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D’une langue l’autre : regards croisés d’Octavio Paz et Luis Cernuda sur la guerre civile espagnole

ARTICLE

« D’une langue l’autre » ; ce titre peut paraître paradoxal si l’on considère qu’Octavio Paz et Luis Cernuda écrivent dans la même langue, l’espagnol, et parlent depuis un même camp de la guerre civile qui déchira l’Espagne. Pourtant, l’espagnol de guerre et d’exil de Cernuda n’est pas l’espagnol de guerre et d’amour de Paz : l’expérience de la guerre pour ces deux poètes accompagne et intensifie la création d’une langue espagnole personnelle, et les conduit à forger cette irréductible différence, cette absolue unicité de toute langue poétique.

Cernuda vient de publier la première version de La realidad y el deseo (La Réalité et le Désir) lorsque la guerre éclate en juillet 1936 – il a presque trente-quatre ans. Un fort sentiment patriotique le conduit à s’enrôler, en octobre 1936, dans le Bataillon alpin, avec lequel il se bat dans la Sierra de Guadarrama. La légende veut qu’il lût Leopardi au son des canons [1] , ou qu’il sortît au combat avec un rifle dans une main et un livre de Hölderlin dans l’autre [2] , anecdotes qui déjà signalent que la poésie est pour lui un contrepoids nécessaire à l’horreur de la guerre. Mais il ne reste que peu de temps dans le bataillon, désillusionné lorsqu’il comprend que son rêve d’une Espagne libre ne se réalisera pas. À partir de mars 1937 il est réfugié à Valence, comme de nombreux autres écrivains, jusqu’à son exil en 1938, qui le conduira de la Grande-Bretagne aux États-Unis et enfin au Mexique. À partir de 1936, il écrit son recueil Las nubes (Les Nuages), recueil essentiellement centré sur l’expérience personnelle de la guerre, la patrie, les espoirs révolutionnaires déçus, l’exil, et qui viendra constituer la dernière section de la version de La realidad y el deseo publiée au Mexique en 1940. Cette section Las nubes constitue l’essentiel du corpus de textes liés à la guerre chez Cernuda, auxquels il faudrait encore ajouter son « Díptico español » (« Diptyque espagnol »), écrit entre 1960 et 1961.

Octavio Paz, quant à lui, n’a que vingt-trois ans lorsqu’il se rend en Espagne en juillet 1937 pour représenter la jeune poésie mexicaine au Second Congrès International d’Écrivains pour la Défense de la Culture et il a déjà écrit, en septembre 1936, un poème révolutionnaire intitulé « ¡No pasarán! », très connu dans les milieux de gauche au Mexique. Il perd, avant même son départ pour l’Espagne, des amis tombés au front, comme en témoigne son poème écrit pour José Bosch, « Elegía a un compañero muerto en el frente de Aragón » (« Élégie à un compagnon mort sur le front d’Aragon »), qui paraît en juillet 1937 dans la revue antifasciste Hora de España [3] . Une fois en Espagne, il connaît aussi la peur et les bombardements, dont on retrouvera la trace dans « Piedra de sol » (« Pierre de soleil »), long poème écrit vingt ans plus tard et qui ferme le recueil Libertad bajo palabra (Liberté sur parole). S’ajoutent à ces poèmes de nombreux textes en prose, essais, discours et souvenirs, qui révèlent à quel point l’expérience de la guerre a marqué de façon déterminante et durable le jeune Paz.

La légitimité de la comparaison entre ces deux poètes est très nette si l’on se souvient qu’ils admiraient mutuellement leur poésie, et que c’est en 1937, pendant le séjour de Paz dans l’Espagne en guerre, que naquît une amitié ensuite nourrie par une longue correspondance jusqu’à la mort de Cernuda. C’est en allant à l’imprimerie de Hora de España pour corriger les épreuves de son « Élégie » que Paz rencontre Cernuda, en train de corriger ses propres épreuves. Paz nous apprend qu’après avoir fait connaissance, Cernuda lui dit « Acabo de leer su poema y me ha encantado » [« Je viens de lire votre poème et je l’ai adoré [4]  »], compliment auquel Paz ne parvient à répondre que par quelques mots rendus confus par la timidité et l’émotion. Par la suite, Paz publiera Cernuda dans une anthologie de poésie espagnole parue au Mexique en 1938, puis rendra hommage au poète espagnol dans un poème intitulé « Luis Cernuda » et dans un essai, La palabra edificante (La Parole édifiante), tandis que Cernuda dédiera à Paz son poème de 1952 « Limbo » (« Limbe »).

Leur expérience de la guerre civile espagnole diffère, mais les mène tous deux à une réflexion sur le pouvoir de la langue face à la guerre, sur le rôle de la poésie face à la barbarie. Tant Cernuda que Paz répondent par leur poésie sur la guerre à la question : pourquoi et comment être poète en temps de détresse ? Il reste que leurs réponses ne sont pas les mêmes. Là où Cernuda dit une forme de crise de la langue espagnole, un doute sur la puissance de la poésie face à une réalité atroce, pour finalement laisser subsister un espoir d’harmonie incarné par et dans la littérature, Paz développe une confiance absolue dans la langue comme force de vie face à la mort, dans une adéquation fulgurante entre le mot et le monde.

Les élégies : entre « lamentation et espoir [5]  »

Le premier aspect de l’expérience de la guerre chez les deux poètes est celui, terrible, de l’omniprésence de la mort et de la destruction, horreurs face auxquelles il est à la fois presque impossible et pourtant indispensable de faire s’élever un chant. Tant Cernuda que Paz se tournent vers la forme de l’élégie, vers le chant de déploration, pour pleurer leurs amis victimes de la guerre : Federico Garcia Lorca pour Cernuda, et José Bosch pour Paz. La dualité de ces élégies, entre lamentation et espoir, reflète la difficile tâche de la langue poétique cherchant un équilibre entre l’expression de la douleur et sa sublimation par le poème.

