Littérature et Arts Visuels

Le défi de l’incomparable. Pour une étude des interactions entre littérature et photographie
Résumé en anglais
Literature and Photography : tentative interactions This article concerns the influence of photography on narrative fiction, from its first appearance as a subordinate device to its current use in almost any contemporary form of creation. Outlining the main formal characteristics of photography, the study seeks to highlight their effects on narratives, i.e. the use of photographs as illustrations to narrative, the role of composition in emphasising visibility, the perpetual quest for extra realism, the invention of literary forms encouraged by photography, the degree of veracity demonstrated in fictional photographs, the snap-shooting of live instants in many modernist novels, the imaginative way photography has been warped by the surrealists, the mix of verbal descriptions and photographs in experimental contemporary photo-stories, etc. Examples are taken from the works of writers like Flaubert, Rodenbach, Kafka, Cendrars, Morand, Breton, Valéry, Robbe-Grillet, Barthes, W.G. Sebald, S. Calle, W. Boyd, J. Berger, A. Ernaux, B. Peeters and M-F. Plissard, and of photographers such as Muybridge, Man Ray, J.-A. Boiffard, G. Freund, H. Cartier-Bresson, P. de Fenoyl, Brassaï, D. Roche, E. Boubat.

ARTICLE

 

Il me semble maintenant que ce travail de l’écriture a dépassé et enrichi la transcription photographique immédiate, et que, si je tentais demain de retrouver la vision réelle pour la photographier, elle me semblerait pauvre.

Si je l’avais photographiée immédiatement, et si la photo s’était révélée « bonne » (c’est-à-dire assez fidèle au souvenir de l’émotion), elle m’appartiendrait, mais l’acte photographique aurait oblitéré, justement, tout souvenir de l’émotion, car la photographie est une pratique englobeuse et oublieuse, tandis que l’écriture, qu’elle ne peut que bloquer, est une pratique mélancolique […]

Hervé Guibert, "L’image parfaite", L’Image fantôme, Minuit, 1981, p. 24

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L’apparition des premiers daguerréotypes à partir de 1839 ne fut pas seulement celle d’un nouveau type d’images venu s’ajouter aux gravures et aux peintures, ce fut surtout l’avènement d’une mimesis mécanique et d’une pratique de représentation qui répondait aux attentes de la société moderne et amorçait une révolution culturelle, dont le plein effet ne cesse de se faire sentir de nos jours. Avec la photographie s’ouvrit, en effet, l’ère de la prédominance du visuel que tant d’inventions ultérieures, du cinématographe à Internet, vinrent conforter. Les perfectionnements du matériel de prise de vue et des procédés chimiques, qui se succédèrent rapidement dans la seconde moitié du XIXe siècle, en rendirent la pratique de plus en plus aisée, tout en démontrant au grand public les exceptionnelles capacités de visualisation et de mémorisation  qu’offrait la photographie.

Parmi les premiers adeptes de la photographie au XIXe siècle, les écrivains furent souvent les plus enthousiastes : Nerval s’embarque pour l’Orient, en 1843, avec tout un équipement de daguerréotypie et l’espoir, rapidement déçu en raison de son inexpérience, de rapporter des documents exceptionnels. Hugo, en exil à Jersey, ne tarda pas à comprendre le profit qu’il pouvait tirer de cette technique ; il se procura un appareil et réalisa avec ses proches plus de trois cent cinquante photos entre 1853 et 1854 [1] .  Zola était un photographe chevronné qui s’intéressait aux aspects les plus techniques de la prise de vue ; des expositions récentes ont révélé l’abondance et la qualité des clichés qu’il réalisa au cours des années 1890, en famille ou lors de son voyage en Italie [2] . Que dire de Pierre Loti qui, dans le manuscrit de son Journal intime, a glissé plus de six cents clichés, vues stéréoscopiques ou petites "glaces à images", dont les plus anciennes remontent à 1872 !

Pourtant, la photographie, alors même qu’elle élargissait son public et diversifiait ses usages, restait considérée comme une technique auxiliaire, sans prétention artistique, dont l’utilité essentielle était de permettre une exploration plus poussée du réel. Baudelaire, inquiet de voir les images trop parfaites des photographes être préférées aux visions imaginaires des peintres et des poètes, critiqua sévèrement une technique qui lui paraissait consacrer un goût vulgaire de la réalité au détriment de l’imagination [3] . Il n’est que le premier d’une série d’écrivains qui, de Balzac à Thomas Bernhard, ont refusé la photographie et condamné ses prétentions [4] .

Au cours des dernières décennies du XIXe siècle, l’omniprésence des images photographiques et leur capacité à investir d’autres domaines d’expression ont poussé des écrivains, qui étaient eux-mêmes photographes ou voulaient travailler avec des photographes, à explorer l’étroite bande d’interférences entre deux univers sémiologiques aussi différents. Ces tentatives, sans aboutir à des œuvres vraiment convaincantes, ouvraient la voie à une réflexion théorique, qui, de nos jours, porte aussi bien sur le fonctionnement visuel du récit, désormais modélisé par la photographie, que sur l’aptitude des photographies, lorsqu’elles sont introduites dans une fiction, à dépasser leur instantanéité et à fonctionner comme des repères de la narration.

Divers ouvrages récents ont retracé l’acclimatation de la photographie dans l’univers des artistes et des écrivains depuis son invention. D’autres se sont penchés sur l’influence modélisante qu’elle a exercée sur le réalisme littéraire et, en partie aussi, sur le symbolisme [5] . Bien loin de répéter des formules déjà tentées, les relations entre la pratique littéraire et celle de la photographie n’ont jamais été aussi diverses qu’aujourd’hui. S’agissant d’en donner un aperçu aussi complet que possible, il serait absurde de limiter notre attention aux seules œuvres littéraires dans lesquelles des photographies ont été introduites à titre d’illustrations. Et encore plus absurde de voir dans ce corpus limité une contribution inédite à l’histoire littéraire... La photographie aujourd’hui ne se contente plus des tâches ancillaires dans lesquelles Baudelaire voulait la confiner, elle envahit les arts plastiques, irrigue toute la création artistique et établit des ponts entre des secteurs d’activité très divers. Pour nombre d’écrivains, elle est devenu un outil de travail, une source d’inspiration, le révélateur privilégié de la sensibilité contemporaine. Notre étude partira plutôt d’un relevé des traits définitoires de ce nouveau médium et tentera de montrer en quoi ils sont susceptibles d’agir par contrecoup sur les frontières de la littérature, d’infléchir les fins et les moyens de l’écrivain. Il nous faudra nous limiter à la présentation générale d’une problématique qui, à la lecture d’études récentes, s’avère infiniment diverse et complexe, dans l’espoir de suggérer de nouvelles voies de recherche dans cet immense domaine.

