Littérature et Musique
ARTICLE
1 - Urgence d’une poétique du son [1]
La poétique du son, qui engage un travail comparatiste à l’intersection de la poésie et de la musique, cherche à combler une lacune : à écouter la force de conviction par laquelle une œuvre se définit dans son aptitude à donner à entendre la langue, ses gisements sonores et rythmiques, ses virtualités acoustiques, comme pour la première fois. Un tel essai de poétique du son s’impose d’autant plus qu’il a été jusque-là laissé dans l’ombre, par les poètes et les critiques, au profit d’une poétique de l’image. Henri Meschonnic dresse le constat : “ Le XXe siècle poétique en Europe s’est joué tout entier sur l’image. De l’imagisme anglais à l’imaginisme russe, du futurisme italien au surréalisme (...). L’image les unit par-dessus les plus radicales oppositions ” [2] . Héritière de Baudelaire, la critique consacrée à la poésie a assumé le legs de ce culte de l’image et y a reconnu à son tour sa “ grande, [sa] primitive passion ”. La lecture doit désormais sortir davantage de l’orbite de l’image et donner une chance accrue à l’aventure du son en poésie. La concentration sur le dialogue entre le poète et le musicien et sur les enjeux de la musique verbale peut permettre un dépassement de la double tentation du concept et de l’image, qui ne cesse de solliciter tour à tour la conscience poétique et critique occidentale moderne. Il y va d’une définition du poète en termes d’inventeur d’une acoustique. Cette entreprise est d’autant plus urgente qu’elle est difficile et ne va pas de soi. Dans les tentatives d’approche de la question du son en poésie prédomine encore le flou : flou historique (manque de clarté dans les filiations qui unissent musiciens et poètes, approximations dans la compréhension des enjeux qui rapprochent les œuvres poétiques et les œuvres musicales) ; flou terminologique (acception souvent peu précise des maîtres mots du lexique musical en poésie) ; flou méthodologique (quelle méthode pour une “ écoute ” des textes poétiques ?) ; confusion enfin dans l’évaluation peu structurée de la fonction des principes sonores en poésie. Aussi est-il important de proposer un travail de recherche comparatiste qui – exigeant un effort d’architecture, d’articulation, de définitions, d’analyses globales mais attentives à la spécificité de chaque œuvre – parvienne à poser les bases d’une lecture nouvelle de la poésie, à partir d’une approche explorant l’interaction infinie du son et du sens.
Voici la question centrale : dans quelle mesure le sens que le poète peut vouloir donner au monde naît-il au sein même de l’élaboration musicale que la poésie opère sur les mots ?
2 - Hétérogénéité féconde du verbal et du musical et proposition de définition de la musique
L’étude comparatiste [3] du dialogue entre le poète et le musicien exige une prise de conscience préalable de l’hétérogénéité problématique des deux domaines confrontés. Outre l’abolition à la faveur de l’art sonore de l’“ être en face ” au profit de l’ “ être dans ”, déjà mise en relief par Hegel, l’une des origines majeures de cette hétérogénéité est l’aptitude du musicien à court-circuiter le schéma “ signifiant-signifié-référent ” constitutif du langage, à imposer des unités irréductibles à l’ordre du signifié. C’est ainsi que Claude Levi-Strauss peut insister sur la distinction rigoureuse entre la musique d’un poème et la musique instrumentale qui “ se limite au système phonologique et ne comprend pas de répartition étymologique des phonèmes ” [4] . Le poète, s’il n’a de cesse qu’il ne place le signifié en équilibre instable pour postuler une trouée vers un au-delà des signes, se consacre à une pratique de la musique du mot indissociable d’une mesure de la proximité et de la distance entre son et sens. Pour que le dialogue entre le poète et le musicien soit porté à son maximum de dynamisme, il est indispensable de maintenir sans cesse cette tension entre les spécificités du verbal et du musical.