Hanté par la mort de Lorca, Cernuda publie en juin 1937 dans Hora de España « Elegía a un poeta muerto » (« Élégie à un poète mort ») – qui deviendra par la suite, dans Las nubes, « A un poeta muerto (F. G. L.) » (« À un poète mort (F. G. L.) ») – hommage à son ami assassiné par les franquistes. Le début du poème est marqué par le doute sur la capacité de la poésie à faire face à la haine et à la violence :

Leve es la parte de la vida

Que como dioses rescatan los poetas.

El odio y destrucción perduran siempre

Sordamente en la entraña

Toda hiel sempiterna del español terrible […]

Triste sino nacer

Con algún don ilustre

Aquí […].

Légère est la part de vie

que rachètent, pareils à des dieux, les poètes.

Haine et destruction demeurent toujours

sourdement dans les entrailles

à jamais pétries de fiel de l’Espagnol atroce […]

Triste destinée que naître

avec un don illustre

en ce pays […] [6] .

Les deux premiers vers soulignent combien est mince ce que peut sauver la poésie, combien léger, par opposition au poids et à la profondeur de la haine qui anime le peuple espagnol. À la haine et à la destruction les termes connotant la durée éternelle (« siempre », « sempiterna »), au poète la légèreté de ce qui passe aussi facilement qu’une vie ôtée à coup de balles ou de pierres. Le « don illustre » du poète est bien pourtant un don de lumière, le don d’illuminer ce que Cernuda appelle ensuite les « mots opaques » [« palabras opacas »], afin de les rapprocher de la transparence. Mais la mort de Lorca révèle à Cernuda qu’il vit sur une terre où ce que le poète illumine dans la langue et dans la vie se trouve enfoui sous l’« insulte », la « raillerie », la « méfiance profonde » [« El insulto, la mofa, el recelo profundo »]. Les cris et la violence sont ici plus forts que le chant, comme dans le combat des Ménades et d’Orphée : de-là la tentation d’accompagner l’ami aux Enfers, lieu de la véritable vie enfin libre, et de s’éloigner d’une terre où la poésie ne peut lutter face à la violence :

La muerte se diría

Más viva que la vida

Porque tú estás con ella […].

On dirait donc la mort

Plus vive que la vie,

Car tu es auprès d’elle […] [7] .

Nous citons ici la traduction d’Anthony Bellanger qui rend justice au verbe « se diría » (« on dirait »), en le traduisant par le verbe dire, contrairement à celle de Robert Marrast et Alice Schulman (« on croirait ») qui ne voient pas qu’il s’agit ici d’affirmer le pouvoir de la parole poétique par-delà la mort et la haine. La mort pourrait sembler plus vivante que la vie, mais elle pourrait aussi être dite telle par le poète, car son chant a changé de royaume : sur terre les insultes couvrirent le chant, mais l’assassinat du poète métamorphose la mort en vie, son silence forcé en chant d’outre-tombe, peut-être bien plus puissant que la parole vivante étouffée par la guerre.

C’est qu’il n’est pas simple, pour le poète demeuré vivant, de chanter au milieu d’un monde en ruine. Cernuda semble affirmer d’abord la « victoire » (« victoria ») de « la plus profonde réalité de ce monde:/la haine, la triste haine des hommes » [« La realidad más honda de este mundo:/el odio, el triste odio de los hombres »], pour finalement lancer : « La mort pour le poète est victoire » [« Para el poeta, la muerte es la victoria »], révélant la difficulté pour lui-même, resté vivant, « de pourrir librement dans un coin » [« En un rincón pudrirse libremente [8]  »] au sein d’un pays dévasté. On voit à quel point la position de Cernuda est tendue, déchirée entre deux pôles, l’un fait de désespoir, de déploration face à la mort de l’ami et la victoire de la violence, l’autre voulant croire encore en le pouvoir d’une langue qui perdure par-delà la mort et, comme l’affirme la fin du texte, « console » (« consuela »), telle celle d’Orphée demeurant dans la nature et l’enchantant après sa destruction par les Ménades.

Une strophe de ce poème à Lorca semble constituer une récriture d’un passage de la première « Églogue » (« Egloga ») de Garcilaso de la Vega, et induire ainsi également une lecture orphique, dans laquelle Orphée n’est plus seulement Lorca mais aussi Cernuda lui-même. En effet, Cernuda  s’adresse à Lorca en ces termes : « Que ton ombre soit en paix,/Qu’elle cherche d’autres vallées,/Un fleuve où le vent/emporte la musique parmi les joncs […] » [« Tenga tu sombra paz/Busque otros valles,/Un río donde el viento/Se lleve los sonidos entre juncos […] »], ce qui rappelle fortement la demande de Garcilaso à l’aimée Élisa : « Cherchons d’autres monts et d’autres fleuves, d’autres vallées fleuries et sombres, où je me repose et où mes yeux toujours te voient devant moi, sans peur et sans trembler de te perdre […] » [« busquemos otros montes y otros ríos,/otros valles floridos y sombríos, donde descanse y siempre pueda verte/ante los ojos míos,/sin miedo y sobresalto de perderte […] [9]  » ]. Chanter Lorca par-delà la mort pour Cernuda, c’est accomplir une forme d’entreprise orphique visant à ne pas perdre – une deuxième fois, telle Eurydice – son ami. Là où Garcilaso de la Vega souhaite avoir toujours Élisa vivante sous les yeux – il sait que le malheur d’Orphée vient de ce qu’Eurydice était derrière lui (d’où l’emploi de la préposition « ante », « devant ») – et chercher avec elle une terre paisible où il ne puisse plus la perdre, Cernuda, séparé de Lorca par la mort, l’enjoint de chercher cette terre seul (le passage du pluriel chez Garcilaso (« busquemos ») au singulier chez Cernuda (« busque ») est révélateur) : seule la parole de Cernuda l’accompagne dans la mort et le préserve, en relayant le chant immortel de Lorca.