1. Cadrage 

La pratique photographique a offert à la critique littéraire récente certaines de ses catégories les plus fécondes : le cliché, le stéréotype, la focalisation ou le gros plan. Bien qu’elle ne soit pas née avec la photographie, la notion de cadrage, entendue comme délimitation précise des contours d’une scène ou d’un récit, a pris grâce à elle une importance plus marquée qui s’est rapidement traduite dans la série littéraire par une tendance générale vers le visuel. Aux premiers temps de l’héliographie, ce qui étonnait, en effet, dans les images produites par la chambre noire, c’est qu’elles reproduisaient  absolument tout le visible contenu dans les limites de l’objectif. Au grand scandale de Delacroix, qui y voyait le signe de leur infériorité artistique, elles ne subissaient ni la sélection que le principe d’utilité impose instantanément à l’œil, ni les modifications et hiérarchisations que le dessinateur et le peintre ont coutume d’introduire pour attirer l’attention sur un point et organiser l’image dans un sens déterminé. Le mécanisme de la prise de vue et les réactions chimiques nécessaires au développement produisent une image homogène, dont tous les détails sont offerts à la vue de la même façon et contribuent également à la signification (ou à l’absence de signification) du cliché. Cette vision pleine et égale, mais strictement encadrée, semble résulter d’une découpe nette, pratiquée au sein de la réalité. C’est alors tout le réel qui, exhibé sur la photo, cesse d’être voilé et impénétrable, comme l’avaient vu les Romantiques, et tend à s’identifier à sa visualité. La vision parfaite associée au cadrage est l’atout essentiel de l’image photographique, car, comme Zola lui-même l’a reconnu [6] , elle permet de faire voir des détails que la vision ordinaire, soumise à l’urgence utilitaire, aurait ignorés. Pour Walter Benjamin, c’est une dimension visuelle entièrement nouvelle qui émerge du cadre d’une photographie : grâce à lui nous accédons à l’inconscient de la perception ordinaire :

Car la nature qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’œil – autre, d’abord, en ce que, à la place d’un espace consciemment disposé par l’homme, apparaît un espace tramé d’inconscient. S’il nous arrive par exemple couramment de percevoir, fût-ce grossièrement la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement, la révèlent. Cet inconscient optique, nous ne le découvrons qu’à travers elle, comme l’inconscient des pulsions à travers la psychanalyse [7] .

Contrainte imposée au réel, le cadre photographique est en même temps entièrement dépendant du choix de l’opérateur : il y a dans ce paradoxe un jeu et une tension qui ne peuvent qu’exciter l’imagination des écrivains. Le cadrage invite à l’inventaire, à l’exploration minutieuse et exhaustive d’un espace que les auteurs auront élu arbitrairement. La fascination de l’inventoriable qui guide Michel Butor dans La Modification ou Alain Robbe-Grillet dans La Maison de rendez-vous prend sa source dans la photographie. Lorsqu’il écrit La Vie mode d’emploi, Georges Perec ne peut pas avoir le tableau de Valène, resté inachevé, pour seule référence visuelle; il avait certainement à l’esprit les combinaisons et les rêveries que suggèrent les vieux albums de photos [8] . Parmi les artistes contemporains qui outrepassent les frontières entre images et textes, Christian Boltanski et Sophie Calle se caractérisent par leur goût des inventaires – listes de qualificatifs ou de noms propres –, associés par collage à des planches-contact ou intégrés dans un montage photographique.

L’exactitude de la reproduction photographique qui frappait  le public des premiers temps de ce nouveau médium, ne tarda pas à devenir l’argument récurrent de ses détracteurs pour qui pareille exhaustivité était source d’insignifiance et de laideur [9] . En effet, le plein visuel de l’image photographique n’empêche en rien son  "manque" de sens lorsque le cadrage n’obéit à aucune intention repérable et que la fantaisie de l’opérateur prend le pas sur le souci de désignation. Il suffit qu’aucun élément contextuel ne permette d’identifier son objet pour que ce qui était connu et familier de l’opérateur prenne les apparences du fantomatique et de l’Unheimliche pour le spectateur. Dans un passage du Château, Kafka fournit un exemple de cadrage qui, à l’opposé de l’immédiateté habituelle de la photographie, ne fait sens qu’au prix d’un tâtonnement interprétatif: l’hôtesse de l’auberge, où K. est descendu, souffre d’une profonde neurasthénie. Ayant attiré K. dans sa chambre, elle lui montre une vieille photographie qu’elle a sortie de sous l’oreiller :

[…]dites-moi ce que vous voyez,  j’aime toujours entendre parler de cette photo. Alors… quoi ?– Un jeune homme dit K.– C’est ça, dit l’hôtesse, et que fait-il ?– Il est couché, me semble-t-il, sur une planche, il s’étire et il bâille.– L’hôtelière se mit à rire.– Vous vous trompez, dit-elle.– Voilà pourtant la planche ! Il est couché ! Il est couché dessus ! dit K. en s’obstinant.– Regardez donc de plus près, dit l’hôtesse avec irritation, est-il vraiment couché ?– Non, dit alors K., il n’est pas couché, il plane ; maintenant je vois, ce n’est pas une planche, mais une corde probablement, et le jeune homme fait un saut en hauteur.– Vous voyez bien ! dit l’hôtelière rassérénée, il saute ; c’est l’entraînement des messagers officiels. Je le savais bien que vous le verriez [10] .

K. identifie enfin l’objet de la photo, mais il ne perçoit pas pour autant ce que cette relique représente pour l’hôtesse, cet « endroit sensible » qu’une liaison ancienne avec Klamm a laissé en elle par delà les années. Dans ce dialogue, Kafka ironise sur l’a priori ontologique qui reste attaché à la photographie : la pauvre image froissée peut bien attester un fait précis du passé –la faveur accordée par Klamm –, elle échoue à restituer ce passé dans toute sa réalité et son intensité affective. Pire, elle prend la place d’une possibilité fictionnelle dans laquelle le récit , sans elle, aurait pu s’engouffrer [11] .

2. Du réalisme en photographie et en littérature

Si le discours critique sur le réalisme en littérature utilise souvent le vocabulaire de la photographie, censée garantir la représentation la plus exacte, il ne le fait jamais que par métaphore, car l’écrivain qui cherche à aller aussi loin que possible vers le visuel, ne peut le faire qu’à travers la successivité du langage, en tentant de suggérer chez son lecteur un "continuum" visuel. Il peut espérer que la multiplication des détails visuels, leur assemblage en un contexte récurrent, et leur présentation selon une focalisation constante tout au long du récit pourront faire surgir dans l’esprit du lecteur une image visuelle, si instable soit-elle. La projection de la simultanéité spatiale dans la continuité diégétique, à laquelle nous contraint l’écriture, a une incidence particulière sur la question de la référence et sur le statut de vérité de la littérature. Il y a là une différence irréductible avec la photographie que Denis Roche ne cesse de souligner :

[…] le cadre de l’image photographique se remplit instantanément et complètement, ce qui ne veut rien dire en littérature où tout se joue selon une notion d’au fur et à mesure, de poursuite et non de remplissage, de tracé et non de complétude, de déroulement et non de densité. D’un côté une lente et sourde imprégnation, de l’autre une immédiate, une effroyablement immédiate impression [12] .

