Littérature et Musique
ARTICLE
Il est un domaine qui, par le biais de l’exercice rhétorique de l’ekphrasis, semble particulièrement poser la question des possibilités et des limites du langage en général et de la littérature en particulier : celui de la « dicibilité » des arts. Avant toute chose, il est d’ailleurs légitime de se demander s’il existe en la matière une spécificité de l’art : une façon d’opposer résistance au langage qui soit propre à l’art, et qui, à ce titre, soit instructive. En effet : qu’est-ce qui distingue ce type particulier de mise au défi, de celui engendré par la description et la représentation – disons par exemple – d’une figue – pour reprendre la question fameuse de Ponge [1] ? Question complexe, reliée à celle, tout aussi académique, et tout aussi abyssale, de la définition même de l’art. Nous ne nous risquerons pas sur ce terrain-là, et évoquerons simplement, en la matière, quatre caractéristiques fondamentales : l’intentionnalité ; la vision et représentation du monde –prise dans le sens le plus large du terme ; la communication –selon des moyens et des dispositifs qui lui sont propres ; enfin, un type de compréhension et d’expérience spécifiques : en l’occurrence, esthétique. Aucune de ces données ne définit à elle seule l’art, mais leur cumul permet de cerner grossièrement sa spécificité. Il permet aussi et surtout de voir en quoi celui-ci constitue un mode, sinon privilégié, du moins particulier de mise au défi du langage, pris de différentes manières entre le désir et l’impossibilité de dire. Le désir de dire est aiguisé par la complexité de l’expérience esthétique et, parfois, par l’intensité de l’émotion ; il est également augmenté par la reconnaissance des analogies de fonctionnement perceptibles entre art et langage. Quant à l’impossibilité de dire, nous verrons plus bas qu’elle résulte des différences de régimes sémiotiques et de l’irréductibilité de cette même expérience esthétique.
Parmi les arts, la musique semble occuper une place exemplaire. Par sa nature, elle tend en effet à radicaliser le défi que les autres arts, en général, lancent au langage. Cela tient à quatre données principales : le caractère peu mimétique de la musique, qui la place à part par rapport aux arts représentatifs ; sa forme particulière de « signifiance », qui en fait un langage plus ou moins autonome, rétif à la transposition dans le langage courant ; une immatérialité bien propre à lui conférer une aura métaphysique ; et, en même temps, une capacité à produire des émotions d’une intensité physique qui ne laisse pas de paraître à certains problématique – car la question de la « dicibilité » ou non de la musique possède en effet de forts linéaments éthiques. A ces quatre caractéristiques sont en outre liées deux séries de questions, là encore parfaitement académiques pour tous ceux qui ont l’habitude de se pencher sur le phénomène musical, et qui intensifient le problème de la « dicibilité » de la musique. Première série de questions : la musique est-elle un langage et, si oui, que faut-il entendre par là ? Quel est son rapport avec le langage tel que nous l’entendons habituellement ? Et qu’est-ce qui, dans la nature langagière, rhétorique ou narrative de la musique, peut servir de levier à sa « dicibilité » dans le langage courant [2] ? Deuxième série de questions : de l’œuvre à l’auditeur, où placer précisément l’émotion esthétique [3] ? Une telle question est évidemment partagée par tous les arts, mais la spécificité de la musique est que, depuis Rousseau, on en a fait justement le langage par excellence des émotions. Dès lors, quel est le rapport entre la musique et l’émotion : éveille-t-elle, exprime-t-elle, imite-t-elle les émotions ? Et par quel biais [4] ? Une telle question importe puisque, aux côtés de la musique en tant que telle, c’est bien évidemment de l’émotion musicale dont il est très souvent question dans le langage. Et cette question en entraîne une autre : est-il ou non possible de différencier la réalité objective et l’expérience subjective de l’œuvre musicale ? De la réponse à cette question dépend en effet la possibilité ou non de distinguer, en fonction de l’objet concerné (l’œuvre ou l’émotion), deux types de discours possibles sur la musique et, partant, deux figures distinctes et potentiellement rivales : pour faire vite, celle du « technicien » d’un côté, et celle du « littéraire » de l’autre. En découlent aussi, en toute logique, les entreprises de légitimation ou au contraire de rejet de tel ou tel type de discours sur la musique, à commencer par le discours littéraire.
Les écrivains confrontés à l’indicibilité de la musique
Il faut repartir du constat que les écrivains, dès lors qu’ils veulent rendre compte de la musique, et plus encore de l’expérience musicale, se disent confrontés à un indicible.
Lorsqu’on analyse le champ lexical au moyen duquel les écrivains cherchent à caractériser l’expérience musicale, il est possible de distinguer différentes formes de plaisirs qui, selon un principe de gradation, mène du plaisir en tant que tel, généralement associé à la grâce, à la jouissance inhérente au sublime [5] , en passant par des formes de plaisirs plus intellectuels, découlant de ce que Boris de Shloezer a appelé la « compréhension » de l’œuvre musicale [6] . Dans ce cadre, on peut supposer que s’attacher à l’expérience de la jouissance musicale, dans la mesure où celle-ci délivre la forme de plaisir la plus intense, permet d’isoler le problème de l’indicibilité musicale sous sa forme la plus pure.