La douleur et la lamentation du poète face à la violence et la mort sont également perceptibles dans l’« Élégie à un compagnon mort sur le front d’Aragon » de Paz, mais là où Cernuda voit la guerre comme un déchaînement de haine, Paz associe, dès les premiers vers, la mort de son ami José Bosch à l’aube du monde, soulignant son espoir intact dans l’Espagne nouvelle que doit faire naître la guerre : « Tu es mort, camarade,/au point du jour brûlant du monde. » [« Has muerto, camarada, /en el ardiente amanecer del mundo [10] . »] La mort intolérable de l’ami donne naissance, dans ce poème, à une évocation de l’ami vivant, ressurgissant de la mort, convoqué à revivre dans la parole du poète :

Y brotan de tu muerte

tu mirada, tu traje azul,

[…].

Has muerto. Irremediablemente.

Parada está tu voz, tu sangre en la tierra.

¿Qué tierra crecerá que no te alce?

¿Qué sangre correrá que no te nombre?

¿Qué palabra diremos que no diga

tu nombre, tu silencio,

el callado dolor de no tenerte?

Et jaillissent de ta mort

ton regard, ton costume bleu,

[…].

Tu es mort. Sans remède.

Ta voix s’est arrêtée, ton sang tombe

en terre.

Quelle terre pourrait-elle donc pousser

sans t’élever ?

Quel sang pourrait-il couler

sans te nommer ?

Quel mot pourrions-nous dire

qui ne dise ton nom, ton silence,

la douleur muette de t’avoir perdu  [11] ?

La mort irrémédiable de l’ami est ici contrecarrée par le jaillissement de vie qu’elle provoque, comme si le sang et la voix de l’ami imprégnant la terre donnaient force au sang et à la voix des vivants, chargés alors de relayer son combat, son sang, et enfin son nom. L’effet rythmique haché du vers lapidaire annonçant la mort irrémédiable se trouve immédiatement annulé par le grand élan des questions qui le suivent, comme un flot litanique accentué par l’anaphore. Certes la strophe se clôt sur le silence de l’ami, sur la douleur muette de sa mort. Toutefois il faut préciser que la traduction de Jean-Clarence Lambert et Jean-Claude Masson ne rend pas complètement justice au texte espagnol, qui ne dit pas « douleur muette », mais bien « douleur tue » : la douleur n’ôte pas, chez Paz, la capacité de parler, elle n’est pas privée de voix, elle est simplement tue, par choix de dire la vie plutôt que la mort, et surtout parce qu’elle est presque indicible. Le poète comprend que tout mot proféré sera répétition du nom du défunt, paroles posées sur la douleur, mais paroles vivantes et jaillissantes comme des plantes :

Y alzándote,

llorándote,

nombrándote,

dando voz a tu cuerpo desgarrado,

labios y libertad a tu silencio,

crecen dentro de mí,

me lloran y me nombran,

furiosamente me alzan,

otros cuerpos y nombres,

otros ojos de tierra sorprendida,

otros ojos de árbol que pregunta.

Et en te dressant,

en te pleurant,

en te nommant,

en donnant voix à ton corps lacéré,

lèvres et liberté à ton silence,

grandissent en moi,

me pleurent, me nomment

et furieusement me dressent

d’autres corps, d’autres noms,

d’autres yeux de terre étonnée,

d’autres yeux d’arbre qui interroge [12] .

L’inversion magnifique opérée ici par Paz s’accompagne d’une multiplication des noms, des corps, des mains levées, qui donne véritablement l’impression d’un surgissement de vie venue de la mort. Paz se trouve d’abord dans la position de celui qui pleure et nomme son ami, lui redonnant voix, lèvres et liberté. Le lien allitératif entre « labios » et « libertad » rappelle le titre du recueil où figure ce poème, Libertad bajo palabra, titre intraduisible puisque le français nous oblige à choisir, pour traduire « bajo », entre les prépositions sur et sous. L’espagnol crée au contraire une ambiguïté entre d’une part l’idée de la liberté obtenue sur parole, c’est-à-dire dépendant de la parole, d’une promesse de confiance absolue dans le langage, et d’autre part l’idée d’une liberté présente sous la parole, dans sa profondeur, restaurant ainsi sa présence à ce qui semble au départ inaccessible et indicible. Le poète espagnol contemporain José Angel Valente, dans sa préface aux œuvres de saint Jean de la Croix chez Gallimard, affirme :

La notion d'ineffabilité se fonde, précisément, sur l'idée qu'il y a un monde, une réalité, que le langage ne peut exprimer. Mais cette réalité est enfouie dans le langage lui-même, elle constitue son ungrund, son insondable tréfonds, et c'est à lui que ne cesse de nous renvoyer la parole poétique [13] .

C’est peut-être ainsi que l’on peut comprendre le « bajo » du titre de Paz : la liberté est le tréfonds de la parole ; ineffable, elle est présente sous la parole dès que le poète nomme, devenant alors liberté sur parole, dicible réalité affleurant d’une promesse passée avec le langage.

Dans son élégie, Paz relie, grâce au son, les lèvres, organes de la parole, à la liberté, et redonne ce faisant voix et liberté à son ami par-delà la mort. Mais s’opère alors une inversion véritablement émouvante, qui fait que le poète vivant se trouve soudain lui-même pleuré, élevé, nommé par les morts. Son chant invoque les morts, qui en retour dotent le poète d’un surcroît de vie le poussant à nommer, chanter, dire toujours plus, en même temps que l’image finale de l’arbre crée l’idée d’une nature naissant du corps même des morts.

Ainsi, à travers ces élégies se révèle déjà que l’équilibre fragile entre lamentation et espoir n’est pas identique pour l’Espagnol et pour le Mexicain. Chez Cernuda, plus directement touché par la guerre qui détruit son propre pays, l’écriture en temps de guerre conduit à la mort et ne peut sauver qu’un peu de vie, tandis que chez Paz la mort appelle voix, pouvoir de nommer et liberté.

