Théories et méthodes

Recherche topique et littérature comparée : un aperçu de l'histoire et des perspectives de l’approche critique de la SATOR
Résumé en français
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Résumé en anglais
L’article présente la méthode de l’analyse topique qui a été menée, dans les trente-cinq dernières années, par la Société d’analyse de la Topique Romanesque (SATOR). Si, à l’origine, son périmètre scientifique était celui de la littérature romanesque française d’Ancien Régime, elle évolue depuis un peu plus de vingt ans vers des recherches plus ouvertement comparatistes. Il s’agira de présenter le travail pionner de cette société sur les topoï, les évolutions des recherches avec l’avènement d’internet, les méthodes employées, les publications et les projets actuels.
This article presents the method of topical analysis that has been carried out over the last thirty-five years by the Société d'analyse de la Topique Romanesque (SATOR). Although its original scientific scope was French novelistic literature of the Ancien Régime, over the last twenty years it has evolved towards more openly comparative research. The aim is to present the pioneering work of this society on topoi, the changes in research with the advent of the internet, the methods used, publications and current projects.

ARTICLE

L’analyse topique, telle que la Société d’analyse de la Topique Romanesque (SATOR) la pratique, repose sur une expérience collective de recherche menée en continu depuis trente-cinq ans. Si elle a été pionnière dans le traitement informatisé de l’analyse littéraire et a devancé de plusieurs décennies les perspectives qui sont aujourd’hui celles des humanités numériques, son originalité n’est pas toujours véritablement perçue. Peu de collègues ont jusqu’à présent pris la mesure de la dimension de littérature comparée inhérente à sa problématique. Si, à l’origine, son périmètre scientifique était celui de «la littérature romanesque française d’Ancien Régime [1] », elle évolue depuis un peu plus de vingt ans vers des recherches plus ouvertement comparatistes. Le but de ce survol est de faire le point sur les prémisses de l’analyse topique et sur les perspectives actuelles.

 

Rappel historique et méthodologie

Commençons par un bref rappel historique. La Société d’analyse de la Topique Romanesque (SATOR) fut créée à la Sorbonne en 1987, à l’initiative d’Henri Coulet († 2018), de Eglal Henein (Tufts Univ. †2021) et de Nicole Boursier (Univ. of Toronto). Elle repose sur un réseau de chercheurs exerçant dans de nombreux pays (en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Australie) et mène de front depuis trente-cinq ans une activité scientifique ininterrompue, notamment par l’organisation de colloques annuels qui se sont tenus de part et d’autre de l’Atlantique et ailleurs dans le monde (États-Unis, Canada, Union Européenne – France, Portugal, Italie, Allemagne, Espagne – Maghreb, Australie, Afrique du Sud). Ces colloques annuels ont généré une très riche bibliothèque satorienne [2] . Chacun d’eux a été l’occasion d’explorer des méthodologies et des thématiques différentes ; pour ne donner que quelques exemples : «Violence et fiction jusqu’à la Révolution» (1994), «Homo narrativus» (1997), «Topique de la fuite» (1998), «Féminités et masculinités dans le texte narratif avant 1800» (2000), «Locus in fabula» (2001), «Tempus in fabula» (2004), «Topographie de la rencontre dans le roman européen» (2005), «Topique du public et du privé» (2010), «Fictions de l’imposture» (2013), «Topiques érotiques» (2014), «Natura in Fabula» (2015), «Maîtres et disciples» (2016), «Roman rose/roman noir» (2017), «Le manger et le boire» (2018), «Sons, voix, bruits et chants» (2019), «L’animal et l’animalité» (2022), «Topiques du langage et des langues» (2023).

