Littérature comparée et Études culturelles

Du culturalisme romantique aux cultstuds hypermodernes

ARTICLE

Dès ses origines la littérature comparée s’est vouée au projet culturaliste. Accompagnant le tournant relativiste qui marqua la « crise de la conscience européenne » étudiée par Paul Hazard, l’idée d’une relativisation des normes esthétiques libéra la double possibilité d’une comparaison entre les littératures et de celles-ci avec les cultures qui les informent. C’est sans doute la Querelle des Anciens et des Modernes avec ses multiples prolongements européens qui incarna cette crise culturelle majeure comme l’ont montré, après Hazard, les célèbres analyses de René Wellek, Hans Robert Jauss ou Marc Fumaroli, insistant sur la complexité des forces en présence. Au-delà de la démarche rhétorique du parallélisme et la syncresis héritée de Quintilien et des stratégies des uns et des autres au sein d’un champ littéraire en pleine mutation, l’évolution sur le long terme de la Querelle accompagna l’émergence d’un nouveau paradigme où la relativité progressive des règles et des « goûts » littéraires alla de pair avec celle des religions et des systèmes politiques.

Cette première modernité trouva sa véritable force dans la révolution lectrice des Lumières (Leserevolution), où la proto-industrialisation de l’imprimé accompagna la « rage de lire » (Lesewut) d’un nouveau type de lecteur (et avant tout de lectrice) « extensif » et non plus « intensif » qui consomme avidement des imprimés nombreux et divers, les soumettant à un regard critique, voire irrévérencieux. C’est au sein de cette révolution que se situe le nouveau « cosmopolitisme littéraire », commerce effréné (sur le modèle du libéralisme naissant) de textes, traductions et adaptations sans lequel ni la littérature comparée ni le culturalisme n’eussent jamais émergé. Au gré de ce commerce, vecteur des Lumières (mais aussi de leurs « ombres », des antiphilosophes aux romans gothiques), se constitue, héritière de la République des Lettres des humanistes, la notion d’une « Europe littéraire », concrétisée dans divers magazines [1] . Le triomphe européen de nouveaux genres en marge du canon, comme le montrent entre autres les 224 volumes de la Bibliothèque Universelle des romans [2] qui marquent l’apothéose de ce véritable « siècle du roman » [3] , suscite des réflexions déjà comparatistes. Dès 1774 l’Essai sur le roman de Friedrich von Blanckenburg envisage l’étude de la littérature comme « contribution à l’histoire de l’humanité », modifiant le genre triomphant du siècle « de l’histoire des peuples par l’analyse empirique des événements historiques et par la sociologie comparée » (le roman étant pour les «hommes modernes » ce que l’épopée était pour les citoyens grecs) [4] . Dans son Discours sur l’origine, les progrès & le genre des Romans (1773) Bricaire de la Dixmerie esquisse une histoire comparée du roman européen depuis ses origines, reprise par Sade dans sa brève mais synthétique préface Idée sur les romans et par le Progress of Romance de Clara Reeve.

Parallèlement à ces genres en rupture triomphent aussi les nouvelles interprétations  de la Tradition Classique étudiées jadis par Paul Van Tieghem [5] . Les deux grands pans, païen et biblique, de cette Tradition millénaire sont déconstruits par un primitivisme qui ouvre sur le comparatisme et le relativisme culturel. Émerge conjointement un nouveau canon, « moderne » qui allie tous azimuts les ballades écossaises, Dante, Shakespeare, Milton et le théâtre espagnol du Siècle d’Or. On y trouvera le terrain d’élection du premier comparatisme, extension logique d’une nouvelle manière de lire.

La révolution lectrice (et, simultanément, traductrice) agit aussi sur la formation du paradigme culturaliste par l’extension des transferts et des aires culturelles – notamment dans le cadre hégémonique du colonialisme européen – qui intensifie les germes du relativisme culturel hérité de la Renaissance tandis que s’approfondit la perspective historique. À la Bibliothèque Universelle des Romans fait pendant la Bibliothèque Universelle des Voyages de Boucher de la Richarderie, tandis que prolifèrent des catalogues tels que la Somme de Jean-Nicolas Démeunier à la croisée des deux élargissements culturalistes du siècle, « exotique » et historique, L’Esprit des usages et des coutumes des différents peuples ou observations tirées des voyageurs et des historiens (1776). Dans le sillage des Bénédictins de Saint-Maure, s’opère parallèlement une révolution historiographique qui va de l’histoire littéraire de Rivet de la Grange à l’histoire sociale de Sainte-Palaye et voit l’émergence de « l’histoire culturelle » de Voltaire à Condillac, Hume, Gibbon et William Robertson.

A l’immanence idéale des mots et des choses dans un monde classifié succède un processus d’historisation profond qui, dès Giambattista Vico, affirme une relativisation des entités jadis fixes, objectives, universelles et éternelles. Dans ses Principes d’une science nouvelle (1725), Vico pose les bases de ce qui deviendra l’anthropologie culturelle, envisageant généalogiquement les langues et les « œuvres » (mythologies, poèmes, lois) des « nations » anciennes comme des reflets d’états sociaux et psychologiques idiosyncrasiques [6] . Il ne s’agit plus de lire des « monuments » selon la grille universaliste de l’humanisme ni de suivre un récit captivant ou savourer des expressions exemplaires, mais de cerner des manières spéciales de penser et de sentir, des coutumes et des organisations spécifiques, reconstituant ainsi l’état primitif des sociétés. Cinquante ans plus tard, Herder popularisera ces idées dans une série de textes qui signent le triomphe du primitivisme « préromantique », du proto-comparatisme et du tournant culturaliste [7] .

En 1785, deux ans après la naissance de « l’ethnologie » sous la plume de Adam F. Kollár, Christoph Meiners énonce les buts de l’anthropologie culturelle moderne dans ses Élements d´Histoire de l´Humanité (Grundriss der Geschichte der Menschheit). Comparatisme et culturalisme marquent aussi la transition de la critique déiste des Écritures (de William Whiston et Jean Astruc à Samuel Reimarus, Baumgarten et Johann Ernesti) à la possibilité d’une histoire relativiste des religions, libérée épistémologiquement par Salomo Semler et nourrie par la fascination populaire pour les mythologies « exotiques » du Nord ou de l’Orient, souvent comparées à celles de la Tradition Classique.

C’est dans le sillage de ces mutations profondes que la génération romantique, bouleversée par l’« accélération de l’histoire », intronise la relativité historique et culturelle, réinterprétant le littéraire. Les Romantiques allemands dépassent ainsi la vieille Querelle affirmant l’historicité consubstantielle de l’art et la compréhension de la diversité esthétique à la lumière des cultures qui s’y expriment, exigeant une critique médiatrice d’où émergeront l’herméneutique et le comparatisme en claire opposition au « néo-classicisme » français, dénoncé comme « fausse » théorie de la littérature [8] . Dans les Idées pour la Philosophie de l’Histoire de l’Humanité (1784-1791), Herder prolonge le schéma de Vico, affirmant d’un côté la relation intime entre la structure des langues et celles des littératures, et, de l’autre, l’unicité d’un même principe holistique qui informe l’histoire politique, religieuse, économique et littéraire. Pionnier du culturalisme, Herder ouvrait aussi sur un relativisme qui permettait enfin un véritable comparatisme entre « littératures nationales » distinctes [9] . Par ailleurs J. Gottfried Eichhorn intitule symptomatiquement son œuvre pionnière Histoire générale de la culture et la littérature de la nouvelle Europe (Allgemeine Geschichte der Kultur und der Literatur des neueren Europas, 1796-1811).

La réception de l’Idéalisme allemand dans l’oeuvre comparatiste de Mme de Staël De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) illustre ce paradigme où l’Histoire et le social viennent déplacer la rhétorique, pilier de l’« âge de l’éloquence » : la littérature change avec les sociétés, dans l’espace (écho de la sociologie naissante et du regard anthropologique humboldtien) et dans le temps. Désormais la critique littéraire aura pour objectif de comprendre et d’expliquer le devenir littéraire dans l’historicité, en rapport avec les autres activités culturelles, la religion, le climat ou les régimes politiques. Elle s’affirmera d’ailleurs en tant que discipline face à la fixité classificatoire de l’âge classique à travers l’incorporation de la conscience et de la méthode de l’histoire, devenue « science humaine » par excellence.

Le projet comparatiste et culturaliste de Mme de Staël, concrétisé dans son célèbre De l’Allemagne, est prolongé avec succès dans l’œuvre du Suisse Sismondi (De la littérature du midi de l’Europe, 1813), tandis que le programme de Herder permet à Friedrich Schlegel dans son Histoire de la Littérature Ancienne et Moderne (1815) de dépasser définitivement le paragone hérité de la Querelle et de fonder un comparatisme qui surpasse, tout en l’instituant, la pure « histoire littéraire » (notamment par un « passéisme » original qui envisage ce qui, en nous, agit du passé) l’inscrivant dans l’évolution du Geist herdérien. Cette Geistesgeschichte, histoire de l’esprit qui signale une nostalgie du religieux face au « désenchantement » du monde sécularisé en passe de « modernisation » [10] , sera systématisée sur le modèle dialectique par Hegel, adapté dès 1832 par Karl Rosenkranz au comparatisme littéraire dans son Manuel d’Histoire Universelle de la Poésie [11] .

Le terme même de littérature comparée émerge au sein du Romantisme libéral. Le herdérien Abel-François Villemain parle de « cette étude comparée des littératures qui est la philosophie de la critique » dans son Cours de littérature française de 1829, insistant sur les « influences étrangères » exercées sur cette dernière et présentant la littérature comme le résultat des forces historiques qui déterminent les expressions politiques et artistiques de la nation [12] . Né au moment où le concept moderne de littérature succède à celui des Belles Lettres dans un champ esthétique de plus en plus autonome, le comparatisme littéraire s’articule ainsi à l’histoire littéraire (dont elle constitue le fondement, que celle-ci soit « nationale » ou « universelle ») dans un nouveau type de discours marqué autant par l’historicisation du phénomène littéraire que par sa relativisation culturelle, dont on trouve les échos dans le manifeste hugolien de la Préface à Cromwell.