Dans cette perspective la notion de musique, telle qu’elle est engagée ici, puise aux sources de quatre définitions majeures, boussoles possibles pour une approche musico-poétique. La première définition, dans la lignée des travaux de Boris de Schlœzer, comprend l’art musical en termes d’indissoluble lien du contenu et de la forme, d’incarnation physique et spirituelle du sens. La forme musicale engage totalement le contenu et les fins de l’œuvre. Le propre de la musique, qui est ce qu’elle dit, est de poser autrement la question du sens : “ En musique ”, écrit Boris de Schlœzer, “ le signifié est immanent au signifiant, le contenu à la forme, à tel point que rigoureusement parlant la musique n’a pas un sens mais est unsens ” [5] . La seconde définition, sous le signe de Jankélévitch qui identifie la musique à un “ espressivo inexpressif ” [6] , comprend la musique comme un art du sens qui ne cherche pas à communiquer des significations. La troisième définition, dans le prolongement de Rousseau pour qui “ les sons, les accents, les inflexions de toute espèce ” doivent être compris en termes d’“ énergie ” [7] , postule que la musique n’est pas de l’ordre du dire mais du faire et propose à la poésie, en quête du “ poiein ” qui lui est constitutif, le modèle d’une attitude drastique. La quatrième définition enfin, héritière d’Adorno qui réfléchit à la conjonction dans l’œuvre musicale de l’acte de “ dire ” et de “ voiler ”, insiste sur la consubstantialité de la musique et de la religion et identifie la musique à “ la tentative humaine, si vaine soit-elle, d’énoncer le Nom lui-même, au lieu de communiquer des significations ” : “ Toute musique a pour Idée la forme du Nom divin ” [8] .
3 - Hypothèse de lecture : Musique, Janus bi frons ; “ vorrei e non vorrei ”
Sous le signe de ces quatre points cardinaux définitionnels, voici l’hypothèse de lecture risquée à partir de l’image de Janus, dieu romain des portes (januae) représenté avec deux visages opposés : la musique est, pour la poésie moderne, un Janus bi frons dont l’ambiguïté est dépositaire de l’avenir de l’écriture. Dans sa face lumineuse la musique, par son aptitude à incarner le sens sans se figer en signification, par son appartenance à la dimension du faire infléchie vers une posture moins gnostique que drastique, par sa tension vers la formulation hypothétique du “ Nom divin ”, peut apparaître au poète comme une limite exigeante à laquelle se comparer et se mesurer. Il arrive cependant que la face lumineuse du Janus bi frons musical se dérobe et que surgisse la face ténébreuse, souvent occultée, voire refoulée. Par cette autre face, la musique constitue une menace pour la poésie. Dangereuse, la musique l’est d’abord parce qu’elle peut s’abstraire des valeurs morales et civiques. Aussi Platon, soucieux de réaccorder la musique et la morale, préférait-il déjà aux sophistications mélodiques des modes ioniens et lydiens (proches de la prestidigitation de la rhétorique et inaptes à développer le sens civique) l’austérité des modes doriens et phrygiens (La République, III). L’autre face de la musique peut être à l’origine à la fois de la tentation d’un ascendant du son sur le sens et d’un insidieux glissement de la vérité au mensonge. “ Le son menace toujours d’entraîner après soi, avec la force d’une marée, les serviles stabilités du sens ”, écrit Georges Steiner [9] .
Ce risque d’une dualité, peut-être d’une “ duplicité ” [10] , de l’art sonore est perceptible dès les mythes fondateurs de la musique. La face lumineuse de l’art sonore y est doublement attestée : par le pouvoir salvateur de la musique qui œuvre à l’harmonie cosmique des éléments comme à la coïncidence des contraires (lyre à vocation cathartique d’Apollon et d’Orphée) et par la potentialité édificatrice de la musique perçue dans sa proximité avec l’architecture (lyre bâtisseuse d’Amphion). Mais simultanément la face ténébreuse de l’art sonore est elle aussi révélée : par la virtualité d’illusion et de tromperie sous-jacente à la musique (chant des sirènes), par le pacte de la musique avec le débordement des sens (Dionysos), voire avec la cruauté (duel d’Apollon et de Marsyas et condamnation de Marsyas à être écorché vif) et la mort (invention de la lyre par Hermès avec, en guise de cordes, des intestins de bœufs qu’il a sacrifiés). La tension entre les deux “ dieux inventeurs de la poésie ” [11] et joueurs de lyre résume à elle seule la double postulation qui se trouve au centre du dialogue entre le poète et le musicien : Apollon (qui associe musique, lumière, harmonie, forme, justesse, mathématique et vérité) et Hermès (qui infléchit la musique vers la nuit, la magie, la ruse, le mensonge, l’éros et la mort). “ L’Enfer musical ” de Jérôme Bosch, où les instruments de musique se muent en instruments de luxure et de torture, tend à tourner le Janus bi frons musical du côté de sa face sombre et sauvage et contribue à rendre impossible une interprétation trop clarifiante et idéalisante de l’art sonore. L’excès même qu’engendre l’ivresse musicale (toujours à la merci de la dialectique du tout et du rien, du renversement de la dévotion en exécration, comme l’évoque le revirement de Nietzsche dans Le Cas Wagner) souligne le péril de l’art des sons.
