Théories et méthodes
ARTICLE
Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés. Il y en a aujourd'hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre, c'est passer d'un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner.
Georges Perec
E la nave va.
Federico Fellini
Comme le temps, ou plus encore, l'espace semble relever de l'évidence; comme lui, il s'achoppe à l'évidence. Georges Perec a bien raison: on se cogne facilement. Jamais sans doute la perception de l'espace n'aura été aussi complexe que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les horreurs qui ont bouleversé l'histoire de l'Homme entre 1939 et 1945, et dont les pires furent concentrées en quelques hectares ceints de barbelés, ont entraîné une nouvelle lecture du temps; elles n'ont pas immédiatement affecté la lecture de l'espace. Les conditions étaient bien entendu réunies, mais, semble-t-il, c'est après les armistices que la perception spatiale a connu son évolution la plus substantielle. La reconstruction des villes ravagées par des années de guerre a nourri une vaste réflexion sur l'espace métropolitain; il n'est pas étonnant que l'architecture et l'urbanisme aient contribué au premier chef à alimenter la pensée contemporaine (le postmodernisme trouve là ses origines). Sur le plan politique, la partition du monde sanctionnée par les accords de Yalta est le reflet spéculaire de celle qui fut décrétée à Tordesillas en 1494, sauf que cette fois-ci la démarcation ne concernait plus exclusivement des territoires ultramarins, souvent virtuels, mais l'ensemble d'une planète cartographiée. Tout lieu était désormais connoté; tout lieu était le fragment d'un bloc lui-même issu d'une fragmentation. Il est un autre lien entre Tordesillas et Yalta: c'est que le second traité a définitivement sanctionné le dépassement du premier. Le processus de décolonisation s'est enclenché après que les nouveaux principes de partage furent entrés en vigueur. Or le regard colonialiste était un regard essentiellement monolithique, qui, par sa nature même, embrassait l'espace en fonction d'un seul point de vue: le sien - les autres n'étant que très marginalement pris en compte, ou saisis dans leur irrévocable altérité. L'espace colonial était un espace plus ou moins différentiel, mais sa perception était référencée au centre. Yalta a consacré la bipartition du monde; la décolonisation, elle, a officiellement (ce qui ne signifie pas délibérément) consacré la multiplicité des regards portés sur le monde.
Depuis le début des années soixante (au moins), la perception de l'espace, et notamment des espaces humains, s'est encore compliquée. Heureusement, ajouterais-je. La complexité croissante va de pair avec l'affinement de chacun des points de vue, et l'émergence d'une pluralité de points de vue différents, voire divergents. L'éclatement qui en résulte n'est donc pas forcément l'indice d'une crise, comme le laissent entendre ceux que la simplicité (la monologie) rassure, mais peut-être plutôt le signe d'une plus grande lucidité. La littérature n'était pas en reste, car, n'étant jamais complètement coupée du monde, il lui fallait bien réinvestir l'espace selon les nouvelles règles. Les étranges parcours labyrinthique des nouveaux romanciers ont dérouté plus d'un lecteur. En fait, ils illustraient, avec un peu d'avance peut-être, la manière dont les lieux étaient, ou allaient être, perçus. Ainsi existe-t-il un abîme entre le Stamboul de Pierre Loti et l'Istanbul d'Alain Robbe-Grillet, mais, quoique la ville ait subi de profonds changements, onomastiques, urbanistiques et autres, entre l'époque d'Aziyadé et celle de L'Immortelle, c'est surtout le mode de la représentation qui s’est réformé.
De la ville-tableau chère à Louis-Sébastien Mercier, on est passé à la ville-sculpture, en ce que la statue est pluridimensionnelle, appréciable en fonction du point de vue que l'on privilégie. Ville-tableau, ville-sculpture et puis, bien entendu, ville-livre. On avait dépeint la ville; on a modelé la ville; on lit dorénavant la ville. Car si la ville est souvent transplantée dans le livre, il arrive aussi que l'une et l'autre soient saisies dans des relations de stricte équivalence. En d'autres termes, pour certains auteurs - surtout à partir des années cinquante - la ville est devenue livre, comme le livre est devenu ville. La complexification croissante, et concomitante (est-ce fortuit?), des structures spatiales et des structures de l'oeuvre littéraire [1] ont alors fait de l'espace urbain une métaphore du livre, et du roman en particulier. Quelquefois, le jumelage s'effectuait au loin, à Tokyo par exemple; on disait alors, comme Roland Barthes: "La ville est un idéogramme: le Texte continue [2] ". Les signes ont leur empire sur lequel les Empires de jadis n'étendent plus leur loi. Quant à nous, citoyens-lecteurs, et parfois citoyens-auteurs, nous empruntons les artères comme nous parcourons des lignes. Nous nous égarons dans les unes, comme nous nous perdons dans les autres. Nous regagnons le chemin comme nous retrouvons le fil de l'histoire.
Il est toutefois une solution pour ne pas se fourvoyer: c'est de suivre un plan lorsqu'on est en ville, une carte lorsqu'on est à la campagne ou sur une autoroute, un portulan lorsqu'on longe les côtes. En littérature, les guides fiables n'existent pas, car on ne cartographie pas les espaces imaginaires. Tout au plus rédigera-t-on des atlas eux-mêmes imaginaires. Mais ce n'est pas pour autant qu'on se privera du plaisir de réfléchir. Tandis que Gracq, Nabokov, Butor, Perec, Calvino, Pynchon et bien d'autres pensaient les relations entre livre et ville, la théorie (pas exclusivement littéraire) attachée au décodage de l'espace a connu un vif essor à partir de la fin des années cinquante.
Il est sans doute significatif que La Poétique de l'espace de Gaston Bachelard soit paru en 1957. Bachelard eut de nombreux émules, dont Pierre Sansot, qui, en 1973, publia une Poétique de la ville, qui a fait date. Malgré son titre totalisant, le célèbre essai de Bachelard s'en tient à une visite des "espaces de l'intimité [3] ", que guide un sentiment de "topophilie [4] " ressortissant à la plus pure des subjectivités. L'Autre est absent; c'est le je qui s'exprime et qui se scrute dans le miroir des lieux. Dans Poétique de la ville, le cadre s'ouvre: de la topophilie, on passe à la poliphilie; l'étude, qui porte sur l'ensemble de l'espace métropolitain (Paris servant de jalon), propose une "poétique de l'objet urbain [5] ", mais l'Autre demeure absent, en tout cas cet Autre qui ne partage l'espace du je.
En fait, il aura fallu attendre que le colonialisme se vide de l'essentiel de sa substance pour que l'Autre (en tant qu'étranger) et son image deviennent un sujet d'étude spécifique. C'est en effet au cours des années soixante que le terme imagologie a pris le sens que l'on connaît aujourd'hui. L'approche imagologique est fréquemment adoptée; sa portée est interdisciplinaire; elle rencontre la faveur de tous ceux qui mettent en relation une culture regardante (subsumée sous la personne de l'auteur: le Moi écrivant) et une culture regardée, toutes deux séparées par un écart différentiel, qui sera saisi dans une représentation plus (Pierre Loti) ou moins (Victor Segalen) stéréotypée, et donc plus ou moins proche d'une image type. Bien qu'elle trouve ses origines en Allemagne, pays sans grand passé ultramarin (du moins au sens traditionnel du terme), l'imagologie étançonne entre autres de fines analyses du phénomène colonial en littérature.
La question est de savoir si l'imagologie est apte à prendre en compte l'ensemble de l'étude des espaces humains en littérature, ou mieux: l'étude des espaces humains appréhendés dans leur globalité.
Non, bien entendu. A vrai dire, on ne lui a jamais assigné cette mission. Ici l'Autre est invariablement autre dans un monde caractérisé, comme dirait Deleuze, par une opposition entre identique et négatif, identité et contradiction. L'imagologie consacre un espace de coexistence entre deux ou plusieurs entités, mais en aucun cas un espace de con/fusion. L'espace regardé, en l'occurrence, correspond à une impression du regardant, ou d'une classe homogène (identifiable) de regardants, qui, sans coup férir, se prêtera au clichage. Il aura pour fonction essentielle de révéler le je regardant à lui-même, et davantage encore au destinataire de son récit. L'imagologie ne pose pas dans son principe l'interaction active des regards. Elle les isole pour mieux les analyser.
Au demeurant, outre l'imagologie, il est au moins deux autres approches traditionnelles qui examinent les relations entre espaces humains et littérature, à savoir la thématologie, ou critique thématique (la Stoffgeschichte), et la mythocritique.
La première accordera une place privilégiée au thème de la ville, de l'île ou encore du fleuve ou de la montagne - mais sans que ces catégories renvoient forcément à des espaces désignés. S'il est question du Rhin, ce ne sera pas en tant que tel, mais parce qu'il sera perçu comme un paradigme fluvial, un limes/frontière et un limen/seuil, qui implique notamment blocage et franchissement. En l'occurrence, le fleuve est parfois le Rhin, entre autres le Rhin: le prédicat prime sur le sujet.
Inversement, la mythocritique intègre des espaces à référent réel qui re-simulent ce réel, mais à condition qu'ils soient hissés au rang de mythe. L'extrême prestige devient une condition indispensable. En l'espèce, il arrive souvent que l'on évoque le nom de Venise. Il y aurait d'ailleurs tout lieu (c'est le mot!) de s'interroger sur les fondements d'une telle récurrence. Venise n'est sans doute pas qu'un endroit mythique; plus globalement, elle constitue peut-être la métaphore idéale du Mythe.