Aux grandes synthèses, encore héritières de l’encyclopédisme des Lumières, succèdent peu à peu les analyses de détail, tandis que s’impose, avec Taine, le nouveau paradigme positiviste qui substitue à l’évolution autonome et dialectique de l’Esprit la coopération de faits culturels et littéraires « réels », enchaînés par des causalités « positives ». L’œuvre comparatiste la plus brillante du nouveau modèle est sans conteste Les Grands Courants de la littérature du XIXe siècle du Danois Georg Brandes (1872-1890), « monument » d’histoire culturelle encore utile aujourd’hui auquel fera écho, en Angleterre, la History of European Thought in the XIXe de J. T. Merz (1896). En Allemagne, le schéma hégélien, de plus en plus soumis à la construction d’une identité littéraire et culturelle nationale, se voit infléchi par le « tournant matérialiste » (Feuerbach, David F. Strauss, Jacob Moleschott), héritier du radicalisme des Lumières qui, en littérature, accompagne le virage vers le positivisme. Point culminant de ce tournant, le matérialisme historique de Karl Marx invertit l’Idéalisme hégélien en affirmant que les conditions de production constituent la base réelle du devenir historique et déterminent la superstructure spirituelle, littéraire ou culturelle [13] . Bien qu’elle n’établisse pas une théorie de la littérature, l’analyse marxiste de l’idéologie s’y étend, notamment dans La sainte famille (1845), où l’opposition entre Les Mystères de Paris et l’œuvre de Balzac dévoile les contradictions entre le texte et l’appareil idéologique dans lequel il s’inscrit. Suivie par Engels, cette promotion du réalisme, saisi dans ses contradictions idéologiques mêmes (l’idéologie étant elle-même écho inversé des bases matérielles dont elle est issue), détermina la longue aventure de l’interprétation marxiste de la littérature, « mauvaise conscience » du positivisme « bourgeois » [14] . Doublement internationaliste (de par le caractère même de l’infrastructure économique et de par la nature de la lutte prolétarienne contre l’aliénation idéologique) l’analyse marxiste du littéraire est vouée à une perspective comparatiste, de Antonio Labriola ou Georg Plekhanov à György Lukács, Antonio Gramsci, Christopher Caudwell, Ernst Fisher, Arnold Hauser ou J. Antonio Maravall. Centrée sur l’analyse des rapports de pouvoir médiatisés par les discours et associant la critique idéologique des textes et des « artefacts culturels » à la praxis de transformation sociale, le marxisme se dégage d’une simple sociologie positiviste de la littérature, tout en radicalisant l’idée d’une sociogenèse de la mimesis.

Parallèlement à l’inversion marxiste, le paradigme holiste et évolutif de Hegel subit une pseudo-morphose dans la Kulturgeschichte allemande, discipline hétérogène à la croisée de diverses sciences humaines émergeantes dont la psychologie, la linguistique ou l’histoire de l’art. Annoncée par G. F. Kolb dans son Histoire culturelle de l´Humanité (Cultur-Geschichte der Menschheit, 1843) et reprise par Friedrich Jodl dans son Histoire culturelle générale (Allgemeine Culturgeschichte), elle émergeait de l’opposition idéologique entre « culture » (allemande) et « civilisation » (française) et élargissait l’horizon historique par une quête de la totalité culturelle, incarnation matérialiste de l’Idéalisme Romantique [15] . Proche de l’œuvre inachevée de H. Thomas Buckle (bien qu’il opte pour le terme concurrent dans History of Civilization in England), il s’agit de réaliser le rêve romantique de la « restitution de l’histoire totale » d’une période donnée perçue comme un ensemble conjoncturel qui s’exprime, de façon organique et totalisatrice, à travers l’art, la littérature, la philosophie, la religion, la vie sociale et les institutions. Ce holisme, qui se concrétise dans l’œuvre monumentale d’un Jacob Burkhardt, s’affirme dans le célèbre Zeitgeist ou « esprit du temps » avancé par Wilhelm Dilthey en 1883 comme motto des nouveaux horizons de l’histoire culturelle et de la critique littéraire, renforcé par la notion essentielle de Weltanschauung (déjà présente chez Eugen K. Dühring ou Heinrich Gomperz), synthétisée, après plusieurs écrits, dans Vision de monde, philosophie et religion dans les représentations (Weltanschauung, Philosophie und Religion in Darstellungen, 1911). Moritz Carrière intègre l’évolution comparée de la poésie dans l’histoire générale de la civilisation [16] , suivi par Theodor Süpfle. Parallèlement, l’émergence de la Stoffgeschichte vers 1850 accompagne celle de la mythologie et de l’anthropologie comparées, infléchissant de façon distincte le comparatisme allemand vers la thématologie au sens large.

Avec l’accélération des échanges et de la production littéraire qui accompagne la « globalisation » de la Seconde Révolution Industrielle la littérature comparée s’institutionnalise avec ses nombreuses publications (la Bibliographie de Baldensperger compte déjà, en 1904, 6.000 titres publiés), ses revues et ses chaires alors même que sa démarche et ses intérêts accompagnent la promotion de la figure de l’intellectuel international au sein d’un espace culturel de plus en plus transnational (Zola, Bernard Shaw, Ibsen, Thomas Mann, etc.). Au même moment l’idée même de l’interaction, voire du lien causal entre le littéraire et le social ou le culturel au sens large constitue un enjeu primordial dans l’évolution des formes et des pratiques textuelles de la Fin de siècle aux avant-gardes, de l’esthétique du Naturalisme informée par l’imaginaire sociologique et les nouvelles « technologies du réel » à l’historicisme « moderniste » de Yeats, Pound ou Eliot, se voulant interprètes du sens historique de leur époque [17] .

Au-delà du littéraire, le tournant du siècle voit le triomphe du paradigme culturaliste et comparatiste dans toutes les sciences humaines. Un siècle après le programme totalisateur de Meisner, E. B. Tylor le concrétise en fondant l’anthropologie culturelle (et comparée), analysant la culture en tant que « tout complexe, qui inclut les connaissances, les croyances, l’art, la morale, le droit, les coutumes et toutes les autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société » [18] . C’est cette extension de sens qui caractérisera les « études culturelles » de Raymond Williams à nos jours.

Néanmoins, prolongeant l’affinement du modèle positiviste dans l’historiographie, la majorité des comparatistes universitaires suivent, dans l’aire d’influence française, le modèle exposé par Lanson dans son célèbre article sur « La méthode de l’histoire littéraire » (1910), regroupant les textes selon les genres et les « écoles » en relation au « développement spirituel » de leur époque mais privilégiant l’événement singulier, le biographique, le politique et le chronologique. Ce modèle assigne une place stable, mais restreinte, aux rapports entre le culturel et cette « histoire des relations littéraires internationales » qu’est la littérature comparée.

Malgré la persistance, à travers le XXe siècle, de ce modèle – grâce avant tout à sa clarté méthodologique – il va être contesté par cinq grands courants qui finiront, malgré des résistances, des mutations et des survies, par le submerger. En s’opposant au schéma positiviste, histoire des mentalités, Kulturgeschichte allemande, structuralisme, sociologie (post)marxiste et culturalisme anglo-saxon ont reconfiguré de fond en comble les relations entre le littéraire et le culturel, permettant l’émergence d’un nouveau comparatisme culturaliste.

Après guerre, et sous la pression du modèle hégémonique de la sociologie durkheimienne, la révolution historiographique des Annales lézarde l’édifice de la « vieille histoire » prônée par Charles Seignobos. L’histoire littéraire positiviste qui en dépendait se voit critiquée dès 1941 par un texte fondateur de Lucien Febvre qui démonte ses présupposés épistémologiques et propose une « histoire véritablement historique » de la littérature, c’est-à-dire en phase avec la mutation de la « nouvelle histoire » sociologique et anthropologique avancée par les Annales et à la croisée de l’histoire sociale et des mentalités, la sociologie littéraire et la littérature générale [19] . Occultée auparavant par les querelles nationalistes issues de la guerre franco-prussienne, la Kulturgeschichte est alors introduite de façon détournée dans la vie intellectuelle française: comme N. Elias, L. Febvre s´attachera à comprendre par la psychologie historique la structure des « mentalités », terme importé de l’« anthropologie sociale » de M. Mauss en écho à la Weltanschauung diltheyenne. L’article programmatique de Robert Mandrou sur l’« Histoire des mentalités » affirme la nécessité d’intégrer le littéraire dans une « histoire totale » où le culturel serait aussi important que la composante économique et matérielle et utiliserait les concepts de la « psychologie sociale » (héritage durkheimien oblige) [20] . L’étude de représentations de « sentiments » et de pratiques culturelles jusqu’alors considérés comme « universels » et a-historiques, tels que la peur, la mort, l’au-delà, la sexualité, la naissance, les larmes, la vieillesse ou le suicide transformait la perception culturaliste et les possibilités de la thématologie littéraire [21] . L. Febvre lui-même avait montré la voie dans Rabelais ou le problème de l’incroyance au XVIe siècle (1942) puis Autour de l’Heptaméron : Amour sacré et amour profane (1944).En littérature comparée, c’est sans doute l’œuvre de Paul Hazard (qui fondait en 1921 la Revue de littérature comparée avec Baldensperger) qui se rapproche le plus de ce tournant, suivie par « l’histoire spirituelle » de Marcel Bataillon et la « littérature générale » de P. Van Tieghem, consacrée à l’étude des grands mouvements d’idées et des courants de sensibilité à l’échelle internationale [22] . Originale, l’histoire des sensibilités de Mario Praz annonce aussi le « troisième niveau » des historiens, distinct du versant anglo-saxon de l’histoire des idées avancée par l’école de Lovejoy à la John Hopkins University.