Le cas de Baudelaire, confronté à l’expérience bouleversante de la musique de Wagner, semble à cet égard exemplaire. Dans « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris » (1861), le poète insiste tout d’abord sur tout ce qui relève de la jouissance. Wagner, c’est pour Baudelaire « la plus grande jouissance musicale […] jamais éprouvée [7] ». Celle-ci tirerait le sujet hors de lui-même et, en retour, quelque chose semblerait venir s’immiscer, et occuper le centre de l’être resté vacant. Les connotations érotiques sont alors nombreuses, puisqu’il est question de quelque chose « d’incandescent », mais aussi d’un « surcroît toujours renaissant d’ardeur et de blancheur [8] » ; mais elles n’en sont pas moins toujours corrélées à une seconde composante essentielle : la dimension religieuse. Baudelaire écrit : « j’avais subi (du moins cela m’apparaissait ainsi) une opération spirituelle, une révélation [9] », et évoque l’image « d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux [10] ». Conforme en cela à une longue tradition mystique, l’expérience wagnérienne telle que la décrit Baudelaire semble inextricablement mêler jouissance érotique et extase religieuse. Selon lui, elle ouvrirait alors de façon radicale l’ère du « nouveau » et de l’inqualifiable, décliné par l’écrivain en « étrange », ou en « bizarre ». Elle convierait les sens de façon anarchique et interférée, et défierait l’ordre du langage. Dès lors, elle placerait le critique des Salons, pourtant habitué aux défis de la « transposition d’art », sur un terrain qui le verrait démuni en termes de vocabulaire et de qualification. Les termes « traduire » et « traduction » scandent d’ailleurs le texte :
M’est-il permis à moi-même de raconter, de rendre avec des paroles la traduction inévitable que mon imagination fit du même morceau, lorsque je l’entendis pour la première fois, les yeux fermés, et que je me sentis pour ainsi dire soulevé de terre [11] ?
A lire Baudelaire, la puissance, indéfinie, et la subtilité, infinitésimale, paraissent cependant dépasser les possibilités du langage. Il écrit ainsi de façon on ne peut plus explicite que « les nuances fournies par le dictionnaire ne suffiraient pas à exprimer » telle ou telle caractéristique de cette musique [12] . Précisons toutefois que si, à ses yeux, le langage traditionnel semble donc échouer, rien ne dit cependant que la qualification qu’il tente lui-même durant tout ce texte n’est pas justement initiatrice d’un nouveau langage qui, alors, resterait pour une bonne part à inventer. Baudelaire déclare ainsi vouloir « transformer la volupté en connaissance », et ce, jusqu’à son « élucidation parfaite » [13] . Ce programme, celui de trouver une langue qui permette de rendre compte de la possibilité des synesthésies wagnériennes, on peut avancer que ce n’est rien moins que celui du symbolisme.
L’exemple de Baudelaire est ainsi particulièrement représentatif, mais les propos d’écrivains trahissant le sentiment que leur instrument de travail, dès lors que la musique est en jeu, est limité, voire impuissant, sont nombreux. Plutôt que de multiplier les exemples, évoquons le cas de deux autres hommes de lettres que le problème de l’indicibilité supposée de la musique a particulièrement hantés : Stendhal et Jouve. Le premier écrit par exemple :
J’ai cherché à analyser le sentiment que nous avons en France pour la musique. Une première difficulté, c’est que les sensations que nous devons à cet art enchanteur sont extrêmement difficiles à rappeler par des paroles [14] .
Ou encore :
On peut dire qu’il n’y eut jamais entreprise plus difficile ; le langage musical est ingrat et insolite ; à chaque instant les mots vont me manquer ; et quand j’aurais le bonheur d’en trouver pour exprimer ma pensée, ils présenteraient un sens peu clair pour l’esprit du lecteur [15] .
On le voit : on recense bien, sous sa plume, la formulation d’un souci de rigueur analytique et de clarté d’expression, mais la musique semble pourtant mettre celles-ci singulièrement au défi. De plus, pour cet amateur fanatique d’opéra italien qu’est Stendhal, la difficulté semble plus grande encore dès lors qu’il s’agit d’évoquer le chant. Confronté au désir de donner un portrait musical de Giuditta Pasta, il avoue ainsi :
De quels termes pourrais-je me servir pour parler des inspirations célestes que Mme Pasta révèle par son chant, et des aspects de passion sublimes ou singuliers qu’elle sait nous faire apercevoir ! Secrets sublimes, bien au-dessus de la portée de la poésie [16] .
Grand mélomane, mais aussi grand admirateur de Stendhal, Aragon est frappé par de tels aveux et, après les avoir longuement commentés, il les reprend à son compte dans La mise à mort (1965) [17] . Il n’est pas le seul. Alberto Savinio, autre disciple autoproclamé de Stendhal, grand penseur et praticien de la musique, écrit également :
Mais à quoi bon tenter de connaître l’inconnaissable ? A quoi bon vouloir expliquer l’inexplicable ? La seule définition que l’on assigne à la musique, c’est la Jamais Connaissable. Et non sans raison. Le caractère non connaissable de la musique est la raison de sa force, le secret de son charme ; et si l’homme cède avec un tel plaisir à la musique, c’est surtout pour le « différent », pour l’« inconnu » qui se trouve en elle [18] .
Aux problèmes évoqués par Stendhal, et qui relèvent de la question de la transposition, dans le langage, de l’émotion musicale, Savinio semble donc ajoute un parfum d’interdit, lié à la proximité supposée de la musique avec une certaine forme de sacré. C’est également le cas de Pierre Jean Jouve. Dans son étude sur Don Giovanni, on peut ainsi lire, à propos de l’indicibilité présumée des spécificités du génie mozartien : « Des mystères sonores trop hauts, trop complexes et trop sacrés ne se laissent point surprendre par la parole [19] . » Et dans celle sur Wozzeck on trouve ceci, plus explicite encore :
C’est alors que la parole du poète, toujours hésitante devant le mystère propre de la Musique, doit se sentir définitivement infirmée. Une Musique qui paraît se créer elle-même en chaque instant porte son défi au langage. […] Si l’on voulait rendre compte de cette richesse, tout serait à reprendre en détail- mais l’échec de l’expression est certain [20] .
D’ailleurs, rendant rétrospectivement compte de ses tentatives de créer des équivalents littéraires des opéras admirés, artefacts qui puissent ressusciter, aux côtés de l’analyse, la chair vivante de l’émotion, il conclut à l’échec :
Je fus amené à tenter l’impossible : faire le portrait d’un opéra. Ce portrait littéraire est en fait un paradoxe d’écriture. Rendre par la phrase une équivalence de l’émotion sonore ; […] cela dépend uniquement du bonheur de la plume [21] .