Le labeur prodigieux de Flaubert pour parvenir, dans et par la langue, à une "abstraction" de la réalité porte à son point suprême l’ambition du réalisme au XIXe siècle. Il implique un renoncement total à l’image qui "tue" les mots et l’invention d’un équivalent purement verbal de l’expérience réelle. En éliminant du récit toute trace de subjectivité, en limitant autant que possible la place du narrateur, Flaubert parvient à cette forme de cadrage direct de la réalité qui faisait l’admiration de Maupassant, en particulier dans Madame Bovary :

 C’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où [13] .

Or la nouveauté de ce roman était la réponse de Flaubert au défi de cette photographie dont Maxime du Camp lui avait révélé les immenses possibilités, lors de leur voyage en Egypte, quelques années auparavant. À la vue des images obtenues par son ami, l’écrivain avait dû reconnaître leur qualité, mais il s’était hâté d’écrire à Louise Colet que la littérature, sous sa plume, saurait triompher  de cette concurrence :

Je sens pourtant que je ne dois pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l’entends dans ma tête et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales [14] .

La voix des perroquets, car les photographies ne savent que répéter et, celle des cigales, car elles ont besoin du soleil pour s’exprimer. Le roman flaubertien s’efforcera de "montrer la nature telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus [15] ", afin de parvenir à une saturation visuelle équivalente à celle produite par les photographies. Pour Flaubert, c’est le style qui doit se transformer en "technique exposante", rivalisant dans le champ du langage avec la mécanique, l’optique et la chimie de la photographie :

Absorbons l’objectif et qu’il circule en nous, qu’il se reproduise au-dehors, sans que l’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse […]. Soyons des miroirs grossissants de la réalité extérieure [16] .

La photographie, autour de 1850, est pleinement en phase avec le désir de la société de voir s’élargir le champ des connaissances positives et se diffuser plus largement les savoirs. Elle sert très adéquatement un idéal de visibilité qu’elle ambitionne d’étendre non seulement à l’ensemble du monde extérieur, mais aussi aux zones inaperçues de l’intériorité. En 1878, dans The Horse in Motion, Muybridge prouve que la photographie est capable de restituer les différentes phases du galop d’un cheval, alors qu’elles échappent à l’œil nu. A cet élargissement de la vision objective, les appareils à pellicule souple viendront bientôt ajouter les ressources infinies d’une vision subjective que le photographe peut désormais tenter de capter et d’explorer selon son désir ou au hasard des circonstances. Son rôle dans le cadrage et l’éclairage, l’influence de ses intentions lors du tirage et des retouches transforment son coup d’œil en vision. Le photographe se rapproche ainsi de ce "poète voyant", qui, venu du romantisme, reste le modèle des avant-gardes poétiques au début du XXe siècle [17] . Pierre de Fenoyl, un des photographes majeurs des années 1960, n’hésitera à revendiquer pour la photographie cet idéal poétique :

Être photographe, c’est matérialiser une intuition poétique de la réalité. C’est la recevoir pour « apporter un au-delà » que l’on ne soupçonne que par la poésie [18] .

3. Portrait et photogénie

De toutes les photos, les portraits sont celles qui dérogent le moins à la règle du cadrage ; c’est de lui qu’ils tiennent la présence et le relief quasi charnel que Gisèle Freund a su donner à ses portraits d’écrivains [19]  : ces images savamment cadrées viennent décevoir ou conforter les représentations vagues que nous nous faisons de ces auteurs en lisant leurs œuvres. Le genre du portrait n’a eu qu’une existence discontinue en littérature, mais récemment, l’écrivain Pierre Michon a tiré d’étonnants portraits textuels de ses auteurs préférés : Rimbaud, Beckett, Faulkner, en s’appuyant sur l’interaction entre la belle apparence de leur photographie et l’image intime et fervente acquise à leur lecture [20] . Le propos de Michon, dans ces textes, n’est pas de fournir un équivalent verbal des photographies dont ils s’inspirent, mais plutôt de parvenir à inscrire leur puissance vitale dans cette langue charnue et violente qui est la sienne à travers l’évocation de leurs itinéraires de vie et d’écriture. Car ces portraits montrent aussi combien la littérature reste éloignée de la présence immédiate et pleine qu’apporte l’image photographique la moins concertée.

L’amateur d’albums de photos se posera souvent la question: existe-t-il une beauté purement photographique, dont la littérature n’aurait aucun équivalent ? Une beauté intrinsèque des choses qui ne se serait révélée qu’avec les premiers daguerréotypes, parce qu’elle est subtilement liée à l’empreinte héliographique ? L’écrivain et photographe Denis Roche y croit fermement et la définit comme "la beauté insoupçonnée de l’entièreté de la matière, et le début même, non pas de sa réalité, mais de sa présence [21] ". Il existe très peu d’éléments permettant de donner à la photogénie un début d’objectivité ; pourtant on la trouve souvent mentionnée dans les premiers ouvrages consacrés à l’esthétique de la photographie pour désigner le privilège qui permet à certains lieux ou à certains visages, lorsqu’ils sont placés sous une lumière adéquate, de laisser une plus belle empreinte sur la pellicule. Jean Epstein, dans un petit essai sur le cinéma, d’inspiration très futuriste, célébrait l’avènement de la beauté photogénique, révélée par l’objectif de la caméra et destinée à s’imprimer dans la mémoire visuelle des spectateurs :

On parlait de nature vue à travers un tempérament ou de tempérament vu à travers la nature. Maintenant il y a une lentille, un diaphragme, une chambre noire, un système optique. L’artiste est réduit à déclencher un ressort. Et son intention même s’éraille aux hasards. Harmonie d’engrenages satellites, voilà le tempérament. Et la nature aussi est autre. Cet œil voit, songez-y, des ondes pour nous imperceptibles, et l’amour d’écran contient ce qu’aucun amour n’avait jusqu’ici contenu, sa juste part d’ultraviolet [22] .

Musidora, Rudolf Valentino, Charlot, et, plus tard, Greta Garbo, Louise Brooks ou Marlène Dietrich ne semblaient-ils confirmer l’existence d’une beauté que seuls l’objectif et l’écran pouvaient révéler ? Le public s’arrachait leurs portraits photographiques, tandis que Louis Feuillage, Aragon, Soupault, Ivan Goll en faisaient des icônes de la modernité. En fait, tout essai de définition de la photogénie se détourne de l’objet photographié, pour mettre en valeur le rôle de la maîtrise technique du photographe. La question de la technique marque une différence essentielle entre photographie et littérature : comme le montrent les itinéraires d’un Stieglitz, d’un Kertész ou d’un Frank, il n’y a pas de grand photographe qui n’ait été d’abord un parfait technicien avant de trouver son langage personnel. L’écrivain, lui, peut se passer d’apprentissage et trouver d’emblée le style qui l’imposera au public, comme l’ont prouvé, dans la période récente, les réussites fulgurantes de Modiano, de Sagan, de Yasmina Khadra et de tant d’autres.