Parallèlement, la SATOR s’est engagée dans les années 1990 dans la mise en place d’un thésaurus informatisé de topoï littéraires. Ce travail a commencé à l’Université de Montpellier où a été conçu le premier outil numérique créé par la SATOR pour la mise en place d’un thésaurus de topoï littéraires, Toposator. Avec l’apparition d’internet, il a ensuite été poursuivi au Canada, à l’université de Toronto, puis à McMaster et enfin à McGill, sous la direction de Stéfan Sinclair († 2020), qui a intégré à partir de 1997 les données logées dans Toposator dans un thésaurus interactif dénommé Satorbase(https://www.satorbase.org, lien désormais inactif). Ce thésaurus fut géré et alimenté collectivement sous la direction de Madeleine Jeay (Mc Master) et Daniel Maher (Univ. de Calgary, † 2021) par les membres de la SATOR de 1997 au printemps 2020. L’entreprise donna lieu à des initiatives connexes comme celle de Suzan Van Dijk (Huygens Institute for the History of the Netherlands, Amsterdam) qui a élaboré une banque de données consacrée aux femmes écrivains, tandis qu’une équipe dirigée par Jan Herman (U. K. Leuven) travaillait sur la topique préfacière et qu’Eglal Henein (Tufts University) élaborait la mise en ligne de l'Astrée. La base de données Utpictura18  créée par Stéphane Lojkine en 2001 offre pour sa part une banque de donnée de vingt mille images du Moyen Âge au xviiie siècle (enluminure, dessin, gravure, peinture, sculpture, tapisserie…etc), dont le point commun est le rapport fort qu’elles entretiennent avec la littérature et l’esthétique, soit qu’elles les illustrent soit qu’elles les nourrissent, élargissant ainsi la perspective de l’analyse satorienne à la dimension d’une topique intermédiale. Enfin, en 2015 le projet TOUCHER (Textes, Outils, Chercheur en réseau) mené sous la coordination de Madeleine Jeay, auquel ont travaillé des collègues de plusieurs universités canadiennes (Stéfan Sinclair à McGill, Madeleine Jeay et Francis Gingras à McMaster, Daniel Maher à Calgary, Ugo Dionne à Montréal et Hélène Cazes à Victoria) en s’appuyant sur un système d’analyse textuelle déjà développé par Stéfan Sinclair, s’est donné pour but de travailler à la possibilité d’interroger de vastes corpus de textes afin notamment d’améliorer le repérage topique par l’analyse littéraire informatisée, ouvrant ainsi la voie à une restructuration du thésaurus des topoï.

Voilà donc un bref survol de cette entreprise originale dont la dynamique de recherche est indéniable, qui a très tôt anticipé l’apparition des ‘humanités numériques’ et dont les objectifs sont parfois assez mal cernés, même s’il est désormais possible de mieux les appréhender grâce à la mise en place en 2015 de la revue en ligne TOPIQUES. Etudes satoriennes  hébergée par l’Université de Victoria (Colombie Britannique) et désormais intégrée à la plateforme erudit.org, ainsi qu’au carnet de recherche de la SATOR (https://sator.hypotheses.org) fondé en 2020.

Même s’il ne fait aucun doute que la recherche satorienne, telle que nous allons tenter ici de l’éclairer, a pleinement sa place dans le champ de la littérature comparée et que cela sera dans les années à venir de plus en plus le cas, elle s’inscrivait à l’origine, comme nous l’avons rappelé, dans une perspective d’histoire de la littérature française. Ce n’est pas un hasard si c’est Henri Coulet qui en a été le principal instigateur, lui dont Le Roman [français] jusqu’à la Révolution (1967) a été un livre de référence pour tant d’étudiants. Et l’on pourrait même dire que ce livre à lui seul définissait à l’origine le périmètre scientifique des études satoriennes, celui de la «littérature française d’Ancien Régime». La perspective était historique, la matière était romanesque, le domaine était délimité par ce que l’habitus universitaire germanophone définit comme Nationalphilologie (à la Allgemeine und Vergleichende Literaturwissenschaft)et la périodisation était délimitée, du Moyen Âge à la fin du xviiie siècle. La dénomination choisie laissait surtout clairement apparaître la limitation générique : il s’agissait d’explorer la topique romanesque, champ que la SATOR, sans renoncer à son nom (associé à un logo faisant signe vers le ‘carré magique’), a eu tendance ces dernières années à élargir en topique narrative, voire topique fictionnelle.

 

Qu'entend la SATOR par analyse topique ?