La guerre, révélatrice du sens ou du vide des mots

Les textes en prose de Paz sur son expérience de la guerre civile espagnole affirment que la guerre fut pour lui le moment de la découverte du sens profond des mots. Dans un discours prononcé en 1951, il analyse le rapport à la langue au début de la guerre, rapport qui recrée l’adéquation du mot au monde, redonnant ainsi à l’homme sa pleine humanité :

Durante unos meses vertiginosos las palabras, gangrenadas desde hacía siglos, volvieron a brillar, intactas, duras, sin dobleces. Los viejos vocablos – bien y mal, justo e injusto, traición y lealdad – habían arrojado al fin sus disfraces históricos. Sabíamos cuál era el significado de cada uno. Tanta era nuestra certidumbre que casi podíamos palpar el contenido, hoy inasible, de palabras como libertad y pueblo, esperanza y revolución. El 19 de julio de 1936 los obreros y campesinos españoles devolvieron el mundo el sabor solar de la palabra fraternidad. […] El hombre empezaba a reconquistar el hombre.

Pendant quelques mois vertigineux les mots, gangrénés depuis des siècles, brillèrent à nouveau, intacts, durs, sans plis. Les vieux vocables – bien et mal, juste et injuste, trahison et loyauté – avaient enfin jeté leurs déguisements historiques. Nous savions la signification de chacun. Notre certitude était telle que nous pouvions presque palper le contenu, aujourd’hui insaisissable, de mots comme liberté et peuple, espoir et révolution. Le 19 juillet 1936, les ouvriers et les paysans espagnols rappelèrent au monde la saveur solaire du mot fraternité. […]. L’homme commençait à reconquérir l’homme [14] .

Les mots, grâce à la lutte révolutionnaire, acquièrent soudain un contenu devenu presque palpable, un « goût » qui les rajeunit. Cette expérience d’une densité, d’une plénitude absolue du sens des mots a dû profondément marquer le jeune Paz qui, même s’il sous-entend que ce contenu est redevenu inaccessible aujourd’hui, n’aura de cesse comme poète de tenter de retisser l’immédiateté du lien entre le mot et le monde, de faire en sorte que le mot soit ce qu’il dit, à travers la plénitude solaire de sa langue.

Bien des années plus tard, en 1987, dans un autre discours, Paz raconte avec émotion une anecdote qui à nouveau dote le mot fraternité de saveur et d’une matérialité vitale : un paysan, dans la maison duquel il s’est réfugié avec quelques amis lors d’un bombardement, sort dans son jardin malgré les bombes pour couper un melon et le partager avec eux, ayant appris que Paz venait du Mexique, pays solidaire des républicains. Paz dit avoir alors compris que « le mot fraternité n’est pas moins beau que le mot liberté : c’est le pain des hommes, le pain partagé » [« la palabra fraternidad no es menos preciosa que la palabra libertad : es el pan de los hombres, el pan compartido [15]  »] L’expérience de la guerre chez le jeune Paz le met face à la nécessité vitale et urgente de paroles dont le sens est immédiat, salvateur, non plus abstrait mais incarné, concordant parfaitement avec les actes et avec une réalité logeant à la fois à l’extérieur et au cœur des mots. Ce sens, ce contenu palpable des mots est surtout partagé et partageable comme du pain, bien loin d’un exercice solitaire du langage et au plus près d’une fraternité de la langue elle-même.

Au contraire, Luis Cernuda expérimente, avec la guerre puis l’exil, l’évacuation progressive du sens du monde liée au vide du nom. Dans un poème de l’exil, intitulé « Impresión de destierro » (« Impression d’exil »), Cernuda constate avec douleur la séparation du nom d’avec la chose, du mot d’avec la réalité à laquelle il ne renvoie plus. Il raconte avoir aperçu, dans un salon à Londres, un homme épuisé qui le suit dans la rue et lui dit quelque chose d’insaisissable « avec un accent étranger, /un accent d’enfant dans une voix vieillie » [« Con acento extranjero, /Un acento de niño en voz envejecida [16]  »]. Cet accent étranger – c’est-à-dire autre qu’anglais, puisque le poète est à Londres – laisse présager que cet inconnu est Espagnol. La dernière strophe révèle à la fois que pour Cernuda l’Espagne est morte, et que le nom de son pays se retrouve vide de sens, ne renvoyant plus à aucune réalité tangible :

Andando me seguía

Como si fuera solo bajo un peso invisible,

Arrastrando la losa de su tumba;

Mas luego se detuvo.

«¿España?», dijo. «Un nombre.

España ha muerto.» Había

Una súbita esquina en la calleja.

Le vi borrarse entre la sombra húmeda.

Il me suivait en marchant

comme s’il allait seul sous un poids invisible,

traînant la dalle de sa tombe ;

mais bientôt il s’arrêta.

« Espagne ? » dit-il. « Un nom.

L’Espagne est morte. » La ruelle

faisait un coude brusque.

Je le vis se perdre dans l’ombre humide.

Ces vers terribles signent la séparation du nom « Espagne » et de la réalité, séparation matérialisée dans le poème par la disjonction des mots « Un nom » et de la phrase « L’Espagne est morte » sur deux vers, et rejouée spatialement par le coude brusque de la ruelle. Ce vieil espagnol exilé est déjà mort, comme l’Espagne, il est un fantôme que l’on n’aperçoit que le temps d’un éclair, de même que le nom « Espagne » sonne dans le néant et ne renvoie plus à un pays vivant. Ces vers possèdent toute la tristesse, la solitude terrible de deux exilés qui ne peuvent même plus être réunis par l’amour de leur pays mort. Le vieil homme, de son « accent d’enfant », paraît encore croire à une réalité tangible derrière le nom « Espagne », espoir qui lui fait suivre et aborder son compatriote. La réponse lapidaire du poète le renvoie à sa « voix vieillie », au néant de sa tombe, où ce spectre semble retourner à la fin du texte, car qu’est donc cette ombre humide qui efface sa silhouette sinon une autre forme de tombeau ?