Cette réversibilité de Janus, prompte à inspirer au poète un dialogue grevé de contradictions, dévoile l’ambiguïté oscillatoire qui est la matrice des rapports entre poésie et musique. La pierre angulaire du dialogue entre le poète et le musicien est la coïncidence conflictuelle et instable d’une adhésion et d’un retrait. L’adhésion de la poésie à la musique peut être éclairée par une formule de Cioran : “ J’ai cherché le doute dans tous les arts mais j’ai renoncé à le chercher dans la musique ; il ne saurait y fleurir ” [12] . Le retrait peut être glosé à partir du constat nietzschéen à valeur d’avertissement (Cave musicam) [13] et du concept de “ sentiment rétractile ” introduit par Thomas Mann [14] . Encore faut-il suggérer que cet équilibre précaire entre adhésion et retrait risque à tout moment de se rompre : rarement par excès de référence musicale (dont la poésie se méfie de plus en plus au XXe siècle), le plus souvent par défaut exigé par la prise en charge de la douleur individuelle ou historique et livrant le poète davantage au mutisme qu’à la musique. L’interprétation avancée ici, sous le signe du Janus bi frons musical, est qu’il n’y a pas d’exigence poétique sans à la fois une profonde ouverture aux propositions de la musique et une force de résistance du verbal au musical. À cette résistance, la poésie ne peut renoncer sans renoncer à être elle-même une manifestation du sens dans la matière sonore des mots.
Je propose de placer l’ambiguïté oscillatoire, consubstantielle aux rapports entre poésie et musique, sous le signe d’un air emprunté au Don Giovanni de Mozart : “ Vorrei e non vorrei ”. Voici l’hypothèse risquée : le poète est vis à vis de la musique en proie à la tentation conflictuelle d’une adhésion et d’un retrait, comme Zerlina son double féminin. La formule de Zerlina “ vorrei e non vorrei ” (“ je voudrais et ne voudrais pas ”, selon la traduction de Jouve [15] ), peut être lue comme le sésame de l’instabilité inquiète du dialogue entre le poète moderne et le musicien. Le poète “ voudrait et ne voudrait pas ” le duo avec le musicien : telle est l’équation interprétative placée au centre de l’approche comparatiste de la poétique du son. Le propre de la poésie moderne est d’exiger d’elle-même que toute adhésion à la musique (“ vorrei ”) engage un possible retournement contre la musique (“ non vorrei ”). Pas de “ vorrei ” d’adhésion, adressé par la poésie à l’art sonore, qui ne soit un “ vorrei ” critique. La poétique du “ vorrei e non vorrei ” est une poétique de l’union dans la désunion : nœud tensionnel des rapports entre poésie et musique.
4 - Vers une conscience acoustique du matériau verbal ” (Berio) : de l’écoute
La tâche du lecteur de poésie est d’être responsable du langage poétique jusque dans les moindres fibres de la substance sonore qui engage la totalité du sens. Il y va ici d’une définition de la poésie et de la critique ; pas de poésie sans qu’un être soit totalement présent dans chacune des cellules phoniques, rythmiques et silencieuses de son verbe ; pas de critique comparatiste exigeante sans ce que Luciano Berio appelle “ une conscience acoustique du matériau verbal ” [16] . Encore faut-il définir la pierre angulaire autour de laquelle peut s’articuler cette “ conscience acoustique ” : la notion d’écoute.