4. Instantanés

Le photographe capte, happe, surprend, fixe, fusille, accumule, tandis que l’écrivain poursuit, rature et poursuit encore sa quête d’une improbable expression définitive. La rapidité du photographe contre la lenteur de l’écrivain… Existe-t-il en littérature l’équivalent de la fraîcheur des photographies de Jacques-Henri Lartigue, du coup d’œil ironique d’Erwitt Elliott ?

Avec l’invention par Georges Eastman, en 1880, de la pellicule gélatine et son adaptation dès 1888 à un appareil portable, le photographe acquiert non seulement une mobilité plus grande, mais surtout la possibilité de relier directement la prise de vue à son regard [23] . Il découvre alors "l’occasion", la chance ou la grâce des instants uniques, qui font les grandes photographies. Une véritable esthétique de la photographie va naître qui, d’une technique au service de la vue, en fera un art du regard. La visibilité, l’effet de présence et la beauté photogénique qui faisaient le mérite des premières photographies font place à d’autres qualités : l’instantanéité, l’originalité, la surprise, le choc. Le photographe moderne sera constamment à l’affût, prêt à capter l’étincelle de cet "instant décisif" dont parle Henri Cartier-Bresson à propos de son recueil Images à sauvette (1952). Confirmation de la part d’Édouard Boubat : "Le joueur de temps sait qu’il n’y a  pas de second instant [24] ."

Dès lors, la photographie s’accorde avec l’une des tendances les plus marquées au sein de l’avant-garde littéraire et artistique, celle qui consiste à tenter d’approcher la vie au plus près, d’en adopter le mouvement et d’en mimer les changements constants. Pour y parvenir, les mouvements d’avant-garde ont proclamé la nécessité de réformer le langage et les codes traditionnels de la représentation au profit d’une saisie aussi directe que possible du flux accéléré des événements et des sensations. Au début du XXe siècle, l’appareil photographique correspond parfaitement à ce programme et il n’est pas étonnant que divers poètes d’avant-garde l’aient pris pour modèle d’une saisie brutale et froidement objective du monde extérieur. En 1924, Cendrars publie Kodak, un recueil de poèmes qui s’inspire ouvertement des albums photographiques. Cet apparentement s’affiche bien sûr dans le titre, qui valut à l’éditeur une protestation de la branche française de la firme Kodak, mais aussi dans la composition du recueil qui s’avéra un montage de textes préexistants. Cendrars, en effet, avait "découpé" plusieurs passages pittoresques dans le roman de Gustave Le Rouge, Le Mystérieux Docteur Cornélius, et le récit d’exploration de Maurice Calmeyn, Au Congo belge, et les avait présentés comme autant de "choses vues" qu’il aurait rapportées d’un voyage autour du monde [25] . Les images captées furtivement à la lumière du magnésium ont marqué également l’imaginaire de Paul Morand, qui dans ses premiers recueils de nouvelles s’est efforcé de saisir "l’homme d’un temps, d’une année, d’un jour dont il fallait fixer sur l’heure la chronique [26] . " Il publie, en 1928, U.S.A.-1927. Album de photographies lyriques, un ensemble de poèmes qui fixaient les moments forts d’un récent périple aux États-Unis. Chaque poème se réfère à un souvenir précis que l’auteur se garde bien de raconter en détail, se contentant d’énumérations ou d’une succession d’images violentes. Le modèle photographique est évident tant ces poèmes s’apparentent, comme l’observe Catherine Douzou, à "une juxtaposition  d’instantanés censés se produire simultanément ou successivement dans le temps, dans une épiphanie de flashes événementiels, sensoriels, émotionnels, d’images discontinues qui défient la rationalité [27] ." On trouverait d’autres exemples d’une poésie de la "chose vue", recherchant l’expression la plus factuelle et la plus resserrée, dans les avant-gardes européennes des années 1920, chez Feuchtwanger [28] , par exemple, dont les poèmes reflètent l’esprit de la Neue Sachlichkeit picturale et photographique, ou chez Marinetti, promoteur d’un théâtre "futuriste synthétique" qui reposait essentiellement sur la simultanéité et l’instantané [29] .

5. Cela a eu lieu

En tant que document, la photographie a la qualité très particulière d’attester l’existence de ce qu’elle représente : tel fait s’est produit, telle personne a existé puisqu’une photo en garde la trace. Ce qu’elle nous montre est indubitable, sauf à supposer une manipulation, un montage ou un maquillage, qui pourrait tromper le spectateur, mais ne retirerait rien à la fonction d’attestation de la photo. La littérature aimerait rivaliser avec cette puissance persuasive, mais son matériau, le langage, ne la possède par directement. Valéry, invité à s’exprimer sur les apports de la photographie lors du centenaire de son invention [30] , remarquait que l’association de la visualisation et de l’attestation donnait à ce médium une supériorité inégalable et pourrait retirer à la littérature certaines tâches devenues inutiles comme celle de décrire. Si soignée qu’elle soit, remarque Valéry, la description littéraire suscite autant de visions différentes que de lecteurs et n’accède jamais à l’objectivité dont toute photo bénéficie :

Ainsi l’existence de la Photographie nous engagerait plutôt à cesser de vouloir décrire ce qui peut, de soi-même, s’inscrire ; il faut bien reconnaître qu’en fait, le développement de ce procédé et de ses fonctions a pour conséquence une sorte d’éviction progressive de la parole par l’image [31] .

L’aspect positif de cette évolution, pour Valéry, c’est que les écrivains peuvent désormais se consacrer à la "littérature pure", définie par ce qu’elle seule peut obtenir :

Elle se garderait alors et se développerait dans ses propres voies, dont l’une se dirige vers la perfection du discours qui construit et expose la pensée abstraite ; l’autre s’aventurant dans la variété des combinaisons et des résonances poétiques [32] .

Plaidoyer pro domo ? Ces deux directions sont en effet celles-là mêmes qu’avait suivies l’auteur de Monsieur Teste et de La Jeune Parque. Mais Valéry étend son diagnostic à l’histoire, qui, plus que la littérature, selon lui, doit désormais tenir compte de l’évidence photographique. L’historien, attaché à une restitution positive du passé, va être poussé par cette concurrence à décomposer son récit en une série de "choses vues", s’il ne veut pas que son récit ne soit  plus que littérature… Partout où son objectivé est entrée en concurrence avec des genres littéraires antérieurs, comme les essais didactiques, les ouvrages documentaires ou les grands reportages, la photographie a fini par l’emporter. Albert Londres et Andrée Viollis, comme tous les grands reporters des années 20, acceptaient la présence d’un photographe à leur côté, lorsqu’ils partaient enquêter, puis, très vite, le reportage photographique s’est imposé et a occupé la première page des magazines, évinçant leurs récits. Accompagnés de superbes photographies, les reportages que Philippe Soupault réalisa pour Vu en Allemagne et aux États-Unis témoignent déjà de cette tension entre textes et images qui aboutira au triomphe des magazines de photoreportages comme Life ou Paris-Match [33] .

