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Deux romans érotiques féminins font date au XXe siècle : Histoire d’O de Pauline Réage (pseudonyme de Dominique Aury) publié en 1955 et Emmanuelle d’Emmanuelle Arsan publié en 1959. Ils ont très vite suscité des adaptations. En 1975 Guido Crepax donne son Histoire d’O en bande dessinée et Just Jaeckin son Emmanuelle dans les salles en 1974. Elles ont rencontré un succès et, notamment le film, une audience remarquables dans un contexte où la censure sévissait encore en France. Emmanuelle a été adapté quelques années plus tard par le même Guido Crepax, suite au film, en 1978. En sens inverse, Histoire d’O fait l’objet d’un film en 1975 par le même réalisateur, Just Jaeckin, soit la même année que la bande dessinée. Guido Crepax adapte la suite qui s’intitule Retour à Roissy mais, épaulé par le scénariste Eric Rochat également scénariste de l’adaptation cinématographique, il prend toutes ses libertés à l’égard du texte, en conservant uniquement le motif de l’intrigue policière. Sobrement intitulée Histoire d’O 2, la BD n’a plus grand-chose à voir avec la noirceur des romans de Dominique Aury. Ces deux textes de l’« éros féminin [1] » après avoir connu un vaste succès dans les années 1960 rencontrent donc au cours de la décennie suivante un puissant désir de transfert médiatique, au point que ces œuvres adaptées deviennent des modèles du genre érotique dans les domaines artistiques en question. Emmanuelle, par exemple est devenu, par le succès qu’il rencontra, l’exemple d’un film érotique sophistiqué – et donc prétendument non pornographique – mais grand public, statut entretenu par une bande-son du chanteur populaire Pierre Bachelet. Cette effervescence adaptatrice semble trouver son origine dans la nature même du sous-genre littéraire. L’excitation propre aux procédés même du texte – dont les « fins sont voluptueuses [2] » c’est-à-dire excitatrices – semble prolonger le désir de lire en désir de voir et ce, sous des formes variées que le seul genre érotique rassemble. Ces œuvres seraient donc irriguées par un faisceau de traits génériques commun au roman, au cinéma et à la BD. Le plaisir du lecteur-spectateur résiderait alors dans la variation des supports et dans l’attachement aux personnages retrouvés d’une œuvre à l’autre. Le phénomène est encore très présent aujourd’hui dans les succès populaires que l’on songe à la série de livres 50 nuances de Grey, ses transpositions cinématographiques et ses fan-fictions.
Cependant les adaptations de Crepax jouissent dans l’histoire du 9e art d’une reconnaissance intellectuelle dont les films ne bénéficient pas. On peut légitimement se demander ce que le genre érotique littéraire fait à la BD pour opérer ce déplacement. En retour, on peut s’interroger sur la manière dont la BD érotique a transformé ces ouvrages de l’ « éros féminin », érigés au rang de nouveaux classiques de la littérature érotique.
Ces deux romans appartiennent à ce qu’Alexandra Destais dans sa thèse [3] appelle l’« éros féminin », c’est-à-dire des œuvres d’auteures. La critique les classe chacun dans deux veines différentes : « l’éros noir » pour Histoire d’O et « l’éros solaire » pour Emmanuelle. Publiés à quatre années de distance, Emmanuelle voue allégeance à Histoire d’O, O représentant la figure tutélaire de la littérature érotique écrite par des femmes de l’après-guerre. Noir, ce roman l’est dans la mesure où il narre la soumission physique et psychologique délibérée d’O à son amant René, jusque dans les pratiques les plus avilissantes : torture, insultes, prostitution. Dans ce don de soi extrême, le corps d’O n’est qu’un objet pour René. À l’inverse Emmanuelle raconte, au travers d’un personnage féminin, l’affranchissement du binôme hétérosexuel en célébrant le triolisme.
Guido Crepax est un auteur italien dont la première œuvre s’attache aux aventures d’une héroïne, Valentina, photographe de mode, moderne et libérée, dont la vie amoureuse nous est racontée sans pudeurs. L’auteur était dessinateur publicitaire et entre dans la BD avec une culture de l’image cinématographique, photographique, plastique et de mode. Sans aucune modestie, il se lance dans les fumetti [bandes dessinées] en souhaitant y trouver de nouvelles formules, et se propose de réinventer son langage. Cependant, ses adaptations Histoire d’O et Emmanuelle sont des commandes de ses éditeurs. Ces productions apparaissent alors loin de toute liberté créatrice.
Fonder l’ « éros futur » par la bande dessinée, une ambition éditoriale savamment orchestrée
Aujourd’hui considérées comme des œuvres maîtresses du genre érotique en BD, ces deux adaptations initiatrices opèrent selon un principe de ruptures en cascade. D’une part, les œuvres-sources sont elles-mêmes en rupture avec le genre érotique dans le domaine littéraire. D’autre part, le processus de création à l’œuvre de ces deux adaptations opère une rupture au sein même de la culture érotique en BD. Et enfin, la mise en scène éditoriale en fait des œuvres de rupture annonçant une nouvelle ère pour le 9e art en lui-même.
Histoire d’O en particulier, mais Emmanuelle également, participent de la révolution interne au genre érotique à travers ce que l’on a appelé « l’éros féminin », opérant un radical changement de point de vue sur le désir, passant du regard de l’homme à celui de la femme. Comme le rappelle Alexandra Destais, ces auteures, surtout Dominique Aury (Pauline Réage) ont peu de prédécesseures. Dominique Aury met en scène le sacrifice masochiste – en tant que femme – comme un choix délibéré et consenti. Ce n’est pas un roman de l’exultation de la chair. André de Mandiargues souligne en 1955 la manière dont le roman échappe aux codifications du genre sans pour autant ne pas en être. Il remarque que le vocabulaire cru disparaît au profit d’une langue pudique. Elle utilise par exemple le terme « reins » à la place du terme « anus ». Enfin, le caractère « entièrement voluptueux » de la narration érotique s’efface derrière le motif du don spirituel de l’amante qui est alors la finalité du récit qu’habillent pourtant les nombreuses péripéties charnelles :
Ainsi en 1955, Histoire d’O apparaît comme un objet littéraire isolé qui n’a pas encore trouvé de terre générique d’accueil [4] .