Plus que jamais l’avenir de la poésie est entre les mains du lecteur doué d’écoute. “ Je deviens (...) meilleur musicien et meilleur auditeur. Peut-on écouter encore mieux ? ” demande Nietzsche dans Le Cas Wagner [17] . Si selon Hegel, l’oreille n’est pas un “ sens pratique ” mais un “ sens théorique ”, s’inscrivant naturellement dans un rapport à “ l’intériorité ” et à “ l’âme ” [18] , Rosolato et Barthes distinguent chacun trois types d’écoute qui, combinés, peuvent mettre sur la voie difficile recherchée par Nietzsche d’une “ meilleure ” audition. Pour Rosolato, il y va à la fois d’une “ écoute technique ” (fondée sur une analyse de la structure sonore), d’une “ écoute évocative ” (sensible aux réminiscences véhiculées par le son) et d’une “ écoute hypnosique ” (abandon sonore, proche de l’extase et de la transe) [19] . Le pouvoir de l’oreille du lecteur de poésie est à la mesure de son aptitude d’auditeur à jouer sur ces trois registres de l’écoute. Pour sa part, Barthes [20] distingue un triple clavier de l’audition : une “ première écoute ” qui est une “ alerte ” tendue vers la “ capture de l’indice ” et qui, chez l’homme et l’animal, a une fonction “ défensive et prédatrice ” ; une “ seconde écoute ” (exclusivement humaine) qui est un “ déchiffrement ” voué à la lecture des “ signes ”, tendu non plus vers “ la proie ” mais vers “ le secret ” (le “ dessous du sens ”) et “ le sacré ” (“ écoute religieuse ” à vocation de liaison entre le sujet écouteur et le “ monde caché des dieux ”) ; et une “ troisième écoute ”, redevable à l’écoute psychanalytique s’exerçant “ d’inconscient à inconscient ”, tendant vers “ les origines ”, à qui on demande non d’être “ appliquée ” mais de “ laisser surgir ”, dans la lignée de “ l’écoute panique ” des Grecs. Accéder à une “ meilleure ” écoute, pour le lecteur de poésie, c’est alors intérioriser chacune des strates de l’audition jusqu’à parvenir au point ultime où “ l’écoute parle ” (Barthes). Enfin être “ meilleur auditeur ” de poésie, c’est surtout substituer à une écoute passive et ensorcelée, fondée sur l’identification, une participation active à la genèse de l’œuvre dont Boris de Schlœzer donne la formule : “ Comprendre la musique, c’est reconstituer en son unité l’acte constitué par le compositeur. Comprendre une forme musicale, c’est la faire (...) Guidé, soutenu par l’exécutant qui rend l’œuvre audible, l’auditeur compréhensif est un co-exécutant ” [21] .
Aussi la figure du cerf s’impose-t-elle comme emblème possible du lecteur de poésie à l’ouïe ouverte. Le cerf est l’attribut de l’ouïe dans la représentation allégorique des cinq sens, comme l’explique Guy de Tervarent : “ Aristote (livre IX, 5) raconte que, lorsque le cerf a les oreilles dressées, on ne peut espérer l’approcher sans qu’il l’entende. Valeriano en fait pour cette raison le symbole de l’ouïe fine (VII, ‘Auditus et surditas’). Le cerf est aussi l’attribut d’Érato, muse de la poésie lyrique ” [22] .
5 - Proposition d’audition comparée des œuvres poétiques : pour une audiocritique
La littérature comparée peut contribuer plus que toute autre à l’apprentissage d’une lecture identifiée à une écoute de la grande réserve de sons par lesquels le poète revivifie le langage. L’approche comparatiste excédant la seule poésie française s’impose d’elle-même car, comme l’écrit Mandelstam, “ en poésie les frontières nationales tombent (...) et les forces vives de la poésie se répondent d’une langue à une autre par-delà l’espace et le temps ” [23] . Aussi la méthode comparatiste proposée ici se place-t-elle sous un double signe : celui de la lecture synthétique à vocation plurinationale et dialogique (soucieuse de ne négliger aucun instrument d’exploration : historique, philosophique, thématique, linguistique) et celui de la “ microlecture ” (désireuse d’explorer l’organisation infinitésimale qui caractérise chaque travail poétique saisi dans sa différence). Je propose d’approfondir l’accord tout en nuances entre la lecture synthétique et la “ microlecture ” par une approche nouvelle : une audiocritique qui se donne pour enjeu d’interroger en profondeur le matériau sonore créé par les poètes. À cet égard, le projet est de poser les fondements d’une lecture qui soit avant tout une audition des œuvres poétiques – un questionnement capable de se placer au point nodal où la poésie et la musique échangent leur substance. Il s’agit de “ heurter ” les mots “ pour en vérifier les sons ”, comme l’Hippias de Platon reproche à Socrate de le faire [24] . La réflexion consacrée à la poésie doit prendre appui sur le son des mots, en accord avec l’exigence de Jankélévitch à l’égard de la philosophie : “ La philosophie consiste à penser tout ce qui dans une question est pensable et ceci à fond, quoi qu’il en coûte (...) En vue de cette recherche rigoureuse, les mots (...) doivent être employés dans toutes les positions possibles (...) Il faut les tourner et retourner sous toutes leurs faces (...) ausculter leurs sonorités pour percevoir le secret de leur sens ” [25] .
