Agrégation

Le Vice-consul de Marguerite Duras : présentation

ARTICLE

(N.B. : les mentions "Diapositive" renvoient au fichier PDF téléchargeable ici)

Le Vice-consul : du texte aux livres

Contre une tradition essentialiste voulant qu’un texte existe indépendamment de son support, et ne connaisse d’autre matérialité que la silhouette alphabétique des caractères imprimés ou numérisés, on peut choisir d’aborder les textes comme des livres, c’est-à-dire des objets dont l’apparence et la consistance physiques sont déterminantes pour la compréhension du texte qui est imprimé à l’intérieur. Ce choix n’est pas toujours rentable : il se trouve que la carrière éditoriale du Vice-consul légitime complètement cette sorte d’attention, faisant du roman un objet matériel, et de la lecture une action... physique.

Le Vice-consul est publié en 1966 dans le petit format de la collection blanche (LxH : 12 x 18,5 cm) comme Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Sa couverture comporte une indication générique : "roman". [ Diapositive n° 3 : Le Ravissement de Lol V. Stein // Le Vice-consul ]. Le premier rabat présente les trois paragraphes suivants :

Le vice-consul de France à Lahore, Jean-Marc de H. a été déplacé à la suite d’événements jugés très pénibles par les autorités diplomatiques dont il dépend. Il attend à Calcutta sa prochaine nomination.

À Calcutta on s’interroge sur les faits et sur les raisons.

Qui est le vice-consul ? Avant Lahore qui était-il ? Pourquoi tirait-il de son balcon dans la direction des jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens de Lahore ?

[ édition originale du Vice-consul / premier rabat ]

Cette première lecture du roman thématise plus qu’elle ne configure vraiment certaines problématiques : le décor exotique organise une distension entre la France et les Indes, qui se double de résonances politiques et coloniales évidentes mais imprécises ; une transgression majeure ayant interrompu le cours normal des actions, on s’interroge sur les relations de cause à effet — et c’est bien là une thématique de premier plan dans le roman contemporain —, mais aussi sur l’identité du fauteur de trouble : les rapports entre un sujet (le "vice-consul") et une communauté ("on") sont ici frontalement questionnés. La mendiante et Anne-Marie Stretter n’étant pas mentionnées, c’est bien en fonction du personnage éponyme du roman que se programme notre lecture — qui sera vécue de ce fait comme un processus de déséquilibrage ou de débordement constants. On peut remarquer que la quatrième de couverture [ Diapositive n° 4 ] inscrit Marguerite Duras dans la communauté des romancières et romanciers "Gallimard", rangés alphabétiquement sous la forme d’un "extrait du catalogue". En première puis en quatrième, en noir puis en rouge, au singulier puis au pluriel, le genre du roman est imprimé deux fois — soulignons-le puisque l’appellation ne survivra pas au changement de collection [1] .

Physiquement, la gémellité du Ravissement de Lol V. Stein et du Vice-consul se défait lorsque leur destinée éditoriale dissocie les objets : le premier entre dans la collection "Folio" en juillet 1976 ; le second fera partie des premiers textes publiés dans la collection "L’imaginaire" (créée en mai 1977), où il entre en novembre 1977 [ Diapositive n° 6 : les deux couvertures poche ] :

Collection intermédiaire de semi-poche, essentiellement dédiée aux fonds de Gallimard et de ses filiales. Réédition d’œuvres littéraires, tantôt oubliées, marginales ou expérimentales d’auteurs reconnus, tantôt estimées par le passé mais que le temps a pu éclipser. Le graphiste Massin en a conçu la couverture (et en a également trouvé le titre, avec l’accord de Jean-Paul Sartre), basée sur l’idée de variations, chaque couverture faisant l’objet d’un traitement typographique adapté et expressif.
"Que ces livres soient importants par leur réputation acquise maintenant par leurs auteurs, ou qu’ils l’aient été à l’époque, parfois de façon éphémère, ils sont les gestes ou les étapes d’une œuvre."