Résumé à son noyau essentiel, la définition semble plutôt simple : est considéré comme topos littéraire toute «configuration narrative récurrente» – définition qui fut en quelque sorte après quelques premiers balbutiements le compromis de ralliement pour des chercheurs qui se retrouvèrent sur ce terrain d’entente commun et qui pensaient qu’il valait la peine d’expérimenter ensemble leurs intuitions et conjectures en croisant leurs compétences et leurs domaines de spécialités. Il s’agissait à vrai dire d’un objet théorique non identifié, quasiment impossible à situer clairement dans la cartographie institutionnelle du savoir. En cette époque de vives passions scientifiques et de prolifération de théories narratives qu’étaient les années 1980, la démarche était aussi vacillante qu’entêtée. Le sentiment partagé au départ était en tout cas que la question de la doxa, indissociable du topos au sens rhétorique du terme, était aussi centrale dans le domaine de la fiction narrative que dans celui du discours [3] , qu’entre le tissage narratif d’un roman par enchaînement de situations et la force de conviction rhétorique par l’emploi attendu mais étonnant de figures convenues et réinventées il y avait non pas une identité de nature, mais un mode de fonctionnement comparable, et que donc quelque chose de la force de la fiction narrative relevait de la réactivation d’une mémoire permettant une orientation du sens dans la construction romanesque.

C’est bien cette intuition de départ qui a donné son impulsion à la recherche satorienne. Celle-ci est partie du constat que si c’est un fait avéré que sans cesse des configurations narratives reviennent – et en revenant se modifient et suscitent d’autres enchaînements – ce phénomène pourtant si décisif n’avait jamais jusqu’alors donné lieu à des analyses fines. Henri Coulet, purement historien de la littérature, était deleuzien à sa manière, dans la mesure où il était persuadé que c’était la différence qui faisait la répétition, qu’il fallait prendre en littérature la récurrence narrative comme une puissance et non comme la marque d’une impuissance d’innovation [4] .

Mais une fois l’intérêt reconnu pour cet objet non identifié, comment le traiter? Fallait-il classifier, dans la continuité des grandes entreprises de classification comme celles de Aarne-Thompson pour les contes folkloriques? Fallait-il plutôt privilégier l’attention à des enchaînements plus ou moins longs de «phrases topiques» faisant apparaître des suites signifiantes, des «morphologies» au sens de l’analyse proppienne? Fallait-il s’attacher plutôt aux sèmes sous-jacents [5] de ces configurations narratives repérées comme récurrentes ou plutôt les analyser comme autant de «phrases fictives» (personnage/action/circonstances)? Aborder les questions par la voie thématique ou mettre l’accent sur la nature proprement narrative du topos au sens satorien du terme ? Ces questions ont longtemps agité la communauté satorienne et l’évolution des travaux des chercheurs et chercheuses qui s’y rattachent montre bien que l’importance croissante prise par la dimension thématique n’a pas vraiment éloigné la SATOR de ses objectifs. Il n’y avait à vrai dire sur tous ces points aucun consensus, si ce n’est celui que des résultats pourraient apparaître au terme d’explorations d’ordre expérimental et de la mise en commun de recherches individuelles, potentiellement motivées par des conceptions différentes du topos.

Se trouve en effet au cœur de l’entreprise satorienne la conviction qu’il faut réunir les forces en présence pour accompagner ces explorations expérimentales en tirant profit de la différence des compétences [6] et des mémoires de lecture ; l’idée aussi qu’en accompagnant les différentes analyses qualitatives de la constitution d’un corpus de topoï il serait possible de se donner un instrument exploratoire commun. C’est de là qu’est né le projet de constitution d’un thésaurus de topoï narratifs : il s’agissait d’une part d’une entreprise collaborative menée à partir de quelques principes communément acceptés comme pertinents, chaque chercheur ou chercheuse étant invité.e à alimenter le thésaurus et à débattre sur les dénominations topiques proposées ; mais d’autre part, le thésaurus informatisé des topoï narratifs était aussi, et reste encore aujourd’hui, une sorte de boussole commune, un instrument utile pour mener de nouvelles explorations, mouvant par ailleurs, et soulevant sans cesse de nouvelles questions.

Cependant, l’analyse topique est aussi une entreprise individuelle fondée sur une phénoménologie de l’expérience littéraire puisque ce qui distingue le repérage topique tel que pratiqué ici, c’est qu’il n’est possible que parce que le découpage d’unités ressenties comme dignes d’êtres découpées dans le flux d’un ensemble textuel, que celles-ci soient ‘inventées’ (découvertes) ou reconnues comme confirmant tel ou tel topos déjà répertorié, est chaque fois un point de départ nouveau dans un champ de savoir et d’expérience de lecture propre à chaque chercheur.e.