Cette proposition d’audition comparée des œuvres poétiques peut se mettre à l’école des grands interprètes, au contact desquels elle trouve des instruments d’arpentage et une intensification de son projet. Aussi les écrits et les œuvres des interprètes se voient-ils attribuer une place de premier ordre (en particulier Brendel, Casals, Fischer-Dieskau, Furtwängler, Gould, Harnoncourt, Nat, Paganini, Walter). L’interprétation en musique est une métaphore féconde de ce que peut être la lecture “ responsable ”, comme le confirme Georges Steiner : “ L’interprète fait l’investissement de son être dans le processus de l’exécution (...) Il s’agit d’une réponse qui, au sens étymologique de ce terme, est responsable ” [26] . À cet égard Furtwängler, à l’oreille de qui “ il est indispensable que chaque élément, de même que l’ensemble, ait été passé à travers l’émotion vivante du musicien exécutant ” [27] peut être, pour le lecteur de poésie, un modèle possible pour une double audition exigeante : une macroaudition à vocation d’embrassement du paysage sonore poétique (écoute des grands principes auditifs qui structurent une œuvre et les échanges entre les œuvres, compréhension de chaque élément acoustique dans sa fonction par rapport au tout) et une microaudition à vocation de creusement de la topographie sonore d’un poème (intériorisation auditive des composantes phoniques infinitésimales et prélèvement de petites cellules acoustiques d’un poème dépositaires à elles seules du sens). Sous le signe de Furtwängler, la lecture de la poésie exige ce don de double audition, grâce auquel un poème se révèle un tout vivant dont la destinée se joue dans les ensembles et dans les détails sonores.
Au-delà des interprètes, c’est aussi au contact des compositeurs (par exemple des compositeurs de Lieder) que la critique comparatiste peut aiguiser sa sensibilité à la qualité sonore des poèmes. Aussi les intuitions élaborées ici cherchent-elles une confirmation dans deux réservoirs d’énergie sans cesse confrontés l’un à l’autre : les écrits des philosophes et des critiques consacrés à la musique (Adorno, Barthes, Bosseur, Brunel, Jankélévitch, Nietzsche, Rosen, Rousseau, de Schlœzer, Steiner) ; et les œuvres et les écrits des compositeurs eux-mêmes (Beethoven, Berg, Berio, Boulez, Britten, Ligeti, Mozart, Mahler, Nono, Schumann, Schubert, Wagner, Webern). Dans cette perspective, la perception beethovénienne de l’acuité sonore de la langue goethéenne, mise en relief par Fischer-Dieskau, peut avoir valeur d’exemplum pour le lecteur de poésie : “ ‘Cette langue’ (...) ‘me pousse et m’excite à composer (...) elle contient déjà en elle le secret des harmonies’ ” [28] . De même l’exigence de Hugo Wolf, se récitant un poème à haute voix jusqu’à ce que la musique s’impose à lui d’elle-même, est la preuve d’une attention passionnée au travail acoustique des poètes, dont il importe que la critique assume le legs : “ Wolf lisait toujours à haute voix les poèmes qu’il se proposait de mettre en musique, et devant un cercle d’amis il agissait de même avant de faire entendre son œuvre achevée, pour inviter les auditeurs à découvrir par eux-mêmes la dimension musicale originelle du langage ” [29] . Plus humblement, le critique de poésie doit consentir aussi à intérioriser les lois du déchiffrage pianistique, dont Jankélévitch rappelle les vertus : “ Le déchiffrage donne au pianiste les moyens de vérifier la valeur des œuvres par lui-même. Le déchiffreur corrige ainsi les jugements expéditifs des dictionnaires, contredit les idées toutes faites des historiens de la musique, les oracles des augures, les opinions de seconde main ; car il faut tout vérifier, tout expérimenter par soi-même ” [30] . Sous le signe du triple modèle musical de l’interprétation, de la composition et du déchiffrage, le lecteur peut explorer l’aptitude du “ son ” en poésie, mise en relief par Gracq, à “ tenir tête au sens ” [31] .
