 à Bari par Pierre Brunel, publiée dans le bulletin ParisSorbonne en bref nº3, 17 mai 2004.

  • [24]

    Muriel Détrie, « Connaissons-nous Étiemble ? », Revue de Littérature Comparée, nº 295, juillet-septembre 2000, pp. 413-425, ici p. 421.

  • [25]

    « Supposé résolu ce problème apparemment insoluble [celui d’une métalangue], quel devrait être l’objet et par conséquent la ou les méthodes, les programmes de la littérature comparée ? » Étiemble, Comparaison n’est pas raison ; la crise de la littérature comparée, « Les essais », Paris : Gallimard, , 1963, p. 61. (c’est moi qui souligne)

  • [26]

    Adrian Marino, « Étiemble, les « invariants » et la littérature comparée », in le Mythe d’Étiemble ; hommages, études et recherches. Paris : Didier Érudition, 1979, pp. 157-167 ; ici p. 157.

  • [27]

    Ibid., p. 158.

  • [28]

    Ibid., p. 160.

  • [29]

    Ibid., p. 161.

  • [30]

    En tenant compte de la censure roumaine, même dans une contribution à un Festschrift publié à Paris, on peut y voir à la fois un coup de chapeau obligatoire (le marxisme est capable d’intégrer tous les progrès de la science, c’est une doctrine scientifiquement englobante) et une audace ironique (même les marxistes soviétiques sont forcés d’intégrer un petit quelque chose de ce puissant instrument scientifique qu’est le structuralisme). Marino s’en expliquera en 1992 dans « Marxist Ideology and East European Comparative Studies », in Europa Provincia Mundi; Essays Offered to Hugo Dyserinck, Amsterdam et Atlanta: Rodopi, 1992, pp. 45-49. Il va jusqu’à dire qu’Étiemble a servi de prétexte, pour sa part, à la publication d’une série de textes hétérodoxes, mais pour aussitôt réaffirmer son adhésion à la théorie des invariants. Forcé de jouer à cache-cache avec l’impérialisme idéologique soviétique, le regretté Adrian Marino, par une significative ironie de l’histoire, révélait ainsi la part d’impérialisme et d’anti-historicité de toute conception a priori de l’universel.

  • [31]

    « L’invariance suppose également la récurrence, donc la circularité des phénomènes et des idées littéraires […], l’invariant est par définition un élément à la fois de continuité et de récurrence. » (Adrian Marino, « Étiemble, les ‘ invariants ‘ et la littérature comparée », in Romul Munteanu, dir., Le Comparatisme roumain ; histoire, problèmes, aspects, Bucarest : Éditions Univers, 1982, p. 165.)

  • [32]

    Si Guillén fait profession de se situer au cœur de la tension entre local et universel (ce qui correspondrait à peu près à la position d’un « humanisme marxiste »), il n’en juge pas moins « peut-être la plus prometteuse » la tendance universaliste-criticiste d’Étiemble et y voit, « plus qu’un rêve, l’indice d’une inquiétude sociale et politique, d’un souci du monde réel. » (Entre lo uno y lo diverso, p. 115, ma traduction.)

  • [33]

    Adrian Marino : « Étiemble, les invariants », op. cit., p. 30.

  • [34]

    Ibid.,p. 33.

  • [35]

    Ibid.

  • [36]

    Ibid.,p. 37.

  • [37]

    Ibid., pp. 47-48.

  • [38]

    R.K. Dasgupta, « Influence of Society on Literature: An Indian View », Actes du VIe Congrès de l’Association Internationale de Littérature Comparée, Stuttgart : Kunst und Wiessen-Erich Bieber, 1975, pp. 23-28, ici p. 25 (ma traduction). Rappelons que R.K. Dasgupta fut, dans les années 50, l’un des fondateurs et de la Liitérature Comparée en Inde et de la Littérature Indienne Comparée, conjonction opportune entretenue et enrichie jusqu’à maintenant par les générations suivantes de l’école de Calcutta, qui a ensuite largement essaimé, à Delhi et Hyderabad en particulier.

  • [39]

    Extrait d’Aurobindo, The Future Poetry, 1917-1920, cité sans références de publication par Dasgupta dans l’article ci-dessus, p. 28.

  • [40]

    Dasgupta, op. cit., ibid.