[ source : site Gallimard ]

Le livre prend de l’importance physiquement : son format est supérieur à celui de la collection blanche (12,5x19 cm), mais supérieur aussi à celui de la collection "folio" (10,8x17,8 cm). Ce qui est remarquable ici, c’est que la description de la collection s’impose comme une suite d’évitements, de sorte qu’on est bien forcé de comprendre qu’il s’agira d’accueillir dans cette collection des livres qu’on ne sait pas bien où mettre, et dont on ne sait pas bien quoi faire... De fait leur intérêt est désigné négativement, à travers ce qu’ils ne sont pas ou ne contiennent pas : la réputation de l’auteur, l’importance passée de tel livre, ou bien son importance... future. Dire que ce volume entre à "L’imaginaire", c’est dire qu’il n’entre pas dans la collection "Folio", inaugurée en 1972 avec La Condition humaine d’André Malraux (n° 1) et L’Étranger d’Albert Camus (n° 2). Par là se font l’hypothèse et le pari que, d’un classicisme moins évident, la poursuite de sa carrière est mieux assurée sur des petits tirages en semi-poche, que sur des gros tirages en poche. Par ailleurs, le livre publié en 1966 perd deux éléments : la suppression du premier est primordiale pour nous, puisqu’il s’agit de son indication générique. À partir de 1977, Le Vice-consul n’est plus un roman : au regard de la question mise au programme, cet effacement a tout lieu de retenir notre attention. D’autre part privé désormais de rabats, le livre perd son résumé et doit se présenter au lecteur — presque — nu : le "traitement typographique adapté et expressif" prévu par Massin en tiendra lieu...

Dans sa ré-édition de 2019, qui est la version mise à notre programme [2] , l’éditeur rétablit et modifie le texte de présentation, tout en le déplaçant du rabat vers la quatrième de couverture :

Qui est le vice-consul ? Pourquoi tire-t-il de son balcon dans la direction des jardins de Shalimar où se réfugient les lépreux et les chiens de Lahore ? Pourquoi adjure-t-il la mort de fondre sur Lahore ? Un roman de l’extrême misère : celle de l’Inde, mais aussi celle du cœur, débordant de culpabilité.

[ ré-édition de 2019 : quatrième de couverture ]

Très différente de la collection historique, la première de couverture reprend pourtant astucieusement le principe d’une combinaison du figuratif et de l’alphabétique pour solliciter l’imaginaire — il s’agit bien de faire une image de mots. Le résumé, moins explicite sur la contextualisation de l’intrigue, est également moins précis sur le modus operandi du récit, mais beaucoup plus bavard sur l’interprétation : la dimension politique du texte est verbalisée, explicitant le lien entre les fils du récit, entre la pauvreté et la colère du vice-consul. Autrement dit, le principe de juxtaposition et d’entrelacement adopté par l’auteure est converti d’avance en... parabole — et parabole traduite, de surcroît ! Au passage, on peut dire que les responsabilités du lecteur sont entièrement enlevées au lecteur [3] .

Situation de Marguerite Duras en 1966

On trouvera sur le site une bibliographie qui se veut à la fois très sélective et un peu détaillée.

Pour prendre la mesure de l’œuvre de Marguerite Duras d’un premier regard, on peut se saisir pour commencer des quatre volumes des Œuvres dites complètes dans la "Bibliothèque de la Pléiade", qui sont dus au travail de haute qualité réalisé par Gilles Philippe et son équipe [4] . Outre qu’elle fournit un outillage très précieux, cette édition représente bien l’immensité d’une œuvre (cela fait en tout plus de 4 500 pages) dont on a souvent une connaissance fractionnée selon les époques, selon les genres (roman / théâtre / scénarios / entretiens), selon la reconnaissance intellectuelle et le succès critique (Le Ravissement de Lol V. Stein, India Song), ou selon le succès commercial de ses livres (Un Barrage contre le Pacifique, Hiroshima mon amour, L’Amant). Pour comprendre d’un seul regard encore la force de rayonnement de cette œuvre, on peut ouvrir le Cahier de l’Herne n° 86 qui lui est consacré. La consultation des 85 premières livraisons est édifiante : cette prestigieuse collection, dévolue aux figures majeures de la culture universelle, n’a jusqu’alors honoré que des hommes... Retenons que, aux éditions de l’Herne et dans l’espèce humaine, Marguerite Duras est donc la première femme qui compte...

Pour des approches plus synthétiques et néanmoins très précises du parcours de la créatrice, les travaux de Christiane Blot-Labarrère sont à la fois utiles et agréables à lire, si on pense au volume publié aux Éditions du Seuil dans la collection "Les contemporains" [5] , ou plus récemment à son Album Marguerite Duras, réalisé pour la "Bibliothèque de la pléiade" [6] . Je me permets de signaler, à paraître à la rentrée 2019, le volume Duras que je publie aux Éditions François Bourin, dans la collection "Icônes" que l’écrivaine et cinéaste inaugure à l’automne : cette fois le premier homme est une femme [7] ...