En définitive, si l'on recourait - ô hasard! - à l'exemple limougeaud, on constaterait que cette ville serait délaissée par la mythocritique, car, bien que le mot agrégat mythoïde ait été forgé à Limoges [6] , Limoges est sans doute privé d'une telle aura; Limoges pourrait incidemment servir à illustrer le thème de la ville; elle pourrait aussi paraître au détour d'une étude imagologique consacrée à Balzac, Giraudoux ou Simenon. La dimension littéraire de Limoges, sa dimension littéraire propre, n'émergerait à aucun moment, ou très peu. Mais en est-elle vraiment privée? C'est toute la question.
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Avant d'en arriver à l'hypothèse géocritique, il conviendrait de combler, en le survolant, le fossé qui sépare les années cinquante/soixante de cette fin de siècle.
Deux phénomènes simultanés, apparemment isolés, voire contradictoires, s'offrent à l'analyse. On constate d'une part l'éclatement progressif de la perception d'un espace humain homogène, provoqué par un décentrement continu du point de vue, et un constant approfondissement du regard. D'autre part, on observe un processus de mondialisation de ce même espace, qui plonge ses racines dans la nostalgie d'un système hégémonique, qui vise à recompacter les périphéries en réfutant leur statut, qui, enfin, refrène les émergences et discrédite le principe même de la variabilité au nom d'une pensée alliant unicité et indétermination.
L'espace est appréhendé dans sa double tension centrifuge et centripète. Tiraillé de-ci de-là, il perd son ancrage. Empruntant plus avant la voie maritime, on parlera d'espaces flottants, navicules - épithète que Leon Battista Alberti appliqua naguère aux Etats évanescents (naviculae) qui formaient l'Italie du Quattrocento. Aujourd'hui, ils sont plusieurs à observer cette dérive, et à la commenter. Dès les années soixante-dix, Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient élaboré une théorie qui mieux que d'autres rendait compte de la complexité de toute saisie des espaces humains. Ils évoquaient la ligne de fuite inhérente à tout territoire, fût-il étroitement délimité, et posaient la question cruciale: "Il faudrait d'abord mieux comprendre les rapports entre D [déterritorialisation)], territoire, reterritorisalisation et terre". Et d'ajouter:
En premier lieu, le territoire lui-même est inséparable de vecteurs de déterritorialisation qui le travaillent du dedans [...] En second lieu, la D est à son tour inséparable de reterritorialisations corrélatives. C'est que la D n'est jamais simple, mais toujours multiple et composée [...] Or la reterritorialisation comme opération originale n'exprime pas un retour au territoire, mais ces rapports différentiels intérieurs à la D elle-même, cette multiplicité intérieure à la ligne de fuite [...] Au point que la D peut être nommée créatrice de la terre - une nouvelle terre, un univers, et non plus seulement une reterritorialisation [7] ".
Par conséquent, le territoire apparaît bien comme "un tenir-ensemble d'éléments hétérogènes [8] ", qu'il conviendra d'observer dans leur mouvance. Deleuze et Guattari dissocient espace et fixité, par là même ils posent (implicitement) l'accent sur le lien entre temporalité et espace. La ligne de fuite spatiale zèbre l'horizon temporel, alors même que, pour d'autres, l'axe du temps se dévoie pour se spatialiser. En somme, le temps fait tache tandis que l'espace se segmente comme une ligne. Il ne serait pas incongru d'appliquer à l'analyse des espaces humains les principes de l'analyse temporelle propre à une certaine phénoménologie (Husserl, Fink,...). Dans Qu'est-ce que la philosophie? (1991), Deleuze et Guattari reviendront sur la notion de déterritorialisation; en vrais poètes, ils la comparent au mouvement des "langoustes qui se mettent à marcher en file au fond de l'eau, pèlerins ou chevaliers qui chevauchent la ligne de fuite céleste [9] ". Ces mots sont extraits du quatrième chapitre de l'essai, qui s'intitule "Géophilosophie". Ce chapitre a sans doute eu plus d'un lecteur émérite; l'un d'entre eux - Massimo Cacciari - est devenu maire de Venise (toujours Venise!) en 1993. Un an plus tard, il publia une Geo-filosofia dell'Europa, dont le titre français - Déclinaisons de l'Europe - occulte la référence deleuzienne [10] , mais dont le projet est clair: il faut "se risquer au voyage dans l'ádelon, dans le non-évident, dans ce à propos de quoi il semblait impossible qu'il se puisse trouver un hístor [11] . En 1997, Cacciari est revenu sur ce sujet, dans un essai au titre encore une fois saisissant: L'arcipelago. L'espace humain - et plus précisément l'espace européen - y est perçu comme un archipel, un ensemble "de kósmoi, structures dotées d'un ordre et dialoguant entre elles [12] " - en somme, ce que H.R.Jauss appelait des "enclaves de sens [13] ". De Deleuze/Guattari à Cacciari, la ligne de fuite spatiale s'est un peu prolongée, ou davantage segmentée: c'est selon, mais ce qui compte c'est qu'un principe d'abord abstrait a finalement nourri une étude dont l'objet est devenu concret - l'Europe, ici. Ainsi que l'imagologie à ses débuts, la géo-philosophie va dans le sens de la désignation spatiale. De même que l'imagologie, elle ne trouve pas ses origines dans la littérature. La philosophie lui sert de soubassement comme jadis la psychologie avait engendré l'imagologie.
Ces dernières années, la perception des espaces humains n'a cessé de s'affiner, au point qu'un nouveau type de récit narrant la "création de la terre" semble avoir vu le jour. La création de la terre, consécutive au mouvement de déterritorialisation chez Deleuze/Guattari, ailleurs a deux noms. Quand elle dure six jours, c'est la Genèse; quant elle dure un peu plus longtemps - le temps que prend la rédaction d'un livre, ce pourrait être la geo-poiêtikê, la géo-poétique. Dans ce dernier cas, elle aurait ses chantres, au premier rang desquels figureraient Michel Butor, Predrag Matvejevic ou encore Claudio Magris, qui, en 1997, a remporté avec son "essai" géopoétique Microcosmes le premio Strega (l'équivalent italien du prix Goncourt). La géo-poétique pourrait être la transcription poétique des espaces humains, une véritable creative writing du territoire. La barre ne serait-elle pas d'emblée placée bien haut; les exigences ne seraient-elles pas extrêmes? La géo-poétique, me semble-t-il, ressortirait davantage à la création qu'à la critique - à moins que de l'une à l'autre les différences soient effacées, soient toujours effacées? Il est une autre raison qui me pousse à éviter le mot géopoétique: c'est qu'il existe déjà sous une acception particulière. En avril 1989, le poète Kenneth White a fondé un Institut International de Géopoétique aux enjeux multiples: protection de la biosphère, liens entre poésie, biologie et écologie. La géopoétique de White trouve notamment son fondement chez des auteurs tels que Hölderlin, Heidegger, Wallace Stevens ou Tchouang-tseu, taoïste du IIIe siècle de notre ère.
Il n'en demeure pas moins que la question reste entière. Il se pourrait bien que le moment soit venu de repenser le lien entre espace humains et littérature. N'est-il pas temps de commencer par fédérer les approches qui ont cours depuis trente ou quarante ans, et que, dans la théorie, on traite séparément? Ne conviendrait-il pas d'explorer la métaphore ville-livre, voire espace-livre, et, allant du livre à l'espace, d'appliquer à ce dernier les principes de l'intertextualité? Ne serait-il pas souhaitable de pleinement assumer la mobilité de l'espace, cette fragmentation soumise à "une vitesse infinie de naissance et d'évanouissement", et de chercher à définir le "seuil de suspension de l'infini [14] " (Deleuze/Guattari), à partir duquel il deviendrait possible de sonder l'interstice où, l'espace d'un instant, les lieux émergeraient dans leur authenticité?
N'est-il pas temps, en somme, de songer à articuler la littérature autour de ses relations à l'espace, de promouvoir une géocritique, poétique dont l'objet serait non pas l'examen des représentations de l'espace en littérature, mais plutôt celui des interactions entre espaces humains et littérature, et l'un des enjeux majeurs une contribution à la détermination/indétermination des identités culturelles [15] ?
Compte tenu des prémisses, l'entreprise n'apparaît pas aisée; a priori, elle relèverait même du paradoxe. En effet, n'est-il pas contradictoire de chercher à définir les instruments d'une identification des espaces humains alors qu'on ne cesse de répéter que ceux-ci sont soumis à un processus de fragmentation dont la cinématique résulte du degré de lucidité de l'observateur? Le doute serait permis, voire recommandé, si cette opération équivalait à une recomposition globalisante de l'espace, car celle-ci serait alléguée par cette même lucidité qui par ailleurs rend possible la perception de l'éclatement spatial. On se heurterait alors à une aporie - insurmontable comme toutes les apories. On répondra donc autrement: une nouvelle lecture de l'espace devra avoir pour condition l'abandon du singulier; elle orientera le lecteur vers une perception plurielle de l'espace, ou vers la perception d'espaces pluriels. La géocritique correspondrait bel et bien à une poétique de l'archipel, espace dont la totalité est constituée par l'articulation raisonnée de tous les îlots - mobiles - qui le composent. De tous les espaces, l'archipel est le plus dynamique; il ne vit qu'à travers les glissements de sens qui l'affectent et le ballottent à perpétuité. Dans la mesure où le ballottement est vital, il sera émergence (et dans sa version volcanique: éruption) permanente de sens. Là où l'espace est archipel, les identités culturelles se compliquent au point de rester à tout jamais définissables, et donc indéfinies. La trajectoire géocritique, parce qu'elle éviterait la terre ferme où n'est mouvant que le sable, sera virevoltante. Ainsi, du moins, éviterait-elle les sables mouvants dont le nom est stéréotype. Il ne fait aucun doute, me semble-t-il, que tout espace, par-dessous la surface de l'évidence, est archipel. Observé au microscope, le plus compact des tissus n'est qu'un réseau de mailles; observé d'encore plus près, il apparaîtrait comme un amas d'atomes - un archipel. Sur le mode de l'optatif, on dira que la géocritique, coordonnant et renouvelant les différentes approches de l'espace humain, devrait être cet instrument de visée micrographique qui permettrait de percevoir en tout espace l'archipel qui le fonde. Par la géocritique, on prétendra scruter, sans l'entraver, la foncière mobilité des espaces humains et des identités culturelles qu'ils véhiculent. Par ses affinités avec certains pans de la philosophie, de la psychanalyse, de la géographie humaine, de l’anthropologie, de la sociologie, et des sciences politiques (en particulier de la géopolitique), la géocritique est interdisciplinaire. En toute logique, il ne serait guère envisageable d'étudier l'espace-archipel sans puiser aux différents domaines - aux différentes îles ou îlots - du savoir.