Dans cette perspective, le recours au commentaire comparé (travaillant sur les poèmes en langue originale) se révèle particulièrement fécond pour l’approche comparatiste de la poésie. J’en voudrais pour preuve l’ébauche d’une audition comparée de deux poèmes : “ Nuit de l’enfer ” (extrait d’Une saison en enfer [32] ) de Rimbaud et “ Le rêve et la démence ” de Trakl [33] (“ Traum und Umnachtung ”) qui se réclame de l’origine rimbaldienne. Ces deux chants du mal posent la même question : que doit la poésie moderne aux Enfers ? L’essentiel, pour la lecture comparatiste, est que l’hérédité transgressive, par quoi Trakl à la fois assume le legs rimbaldien et le dépasse, repose moins sur le travail de l’image que sur le travail du son. Dans le registre de l’image, la transgression ne s’exprime que sous la forme d’une poétique de l’excès (Trakl va plus loin que Rimbaud dans la culture des “ fleurs du mal ” baudelairiennes), indissociable d’une éthique de l’expiation (il s’agit, pour Trakl, de prendre tout le mal sur lui, autant que faire se peut). Mais si les images de Trakl doivent beaucoup à Rimbaud, la matière sonore du poète autrichien est totalement neuve. C’est le travail des sons qui est le plus profondément dépositaire de l’identité de Trakl.
Voici quelques axes autour desquels peut s’articuler l’audition comparée des deux poèmes. Si la tonalité de la dissonance rimbaldienne est infléchie par l’éthique de la révolte, sous le signe d’une poétique du poing [34] serré (concision extrême de la matière sonore, densité acoustique des segments concassés) et du poing coupé (entailles acoustiques créés par les courts-circuits d’une ponctuation à contre-temps), au contraire la tonalité de la dissonance trakléenne est caractérisée par l’alternance de brusques ruptures et d’un lamento fondé sur le legato et les longues tenues de notes (travail sur les voyelles longues étirées). Si le rythme rimbaldien a pour principe la syncope et les perpétuelles variations de tempi, le rythme trakléen, quoique tendu à l’excès par une syntaxe abrupte et sortie de ses gonds, est plus ample, hanté par le modèle de la litanie. La différence de timbre et de rythme a une profonde incidence sur le rapport au lecteur et au monde. Si le timbre et le rythme de Rimbaud exigent une prose dialogique, fondée sur l’apostrophe au lecteur et la croyance dans la possibilité de “ changer la vie ”, au contraire le lamento sourd et voilé de Trakl, qui travaille la langue “ con sordino ”, au plus près du silence, est profondément solitaire, monologique, souvent plus sceptique sur les pouvoirs de la poésie.
Le chant du mal rimbaldien repose sur la coïncidence entre la violence des images et des sons. Au contraire, le chant du mal trakléen puise aux sources de soudains divorces entre la cruauté des images et la douceur sourde du lamento musical. Au plus fort du poème, la structure sonore, loin d’être un accompagnement pléonastique du sens, met en sourdine la violence de l’image et arrache le poème à ce qu’il dit. La poésie de Rimbaud est encore placée sous le signe d’une coïncidence du son et du sens. La poésie de Trakl ouvre, au contraire, la voie vers un divorce soudain du son et du sens : le son, qui peut travailler contre le sens, a ici pour mission de cicatriser la blessure de l’être et du langage. À lui seul, le son prend en charge la dimension sotériologique du langage trakléen.