Les approches rétro-prospectives de l’œuvre peuvent être un peu égarantes, qui pousseraient à inscrire sans discussion Marguerite Duras dans le mouvement du Nouveau Roman, ou laisseraient penser qu’elle est totalement identifiée comme romancière à cette époque-là. Sur ce terrain les mises au point de Sophie Bogaert sont très précieuses et je repars des options qu’elle formule en introduction du volume qu’elle a consacré au Ravissement de Lol V. Stein et au Vice-consul [8] . À partir d’un examen exhaustif des dossiers de presse, Sophie Bogaert fait des années 1964-1966 une période ambiguë — parce que Marguerite Duras n’est pas une figure facile à identifier dans le champ culturel — et une période charnière : des façons d’écrire se décident ou se radicalisent à cette époque.

Dé-genrer pour déranger : une action dense et ambiguë

Pour ma part j’aimerais d’abord insister sur la diversité d’une production. Du fait sans doute de mon approche comparatiste de la création artistique, il m’est difficile mais il me semblerait également malhonnête d’aborder l’œuvre de Marguerite Duras comme celle d’une écrivaine qui ferait des films de temps en temps. Il m’apparaît plus juste de la traiter comme une créatrice qui écrit des romans, des scénarios, des poèmes et des pièces de théâtre, qui prépare et réalise des films, et rédige en plus une multitude de textes difficiles à ranger parce qu’ils sont mal genrés.

À l’époque qui nous occupe, Marguerite Duras a déjà publié un certain nombre de romans, qui sont déjà déplacés (ou en cours de déplacement) vers le cinéma : Un barrage contre le Pacifique (1950 / René Clément 1959), Le Marin de Gibraltar (1952 / Tony Richardson, 1967), Moderato Cantabile (1958 / Peter Brook, 1960), Dix heures et demie du soir en été (1960 / Jules Dassin : 1966). Elle a publié également des scénarios : Hiroshima mon amour (1959-1960) [ Diapositive n° 18 ], Une aussi longue absence (Henri Colpi 1961-1961) [ Diapositive n° 19 ]. Le scénario de Sans merveille (Michel Mitrani, France, 1964) ne sera pas publié : mais le film passe à la télévision le 14 avril 1964. Par ailleurs, Marguerite Duras a écrit et publié des pièces de théâtre : Des journées entières dans les arbres connaît un grand succès en décembre 1965 dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault avec Madeleine Renault (Odéon-Théâtre de France). Elle publie cette même année un premier recueil de textes écrits pour le théâtre — Théâtre I : Les Eaux et forêts, Le Square, La Musica [9] .

Du côté de ce qu’on n’appelle pas encore les médias, l’écrivaine n’est pas vraiment identifiée au groupe du nouveau roman. Elle ne figure d’ailleurs pas dans la célèbre photographie du groupe faite par Mario Dondero en 1959, où l’on reconnaît de gauche à droite : Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Jérôme Lindon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute, Claude Ollier. [ Diapositive n° 24 ]

Sa notoriété personnelle mais aussi la connaissance de son œuvre continuent d’augmenter : elle est invitée à la télévision française par Pierre Dumayet en avril 1964 dans son émission Lectures pour tous — pour la publication du Ravissement de Lol V. Stein [10] . Elle y sera de nouveau invitée en avril 1966 pour Le Vice-consul cette fois. Enfin, le numéro 52 des Cahiers Renault-Barrault (décembre 1965) lui est entièrement consacré, comportant le fameux texte de Jacques Lacan sur Le Ravissement.

Je rejoins donc volontiers Sophie Bogaert sur l’ambiguïté de la position de Marguerite Duras au milieu des années soixante dans la culture française :

Leur auteur occupe ainsi aux yeux d’une grande partie de la critique une place singulière, à mi-chemin de l’avant- garde et du roman populaire, comme l’exprime avec humour la formule d’Alain Robbe- Grillet citée par Pierre Demeron : Marguerite Duras a tout de "l’Edith Piaf du nouveau roman". [ Sophie Bogaert : op. cit. p. 22 ]