Nous sommes face à ce que Jean-Marie Schaeffer appelle le régime « transformateur » de la généricité [5] ; ce renouveau du genre fait école avec Emmanuelle, qui laisse André de Mandiargues à nouveau songeur puisque le roman rompt dans son attitude existentielle avec la noirceur de l’érotisme associé à Georges Bataille jusqu’à présent de mise dans ce genre. Fait surprenant pour un roman qui se revendique de la sombre Histoire d’O. La position d’Emmanuelle est bâtarde entre filiation revendiquée et rupture de tonalité. Or, ce que la bande dessinée de Crepax vient puiser au sein de ces œuvres-sources, c’est bien la nouveauté du canevas générique susceptible de renouveler l’approche de l’érotisme et de susciter au sein du médium cible – la BD – un effet de rupture.
Adapter ces deux textes serait la voie royale pour faire une œuvre intégralement et génériquement érotique. En effet, la veine érotique en BD s’était jusque-là épanouie dans les années soixante au sein de sous-genres eux-mêmes hybrides avec laquelle la première œuvre de Crepax avait des affinités. Barbarella de Jean-Claude Forest ou Jodelle de Guy Peellaert sont des séries d’abord publiées en périodiques qui retracent à n’en plus finir les aventures futuristes d’héroïnes sexuellement actives. Mais ce ne sont pas des narrations du désir, du plaisir ou de l’amour fou comme l’est l’érotisme littéraire innervé par le surréalisme jusqu’au milieu du XXe siècle. Valentina de Crepax se trouve à la croisée de ces deux tendances, populaire et littéraire. Elle retrace les épisodes de la vie d’une femme au sein desquels l’érotisme fait surface, en mêlant des influences de dignités différentes (classiques littéraires, cinéma et sous-genres comme le fantastique et la science-fiction). Lorsque Crepax adapte Histoire d’O et Emmanuelle il semble prendre acte de la rupture esthétique et générique que ces deux romans signalent (refus de l’obscène, éloignement d’une posture surréaliste) et se servir de leur aura respective pour offrir dans la BD, pour la première fois, des narrations intégralement érotiques, marquées par un réalisme psychologique et confinant presque – surtout dans le cas d’Emmanuelle – au manifeste, là où une douce libération sexuelle ensauvageait sans règle et sans discours les héroïnes de Forest et Peellaert.
Cet effet de rupture pleinement conscient fut orchestré par les éditeurs de Crepax désireux de mettre en scène un tournant érotique du 9e art. La BD érotique se hausse alors du col. Franco Maria Ricci est un éditeur italien spécialiste de livres de beaux-arts et de raretés, il commande à Crepax l’adaptation d’Histoire d’O sous un format de luxe (reproduction 1). Ce faisant, il confronte cet art juvénile, la bande dessinée, à un format habituellement destiné à ses deux aînés : la littérature et la peinture. L’effet d’anoblissement se double de deux autres commandes. Alain Robbe-Grillet et Roland Barthes sont sollicités pour signer deux préfaces. Assimilés à la modernité, voire l’avant-garde, leur texte font date dans le petit monde du 9e art car elles enrichissent avec panache le corpus encore assez étroit des écrits sur la bande dessinée. Or, dans la préface d’Alain Robbe-Grillet, l’œuvre de Crepax est appelée à devenir « l’éros du futur », ce que l’auteur dans Angélique ou l’enchantement amende quelque peu en confessant sa méconnaissance de la bande dessinée « que je pratique peu et qui, le plus souvent, me lasse vite. » jusqu’à se moquer de l’emphase dont il faisait preuve en 1975 « comme si Crepax ou Garnon représentaient la fine pointe de l’art contemporain, alors qu’ils en sont davantage d’excellents compagnons de route [6] . » Plus tard, Emmanuelle de Crepax, qui est une commande de Massimo Pini7, l’éditeur d’Olympia Press, subira le même sort, coiffée d’un avant-propos du poète Bernard Noël. Quelque chose d’une surdétermination générique confine ces adaptations à devenir des œuvres matricielles de l’érotisme en BD.
Cependant, sous ces effets d’annonce et de rupture, cette volonté affichée d’innover dans le genre érotique semble par trop soumise à la tradition de l’adaptation littéraire et de l’image érotique pour que l’investissement générique donne lieu à une réelle transformation. Si la migration de forme se pare d’inédit par des effets de seuils particulièrement voyants, la migration générique ne prend pas. Ici, il semblerait que l’écrasante généricité de l’érotisme littéraire embarrasse sa forme seconde en bande dessinée.
Guido Crepax, maître ou esclave ? Les réticences de l’adaptateur
Malgré les effets d’annonce de la campagne éditoriale de Franco Maria Ricci qui font de Guido Crepax le représentant de l’« éros du futur » et consacrent d’emblée ces deux albums comme chefs d’œuvre en bande dessinée du genre érotique [7] tout en l’inaugurant, quelque chose s’y joue de la tradition de l’adaptation littéraire. D’une part, elles prospèrent sur le mécanisme de dévoilement au cœur des pratiques illustratrices de la tradition érotique ; d’autre part, elles dénotent une lecture duplicatrice et assez sage des œuvres-sources ; enfin elles sont des adaptations à la fois soumises à leur œuvre-source et réticentes à leur égard.