Au même moment, l’Histoire de la Culture allemande introduisait en littérature comparée la compréhension de la littérarité au sein d’ensembles culturels totalisateurs, de Ernst R. Curtius à Eric Auerbach, Karl Vossler ou l’étonnant Otto Maria Carpeaux et, dans le sillage du marxisme, favoriserait une relecture des rapports entre littérature et idéologie, du « premier » Lukacs à Arnold Hauser en passant par l’école de Frankfurt (notamment chez Leo Löwenthal, Walter Benjamin et le premier Adorno). Cette histoire ouvrait aussi sur l’intersémioticité (O. F. Walzel théorise « l’éclairage mutuel des arts » en 1917, suivi plus tard par les travaux de Ulrich Weisstein) et sur l’étude iconologique de l’iconographie artistique, dévoilant des Weltanschauungen communes aux autres séries culturelles (Max Dvorak, Aloïs Riegl, Erwin Panofsky, Aby Warburg).

La subversion définitive du positivisme vint néanmoins du paradigme structuraliste qui, du formalisme russe au New Criticism anglo-saxon, déboucha sur la « nouvelle critique » française, attaquant la conception rationaliste du sujet-auteur, la vision strictement référentielle du langage et l’idée du « sens » traduisible et intentionnel du texte. Au terme d’une longue bataille entre les deux paradigmes, Roland Barthes résume la « misère de l’historicisme » positiviste dans un article essentiel publié significativement dans la revue des Annales, intitulé « Histoire ou littérature ». L’œuvre est essentiellement paradoxale, à la fois signe et résistance à l’histoire ; elle échappe à la « somme de ses sources, de ses influences, de ses modèles », constituant un « noyau dur irréductible » dans « la masse indécise des mentalités collectives » [23] . Ce paradoxe, héritier du célèbre Contre Sainte-Beuve de Proust, marque le changement de paradigme : de la littérature comme « message sans code » on passe alors au « code sans message » [24] . Le rapport entre texte et contexte devient différentiel et polémique ou, plus encore, est directement mis entre parenthèses dans une quête pour la structure latente du texte autoréférentiel. Dans la réception française des formalismes russes, tchèques et polonais on occulte significativement les tentatives de créer de nouveaux rapports entre la structure du texte et la dynamique historique et culturelle, que ce soit dans la deuxième vague de l’OPOIAZ, dans le Cercle de Prague ou dans le cercle réuni autour du « dissident » comparatiste Mikhail Bakhtine qui débouchait, par une synthèse originale du formalisme et du marxisme, sur l’évolution socio-historique des chronotopes narratifs et une analyse novatrice des cultures populaires [25] . Or ce sera de ce terreau fertile du formalisme culturaliste qu’émergeront les travaux sur la « sémiotique de la culture » du cercle de Tatu (Iuri Lottmann), les études sur les « polysystèmes » (Itamar Even-Zohar) ou la Science Empirique de la Littérature (Siegfried J. Schmidt) qui restèrent largement ignorés par le structuralisme français [26] .

Celui-ci entretient un rapport distancié, voire hostile, avec la littérature comparée, perçue dans son versant positiviste « classique ». Par ailleurs la querelle entre « l’école française » et « l’école américaine », qui accusait la première de son héritage positiviste devenu pur scientisme, farouchement attachée à l’histoire littéraire, à l’étude des influences et à la recherche des purs « rapports de fait » entre littératures, accompagne le rejet formaliste, marqué aux Etats-Unis par l’héritage du New Criticism. René Wellek et Austin Warren critiquent le comparatisme « restreint » et appellent au développement d’une théorie générale de la littérature (ils sont en cela suivis en France par Étiemble qui rêve d’une science générale des littératures) ou d’une poétique générale qui constituerait une anthropologie littéraire débouchant sur une anthropologie de la culture [27] .

Cependant c’est dans le sillage du marxisme, et notamment de sa version lukacsienne, que s’affirme, aux marges du structuralisme, la « socio-critique » française. Tandis que l’Institut de littérature mondiale illustre l’orthodoxie soviétique appliquée au comparatisme, déterminant le conditionnement social de l’évolution littéraire, le roumain Lucien Goldmann prolonge la théorie post-diltheyenne du premier Lukacs, affirmant le caractère historique et social (le terme anthropologique de « culture » est ici ignoré) de la vie affective et intellectuelle, s’intéressant à l’« homologie structurale » entre la vision du monde d’un groupe social et celle des œuvres. Le « fait esthétique » est constitué par le double rapport entre la vision du monde comme réalité vécue et l’univers créé par l’écrivain, puis entre cet univers et le genre littéraire, le style, la syntaxe et les images.

La sociologie de la littérature « à la française » telle qu’elle est définie par J. Leenhardt dans un article célèbre veut alors cerner le texte dans sa matérialité linguistique, depuis le niveau phonologique jusqu’au sémantique, agglutinant pêle-mêle plusieurs concepts de différentes disciplines, de la littérature comparée jusqu’à la « sociologie des visions du monde », en passant par les « épistèmes » de Foucault ou les « habitus » de Pierre Bourdieu, la théorie des Appareils Idéologiques d’Etat de L. Althusser ou celle du reflet brisé de Macherey [28] . Se subdivisant en plusieurs branches, qui vont de la sociocritique marxiste – attachée à l’étude de la littérarité conçue dans ses sociotextes et sociogrammes (Claude Duchet) et la sociopoétique de « l’effet-idéologie » (Philippe Hamon, Alain Viala) – à l’analyse du discours social (Marc Angenot) et de l’institution littéraire (Jacques Dubois), cette éclosion théorique, illustrée en littérature comparée par une tradition qui va de Robert Escarpit à Michel Zéraffa ou Pierre V. Zima [29] , coïncidait sans le savoir, par son œcuménisme théorique et méthodologique, avec les cultural studies du Centre de Birmingham.

C’est au sein de celles-ci que le culturalisme atteint une position paradigmatique dominante, s’étendant non seulement aux départements littéraires d’où elles sont originairement issues mais à tout le panorama des sciences humaines. L’arrivée en force, dans les institutions et les discours des humanities nord-américaines, de l’anthropologie culturelle dans l’après-guerre marqua l’irruption transdisciplinaire du concept de culture tel que l’avaient patiemment élaboré les pionniers de cette discipline-phare depuis E. B. Tylor jusqu’à Margaret Mead. D’autres disciplines s’étaient déjà emparées du concept, dont la sociologie à travers l’étude des « sous-cultures » urbaines (Ecole de Chicago), des phénomènes d’« acculturation » et de « syncrétisme culturel ». Anthropologie et sociologie venaient refléter et analyser l’hétérogénéité culturelle constitutive du « melting pot » américain, à l’opposé des théories assimilationnistes républicaines qui avaient cours dans « l’idéologie française » qui privilégiait la « question sociale » unificatrice et l’holisme méthodologique (« le sociétal »). En parallèle à l’étude des sous-cultures ouvrières émerge l’étude de la culture de masses, « populaire » ou « low » qui caractérise de plus en plus la modernité états-unienne (par opposition à ce que l’on avait considéré, depuis l’âge classique, comme « la » culture, nommée « high culture » par F. Raymond Leavis). La mass culture devient le centre d’attention de plusieurs penseurs interdisciplinaires, notamment les exilés de l’Ecole de Frankfurt qui analysent la vitalité des industries culturelles américaines comme domination idéologique aliénante [30] .

De même, en Angleterre, le « matérialisme culturel » de Raymond Williams, né dans le sillage (tout en s’y opposant) des études littéraires de F. R. Leavis, redéfinissait le lien entre le littéraire et le culturel à la lumière de la sociologie anthropologique de l’Ecole de Chicago. La définition totalisante que donne Williams de la « culture » comme « l’ensemble de la vie d’une société, de ses croyances, attitudes et tempérament, tel que l’expriment les structures, les rituels et les gestes, ainsi que les formes artistiques traditionnelles » [31] renvoie à Tylor et s’oppose à la restriction de sens élitaire qui opposait la cultura humaniste à la « barbarie » modernisatrice et industrielle. L’historien de L’Emergence de la classe ouvrière britannique, E. Palmer Thompson, systématise le versant sociologique du post-leavisisme, affirmant l’existence d’une culture ouvrière qui s’oppose consciemment à la culture des classes dominantes, tandis que Richard Hoggart, dans The Uses of Literacy [32] , décortiquait la mutation de cette culture de « résistance » vers une « conformité » aliénée par la « culture de masses » manipulatrice. Enfin Stuart Hall et Paddy Whannel définissaient les Arts populaires (1964)au carrefour des industries culturelles adorniennes et de la « négociation » ou subversion populaires de celles-ci : ils dépassaient ainsi le « pessimisme culturel » moderne, ouvrant la voie à une véritable sémiologie « de l’intérieur » de la culture populaire, en syntonie évidente avec le tournant « pop » de l’art et la culture britanniques des sixties.

Ce tournant culturel trouva sa cristallisation institutionnelle dans le célèbre Centre for Contemporary Cultural Studies, fondé par R. Hoggart en 1963 et repris par Stuart Hall dans les années 70. Ses membres étaient en général des spécialistes de la littérature d’origine populaire ou immigrée et d’orientation marxiste, comme Hoggart ou Hall eux-mêmes, Simon Frith, David Morley ou Dick Hebdige, désireux d’opposer à la conception élitiste de la culture propre aux public schools une vision polémique, ouverte aux « sous-cultures » (titre de l’étude de Hebdige sur les « mods », les « rockers » et les « skinheads » des Sixties). Le groupe de Birmingham produisit une masse impressionnante de travaux, les fameux Working papers portant sur des champs jusqu’alors tenus en marge des institutions universitaires et qui intéressaient, au même moment, les sémiologues français réunis autour de la revue Communications.