C’est ce processus de repérage par intuition, de navigation grâce à la «boussole» du thésaurus et d’application à de nouvelles analyses des potentialités descriptives et interprétatives offertes par l’historique des travaux de la SATOR qui distingue justement l’analyse satorienne d’approches fonctionnelles comme par exemple celle de la morphologie proppienne, où la raison d’être de chaque unité narrative est qu’elle a une fonction dans une suite. Un topos narratif est une unité narrative intuitivement repérée, puis nommée, comme si elle était une sorte de nom propre, sur le seul critère de sa réapparition. Et c’est le traitement de cette récurrence en fonction de chaque éclairage thématique nouveau qui permet à l’analyse d’infinies variations. C’est ce qui fait du topos un instrument permettant d’ouvrir de nouvelles problématiques. Il ne s’agit donc pas de fonctionnalités déterminées en lien avec tel ou tel ordre narratif signifiant mais de similitudes que l’on dégage dans une très vaste multiplicité de textes et parfois sur la très longue durée. On pourrait donc dire que les topoï narratifs sont des images mémorielles, mais de nature narrative et non visuelle ou symbolique [7] , souvenirs de récurrences narratives que l’on met en rapport les uns avec les autres et dont on analyse les relationsen évaluant la différence et la transformation que la récurrence suscite. Le topos narratif est un fragment d’histoire qui se détache d’une multiplicité et qui, renvoyant à un fragment semblable, le déplace, le transforme, le déconstruit. Et c’est alors le rôle de l’analyse topique d’en déployer les potentialités. Le repérage topique et son traitement présupposent donc un processus de comparaison entre situations narratives à la fois semblables et différentes par leur co-texte (leur environnement textuel immédiat) et leur contexte (social, historique, culturel) ; il s’interdit de présupposer un socle premier, une origine de sens et de structure, un type ou un archétype narratif, et de rabattre la répétition, qui est toujours le point de départ d’une bifurcation, sur une identité première. Il y a donc un paradoxe entre l’alimentation du thésaurus comme «magasin» de potentialités offertes à l’analyse permettant de donner au topos une configuration précise, déclinée par principe sous la forme d’une «phrase topique» (sujet, verbe, compléments, circonstances), et le fait qu’à chaque fois qu’une ‘image topique’ apparaît avec netteté dans le processus de repérage, le semblable, venu du passé, se différencie et s’enrichit par l’interprétation et l’analyse. Au terme de ce processus, le résultat de l’analyse permet de toujours dégager de nouvelles potentialités, ce qui est a fortiori le cas à partir du moment où l’intégration d’une perspective comparatiste conduit à relancer le processus encore plus loin.

 

De la topique romanesque d’Ancien régime à l’analyse topique générale et comparée : évolution et avenir

L’analyse topique implique inévitablement une dimension comparatiste. D’une part d’innombrables situations topiques au sens satorien du terme sont constitutives du dialogue des textes  sur la très longue durée par reprise et variation et renvoient à des configurations narratives présentes dès l’Antiquité (romans grecs et latins ; innombrables récits inclus dans les mythes, sans parler de la forte dimension intermédiale, du rôle déterminant de l’ekphrasis et de l’hypotypose comme procédés permettant d’articuler scène et récit, visualisation et narrativisation) et constituant un très vaste magasin topique où la littérature n'a cessé de puiser. D’autre part la circulation des topoï narratifs en Europe constitue de vastes domaines d’analyse que certain.es satorien.nes s’attachent particulièrement à explorer depuis plusieurs années [8] . Dans son intervention lors du congrès de la SFLGC de Paris en 2021 sur «Les populations fictionnelles» et dans l’article qui en est issu, à paraître prochainement dans la publication électronique (sur Fabula) faisant suite à ce congrès, Yen-Maï Tran-Gervat démontre la pertinence de l’analyse topique dans une perspective comparatiste à partir d’une scène récurrente, celle de la bagarre dans une auberge, aussi présente en littérature (Cervantes, Scarron, Fielding, John Gay, Marivaux, Diderot etc.) que dans la peinture ou la bande-dessinée.  La démarche consiste à exposer très méticuleusement et par étapes comment il est possible dans une multiplicité de situations narratives comparables d’articuler la différence entre les deux niveaux de l’interprétation topique que sont la récurrence des structures et la singularité des occurrences. Elle montre que la «scène d’auberge» crée un cadre narratif dans lequel peuvent se déployer plusieurs topoï et qu’elle contient en elle-même d’autres critères récurrents décisifs, en premier lieu celui de la foule impliquée dans cette scène, qui est elle-même l’enjeu de différenciations et de distinctions entre premier plan et arrière-plan. L’article montre que l’analyse topique est bien une « anatomie » qui permet de comparer des scenarios différents obéissant à des déroulements narratifs récurrents. Mais elle est aussi une démarche transversale, ouverte et multiple, qui permet de dégager dans une perspective comparatiste des relations directes ou indirectes entre textes. C’est en ce sens qu’elle se situe à l’opposé d’une démarche classificatoire et se distingue clairement de l’analyse structurale des récits avec laquelle on pourrait risquer de la confondre.