  • [41]

    The South Atlantic Quarterly, vol. 100, nº:3, Summer 2001. © 2002 par Duke University Press.

  • [42]

    PMLA, vol. 116, nº1, janvier 2001, sous la direction de Giles Gunn.

  • [43]

    Susie O’Brien et Imre Szeman, « Introduction: The Globalization of Fiction/the Fiction of Globalization », in SAQ, op.cit., p. 603.

  • [44]

    Ibid., p. 605.

  • [45]

    Princeton : Princeton University Press, 2003.

  • [46]

    Ibid., p. 608. (ma traduction ; faute d’équivalent précis et convenu en français, j’ai emprunté à la linguistique le mot « ergativité » pour traduire le très à la mode « agency » qu’on trouve constamment dans le jargon de la philosophie politique et de la critique culturelle américaine, dissocié, bien sûr de l’adjectif « free », avec lequel il désignait le libre arbitre ; je ne puis malheureusement associer le lexème français retenu à cet autre mot lui aussi en vogue aux Etats-Unis : « agenda ».

  • [47]

    Ibid., p. 611. (ma traduction)

  • [48]

    Ibid., p. 612. (ma traduction)

  • [49]

    Ian Baucom, « Globalit, Inc.; or, The Cultural Logic of Global Literary Studies », PMLA, vol. 116, nº1, janvier 2001, pp. 158-172.

  • [50]

    En particulier, Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century: Money, Power, and the Origins of Our Times, Londres : Verso, 1994. Mais voir aussi, plus récemment, « The Global Market », Journal of World-Systems Research, Vol V, 2, 1999, pp. 217-251, et « Globalization and Historical Macrosociology » in Janet Abu-Lughod, ed., Sociology for the Twenty-First Century. Continuities and Cutting Edges. Chicago : Chicago University Press, 2000, pp. 117-133.

  • [51]

    Par exemple, Giles Gunn : « thinking ‘global’ is already to submit to at least some of the regimes of globalization » (« Introduction »), in PMLA , op. cit., p. 18.

  • [52]

    Joseph Frank, “Spatial Form in Modern Literature”, Sewanee Review, 1945.

  • [53]

    Voir, par exemple, la position très ferme de Joseph Hillis Miller au sujet du remplacement de la Littérature Comparée par les « Cultural Studies » : « The universalizing idea of culture in Cultural Studies, just because it is a term so all-inclusive as to be virtually empty, may be a place of exchange, of turning the other back into the same. » Miller, Joseph Hillis. Black Holes / Asensi, Manuel. J. Hillis Miller, or, Boustrophedonic Reading. Trans. Mabel Richart. Stanford: Stanford University Press, 1999, p. 147.

  • [54]

    « interdisciplines.org », tel est, de façon plus révélatrice qu’amusante, le nom de domaine du site qui hébergeait en décembre 2002 un « colloque en ligne » consacré par le Centre Jacques Cartier… aux « défis de la publication sur le web ».

  • [55]

    Voir le rapport de Haun Saussy, intitulé « Exquisite Cadavers Stitched from Fresh Nightmares: Of Memes, Hives, and Selfish Genes », in Haun Saussy, éd., op. cit.

  • [56]

    Roland Robertson, Globalization: Social Theory and Global Culture, Londres: Sage, 1992, p. 173, repris par Robert Eric Livingston dans « Glocal Knowledges: Agency and Place in Literary Studies », PMLA, op.cit., pp. 145-157, ici p. 147.

  • [57]

    Nous rejoignons ici, dans une large mesure, Emily Apter dans son bel article « Global Translatio », in Christopher Prendergast, éd., Debating World Literature, Londres et New York : Verso 2004.

  • [58]

    De façon similaire, plus la mondialisation associée à la reproduction mécanique et à la transmissibilité immédiate de l’œuvre d’art la transforme en produit de consommation spectaculaire, et plus la pratique littéraire du langage, ainsi ghettoïsée, appelle logiquement de telles réponses.

Pour citer cet article

Didier Coste, "Les universaux face à la mondialisation : une aporie comparatiste ?",  Bibliothèque comparatiste, n. 4, 2008., URL : https://sflgc.org/bibliotheque/coste-didier-les-universaux-face-a-la-mondialisation-une-aporie-comparatiste/, page consultée le 19 Avril 2024.