C’est dans ce contexte agglutinant et transdisciplinaire que doit être lue l’irruption de la French Theory et sa curieuse incorporation au sein du culturalisme anglo-saxon, de la sémiotique « pop » barthésienne à la critique althusserienne de l’idéologie ou la déconstruction épistémologique foucauldienne, concevant les formes culturelles comme des « discours » susceptibles d’analyses sémiotiques et idéologiques. Imprégnées des analyses et des théories de Julia Kristeva, de Christian Metz et de Michel de Certeau, de Jacques Derrida, de Gilles Deleuze et Felix Guattari ou encore de Jean Baudrillard, les Cultural Studies vont s’opposer à la lecture « déconstructiviste » du legs post-structuraliste. C’est un nouveau culturalisme qui apparaît, nourri du soupçon herméneutique de la French Theory mais aussi de Gramsci, de Walter Benjamin et d’Adorno, de Bakhtine ou de Jürgen Habermas, ainsi que d’une volonté critique politique qu’il faut lire à la lumière de l’effondrement du « grand récit » marxiste. Cette synthèse originale opéra ainsi un recadrage épistémologique des sciences humaines autour de l’idée centrale du culturalisme anthropologique.

En quelques décennies, les études culturelles ont réussi à s’implanter, à partir des départements de littérature anglophone, dans le champ académique britannique puis nord-américain, envahissant toutes les disciplines des sciences humaines, de l’anthropologie à l’économie ou à la politique. Plus proches de la théorie générale de la littérature que de la démarche comparatiste, et très souvent inscrites dans les départements de littératures « nationales » anglaise ou américaine, les CultStuds, fascinées par des objets d’étude généralement issus des industries culturelles hégémoniques nord-américaines (voire délaissant entièrement le littéraire), semblent peu préoccupées par les enjeux de la littérature comparée classique. Ceux-ci sont néanmoins présents dans des œuvres clés du mouvement comme le Sexual Personae de Camille Paglia et dans quantité d’études de phénomènes intersémiotiques ou transdisciplinaires. Certains domaines sont d’ailleurs plus marqués par le comparatisme que d’autres, des women et gender studies (longtemps nourris par les analyses féministes francophones [33] ) aux études post-coloniales (d’Edward Said à Gayatri Chakravorty Spivak) et les travaux sur trans et inter-culturalisme (border et migrant cultures, etc.).

En parallèle aux études culturelles, le « nouvel historicisme » s’est affirmé aux Etats-Unis en réaction ouverte contre l’hégémonie de la déconstruction derridéenne, tout en incorporant plusieurs aspects de la critique que celle-ci adressait à l’historicisme classique, « textualisant » l’histoire par le biais des théories foucaldiennes des formations discursives. Malgré leurs profondes différences les deux courants se complètent : à l’analyse du contemporain postmoderne qui domine la majorité des cultstuds, le nouvel historicisme ajoute la déconstruction culturaliste du passé, prioritairement la Renaissance et le Romantisme avec sa prolongation dans le Victorianisme bourgeois.

En France, la prédominance de la troisième génération des Annales après l’essoufflement du structuralisme a déterminé un rapprochement de l’histoire culturelle récente, illustrée dans l’analyse du littéraire par Roger Chartier, avec certaines problématiques du New Historicism et des Cultural Studies, signalant le passage d’une histoire sociale de la culture à une histoire culturelle de la société où se rencontrent la sémiotique, l’iconographie politique, la phénoménologie religieuse et l’analyse sociologique. C’est par ce biais historien que le culturalisme est devenu partie intégrante des études littéraires françaises dans la « coexistence pacifique » des langages critiques qui marque le « consensus mou » et de plus en plus scolarisé des études universitaires. Cette incorporation a été surtout fertile dans le domaine de la littérature comparée. Après un aggiornamento nécessaire, restant néanmoins à la périphérie des bouleversements épistémologiques de la « pensée 68 » qui ont infléchi les cultstuds, le comparatisme français prend comme horizon « l’histoire littéraire générale », insistant sur la notion diltheyenne de « conceptions de la vie » ; ainsi le comparatiste, comme l’historien des mentalités, « recherchera comment l’on aimait [...], à quelles conceptions scientifiques se rangèrent à peu près au même moment des auteurs […], il se penchera sur la nature de leurs sensations et de leurs perceptions [...] ; enfin il s’efforcera de dégager de cet ensemble la conception générale de la vie et de la mort qui a régné à telle époque » [34] , ainsi que les idées « au sens le plus large [...] représentation intellectuelle d’un état de sensibilité ». S’ensuivit une incorporation de la « nouvelle histoire » dans le comparatisme, déjà annoncée par A. Dutu dans Literatura comparata si istoria mentalitator (1982) qui dure jusqu’à nos jours, dépassant le cadre solipsiste et artificiel des découpages littéraires nationaux pour dégager des ensembles conjoncturels tels que la « pastorale de la peur » étudiée par Jean Delumeau ou la « promotion de l’enfance » analysée par Philippe Ariès.

Nourrie par l’histoire des mentalités et le New Historicism, par l’Histoire de la Culture renouvelée par les formalismes et les sociologies marxistes de la littérature, par les études culturelles enfin, une synthèse nouvelle entre culturalisme et comparatisme est désormais possible, dans le prolongement de la vocation déjà biséculaire de la littérature comparée.

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Depuis les travaux fondateurs de Raymond Williams, de Richard Hoggart et de Stuart Hall et depuis les working papers de Birmingham, dans les années 1960 puis 1970, les tentatives de définitions, problématiques, des études culturelles se sont multipliées, parfois contradictoires, voire antagonistes. Le site web de l’université du Sussex – la première de ces nouvelles universités britanniques qui, créées dans les années 1960, sont directement liées à l’émergence des cultural studies – apporte aujourd’hui une réponse parfaite de concision : « cultural studies offer an exciting chance to study culture in all its forms: from opera to soap opera; in settings worldwide and in different historical periods, from the Ming dynasty to the present. Studying cultures alongside another subject offers a second set of knowledge and skills to take into the workplace ». [35] Cette définition, pour rapide qu’elle soit, met clairement en avant le fait que les études culturelles n’existent pas comme un courant unifié de pensée. D’une part, en effet, les objets qu’elles tentent de cerner sont innombrables et parfaitement hétérogènes. D’autre part, les écoles sont nombreuses et les méthodes extrêmement diversifiées : les popular culture studies, la cultural theory, les queer studies, les critical race studies, les feminist studies, les postcolonial studies, les media and film studies, les material culture studies, les performance and visual arts studies ne traitant pas des mêmes sujets usent de notions et de concepts extraordinairement divers. Ainsi, au sein du culturalisme, se côtoient des travaux sur le hip-hop, la pensée queer, les spectres, les fantômes et les revenants (de Shakespeare au cinéma hollywoodien), les cultures sud-asiatiques, les liens entre l’économie et la littérature, les modifications que les attentats du 11 septembre 2001 ont fait subir aux modèles littéraires, esthétiques et culturels américains, européens et moyen-orientaux, la prostitution, les représentations de l’Apocalypse dans les cultures savante et populaire, les géographies imaginaires, les girls studies, la place qu’il convient d’accorder à la théorie dans le comparatisme littéraire du XXIe siècle, etc.

Or, c’est précisément cette diversité qui conduit certains de ses détracteurs à faire du culturalisme un agent de promotion des particularismes, au rebours des humanités, qui, elles, seraient universalistes, y compris dans leur dimension comparatiste. En réalité, lesdites humanités, sous l’influence des cultstuds, ont elles-mêmes profondément changé ; et lorsque James Clifford [36] en dessina, au printemps 2010, à Berkley, les grandes perspectives d’avenir, ce fut d’abord pour insister sur la nécessité d’associer aux littératures l’histoire sociale, la géographie humaine, la philosophie, le droit, l’histoire des arts, la culture visuelle, les women’s studies, les ethnic studies, les science and technology studies, l’anthropologie socioculturelle, les sciences politiques, l’économie, la psychologie, la sociologie, les film studies, les media studies, les sciences de la communication, les performance studies – bref, pour opposer les « greater humanities » aux anciennes studia humanitatis quiérigeaient l’érudition en méthode. Au surplus, de même qu’elles font soigneusement le départ entre culture et société [37] , les études culturelles distinguent parfaitement la civilisation, qui est en quelque sorte œcuménique, des cultures, qui, elles, sont plurielles et relatives. Toutes ces distinctions indiquent que les études culturelles ne cherchent nullement à formuler des « jugements de valeur », mais simplement des « jugements de réalité », au sens où l’entendait déjà Durkheim dont le système sociologique peut, du reste, être considéré comme un de leurs lointains ancêtres [38] : elles interprètent les faits culturels mais n’établissent entre eux aucune hiérarchie. En ce sens, elles s’apparentent moins à la critique, qui évalue, qu’à la théorie qui décrit et analyse sans se soucier de prendre parti. En somme, contrairement à un reproche qui leur est souvent adressé, les études culturelles n’affirment pas que tout se vaut ; elles insistent simplement sur le fait que tout est également intéressant à analyser – ce qui est assez sensiblement différent. Ce n’est donc pas que Les Schtroumpfs valent La Comédie humaine : c’est que l’étude des albums de Peyo peut faire progresser la recherche théorique – en termes sociologiques, sémiotiques, psychologiques ou anthropologiques – autant que l’étude de Balzac. Michele Cometa, comparatiste et culturaliste à l’université de Palerme, citait récemment une célèbre lettre de Gramsci à son fils : « vedo con piacere che la tua vita intellettuale è molto varia : i classici e poi i tre porcellini. Non credo che lo dia per scherzo : credo davvero che questo sia una cosa bellissima, di interessarsi ai tre porcellini e poi di leggere una bellissima poesia di Puskin » [39] . Et notre collègue de conclure : « Pouchkine et Les Trois Petits Cochons : il n'est pas question des objets, mais de la méthode qu'on utilise pour les approcher » [40] . De facto, dans le cadre des cultstuds, il ne s’agit pas de considérer la valeur des œuvres, mais simplement leurs fonctions, ce qui a le mérite de déplacer utilement un certain nombre de problèmes scientifiques (qu’est-il possible, par exemple, ou légitime, de comparer ?) mais aussi de méditer le principe né en Angleterre en même temps que les cultstuds et que l’on pourrait résumer ainsi :  « à université de masse, étude de la culture de masse ».