La nécessité d’un élargissement comparatiste du corpus satorien a clairement été affichée en 2005 dans le programme du xixe colloque de la SATOR, intitulé «Topographie de la rencontre dans le roman européen [9] » et réaffirmée deux ans plus tard lors du colloque organisé par Françoise Lavocat et Guiomar Hautcœur sur la topique du mariage [10] . Dix ans après le colloque de Clermont-Ferrand, la dimension comparatiste était encore très présente lors du xxixe colloque organisé à Nantes (2015) par Isabelle Trivisani-Moreau et Philippe Postel, Natura in Fabula, et ce fut encore le cas pour xxxie colloque organisé à Aix-en-Provence en 2017 par Stéphane Lojkine, pour n’en citer que quelques-uns.

Plus généralement, on constate une ouverture de plus en plus grande de l’analyse topique satorienne à des approches inhabituelles qui permettent de déplacer les questions plus traditionnelles, concentrées sur des micro-récits ou des constituants fondamentaux de la fiction comme le temps, l’espace, le lieu [11] , à des problématiques-pivot entre fiction et non-fiction comme ce fut par exemple le cas avec la question de la topique de la figure du mentor, traitée par le xxxecolloque organisé par Véronique Duché à l’université de Melbourne en 2016 [12] . Cette évolution comparatiste de la SATOR est devenue encore plus prometteuse ces trois dernières années. Ainsi, pour les ateliers de la SATOR envisagés pour 2020 puis finalement organisés en distanciel en 2021, Yen-Maï Tran-Gervat a proposé à plusieurs collègues comparatistes d’exploiter leurs propres domaines, nouveaux pour la SATOR, à partir des outils de l’analyse topique : Claire Cornillon a ainsi proposé d’examiner sous cet aspect les séries télévisées américaines ; Claudine Le Blanc, des contes chinois et indiens ; Pierre Leroux des romans africains contemporains anglophones et francophones. À la suite de ces rencontres virtuelles, Claudine Le Blanc et Jean-Pierre Dubost envisagent de diriger un des prochains numéros de TOPIQUES. Etudes satoriennes autour du thème «Topiques narratives d’Orient et d’Occident [13] ». Les ouvertures comparatistes sont donc de plus en plus marquées.

Le carnet de recherche de la SATOR accueille par ailleurs des articles exploitant la base. Dans l’un d’eux, la médiéviste Madeleine Jeay propose d’examiner le topos ABANDONNER_ENFANT, qui se trouve dans le roman de Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être ; dans un autre Jean-Pierre Dubost analyse de manière méthodique le premier livre du Décaméron de Boccace. Comme l’indique son titre («Mise à l'épreuve de SATORBASE par la lecture du Décaméron»), il s’agit de considérer ce texte comme l'occasion d'opérer un retour critique sur le travail de repérage et de définition topique en confrontant les résultats d'une analyse fine du texte aux dénominations topiques listées dans le thésaurus déjà existant. Une place importante y est accordée à la réflexion sur la nature multiple d’un topos, dont l’existence dépend non pas d’une structure sous-jacente supposée ou de telle ou telle catégorie pré-existante dont il serait la réalisation, mais de l’angle d’attaque et du «pouvoir de résolution» de la lecture.  Car souvent la même séquence narrative peut être «éclairée» différemment, chaque éclairage permettant de faire apparaître et de générer un topos différent pour un seul et même récit ou micro-récit. L’analyse topique des nouvelles du premier livre du Décaméron permet ainsi de montrer qu’il peut exister plusieurs topoï pour une même séquence, et pas seulement plusieurs séquences pour un seul topos. Ce travail est l’occasion d’une approche critique des points les plus délicats de l’analyse topique, notamment la question de la dénomination. La mise en évidence de ces points de méthode était importante au moment où le billet a été écrit (et fait l’objet d’une discussion en interne documentée sur le site), puisque briser l’unicité de relation entre un topos et une occurrence confirmait le besoin de dépasser l’architecture statique de SATORBASE qui reposait sur une relation de 1 à 1 entre topos et occurrence, l’architecture informatique ayant finalement prolongé une période antérieure, celle des années 1980, où l’exploration des topoï s’appuyait sur les fiches que les participants aux colloques étaient invités à remplir quand ils préparaient une communication.