La moquerie d’Alain Robbe-Grillet peut sembler sexiste et condescendante — et elle l’est évidemment mais pas seulement, il faut la relire : Marguerite Duras, qui est une femme comme Edith Piaf, donnerait, des expérimentations du nouveau roman, une version féminine donc adoucie, et populaire donc allégée, soit. Mais cette appellation (ou plutôt l’activité d’écriture qu’elle évoque) doit également être prise au sérieux : on peut comprendre aussi, ou dans un deuxième temps, que des expérimentations très radicales s’opèrent dans un habillage de romans sentimentaux — et il faudrait aller plus loin en montrant que le sentimentalisme (cela peut s’appeler "le goût commun, le sucre du cœur") donne une forme particulière à l’expérimentation et inversement que l’expérimentation ouvre de nouvelles voies au récit des sentiments (cela peut s’appeler "le cinéma de Lol V. Stein"). On comprend bien l’indécision de la critique (qui est sans doute aussi celle des publics), finement analysée par Sophie Bogaert, mais le génitif employé par Alain Robbe-Grillet ne me semble pas signifier du tout un moyen terme, un compromis ou une voie médiane — "à mi-chemin de" de ceci et de cela. Au milieu des années soixante, Marguerite Duras emprunte simultanément chacun des deux chemins pour s’enfoncer résolument dans l’exploration des techniques d’écriture et des ressources du sentiment.

Reste que, au moment qui nous occupe, la créatrice est assurément difficile à assigner à un genre ou à un médium (roman, théâtre, scénario, cinéma), mais aussi dans un autre sens à son propre genre [11] , à un public (les lecteurs de Jacques Lacan ? les téléspectateurs de Lecture pour tous ? les spectateurs de la Nouvelle Vague ?), comme à des enjeux (politiques, psychologiques, littéraires, etc.) qui sont toujours concurrents, ambigus ou ambivalents, voire contradictoires : de Laure Adler à Jean Vallier, les biographies de l’auteur se sont évidemment beaucoup intéressées à ces emboîtements et à ces contradictions, qui procèdent pour partie de son histoire personnelle [12] .

Une fin pour des commencements

On peut considérer à bon droit cette période 1964-1966 comme une articulation dans le parcours de Marguerite Duras : de nombreux commencements y coïncident avec la fin des romans. Commence en effet ce qu’on appellera le "cycle indien" : l’expression est embarrassante à certains égards (qu’est-ce qui fait cercle ? qu’est-ce qui tourne ?), et intéressante en ce qu’elle indique le refus d’une progressivité de l’intrigue, et qu’elle suggère le recyclage : les personnages ne sont plus enfermés dans leur livre. Traités dans un texte ils sont retraités dans un autre, passant d’un livre à l’autre, puis à un film et à deux films, du roman à la radio, puis au théâtre et au cinéma, etc. selon une indiscipline à la fois rigoureuse et improvisée qu’il sera très utile d’interroger. Désormais, il devient plus intéressant d’appréhender les personnages comme des processus que comme des silhouettes anthropomorphiques bien identifiables : le texte publié constituerait un moment non pas de la biographie d’un personnage découpé sur un patron humain selon une chronologie de vie, mais un moment dans la transformation continue d’un système de figures (et quel que soit le support). Ce n’est pas tout à fait la même chose mais on peut tout de même penser ici, à propos des textes écrits et publiés par Marguerite Duras à cette époque, à ce qu’écrit à cette même époque Pier Paolo Pasolini du scénario dans un article publié dans un numéro des Cahiers du Cinéma entièrement consacré aux évolutions du récit contemporain (littérature / cinéma), et intitulé de manière significative : "Le scénario comme structure tendant vers une autre structure" [13] . [ Diapositive n° 29 ] Des personnages — d’une œuvre à l’autre l’histoire, les attributs, les noms mêmes se modifient de sorte qu’on les reconnaisse toujours sans pouvoir les superposer jamais. Qu’est-ce qu’on appelle le "cycle indien" ? Un ensemble qui n’a jamais été prévu comme tel : plutôt que de l’élaboration progressive des intrigues, il s’est constitué au gré de l’exploration d’espaces narratifs et de modalités énonciatives [14] .

. Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964

. Le Vice-consul (Paris, Gallimard, 1966)

. L’Amour, Paris, Gallimard, 1971.