Car les études culturelles, il n’est pas inutile de le rappeler, ont constitué une réponse aussi bien à la massification universitaire intervenue outre-Manche et outre-Atlantique dès les années 1960-1970 qu’à l’hémorragie qui affectait les études littéraires et qui nous frappe aujourd’hui de plein fouet. Les cultstuds conduiraient ainsi à se demander si l’un des enjeux actuels de l’enseignement de la littérature comparée ne serait pas, au-delà de l’étude des textes et des arts, de se demander pourquoi on pense ce qu’on pense, et comment les productions culturelles, quelles qu’elles soient, réfractent et bouleversent nos systèmes de représentations et de croyance. Réapparaît là un des points de discorde entre culturalistes et littéraires, les seconds reprochant aux premiers de s’intéresser exclusivement à ce qui appartient aux seuls sous-produits de la culture de masse. En réalité, les études culturelles s’attachent également à la grande littérature, universelle. La lecture des ouvrages de Naomi Schor, par exemple, sur Flaubert, Maupassant, Zola [41] ou la pensée de la Décadence [42] suffirait à s’en convaincre. Et ce, d’autant que les études culturelles, qui entendent toujours rester une ethnologie, s’intéressent aux invariants humains : la hantise et la conjuration de la mort, le sexe et le genre, la constitution de hiérarchies à l’intérieur de la famille et de la société, le fonctionnement de la croyance, l’importance centrale de l’imitation dans tout apprentissage, les divisions sexuées et genrées du travail, la notion, complexe, d’intimité, les tabous et prescriptions sexuelles, le rôle ethnologique du jeu et de l’art. Or ces questions sont justement celles qui intéressent au premier chef les littéraires – et, tout particulièrement, les comparatistes.

Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : quantité de questions – et, ipso facto, de problèmes – demeurent en suspens. D’abord, la culture est une notion pour le moins élusive. Les culturalistes se fondent généralement sur une acception assez large et la définissent soit comme « l’ensemble des médiations symboliques et techniques qu’un certain groupe humain a constituées entre lui-même et son environnement naturel pour satisfaire ses besoins » [43] , soit, à l’instar de nos collègues américains, comme l’ensemble des comportements humains acquis parmi lesquels, donc, la littérature.

Partant, plusieurs interrogations se font jour. D’une part, est-il épistémologiquement recevable de considérer la littérature comme une production parmi d’autres, ni plus noble, ni plus efficace ? Une telle conception engendre, aujourd’hui encore, dans l’université française, d’assez importantes résistances au nom de la culture dominante (Bourdieu) et élitiste (Gramsci) – ou, tout simplement, classique au sens où l’entendait déjà Aulu-Gelle lorsque, au deuxième siècle de notre ère, il écrivait « classicus adsiduusque scriptor, non proletarius », réservant cette culture classique à l’élite, aux citoyens de première classe, soumis à l’impôt et en en excluant les pauvres, analphabètes et privés de loisir. Ce mépris pour la culture de masse et, plus globalement, pour les « mauvais genres » est naturellement le produit d’une fantasmatique de classe, elle-même déterminée par des motifs socio-historiques, politiques et idéologiques. C’est cela aussi, indéniablement, qui se joue chez certains contempteurs des cultural studies, le rejet du culturalisme tenant en effet autant à ce refus d’analyser la pop culture qu’au « provincialisme français » dont parlent Armand Mattelart et Erik Neveu [44] . Or, ce « provincialisme » demande à être nuancé ne serait-ce, on le sait bien, que parce que la théorie française, la fameuse French Theory (Baudrillard, Foucault, Derrida, Lyotard, Deleuze, Lacan, Althusser, Kristeva, Lévi-Strauss auxquels il faudrait adjoindre Bourdieu, qui occupe une place quelque peu à part) a joué un rôle essentiel dans le bouleversement du paysage intellectuel nord-américain [45] , puis mondial [46] . Il n’en demeure pas moins que les études culturelles sont marginalisées par les études littéraires en France, notamment « parce qu’elles ont opéré [ailleurs] une ouverture sans précédent aux pratiques culturelles les plus répandues, donc les plus niées, parce qu’elles ont permis d’élaborer un schéma d’analyse liant pouvoir et culture, sans rabattre l’un sur l’autre, parce qu’elles ont inscrit le positionnement du chercheur au centre du système interprétatif, repensant le rôle de l’intellectuel » [47] – et parce qu’elles cherchent résolument à « déplacer l’accent des grands récits de la modernité, aujourd’hui déconsidérés [48] , vers les habitus quotidiens des consommateurs postmodernes » [49] . Or c’est justement ainsi que « des historicités construites et discutées, des points de déplacement, d’interférence et d’interaction deviennent plus perceptibles » [50] – et c’est en cela précisément que les cultural studies peuvent renouveler avec bonheur le comparatisme traditionnel : en désavouant le télos progressiste de l’histoire linéaire et en établissant de nouvelles analogies, dont la valeur heuristique est d’autant plus forte qu’elles semblent saugrenues [51] . Cette perspective est d’autant plus intéressante qu’elle « ne nous demande pas de répudier les formes culturelles élitistes – ni simplement de reconnaître, avec Bourdieu, que les distinctions entre formes culturelles populaires et élitistes sont elles-mêmes les produits de relations de pouvoir. [Elle] nous demande plutôt d’identifier l’opération de pratiques spécifiques, la façon dont elles réinscrivent continuellement la ligne entre culture légitime et culture populaire ». Assurément, la question de la légitimité du choix des objets d’étude se pose au sein des études culturelles, mais il n’en est pas pour autant déraisonnable de mettre en rapport des productions de la culture de masse et des œuvres de la culture savante qui ont, mutatis mutandis, les mêmes impératifs et les mêmes enjeux – et qui, au demeurant, s’informent mutuellement ? Ainsi, par exemple, la mise en rapport de l’Odyssée et de Dallas par cette fervente adepte de l’anthropologie culturelle qu’est Florence Dupont sert l’interprétation de la poésie homérique (qui n’est pas un texte littéraire appartenant à la « culture majuscule » [52] mais un divertissement de banquet [δα?ς]) au moins aussi bien que les innombrables gloses qui se répètent depuis l’époque païenne. Le détour par le feuilleton de Cbs, la tauromachie ou les publicités pour les pâtes Panzani, loin de nuire à l’analyse, permet de démonter les enjeux anthropologiques du chant de l’aède et d’indiquer comment, au fil du temps, pour des raisons culturelles, celui-ci s’est trouvé « embaumé dans l’alphabet » [53] .

D’autre part, les sciences de la culture sont loin d’être réductibles aux traditionnelles sciences humaines. C’est ainsi que les neurosciences, par exemple, viennent compléter utilement les archétypes culturalistes en montrant comment et pourquoi la culture se trouve chargée, comme le rêve et toutes les autres sortes de fiction, d’une fonction biologique et adaptative. Parallèlement, dans le cadre de la philosophie néodarwinienne [54] , la memetic theory renouvelle profondément la manière d’étudier la manière dont naissent, évoluent, se transforment ou disparaissent non plus des thèmes ou des motifs littéraires, mais des memes [55] .

Bien qu’en prise directe avec le monde contemporain, les études culturelles – et, on le devine, c’est là une de leur force et un point de contact avec la pensée comparatiste – ont pleine conscience que les savoirs sont eux-mêmes culturellement construits et qu’il existe des modes dans le champ de la pensée et de la science comme dans les domaines artistique ou politique, ce qui, après tout, rejoint l’hypothèse, centrale dans la métapsychologie freudienne, que fiction et théorisation correspondent dans l’inconscient à des processus voisins. Le géocentrisme comme l’héliocentrisme, le fixisme comme l’évolutionnisme, la pensée scientiste comme la pensée mythique dépendent de vogues culturelles. Claude-Gilbert Dubois rappelait récemment que le Big Crunch n’est qu’un mythe cosmogonique au même titre que la Genèse et Hannes Alfvén avance que « le Big Bang est un mythe [...] qui mérite une place d’honneur dans le muséum contenant déjà le mythe indien de l’univers cyclique, l’œuf cosmique chinois, le mythe biblique de la Création en six jours, le mythe cosmologique de Ptolémée, et bien d’autres » [56] . Ainsi, les cultural studies reprennent à leur compte le slogan de Fredric Jameson – « always historicize! » [57] – et réaffirment que tout est histoire, y compris le monde contemporain dans ses formes d’expression, comme dans ses Weltanschauungen. Il n’y a pas, dès lors, que le lointain passé qui soit digne d’intérêt et d’étude : le temps présent, qui nous détermine et nous explique, l’est tout autant. Parallèlement, les cultural studies insistent sur le fait qu’on ne comprend rien à soi-même, ni au monde si on ne cherche pas d’abord à saisir les conditions économiques, politiques et idéologiques qui conditionnent les rapports sociaux et culturels, faits non seulement d’oppositions, mais aussi d’étranges alliances et de curieux compromis. C’est probablement de là qu’elles tirent leur force : étudier « la culture (sens, formes symboliques, pratiques, discours) située dans le contexte des relations sociales et de l’organisation du pouvoir » sans être pour autant un simple « réchauffé d’une exigence empirique rudimentaire requérant qu’on inscrive les idées dans des contextes sociaux et politiques » [58] , ni correspondre totalement à la Kulturkritik (telle que l’entendaient Adorno ou Benjamin) pas plus qu’à la Kulturwissenschaft, plus ancienne et directement issue d’une perspective historique (Kulturgeschichte). En ce sens, au lieu d’opposer radicalement science et mythe ou savoir et fiction, elles suggèrent que le mythe, qui n’est pas réductible aux anciennes mythologies ou aux mythes littéraires, est un processus qui change sempiternellement de forme – et ce, pour des raisons culturelles. D’où l’importance pour les culturalistes de la dialectique mythologization/de-mythologization [59] qui motive l’engagement, politique et idéologique, de leur discipline. Poursuivant dans cette voie, la mythocritique qui, définitivement détachée de la mythographie, trouverait de nouveaux prolongements, reprenant le sillage de Barthes, une des références majeures du culturalisme pour qui « le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses » [60] .