6. Photographie et illustration 

Roland Barthes, passionné de photographie et l’un des premiers à en étudier la  sémiologie, la définissait comme un « message sans code », un message dont le sens reste flottant tant qu’il n’est pas fixé par un message linguistique complémentaire [34] . En substituant aux codes de la représentation littéraire ou picturale une mimesis automatique, la photographie rendait possible un plaisir des yeux séparé de la production d’un sens, une sorte de magie lumineuse comparable à celle des lanternes magiques et des kaléidoscopes, ses ancêtres immédiats. Si l’on essaie de définir ce plaisir des yeux, on voit qu’il se résume souvent à la jouissance de la pleine visibilité d’un objet ou de la luminosité intrinsèque d’un visage, c’est-à-dire à la contemplation de singularités photogéniques qui tiennent à la simple présence, au seul être-là des objets. Il n’est en rien connecté à une logique textuelle. Ceci explique peut-être qu’il n’y ait guère eu de collaborations entre écrivains et photographes avant la fin du XIXe siècle. Lorsque Georges Rodenbach, en 1892, choisit d’ajouter au texte de son roman Bruges la Morte une série de trente-cinq vues photographiques de la cité flamande, il légitime leur présence comme faisant partie de son intention, mais sans utiliser le mot "photographie" :

C’est pourquoi il importe, puisque ces décors de Bruges collaborent aux péripéties, de les reproduire également ici, intercalés entre les pages : quais, rues désertes, vieilles demeures, canaux, béguinage, église, orfèvrerie du culte, beffroi [35] .

L’écrivain symboliste a probablement été intéressé par la tension et peut-être même le malaise que ferait naître chez le lecteur l’apparition de photographies banalement réalistes au fil d’un récit qui est lui-même entièrement voué à l’évocation du silence et de l’ambiance en noir et blanc de la cité flamande. Rodenbach s’est servi de documents provenant d’une agence de "vues touristiques" ; il les a fait placer dans le texte imprimé à proximité des passages où les lieux ou les objets photographiés sont mentionnés. Ils ancrent naïvement le récit dans un espace réel, mais n’apportent aucun sens supplémentaire , ne génèrent aucune osmose poétique avec le texte, tout au plus prolongent-ils par leurs teintes grises et leur cadrage austère une rêverie que le rythme lent et envoûtant du récit suffit à produire par la seule force des mots [36] .

Les recherches d’Hubertus von Amelunxen et de Paul Edwards ont révélé qu’en France, à la même époque et jusqu’en 1910 environ, nombre d’ouvrages littéraires étaient parus avec des illustrations photographiques. De la part de Jean Lorrain ou de Pierre Loti, l’insertion de photographies [37]   constituait surtout une curiosité, rendue possible par les progrès des techniques de reproduction et d’impression, héliogravure et similigravure. Elle procédait d’une conception de l’illustration qui tendait à une figuration précise des épisodes et des décors de l’action romanesque. Ces premiers photorécits, rapidement relayés dans la presse par la diffusion de la phototypie, sont tombés dans l’oubli parce qu’ils n’étaient pas conçus dans un esprit d’expérimentation et de remise en cause des statuts respectifs du texte et de la photographie. Il faudra attendre que la photographie se voie reconnaître une capacité d’expression autonome pour que sa mise en relation avec des textes devienne véritablement féconde.

7. "Explosante fixe"

Ce qui à la fin du XIXe siècle et au cours des deux premières décennies du XXe siècle a retenu l’attention des historiens de la photographie, ce sont les efforts divers pour la promouvoir comme un art nouveau et faire oublier l’origine mécanique qui la réservait aux fonctions subalternes. Le surréalisme, qui fut en France le premier mouvement littéraire à accorder une place importante aux photographies dans ses publications [38] , n’a pas avalisé d’emblée cette reconnaissance artistique, mais l’a au contraire mise en question dès les premiers numéros de La Révolution surréaliste. Alors qu’André Breton était prêt à considérer à égalité un tableau et une photographie et à les présenter dans les mêmes conditions d’exposition, un autre courant, représenté par Pierre Naville et Jacques-André Boiffard, tenait à conserver le lien de la photographie avec la sphère pratique et à la présenter comme un instrument de résistance à la culture traditionnelle, comme un geste anti-esthétique [39] . Cette divergence est à l’origine d’un malentendu sur ce qu’on appelle la photographie surréaliste. Quand Breton aborde l’œuvre de Man Ray ou celle de Max Ernst, dans La Peinture surréaliste, il mentionne d’emblée l’origine photographique, qui est à la base des rayographies du premier et des photomontages du second. Quelques années plus tard, dans une notice consacrée au photographe mexicain Manuel Alvarez Bravo, Breton le présente comme un artiste, qui associe discernement et émotion et a su s’élever "à ce que Baudelaire a appelé le style éternel [40] ." Face à ce rehaussement esthétique, il y a ceux qui ne veulent voir dans la photographie, le cinéma ou la publicité, que des manifestations éphémères et anonymes de la vie moderne : les fortes images de Man Ray, de Brassaï et de La Poupée de Bellmer, publiées dans Le Minotaure illustrent cette approche d’une photographie qui ne serait ni réaliste, ni sur-réaliste, mais informe, comme l’est la matière avant toute catégorisation et tout assemblage formel. C’est en pensant à ce courant de desesthétisation de la photographie, qui l’emportera lors de l’exposition internationale du surréalisme en 1938, qu’il faut revenir à Nadja et aux clichés que Breton avait commandés à Boiffard pour illustrer son récit.

Les quarante-quatre photographies qu’il avait prévues initialement pour Nadja, - leur nombre augmenta légèrement dans la réédition de 1962 – sont présentées par Breton, dans l’avant-propos, comme devant servir à garantir l’authenticité des faits autobiographiques rapportés par le récit : les lieux essentiels seraient évoqués par des cartes postales permettant de faire l’économie de ces descriptions dont le premier Manifeste du surréalisme avait dénoncé la vanité; des photos d’identité présenteraient ceux des surréalistes qui étaient cités dans le récit [41] . Jacques-André Boiffard, qui apprenait la photographie dans l’atelier de Man Ray et venait de rejoindre le groupe surréaliste, fut chargé de ces prises de vue. Breton, souhaitant obtenir une convergence du texte et des photos de manière à produire «un livre plus troublant» lui demanda de trouver des angles de prise de vue qui révèlent le caractère ouvert et passant d’un espace urbain que l’habitude et la hâte rendent étriqué. De fait, certains des clichés de Boiffard, pris de biais, allongent les rues à l’infini, tandis que d’autres présentent comme étrangement déserts des commerces qui étaient connus pour être d’ordinaire très fréquentés. Ajoutés lors de la réédition de 1962, le portrait d’Eluard par Man Ray ou le photomontage des yeux de Nadja surprennent, car le détail de ces visages réels ne laisse rien passer de la personnalité profonde de ces personnages que le récit présente comme des voyants ou des spirites. À travers ces photos, Breton tente-t-il de faire éprouver à ses lecteurs l’état d’hallucination auquel il était parvenu auprès de Nadja ? Certaines photos évoquent plus précisément les hantises de son personnage : celle du "Bois et Charbon" de la rue Mouffetard introduit l’image du bûcher dont le symbole maléfique revient quelques pages plus loin avec la photo du monument à Etienne Dolet, victime de l’Inquisition, avant que l’immense affiche de publicité des lampes Mazda n’en fasse triompher le symbole positif et moderne.