A la lumière de ces différents exemples, on constate que la notion qui permet le mieux de caractériser la confrontation de l’écrivain à l’indicible musical est celle de « défi », envisagée dans un sens à la fois positif et négatif, et concernant l’auditeur en général et l’écrivain en particulier [22] . En raison de sa puissance, la jouissance musicale amène en effet le sujet à s’interroger sur l’effet de la musique sur l’individu. Une telle interrogation invite à examiner la façon dont fonctionnent l’affect, l’homme en tant que machine sensible et, dans la mesure où l’extase musicale semble faire découvrir à l’individu étonné les terres inconnues de son intériorité, à évaluer ce qui, dans l’art, paraît constituer, transformer, ou mettre en péril le moi. Du sujet, on glisse donc vers l’étude de l’extase musicale elle-même, dont on interroge la nature, le mécanisme, le degré, et l’origine. D’un point de vue éthique d’une part, et métaphysique de l’autre, il s’agit de savoir de quel ordre, de quel état, elle peut bien relever. On l’a vu : le langage, soumis au défi dès qu’il est exigé de lui qu’il rende compte de l’extase musicale, mais également, lorsqu’on attend qu’il soit capable de produire des états analogues, est particulièrement sujet à interrogation ; et cela, dans le cadre d’une comparaison des capacités respectives de la littérature et de la musique à dire un quelconque absolu. Car le défi est posé à l’auditeur en général, certes, mais aussi à l’écrivain en particulier : c’est celui d’un artiste sur un autre artiste, d’une œuvre sur une autre œuvre, et d’un art sur un autre art. Enfin, à la lumière des exemples évoqués, soulignons que le défi semble renforcé dans deux cas. A bien lire les écrivains, il semble particulièrement patent dès lors qu’est en jeu la musique instrumentale, et tout le problème est alors celui du « sens » de la musique : il s’agit de savoir si la musique signifie et de quelle façon et, alors, ce que c’est que « comprendre » la musique [23] . Mais il semble également très prégnant dans le cas du chant. Est cette fois en jeu le problème de l’articulation entre érotisme et sublimité, entre ce que les psychanalystes qui se sont penchés sur la question de la fascination qu’il procure ont appelé le « sens » et le « hors-sens » du chant [24] .
Face à un tel défi, les écrivains manifestent des sentiments extraordinairement partagés, qui vont de l’admiration dithyrambique aux déclarations de haine les plus extrêmes. De tels sentiments peuvent d’ailleurs parfois être formulés par les mêmes écrivains, en un temps étroit, et pour le même objet. Paul Valéry illustre cela au mieux. Ici, il peut avouer son enthousiasme pour l’œuvre et la figure de Wagner :
C’est pourquoi je fus si profondément conquis par ce qu’a fait Richard Wagner, et qui me semble supposer une alliance extraordinaire de puissances intellectuelles et sensitives, une sorte de connaissance intuitive du système nerveux, sur lequel la possession d’une science, et donc, d’une liberté technique prodigieuse, lui permit d’exercer un empire qui parut longtemps absolu. Il n’est pas d’homme dont je trouve plus enviable l’état de l’être au moment de la composition que celui-ci, si je l’imagine livré à tous ses pouvoirs et disposant, sur les vastes pages d’une partition d’orchestre, de tous les variables de son art [25] .
Mais, on le voit, l’envie a déjà percé à travers l’éloge. Dès lors, certains retournements violents contre l’art et le compositeur par ailleurs idolâtrés deviennent sinon légitimes, du moins compréhensibles. Ainsi, non sans mauvaise foi, le même Valéry est maintenant en mesure de dire de la musique qu’il s’agit « d’un art des mensonges, des écholalies, des mimiques idiotes », un art dont l’idéal « n’est pas très éloigné de l’insupportable toute puissance du doigt mouillé sur la vitre » [26] . Et cette violence peut se reporter sur les figures pourtant admirées de Bach et de Wagner, ainsi qu’en témoigne cet extrait d’une lettre à Pierre Louÿs (écrite, il est vrai, en 1917, c’est-à-dire à une période de grande germanophobie), et dans laquelle il semble louer les Anciens d’avoir eu la sagesse de soumettre à Apollon les puissances dionysiaques de la musique :
Ils ont énergiquement soumis à Apollon tous les demi-diables compositeurs et virtuoses, tous les Bach, tous les Wagner à pieds de boucs, à tuyaux collés par la cire, à trémoussements inquiétants, à prouesses formidables [27] .
Cette palette de réactions provoquées par le sentiment, fondé ou non, révélateur ou non de fantasmes sur la teneur attribuée à cet art, d’une indicibilité de la musique, peut en outre se déployer dans le temps et dessiner une forme de récit. Celui-ci s’ouvre toujours sur la découverte et l’aveu d’un complexe de la littérature. On fait part d’une admiration qui met en défaut le langage et, partant, la littérature. Ce complexe prend alors la forme d’un défi, et la reconnaissance de ce défi est presque toujours doublée, pour la littérature, de la prise de conscience d’une crise qui lui serait propre : un doute porté sur ses capacités et ses missions les plus profondes. Le constat de cette omniprésence peut alors se transformer en véritable impatience, soif d’indépendance et de reconquête. Il peut aussi s’exprimer par un violent déni. Lentement, il se convertit cependant en dialogue, point de départ d’une forme de rénovation de la littérature. Celle-ci consiste en la volonté, de la part des écrivains, de s’accaparer et d’intérioriser ce qu’elle croit être le propre de la musique, et qui constitue son propre défi. Enfin, précisons qu’un tel récit peut s’exercer, à travers le temps, pour un seul et même écrivain, et ce, tantôt sur une temporalité courte, tantôt sur l’ensemble de sa carrière ; mais ce peut être également le récit d’un mouvement entier. C’est ainsi très évidemment le cas du symbolisme, au sujet duquel Valéry écrit d’ailleurs :
Ce qui fut baptisé le Symbolisme se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de « reprendre à la Musique leur bien ». Le secret de ce mouvement n’est pas autre [28] .