Cette référence aux Mythologies (1957) n’est pas anecdotique. Elle vient en effet rappeler que les cultstuds sont le produit de la manière dont le structuralisme a disséminé, depuis la linguistique, dans l’ensemble des sciences humaines : histoire des religions, sémiologie, philosophie politique, psychanalyse, anthropologie. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que l’axiome de Lévi-Strauss soit si adéquat pour décrire leur démarche déductive : « il faut et il suffit d’atteindre la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution et à chaque coutume, pour obtenir un principe d’interprétation valide pour d’autres institutions et d’autres coutumes » ; si bien que « ce n’est pas la comparaison qui fonde la généralisation, mais le contraire » [61] . Toutefois, ce rapport des cultural studies au structuralisme, tout comme celui du comparatisme, est, au fond, assez ambigu. Déjà, Stuart Hall distinguait et associait deux paradigmes : le paradigme structuraliste, qu’il situait dans la lignée de Lévi-Strauss et d’Althusser, et le paradigme proprement culturaliste qu’il associait aux travaux de Raymond Williams et d’Edward P. Thompson qui enseignaient alors respectivement à Cambridge et à Leeds [62] – le premier modèle avançant des explications susceptibles de relier les phénomènes sociaux et culturels aux déterminations qui les produisent, le second visant à saper les hiérarchies entre ces déterminations et à montrer comment se mêlent conditions sociales et conscience sociale. Les cultstuds, effectivement, apparaissent à la fois comme une exaspération du structuralisme pour qui la réalité n’est jamais qu’une construction verbale qu’il s’agit de décrypter par l’analyse sémiologique et une rupture avec le formalisme, au sens où elles n’ont de cesse de rappeler que les textes – et bien plus largement les productions culturelles – nous intéressent d’abord par leur contenu, par ce qu’ils disent du monde. Bref, c’est à de nouvelles référentialités et transitivités qu’elles invitent. Elles remettent ainsi, avec bonheur, l’accent, auprès des étudiants aussi bien que dans la recherche, sur ce que racontent les fictions, alors même que, sous l’influence des philosophies de la postmodernité et des théories de la lecture, l’impression devient toujours plus forte que la littérature ne parle de rien d’autre que d’elle-même, « se recourb[ant] dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme » [63] . D’un autre côté, les cultstuds, malgré des inflexions et des ruptures successives, restent profondément liées au structuralisme, au sens où elles appréhendent les faits culturels comme un système au sein duquel chaque élément n’est définissable que par les relations d’équivalence ou d’opposition qu’il entretient avec tous les autres.

On le comprend, dans une perspective épistémologique, c’est une double question de frontières qui se pose : où commencent les études culturelles et où finit, stricto sensu, la littérature comparée ? Une réponse rapide – et quelque peu tautologique, in fine – pourrait consister à dire que pour qu’il y ait littérature comparée, il faut qu’un texte au moins soit inscrit au corpus d’étude. En somme, la comparaison de la Traumnovelle (1926) de Schnitzler et de Eyes Wide Shut (1999) de Kubrick relèverait de la littérature comparée, mais point celle de la célèbre série américaine Csi Miami et de son analogie française Ris Police scientifique. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples. D’un côté, les Tv studies étant presque totalement absentes du paysage universitaire français, les comparatistes sont au moins aussi fondés que d’autres (historiens, sociologues, ethnologues) pour se charger de l’étude de tels corpus. C’est une telle réflexion qui, de l’université de Purdue, dans l’Indiana, à celle de Lemerick, en Irlande, de celle de New York à celle de Melbourne, a favorisé la création de vastes départements de Clcs – Comparative Literature and Cultural Studies. Simplement, si l’on accepte cette inflexion de la discipline, il convient d’en approuver une autre et de retenir de la littérature comparée, dans une perspective culturaliste, moins la dimension littéraire que le recours systématique à la comparaison – comparaison qui, dès lors, peut s’effectuer avec ou sans référence directe à la littérature. D’un autre côté, aux yeux des culturalistes, et c’est pour eux un axiome, « il n’y a pas de hors-texte », formule fameuse qui, comme le rappelle Derrida lui-même, signifie à la fois qu’« il n’y a pas de hors-contexte » [64] et que « tout est texte » [65] . De ce point de vue, c’est parce que le cultural turn est directement lié au linguistic turn, cette prise de conscience que toute démarche historienne doit nécessairement s’intéresser au langage et au discours, qu’il a pu tisser un lien entre le structuralisme et la philosophie poststructuraliste d’un Foucault ou d’un Derrida. On le comprend, ce n’est point par paresse intellectuelle que les cultural studies refusent de s’attacher aux seuls textes littéraires et arts majeurs, préférant embrasser les discours folkloriques, mythiques, religieux, les séries Tv et le cinéma de masse, le marketing et le merchandising, la pop music et les soap operas, la presse pour adolescents et les concours de beauté, les pulp fictions, les espaces urbains, les décorations des grands magasins, la « sous-culture punk » (Birghmingam), les mangas (université de Kyoto), les légendes urbaines (Utah State University). C’est tout simplement parce que la question de la légitimité de l’art les indiffère et qu’elles sont moins préoccupées par les questions formelles que par l’organisation discursive du pouvoir, par les agencements axiologiques et par les combinaisons des éléments normatifs, sociaux et sociétaux, lesquels ne trouvent leur explication qu’au regard de la notion de communauté (et, singulièrement, de « communautés interprétatives » au sens où l’entend Stanley Fish et de ces « communautés imaginées » définies par Benedict Anderson). Partant, les cultural studies, qui sont un « champ d’enquête postdisciplinaire étudiant la manière dont sont produites et inculquées de véritables cartes de significations » [66] , représentent un profond renouvellement de l’approche sociologique en ce qu’elles étudient méticuleusement la notion d’hybridité et insistent sur ce que l’Occident ne peut plus aujourd’hui prendre sa pensée pour la pensée. Dans ce contexte, qui est aussi celui de la mondialisation des échanges culturels, le dialogue entre cultstuds, sciences humaines et greater humanities ne peut qu’aller se renforçant. Et ce, d’autant que de même qu’elles analysent l’Occident vu d’ailleurs [67] , les études culturelles observent la manière dont les cultures savante et populaire se perçoivent mutuellement. Et c’est parce qu’elles étudient précisément la façon dont les cultures pensent et construisent, sur le mode du fantasme, leurs représentations qu’elles dépassent les habituelles typologies génériques, identitaires, épistémologiques, etc.

Et c’est parce qu’elles ne cessent de réfléchir sur elles-mêmes et sur leurs objets d’étude, qu’elles permettent de comprendre comment la littérature a été peu à peu remplacée dans ses fonctions sociales et subjectives par d’autres productions culturelles. Ainsi, non seulement elles proposent de porter un regard nouveau sur des sujets nouveaux, mais elles cherchent, au-delà, à faire vaciller toutes les certitudes, en multipliant ad infinitum les perspectives. En cela, elles sont bien les filles de la déconstruction dont elles prolongent utilement les notions de trace (que Derrida avait empruntée à Lévinas) et de différance niant l’existence de tout sens originel et organisateur. En cela, elles cherchent à mettre au jour des décalages, des confusions, des postulats implicites et des omissions dans des textes de toute nature, à expliquer non seulement ce qui s’y trouve mais aussi à interpréter ce qui, significativement, en est absent. Dans ce cadre, se révèle particulièrement efficiente la technique du « montage parallèle » que l’on connaît du Glas de Derrida où la page est séparée en deux colonnes, l’une, à droite, concernant Genet, l’autre à gauche, concernant Hegel et, entre elles, parfois, comme en de postmodernes marginalia, un commentaire mettant au jour la logique à l’œuvre dans les deux autres autour de notions et de concepts éminemment culturels : « la sépulture [...], le legs, le testament, le contrat [...], la classification, la lutte des classes, le travail de deuil dans les rapports de production, le fétichisme, le travestissement [...], l’idéalisation, la sollicitation, la relève, le rejet » [68] , etc. Un tel exercice – qui, en plaçant au deuxième plan l’exigence de cohérence et de complétude renouvelle profondément l’exégèse littéraire – vise à pointer des séries de clivages, ceux précisément que le culturaliste cherche à expliquer ou, plutôt, à interpréter, à déconstruire, à « détruire » [69] . Ce sont ces schèmes d’opposition – dans lesquels on aurait grand tort de ne voir que des caricatures des thèses de Gramsci ou de Foucault (hégémonie culturelle, éducation des travailleurs, critique du déterminisme économique, analyse du biopouvoir ou de l’hétérotopie, etc.) – qui permettent ensuite d’interroger les relations qu’entretiennent entre elles les différentes structures symboliques (dont la littérature), en décomposant « les représentations, les langages et les traditions de formations historiques spécifiques » et en « étudi[a]nt aussi “les formes contradictoires” du “sens commun” » [70] .