La vocation première de la géocritique est néanmoins littéraire; c'est en tout cas sur le texte qu'elle prend appui. Elle placera l'œuvre en regard des espaces humains qu'elle investira, et où elle s'investira. Car les relations entre l'œuvre et les espaces humains, répétons-le, sont interactives. Le principe est simple; en vertu cette même simplicité, il nourrit bien des réflexions, suscite toute une série de remarques et d'interrogations.
1. A priori, il serait préférable que la géocritique porte sur les espaces humains dont le catalogue est dressé dans les atlas géographiques (qui eux-mêmes sont aléatoires, en ce moment comme depuis toujours). Mais, d'emblée, se dégagerait une difficulté propre aux relations entre espaces et littérature: en quoi, dans une oeuvre littéraire la représentation d'un espace "réel" (factuel) se différencie-t-elle de celle d'un espace délibérément imaginaire, u-topique, hors de la géographie humaine?
Cette question a notamment été abordée par Jean Roudaut, dans un essai intitulé Les Villes imaginaires dans la littérature française (1990). Selon Roudaut, émule et ami de Michel Butor, la distinction entre les différentes catégories d'espaces n'est pas pertinente, dans la mesure où "dès qu'il y a écriture il y a ébauche de ville imaginaire [16] ". C'est donc que "les villes se déploient dans un espace mental [17] ", et, par là même:
Une ville, serait-elle nommée Paris ou Rome, devient dans un roman une construction de mots, qui s'accompagne donc d'une interprétation. La description recrée le lieu nommé, au même titre qu'une peinture; ce n'est donc pas la fidélité à ce que couvre, topographiquement, le nom qui importe, mais l'organisation du texte [18]
Jean Roudaut apporte ensuite une précision qui, en un sens, infirme ce qui vient d'être dit:
Il faut distinguer parmi les villes que l'on peut dire romanesques celles qui prétendent évoquer un certain espace de la réalité et celles qui se donnent ostensiblement pour imaginaires [19] "
Roudaut introduit peu après une nouvelle variante: la ville imaginaire dont le référent est réel. Les exemples sont nombreux; quelques-uns des plus illustres sont Verrières/Besançon, dans Le Rouge et le Noir, Yonville/Rouen, dans Madame Bovary, ou encore Chaminadour/Guéret dans l'oeuvre de Marcel Jouhandeau [20] . En définitive, si on tire la somme de ce que propose Roudaut, la ville - comme tout site transposé en littérature - entretiendrait essentiellement trois types de relations avec un référent qui renverrait au réel: une relation de transposition signalée par ce qu'on pourrait appeler un "contrat toponymique" (Paris), une relation de transfiguration, revendiquée ou non (Verrières/Besançon), une relation niant tout référent, toute souche toponymique (Utopia, Erewhon). On pourrait concevoir des variantes juridiques: le contrat dolosif (La Chartreuse de Parme), le contrat dénoncé (Elio Vittorini qui, dans une note finale, précise que la Sicile de Conversation en Sicile "n'est que par hasard la Sicile; c'est seulement que ce nom de Sicile sonne mieux à mon oreille que celui de Perse ou de Venezuela [21] "), etc. [22]
Cette taxinomie serait exclusivement applicable aux connexions entre ville "réelle" et ville "littéraire" [et donc, pour Roudaut, "imaginaire"], car:
Un contexte modifie le statut littéraire d'une ville: dans un ouvrage de géographie toute nomination de ville est tenue pour faisant référence à une organisation architecturale, politique et économique, alors qu'une ville "réelle" citée dans un ouvrage de fiction devient imaginaire [23]
La remarque semble anodine; elle entraîne néanmoins une nouvelle difficulté: à partir de quel moment un ouvrage est-il un ouvrage de fiction? En somme, pour peu que littérature et fiction coïncident, il faudrait savoir où commence la littérarité pour savoir si la ville qui figure dans un texte est imaginaire ou non. A contrario, on devrait alors pouvoir définir comme étant littéraire tout texte où la ville représentée est imaginaire. La ville est longtemps restée labyrinthique; la voilà qui se remplit d'impasses.
La géocritique n'aura pas à emprunter cette voie, car elle se fonde sur le postulat inverse: les espaces humains ne deviennent pas imaginaires en intégrant la littérature; c'est la littérature qui leur octroie une dimension imaginaire, ou mieux: qui traduit leur dimension imaginaire intrinsèque en les introduisant dans un réseau intertextuel. La géocritique, en effet, se propose d'étudier non pas seulement une relation unilatérale (espace-littérature), mais une véritable dialectique (espace-littérature-espace) qui implique que l'espace se transforme à son tour en fonction du texte qui, antérieurement, l'avait assimilé. Les relations entre littérature et espaces humains ne sont donc pas figées, mais parfaitement dynamiques. L'espace transposé en littérature influe sur la représentation de l'espace dit réel (référentiel), sur cet espace-souche dont il activera certaines virtualités ignorées jusque-là, ou ré-orientera la lecture. Si la ville était livre, ou même palimpseste, il serait normal qu'elle fît l'objet d'une esthétique de la réception. On pourrait éventuellement lire une ville en suivant les indications de Gérard Genette ou de Hans Robert Jauss.
Ainsi Claudio Magris s'est-il très vite aperçu que Trieste, sa ville natale, était une ville de papier, car "Svevo, Saba, Slataper sont moins des écrivains qui naissent en elle et par elle, que des écrivains qui la génèrent et la créent, qui lui donne un visage, qui, autrement, en soi, n'existerait peut-être pas en tant que tel [24] ". D'espace pratiquement vierge au XIXe siècle, Trieste est peu à peu devenue un espace surconnoté, au point que Magris a parlé à son propos de "littérature au carré [25] ". Il suffirait d'un rien pour démontrer que le carré d'une littérature élevée à la puissance de l'espace qui l'encadre ferait de cet espace un espace littéraire au carré. Afin que cette étrange arithmétique soit envisageable il faut bien entendu que l'espace visé ait au préalable connu de prestigieuses transpositions littéraires - car dès lors qu'espaces et littérature se confondent il naît des arithmétiques à géométrie variable (ce qui est étrange en mathématique, mais crédible en littérature!). C'est bien entendu le cas pour Trieste; c'est encore le cas pour Pétersbourg/Dostoievski, Dublin/Joyce, Prague/Kafka, Tanger/Bowles ou encore Lisbonne/Pessoa. Là, espaces humains et littérature sont indissociables; imaginaire et réalité sont imbriqués; le référent n'est plus forcément celui que l'on croit. En deux mots, ou en trois, c'est l'écrivain qui est devenu auteur de sa ville. Dostoievski et Kafka sont les héros cosmogoniques des temps modernes; Joyce, Svevo et Pessoa sont investis de la plus authentique des autorités: ils exercèrent dans leur ville une fonction auctoriale [26] .
Dans l'avion qui, par une journée d'hiver, le mena à Lisbonne, Gianfranco Dioguardi, journaliste au Corriere della Sera, lut Le Livre de l'intranquillité. Arrivé au bord du Tage, il était enclin, et peut-être destiné, à considérer "la ville comme un livre à feuilleter avant même de le lire [27] ". L'auteur de ce livre était Pessoa. Ulysse/Personne avait fondé Lisbonne (Oulissipona); Pessoa/Personne avait écrit Lisbonne. Il ne restait plus qu'à lire la ville; la jubilation du flâneur-lecteur est depuis lors intense. Un autre journaliste italien remontait, lui, l'Avenida de Libertade en compagnie d'Antonio Tabucchi. Il remarqua "sur un de ces murs de plastique blanc fraîchement repeint une petite figure noire, une silhouette que quelqu'un devait avoir estampillé avec un tampon ou un timbre de caoutchouc [28] ". Tabucchi, auteur de Nocturne indien, mais aussi soixante-treizième hétéronyme connu de Pessoa, eut tôt fait d'élucider l'énigme: Quelqu'un avait tracé la silhouette de Personne.
La géocritique, à travers la littérature bien sûr, mais en s'aventurant aussi à l'orée et hors du champ littéraire, isolera la part d'imaginaire qui explicite l'humanité de l'espace. Proche alors de la mythocritique, mais sur un autre versant, elle dépistera les mythèmes qui glissent subrepticement la représentation (ou re-présentation) de l'espace dans un cadre où le réel s'imprègne d'illusion. L'inanité d'un clivage net entre la réalité supposée de l'espace et sa dimension imaginaire a du reste été sanctionnée dès les origines. On accordera donc une place privilégiée aux mythes fondateurs des multiples espaces humains. Les villes et les îles de la Méditerranée sont aujourd'hui encore imprégnées du souvenir d'Enée, de Didon, d'Ulysse, de Jason, de Médée, de Thésée, d'Europe et de tant d'autres; ailleurs, au loin parfois, la réalité s'enrichit des mêmes nuances. La géocritique puisera aux sources premières, aux plus anciennes représentations de l'archipel.