La photographie dans Najda va donc bien au-delà du rôle modestement illustratif qu’elle avait dans Bruges-la-Morte : elle dispose les repères visuels de la quête de sens et d’identité que Breton avait ouverte dès la première ligne du texte en posant la question : "Qui suis-je ?" Il introduira à nouveau des photographies de Man Ray et de Brassaï dans L’Amour fou, confirmant ainsi que le surréalisme a beaucoup plus à voir avec le dispositif photographique et son automatisme mécanique qu’avec la peinture, fût-elle d’esprit surréaliste.

8. Photo et roman, romans-photos

Toutes les formes d’illustration d’un texte par une photographie mènent à la même conclusion : il est impossible de les percevoir simultanément, de voir l’image et de déchiffrer le texte tout en saisissant immédiatement le rapport de sens qui les lie : "On a beau dire ce qu’on voit, notait Michel Foucault, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit […] [42] ".  Alain Buisine en donne la confirmation dans son analyse des "aventures photolittéraires" de Sophie Calle, "L’entraînement propre à la linéarité de la lecture tend à supprimer le report aux clichés, le spectacle des photos qui immobilisent l’œil tend à faire oublier le texte [43] ." Sa conclusion est qu’à l’évidence il n’existe pas d’image texto-visuelle comme l’on parle d’image audio-visuelle. En introduisant des photographies et des reproductions de cartes postales dans ses romans, le romancier allemand W. G. Sebald cherche à jouer de la successivité qui s’établit entre la lecture du récit et l’observation de la photographie ; il prend soin de justifier narrativement chaque cliché reproduit dans son roman ; ces photos ne sont là que pour  fixer les espaces qui se sont déjà esquissés dans l’imagination du lecteur. Mais il sait aussi que le regard du lecteur aura nécessairement balayé l’image et se sera inscrit dans sa mémoire avant toute lecture de la page. Outre ces clichés réellement reproduits, mais dépourvus parfois de véritable fonction narrative , il multiplie les photographies purement fictionnelles qui sont décrites, mais restent invisibles, comme le portrait de Gracie Irlam, la belle sonneuse de cor de chasse, qui, dans le récit "Max Ferber" accueille le narrateur à la pension Arosa [44] . Toutes les formes de croisement et de superposition entre le texte et l’image photographique sont utilisées dans ce récit ; on y trouve même le cas d’un laborantin qui, à force de manipuler les sels argentiques, était devenu une sorte de plaque photographique et dont le visage et les mains "bleuissaient sous une lumière intense et donc, pour ainsi dire, se développaient [45] ."

Une autre façon de prendre son parti de cette incompatibilité, c’est de donner la priorité à la prise de vue et à la tension nerveuse et mentale qui l’accompagne dans l’espoir que les photos ainsi produites créeront l’envie d’en parler, de les commenter, d’en faire le point de départ d’un récit où photos et textes finiront par "tenir ensemble". L’écrivain Denis Roche – lui-même photographe - considère que la photographie en tant que plastique se suffit à elle-même et "ne dit qu’elle même [46] " ; en revanche certaines photos ne livrent entièrement leur contenu que si le contexte de leur saisie est explicité. C’est ainsi que, selon lui, une littérature peut naître de cet art du départ que sont les photos, se nourrir à son tour de la crise que le shot a arrêtée “juste à temps.” Pour cela, il veille à ce que l’acte photographique s’inscrive sur le cliché comme moment singulier de sa propre existence, soit en faisant en sorte que l’appareil photo y soit visible, soit en se glissant lui-même, seul ou avec sa compagne, devant le site photographié, de manière à ce que le cliché soit à la fois une image plastique et un certificat de vie [47] . C’est à juste titre que Hubert Damisch reconnaît dans les photographies de Denis Roche un véritable "travail d’écriture" puisqu’elles sont généralement organisées en un espace de fiction selon que le temps y est plus ou moins instantané ou posé, contracté ou étendu [48] .

Dans la création contemporaine, des évolutions parallèles rapprochent la photographie et le récit fictionnel. Avec Philippe Ramette, Pierre [amp] Gilles ou Sophie Calle, se dessine clairement une tendance de la photographie contemporaine qui va au-devant de la fiction et de l’imaginaire. La façon dont Sophie Calle associe photographies et séquences narratives est particulièrement intéressante par l’effet de retour qu’elle provoque sur chacun de ces domaines : en accompagnant de photographies le récit de ses expériences peu conventionnelles, elle jette une certaine suspicion sur la valeur testimoniale de ces documents, mais, inversement, ils empêchent le récit de verser complètement dans la fiction, le lecteur se demandant quelle part doit être faite à l’expérience réelle et à la fiction mystificatrice. C’est assurément cette déstabilisation des rapports entre domaines d’expression, qui caractérise le mieux l’évolution actuelle des rapports entre littérature et photographie.

La photographie, comme composante de l’œuvre littéraire? Certains écrivains y croient, comme Annie Ernaux qui, dans L’Usage de la photographie, récit à deux voix d’une relation amoureuse, fait précéder le récit de chaque rencontre par la photographie de ses vêtements et ceux de son partenaire éparpillés sur le sol de leur chambre. Le récit, fait à tour de rôle par chaque partenaire, en donne la description minutieuse et relate les circonstances de la prise de vue. À l’opposé de ce dispositif ouvertement exhibitionniste, la capacité d’attestation des photographies peut servir à faire passer pour vraie une pure fiction. Le romancier anglais William Boyd [49] , a poussé à l’extrême le procédé déjà décrit chez W. G. Sebald : dans Nat Tate, il présente une série de photographies, qui, avec des dessins et des témoignages, sont censées documenter la vie d’un peintre complètement imaginaire dans le New York avant-gardiste des années 1950. Les poncifs de la biographie de l’"artiste maudit" sont indirectement dénoncés par la facilité avec laquelle ils sont accrédités par cette illustration mensongère. Le livre de John Berger et Jean Mohr Another Way of Telling travaille, lui aussi, sur l’interaction entre photographie et récit en renversant la logique habituelle de l’illustration. En effet, après un "photo-essay" de présentation du photographe Jean Mohr et un chapitre consacré aux théories de John Berger sur la photographie, le troisième chapitre met en œuvre ces idées en tentant l’expérience d’une histoire racontée uniquement au moyen de photographies. Fictive, elle raconte la vie d’une vieille paysanne, née dans les Alpes, au début du XXe siècle, restée célibataire et revenue vivre dans son village. À partir d’un choix d’images disparates, prises les unes à Paris, les autres en Turquie, la narration se fraye un chemin dans l’esprit du spectateur grâce à ce que John Berger appelle " une langue des apparences". Non content de suggérer la continuité d’une existence grâce aux correspondances établies d’une image à l’autre, John Berger parvient à rendre perceptible la distinction entre les images mentales de la vieille femme se rappelant son passé et les photos qui objectivent sa situation présente, au moment du récit. La disposition des photos sur la page sert à préciser des contextes et oriente la lecture dans le sens du récit. John Berger conclut de cette expérience que la photographie n’est pas prisonnière de l’instant et du lieu qui l’ont vu naître et peut parfaitement servir à raconter une histoire en laissant le lecteur établir des continuités entre les images d’un album où elles sont juxtaposées, comme le sont  les souvenirs dans la mémoire.