Au-delà de la diversité de leurs approches, les culturalistes partagent la même volonté d’élaborer un métalangage rigoureux – ce que Chris Barker appelle « le jargon des études culturelles » [71] . C’est ce métalangage qui assure la cohérence des cultstuds, toujours menacées d’éclatement en ce qu’elles empruntent librement à une série d’approches qui ont, chacune, leur logique et leur cohérence propres. En effet, elles apparaissent comme « une forme supérieure de bricolage [...] à la fois anti- et multidisciplinaire [...] avec une tradition et un lexique qui défient toute codification [...], une interrogation sans fin sur elles-mêmes » regroupant « analyse textuelle, sémiotique, déconstruction, ethnographie, entretiens, analyse des phonèmes, psychanalyse, études des racines, analyse de contenus, recherches par enquêtes, etc. » [72] . Outre que cette volonté de conceptualisation pourrait s’avérer particulièrement fructueuse dans le cadre de nos études comparatistes qui n’en ont pas totalement fini avec la Quellenforschung, elle permet, au-delà de l’analyse des marges et des minorités, d’envisager sous un angle nouveau les panachages disciplinaires, de passer, en somme, de l’interdisciplinarité à la transdisplinarité. Cette dernière se fixe pour objectif de comprendre le monde contemporain et refuse, pour cela, de cataloguer les problèmes en disciplines séparées – quand bien même celles-ci travailleraient de concert. En d’autres termes, les cultural studies ne se contentent pas de redéployer d’anciennes approches vers des objets inédits (consommation, tourisme, médias, etc.), elles visent une métathéorie du culturel.

S’attachant au monde d’aujourd’hui et voulant construire leurs propres contenus et méthodes, elles sont, on le devine, inévitablement militantes – elles le furent, du reste, dès leurs origines, puisqu’elles naquirent, dans le sillage de la « contre-culture », de la volonté de la Nouvelle Gauche anglaise de rompre avec les traditions du Labour et de promouvoir « une renaissance des analyses marxiennes » [73] . De ce point de vue, elles sont bel et bien une prâxis paradoxale [74] , « un corps de doctrine engendré par des penseurs qui font de la production de connaissances théoriques une pratique politique » [75] . Ainsi les cultstuds, qui ont réussi cette gageure d’échauffer les esprits sur des points théoriques, apparaissent comme un modèle de bouillonnement conceptuel, critique et savant. Cette tonicité provient directement de ce qu’elles cherchent à mieux comprendre le monde et à modifier le regard que l’on porte sur lui – non sur un monde possible, utopique ou fictif, mais sur le monde réel, c’est-à-dire hypermoderne, le fameux « globalized world » dont Jennifer Jenkins a repris la notion aux sociologues des années 1960 et aux économistes des années 1980 [76] . Voilà pourquoi les cultural studies écartent toute restriction du monde à une littérature qui n’étant qu’« une affaire de forme » fonctionnerait « comme un objet autonome, fermé sur soi » ; car alors, « ne parlant plus de rien, elle [serait] elle-même destinée à n’être plus rien – ou plus qu’un objet pur, réservé à une consommation de plaisir, détaché de tout rapport avec les réalités du monde » [77] . Paradoxalement, elles pourraient bien ainsi, « malgré les apparences, réamorcer une seconde période d’expansion de la littérature » [78] – et, au-delà, des études littéraires et comparatistes.

N. B. Antonio Dominguez Leiva (UQÀM, Montréal) a rédigé la première partie de l’article sur l’émergence du culturalisme et Sébastien Hubier (Université de Reims) s’est chargé ensuite de présenter les cultural studies proprement dites.

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Notes

Notes

  • [1]

    Gazette littéraire de l’Europe (1764) ou Considérations sur l’état de la littérature en Europe (1762) annoncent l’idée schlégelienne d’une « Wissenschaft der Europäische Literatur » qui accompagne la fondation de la revue Europa (1803).

  • [2]

    Dont l’intitulé exact montre déjà une dimension qu’on pourrait appeler culturaliste : Bibliothèque universelle des romans, ouvrage périodique, dans lequel on donne l’analyse raisonnée des Romans anciens et modernes, François, ou traduits dans notre langue, avec des notices historiques et critiques concernant les auteurs ou leurs ouvrages ainsi que les moeurs, les usages du temps, les circonstances particulières et relatives, et les personnages connus, déguisés ou emblématiques (1775).

  • [3]

    A. Montandon, Le roman au XVIIIe siècle en Europe, PUF, 1999, p. 520.

  • [4]

    Ibid., p. 43. Le relativisme culturel était aussi exposé par Garve dans sa Réflexion sur quelques différences dans les œuvres des écrivains antiques et modernes (1770), dépassement culturaliste de la Querelle qui s’inscrivait déjà dans sa reformulation romantique.

  • [5]

    G. Vico, La science nouvelle, 1725, « Tel » Gallimard, 1993.

  • [6]
  • [7]

    Sur l´origine du langage (Über den Ursprung der sprache, 1772), Ossian et les chansons des peuples anciens (Ossian und die Lieder alter Völker, 1773) et l’introduction aux Sentimens des peuples dans la chanson (Stimmen der Völker in Liedern, anthologie de poèmes anglais, scandinaves et slaves de 1778.

  • [8]

    Voir notamment F. Von Schlegel, Gespräch über die Poesie, 1800.

  • [9]

    Herder lui-même fait œuvre de comparatiste dans Sur la ressemblance de l´art poétique moyen anglais et allemand (Von der Ähnlichkeit der mittleren englischen und deutschen Dichtkunst, 1777).

  • [10]

    Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’Esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Gallimard, 1992.

  • [11]

    Véritable Aufhebung (dépassement d’une contradiction dialectique) du schéma avancé par Friedrich Bouterwek dans Histoire de la nouvelle poésie et la nouvelle éloquence (Geschichte der neueren Poesie und Beredsamkeit, 1801).

  • [12]

    Signalons aussi, parmi les précédents immédiats de la discipline l’étonnant ouvrage de Charles de Villers, Érotique comparée… De la Manière essentiellement différente dont les poètes français et allemands traitent l’amour (1806).

  • [13]

    Esquissée dans le Manifeste, l’idée revient dans la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique (1859): « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine la réalité ; c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience » (Paris : Éditions sociales, 1972,18)

  • [14]

    v. notamment P. Goldstein, The Politics of Literary Theory : An Introduction to Marxist Criticism, 1990. Pour ce qui est de la notion de culture, comprise initialement comme suprastructurelle, v. C. Nelson et L. Gorrsberg Marxism and the Interpretation of Culture (1987).

  • [15]

    V. notamment la Première Partie (« Culture et Civilisation ») de N. Elias, La civilisation des mœurs (Calmann-Lévy, 1973 [1939]) et l’ouvrage collectif Civilisation : Le mot et l’idée Paris: la Renaissance du livre, 1930 auquel contribuèrent entre autres L. Febvre et M. Mauss.

  • [16]

    Die Poesie, ihr Wesen und ihre Formen mit Grundzügen der vergleichenden Literaturgeschichte (1884).

  • [17]

    J. Longenbach, Modernist Poetics of History (1987).

  • [18]

    Primitive Culture, Londres, Murray, 1871, p. 1. T. d. a.

  • [19]

    « Il faudrait (…) reconstituer le milieu, se demander qui écrivait, et pour qui ; qui lisait, et pour quoi ; il faudrait savoir quelle formation avaient reçue, au collège ou ailleurs, les écrivains et quelle formation pareillement leurs lecteurs (…) ; il faudrait savoir quel succès obtenaient et ceux-ci et ceux-la, quelle était l’étendue de ce succès et sa profondeur ; il faudrait mettre en liaison les changements d’habitude, de goût, d’écriture et de préoccupations des écrivains avec les vicissitudes de la politique, avec les transformations de la mentalité religieuse, avec les évolutions de la vie sociale, avec les changements de la mode artistique et du goût, etc » (Combats pour l’histoire, A. Colin, 1953, p.263-268 ).

  • [20]

    R. Mandrou, « Histoire des mentalités », Encyclopedia Universalis, v. VIII., Paris, 1968.

  • [21]

    « Élargissement de l’histoire au-delà de ses anciennes marges », comme le résume P. Ariès, incorporant « la vie du travail, la famille, les âges de la vie, l’éducation, el sexe, la mort, c’est-à-dire les zones qui se trouvent aux frontières du biologique et du mental, de la nature et de la culture » (Nouvelle Histoire, Paris, Retz, 1978, p. 417).

  • [22]

    « Encore plus que les idées les sentiments forment la trame même de la littérature […], l’expression des sentiments peut être aussi redevable à la tradition et à l’imitation littéraire que celle des idées. La raison en est dans un fait psychologique et sociologique. Les traditions morales, sociales, de bienséance, etc, de la famille, du clan, de la caste, de la nation, imposent certains sentiments avec une telle force que […] ils sont ressentis par tous, à bien peu de chose près, de la même façon […] sentiments collectifs accessibles à tous dans un groupe social souvent très étendu » (La littérature comparée, A. Colin, 1931, p. 109-110). L’auteur annonce ainsi « une future histoire littéraire de tel ou tel sentiment » (id., p. 114).

  • [23]

    R. Barthes, Sur Racine, Paris, Seuil, 1963, p. 144.

  • [24]

    G. Genette, Figures III, Seuil, 1972, p. 17. Voir, à ce sujet, l’article en ligne de M. Escola, « Des possibles rapports de la poétique et de l’histoire littéraire », dans Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), n° 0.

  • [25]

    Il est intéressant de constater la dénégation du deuxième volet de l’étude proppienne sur les Racines historiques du conte populaire russe, qui ne fut publié qu’en 1983, bien après le « boom » théorique qu’avait lancé la Morphologie du conte, effet de « retardement » similaire à celui de la réception de Bakthine.

  • [26]

    Sur la « fuite devant l’histoire » spécifique au structuralisme français v. F. Drosse, Histoire du structuralisme, Paris, La Découverte, 1992, p. 451-452.

  • [27]

    Etiemble, Essais de littérature (vraiment) générale, Gallimard, 1974, p. 14 sq.

  • [28]

    J. Leenhardt, « Sociologie de la littérature », in Encyclopédie Universalis, Paris, tome XIII, 1989

  • [29]

    Personne et personnage romanesque, Klincksieck 1969; L’ambivalence romanesque : Proust, Kafka, Musil, Le Sycomore, 1980.

  • [30]

    Ce premier courant culmine notamment dans l´ouvrage collectif édité par B. Rosenberg, Mass culture : the popular arts in America (1957) et la fondation du Journal of Popular Culture en 1967.