2. Mais la géocritique, une fois encore, devra être dynamique. Les espaces humains ne sauront être considérés comme des monolithes fichés une fois pour toute dans l'Histoire, ou, s'il existe, dans le coeur de l'Histoire. Le site, même s'il occupe le centre d'un système, ne sera jamais examiné comme un tout autoréférentiel, fermé à l'égard de son environnement (sa périphérie), mais comme une cellule germinale, provoquant, comme dirait Julien Gracq, une "prolifération anarchique [29] ". Par là même, il échappera au dogmatisme, à un ancrage temporel monochrone. Tout espace se déploie à la fois dans la durée et dans l'instant, et comme il est riche en virtualités, il s'ouvre sinon sur plusieurs durées, du moins sur une pluralité d'instants concomitants. Cela signifie que si l'espace est mouvant, il l'est essentiellement dans le temps. Il est situé dans ses rapports à la diachronie (ses strates temporelles) et en coupe synchronique (la compossibilité des mondes qu'il abrite). Ainsi l'espace humain est-il constante émergence; il est saisi dans un mouvement perpétuel de reterritorialisation. La géocritique ne prétendra pas figer la représentation de l'espace, qui, pour elle, n'est pas formalisable selon une méthode axiomatique; elle se contentera - ce qui est déjà ambitieux - d'appréhender un stade du processus de déterritorialisation. Ses résultats seront nécessairement transitoires, car la reterritorialisation à laquelle elle procède coïncidera avec le début d'une nouvelle phase de déterritorialisation. Pour la géocritique, l'espace humain, comme les activités auxquelles il sert de cadre et parfois de matériau, est hétérogène et combinatoire - en un mot: hétérotopique. Dans et par rapport au temps, toute représentation de l'espace est un interlude.
Chaque espace humain est dans ses relations au texte qui le représente une Troie qui attend son Schliemann. Chaque texte est dans ses relations à l'espace qu'il représente le plus frais surgeon d'une souche plus ou moins arborescente. La stratification temporelle de l'espace humain est en partie déterminée par sa valence intertextuelle [30] . Pour peu que l'histoire littéraire soit distincte de l'Histoire tout court - ce qui, dans un cas au moins, est douteux (l'une et l'autre, par le biais des récits cosmogoniques, s'ancrant parfois dans un même substrat mythique) -, on surveillera de près l'impact des événements décisifs de l'Histoire aux différents niveaux diachroniques de la représentation. Si Lisbonne est dorénavant marquée du sceau indélébile de Pessoa, elle fut aussi - nous l'avons vu - l'un des apanages d'Ulysse. Mais Lisbonne recèle dans ses profondeurs d'autres trésors. Ville de navigateurs sur le départ, elle est ville qui guette un retour. Après la bataille d'Alcacer-Quibir, qu'il perdit en 1578, dom Sébastien, roi du Portugal, disparut. Une légende naquit aussitôt: il se serait réfugié dans les îles Fortunées, pour retourner un matin de brume et libérer son pays du joug espagnol. Depuis lors, pour maint écrivain, Lisbonne est devenue le lieu d'une attente métaphysique que l'on brocarde parfois, comme dans Le Retour des caravelles (1988) d'Antonio Lobo Antunes. Ville se projetant outremer depuis Ulysse et jusqu'à Henri le Navigateur et Camoes, Lisbonne s'est ensuite transformée en ville de l'attente, puis du repli sous la dictature de Salazar (malgré une politique coloniale mal assumée). La longue histoire des lieux sourd à chaque fois qu'on les fréquente; à Lisbonne plus qu'ailleurs, l'horizon d'attente du lecteur/visiteur s'en trouve imprégné. La surface de cette ville, comme de toutes les villes, comme de tous les espaces humains, est elle-même et tributaire des strates qui la fondent. Le présent constitue le dernier stade du passé. De même, l'espace perceptible est le résultat d'une sédimentation. A chaque fois qu'il est humain, l'espace est un musée des riches heures et de même un musée des horreurs. En fonction de la variété qui caractérise sa diachronie (historique, mythique, et plus globalement intertextuelle), la représentation de l'espace se compliquera, le rythme de ses transformations augmentera. La littérature montre que parce qu'il est humain l'espace est sujet à l'accident, à l'accidens, à ce qui arrive et donc déjà est arrivé.
L'écrivain en quête d'espace évolue entre deux mouvements de déterritorialisation. Il est en état de digressivité chronique, car il s'aperçoit, s'il est lucide, que fréquenter un lieu connoté, littérairement connoté, signifie cheminer dans un entre-deux temporel. Le présent dans lequel apparaissent les espaces humains participe, comme dirait Eugen Fink, élève de Husserl, de l' "archi-impression", autrement dit: "Le présent se produit (zeitigt sich) dans une multiplicité de phases impressionnelles, et de telle sorte que celles-ci fondent par dépendance et réciprocité le tout du présent [31] ". La réduction de l'hétéroclite qui correspond au présent est donc abusive, fût-elle inéluctable. De surcroît, si le présent est un assemblage d'instants - ou de points de force - hétérogènes, ces instants sont autonomes et, comme dit cette fois-ci Jauss, s'inspirant lui-même de Siegfried Kracauer, ils "sont en réalité situés sur des courbes différentes, soumis aux lois spécifiques de leur histoire spécifique [32] ". Par conséquent, "la simultanéité dans le temps n'est qu'une apparence de simultanéité [33] ". Pour peu que l'on applique ces observations à la manière dont les espaces sont perçus, on notera qu'en proportion de son degré d'hétérogénéité, l'espace humain - comme l'instant - ressortit à plusieurs courbes temporelles. Par le biais de la géocritique, on s'efforcera de mettre en évidence le fait que l'actualité des espaces humains est disparate, que leur présent est soumis à un ensemble de rythmes asynchrones qui rendent toute représentation parfaitement complexe, ou, si on les ignore, excessivement réductrice. L'asynchronie qui affecte les espaces humains n'est pas une vague construction de l'esprit, un postulat abstrait. Elle apparaît au détour des rues, et des routes de montagne. La ville n'est jamais une dans son présent. Elle est centre et périphérie; dans son évolution sociale, en tant que cité (Fustel de Coulanges), elle peut être espace de gentrification ou espace de paupérisation. Elle est aussi quartiers, qui ne renvoient pas seulement à l'idée d'un morcellement spatial. Ils sont le signe qu'une ville - comme tout espace réglé par un code humain - n'est jamais synchrone avec elle-même. Elle est, comme dit Henri Lefebvre, un "corps polyrythmique [34] ". Par exemple, le degré d'acuité d'une représentation de Barcelone sera estimé en fonction de la capacité du regardant à articuler, dans sa diversité (le possessif singulier aurait ici une valence plurielle que la syntaxe n'exprime pas), l'image des différents barrios. Barcelone est l'Ensanche de Carmen Laforet ou Eduardo Mendoza, le Barrio Chino de Francis Carco, Jean Genet ou André Pieyre de Mandiargues, la Rambla de Claude Simon ou Manuel Vázquez Montalbán, le Grácia de Mercé Rodoreda ou encore le Guinardó de Juan Marsé. Ces quartiers sont parfois fréquentés simultanément - ou tour à tour! - par tel personnage, tel auteur. En tant qu'ensemble indifférencié (en tant que ville), ils s'inscriront compacts dans l'actualité du visiteur, mais eux-mêmes ne participent jamais d'un même présent. Pour expliciter cette notion, on empruntera une belle métaphore astrale à Jauss. "De même que l'apparente simultanéité des étoiles dans le ciel d'aujourd'hui se décompose pour l'astronome en une immense diversité dans l'éloignement temporel [35] ", de même, ajouterons-nous, l'espace humain se déploie faussement étal sous les yeux du visiteur. Ce qui est propre à l'espace humain, l'est aussi à chaque écrivain confronté à sa représentation. Par le truchement du souvenir, l'observateur, s'auto-regardant, est lui-même présent dans plusieurs registres temporels. Sa relation à l'espace n'est pas obligatoirement monochrone. Tout en fréquentant un même endroit, il peut évoluer simultanément dans deux ou plusieurs strates temporelles (excursion diachronique): Nantes aujourd'hui et hier chez Gracq (La Forme d'une ville, 1988), la Sardaigne aujourd'hui et hier chez Carlo Levi (Tutto il miele è finito, 1964), etc. En outre, en coupe synchronique, il arrive régulièrement qu'en évoquant un lieu, on le projette au loin. Ces apostilles correspondent à d'authentiques méta-phores. Istanbul est comme Hambourg (Alain Robbe-Grillet), comme Liverpool (Michel Butor). Poitiers est comme Istanbul (Nedim Gürsel). Istanbul est à Belgrade (Milorad Pavic), au Monténégro (Irmtraud Morgner), peut-être en Syrie ou en Egypte (Orhan Pamuk [36] ).
L'espace-temps du visiteur se greffe donc sur - ou se fond dans - l'espace-temps de l'endroit qui est représenté. La stratification procède à chaque fois qu'un auteur investit une place; cette multiplication galopante ouvre de nombreuses perspectives.