Ce vide du nom fait écho, chez Cernuda, à une autre absence, peut-être plus terrible encore : l’absence d’un Dieu d’amour et de miséricorde. Octavio Paz risque, dans son essai consacré à Cernuda, les termes oxymoriques d’« athéisme religieux » [« ateísmo religioso [17]  »] pour parler du rapport du poète espagnol à la question de la religion, formule qui exprime bien la tension à laquelle fait face Cernuda, entre refus du christianisme et désir de retrouver un Éden perdu, une forme de lien sacré avec le monde. Le Dieu de Cernuda est un dieu de « divine indifférence » [« divina indiferencia [18]  »], comme il le dit dans le poème « La visita de Dios » (« La visite de Dieu »). Devant le désastre de la guerre, Cernuda en vient à s’interroger sur la responsabilité de Dieu dans « Le naufrage d’un pays » [« el naufragio de un país »] :

Levantados de naipes,

Uno tras otro iban cayendo mis pobres paraísos.

¿Movió tu mano el aire que fuera derribándolos

Y tras ellos, en el profundo abatimiento, en el hondo vacío,

Se alza al fin ante mí la nube que oculta tu presencia ?

Comme des châteaux de cartes,

L’un après l’autre s’effondraient mes pauvres paradis.

Ta main a-t-elle aidé le souffle qui les renversa ?

Pour que, découragé, enfoncé dans le gouffre du néant

Se lève devant moi la nuée qui cache ta présence ?

La conjugaison des verbes au passé et les adjectifs connotant la perte ou la destruction signalent déjà que Dieu n’est plus une présence pour le poète qui se sent chassé à répétition du paradis. L’image de l’air déjà présente dans le poème pour signifier le vide qui entoure le poète réapparaît, mais s’ajoute ici la main de Dieu balayant d’un geste le destin de l’Espagne, et au-delà, celui d’un monde laissé sans transcendance. Cernuda, face au vide, réutilise l’image biblique de la nuée, mais pour en subvertir le sens : elle est normalement le moment d’une théophanie, notamment dans l’Exode, lorsque Dieu se manifeste à Moïse sur le Sinaï sous forme de nuée, ou encore lorsqu’elle guide les fils d’Israël et manifeste la gloire de Dieu [19] . C’est également sous forme de nuée que le Fils de l’Homme doit apparaître lors de la Parousie dans l’Apocalypse [20] . La Nuée est donc la manifestation de la présence de Dieu, elle est un voile qui le révèle, alors qu’elle devient un voile qui occulte chez Cernuda : ce retournement de l’image biblique signale que pour Cernuda Dieu, si tant est qu’il existe, orchestre lui-même sa disparition, de même qu’il orchestre celle de l’Espagne. Comme pour le nom « Espagne » ou pour le spectre rencontré à Londres, la nuée cache une présence morte, une présence qui n’est en réalité qu’absence, vide terrible du sens, face auquel seule subsiste la prière comme consolation (« consuelo ») par la seule voix.

La guerre conduit donc Octavio Paz vers une révélation du sens des mots dans la plénitude de leur adéquation avec le monde, tandis qu’elle confirme le vide du ciel à Cernuda, ainsi que la dissociation du nom de sa terre d’avec sa terre, laissant, dans la distance entre le nom et la chose, une béance où s’engouffre la voix souffrante du poète. Il faut sans doute songer que l’expérience de la guerre pour Paz est une expérience, malgré toute sa difficulté et sa violence, vécue avec l’enthousiasme et l’espoir d’une jeunesse militante, tandis qu’elle est pour Cernuda, très rapidement, une expérience de l’exil.

D’exil et d’amour : deux langues font face à la guerre

L’espagnol de Cernuda, à la fin de la section La nubes notamment, devient une langue dont la tâche est de formuler l’exil, langue encore une fois logée dans une béance : celle entre le poète et sa terre. Cernuda ne choisit jamais d’utiliser le mot exilio, mais le terme de destierro, qui signifie également exil, mais est formé sur le mot tierra (« terre »), soulignant que l’exil est avant tout un déracinement. Un poème intitulé « Gaviotas en los parques » (« Les mouettes dans les parcs ») dit bien cette sensation de ne pas être à sa place, de se trouver loin du nid, et de n’avoir alors pour chant que des cris et des plaintes, à travers l’image de mouettes dépérissant dans les parcs de la ville au lieu de voler en mer :

Un viento de infortunio o una mano inconsciente,

De los puertos nativos, tierra adentro las trajo.

Lejos quedó su nido de los mares, mecido por tormentas

De invierno, en la calma luminosa los veranos.

Ahora su queja va, como el grito de almas en destierro.

Quien con alas las hizo, el espacio les niega.

Un vent d’infortune ou une main inconsciente,

Les ramena de leurs ports d’origine vers l’intérieur des terres,

Loin de leurs nids maritimes, bercés par les tempêtes

D’hiver et par la paix lumineuse de l’été.

Vois comme leur plainte ressemble au cri des âmes exilées.

Celui qui leur donna des ailes leur refuse l’espace [21] .

Ce vent d’infortune ou cette main inconsciente qui menèrent les mouettes ou le poète en exil sont sans doute les mêmes que l’air et la main qui abattaient déjà comme des châteaux de cartes les paradis du poète dans « La visite de Dieu », c’est-à-dire la tourmente de la guerre aidée par la main de Dieu. Le dernier vers met à nouveau en évidence l’incohérence des actes divins et l’indifférence de Dieu, qui dota les mouettes d’ailes mais leur interdit l’espace, comme il dota le poète d’un pays et d’une langue mais le condamne à l’exil et aux cris. L’intertextualité avec « L’Albatros » de Baudelaire paraît ici évidente, d’autant que le terme « exilé » est présent dans le poème des Fleurs du Mal : l’analogie entre le poète et l’albatros chez Baudelaire, avec la mention des ailes dont les oiseaux, une fois posés sur la terre, sont encombrés, confirme l’analogie entre les mouettes et le poète chez Cernuda « exilé sur le sol » d’un pays étranger, non plus « au milieu des huées [22]  » mais au milieu des plaintes des âmes exilées. Par ailleurs, l’expression « tierra adentro », que l’on peut traduire par « vers l’arrière-pays », « vers l’intérieur des terres », signifie littéralement « terre à l’intérieur », sens qu’il faut absolument entendre ici, dans ce contexte d’exil. Les mouettes sont amenées des ports natifs vers l’intérieur des terres, mais elles sont ici la métaphore du poète emportant sa terre à l’intérieur de lui dans l’exil.