Parallèlement, à l’occasion de la pandémie le noyau le plus actif de la SATOR qui s’est réuni régulièrement en visioconférence a entamé une réflexion désormais très avancée sur une refonte du thésaurus des topoï (le site Satorbase étant devenu inexploitable et inaccessible) afin de refondre la base pour en faire un outil exploratoire interactif et réfléchir sur l’avenir de cet aspect du travail satorien. Lors des Ateliers de 2021, deux collègues spécialistes des humanités numériques (Ioana Galleron et Glenn Roe) ont été invités à dessiner quelques perspectives possibles pour une Satorbase 2. Grâce au travail remarquable de nos collègues canadiens spécialistes de littérature française et membres historiques de la SATOR, Daniel Maher et Madeleine Jeay, les données brutes de Satorbase ont pu être récupérées et la possibilité d’élaborer une nouvelle base de topoï se concrétise chaque jour un peu plus. Yen-Maï Tran-Gervat, présidente de la SATOR depuis 2016, vient d’obtenir une «chaire croisée» de deux ans (2022-2024) de l’Université Sorbonne Nouvelle et de l’université de Montréal (en partenariat avec Ugo Dionne) pour développer ce projet.

A l’occasion du XXXVe  colloque de la SATOR organisé par Yen-Maï Tran-Gervat  à Paris en 2023 [14] , Ioana Galleron a présenté au bureau de la SATOR les résultats d’un travail effectué au cours d’un stage de trois mois par Céline Hellal, étudiante en Humanités numériques à la Sorbonne Nouvelle, dans l’outil Opentheso d’Humanum (CNRS).  Cette nouvelle base de données est déjà opératoire et va devoir maintenant être alimentée, notamment à partir des données de SATORBASE, mais aussi grâce aux très nombreux topoï proposés lors des différents colloques. Elle aura une incidence majeure sur les travaux de la SATOR, puisqu’elle permettra des explorations souples et transversales, alors qu’il était impossible avec l’architecture statique de l’ancienne base de données de naviguer d’un topos à l’autre ou de faire apparaître l’ensemble des topoï et occurrences reliées à un concept de recherche donné. L’interrogation de la nouvelle base, en faisant apparaître des relations insoupçonnées entre les topoï, permettra à la recherche topique de confirmer certaines hypothèses de recherche et à tout utilisateur de faire des recherches transversales grâce au décloisonnement des dénominations topiques et des contenus textuels qui les accompagnent. La nouvelle base fera l’objet d’un atelier et d’un nouveau point d’étape à l’occasion du colloque de clôture de la «Chaire croisée» à Montréal en juillet 2024.

Dans tous ces domaines, ainsi que dans celui de l’analyse topique intermédiale ou genrée menée respectivement sous la direction de Stéphane Lojkine et Suzan van Dijk, les recherches se poursuivront. Les croisements des recherches et l’élargissement du périmètre de l’analyse font plus que jamais entrer la recherche topique dans le champ comparatiste. Ce n’est guère étonnant, étant donné la nature même de l’analyse topique, dont l’objet de recherche n’est par principe jamais isolé. Dans une perspective de littérature générale et comparée, la recherche topique a encore infiniment à apporter. Nous ne pouvons qu’inviter d’autres comparatistes à apporter leur énergie, leurs compétences et leur imagination à ce champ riche et ouvert. Bien sûr, la communauté de recherche satorienne, accueillante depuis toujours, aura besoin à l’avenir de se renouveler, de pouvoir s’appuyer encore plus sur de jeunes chercheuses et chercheurs de toutes spécialités ; mais l’idée est aussi que ce champ puisse être exploré également hors des colloques et autres événements organisés par la SATOR ; que les outils et les méthodes que les Satorien.nes ont développés au fil des décennies puissent servir largement à la recherche et à l’enseignement des littératures et autres formes narratives.