Explorant également les interactions possibles entre le roman et la photo, Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart tentèrent, dans les années 1980, de réhabiliter le genre trop fade du roman-photo en prenant pour point de départ non plus un scénario écrit, mais les réalités photographiques. Dans Fugues, les mêmes événements étaient présentés à travers trois séries de photographies, qui, par leurs variations, suggéraient un développement narratif. Comme John Berger, ils en viennent assez rapidement à supprimer le texte et, dans Droit de regards, à tenter un récit résultant d’effets purement photographiques, tandis que l’album Prague, paru la même année, repose au contraire sur une relative autonomie des textes et des images, le roman-photo consistant plutôt à confronter deux récits, l’un contemporain, l’autre situé en 1948. En posant en principe qu’une véritable image ne saurait être réduite par une légende, Benoît Peeters et Marie-Françoise Plissart touchent aux limites de l’exercice : leurs photographies ne dépendent plus du texte et "jouent" dans l’espace du récit en y injectant une surabondance de réalité dont il n’a pas l’emploi. Dès lors, les correspondances entre les photographies et les textes deviennent momentanées et reposent moins sur des contenus - objets ou personnages photographiés – que sur des cadrages récurrents qui servent de repères dans la narration.

Le basculement récent de la photographie dans l’ère numérique et les fonctionnalités innombrables offertes par les logiciels de traitement et de stockage photographiques annoncent de nouveaux développements dans les relations entre les textes littéraires et les images héliographiques. Née avec la modernité, la photographie n’a jamais cessé d’être tout à la fois l’agent propagateur et le champ d’expérience d’une esthétique moderne basée sur les mélanges et les interactions entre domaines d’expression.

Éléments bibliographiques

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PHOTOGRAPHIE ET ROMANESQUE, textes réunis et présentés par Danièle MEAUX, Études romanesques, n°10, Lettres Modernes Minard, Caen, 2006

 

Notes

  • [1]

    Exposition “En collaboration avec le soleil. Victor Hugo, photographies d’exil”, Musée d’Orsay, 1998. Les références complètes des ouvrages consultés sont données dans notre bibliographie.

  • [2]

    Exposition “ Zola et la photographie”, Musée Niepce, Châlons-sur-Saône, 1982.

  • [3]

    Ce qui ne l’empêcha pas de succomber lui-même à la tentation de l’objectif et de laisser son ami Carjat réaliser de superbes portraits albuminés de lui. Voir à ce sujet l’article de Jérôme Thélot, 1999.

  • [4]

    Hostilité très vive aussi de la part d’Henri Michaux : « Il n’y aura pas de photos de moi, ni seul, ni en groupe. […] Mes livres montrent ma vie intérieure. Je suis, depuis que j’existe, contre l’aspect extérieur, contre ces photos appelées justement pellicules, qui prennent la pellicule de tout, qui prennent tant qu’elles peuvent les maisons familiales ou autres, les murs, les meubles, tout ce qui est permanent et stabilité et que je n’accepte pas, au travers de quoi je me vois passant. » Lettre à Henri Bréchon, juillet 1958, citée par J.-P. Martin, Henri Michaux, Biographies/N.R.F., Paris, Gallimard, 2003, p. 541.

  • [5]

    En particulier, les ouvrages de Philippe Ortel,2002 et de Paul Edwards, 2008.

  • [6]

    « Vous ne pouvez pas dire que vous avez vu quelque chose à fond, si vous n’en avez pas pris une photographie révélant un tas de détails qui, autrement, ne pourraient même pas être discernés. » cité par Daniel Grojnowski, 2002, p. 11.

  • [7]

    Walter Benjamin, 1996, p. 11-12

  • [8]

    Tel celui qu’il tient en mains au début de chacune des deux parties du film Récits d’Ellis Island, histoires d’errance et d’espoir, qu’il réalisa avec le cinéaste Robert Bober, en 1979. Elvire Perego indique que cet album était composé de photographies de Lewis Hine, de cartes postales, de prospectus, de photographies de tournage et de quelques photographies de famille. In Je ne suis pas photographe, Photo Poche n°100, Actes Sud, 2006, p.128.

  • [9]

    Sur le premier accueil critique de la photographie, voir la thèse de Paul-Louis Roubert sur le modèle photographique dans la critique d’art de 1839 à 1859 (Université Paris I).

  • [10]

    F. Kafka, Le Château, in Œuvres complètes, t. I, trad.A. Vialatte-Cl. David, Gallimard, Paris, La Pléiade, 1976, p. 571.

  • [11]

    Bien loin d’être évidentes, les photos, pour Kafka, sont hermétiques et exigent un lourd labeur de restitution : “Ou bien est-ce que vous croyez que l’insondable réalité, qu’au cours de toutes les époques passées des légions de poètes, d’artistes, de savants et autres magiciens ont affrontée dans l’angoisse de leurs désirs et de leurs espoirs…, que cette réalité qui se dérobe sans cesse, nous allons désormais l’atteindre en appuyant simplement sur le bouton d’un mécanisme à deux sous ? Cet appareil automatique ne représente pas un perfectionnement de l’œil humain, il représente uniquement une vertigineuse simplification de l’œil de mouche.” (in G. Janouch, Conversations avec Kafka, trad. B. Lortholary, ed. Lettres Nouvelles, Paris, 1978, p.192)

  • [12]

    D. Roche, Entretien avec Charles Grivel, reproduit dans Revue des Sciences Humaines, “Photolittérature”, n°210, 1988-2, p. 64-65.

  • [13]

    Guy de Maupassant, “Étude sur Gustave Flaubert” (1884), cité dans Pour Gustave Flaubert, ed. Complexe, 1992, p.46.

  • [14]

    G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, 19/06/1852. Sur le rôle de Maxime du Camp et de la photographie dans la définition du style de Flaubert, voir, dans l’ouvrage de Philippe Ortel (2002), le chapitre “Flaubert et la  littérature explosante.”

  • [15]

    G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, 6/04/1852.

  • [16]

    G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, 19/06/1852.