On gagnerait sans aucun doute à penser les espaces humains en fonction de la théorie de la compossibilité des mondes, qui a été développée par Wittgenstein, Lewis, Deleuze et quelques autres. La ville, qui, au XXe siècle est indéniablement l'espace humain par antonomase, est un compossible de mondes que définit leur continuité. La ville, comme tout espace humain, qu'elle subsume, est virtuellement cet archipel ensemble un et pluriel. La géocritique devra sonder les strates qui la fondent et l'arriment à l'Histoire, lui confèrent son histoire; il lui faudra aussi, en coupe synchronique, l'aborder dans sa non-simultanéité. L'un des enjeux majeurs de la géocritique sera de conduire le regardant ou celui qui re-produit l'espace en fonction du témoignage écrit d'autrui à considérer ce qu'il regarde ou re-produit dans toute sa complexité. En d'autres termes, l'espace humain devra cesser de lui paraître évident; ce qu'il perçoit devra devenir indice d'une compossibilité dont il lui incombera de définir la continuité. Mais, en tout état de cause, si la continuité est symbolisée par une ligne, cette ligne sera une ligne de fuite. Face et dans le temps, l'espace humain est un jardin aux sentiers qui bifurquent à gauche, à droite, en haut, en bas.
Dans sa dimension intertextuelle, l'espace s'élevait au carré; voici qu'on l'élève au cube.
3. L'imagologie est tout entière axée sur l'étude des représentations de l'étranger en littérature. En outre, comme l'indique Jean-Marc Moura, elle "refuse de tenir l'image littéraire pour la mise en présence d'un étranger préexistant au texte ou pour un double de la réalité étrangère. Elle la considère plutôt comme l'indice d'un fantasme, d'une idéologie, d'une utopie propres à une conscience rêvant l'altérité [37] ". En somme, l'étude imagologique fait abstraction du référent pour se concentrer sur la manière dont l'écrivain en rend compte. L'objet représenté s'efface au profit du sujet qui le représente. Pour Moura, l'assomption de l'image-miroir, ou de l'image "traduction déformante du réel", relève d'un "faux problème [38] ". Cela est assurément vrai si l'on ne veut accorder d'importance qu'au point de vue de l'écrivain, d'un écrivain en particulier, si l'on craint qu'en privilégiant le référent spatial on tombe ipso facto dans les travers de "l'interdisciplinarité sauvage et [du] nationalisme voire [de la] psychologie des peuples non avoués [39] ". Cela est encore vrai si l'on estime que le référent est singulier, stable et donc affranchi - pour autant qu'il ait jamais été asservi - des représentations dont il fait l'objet. La géocritique, pour qui l'espace est dans son essence polyphonique, navicule, ne devrait pas s'exposer aux risques légitimement dénoncés par Jean-Marc Moura. Elle examinera un référent, dont la représentation littéraire ne sera plus considérée comme déformante, mais plutôt fondatrice, ou co-fondatrice (interdisciplinarité oblige). Compte tenu des prémisses qui ont été énoncées, il semble acquis, dans le contexte retenu, que le référent et sa représentation sont interdépendants, voire interactifs. Je ne me lasserai pas de le dire: la relation est dynamique, et s'inscrit dans une dialectique.
Par là même, et pour ce faire, la géocritique s'abstiendra de se cantonner dans l'étude de la représentation de l'Autre, au sens où cette altérité est entendue en imagologie. Si l'espace humain factuel se mue en référent acceptable, en repère pertinent, il deviendra tout bonnement un dénominateur commun pour un ensemble d'écrivains.
Une première extension du champ de l'analyse imagologique consiste alors à associer une série de représentations de l'Autre, d'un Autre qui serait examiné dans sa relation à l'espace au sein duquel il évolue. Même si le chercheur continue à s'intéresser prioritairement aux "consciences rêvant l'altérité", il ne fait pas de doute que si l'espace est perçu, puis représenté par plus d'un écrivain, il subira un recentrage. L'espace-objet de la représentation individuelle, subjective, peut alors devenir le sujet de l'étude. L'imagologie entérine depuis longtemps des études de ce type, qui, avant que Jauss ne réinterprète le terme, relevaient de la "réception critique". On remarquera au passage que dans l'intitulé de ces études l'ordre sujet (regardant) - objet (regardé) est souvent indifférent. Ainsi lira-t-on, et avec profit, Voyageurs et écrivains en Egypte (1932, 1990) de Jean-Marie Carré ou La Suisse dans les lettres françaises au cours des âges (1956) de François Jost. De toute évidence, le second titre évoque l'intersection entre imagologie et géocritique.
Mais cette intersection est somme toute exiguë. La géocritique ne vise pas seulement les espaces perçus dans leur dimension "étrangère", et si elle le faisait on imagine assez bien qu'elle mettrait en relation plusieurs cultures regardant un même espace. Que deviendrait la Suisse si elle était sondée à travers les représentations dont elle fait l'objet à la fois dans les lettres françaises et dans les lettres britanniques, par exemple? Si un tel sujet devait susciter une interrogation, celle-ci ne concernerait pas a priori (et ex cathedra) le bien-fondé méthodologique d'un éclatement des perspectives, l'intérêt en soi d'un double (ou triple,...) système de représentation, mais les conséquences de ce choix... pour peu qu'elles soient tangibles, car voilà qui n'est pas certain: il incombera à l'auteur de l'étude de le déterminer.
La géocritique continue à assigner un rôle prépondérant à l'écrivain, mais elle le place au centre d'un univers dont il n'est que l'un des moteurs. L'espace est arraché à la monologie du regard unique; il se transforme en plan focal, en foyer (ce qui le rend d'autant plus humain). Aussi la bipolarité altérité/identité ne sera-t-elle plus régie par un principe d'injection, mais bien par une bijection. La représentation de l'espace naîtrait d'un aller-retour, et non plus d'un aller simple, coïncidant avec la direction d'un regard porté d'un point sur un autre - toujours le même - sans que la réciproque soit envisagée. Le principe même de l'analyse géocritique réside dans la confrontation de deux optiques: l'une autochtone, et l'autre allogène, qui se corrigent, s'alimentent et s'enrichissent mutuellement (au moins du point de vue du commentateur, qui les re-produira). L'écriture de l'espace sera toujours singulière; quant à la représentation géocritique, elle naîtra d'un spectre de représentations individuelles aussi varié que possible. A la fin du XVIIIe siècle, la Sicile décrite par Goethe dans Voyage en Italie ou par Vivant Denon dans Voyage en Sicile était un territoire vierge de littérature moderne: quelques récits hodéporiques avaient commencé à la cadastrer; elle même, par un fâcheux hasard, était depuis le XIIIe siècle (Scuola siciliana) privée de grands écrivains. Pour Goethe, et davantage encore pour Vivant Denon, l'actualité de la Sicile était niée: l'île semblait à tout jamais ancrée dans l'Antiquité. Plus récemment, la Sicile a fait l'objet des récits d'Albert t'Serstevens, de Dominique Fernandez ou de Lawrence Durrell. Il n'était plus loisible à ces auteurs de récuser le présent, et la production littéraire de l'île. La Sicile est devenue un espace surconnoté par les oeuvres prestigieuses de Giovanni Verga, Luigi Pirandello, Elio Vittorini, Vitaliano Brancati, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Leonardo Sciascia, Gesualdo Bufalino, et j'en passe (dont un prix Nobel). Comme Vivant Denon, Durrell éprouve une prédilection pour l'Antiquité; comme lui, il cite les classiques, regrettant au passage que Stendhal ait délaissé la Sicile au profit de Rome ou de Naples; mais contrairement à Vivant Denon, il se situe par rapport au contexte littéraire local: "Un autre écrivain, Sicilien, celui-là, eût fait, également, un excellent guide mais notre ignorance de la littérature de l'île était proprement insondable [40] ". L'approche imagologique enregistrerait l'aveu, et le situerait en regard de l'œuvre de Durrell (qui connaissait en revanche les écrivains grecs contemporains). L'approche géocritique localiserait la déclaration de Durrell au sein du réseau des représentations littéraires de la Sicile. Il en résulterait bien vite que l'ignorance affichée par Durrell n'est guère partagée par ses pairs. Les visiteurs ne font plus abstraction des apports de la littérature sicilienne; de même, les Siciliens, et les écrivains siciliens, se découvrent souvent dans le regard et dans l'écriture des autres. Dès lors, l'altérité cesse d'être le monopole de la culture regardée, car cette dernière devient elle-même regardante. Toute représentation est par là même assimilée dans un processus dialectique. En adoptant le point de vue géocritique, on adopte nécessairement un point de vue pluriel, qui se situe à la croisée des représentations autochtones et allogènes [41] . On contribuerait de la sorte à déterminer un espace commun, né au/du carrefour des différents points de vue. On toucherait par là même de plus près à la véritable essence identitaire de l'espace étudié, mais, en même temps, on obtiendrait la confirmation que toute identité culturelle n'est que le fruit d'un incessant travail de création, et de re-création. Toute identité est elle-même plurielle; toute identité est archipel. L'espace géocritique est flottant, et ouvert sur l'étonnement. Il n'est que parce qu'il se renouvelle; il se renouvelle parce que, stricto sensu, il prête lieu au "déploiement de la question étonnante [42] ". Autrui, qui est le regardé d'un regardant qu'on regarde, est bien, comme disent Deleuze et Guattari, "l'expression d'un monde possible dans un champ perceptif [43] ", car:
Il y a, à tel moment, un monde calme et reposant. Surgit soudain un visage effrayé qui regarde quelque chose hors champ. Autrui n'apparaît ici ni comme un sujet ni comme un objet, mais, ce qui est très différent, comme un monde possible, comme la possibilité d'un monde effrayant. Ce monde possible n'est pas réel, ou ne l'est pas encore, et pourtant n'en existe pas moins: c'est un exprimé qui n'existe que dans son expression, le visage ou un équivalent de visage [44] .
Dès lors que l'on recourt à la démarche géocritique, on placera l'accent davantage sur l'espace observé que sur l'observateur saisi dans sa spécificité. Il n'en demeure pas moins qu'en accordant la primauté à l'espace humain, espace de l'étonnement nécessaire, on parviendra à mieux évaluer l'originalité ou le conformisme des différentes représentations qu'il suscite. La géocritique permet de débrouiller au moins en partie ce qui relève de la sensibilité propre de l'auteur. La mise en regard de l'œuvre et d'un corpus articulés autour d'un même référent spatial permet de mieux situer les attentes, les réactions et les stratégies discursives de chaque écrivain.