Si l’on peut donc faire le constat assez général d’une confrontation des écrivains à un indicible musical, il faut cependant, pour être tout à fait rigoureux, distinguer trois manières distinctes qu’a cet indicible de se déployer. Il existe tout d’abord un problème d’ordre sémiotique et intersémiotique : c’est la question du sens en musique et des modalités de signifiance au sein du langage. Le deuxième problème relève quant à lui de la question de la transposition d’art : il s’agit de savoir comment parler de la musique en général et dans la littérature en particulier. Enfin, à ces deux premiers registres vient se greffer un imaginaire à caractère métaphysique ou existentiel qui associe à l’indicible musical d’autres indicibles, dont la musique serait la médiatrice et l’expression privilégiées.
On peut tout d’abord tenter de cerner le problème de façon abstraite, indépendamment de la façon dont il a été formulé à telle ou telle époque. Et partir d’un constat : le langage ne parvient jamais à susciter en nous une représentation mentale qui soit un tant soit peu équivalente à l’audition véritable de telle ou telle musique. Quand bien même lancée dans une entreprise de fidélité mimétique, la ressemblance reste éminemment problématique et contestable. Comme l’écrit très justement Hoa Hoï Vuong, le langage « ne forge jamais de l’inouï, il renvoie toujours à du signifié, donc à du général [29] ». L’obstacle se situe dans un premier temps au niveau intersémiotique, et la raison de cet impossible réside alors dans l’articulation dissemblable, dans les deux arts, entre signifiant, signifié et référent. Dans le langage, le signifié et le signifiant ne sont ni entièrement indépendants ni, surtout, entièrement liés ; le signifiant est dans un rapport de transcendance par rapport au signifié. Alors que dans la musique, au contraire, ainsi que le dit bien Boris de Schloezer, « le signifié est immanent au signifiant, le contenu à la forme, à tel point que rigoureusement parlant la musique n’a pas un sens mais est un sens. » En outre, faut-il ajouter, la musique « ne se réfère à rien, sauf à elle-même [30] ». A cet obstacle intersémiotique, il faut encore ajouter celui-ci, lié cette fois à l’indicibilité de l’expérience esthétique. Comme le montre à nouveau fort bien Schloezer, « comprendre » la musique, devenir sujet de la connaissance esthétique, relève d’une modalité pleine et entière de l’être. Cela nécessite la participation de l’intelligence et de la sensibilité de l’être dans le temps de l’audition, qui est instantanément un « refaire », un « recréer » [31] . A ce titre, le langage conceptuel, trop objectif et général, tout comme l’explicitation psychologique et métaphorique, trop subjective et arbitraire, ne pourront jamais représenter que des approximations [32] .
Variations historiques
Tentons maintenant de prendre en considération la façon dont le problème de l’indicibilité musicale a pu être formulé à travers l’histoire. Préalablement, il convient d’effectuer trois remarques générales, qui permettront de mieux comprendre le récit que nous allons tenter d’établir.
Certes, on peut tout d’abord noter que, dès lors que la question de l’indicible musical est en jeu, les réflexions d’ordre sémiotique et intersémiotique interviennent de façon récurrente à travers l’histoire. On en veut pour preuve les débats autour des questions de l’imitation, de l’expression, de l’impression, de la suggestivité, de l’inexpressivité et de l’insignifiance musicales. Ou encore les polémiques relatives à la « musique absolue » et la « musique à programme ». Mais il faut cependant souligner ceci : la façon qu’a eue le romantisme de parer l’indicible musical (et les indicibles en général) d’une aura quasi sacrée a fait que l’imaginaire évoqué plus haut a pendant un temps pris très largement le pas sur les réflexions d’ordre sémiotique. Ces dernières ne sont revenues au-devant de la scène qu’à partir du moment où la philosophie analytique, mais aussi les sciences du langage, de la sémiotique et de la cognition, ont pris leur essor.
Par ailleurs, il faut noter cette constante, depuis l’Antiquité et les Pères de l’Eglise : la fascination dont on peut faire preuve à l’égard de la musique possède toujours quelque chose d’ambivalent. La célébration idéalisante à laquelle elle peut donner lieu est presque toujours doublée d’une forme de soupçon éthique et esthétique. Bien que moins prégnante à l’époque des rousseauisme, romantisme et symbolisme, une telle constante revient cependant en force avec les propos à fort caractère mélosceptique de Mallarmé ou de Nietzsche. Cette ère du soupçon trouve par ailleurs une forme de légitimité historique au moment du nazisme : la politique musicale et la prédilection pour cet art dont font preuve les nazis rendent celle-ci, aux yeux de beaucoup d’écrivains et d’intellectuels, a fortiori douteuse [33] .
C’est en effet que la relation que les écrivains entretiennent à l’égard de l’indicible musical est fortement dépendante de la « valeur musique » (et de la valeur des musiques) à travers l’histoire des relations musico-littéraires. Il semble en effet que, du XVIIe au XXIe siècle, on puisse établir à gros traits une histoire de la « valeur musique » à travers la littérature et l’histoire des idées européennes. Ainsi, on constate la montée progressive de cette valeur à l’époque classique : la musique, d’abord placée au bas de la hiérarchie des arts, passe à son sommet avec le rousseauisme et le romantisme allemand. Elle trouve son âge d’or européen avec le symbolisme. Mais sa suprématie est remise en question par Mallarmé, Nietzsche, certaines avant-gardes européennes, puis, plus tard, par les philosophes partisans d’une esthétique analytique et non plus transcendantale. Depuis le nazisme et l’utilisation de la musique à des fins esthético-politiques, la tendance est au procès de la musique, ce qui n’empêche pas une certaine fascination de demeurer néanmoins.
