Éditos

“Nouveaux mondes, nouveaux romans?”

Le réel peut-il être considéré comme nouveau ? Rien n’est moins sûr. Ce que l’actuel a de neuf doit être raconté pour apparaître, alors que le récit par définition le donne à connaître pour la deuxième fois, au moment même où il en fait un monde.

C’est l’un des paradoxes qui fondent le roman comme rapport sur des choses qui ne sont pas nécessairement arrivées, et que l’on ne lit théoriquement que pour le plaisir d’en prendre connaissance. D’un côté en effet, comme son existence dépend de ce plaisir, il promet à son lecteur la rupture par rapport au connu, à l’usé et à l’insignifiant. Cette nouveauté, c’était déjà celle de la nouvelle italienne au début de la Renaissance, et c’est encore celle du romanesque classique accumulant sentiments rares, coïncidences inouïes et caractères exceptionnels, mais aussi celle du roman réaliste : du novel anglais du XVIIIe siècle au roman qui, à partir des années 1840, découvre à un lectorat élargi l’envers réel du monde imaginé par les sociétés modernes, l’intérêt inédit du banal et du quotidien, et leur puissance artistique. L’antiromanesque, promu par Charles Sorel en 1627, signifiait sans doute depuis longtemps que le roman ne livre pas que des merveilles infiniment reprises, mais du nouveau, pris à l’actualité commune. Le nouveau roman, affranchi de la diégèse traditionnelle depuis les années 1950, révèle à son tour au sujet post-moderne la vie privée de choses, d’espaces et de moments jusque-là sans histoire.

Pourtant, le  roman fait des mondes, constitue en systèmes des faits et des états de choses, avec une faculté d’innovation qui incite le lecteur à se déprendre du déjà connu pour imaginer autre chose, que ce soit à la place du monde réel, en deçà ou au-delà de lui. Entre rupture et harmonie, construction et déconstruction, le roman — ou le récit romanesque, au fil des réinventions que lui permet sa plasticité et son autonomie formelles — oscille entre deux propositions très proches, mais qui sont en réalité fort différentes : donner des nouvelles du monde, et donner de la nouveauté au monde.

Comment le roman approche-t-il un monde éprouvé comme vieilli et inouï à la fois ? Reprises monumentales des passés romanesques, reprises traditionnalistes, reprises niant ce passé romanesque au nom du présent— le roman est plus que jamais critique, contemple sa genèse et sa modernité sous la forme de « nouveaux romans », par exemple, qui exhibent leurs proccédés sans revenir à l’esthétisme fin de siècle. L’art du montage, au service du désarroi des personnages dans ces fictions de mondes, trouvera son apogée dans le roman postmoderne, catégorie dans laquelle Fredric Jameson place le Nouveau Roman français, aux côtés des contemporains américains.

Le XLe Congrès de la SFLGC qui s’est tenu à l’Université de Picardie-Jules Verne du 26 au 28 novembre 2015 invitait à explorer cette double ambition innovante d’une forme littéraire désormais plurimillénaire, et dont la critique littéraire annonce à nouveau aujourd’hui la disparition proche – tout en constatant qu’elle ne s’est jamais si bien portée, justement. A nouveaux mondes, nouveaux romans ? Ou bien faut-il de nouveaux romans pour que l’on voie le monde autrement ? On trouvera, dans les seize articles publiés ici, quelques-unes des propositions que peut faire la littérature comparée dans l’une ou l’autre de ces directions. Bonne lecture !

Anne Duprat et Catherine Grall, pour le comité scientifique et le comité d’organisation du XLe Congrès de la SFLGC tenu à l’Université de Picardie-Jules Verne- CERCLL du 26 au 28 novembre 2015 (Carlo Arcuri, Anne Duprat, Irène Gayraud, Catherine Grall et Christian Michel).