Le genre érotique a provoqué de nombreuses mises en images à travers les gravures qui venaient illustrer la lecture des textes. L’expérience du lecteur de littérature érotique et pornographique avant la démocratisation des collections de livre de poche – où paraît la version poche d’Histoire d’O dès 1975 – et la tolérance relative des ciseaux d’Anastasie, s’accompagnait, pour les plus nantis, d’une attention à l’objet-livre. Privilège des curiosa ou erotica, des livres de contrebande, ces belles éditions rares étaient accompagnées d’images suscitées par le désir de voir ce que l’on venait de lire. En acceptant d’adapter dans un format aussi clairement nostalgique des erotica, Guido Crepax participe à cette tradition du livre érotique où l’image répond à la pulsion de voir, confortant le lecteur dans une position de voyeur plus que le texte ne le fait déjà [8] . On perçoit dans certaines planches d’Histoire d’O quelque chose qui rappelle ce régime illustratif de l’image (reproduction 2). De nombreuses planches au format hors-texte opèrent des stases dans le récit séquentiel, présentant des synthèses de chapitre où les actions successives sont présentées dans la même image, ce qui semble contre intuitif dans une BD où le déroulement séquentiel (de case en case) de l’action prime. Du reste, le graphisme d’Histoire d’O fait référence à l’héritage de la gravure libertine par le traitement du trait à l’encre de Chine et à la plume. Enfin, chose tout à fait étonnante, de nombreuses références à l’univers sadien sont comme projetées sur l’univers fictionnel de Pauline Réage, quand, pourtant, l’auteure propose un récit du plus pur masochisme, posture tout à fait différente du sadisme comme l’avait souligné Gilles Deleuze [9] . La référence à l’univers sadien contribue à la généricité de l’œuvre en s’appuyant sur un monument littéraire emblématique de l’érotisme. Au contraire, dans l’adaptation d’Emmanuelle l’auteur a symptomatiquement résisté à l’omniprésence des images du film, peut-être parce qu’elles n’appartenaient pas à une filiation artistique suffisamment digne. Des substitutions symboliques ont été apportées (ce n’est jamais Emmanuelle qui s’assoit dans le fameux fauteuil en rotin) ainsi que des inventions purement graphiques. Lors d’une scène d’amour entre l’héroïne et son mari [10] , selon une logique purement onirique, le dragon brodé sur le peignoir de soie de Jean s’échappe et de motif, il devient un serpent qu’enlace Emmanuelle [11] (reproduction 3).
Au niveau de la diégèse, Guido Crepax respecte fidèlement les romans, au point que chaque détail puisse être rapporté à une mention textuelle. Il n’en est pas encore à l’époque où il réactualise radicalement les textes comme il le fera dans les suites respectives de ces romans: Histoire d’O 2 (1984) et L’Antivergine en 1990, la suite d’Emmanuelle. Lorsque l’auteur, pourtant trotskyste dans ses jeunes années, adapte Emmanuelle aucun bémol n’est apporté à la vision néocolonialiste du roman. Celle-ci se greffe sur le fonds assumé d’un individualisme rompu aux lois du capitalisme. En effet, le récit expose les aventures d’une jeune femme, une riche expatriée en Thaïlande, qui tire avantage de jeunes hommes locaux qui sont parfois aussi ses subordonnés. L’ultime chapitre s’intitule « Le sam-lo » du nom du moyen de locomotion qu’elle emprunte (une sorte de pousse-pousse) et du nom du conducteur. On y voit l’héroïne débaucher et prostituer son jeune sam-lo pour ses plaisirs. Par ailleurs, le roman véhicule un manifeste érotique à la tonalité fortement élitaire. Emmanuelle a rencontré dans la petite société des riches expatriés européens un esthète d’origine italienne, Mario. Ce dernier donne à l’héroïne sa « leçon d’homme » d’où le roman tire son sous-titre. Cette leçon consiste à emprunter la voie de l’érotisme comme voie de la raison contre les mensonges du mythe :
Ce n’est pas un culte, mais une victoire de la raison sur le mythe. Ce n’est pas un mouvement des sens, c’est un exercice de l’esprit. Ce n’est pas l’excès du plaisir mais le plaisir de l’excès. Ce n’est pas une licence, mais une règle. Et c’est une morale [12] .
Mais cette voie requiert un préalable essentiel. L’érotisme ne peut s’épanouir qu’au sein d’une élite d’aventuriers pour lesquels les conditions d’existence doivent être supérieures :
Parce que l’érotisme – l’érotisme de qualité –, comme tout art, est éloigné des foules. Il fuit la bousculade, le bruit, les lampions de foire, la vulgarité. Il a besoin de subtilité, de nonchalance, de luxe, de décor. Il a ses conventions à l’instar du théâtre [13] .
Dans le chapitre correspondant « La loi [14] » [La legge] Guido Crepax semble retenir la leçon de Mario et pousser le raffinement de l’amour triangulaire et asymétrique jusque dans le raffinement de la mise en page, mais passe malgré tout sous silence ce discours à prétention aristocratique.
Alors que les éditeurs de Guido Crepax avaient cru tirer de l’aura littéraire de ces deux ouvrages une notabilité érotique et esthétique pour le 9e art, le résultat dissimule mal la réticence de l’auteur et son premier dégoût pour ces œuvres ou certains de leurs aspects. Si « éros du futur » il y a, pour Guido Crepax, il se fait contre les œuvres-sources adaptées qui, de modèles deviennent presque des contre-modèles. Mais Guido Crepax, en 1975 et 1979, pense encore devoir établir son univers personnel. Il ne semble pas pouvoir se permettre de refuser ces offres de publication et ni se sentir libre de circuler dans les œuvres. Il le fera plus tard, à partir des années 80, après avoir reçu une forme de reconnaissance de la part du public lettré et cultivé. À propos de l’adaptation d’Emmanuelle, voici ce que dit Guido Crepax restituant ainsi l’élaboration du projet artistique :
Massimo Pini, l’editore di Olympia Press, che è diventato moi amicissimo, mi propose questa eroina da reinventare a fumetti. Io dissi « Ma è un brutto libro. Cosa se ne puo fare ? » E allora decidemmo di procedere nella fedelta formale alla storia del libro, pero con una totale libertà di fantasia [15] .
Massimo Pini, éditeur d’Olympia Press, qui est devenu un de mes plus chers amis, me propose cette héroïne à réinventer dans la BD. Je lui ai dit « Mais c’est un mauvais livre, que peux-tu faire avec ? » Alors nous avons décidé de procéder dans la plus grande fidélité à l’histoire du livre, mais avec une totale liberté d’imagination.