Voici l’espoir du lecteur qui privilégie l’approche comparatiste de la poésie : celui qui explore les questions de vocation et de filiation, de réception et de traduction, se place au centre des énergies conflictuelles et des postulations contradictoires qui font la force des échanges poétiques internationaux à l’époque moderne et contemporaine ; celui qui, en outre, pratique l’audition comparée des œuvres poétiques et déchiffre le sens d’un poème non seulement dans ce qui est dit, mais dans l’intonation, l’accentuation, la cadence, l’intervalle, le silence, accède, à condition que la lecture par l’oreille, légère et profonde, ne force jamais ni le son ni le sens, à l’intuition formulée par Borges que “ la littérature ” (j’ajouterai : et la littérature comparée) “ est aussi une forme de gaieté ” [35] .
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LACOUE-LABARTHE, Philippe, Musica ficta (figure de Wagner), Christian Bourgois, 1991.
LIÉBERT, Georges, Nietzsche et la musique, PUF, 1995.
MOINDROT, Isabelle, La représentation d’opéra / poétique et dramaturgie, PUF, 1993.
NIETZSCHE, Friedrich, Le cas Wagner suivi de Nietzsche contre Wagner, Idées Gallimard, 1980.
RABATÉ, Dominique, Poétiques de la voix, José Corti, 1999.
RIEMANN, Musiklexikon, B. Schott’s Söhne-Mainz, 1967.
ROSEN, Charles, Le Style classique : Haydn, Mozart, Beethoven, Gallimard, 1978. Schlœzer (Boris de), Problèmes de la musique moderne, Minuit, 1977.
ROSEN, Charles, Introduction à Jean-Sébastien Bach, Idées Gallimard, 1979.
STENDHAL, Vie de Rossini, édition de Pierre Brunel, Folio, Gallimard, 1992.
The New Grove Dictionnary of musical instruments, t. 2, Macmillan Press Limited, London, 1984.
TOMATIS, Alfred, L’Oreille et la vie, Robert Laffont, 1977.
TOMATIS, Alfred, L’Oreille et la voix, Robert Laffont, 1987.
partiellement consacrés à la musique
BARTHES, Roland, L’Obvie et l’obtus, Seuil, 1982.
CIORAN, E.M., Précis de décomposition, Gallimard, 1984.
CLAUDEL, Paul, L’Œil écoute, Folio, Gallimard, 1991.
DERRIDA, Jacques, La Voix et le phénomène, PUF, Quadrige, 1993.
DUFRENNE, Mikel, L’Œil et l’oreille, Jean-Michel Place, 1991.
HEGEL, Friedrich, Cours d’esthétique, tome 3, Aubier, 1997.
LÉVI-STRAUSS, Claude, Regarder Écouter Lire, Plon, 1993.
NIETZSCHE, Friedrich, Le Gai savoir, Idées / Gallimard, 1978.
NIETZSCHE, Friedrich, Aurore, Folio, Gallimard, 1979.
NIETZSCHE, Friedrich, Par delà le bien et le mal, Hachette, Pluriel, 1993.
ROUSSEAU, Jean-Jacques, Essai sur l’origine des langues, G.F., Flammarion, 1993.
STEINER, Georges, Dans le château de Barbe-Bleue, Notes pour une redéfinition de la culture, Gallimard, 1986.
STEINER, Georges, Réelles présences, les arts du sens, Gallimard, 1991.
Bibliographie
Notes
- [1]
Pour plus de détails voir Michèle Finck, Poésie moderne et musique / vorrei e non vorrei / essai de poétique du son, Bibliothèque de littérature générale et comparée, Champion, 2004.
- [2]
Henri Meschonnic, Critique du rythme, Verdier, 1990, p. 482-483.
- [3]
Dans la lignée des travaux suivants : Littérature et musique dans la France contemporaine, sous la direction de Jean-Louis Backès et Danièle Pistone, Presses Universitaires de Strasbourg, 2001 ; Pierre Brunel, Les Arpèges composés / Musique et littérature, Klincksieck, 1997 ; Jean-Louis Backès, Musique et littérature, PUF, 1994 ; Françoise Escal, Contrepoints / Musique et littérature, Klincksieck, 1990.