. India Song (Paris, Gallimard, 1973) [ illustration ]

. La Femme du Gange (film 90 min, 1973)

. La Femme du Gange (Paris, Gallimard, 1973) [ illustration ]

. India Song (film, 120 min, 1975)

. Son nom de Venise dans Calcutta désert (film 120 min, 1976) [15]

Autre commencement décisif dans le parcours de la créatrice : Marguerite Duras commence à faire du cinéma. Assistée du réalisateur Paul Seban, elle tourne au printemps 1966, à partir d’une de ses pièces de théâtre, un film qui sortira au printemps suivant : La Musica. "Le Vice-consul m’a vidée, nettoyée. Rien ne me détendra mieux que de passer de l’autre côté de la caméra. Comme Resnais a raison lorsqu’il s’étonne : Pourquoi demander des scripts à des écrivains, et ne pas leur demander leur vision du monde ?" [16] Elle prendra son autonomie cinématographique en 1969 en signant seule Détruire-dit-elle — c’est donc littéralement qu’au cinéma, il faut commencer par détruire [17] ...

Dans le même temps, l’auteure commence à modifier la consistance énonciative de ses récits en jouant sur les voix. Dans Le Ravissement de Lol V. Stein, le récit se constitue à l’intersection de rumeurs et de propos rapportés :

Voici, tout au long, mêlés, à la fois, ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la nuit du Casino de T.Beach. À partir de quoi je raconterai mon histoire de Lol V. Stein. [18]

Si l’acte énonciatif présente une continuité (en dépit de quelques anomalies), la fragmentation du récit défait l’unité présumée ou espérée de l’histoire elle-même qui ne présente jamais de version satisfaisante [19] . Pour faire suite aux remarques de contextualisation faites plus haut, on notera que ces expérimentations de Marguerite Duras se conduisent au profit d’une subjectivation supérieure de l’acte énonciatif, et d’une optimisation des procédures d’immersion fictionnelle — il s’agit donc bien d’avancer en même temps sur les deux chemins... Cette exploration continue dans Le Vice-consul, et se complique au théâtre comme au cinéma : le système des voix extérieures, qui fera l’envoûtante singularité d’India Song, est testé sur La Femme du Gange (1972). Il ne s’agit plus seulement désormais d’assurer en voix over une fonction d’accompagnement narratif, mais plutôt de constituer une nouvelle géométrie dans l’espace de la fiction. Écrit à partir du texte du Vice-consul pour le théâtre en 1972, India Song fait l’objet d’un atelier radiophonique enregistré par France Culture un peu plus tard. Dans ce théâtre radiophonique (oxymore puisqu’il n’y a rien à voir) s’expérimentent certains effets, qui se développeront sur India Song (film, 1975), pour se dégrader dans Son Nom de Venise dans Calcutta désert (1976), réalisé à partir de la même bande-son qu’India Song — mais sans les acteurs : l’espace de la fiction est — presque — entièrement déconnecté de l’espace représenté à l’écran.

On constate donc que la mise au point des techniques d’écriture ne se fait pas devant la page blanche de la littérature romanesque, mais à travers des va-et-vient et des tâtonnements entre les genres et les supports : le ressassement de l’écriture durassienne serait difficile à expliquer autrement. On conviendra sans doute que tous ces commencements contribuent à faire du Vice-consul une articulation principale de l’œuvre. Soulignons pour finir que ces tâtonnements trans-médiatiques et inter-médiatiques, que nous venons d’évoquer furtivement, signent la fin du roman : Le Vice-consul est le dernier roman publié par l’auteure sous cette appellation (dont on a vu en commençant la précarité) avant Émily L. (Paris, Minuit, 1987).

Notes

  • [1]

    Bien évidemment, cette scénographie du paratexte s’adresse à et postule un lectorat habitué à une certaine façon Gallimard — plutôt que Minuit par exemple — de faire des romans.

  • [2]

    Les candidats auront tout intérêt à utiliser cette nouvelle édition : c’est celle du concours et donc du jury ; or son foliotage est différent de la version précédente.

  • [3]

    Cette volonté de traduire le roman en leçon m’a rappelé les propos de la cinéaste concernant le traitement du spectateur par le « spectacle cinématographique » ; il s’agit du deuxième « texte de présentation » du Camion : « On prend le spectateur pour un enfant. Le spectacle cinématographique est un spectacle infantile… Quand on voit à la télévision les vieux films, par exemple, le spectateur est traité comme un enfant arriéré, comme s’il était taré, qu’il faille tout faire à sa place. » Marguerite Duras : Le Camion (Paris, Minuit, 1977, p. 96 ).

  • [4]

    Marguerite Duras : Œuvres complètes en 4 volumes (sous la direction de Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011-2014).