Le travail d’adaptation se trouve nettement tiraillé entre la fidélité à un texte que l’auteur trouve mauvais (brutto) et la nécessité d’y laisser courir son imagination pour ne pas céder à sa piètre qualité. Dans Emmanuelle, nous avons en effet vu que l’auteur n’a pu infléchir les discours ; en revanche l’apparition de métaphores animales dans le graphisme dénotait d’une forme de fantaisie. Crepax apporte à ces figures une clé de lecture : mettant en scène les personnages dans la peau de grands prédateurs, il figure autrement l’implicite du texte, la prédation sexuelle, figure qu’il généralise dans l’adaptation de la suite d’Emmanuelle : « Et voici que ces femmes se sont transformées en animaux, des prédatrices sexuelles [16] . » [Ed ecco che queste donne si tramutano in animali da preda sessuale]
Cette fantaisie graphique était déjà très discrètement présente dans Histoire d’O. En dehors des épisodes au château de Roissy, parés d’un fastueux décor du XVIIIe siècle, le reste du récit se déroule dans l’univers des années 30. L’inspiration art déco marquée par la géométrie et l’abstraction, les costumes sévères, tout ceci confère au récit, selon l’auteur, le climat des années fascistes et lui impose sa marque oppressive :
M’è sembrato che i personaggi maschili che assoggettano la protagonista in modo così umiliante si rifacciano a un modello di comportamento tipicamente fascista : la mitologia della virilità, l’organizzazione del piacere nella segretezza di ville lussuose [17] .
Il m’a semblé que les personnages masculins qui soumettent eux-mêmes la protagoniste de manière si humiliante se réfèrent à un modèle de comportement typiquement fasciste : la mythologie de la virilé, l’organisation du plaisir dans le secret de luxueuses villas.
De ce point de vue, la prise de distance de Guido Crepax avec la première intention du livre de Pauline Réage est nette. La soumission d’O résulte d’une domination des hommes et non d’un sacrifice spirituel à l’aimé. Il n’en demeure pas moins que ces deux tentatives qui dans Emmanuelle, qui dans Histoire d’O, recèlent une intention d’auteur, restent en retrait par rapport à la diégèse.
Ainsi, comble de l’ironie éditoriale, ces adaptations, peu libres, apportent à l’auteur la reconnaissance qui lui permettra plus tard de s’adonner à une pratique adaptatrice plus personnelle. On ne peut mieux illustrer l’erreur d’un lectorat soucieux de déceler la maturité de la BD au travers des oripeaux littéraires qui l’habillent si mal. En somme, ces premières œuvres que l’on propose comme les premiers « classiques » de l’érotisme en BD se font contre le 9e art et contre l’intégrité du créateur : sous la tutelle de la littérature et de principes érotiques et politiques qui répugnent à l’auteur.
Dans ces deux adaptations impersonnelles, l’auteur, captif de la commande éditoriale, doit réduire au silence sa propre lecture des œuvres. Or, cette pratique du silence conduit, paradoxalement, à la mise en place discrète des linéaments d’un univers personnel. Il semblerait que la refonte générique de l’érotisme en bande dessinée se trouve moins dans des éléments spécifiques à l’érotisme des livres adaptés, mais dans des choix esthétiques non spécifiquement génériques.
Dans les silences de Guido Crepax, les premiers linéaments d’une œuvre d’auteur érotique
L’un des premiers choix esthétiques à étudier dans ces adaptations est l’usage du silence qui joue ici à plusieurs niveaux. En effet, le discours de l’auteur est passé sous silence et cela résulte de la situation de contrainte dans laquelle il se trouve. À ce premier silence du discours répondent des mises en perspective et des mises en contexte qui éclairent d’un autre jour les narrations, par le choix du décor ou l’introduction de métaphores animalières (voir supra). Cette discrète tentative de réinterprétation de l’œuvre s’accompagne d’une pratique silencieuse plus générale dans la prise en charge du genre érotique.
En effet, les adaptations transposent la parole des personnages féminins en narrations quasiment muettes, en particulier pour Histoire d’O. Or, ce roman repose sur le modèle littéraire de la confession érotique, choix narratif surligné – et un peu forcé – par la célèbre préface de Jean Paulhan « Enfin une femme qui avoue [18] ! ». En réalité il s’agit d’un texte construit sur la narration indirecte libre, de manière similaire à Emmanuelle, mais à la différence de ce dernier la focalisation de la narration est très nettement interne au personnage d’O. Ce dispositif énonciatif concourt au geste de la confession, souvent assimilé dans la critique à une « lettre d’amour [19] » par Paulhan. O se trouve alors du côté d’une lignée littéraire, celui de l’aveu ou de la confession, qui innerve largement le genre du roman amoureux puis libertin depuis le XVIIe siècle [20] . Or, Crepax décentre la focalisation et met ainsi à distance les discours indirects libres, les monologues intérieurs et les délibérations d’O, réduite au silence par les hommes. Occasionnellement présentes dans des bulles de pensées, ses paroles viennent ponctuer une gymnastique des corps et la pantomime érotique de la soumission perpétuelle à laquelle elle est livrée. Ce silence devient symptôme et conséquence de la soumission totale de l’héroïne qui apparaît alors destituée de son libre arbitre. Ce choix narratif vient apporter une preuve supplémentaire de la prise de distance de l’auteur à l’égard de ces livres. O en bande dessinée devient plus qu’elle ne l’est déjà une figure soumise et vampirisée par une caste d’hommes autoritaires. Peut-être ainsi sa bande dessinée est-elle plus noire encore que le roman de Pauline Réage. À titre d’exemple, une planche restitue une scène du second chapitre « Sir Stephen [21] » en y accentuant la soumission d’O (reproduction 4). Après un séjour au château de Roissy, qui est le premier lieu d’initiation à la soumission, son amant, de retour à Paris, la donne en esclavage à Sir Stephen, un homme froid, autoritariste et violent. Dans un épisode où O est abandonnée par René à Sir Stephen dans son appartement, elle se demande si René n’aime pas secrètement Sir Stephen, et si elle ne sert pas alors de lien entre les deux. Au terme de ces analyses elle réalise que Sir Stephen, l’aime, elle :
[…] elle le regarda : il était aussi pâle qu’elle. Comme dans un éclair, elle fut traversée par la certitude, mais aussitôt évanouie, qu’il l’aimait. Bien qu’elle n’y crût pas, et se moquât en elle-même d’y avoir songé, elle en fut réconfortée et se déshabilla docilement, sur son seul geste [22] .