Les exemples abondent. Ainsi la manière dont l'espace représenté est inscrit dans le temps ne fournit-elle pas simplement une indication sur la corrélation espace-temps inhérente au site, mais aussi sur la perception du temps et de l'Histoire propre à l'auteur. Il n'est pas indispensable de s'en remettre à la géocritique pour obtenir ce type d'informations, mais il semble indéniable que, si la référence est réticulaire, l'analyse gagnera en précision. La définition de la "courbe temporelle" - ou "registre", si on préfère Bakhtine à Jauss - à laquelle ressortit l'espace représenté (par tel auteur) passe par la connaissance de(s) différentes courbes possibles, voire connues et déjà explorées par d'autres écrivains. La définition monologique, arrêtée au seul auteur examiné, est concevable, mais elle atteindrait un degré de pertinence moindre, dans la mesure où elle rendrait moins nettement compte de la dimension hétérogène du temps. Il n'est du reste pas que l'étude du temps humain qui soit susceptible de tirer profit d'un appoint géocritique. Au moins depuis la parution des Fleurs du Mal, on sait que "les parfums, les couleurs et les sons se répondent". Si pour Baudelaire, la synesthésie concernait le champ perceptif du sujet (individuel), on pourrait aussi imaginer une synesthésie collective, ou mieux: intersubjective. L'espace humain est un espace sensoriel dont les nuances sont définies par le groupe (et en particulier la communauté littéraire). Une ville sent bon; une ville sent mauvais. Mais il n'arrive que rarement que toute la ville soit perçue comme un support olfactif homogène. Prenons l'exemple d'Alexandrie d'Egypte, qui, à l'époque coloniale, comme toutes les villes partageant son sort, était divisée en quartiers européens et en quartiers indigènes. Chez d'aucuns, c'étaient les quartiers européens qui étaient nauséabonds. Marco, protagoniste du roman Cortile a Cleopatra (1936) de Fausta Cialente, se promène dans "les rues mélancoliques et malodorantes de la vieille ville européenne [45] ". Darley, héros-narrateur du célèbre Quatuor d'Alexandrie de Lawrence Durrell, déambulant dans un quartier arabe, respire, lui, "les odeurs familières des immondices et de la boue séchée [46] ". Quant à Edwar al-Kharrat, l'un des grands écrivains alexandrins de la post-colonisation, évoquant son enfance passée dans un quartier arabe, note: "Le parfum pénétrant du jasmin et l'odeur de la terre humide se répandaient en moi [47] ". Il va de soi que la référence implicite/explicite aux topoi de la littérature coloniale (notamment allogène) et post-coloniale (notamment autochtone) est instructive et permet au lecteur et/ou chercheur de former son jugement; il appert également qu'inférer les particularités de la perception olfactive de tel personnage, voire de tel auteur, d'une approche géocritique de l'endroit apporterait quelques garanties supplémentaires; elle serait en tout cas plus minutieuse, ne serait-ce que parce que l'on aurait une meilleure connaissance du référent spatial. Il n'est pas indifférent que le quartier représenté soit Cleopatra (mixte), Bacos (européen) ou Sidi Gaber (arabe). Encore faut-il avoir une idée de qu'était Alexandrie au cours des années trente. Parfois la géographie éclaire utilement l'étude littéraire. Les odeurs et parfums ne constituent d'ailleurs qu'un des aspects de l'espace sensoriel. Les couleurs de Lisbonne, a cita branca, blanche et solaire, mériteraient elles aussi d'amples développements. Sur les rives littéraires du Tage, il arrive que l'arrière-saison soit pluvieuse depuis que Pessoa a brouillé les cartes climatiques. Le spectre chromatique de la ville se trouve enrichi d'autant.
4. L'enjeu principal de la géocritique n'est pas d'assurer la médiation vers une oeuvre désignée. La géocritique permet d'abord de cerner la dimension littéraire des lieux, de dresser une cartographie fictionnelle des espaces humains. C'est ensuite qu'elle permet de situer l'oeuvre en perspective d'un référent spatial plus ou moins largement exploité par ailleurs [48] . En cela, elle est susceptible d'apporter de précieuses informations dans un contexte monographique.
Tenter une approche géocritique à travers l'étude d'un seul texte, ou d'un seul auteur, serait périlleux. A défaut de jalons, hors de tout réseau, on risquerait de se livrer aux généralisations dénoncées par les spécialistes de l'imagologie. Or il ne s'agit ni de donner dans "la psychologie des peuples", ni d'alimenter des ethnotypes plus ou moins tenaces; il s'agirait plutôt de les expliciter.
Dès lors que l'on se détache de l'oeuvre singulière pour tendre à une vision réticulaire, la question du corpus s'avère cruciale, et la réponse riche en virtualités. Il conviendra d'abord de fixer le seuil à partir duquel, cessant de côtoyer passivement les stéréotypes, on acquiert assez de distance pour les appréhender avec clairvoyance. Le calcul de ce seuil de "représentativité" est évidemment aléatoire; il ne relève pas d'une mathématique objective. Le principe est pourtant simple: on établira une mesure entre le prestige de l'espace observé/représenté et le nombre et la variété des observateurs nécessaires au franchissement du seuil minimal. Afin de circonscrire le champ de l'étude, on pourra ajouter une variable temporelle plus ou moins considérable (à l'instar de ce qui se faisait naguère dans les études de réception critique, et, désormais, en imagologie).
Il serait également utile de s'interroger sur la nature générique du support textuel. La représentation d'un espace humain donnée dans un ouvrage de pure fiction diverge-t-elle radicalement de celle qui est donnée dans un récit de voyage, par exemple, ou dans un reportage? Le degré de fictionnalité évolue, les modalités de la représentation changent, mais l'espace représenté reste le même. La frontière entre les différents genres véhiculant une représentation spatiale est au demeurant assez floue. Ainsi que le dit Daniel-Henri Pageaux, "l'écrivain-voyageur, par le fait même qu'il écrit, va affabuler [49] ". L'affabulation est coextensive à l'écriture viatique; elle est coextensive à toute écriture. L'affabulation pose l'espace que l'écriture re-simule. L'espace humain correspond dès lors à la somme versatile des représentations qui le visent, le construisent et le reconstruisent. Julien Gracq notait qu' "il n'existe nulle coïncidence entre le plan d'une ville dont nous consultons le dépliant et l'image mentale qui surgit en nous, à l'appel de son nom, du sédiment posé dans la mémoire par nos vagabondages quotidiens [50] ". Le plan de la ville est une représentation abstraite; la représentation concrète est délivrée par l'image mentale. L'espace n'existe que parce qu'il est perçu; tout espace, dès lors qu'il est représenté, transite par l'imaginaire [51] .
Les espaces humains représentés sont innombrables. Peu d'hectares de notre planète sont vierges de littérature. Il est, sur la côte orientale de la Sardaigne, un petit village du nom de Santa Lucia di Siniscola. Bien peu d'Italiens le connaissent; les Sardes eux-mêmes en ignorent parfois l'existence. Pourtant, en 1956, André Pieyre de Mandiargues y situa l'action du Lis de mer, tandis qu'en 1957 parut dans Sicile, Sardaigne, îles Eoliennes. Itinéraires italiens, le compte rendu d'un séjour qu'Albert t'Serstevens y fit en compagnie d'Amandine Doré, l'arrière-petite-nièce du graveur. La coïncidence n'était pas mince, car elle visait un espace minuscule et un laps de temps réduit. Les leçons découlant d'une comparaison entre la représentation du cadre spatial dans les deux récits sont précieuses. Il existe une (et une seule) vieille tour à Santa Lucia; voici ce qu'elle devient chez t'Serstevens:
Sur la rive, une vieille tour ronde, démantelée, au milieu d'un désert de sable éblouissant, veille sur un groupe de maisons pauvres [52] ;
et la revoici dans la version de Pieyre de Mandiargues:
Et la jeune fille, quand elle regardait en arrière, apercevait la haute tour carrée, couronnée de créneaux, qui marquait l'emplacement de Sainte-Lucie par son érection grandiose et rouge sous le bel éclairage lunaire [53] .
Il n'est d'ailleurs pas que la tour: la pinède, la plage, etc. sont elles aussi re-présentées par les deux auteurs. En l'espèce, il ne saurait être question d'entreprendre une géocritique de Santa Lucia fondée sur deux supports textuels (il faudrait au bas mot trouver une troisième occurrence, de préférence sarde), mais il n'en demeure pas moins que l'interprétation du roman de Pieyre de Mandiargues sera facilitée par la connaissance du texte de t'Serstevens, car le référent spatial, aussi modeste soit-il, gagnera en importance.
L'exemple de Santa Lucia est extrême... ou l'encyclopédie du commentateur illimitée! La taille des espaces représentés varie. On imagine bien l'étude géocritique d'un quartier dans ses relations à la ville (contenant/contenu; centre/périphérie). Belleville ou la Canebière figurent dans bien des récits. On imaginera encore plus aisément l'étude d'une ville: la transformation de Prague ou de Tanger en hauts lieux littéraires, par exemple. On concevra aussi l'étude géocritique d'une région. Le continent européen se prête à merveille à l'approche géocritique. Mais envisagera-t-on la géocritique d'un pays? Oui et non. La réponse dépend de la densité littéraire des lieux - et il en va ici des pays comme de certaines villes. Dans la mesure où la géocritique élabore un système de références croisées, d'interactions, il n'est pas facile de les maîtriser si l'espace est surconnoté. Personne, et pas même Borges, n'est venu à bout de la bibliothèque de Babel. Cela signifie que l'étude devra être minutieuse, scrupuleuse; à défaut, on procéderait à une réduction à partir d'un repère extra-textuel stéréotypé. Il s'agit de déterminer un seuil.