Notes

  • [1]

    C’est ainsi que les statuts de la SATOR  définissaient son but à l’origine et ce n’est qu’avec le colloque de Clermont-Ferrand (2005) que l’analyse de la topique romanesque a explicitement débordé ces limites. De même l’article 2 des statuts selon lequel la SATOR a pour but «l’étude de la topique romanesque» est devenu en 2013 «a pour but l’étude de la topique narrative de la littérature romanesque française et étrangère».

  • [2]

    Voir sur le carnet de recherche de la SATOR, l’onglet «Etudes satoriennes», les billets «Colloques de la SATOR, 1987-2019 » et «Les ateliers de la SATOR».

  • [3]

    Voir les définitions du topos proposées par Michèle Weil et Pierre Rodriguez en 1996 ainsi que le texte de Jan Hermann «Qu’est-ce que le topos narratif ?» dans «Les outils théoriques de la SATOR : rappel historique»,  et Michèle Weil (1990), «Comment repérer et définir le topos», repris dans TOPIQUES. Etudes satoriennes 2/2016, Réfléchir le topos narratif.

  • [4]

    Pour une réflexion sur les paradoxes qui en découlent, voir Jean-Pierre Dubost, «Topos, répétition et différence» [2006], TOPIQUES. Etudes satoriennes, 2, 2016.

  • [5]

    Pendant un certain temps, la notion de ‘toposème’ fut ainsi proposée.

  • [6]

    Compétences diverses soit en fonction des barrières traditionnelles séparant médiévistes, dix-septiémistes, dix-huitiémistes ou d’une approche théorique plus ou moins dominante. Le recueil d’articles réunis par Madeleine Jeay et Jean-Pierre Dubost pour le volume 2/2016 de TOPIQUES. Études satoriennes, «Réfléchir le topos narratif» offre une image de cette diversité d’approches et de compétences.

  • [7]

    Mais on peut aussi prendre en considération une association des deux : c’est ce que permet le travail de Stéphane Lojkine documenté par le site Ut pictura 18, déjà cité.

  • [8]

    Voir par exemple les recherches de Marta Anacleto sur la topique de la fiction pastorale, de Véronique Duché sur les Amadis et les romans sentimentaux en France et en Espagne, celles de Jean-Pierre Dubost sur la littérature libertine ou encore celles de Yen-Maï Tran-Gervat sur la topique des romans comiques européens aux XVIIe et XVIIIe, qu’elle a initiée dès les colloques SATOR de 2004 et 2005 (voir l’article issu de celui de 2005 dans le n°2 de TOPIQUES. Etudes satoriennes) et dont un exemple est développé ci-après.

  • [9]

    Actes publiés aux PUBP en 2008.

  • [10]

    Actes publiés en 2014 chez Peeters sous le titre Le Mariage et la loi dans la fiction narrative avant 1800.

  • [11]

    La série Locus in Fabula (Paris, 2000), Tempus in Fabula (Calgary, 2004), Natura in Fabula (Nantes 2015).

  • [12]

    Actes publiés par Véronique Duché, Madeleine Jeay et Yen-Maï Tran-Gervat dans TOPIQUES, 4/2018.

  • [13]

    J-P Dubost avait déjà indiqué cette voie dans son article paru dans le n° 1 de TOPIQUES, «Du Pañatantra aux ‘fables de Pilpay’. Composition textuelle et transmission culturelle de la topique orientale-occidentale de l’amitié».

  • [14]

    «Topiques narratives du langage et des langues», à l’université Sorbonne Nouvelle. Le programme est ici.

Pour citer cet article

Yen-Maï Tran-Gervat et Jean-Pierre Dubost, «Recherche topique et littérature comparée : un aperçu de l'histoire et des perspectives de l’approche critique de la SATOR», Bibliothèque comparatiste, n. 14, 2024

, URL : https://sflgc.org/bibliotheque/tran-gervat-yen-mai-et-jean-pierre-dubost-recherche-topique-et-litterature-comparee-un-apercu-de-lhistoire-et-des-perspectives-de-lapproche-critique-de-la-sator/, page consultée le 29 Avril 2024.