De cette révélation ténue, dont la certitude s’estompe immédiatement, s’ensuit une scène érotique où se mêlent tendresse et violence à l’égard d’O. Crepax décide de la reproduire de manière tout à fait muette et d’accorder, significativement, une planche entière à la fellation que la narratrice évoque en une ligne sur le mode itératif de l’habitude : « elle savait quand sa bouche le devait caresser [23] ». L’auteur inverse l’ordre des événements, fait advenir la révélation de l’amour de Sir Stephen à la fin de cette caresse et sur le mode interrogatoire « et s’il m’aimait ? » [e se mi amasse ?]. La suite de la scène est une succession de planches muettes et assez abstraites où l’on voit O dans des postures de soumission ou plongée dans un univers graphique de silhouettes de mode. Elle se dématérialise en femme de papier, en femme accessoire, avant de s’abandonner complètement à Sir Stephen par la sodomie, le fouet et le bâillon. O, souligne Crepax, avant même ce complet abandon, est réduite au silence par l’acte de la fellation, annonçant le bâillon, ce qui ne laisse qu’une place mineure à la pensée des sentiments. La révélation y est encore moins affirmative que celle d’O dans le roman. La voix narrative est ici complètement effacée, ce qui n’est pas le cas dans les planches qui encadrent cet épisode. Cet épisode relatant le plus haut degré de soumission d’O est significativement marqué par le silence : silence de l’héroïne, mutisme des personnages insondables, effacement de la voix narrative, et peut-être retrait du jugement de l’auteur. Ce silence répond à la logique relationnelle des personnages. Démunie de parole, O en est réduite à sonder l’autre dans ses moindres gestes. Il correspond également à une esthétique abstraite et visuelle propre à ce récit quasi spirituel de la soumission. On peut le lire aussi comme un refus de la profondeur, ou, pour paraphraser Robbe-Grillet, une esthétique du lisse. Toute de surfaces cette narration bloque alors l’identification au personnage principal et ne s’appesantit pas sur l’approfondissement de sa psyché. Ce refus de profondeur, s’il est refus de comprendre et de compatir, serait pour Guido Crepax le moyen de ne pas prendre part à cette organisation collective de la soumission de femmes par des hommes. Crepax use très souvent de la narration sans paroles en substituant aux dialogues une narration par le détail ou par la métaphore, laissant place à des images intérieures qui éclairent la sensibilité du personnage principal. Ici, le rôle du silence consisterait à bloquer le mécanisme de la confession verbale, topos de l’éros littéraire, et d’ouvrir à d’autres perspectives esthétiques l’érotisme en bande dessinée.
Cela permet également à l’auteur de se débarrasser d’aspects difficilement solubles dans la narration en images, notamment dans le long chapitre « La loi » dans Emmanuelle. Dans ce chapitre, où se mêlent critique des mythes et affirmation d’une aristocratie érotique, Mario fait également l’éloge de l’amour impair : masturbation ou triolisme. À cette démonstration, Crepax impose le silence d’une mise en scène strictement tabulaire [24] des activités érotiques. À mesure que s’efface le verbe de Mario, Crepax introduit dans son récit des compositions de planche abstraites mais non pas moins signifiantes : en forme de cercle pour traduire la plénitude solitaire de la caresse ou le triangle de ce nouvel ordre amoureux (reproduction 5).
À un autre niveau, ce silence permet un autre type d’agencement séquentiel de la narration qui ne serait pas purement verbal. Je reprends ici les travaux déjà réalisés sur la narration sans parole en bande dessinée [25] dans lesquels Marion Lejeune, notamment, montre comment celle-ci fonctionne par la reprise iconique : « le récit [y] naît entièrement de métamorphoses graphiques [26] . » Par exemple Crepax introduit son dessin de métamorphose animalière dès les premières pages d’Emmanuelle en prenant au pied de la lettre le titre du premier chapitre : « La Licorne envolée [27] ». Métaphore de l’avion qui décolle ou de la belle héroïne, le texte n’est pas clair, mais Crepax y projette le dessin de l’avion – devenu Concorde, cet avion mythique à tête d’oiseau – sur le désir d’Emmanuelle, qui se trouve à chevaucher une licorne dans ses rêves [28] . L’animal onirique s’efface peu à peu en une multitude de traits d’esquisse à la manière de Dalì [29] au point de devenir illisible. L’avion alors devenu un motif de corne, transpose métaphoriquement et graphiquement l’acte de pénétration lors de la première scène érotique entre Emmanuelle et l’homme qu’elle compare, dans le texte, à une « statue grecque [30] ». La narration érotique utilise comme métaphore une figure – l’avion – chargée sémantiquement de la métamorphose onirique qui a eu lieu dans la psyché du personnage. L’acte sexuel se trouve alors lesté d’une symbolique qui unit le monde mythique de l’intériorité, des rêves et le monde moderne, celui de la vitesse, de la performance et de l’excellence, opérant ainsi le lien entre deux espaces-temps au cœur d’un même personnage dans sa découverte d’un nouvel éros. Du fantasme à la réalité, l’érotique passe par la modernité dans Emmanuelle.