*
La prépotence de l'ethnotype étant le plus souvent proportionnelle au prestige de l'espace qui le suscite et dont il fige un peu plus la représentation, il faudra se garder, à chaque fois que l'on foule (dans le texte) ces endroits-là, de céder à la facilité. Nationalisme et ethnotypicité vont souvent de pair, car la volonté nationaliste (manifeste ou non) se sustente à la source d'ethnotypes soigneusement triés. L'ethnotype renforce une identité rêvée pour soi-même (ethnotype mélioratif) et/ou par opposition (agón) aux entités voisines, considérées comme irrévocablement autres (ethnotype péjoratif) [54] . Il est dès lors indéniable que l'étude géocritique élargie à une entité nationale comportera un risque. Elle pourrait ne plus se contenter de dégager une phase du phénomène de déterritorialisation, mais chercher délibérément à investir la longue durée. Le stéréotype n'est pas circonscrit au récit que l'on a sous les yeux; il guette aussi le commentateur. Pour être vraiment à l'abri, celui-ci devrait vivre hors du monde et compter sur un méta-langage extra-mondain (quelle pro-jection!). Il lui faudrait se transformer en machine à décoder sans âme et sans états d'âme. La quête frénétique de l'objectivité aboutirait à l'installation inexorable dans le stéréotype; cela ne signifie pas pour autant qu'on se passera des précautions qui permettront de limiter la part de subjectivité (le recours à un corpus fourni et varié est vraiment indispensable). La sémantique des navicules qui régit la géocritique qualifierait de solécisme l'investissement de la longue durée par une pseudo-objectivité. La représentation de l'archipel n'a d'autre durée que l'instant; au-delà de l'instant, l'archi-impression, se formulant, deviendrait stéréotype.
Le stéréotype, lorsqu'il est ethnotype, possède par conséquent une utilité pratique. Jamais innocent, jamais inoffensif, il est foncièrement pragmatique. Il sert à renforcer les liens du couple Ordnung/Ortung (Carl Schmitt). La géocritique, pour sa part, viserait au contraire à constituer un laboratoire de tous les phénomènes d'Ent-ortung. La question serait alors de savoir s'il est envisageable de concevoir un Nomos [territoire, qui dans son acception étymologique était un pâturage conquis à diviser équitablement] raumlos, "déterritorialisé". Ce qui pour Schmitt, intellectuel proche du national-socialisme (diktat-eur paroxystique de la configuration spatiale de l'Etat, par là même négateur de l'Etant), se présentait comme la crise de l'Etat européen dérivait justement de sa totale Mobilmachung; mais, pour la géocritique, la totale Mobilmachung est à la fois condition et enjeu [55] .
Dans le monde factuel, tout est mis en oeuvre pour éviter le divorce du couple Ordnung/Ortung, ou en tout cas pour l’escamoter. Peut-être même que le divorce n'a été/ne sera jamais prononcé, dans la mesure où l'Entortung est consubstantielle à l'identité des espaces humains, qu'elle est dans la durée et ne se décrète pas dans l'instant, qu'elle ne constitue donc pas une simple étape à franchir. En d'autres termes, une aporie fondamentale, fondatrice, marque notre destin: nous sommes condamnés à vivre dans un espace dont la représentation s'efforce d'être unique et statique (identité du stare [56] ) alors qu'elle devrait être inéluctablement changeante, plurielle dans le court terme même (ré-identification permanente du esse). Nous vivons dans un seul monde à la fois, dont l'image nous est donnée. Il n'en va pas de même en littérature, et dans toutes les autres formes d'art qui entretiennent avec le monde un rapport mimétique (tout clivage constituant d'ailleurs un leurre: l'art est articulation avec le monde). En cela que la littérature produit des représentations libres, orgiques et non organiques (G.Deleuze), elle est garante de la compossibilité des mondes. Le monde est ainsi, et il pourrait être autre; le monde est ainsi, et en même temps il est autre. Le monde vit dans et de l'altérité qui lui est inhérente. L'Entortung, "la déterritorialisation" (ou mieux: la "déterritorialité") est dans le monde, mais ne se manifeste ouvertement qu'à travers la littérature, le cinéma, la photographie, ou les Beaux-Arts.
Il appartiendra à la géocritique de constituer le lieu en tópos átopos, de l'intégrer dans "le flux de la variation imaginaire des transformations possibles [57] ". Il appartiendra à la géocritique de tirer profit des enseignements fugaces des arts mimétiques pour mieux entendre le monde, pour saisir - et saisir, ici, n'est pas accaparer - les espaces humains dans leur mouvance, dans leur statut navicule.
[article publié in La Géocritique mode d’emploi, PULIM : Limoges, coll. « Espaces Humains », n°0, 2000, pp.9-40]
Notes
- [1]
cf Paul VIRILIO, L’Espace critique, Paris: Christian Bourgois, 1984, pp.27-28: « Ainsi la crise de la notion de « récit » apparaît-elle comme l’autre face de la crise de la notion de « dimension » comme récit géométral, discours de la mensuration d’un réel visiblement offert à tous ».
- [2]
Roland BARTHES, L’Empire des signes, Paris: Flammarion, coll.Champs, 1970, p.44.
- [3]
Gaston BACHELARD, Poétique de l’espace, Paris: P.U.F., coll. Quadrige, 1989 (1957), p.20.
- [4]
- [5]
Pierre SANSOT, Poétique de la ville, Paris: Klincksieck, 1973, p.387.
- [6]
Michel CADOT, in Mythes, images, représentations. Actes du XIVe Congrès de la S.F.L.G.C., Jean-Marie Grassin (éd.), Limoges, 1977, Paris: Didier Erudition, 1981.
- [7]
Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Mille Plateaux, Paris: Minuit, 1980, p.635
- [8]
Ibid., p.398. Il est à signaler qu’à la même époque – mais dans un contexte différent – Youri Lotman a formulé la même remarque à propos de l’espace conçu comme une sémiosphère,ou, plus précisément, à propos de l’image spatiale, ce “mélange hétérogène fonctionnant comme un tout” (La Sémiosphère, ch.8-13 de L’Univers de l’Esprit, Moscou: Ed.Université de Tartu, 1996, trad. Limoges: PULIM, 1999, p.147). Aurions-nous affaire, comme dirait Bakhtine, à un chronotope de la déterritorialisation?
- [9]
Gilles DELEUZE, Félix UATTARI, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris: Minuit, 1991, p.82.
- [10]
Massimo CACCIARI, Geo-filosofia dell’Europa, Milano: Adelphi, 1994; trad.fr.: Déclinaisons de l’Europe, Combas: Editions de l’Eclat, 1996. Dans une « notule pour l’édition française », Cacciari précise toutefois que « ce livre est né d’une conférence pour les Séminaires sur le thème Géo-philosophie de l’Europe, tenus à l’Université de Strasbourg en 1991 […] C’est à ce « titre » que je suis redevable à ses organisateurs, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, de l’élan de cette recherche » (p.14).
- [11]
- [12]
Massimo CACCIARI, L’arcipelago, Milano: Adelphi, 1997, pp.19-20.: « […] di kósmoi, strutture dotate d’ordine e dialoganti tra loro ».
- [13]
Hans Robert JAUSS, Pour une Esthétique de la réception, Paris: Gallimard, coll. TEL, 1990 (1975), p.290.
- [14]
Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie?, cit., p.112; 113.
- [15]
Dans La Production de l’espace, Paris: Anthropos, 1974 (plusieurs fois réédité depuis lors), p.412, Henri LEFEBVRE s’interrogeait déjà sur l’utilité d’ « une connaissance (science) de l’usage des espaces » – question sur le bien-fondé de laquelle il répondait ainsi: « Peut-être, mais liée à l’analyse des rythmes, à la critique efficace des espaces représentatifs et normatifs. Une telle connaissance pourrait-elle porter un nom, par exemple « spatio-analyse »[ puis « spatio-logie », p.465]? Sans doute, mais pourquoi ajouter une spécialité à une liste déjà longue? » Remarque juste et légitime, à laquelle la géocritique tente d’apporter une réponse, dont voici le premier élément: un quart de siècle a passé, et les rythmes se sont encore accélérés tout en se multipliant. Quatre ans après Lefebvre, Daniel BELL, l’un des promoteurs du postmodernisme américain, notait dans The Cultural Contradictions of Capitalism, New York , 1978, que les réflexions sur l’organisation de l’espace constituaient désormais le principal problème esthétique de la culture occidentale, après que la méditation sur le temps (Bergson, Proust, Joyce) eut occupé les esprits dans les premières décennies du siècle (même si la césure me semble un peu radicale: la pensée du temps et de l’espace humains sont probablement indissociables).
- [16]
Jean ROUDAUT, Les Villes imaginaires dans la littérature française, Paris: Hatier, coll. Brèves, 1990, p.23.
- [17]
- [18]
- [19]
- [20]
A ce titre, cette catégorie n’a pas été retenue dans le Dictionnaire des lieux imaginaires, Arles: Actes Sud, 1998. Voici le commentaire d’Alberto MANGUEL et de Gianni GUADALUPI, les auteurs: « Nous décidâmes d’exclure des endroits comme le Balbec de Proust, le Wessex de Hardy et le Yohnapatawpha de Faulkner, parce que ce sont en réalité des déguisements, ou des pseudonymes pour des lieux existants, et relevant du procédé qui permet à l’auteur de se sentir libre lorsqu’il parle d’une ville ou d’un pays qu’encombrerait, sinon, le paysage officiel » (p.8). A toutes fins utiles, ils ajoutent: « Mais c’est là que se brouille notre définition du mot « imaginaire » (p.8).