Enfin, l’histoire de cet « indicible » est caractérisée par un désir constant, manifesté tant du côté des écrivains que des musiciens : celui de faire en sorte que musique et littérature, en dépit de leurs différences irréductibles, « sortent » d’une certaine façon d’elles-mêmes, essaient de faire leurs certaines des prérogatives inhérentes à l’art autre, pour, dans la limite du possible, finalement tenter de se rejoindre. On recense en effet la double inclination suivante : d’une part le désir de tirer la musique vers le sens, caractéristique du langage ; d’autre part celui de mener la littérature à la plus grande adéquation possible entre le signifiant et le signifié, typique de la musique. Notons qu’aux yeux des partisans d’un tel rapprochement, cette double inclination est susceptible de renforcer les pouvoirs respectifs des deux arts, en leur permettant de prendre pied sur des territoires qui représentent pour eux des défis consubstantiels –et donc, d’une certaine façon, d’exprimer un indicible [34] . Ceci est particulièrement vrai aux périodes où les relations entre littérature et musique, en forme de noces impossibles et pourtant éminemment désirées, sont particulièrement importantes, à commencer par l’époque symboliste. Toutefois, pour les détracteurs d’un tel rapprochement, celui-ci entraînerait une dénaturation de la pureté et de l’essence des arts.
Ceci étant précisé, on peut maintenant tenter de replacer le problème de l’indicible musical dans l’histoire des relations musico-littéraires. L’étonnant est en effet que le défi sémiotique et ontologique a beau être incontournable, il n’a pas toujours été formulé de la même façon à travers l’histoire ; il faut même dire que, pendant longtemps, par l’effet d’un mythe singulièrement puissant, il a été presque occulté. A partir du romantisme allemand, en effet, l’indicibilité de la musique a été érigée en mythe, dont le substrat intersémiotique importe en réalité bien moins que le prestige métaphysique : l’indicibilité de la musique est alors redoublée de tous les indicibles possibles, dont elle serait l’intermédiaire et la manifestation privilégiée. Cette valeur de la musique à travers la littérature et l’histoire des idées dont nous avons parlé plus haut dépend en effet entièrement de ces deux critères que sont le pouvoir mimétique et le degré de proximité avec le langage qui lui sont conférés, d’une part, et sa dicibilité de l’autre. A ce titre, il est tout à fait instructif d’opposer la période classique d’un côté, et les périodes romantique et symboliste de l’autre.
L’esthétique classique (française) est en effet presque entièrement soumise au critère mimétique et au modèle rhétorique : elle envisage la faible capacité mimétique de la musique et, en corollaire, son indicibilité, de façon essentiellement soupçonneuse. Plus la musique est éloignée du langage, plus elle est déconsidérée. C’est tout le sens de cette fameuse anecdote –probablement apocryphe, mais reconduite de texte en texte- mettant en scène le philosophe Fontenelle qui, lors d’un concert de musique instrumentale, se serait soudain levé furieux et, dressant le poing, se serait écrié : « Sonate, que me veux-tu ? ». Notons toutefois que, malgré cette réticence que l’esthétique classique formule à l’encontre de la musique, elle laisse néanmoins, dans son système, une place à ce « je-ne-sais-quoi » qui lui serait propre, qu’il prenne la forme de la folie ou de la fureur des Italiens, de l’énergie et du sublime du génie musical selon Diderot, et surtout de l’élection de la musique comme signe même de l’intériorité morale selon Rousseau.
Au sein de l’esthétique romantique s’effectue donc une forme de sacralisation de l’insignifiance musicale et, du même coup, de cet indicible qui en découle dans l’ordre du langage. Pour les théoriciens de l’Athenaeum, la musique le dispute même avec le langage sur le plan de l’exercice de la pensée. Ainsi que le suggère le fameux fragment 444, la musique penserait, mais sans concepts –et, par là même, pourrait même révéler une forme de supériorité par rapport au langage philosophique traditionnel :
Il semble d’ordinaire étrange et risible à bien des gens que les musiciens parlent des pensées incluses dans leurs compositions ; et souvent aussi il arrive qu’on s’aperçoive qu’ils ont plus de pensées dans leur musique que sur elle. Mais celui qui a le sens des merveilleuses affinités entre les arts et les sciences ne considérera au moins pas la chose du point de vue bien plat d’une prétendue naturalité, selon lequel la musique ne serait que le langage des sentiments, et il ne trouvera nullement impossible en soi une certaine tendance à la philosophie de toute musique instrumentale pure. La musique instrumentale pure n’a-t-elle pas à élaborer elle-même son texte ? Et le thème n’y est-il pas développé, confirmé, varié et contrasté comme l’est l’objet de la méditation dans une série d’idées philosophiques [35] ?
Pour autant, à l’époque romantique, l’insignifiance et l’indicibilité de la musique ne sont pas vraiment interrogées en tant que telles. L’élection métaphysique prime largement sur l’interrogation sémiotique : qu’il soit question de l’homme ou de la création, la musique est d’abord et avant tout considérée comme l’expression hiéroglyphique de l’infini logé au cœur du fini, et célébrée comme telle. On connaît les propos célèbres de Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation :
[La musique] est placée tout à fait en dehors des autres arts. Nous ne pouvons plus y trouver la copie, la reproduction de l’Idée de l’être tel qu’il se manifeste dans le monde ; et d’autre part, c’est un art si élevé et si admirable, si propre à émouvoir nos sentiments les plus intimes, si profondément et si entièrement compris, semblable à une langue universelle qui ne le cède pas en clarté à l’intuition elle-même [36] !