Ce premier voyage à la fonction très nettement initiatique (premier adultère, première exhibition) pose alors d’emblée dans le cadre du récit la potentialité de la métamorphose comme élucidation des rapports amoureux et charnels. Cette pratique graphique de la métamorphose matérialise la fantasmatique des corps, là où la métaphore textuelle demeure à l’état d’hypothèse, de possible. Le dessinateur lui donne chair au sein même de la narration graphique. Ce faisant, Guido Crepax initie une pratique graphique spécifique à la BD érotique. Comme le souligne Elsa Caboche : « L’avantage du dessin réside aussi dans la transgression des limites physiques et physiologiques des corps [31] ». Les nouveaux territoires du désir dans le 9e art sont les corps mutants, métamorphiques et imaginaires.
Cette pratique du silence apparaît comme un phénomène mineur de l’adaptation. Présente dans certains épisodes, cette pratique de réécriture opère par retranchement et non par ajout. Elle ne semble pas, en outre, reconduire un trait générique spécifique à l’érotisme littéraire. Au contraire le silence évite d’une part la redondance texte/image, mécanisme au cœur de la tradition de l’illustration érotique dans les livres, et d’autre part, dans Emmanuelle en particulier, il vient transformer le discours en composition formaliste (voir supra). Cependant, dans Emmanuelle cette pratique silencieuse permet d’investir le dessin de métamorphose. Celui-ci allie la sensualité de l’évocation animale à l’allégorisation des mécanismes du désir. Le principe de métamorphose assure enfin la mutabilité du dessin et donc la mobilité des images fixes, d’une case à l’autre. En somme, Crepax met l’accent sur l’image sans pour autant privilégier le voir, il obscurcit le visible en proposant un nouveau langage graphique. Dans Histoire d’O, le fait d’avoir réduit au silence le personnage aurait cet effet de la réduire plus encore qu’elle ne l’est dans le roman à moins qu’une personne, écrasant sa psychologie, ses doutes et surtout la finalité de l’ouvrage : la déclaration d’amour. Mais, paradoxalement, ce lissage du personnage, quasiment réduite à la surface de sa peau, l’exhausse au rang d’héroïne sensorielle. Le récit d’O n’est plus tant celui d’une femme qui avoue mais d’une femme qui sent.
En effet, dans Histoire d’O, Crepax semble tirer parti du relatif silence des images pour mettre en avant la sensorialité des expériences du corps, et in fine du médium. Les quelques passages sans paroles qui mettent en avant la dimension sensorielle ne font pas spécialement la part belle au seul sens visuel, comme on pourrait l’attendre dans une adaptation illustrative, mais privilégie au contraire l’entendre ou le toucher. L’auteur y démontre alors son pouvoir de chef d’orchestre des sens. Le genre érotique y est investi non pas seulement en voyeuriste mais en explorateur du sensible. Le point de départ en est la totale soumission d’O à ses bourreaux : le silence auquel elle est condamnée semble la rendre plus attentive aux moindres sensations. Ses longs moments d’isolement dans le noir y contribuent également, autant qu’ils permettent de rendre sensible la durée, de cette durée peu habituelle en bande dessinée, celle où il ne se passe rien, celle de l’attente. Enfin, la douleur provoquée par le fouet change également son rapport aux caresses, ce geste d’intime tendresse entre amants. Ces deux derniers aspects sont particulièrement évocateurs du travail transformateur de l’auteur par rapport au genre érotique. En effet, ces deux topiques (l’attente, la tendresse) ne participent pas spécifiquement des codes du genre mais contribuent à la connaissance du corps et du désir.
O est enfermée dans un cachot du château, elle est entravée et ses yeux sont bandés ; elle restera ainsi pendant un temps indéfini sans aucune notion de son écoulement, livrée à des bourreaux anonymes (reproduction 6). Pour représenter cette expérience de la durée, Crepax décide de bouleverser le rapport planche/case en multipliant les cases de petite taille et en les agençant comme une grille. Chaque case est composée d’un fond noir uniforme qui opère le lien entre elles et représente un détail du traitement que subit O. Le cadrage très serré en gros plan empêche l’identification de ses tortionnaires et représente ainsi l’itération infinie de la torture, et ce sur quatre planches, avant qu’une planche de pleine page toute teintée de noir ne close le chapitre. La représentation sexuelle est évidente mais il s’agit moins de montrer les sexes ou même l’obscénité des postures (fellation, sodomie, fouettage sont pourtant de la partie) que la temporalité de la répétition. S’il y a une expérience hors norme, elle ne se dévoile en aucun cas selon un paradigme strictement visuel mais également rythmique ; la planche diffracte les multiples stimulations violentes pour toucher à l’expérience intime d’O, la dilatation d’un temps informe, celui de l’attente de la délivrance.
Ce traitement intime de la temporalité fait partie des traits de style d’un auteur comme Crepax qui, dans ses autres publications et notamment la série Valentina, donne à voir la vie intérieure d’une héroïne moderne, défiant par là l’idée que la bande dessinée serait un art du superficiel. Il sort alors de l’adaptation de type illustratrive et apporte au genre érotique en bande dessinée une profondeur existentielle qui n’existait pas dans celui-ci, souvent dédié comme dans Barbarella à des aventures imaginaires qu’entrecoupent les parades sexuelles de l’héroïne et ses partenaires.
Ce choix d’un traitement de l’obscénité par l’expérience intime conduit dans Histoire d’O à accorder à l’héroïne des moments de tendresse relevant du vocabulaire amoureux quotidien. Cet aspect constitue l’autre versant de la création de l’auteur pour la bande dessinée érotique : impliquer dans la banalité quotidienne les relations charnelles et leur composante fantasmatique, c’est-à-dire leur possibilité érotique. Je prends appui ici sur une planche où se joue l’une des plus grandes infidélités de Crepax au texte de Pauline Réage. Guido Crepax n’aime pas la violence :
Mi fa orrore. Odio la violenza. Se fosse vero quello che succede a O nell’Histoire dopo la prima sera no potrebbe piu alzarsi dal letto : che gusto c’è [32] ?
Cela me fait horreur. Je déteste la violence. Si ce qui arrive à O dans l’histoire était vrai, après le premier soir elle ne pourrait plus se lever de son lit : comment aimer cela ?