  • [17]

    Pour Reverdy, “le poète doit voir les choses telles qu’elles sont et les montrer ensuite aux autres telles que sans lui ils ne les verraient pas.”, in En vrac, Flammarion, 1989 , p.96.

  • [18]

    Cité par Ferrante Ferrari, 2003, p. 200

  • [19]

    G. Freund, Mémoires de l’œil, Seuil, 1977.

  • [20]

    Michon, Rimbaud le fils, Gallimard, 1992, et Corps du roi, Verdier, 2002.

  • [21]

    D. Roche, 1992, p. 181.

  • [22]

    J. Epstein, Bonjour cinéma !, Paris, éd. de la Sirène, 1921, p. 37. Epstein publia également La Photogénie de l’impondérable, éd. Corymbe, 1935.

  • [23]

    La vitesse de l’obturateur n’a cessé d’augmenter atteignant aujourd’hui sur certains appareils le huit millième de seconde.

  • [24]

    Cité par Ferrante Ferrari, o.c., p. 118.

  • [25]

    Ces emprunts ne furent découverts que dans les années 1980 par Francis Lacassin, spécialiste de la littérature populaire et éditeur de Gustave Le Rouge.

  • [26]

    P. Morand, Mes débuts, Paris, Arléa, 1994, p. 43.

  • [27]

    C. Douzou, Paul Morand nouvelliste, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 344. Pour Catherine Douzou, cette forme d’écriture pourrait aussi refléter l’influence du cubisme et des essais qu’Apollinaire et Cendrars avaient tentés pour l’acclimater en poésie.

  • [28]

    Par exemple dans le recueil Pep J. L. Wetcheeks amerikanisches Liederbuch, in Gesammelte Werke, Band 14, Berlin, Aufbau Vlg, 1964.

  • [29]

    Voir le Manifeste du théâtre futuriste synthétique publié par Marinetti en février 1915 et sa pièce Il Suggeritore nudo, «simultanéité futuriste en onze synthèses», créée en 1929.

  • [30]

    P. Valéry, “Centenaire de la photographie” (1939), texte repris dans Vues, 1948.

  • [31]

    P. Valéry, ibidem, p. 366.

  • [32]

    Idem, p. 367.

  • [33]

    Vu avait été créé par Lucien Vogel en 1928 ; Life, apparu aux Etats-Unis en 1936, bénéficia de la collaboration des photographes allemands émigrés. Paris-Match est issu de la reprise du magazine sportif Match par Jean Prouvost en 1949.

  • [34]

    Nous renvoyons ici aux premières études que Barthes a consacrées à la photographie : “Le Message photographique”, article paru dans le premier numéro de la revue Communications (1963) et “Rhétorique de l’image” dans le numéro 4 de la  même revue (1964). Barthes renoncera par la suite au projet d’une théorie sémiologique de la photographie au profit d’une approche plus subjective, en particulier dans La Chambre claire (1980). Dans ce livre, seules l’intéressent les photos dont lui vient, débordant leur contenu analogique, un punctum, une piqûre lancinante, qui, à défaut d’explication rationnelle, est assimilée, dans les dernières pages du livre, à une sorte de fascination hystérique.

  • [35]

    G. Rodenbach, Avertissement, Bruges-la-Morte (1892), Paris, Garnier-Flammarion, 1998. Il faut regretter que, hormis celle-ci, la plupart des rééditions de ce roman ne reproduisent pas ou incomplètement les photographies, trahissant ainsi l’intention esthétique de Rodenbach.

  • [36]

    Pour Paul Edwards, le choix de ces photos s’explique par l’intérêt que Rodenbach et les symbolistes portaient à la théorie des spectres, halos immatériels qui survivent aux personnes dans les lieux qu’elles ont fréquentés et que la photographie pourrait capter. Voir l’étude très documentée qu’il a consacrée à ce roman dans son ouvrage, Soleil noir. Photographie et littérature, 2008.

  • [37]

    Jean Lorrain, La Dame turque (1898), Vingt femmes (1900), Quelques hommes (1903), tous à la Librairie Nilsson-Per Lamm, successeur. Pierre Loti, Les Trois Dames de la Kasbah, Calmann-Lévy, 1896. Dans les ouvrages de Jean Lorrain que nous avons pu consulter, les photographies sont anonymes, mais elles semblent pouvoir être attribuées au photographe Gervais-Courtellemont.

  • [38]

    Le privilège que nous accordons ici au surréalisme ne doit pas faire oublier les antécédents qui, dans d’autres pays européens, relièrent une production photographique de très haut niveau au débat esthétique d’ensemble. On peut relever dès 1865 des convergences entre l’esthétisme subtil des portraits pris par Julia Margaret Cameron et l’imaginaire du roman victorien, pour ne rien dire de celles qui, au tournant du XXe siècle associent le pictorialisme d’un Clarence Hudson White ou d’un Heinrich Kühn au mouvement symboliste.

  • [39]

    Cf. Rosalind Krauss, “Le surréalisme, encore et toujours”, in L’Invention d’un art, 1989, p. 155-164.

  • [40]

    A. Breton, Œuvres complètes, t. II, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 1237.

  • [41]

    Nous empruntons certains détails de cette analyse au chapitre que Daniel Grojnowski a consacré à Nadja dans Photographie et langage, o.c., p. 146 et suiv.

  • [42]

    M. Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966, p.25

  • [43]

    A. Buisine, “ Tel Orphée…”, in Photolittérature, Revue des Sciences Humaines, n°210, 1988-2, p. 144. L’analyse porte sur Suite vénitienne, dans lequel Sophie Calle, embauchée comme femme de chambre dans un hôtel vénitien, photographie les effets personnels des clients et tente à partir de ces clichés d’imaginer leur identité.

  • [44]

    W. G. Sebald, Les Émigrants, trad. par P. Charbonneau, Arles, Actes-Sud, 1999, p. 179.

  • [45]

    Idem, p. 194.

  • [46]

    Entretien avec Charles Grivel, in Revue des Sciences Humaines, o.c., p.65

  • [47]

    Sur la littérature entendue comme récit des moments photographiques, voir la série La Montée des circonstances dans  Ellipse et laps, ouvrage consacré à l’œuvre photographique de Denis Roche, Maeght éd., 1991.

  • [48]

    H. Damisch, préface à Ellipse et laps, o.c. p.17.

  • [49]

    William Boyd, 2002. Cet exemple nous est fourni par Chloé Conant qui l’analyse dans sa thèse, La Littérature, la photographie, l’hétérogène. Étude d’interactions contemporaines, Université de Limoges, 2003.

Pour citer cet article

Michel Collomb, « Le défi de l’incomparable. Pour une étude des interactions entre littérature et photographie », Bibliothèque comparatiste, n. 5, 2009., URL : https://sflgc.org/bibliotheque/collomb-michel-le-defi-de-lincomparable-pour-une-etude-des-interactions-entre-litterature-et-photographie/, page consultée le 19 Avril 2024.