Face à elle, le langage ne peut donc que se révéler défaillant. Chez Hoffmann, le thème de l’indicibilité de la musique est omniprésent. Parmi mille exemples, il suffit de donner celui-ci, tiré des Kreisleriana (1810-1815), pour s’en faire une idée :
Je sais bien qu’une voix, un chant qui me rappelle la voix et le chant de ma tante me touchent jusqu’au fond de l’âme et y font naître des sentiments pour lesquels je ne trouve pas de mots. Il me semble que c’est la béatitude même du ciel qui s’élève alors au-dessus du monde terrestre… et qui par suite a tant de mal à trouver le moyen de s’exprimer [37] .
Et c’est en ce sens que Vigny écrit par exemple dans son Journal d’un poète :
L’orchestre intérieur : […] je sens lorsque je parle que la parole est trop lente pour ma pensée […] Ainsi pendant que ma voix chante le motif principal, un orchestre de quatre-cents instruments murmure en moi des basses inconnues et des idées secondaires que je ne puis exprimer avec les premières : de là le mécontentement où je suis de mes paroles [38] .
Avec le symbolisme, on s’emploie à définir, pour rendre compte d’un être-au-monde moins stable et moins simple que ne le laissent entendre les modèles philosophiques dominants et les emplois les plus courants du langage, un idéal de la « suggestion ». Les symbolistes effectuent en effet la synthèse de l’ensemble des revendications qui, à travers tout le XIXe siècle, ont été formulées contre un certain type d’héritage des Lumières. A celui-ci ils donnent la forme plus ou moins caricaturale d’une doxa bourgeoise, positiviste et progressiste, qu’ils rejettent. Ils considèrent en effet qu’elle est l’épine dorsale de ce « siècle de bêtise », et qu’elle ne saurait donner de l’universel humain qu’une vision particulièrement restreinte et desséchée. Pour eux, il s’agit moins de montrer que de suggérer l’inconnu. Dans ce cadre, un équivalent s’établit rapidement entre le symbole, terme programmatique et polysémique s’il en est, et le signe musical, dont on fantasme le caractère hiéroglyphique, mystérieux, presque sacré. La musique, et tout particulièrement celle de Wagner, qui sert véritablement d’élément cristallisateur et révélateur, intervient alors à point nommé pour permettre aux symbolistes tout à la fois de formuler et de tenter de mettre en œuvre cet idéal de la suggestion. Non sans difficultés d’ailleurs, et jamais peut-être le défi auquel la musique semble soumettre le langage ne s’est tant posé qu’à cette époque. On sait quels propos ambivalents Mallarmé a tenus sur Wagner et sur la musique en général. Plus franchement mélomane que le maître de la rue de Rome, Camille Mauclair a écrit un texte dont le titre est à cet égard tout à fait caractéristique, puisqu’il s’appelle, du fait même de cet indicibilité retorse, « Délices et tortures de la musique » :
Souvent, en écrivant des poèmes, j’ai voulu qu’une audition de piano ou de chant dans la pièce voisine fût l’inspiratrice des rythmes. Mais quel désenchantement que cette poursuite de la sonorité avec de faibles mots aux sons courts ! Le vers est au piano ce que celui-ci est au violon : il ne tient pas le son, il juxtapose des accents et ne les lie pas. J’ai bien des fois cherché le moyen de créer cette liaison, de baigner le poème dans une onde de vibrations vocales. La musique alors me raillait et me désespérait par le sortilège de son mystère prolongé. Elle grandit, amplifie, propage les songes, mais elle en défie l’expression verbale, et j’ai su cette torture exceptionnelle d’essayer de sortir de mon art pour suivre la sirène, d’inventer, en disant mes vers à des amis, toute une musicalité de la diction pour essayer de suppléer à la brièveté tonale des syllabes, pour révéler un peu, avec ma voix inhabile, de cette musique intérieure que je me chante en silence, et qui est le son même de l’âme, et qui ne sortira jamais [39] .
Sous l’auspice de Mallarmé, un glissement s’opère cependant : les questions de la signifiance musicale et de l’indicibilité de la musique dans l’ordre du discours ne sont plus envisagées que de biais ; ce qui est désormais au centre des préoccupations des symbolistes, est la « musicalisation » de la langue, censée permettre de rendre compte de cette nouvelle conception de l’être-au-monde telle qu’ils l’entendent, plus complète et plus subtile. Gustave Kahn écrit ainsi dans la préface de ses Premiers poèmes :
Je suis persuadé et sûr, quant à ce qui me regarde, que l’influence de la musique nous amène à la perception d’une forme poétique à la fois plus fluide et plus précise, et que les sensations musicales de la jeunesse (non seulement Wagner, mais Beethoven et Schumann), influèrent sur ma conception du vers lorsque je fus capable d’articuler une chanson personnelle [40] .
Durant le XXe siècle, on assiste à la remise en question de l’héritage romantique et postromantique : un procès dont, selon des optiques différentes, Jankélévitch ou Schloezer sont d’excellents représentants. En un geste fort, le premier choisit de remplacer la notion d’« indicible » par celle d’« ineffable ». On sait quelle est la volonté manifestée par Jankélévitch dans cette entreprise de substitution : montrer que « le sens du sens que la musique dégage est un mystère de positivité », un « je-ne-sais-quoi », un « presque-rien », qui charme et féconde l’être bien mieux que ne sauraient jamais le faire les grandes orgues wagnériennes. Cet « ineffable » chargée de positivité serait donc diamétralement opposé à l’« indicible », cette volonté négatrice ou ce dionysisme tragique que le pessimisme inhérent à la métaphysique romantique allemande a associés à la musique. Redonnons l’ensemble de ce passage célèbre :
Le mystère musical n’est pas l’indicible, mais l’ineffable. C’est la nuit noire de la mort qui est l’indicible, parce qu’elle est ténèbre impénétrable et désespérant non-être, et parce qu’un mur infranchissable nous barre de son mystère : est indicible, à cet égard, ce dont il n’y a absolument rien à dire, et qui rend l’homme muet et accablant sa raison et en médusant son discours. Et l’ineffable, tout à l’inverse, est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire : tel est l’insondable mystère de Dieu, tel l’inépuisable mystère de l’amour, qui est mystère poétique par excellence ; car si l’indicible, glaçant toute poésie, ressemble à un sortilège hypnotique, l’ineffable, grâce à ses propriétés fertilisantes et inspirantes, agit plutôt comme un enchantement, et il diffère de l’indicible autant que l’enchantement de l’envoûtement [41] .