  • [5]

    Christiane Blot-Labarrère : Marguerite Duras (Paris, Éditions du Seuil, « Les contemporains », 1992).

  • [6]

    Christiane Blot-Labarrère : Album Marguerite Duras, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 2014.

  • [7]

    Jean Cléder : Duras (Paris, Éditions François Bourin, « Icônes », 2019) à paraître en novembre.

  • [8]

    Sophie Bogaert (textes réunis et présentés par) : Dossier de presse : Le Ravissement de Lol V. Stein et Le Vice-consul de Marguerite Duras (Paris, Éditions de l’IMEC et 10/18, 2006). Désormais éditrice, Sophie Bogaert a travaillé pendant plusieurs années à l’IMEC sur les archives Duras, et préparé la grande exposition de 2006 avec Dominique Noguez : Duras, l’œuvre matérielle. Elle en signe le catalogue : Duras, l’œuvre matérielle. (Paris, Éditions de l’IMEC, « Empreintes », 2006.)

  • [9]

    Paris, Gallimard, 1965.

  • [10]

    La transcription de ces entretiens est publiée dans Dits à la télévision, Entretiens avec Pierre Dumayet (Suivi de La raison de Lol, par Marie-Magdeleine Lessana), Paris, E.P.E.L., « Atelier », 1999).

  • [11]

    Pour prendre la mesure de cette remarque, il suffit de compter les femmes dans la liste alphabétiques des membres du « groupe de la rue Saint-Benoit » constitué autour de Marguerite Duras au milieu du siècle : Robert Antelme, Maurice Blanchot, Jean-Toussaint Desanti, Louis-René des Forêts, Dionys Mascolo, Maurice Merleau-Ponty, François Mitterand, Edgar Morin, Maurice Nadeau, Claude Roy, Jean-Pierre Vernant, etc. Jean Mascolo et Jean-Marc Turine lui ont consacré un film très utile pour comprendre la vie intellectuelle de cette période et de ce milieu : Autour du groupe de la rue Saint-Benoît, de 1942 à 1964, L’Esprit d’insoumission (produit et réalisé par Jean Mascolo et Jean-Marc Turine (2 DVD, Vidéothèque de Paris, Benoît Jacob Vidéo, 1993).

  • [12]

    Jean Vallier : C’était Marguerite Duras, tome 1, 1914-1945 (2006), p. 482-485. tome II, 1946-1996 (Paris, Librairie Arthème Fayard, 2010).

  • [13]

    trad. de Marianne di Vettimo, Cahiers du Cinéma n° 185, décembre 1966, p. 77-82. Il voit dans le scénario une structure morphologiquement en mouvement : « une structure dotée de la volonté de devenir une autre structure. »

  • [14]

    Référence incontournable sur la question, le livre de Florence De Chalonge, Espace et récit de fiction ; Le cycle indien de Marguerite Duras, montre comment les réticences à l’égard de l’intrigue déplace les enjeux de l’écriture vers un travail spécifique sur l’espace qui contribue fortement à la singularité des textes de cet ensemble (Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005).

  • [15]

    Il faut y ajouter Nuit noire Calcutta (film, Marin Karmitz, 24’, 1964) qui est réalisé à partir d’un texte de Marguerite Duras.

  • [16]

    « Quand Marguerite Duras joue de la musica », in Arts, 26 janvier 1967.

  • [17]

    Les professions cinématographiques étaient organisées de telle sorte qu’un artiste sans qualification reconnue par le C.N.C. ne pouvait pas réaliser un — premier — film sans l’assistance d’un co-réalisateur identifié.

  • [18]

    Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964 ; repris dans la collection « Folio », 1976, p. 14.

  • [19]

    La distinction entre ces catégories est décisive pour la lecture et l’analyse de ces romans. Il peut être utile de se reporter au « Discours du récit » de Gérard Genette dans Figures III, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 1972, p. 71-76. Voir aussi les précieuses analyses de Frank Wagner touchant notamment au Ravissement : « Troubles dans la relation de personne », in Poétique n° 178, Paris, les Éditions du Seuil, 2015, p. 375-396.

Pour citer cet article

Jean Cléder, "Le Vice-consul de Marguerite Duras : présentation", SFLGC, Agrégation, publié le 22 Juin 2019, URL : https://sflgc.org/agregation/cleder-jean-le-vice-consul-de-marguerite-duras-presentation/, page consultée le 21 Décembre 2024.