Cependant, la langue de l’exil inventée par Cernuda est également une langue qui oscille entre cri de désespoir et espoir dans la puissance évocatrice du chant, comme le révèle le dernier poème de la section Las Nubes. Ce texte, « El ruiseñor sobre la piedra » (« Le rossignol sur la pierre ») met en scène un rossignol sur la pierre de l’Escorial, à Madrid. La lamentation sur l’exil se lit notamment à travers un lien matériel brisé entre le corps du poète fait de terre et sa propre terre :

Y el cuerpo, que es de tierra, clama por su tierra.

Porque me he perdido

[…]

Entre gente ajenas

Y sobre ajeno suelo

Cuyo polvo no es el de mi cuerpo […].

Et le corps, pétri de terre, réclame sa terre.

Parce que je me suis perdu

[…]

Parmi des étrangers,

Sur une terre étrangère

Dont la poussière n’est pas celle de mon corps […] [23] .

Cette image du corps fait de terre ou de poussière renvoie à nouveau à l’idée de la mort, d’un poète semi-mort dont le corps est déjà décomposé dans l’exil, mais elle tisse également une identité physique avec la terre d’origine, comme si le poète avait été modelé dans la glaise de son pays, à l’instar d’Adam avec la glaise de l’Éden dont il sera, lui aussi, chassé. Si le corps ne peut être présent sur le sol d’Espagne, en revanche l’esprit peut se souvenir des murs de l’Escorial et arracher le poète à l’exil où il se trouve. La voix de Cernuda, loin des cris et des plaintes des mouettes, se transforme alors en chant, tel celui du rossignol, s’élevant à la gloire de l’Escorial : « Voilà comme je te chante, car tu es/La joie, l’allégresse tragique » [« Así te canto ahora, porque eres/Alegre, con trágica alegría [24]  »]. La dualité de l’Escorial, tragiquement joyeux, semble être une définition possible du chant de Cernuda, qui parvient à maintenir un bonheur de la poésie au sein même du tragique de l’exil et de la guerre. La fin du poème annule la tentation de mort qui avait si souvent affleuré dans la section, et propose au contraire une vision de la vie solide comme le roc de l’Escorial, et rendue à une dimension collective « Car ta volonté de pierre doit vivre,/Elle doit vivre, et nous avec toi. » [: « Que ha de vivir tu voluntad de piedra, /Ha de vivir, y nosotros contigo [25]  »] C’est bien ici la poésie qui, parce qu’elle est puissance d’évocation de la terre, permet de maintenir un lien vivant avec une Espagne à la fois aimée et abhorrée car marquée par l’horreur. Le poète affirmera d’ailleurs dans Historial de un libro : « […] il me semblait que, en travaillant à ce qui toujours serait mon travail, la poésie, j’étais du moins près de ma terre et sur ma terre. » [« […] me parecía que, trabajando en lo que siempre fuera mi trabajo, la poesía, estaba el menos al lado de mi tierra y en mi tierra [26] . »]

Chez Octavio Paz, la langue qui sauve de la guerre passe par l’exaltation de l’amour comme puissance d’unité. Dans son grand poème Piedra de sol, au cœur d’une évocation des bombardements de 1937 à Madrid, l’amour est la seule force qui puisse faire face à la violence de la guerre :

Madrid, 1937,

en la Plaza del Ángel las mujeres

después sonó la alarma y hubo gritos,

casa arrodilladas en el polvo,

torres hendidas, frentes escupidas

y el huracán de los motores, fijo:

[…]

los dos se desnudaron y besaron

porque las desnudeces enlazadas

saltan el tiempo y son invulnerables,

nada las toca, vuelven al principio,

no hay tú ni yo, mañana, ayer ni nombres,

verdad de dos en sólo un cuerpo y alma,

oh ser total…

Madrid, 1937,

sur la place de l’Ange les femmes

cousaient et chantaient avec leurs enfants,

puis on sonna l’alarme et il y eut des cris,

des maisons agenouillées dans la poussière,

des tours fendues, des fronts salis de crachats

et l’ouragan permanent des moteurs :

[…]

tous deux se dévêtirent, ils s’embrassèrent

parce que les nudités enlacées

franchissent le temps et sont invulnérables,

rien ne les touche, elles reviennent au commencement,

il n’y a ni toi ni moi, demain ni hier ni noms,

mais une double vérité dans un seul corps, une seule âme,

ô être total [27]

Au chant des femmes succèdent la stridence de l’alarme, les cris, le vacarme des maisons qui s’écroulent, quand tout à coup la description du désastre s’interrompt, donnant une étrange impression de silence dans lequel les deux personnes se dénudent et s’étreignent, arrêtant le temps, redonnant à l’être son unité, lui rendant le Paradis et l’éternité, comme au commencement. Là où les maisons s’agenouillent, vaincues par la violence, les amants s’enlacent, retrouvent une totalité qui essaime en un instant sur toutes les chambres du monde, prises alors dans cette unité absolue et hors du temps :

todo se transfigura y es sagrado,

es el centro del mundo cada cuarto,

es la primera noche, el primer día,

el mundo nace cuando dos se besan,

gota de luz de entrañas transparentes

el cuarto como un fruto se entreabre

o estalla como un astro taciturno

tout se transfigure, tout est sacré,

chaque chambre est le centre du monde,

est la première nuit, le premier jour,

le monde naît lorsqu’elle et lui s’embrassent,

goutte de lumière aux entrailles transparentes

la chambre comme un fruit s’entrouvre

ou éclate comme un astre taciturne [28]