Quant à Schloezer, il reformule l’idée de « sens » en musique, et interroge la possibilité de produire un discours pertinent sur cet art. Selon lui, parler d’indicibilité de la musique revient avant tout à opérer une distinction entre le caractère « indescriptible » et le caractère « vague » de cette dernière –le premier représentant pour lui une réalité incontestable, tandis que le second lui semble être une erreur, effet d’un amalgame regrettable [42] . Pour Schloezer, le fait que la musique résiste au langage ne fait aucun doute, et ceux qui prétendent le contraire soit parlent d’autre chose que de la musique, soit se livrent à des spéculations et des bavardages poético-fumeux, qu’il ne condamne pas absolument, mais auxquels il dénie le droit de détenir et d’exprimer une quelconque vérité sur l’œuvre. Si la musique est donc « indescriptible », elle n’en est pas pour autant « vague », terme qui renvoie tantôt, sous sa forme positive, à la façon particulière qu’ont eue les symbolistes et les impressionnistes, dans un geste à propension programmatique, de faire l’éloge de la musique, tantôt, au contraire, sous sa forme négative, à une sorte de condamnation moralisante de cette dernière, produite dans le sillage du symbolisme, et contre celui-ci. Pour Schloezer, la musique n’est pas « vague » ; ce qu’elle fait éprouver est pour lui au contraire parfaitement « clair » et « distinct » : « l’œuvre musicale, écrit-il, n’est pas indéfinie : elle est indéfinissable, ce qui est tout différent. » [43] Plus : s’il est impossible de « traduire » la musique dans l’ordre du langage, ce n’est donc pas à cause de sa prétendue généralité vague. En effet, s’il en allait effectivement ainsi, alors celle-ci entrerait en conformité avec le langage et le raisonnement, qui procèdent précisément par généralité : la musique pourrait donc être traduite. Ce sont au contraire sa singularité et son unicité absolues qui engendrent une résistance au langage. Le seul moyen de la « traduire », en effet, est de la jouer. Si elle est « indicible », ce n’est donc pas parce qu’elle aurait quelque chose de mystérieux : c’est simplement qu’il est impossible de formuler son sens autrement qu’elle ne le fait. Ainsi, l’œuvre musicale n’est pas « multivoque » ou « insondable » en soi : elle ne le devient qu’à partir du moment où nous essayons d’interpréter et de formuler ce que nous avons entendu. Ceci n’est évidemment pas sans conséquence sur la conception et la pratique de la critique musicale, de même que, plus généralement, sur toutes les formes d’écriture non fictionnelle de la musique.
A l’époque contemporaine, on constate une certaine ambivalence des discours, partagés entre un certain crédit donné à la mythologie de l’indicible ou, au contraire, son rejet. Barthes ou Lévi-Strauss semblent ainsi relancer l’idée de l’impossibilité qu’il y aurait à rendre compte de la musique dans le langage. Le premier écrit ainsi dans L’obvie et l’obtus :
Il est donc très difficile de parler de la musique. Beaucoup d’écrivains ont bien parlé de la peinture ; aucun, je crois, n’a bien parlé de la musique, pas même Proust. La raison en est qu’il est très difficile de conjoindre le langage, qui est de l’ordre du général, et la musique, qui est de l’ordre de la différence [44] .
Et le second, dans L’homme nu :
La fonction signifiante de la musique se montre irréductible à tout ce qu’il serait possible d’en exprimer ou d’en traduire sous forme verbale. Elle s’exerce en dessous de la langue, et n’importe quel discours, émanât-il du commentateur le plus inspiré, ne sera jamais assez profond pour l’expliciter [45] .
En revanche, Leiris ou Butor tentent de désamorcer la propension à la fétichisation des notions d’indicible ou d’ineffable. Le premier écrit ainsi dans Langage Tangage :
Indicible ? Ineffable ? Je ne gonflerai mes joues d’aucun de ces grands mots pour exprimer ce à quoi je crois atteindre en ces moments où, subjugué par l’apparente frivolité de la prouesse vocale, je ne vis guère que par et pour l’oreille [46] .
Et le second dans « Mallarmé selon Boulez » :
Il est difficile de parler de musique ? Certes, n’est-il pas difficile de parler de quoi que ce soit ? Mais plus que toute autre chose, susurre-t-on ; je me demande […] Des ignorants, des insensibles essaient parfois de dénier à l’écrivain le droit d’élucider les raisons de ses affections. Etrange crainte ! Il est des êtres, semble-t-il, que la seule annonce d’une lumière possible fait se rétracter terrorisés, comme si elle devait fatalement les dissoudre [47] .
Fécondité paradoxale
Alors, à ce stade de notre réflexion, il convient de poser une question apparemment incongrue étant donné l’ampleur et l’acuité que semble prendre le défi de l’indicibilité musicale : les écrivains adhèrent-ils entièrement à cette fable de la limite et de l’impuissance ?