René accueille O après un long séjour assorti de coups de fouet chez Sir Stephen (reproduction 7). Dans le creux du lit quotidien, René retrouve le corps martyrisé de son amante. Dans le texte, les cicatrices d’O faites par Sir Stephen inspirent à René une crainte quasi religieuse. Le corps d’O devient la relique d’un martyre presque saint imposé par un dieu désiré. René, ému, s’abat, comme son corps, sur l’amante :
Chaque fois qu’elle sortait d’entre ses bras, René cherchait sur elle la marque d’un dieu. […] René, bouleversé, regarda longuement le corps mince où d’épaisses balafres violettes faisaient comme des cordes en travers des épaules, du dos, des reins, du ventre et des seins, et parfois s’entrecroisaient. De place en place un peu de sang perlait. « Ah ! je t’aime », murmura-t-il. Il se déshabilla avec des mains tremblantes, ferma la lumière et s’étendit contre O. Elle gémit dans le noir, tout le temps qu’il la posséda [33] .
Dans la planche de Crepax, le cadrage des cases met en scène un geste de caresse qui est absent du texte, où aucun contact ne semble évoqué, au profit de la sidération visuelle de René. Au contraire, le geste dans la planche, rythmé par le découpage serré de cases qui morcellent la scène en détails, instille une douceur en direction du corps mutilé. Le découpage de la première bande opère dans un aller-retour entre la main caressante de René, consolatrice, et le changement des expressions d’O, surprise. Puis dans un plan d’ensemble les corps emmêlés des deux amants sont intégralement représentés, tandis que le raccord se fait sur le motif de la caresse, que René continue d’octroyer à O. Puis la caresse se transforme en préliminaire avant, progressivement, de se dénouer en coït. À cette lenteur du rythme représenté par la multiplication des cases s’associe une sensorialité du graphisme. Les cicatrices d’O semblent jouer de concert avec les plis en arabesque des draps. En effet ces deux motifs jouent de la même opposition : par rapport à un fond noir, les surfaces blanches – les draps ou la peau – sont lézardées de traits. De la cicatrice de la peau au plissé moelleux du drap, une sorte de métaphore graphique semble se dégager de cette scène. La sensualité naît ici du pli, pli de l’étoffe qui évoque l’effusion, pli du temps, un moment de relâchement du récit dans son parcours de la violence, un moment de soin pour le corps de l’autre, mais également pli de la chair que la main caresse, de la cicatrice au repli du sexe d’O que la main explore. En somme, il insuffle à cette bataillienne et noire confession de l’eros féminin une pesanteur quotidienne en y introduisant des gestes parasites non spécifiquement génériques, et par là, peut-être pose les bases d’un renouveau du genre érotique par la bande dessinée.
En fin de compte, au travers de ces deux premières adaptations la BD érotique selon Crepax n’apparaît pas grandie. Ses biographes – Paolo Caneppele et Günter Krenn – préfacent les éditions complètes de ses adaptations chez Taschen en martelant le fait que Guido Crepax n’a pas seulement illustré le genre « adulte » mais a fait également advenir la bande dessinée à l’âge adulte [34] . Or l’adaptation « adulte » chez Crepax signale une trop grande déférence à l’égard de l’œuvre-source et ainsi, malgré l’inventivité de l’auteur, une domination du genre érotique littéraire sur le genre érotique bédéistique. Mais c’est par des motifs non spécifiques à l’érotisme littéraire que les œuvres signalent leur originalité. Il semblerait donc que c’est par les linéaments d’une sortie du genre que Crepax démontre l’ambition qu’il a pour ce 9e art.
Bibliographie
CREPAX, Guido, Histoire d’O I. La prima frustata., Milan, Mondadori Comics, in Guido Crepax Erotica volume 5, intégrale en 30 volumes, 2015.
CREPAX, Guido, Histoire d’O II. Ritorno a Roissy, Milan, Mondadori Comics, in Guido Crepax Erotica volume 6, intégrale en 30 volumes, 2015.
CREPAX, Guido, Emmanuelle. L’Antivergine, Milan, Mondadori Comics, in Guido Crepax Erotica volume 3, intégrale en 30 volumes, 2015.
ARSAN, Emmanuelle, Emmanuelle. Livre I : La Leçon d’homme [1959], Paris, La Musardine, collection « Lectures amoureuses », 2008.
REAGE, Pauline, Histoire d’O [1954], Paris, Jean-Jacques Pauvert/Le Livre de Poche, 1972.
CREPAX, Guido, Histoire d’O, Paris, Éditions Livre Essor, collection « Les chefs-d’œuvre de l’érotisme en bande dessinée », 1975, traduction non renseignée.
CREPAX, Guido, Emmanuelle, Paris, Éditions du Square, 1979, traduction de Dominique Grange.
BARONI, Raphaël, Macé, Marielle (dir.), Le savoir des genres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « La Licorne », 2007.
COVIN, Michel, Fresnault-Deruelle, Pierre, Toussaint, Bernard (dir.), Communications, n°24, 1976, « La bande dessinée et son discours ».
DELEUZE, Gilles, Présentation de Sacher Masoch : le froid et le cruel, Paris, Éditions de Minuit, collection « Arguments », 1990.
DESTAIS, Alexandra, Eros au féminin, Paris, Klincksieck, 2014.
GARRIC, Henri (dir.), L’engendrement des images en bande dessinée, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, collection « Iconotextes », 2013.
ROBBE-GRILLET, Alain, Angélique ou l’enchantement, Paris, Éditions de Minuit, 1988.
CABOCHE, Elsa, « Érotisme et pornographie » in Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, février 2017, URL de référence : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1142 consulté le 17 avril 2018.
DE MANDIARGUES, André Pieyre, « Les fers, le feu, la nuit de l’âme », dans Critique, n°97, juin 1955, p. 510-514.
Notes
- [1]
Alexandra Destais, Éros au féminin, Paris, Klincksieck, 2014.