Octavio Paz ne décrit ici rien d’autre qu’une métamorphose sacrée, une transfiguration du monde revenu au commencement : l’acte d’amour physique donne naissance au monde en même temps que le monde contient en son centre chaque chambre où des couples s’étreignent. Cette magnifique réciprocité entre le monde et l’acte physique, à la fois se contenant et se créant l’un l’autre, révèle que l’acte d’amour physique possède non pas seulement un sens, mais un effet métaphysique, qui resacralise le monde. Une réminiscence de la fin du poème « Les Fenêtres » d’Apollinaire (1913) semble affleurer dans les vers « gota de luz de entrañas transparentes/el cuarto como un fruto se entreabre ». Apollinaire terminait son poème, lui aussi grande union de tous les temps et de tous les lieux, par les vers : « La fenêtre s’ouvre comme une orange/Le beau fruit de la lumière [29]  ». Les images communes du fruit, de l’ouverture de la chambre ou de la fenêtre comparée à un fruit, ainsi que l’image commune de la lumière autorisent ce rapprochement [30] , très significatif. En effet, chez Apollinaire, « le beau fruit de la lumière » peut être à la fois l’orange, c’est-à-dire la fenêtre en train de s’ouvrir, et le résultat (le fruit au sens figuré) de l’ouverture de la fenêtre, c’est-à-dire une forme de totalité lumineuse naissant soudain. De même chez Paz, la « goutte de lumière aux entrailles transparentes » représente à la fois les amants unis et le monde lumineux en train de naître, mais désigne en même temps la chambre elle-même s’entrouvrant tel un fruit. Chez Apollinaire se lisait une réciprocité entre l’intérieur et l’extérieur, matérialisée par l’ouverture de la fenêtre, réciprocité qui se situe chez Paz entre le corps des amants et le monde.

Cette chambre s’entrouvre ou éclate, ce qui, par ce second verbe, pourrait la rapprocher d’une bombe. Mais loin d’être un éclatement destructeur, la chambre qui éclate d’amour balaye d’un seul coup toutes les lois dévoyées, les armes, les sermons, les hypocrisies, les pouvoirs :

[…] las paredes

invisibles, las máscaras podridas

que dividen el hombre de los hombres,

al hombre de sí mismo,

se derrumban

por un instante inmenso y vislumbramos

nuestra unidad perdida

[…] les parois

invisibles, les masques pourris

qui séparent l’homme des hommes,

l’homme de lui-même,

s’écroulent

pendant un instant immense nous entrevoyons

notre unité perdue [31]

L’unité et l’éternité naissent paradoxalement d’un éclatement, mais qui n’est rien d’autre que l’infini pouvoir d’essaimage de l’amour. L’éclatement de la chambre où a lieu l’acte d’amour fait s’effondrer tout ce qui sépare, qui divise : les murs et les masques empêchant l’union des hommes chutent comme auparavant les maisons bombardées. Paz affirme alors la force combattante de l’amour, qui possède le même pouvoir que la poésie, et le pouvoir inverse de la guerre :

amar es combatir, si dos se besan

el mundo cambia, encarnan los deseos,

[ …] el mundo

es real y tangible, el vino es vino,

el pan vuelve a saber, el agua es agua

aimer est combattre, le monde change

quand deux amants s’embrassent, les désir s’incarnent,

[…] le monde

est réel et tangible, le vin est vin,

le pain retrouve sa saveur, l’eau est de l’eau [32]

Le pouvoir de métamorphose de l’amour est à nouveau professé ici, et il est clair que cette métamorphose doit être comprise comme un retour à l’origine, qui fait que le pain retrouve sa saveur. L’amour possède le pouvoir de faire s’incarner le monde, de faire que l’eau soit pleinement de l’eau ; or n’est-ce pas aussi, cette totale incarnation du monde, la haute tâche de la poésie ? On se souvient que Paz connut, dans les actes de fraternité de la guerre, le contenu palpable des mots que sa poésie fut dès lors chargée de sans cesse ramener à la vie : l’amour permet, comme la poésie, de rendre enfin le monde à sa réalité tangible, de faire que la chose coïncide avec elle-même. L’amour comme la poésie sont, pour Paz, des actes de transfiguration grâce auxquels le monde existe pleinement, mais aussi grâce auxquels la destruction, les asservissements multiples, les divisions entre les hommes s’écroulent. Piedra de sol contient donc, en son milieu, un temps suspendu où se recrée l’unité du monde, unité ronde que rejouent la forme cyclique du poème et la forme circulaire de la pierre de soleil. Les répétitions incessantes, dans ce poème, des mêmes termes sur le pouvoir de l’amour, dotent la langue de Paz d’une dimension musicale quasi hypnotique et sonnent presque comme des formules rituelles et performatives : c’est bien dans la conjonction de la poésie et de l’amour que se crée une circularité éternelle du temps et de l’être qui transforme et sauve le monde.

L’expérience de la guerre civile espagnole chez Cernuda et Paz réveille donc chez tous deux une voix profondément lyrique faite de déploration et de lutte, voix plus mesurée et intérieure chez Cernuda, véritablement démesurée et cosmique chez Paz. Tous deux passent, sans cesse, d’une langue à l’autre, d’une langue chargée de dire l’horreur et la douleur à une langue chargée de faire face à la guerre pour les rédimer. Cernuda invente une langue espagnole meurtrie par la mort et la perte de Dieu, attristée par l’exil, mais croit en le pouvoir évocateur et invocateur de la poésie, qui retisse le lien avec la terre et avec le monde. Paz, quant à lui, découvre dans la guerre la souffrance, mais aussi l’adéquation du mot et du monde, qui n’est retour à la totalité primordiale et éternelle que dans l’union de l’amour et de la poésie. Par-delà les différences, il s’agit bien, pour tous deux, de sauver la parole poétique de la crise du sens causée par la barbarie et la guerre, en donnant à la poésie la force de transformer le monde et donc, en retour, de le sauver. Comme toute grande expérience de vie, la guerre modifie l’intériorité des poètes, leur rapport au monde, mais exacerbe également des élans déjà présents en eux – tels la sensation de l’Éden perdu chez Cernuda, ou l’intuition des grands rythmes cosmiques chez Paz. Cernuda et Paz vivent la guerre non seulement en tant qu’êtres humains, mais aussi véritablement en poètes : ils se laissent métamorphoser par l’expérience, mais savent également puiser en elle la confirmation de leur être profond, et l’approfondir encore, pour y lire toujours la nécessité absolue et inaltérable de la poésie.