- [21]
Elio VITTORINI, Conversation en Sicile, Paris: Gallimard, 1948, p.213.
- [22]
La critique postmoderne anglo-saxonne a plus d’une fois analysé les relations entre monde factuel et mondes imaginaires, dont le recoupement forme la « zone » (le terme étant emprunté à Apollinaire). Dans Postmodernist Fiction, London & New York: Routledge, 1987, pp.45-47, Brian Mc HALE distingue quatre types de relations: la juxtaposition (d’espaces familiers non contigus), l’interpolation (d’un espace autre dans un espace familier, ou entre deux espaces familiers contigus), la surimpression (de deux espaces familiers, ayant pour effet de créer un espace tiers imaginaire), l’attribution erronée (d’une caractéristique à un espace familier qui en est dépourvu: ex: une chartreuse à Parme). La géocritique se devra d’explorer ces frontières du monde factuel. Il arrive également que la relation soit inversée, et que la boucle soit bouclée: parfois c’est le monde “imaginaire” qui marque de son empreinte le monde “réel”. Le petit village d’Illiers vivait une existence paisble à l’ombre de la cathédrale de Chartres jusqu’au jour où on apprit qu’une tante de Proust l’habitait, et que dans la Recherche il était devenu Combray. Le bourgeon éclipsa la souche, et Illiers devint Illiers-Combray.
- [23]
- [24]
Angelo ARA, Claudio MAGRIS, Trieste. Un’identità di frontiera, Torino: Einaudi, 1987 (1982), p.16: « Svevo, Saba, Slataper non sono tanto scrittori che nascono in essa e da essa, quanto scrittori che la generano e la creano, che le danno un volto, il quale altrimenti, in sé, come tale forse non esisterebbe ».
- [25]
- [26]
Il n’est cependant pas nécessaire que la ville ait un seul père ou une seule mère en littérature. La généalogie littéraire des grandes villes se perd dans l’indistinct, se noie dans la masse de tous ceux qui les ont fait vivre sur le papier. Londres ou New York, Rome ou Venise, Paris et d’autres sont elles aussi filtrées par le livre. Italo CALVINO le savait bien, qui écrivait: « Prima che una città del mondo reale, Parigi, per me come per milioni d’altre persone d’ogni paese, è stata una città immaginata attraverso i libri, una città di cui ci si appropria leggendo », in Eremita a Parigi, Milano: A.Mondadori, 1994, p.190.
- [27]
Gianfranco DIOGUARDI, « Lisbona fugge dalle acque », in Il Corriere della Sera, 24.01.1992: « […] la città come un libro da sfogliare prima ancora che da leggere ».
- [28]
Stefano MALATESTA, « Lisbona: Benvenuta con i sogni di Pessoa », in Panorama Mese, novembre 1985. Ces anecdotes italo-lisboètes sont recensées dans mon article: « L’Endroit où régnait l’envers: Perception littéraire de Lisbonne au XXe siècle », in Revue de Littérature Comparée, avril-juin 1995, pp.203-214.
- [29]
Julien GRACQ, La Forme d’une ville, Paris: Corti, 1988, p.28.
- [30]
Dans La Production de l’espace, op.cit., p.104, Henri LEFEVRE, tout en distinguant nettement représentation de l’espace (espace conçu) et espaces de représentation (espace vécu), estime que l’espace social est marqué par une multiplicité « comparable à un « feuilleté » (celui du gâteau nommé « mille-feuilles ») ». Pour peu que le mille-feuilles évoque en même temps la « texture » du livre (ce à quoi Lefèbvre ne semble pas songer), on obtiendrait une étonnante chaîne d’équivalences: livre = mille-feuilles = espace.
- [31]
Eugen FINK, De la Phénoménologie, Paris: Minuit, 1974 (1930-39), p.37. En fait, sich zeitigen pourrait se traduire: « se temporaliser ».
- [32]
- [33]
- [34]
- [35]
- [36]
Respectivement in Jean RICARDOU, Le Nouveau Roman, Paris: Seuil, 1978: manuscrit d’Alain ROBBE-GRILLET, « Réflexions sur la caméra », p.172; Michel BUTOR, Le Génie du lieu, Paris: Grasset, 1958, p.30; Nedim GURSEL, Un Long Eté à Istanbul, Paris: Gallimard, 1980, p.149; Milorad PAVIC, L’Envers du vent ou le roman de Héro et Léandre (inéd. en français); Irmtraud MORGNER, Noces à Constantinople (inéd. en français) ; Orhan PAMUK, Le Livre noir, Paris: Gallimard, 1994, p.280.
- [37]
Jean-Marc MOURA, L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris: P.U.F., 1998, p.41.
- [38]
- [39]
- [40]
Lawrence DURRELL, Le Carrousel sicilien, Paris: Folio/Gallimard, 1996 (1979), p.130.
- [41]
Les différentes perspectives ouvertes par les discours mettant en scène le Sujet et l’Autre sont notamment étudiées en pyscho-linguistique. A titre d’illustration, voici le schéma que présente Michel METZELTIN (Université de Vienne), « L’imaginaire roumain de l’Occident. Questions de méthode et essais d’application », in Imaginer l’Europe, Danièle Chauvin (éd.), Grenoble: Iris, 1998, p.176:
- [42]
La taxinomie est séduisante (surtout si l’on apprécie Gérard Genette), mais elle ne me semble guère opératoire dans un contexte géocritique. Outre que le récit littéraire, contrairement à certains articles de journaux, ne relève qu’accessoirement d’une « textualité à fonction identifiante (p.176) », il se pose ici la question du destinataire. S’il y avait présentation, il faudrait bien qu’elle s’adresse à quelqu’un, mais à qui? Le destinataire du livre n’est pas connu: le Lecteur Modèle (ou Implicite) est une abstraction. Pire: dresser un catalogue raisonné impliquerait que l’auteur évolue à l’intérieur de certaines limites. La promenade inférentielle du lecteur serait guidée, balisée à l’excès: on évoluerait dans un cadre stéréotypé. Le pluralisme n’est pas le propre d’un schéma, qui, afin que tout puisse être embrassé d’un seul coup d’oeil, évince la singularité – et l’originalité – de chaque représentation. La géocritique doit aboutir à un dicours sur un discours, et non à une schématisation (que Metzeltin réserve à la lecture d’articles de journaux bien spécifiques: ceux que la presse roumaine consacre à la position de la Roumanie dans le concert d’une Europe devenue communautaire ). L’archipel est mobile, ou il sombre dans une mer d’ennui.
- [43]
- [44]
Gilles DELEUZE, Félix GUATTARI, Qu’est-ce que la philosophie?, cit., p.24.
- [45]
- [46]
Fausta CIALENTE, Cortile a Cleopatra, Milano:A.Mondadori, 1973 (1936), p.170: « […] le strade malinconiche e maleodoranti delle vecchia città europea ».
- [47]
Lawrence DURRELL, Clea, Paris: U.G.E./Le Livre de Poche, 1992 (1960), p.378.
- [48]
Edwar AL-KHARAT, Citty of Saffron, London: Quartet Books, 1989, p.20: « The penetrating scent of native jasmine, and the smell of moist earth, wafted in me ».
- [49]
C’est justement dans la mesure où le référent imaginaire, lui, d’habitude, n’essaime pas, que la démarche géocritique s’applique mal aux espaces « imaginaires ». Mais il est des exceptions: on pourrait fort bien envisager une géocritique de la Ruritanie/Poldévie, telle qu’elle apparaît dans les oeuvres de Anthony Hope (Le Prisonnier de Zenda, 1894 – plusieurs fois porté à l’écran), Raymond Queneau (Pierrot mon ami, 1945) ou Jacques Roubaud (trilogie d’Hortense, 1985-1990).
- [50]
Daniel-Henri PAGEAUX, La Littérature générale et comparée, Paris: A.Colin, 1994, p.31.
- [51]
- [52]
cf Eugen FINK, op.cit., p.62: « Tout monde re-simulé est un monde de part en part imaginé quand même l’imagination ne serait pas intégralement productrice et prendrait en charge le monde déjà existant. Cette prise en charge modifie toute la teneur du monde, qui sort alors de la temporalité originaire pour entrer dans un temps de monde d’imagination ». La géocritique, en un sens, accompagne cette prise en charge tout au long de sa mise en oeuvre.
- [53]
Albert t’SERSTEVENS, Sicile, Sardaigne, îles Eoliennes. Itinéraires italiens, Paris: Arthaud, 1957, p.360.
- [54]
André PIEYRE DE MANDIARGUES, Le Lis de mer, Paris: Folio/Gallimard, 1972 (1956), p.123.
- [55]
Le stéréotype a fait l’objet de bien des études. Parmi les meilleures, on signalera celles de Daniel-Henri PAGEAUX, pour qui le stéréotype est essentiellement un facteur de consensus visant à la monosémie, appelant à l’établissement d’un « rapport de conformité entre une société et une expression culturelle simplifiée », et dérivant d’une « confusion de l’attribut et de l’essentiel », op.cit., pp.62-67.
Pour citer cet article
Bertrand WESTPHAL, "Pour une approche géocritique des textes", republié dans Bibliothèque comparatiste, n. 3, 2007. D'abord paru in La Géocritique mode d’emploi, PULIM, Limoges, coll. « Espaces Humains », n°0, 2000, pp.9-40, URL : https://sflgc.org/bibliotheque/westphal-bertrand-pour-une-approche-geocritique-des-textes/, page consultée le 22 Décembre 2024.