- [2]
André Pieyre de Mandiargues, « Les fers, le feu, la nuit de l’âme », dans Critique, n°97, juin 1955, cité par Alexandra Destais, op. cit., p. 46.
- [3]
Ibid.
- [4]
Alexandra Destais, op. cit., p. 47.
- [5]
Jean-Marie Schaeffer, « Du texte au genre » dans Raphaël Baroni, Marielle Macé (dir.), Le savoir des genres, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « La Licorne », 2007, p. 179-205.
- [6]
Alain Robbe-Grillet, Angélique ou l’enchantement, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 166.
- [7]
Davide Barzi, postface dans Guido Crepax, Emmanuelle. L’Antivergine, Milan, Mondadori Comics, dans Guido Crepax Erotica volume 3, intégrale en 30 volumes, 2015, p. 205-215.
- [8]
Leur réputation de « classiques » permet aujourd’hui de lancer des rééditions régulièrement tout en contribuant à glacer ces œuvres dans leur panthéon.
- [9]
Il participe également à une tradition érotique élitiste, réservé à de petits groupes de lecteurs, à l’opposée d’une pratique de lecture de masse comme il peut la connaître dans la bande dessinée.
- [10]
Gilles Deleuze, Présentation de Sacher Masoch : le froid et le cruel, Paris, Éditions de Minuit, collection « Arguments », 1990.
- [11]
Emmanuelle Arsan, Emmanuelle. Livre I : La Leçon d’homme [1959], Paris, La Musardine, collection « Lectures amoureuses », 2008, p. 81-90.
- [12]
Guido Crepax, Emmanuelle, op. cit., p. 35-42.
- [13]
Emmanuelle Arsan, op. cit. , p. 200.
- [14]
Ibid, p. 235.
- [15]
Ibid, p. 85-101.
- [16]
Cité par Davide Barzi, op. cit., p. 207.
- [17]
Ibid., p. 207.
- [18]
Cité par Davide Barzi, « Frustrate di China su Carta » postface dans Guido Crepax, Histoire d’O I. La prima frustata., Milan, Mondadori Comics, in Guido Crepax Erotica volume 5, intégrale en 30 volumes, 2015, p. 109-118.
- [19]
Jean Paulhan, « Le bonheur dans l’esclavage » préface à Pauline Réage, Histoire d’O [1954], Paris, Jean-Jacques Pauvert/Le Livre de Poche, 1972, p. X.
- [20]
Ibid.
- [21]
La forme romanesque de l’aveu, à la première personne, prenant souvent la forme du genre épistolaire, sied aux narrations de l’amour, de la passion ou des aventures charnelles ; en témoignent Les lettres d’une religieuse portugaise ou la Correspondance de Julie de Lespinasse. Prenant les accents de la confession, ces textes exposent les dilemmes moraux des énonciatrices, leurs doutes et la reconnaissance de la culpabilité. Sade, dans cette lignée, réutilise le dispositif dans Justine ou les infortunes de la vertu ou, sous une forme épistolaire dans Aline et Valcour.
- [22]
Pauline Réage, op. cit., p. 103 à 206.
- [23]
Ibid., p. 180.
- [24]
Ibid., p. 181.
- [25]
Le tabulaire renvoie à l’organisation et la composition signifiante des éléments de lecture graphique au niveau de la planche. L’approche tabulaire consiste à accorder un regard presque pictural (d’où la référence au tableau dans tabulaire) à un ensemble qui peut se lire également comme un texte. Je me réfère ici au terme employé par Pierre Fresnault-Deruelle dans « Du linéaire au tabulaire », dans Communication, n°24, 1976, p. 7-23.
- [26]
Ce travail sur les bandes dessinées muettes d’abord défriché par Thierry Groensteen dans Système de la bande dessinée, Marion Lejeune utilise la notion de « bandes dessinées sans paroles » dans son article « Les reprises dans les bandes dessinées sans paroles » in Henri Garric (dir.), L’engendrement des images en bande dessinée, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, collection « Iconotextes », 2013, p. 115-126.
- [27]
Ibid., p. 115.
- [28]
Emmanuelle Arsan, op. cit. p. 21.
- [29]
Guido Crepax, Emmanuelle, op. cit. p. 9.
- [30]
Notamment sa reprise du Chevalier et la mort de Dürer, mais également d’autres dessins de chevaliers.
- [31]
Emmanuelle Arsan, op. cit., p. 47.
- [32]
Elsa Caboche, « Érotisme et pornographie » in Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, février 2017, URL de référence : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article1142 consulté le 17 avril 2018.
- [33]
Davide Barzi, postface dans Guido Crepax, Histoire d’O II. Ritorno a Roissy, Milan, Mondadori Comics, dans Guido Crepax Erotica volume 6, intégrale en 30 volumes, 2015, p. 147.
- [34]
Pauline Réage, op. cit., p. 184.
- [35]
Paolo Caneppele, Günter Krenn, préface à Guido Crepax, Justine et L’Histoire d’O, Paris, Taschen, 2000.
Pour citer cet article
Irène Le Roy Ladurie, « L’initiation d’un maître au genre érotique : les premières adaptations de Guido Crepax, Histoire d’O et Emmanuelle », SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié 01/07/2019, URL : https://sflgc.org/acte/le-roy-ladurie-irene-linitiation-dun-maitre-au-genre-erotique-les-premieres-adaptations-de-guido-crepax-histoire-do-et-emmanuelle/, page consultée le 04 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
LE ROY LADURIE Irène
Agrégée de Lettres Modernes, ancienne élève de l’ENS de Lyon. Actuellement en thèse sur le motif de la caresse dans la littérature et la bande dessinée contemporaines à l’Université de Bourgogne/Franche-Comté, sous la direction du professeur Henri Garric.
Publications : Les langages du corps dans la bande dessinée (2015, L’Harmattan), « Saints suaires : de la destruction des icônes à la poétique de l’empreinte dans Blankets de Craig Thompson » (La destruction des images dans la bande dessinée, Presses Universitaires François Rabelais, 2018).