Notes

  • [1]

    Voir Jacques Ancet, Luis Cernuda, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1972, p. 30.

  • [2]

    Voir Guillermo Sheridan, El filo del ideal. Octavio Paz en la guerra civil, Madrid, Visor Libros, 2008, p. 148.

  • [3]

    Il s’avèrera par la suite que la nouvelle de la mort de José Bosch était erronée et ce dernier toujours vivant : Paz le rencontrera une dernière fois à Barcelone en 1937, traqué et effrayé à l’idée d’être dénoncé et tué.

  • [4]

    Octavio Paz, Obras completas III, Fundación y disidencia, édition de l’auteur, México, Fundo de Cultura Económica, 1994, Barcelona, Círculo de Lectores, 1991, p. 263. Nous traduisons.

  • [5]

    Nous reprenons ici le titre d’un poème de Las nubes de Cernuda, « Lamento y esperanza ».

  • [6]

    Luis Cernuda, Poesía Completa, edición a cargo de Derek Harris y Luis Maristany, Madrid, Siruela, 1993, p. 254-255. Trad : Robert Marrast et Aline Schulman : Luis Cernuda, La Réalité et le Désir, édition bilingue, Paris, Gallimard, 1969, p. 57.

  • [7]

    Ibid., p. 255. Trad : Anthony Bellanger : Luis Cernuda, Les Nuages, Saint Clément de rivière, Fata Morgana, 1998, p. 14.

  • [8]

    Ibid., p. 256-257. Trad : Robert Marrast et Aline Schulman, op. cit., p. 61.

  • [9]

    Garsilaso de la Vega, Poesía completa, Edición de Juan Francisco Alcina, Madrid, Espasa Calpe, 1989, p. 133. Nous traduisons.

  • [10]

    Octavio Paz, Obras completas 11, Obra poética I, édition de l’auteur, México, Fondo de Cultura Económica, 1997 [Barcelona, Círculo de Lectores, 1996], p. 92. Trad. : Jean-Clarence Lambert et Jean-Claude Masson, dans Octavio Paz, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 35.

  • [11]

    Ibid., p. 92-93. Trad. : ibid., p. 35-36.

  • [12]

    Ibid., p. 93. Trad. : ibid., p. 36.

  • [13]

    José Angel Valente, préface à Jean de la Croix, Nuit obscure. Cantique spirituel, Paris, Gallimard, 1997, p. 19.

  • [14]

    Octavio Paz, Aniversario español, dans Obras completas 9, Ideas y constumbres I, édition de l’auteur, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1995, p. 433, Barcelona, Círculo de Lectores, 1993. Nous traduisons.

  • [15]

    Octavio Paz, El lugar de la prueba (Valencia 1937-1987), ibid., p. 446. Nous traduisons.

  • [16]

    Ibid., p. 295. Trad. : ibid., p. 67.

  • [17]

    Octavio Paz, « La palabra edificante », in Cuadrivio, México, Joaquín Mortiz, 1965, réd. 1991, Seix Barral], p. 167-203, p. 196. Nous traduisons.

  • [18]

    Luis Cernuda, Poesía Completa, op. cit., p. 276. Trad. : Anthony Bellanger, op. cit., p. 42.

  • [19]

    Voir notamment : Exode 24, 15-18 et 40, 34-38.

  • [20]

    Voir notamment : Apocalypse 1, 7 et 14, 14.

  • [21]

    Luis Cernuda, Poesía Completa, op. cit., p. 309-310. Trad. : Anthony Bellanger, op. cit., p. 84.

  • [22]

    Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, édition Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975 [1857], p. 9.

  • [23]

    Luis Cernuda, Poesía Completa, op. cit., p. 314. Trad. : Anthony Bellanger, op. cit., p. 91.

  • [24]

    Ibid., p. 317. Trad. : ibid., p. 94.

  • [25]

    Ibid., p. 318. Trad. : ibid., modifiée par nous car inexacte.

  • [26]

    Luis Cernuda, Historial de un libro [1958], dans Obra completa, Prosa I, vol. II, édition de Derek Harris et Luis Maristany, Madrid, Siruela, 1994, p. 919. Nous traduisons.

  • [27]

    Octavio Paz, Obras completas 11, Obra poética I, p. 225. Trad. : Benjamin Péret [1962], dans Octavio Paz, Œuvres, op. cit., p. 148-149.

  • [28]

    Ibid., p. 226. Trad. : ibid., p. 149.

  • [29]

    Guillaume Apollinaire, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 169.

  • [30]

    On sait par ailleurs l’amour que porte Paz à la poésie d’Apollinaire, qu’il a traduite. Il emprunte au poète français le titre de la dernière section de Libertad bajo palabra, que clôt Piedra de sol : « La estación violenta », traduction en espagnol d’un morceau du vers « Voici que l’été vient la saison violente », présent dans le poème « La jolie Rousse » tiré des Calligrammes. Paz cite en outre en épigraphe de la section un autre vers de ce poème, qui rime avec le premier : « O soleil c’est le temps de la raison ardente ».

  • [31]

    Ibid., p. 227. Trad. : ibid., p. 150.

  • [32]

    Ibid. Trad. : ibid.

Pour citer cet article

Irène GAYRAUD, "D’une langue l’autre : regards croisés d’Octavio Paz et Luis Cernuda sur la guerre civile espagnole", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/irene-gayraud-dune-langue-lautre-regards-croises-doctavio-paz-et-luis-cernuda-sur-la-guerre-civile-espagnole/, page consultée le 26 Avril 2024.