- [4]
Claude Lévi-Strauss, Regarder Écouter Lire, Plon, 1993, p. 89.
- [5]
Boris de Schlœzer, Introduction à Jean-Sébastien Bach, Idées / Gallimard, 1979, p. 31.
- [6]
Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Seuil, 1983, p. 25-97.
- [7]
Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, G.F., Flammarion, 1993, p. 73.
- [8]
Theodor Adorno, Quasi una fantasia, Gallimard, 1982, p.4.
- [9]
Georges Steiner, Réelles présences, Les arts du sens, Gallimard, 1991, p. 237.
- [10]
Jean-Yves Bosseur, Musique / passion d’artiste, Skira, 1991, p. 19. Voir aussi la remarquable iconographie proposée dans ce livre.
- [11]
Voir Pïetro Citati, “ Les dieux inventeurs de la poésie : Apollon et Hermès ”, colloque du Collège de France Identité de l’Europe, unité et multiplicité / Les questions de la poésie, 13 décembre 1998.
- [12]
Cioran, Précis de décomposition, Gallimard, 1984, p. 148.
- [13]
Friedrich Nietzsche, préface à Humain, trop humain, commentée par Georges Liébert, Nietzsche et la musique, PUF, 1995, p. 181 et ss.
- [14]
Thomas Mann, Le Journal du docteur Faustus, Plon, 1982, p. 205.
- [15]
Pierre Jean Jouve, Le Don Juan de Mozart, éd. d’aujourd’hui, 1977, p. 66.
- [16]
Luciano Berio, Entretiens avec Rossana Dalmonte, Jean-Claude Lattès, 1983, p. 156.
- [17]
Friedrich Nietzsche, Le Cas Wagner, Idées / Gallimard, 1980, p. 17.
- [18]
Voir Jean Borreil, “ De la transcription ”, in L’Idée musicale, sous la direction de Christine Buci-Glucksmann et Michaël Levinas, Presses universitaires de Vincennes, 1994, p. 65-70.
- [19]
Guy Rosolato, Pour une psychanalyse exploratrice dans la culture, PUF, 1993, p. 187-194.
- [20]
Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus, Seuil, 1982, p. 217-230.
- [21]
Boris de Schlœzer, Problèmes de la musique moderne, Minuit, 1977, p. 62.
- [22]
Guy de Tervarent, Attributs et symboles de l’art profane, article “ Cerf ”, Genève, Droz, 1959.
- [23]
Ossip Mandelstam, De la poésie, Gallimard, 1990, p. 146.
- [24]
Platon, Hippias majeur, Œuvres complètes, tome II, Les Belles lettres, 1921, p. 37.
- [25]
Vladimir Jankélévitch, (avec Béatrice Berlowitz), Quelque part dans l’inachevé, Folio, Gallimard, 1987, p. 19.
- [26]
Georges Steiner, Réelles présences, op. cit., p. 26-27.
- [27]
Furtwängler, cité par Alfred Brendel, Musique côté cour, côté jardin, Buchet Chastel, 1994, p. 222.
- [28]
Beethoven, cité par Dietrich Fischer-Diskau, Les Sons parlent et les mots chantent, Buchet Chastel, 1993, p. 40-41.
- [29]
Dietrich Fischer-Diskau, ibid, p. 81.
- [30]
Vladimir Jankélévitch, Quelque par dans l’inachevé, op. cit., p. 276.
- [31]
Julien Gracq, En lisant, en écrivant, José Corti, 1996, p. 148.
- [32]
Arthur Rimbaud, Oeuvres, Garnier, 1981, p. 220-222.
- [33]
Georg Trakl, Poèmes majeurs, Aubier Montaigne, 1993, p. 282-283.
- [34]
Le poing est un leitmotiv de l’œuvre (voir déjà “ Ma Bohème ”).
- [35]
Jorge Luis Borges, Conférences, Gallimard, Folio, 1985, p. 155.
Pour citer cet article
Michèle Finck, "Poésie et poétique du son en littérature comparée : pour une audiocritique", Bibliothèque comparatiste, n. 4, 2008., URL : https://sflgc.org/bibliotheque/finck-michele-poesie-et-poetique-du-son-en-litterature-comparee-pour-une-audiocritique/, page consultée le 07 Décembre 2024.