  • [31]

    R. Williams, Keywords, Londres, Fontana, 1976, p. 80 T. d. a.

  • [32]

    1957, traduit tardivement en 1970 comme La culture du pauvre dans la collection de P. Bourdieu aux Editions de Minuit.

  • [33]

    Mais aussi perméables à la cultural history comme le montrent, entre autres, les études de Bram Dijkstra, Idols of Perversity: Fantasies of Feminine Evil in Fin-de-siècle Culture (Oxford University Press, 1986); Evil Sisters: The Threat of Female Sexuality and the Cult of Manhood (Owl, 1996), proches de celles de l’espagnole Erika Bornay (Las hijas de Lilith. Madrid. Ed. Cátedra, 1990).

  • [34]

    P. Brunel, C. Pichois, A. M. Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Armand Colin, 1983, p. 73.

  • [35]

    « Les études culturelles offrent l’opportunité, passionnante, d’étudier la culture sous toutes ses formes : de l’opéra aux séries télévisées, dans le monde entier, à différentes périodes historiques, de la dynastie Ming à nos jours. L’étude des cultures, parallèlement à un autre domaine de spécialité, permet d’acquérir à la fois de nouvelles connaissances et les compétences nécessaires pour trouver sa place dans le monde du travail ». Je traduis. http://www.sussex.ac.uk/Units/publications/ugrad2003/culturalstudies.shtml

  • [36]

    http://humanistica.ualberta.ca/2011/03/the-humanities-we-are-for/

  • [37]

    Cf. Andrew Edgar & Peter Sedgwick (éd.), Cultural Studies. The Key Concepts, Londres & New York, Routledge, 2002.

  • [38]

    Voir, par exemple, J. C. Alexander (éd.), Durkheimian Sociology. Cultural Studies, Cambridge, Cup, 1988.

  • [39]

    « Je constate avec plaisir que ta vie intellectuelle est très diversifiée : les classiques, puis les trois petits cochons. Ne pense pas que je me moque de toi : je pense vraiment que c’est une très belle chose de s’intéresser aux trois petits cochons et de lire ensuite un très beau poème de Pouchkine ». Je traduis.

  • [40]

    Voir M. Cometa, « Études culturelles en Italie : un paradigme possible » in P. Chardin, A. Domínguez Leiva, S. Hubier & D. Souiller (éd.), Etudes culturelles, anthropologie culturelle et comparatisme, 2 vol., t. I, Dijon & Neully-lès-Dijon, Presses du Cptc & éditions du Murmure, 2010, p.215. Du même auteur, on lira « Nel momento del pericolo. Forme di scrittura negli studi culturali », in S. Adamo (éd.), Prospettive e limiti della teoria e della critica culturale, Rome, Meltemi, 2007, p.175-190 (p.190 notamment).

  • [41]

    N. Schor, Breaking the Chain. Women Theory and French Realist Fiction, New York, Columbia Up, 1985.

  • [42]

    N. Schor & T. J. Kline (éd.), Decadent Subjects: The Idea of Decadence in Art, Literature, Philosophy, and Culture of the Fin de Siècle in Europe, Baltimore & Londres, The Johns Hopkins Up, 2002.

  • [43]

    S. Auroux, « La Bifurcation esthétique » in MLN, The John Hopkins Up, vol.102, n°4, 1987, p.811.

  • [44]

    E. Neveu & A. Mattelart, « Cultural studies’ stories. La domestication d’une pensée sauvage ? », Réseaux, n° 80, 1996, p.11-58, p.14.

  • [45]

    S. Lostringer, French Theory in America, Londres & New York, Routledge, 2001.

  • [46]

    L’étude de la réception de la French Theory représentait un axe important du colloque qui s’est tenu en novembre 2003 à l’université de Lisbonne, Cultural Studies in the World Today (actes non encore publiés).

  • [47]

    E. Macé & E. Maigret, Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin, 2005, p. 17.

  • [48]

    Rappelons que pour Jean-François Lyotard (La Condition postmoderne, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1979 ) la postmodernité naît de l’effondrement des « méta-récits », des grands récits de la modernité : récits de l’émancipation du genre humain, récits de la dialectique, récits de la conscience humaine.

  • [49]

    E. Macé & E. Maigret, op. cit., p. 117.

  • [50]

    L. Grossberg, C. Nelson, P. Treicher, « Cultural Studies: An Introduction » in L. Grossberg, C. Nelson, P. Treicher (éd.), Cultural Studies, New York, Routledge, 1992, p.13 : « cultural studies do not require us to repudiate elite cultural forms—or simply to acknowledge, with Bourdieu, that distinctions between elite and popular forms are themselves the products of relation of power. Rather, cultural studies require us to identify the operation of specific practices of how they continuously reinscribe the line between legitimate and popular culture ».

  • [51]

    Cf. F. Toudoire-Surlapierre, « De l’analogie. Souvenir du monde de demain » in A. Domínguez Leiva, S. Hubier & F. Toudoire-Surlapierre, Le Comparatisme, un univers en 3D ?, Paris, L’Improviste, 2012, p.117 sqq.

  • [52]

    F. Dupont, Homère et Dallas. Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette, 1991, p.8.

  • [53]

    Ibid., p.152.

  • [54]

    On se reportera notamment à l’ouvrage de R. G. Delisle, Les Philosophies du néo-darwinisme, Paris, Puf, coll. « Science, histoire et société », 2009 qui dresse un bilan, certes provisoire, mais parfaitement clair et informé des avancées du néo-darwinisme.

  • [55]

    Rappelons que les memes sont des « éléments de transmission culturelle » ou « d’imitation » qui comprennent aussi bien « des mélodies, des idées, des phrases, les modes vestimentaires, les techniques de poterie ou de construction d’arches » que la littérature. Cf. Richard Dawkins, The Selfish Gene, New York, Oxford Up, 1976, 1989, 2006, p.192 : « [meme is] a noun that conveys the idea of a unit of cultural transmission, or a unit of imitation […]. Examples of memes are tunes, ideas, catch-phrases, clothes fashions, ways of making pots or building arches ». Je traduis.

  • [56]

    « The Big Bang is a myth […] which deserves a place of honor in the columbarium which already contains the indian myth of a cyclic universe, the chinese cosmic egg, the biblical myth of creation in six days, the ptolemaic cosmological myth and many others ». Je traduis. Cité par E. Leane, Reading Popular Physics. Disciplinary Skimishes and Textual Strategies, Burlington & Aldershot, Ashgate, 2007, p.118.

  • [57]

    F. Jameson, The Political Unconscious: Narrative as a Socially Symbolic Act, Ithaca, Cornell Up, 1981, p.9.

  • [58]

    E. San Juan, « Politique des Cultural Studies contemporaines » in L’Homme et la société, n°149, 2003, p. 108.

  • [59]

    Voir C. Barker, Cultural Studies. Theory & Practice, Londres, Thousand Oaks, New Delhi & Singapour, Sage, 2000-2008, p.79 sqq. & 471 sqq., notamment.

  • [60]

    R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, [rééd. 1970], p.193.

  • [61]

    C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 34.

  • [62]

    S. Hall, « Cultural Studies: Two Paradigms » in Media, Culture, Society, n°2, 1980, p. 57-72.

  • [63]

    M. Foucault, Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p.313. Voir aussi W. Marx, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation (XVIIIe-XIXe siècles), Paris, Minuit, 2005, p.73 sqq.

  • [64]

    J. Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1988, p. 252.

  • [65]

    Voir, sur ce point, l’analyse de James K.A. Smith, Who’s Afraid of Postmodernism?, Grand Rapids, Baker Academic, 2006, p.42 & 54-55.

  • [66]

    C. Barker, op. cit., p.38: « [CS are] a post-disciplinary field of enquiry which explores the production and inculcation of maps of meaning ». Je traduis, p.38.

  • [67]

    R. J. C. Young, Mythologies. Writing, History and the West [1990], Londres & New York, Routledge, 2004.

  • [68]

    J. Derrida, Glas, Paris, Galilée, 1974 (quatrième de couverture).

  • [69]

    Cf. T. Eagleton, Literary Theory. An Introduction, 1983, Minneapolis, Ump, 2008, p.129 : « for all the binary oppositions which post-structuralism sought to undo, the hierarchical opposition between men and women are perhaps the most virulent ». Je souligne et je traduis.

  • [70]

    « The language game of cultural studies ». C. Barker, op. cit., p.4.

  • [71]

    E. San Juan, op.cit., p.108.

  • [72]
  • [73]

    E. Neveu & A. Mattelart, op.cit., p.17.

  • [74]

    Voir J. McGuigan, The Politics of Cultural Studies and Cool Capitalism, Cultural Politics. An International Journal, vol.2, juillet 2006, p. 137-158 & H. A. Giroux, Impure Acts. The Practical Politics of Cultural Studies, Routledge, 2000. D’autres universitaires contestent violemment cette politisation des cultstuds. C’est le cas notamment de F. Mulhern, « The Politics of Cultural Studies », Monthly Review, juillet-août 1995, p. 3140 sqq. De son côté, E. San Juan, comparatiste à la Washington State University, leur reproche de n’en point faire assez dans ce domaine (art.cit., p. 105 sqq.).

  • [75]

    C. Barker, op. cit., p.5 : « Cultural studies is a body of theory generated by thinkers who regard the production of theorical knowledge as a political practice ».

  • [76]

    J. Jenkins, « Globalization and Cultural Studies » in Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, vol. 21, n°1-2, 2001, p. 80 sqq.

  • [77]

    W. Marx, op.cit., p.160.

  • [78]

    Ibid., p.170.

Pour citer cet article

Antonio, DOMINGUEZ LEIVA, "Du culturalisme romantique aux cultstuds hypermodernes", Bibliothèque comparatiste, n. 9, 2013, URL : https://sflgc.org/bibliotheque/dominguez-leiva-antonio-du-culturalisme-romantique-aux-cultstuds-hypermodernes/, page consultée le 19 Avril 2024.