Prenons le cas du romantisme allemand, moment où, nous l’avons dit, le défi de l’indicible musical, révélateur et traducteur de toute une série d’indicibles adjacents, se pose avec le plus de puissance. Il est, en effet, dans ce temps où s’affirme le processus d’absolutisation de la musique, un paradoxe sur lequel il convient de s’arrêter un instant. Cette propension présente en effet ceci d’étonnant qu’elle est mise en branle non par des musiciens mais par des écrivains. Ce sont eux qui confèrent à la musique une forme d’idéalité placée sous le signe de l’infini. Autrement dit, en revendiquant comme ils le font l’autonomie et la nature métaphysique de la musique, les écrivains non seulement font passer la musique au sommet de la hiérarchie des arts mais encore –et du même coup- scellent la fin de la suprématie du modèle rhétorique et littéraire en musique. Paradoxe, donc, puisque en faisant véritablement entrer la musique en littérature, comme c’est effectivement le cas à ce moment-là, ils font en même temps de la musique l’indicible par excellence, point de confluence de tous les indicibles ; et, en corollaire, déclarent vaine et gratuite toute entreprise de caractérisation par l’entremise du langage et de l’écriture [48] . Selon nous, ce paradoxe se dissipe rapidement, dès lors que l’on se persuade qu’il est en vérité moins réel que stratégique. L’indicible musical serait alors essentiellement pour les écrivains quelque chose comme un épouvantail, une mise en demeure dont la visée profonde relèverait en réalité d’abord et avant tout sinon d’un programme de reconquête de la littérature sur la musique, du moins d’une rénovation des moyens de la première pour mieux dire la seconde. Le plus souvent, en effet, on s’aperçoit que les écrivains n’adhèrent pas pleinement à l’idée de l’indicible musical dans ce qu’il pourrait avoir d’éclatant et d’implacable ; bien plutôt, il s’agit très souvent d’une fable qu’ils brandissent pour se mettre eux-mêmes au défi : défi dont l’enjeu est d’inventer un nouveau langage et de nouvelles modalités d’écriture, non seulement pour rendre compte de leur rapport à la musique, mais encore de tout ce que cette musique semble prendre en charge. La question du « comment dire ? », formulée souvent de telle façon qu’elle laisse entendre que « c’est impossible à dire », est plus ou moins immédiatement suivie d’un « dire », qui n’est autre chose que le dépassement du défi de l’indicible musical dans l’invention littéraire. Paradoxalement, de tels moments ne relèveraient donc pas de l’aveu d’impuissance, mais exprimeraient au contraire une pleine confiance dans la toute-puissance expressive du langage [49] .
Cette hypothèse formulée, on peut maintenant tenter d’identifier brièvement les différentes modalités de réponse au défi de l’indicible musical dans l’écriture et en littérature. A la suite de ce que nous avons dit plus haut, l’écrivain, confronté à l’indicible musical, semble voir s’offrir à lui deux possibilités. La première est celle du « faire comme si » (« faire comme si la musique était dicible »). Elle suppose un accord tacite de créance de la part du lecteur et, pour remplir son contrat d’écriture, l’écrivain sollicite alors toutes les ressources de la langue et toutes ses capacités d’inventions. L’autre possibilité relèverait alors du « faire comme si c’était impossible » (« faire comme si la musique était indicible »). Dans ce cas, il faut bien se persuader que, quand bien même brandie, la notion d’« indicible » ne se sanctionne cependant jamais par une abdication de nature entièrement aporétique. En effet, toute forme d’écriture de la musique nous semble toujours être plus ou moins affaire de désir, tendu entre l’absence et l’évocation, le manque et sa compensation. Une telle tension nous semble en outre pouvoir être rapprochée de cette histoire-type placée au fondement même de la vocation contradictoire propre à bien des écrivains mélomanes –un récit originaire constitué des étapes suivantes : tel mélomane prend conscience qu’il ne deviendra pas musicien, et développe à cette occasion, du moins en apparence, une certaine forme de frustration ; cette frustration première évolue et se convertit progressivement en une pratique qui semble adjacente et compensatoire : un « écrire la musique » ; enfin, la dernière étape est occupée par l’acceptation du fait que cette reconversion puisse en réalité correspondre à une inclination profonde, et accomplir la vraie nature de l’individu concerné, qui naît alors véritablement en tant qu’« écrivain mélomane ».
Frédéric Sounac a bien montré qu’il y avait trois grandes façons de faire intervenir la musique dans l’ordre du langage. La question de l’indicible musical n’est pas au cœur de ses réflexions, mais on peut néanmoins se reporter ici à sa typologie, très opérationnelle [50] . La première des trois types d’inclinations évoquées, qualifiée de « logogène », rend compte des œuvres dans lesquelles le propos et la fable peuvent évoquer la musique, mais sans que cela n’engage à proprement parler le style et la forme de l’œuvre. La deuxième inclination, « mélogène », répond à un désir de « musicaliser » la langue par le biais des assonances, des allitérations, du travail rythmique, des effets de répétition, etc. C’est le propre de la poésie –que l’on entende par là poésie proprement dite, ou prose poétique pouvant être présente dans le roman, etc. Une telle proposition entre en parfaite adéquation avec les positions de Schloezer, qui place justement la poésie à mi-chemin entre le discours transitif courant d’un côté, et la musique de l’autre :
Entre ces deux extrêmes –reportage et musique- se place la poésie, vers et prose, qui peut être dite « musicale » non parce qu’harmonieuse elle flatte l’oreille, ainsi qu’on se le figure communément, mais dans la mesure où son contenu s’identifie à sa forme [51] .
Enfin, la troisième inclination, dite « méloforme », consiste à vouloir adapter à la littérature un procédé compositionnel propre à la musique : fugue et contrepoint, leitmotiv, thème et variation, série dodécaphonique, etc. Ou encore à tenter d’apparenter l’œuvre littéraire à un genre musical (la symphonie, la suite, etc.) ou même à une œuvre précise (la Symphonie héroïque, les Variations Diabelli, etc.). Des cas expérimentaux extrêmes (mais nombreux, de Virginia Woolf à Anthony Burgess en passant par Alejo Carpentier) tentent de relier en quelque façon le temps de l’exécution musicale de l’œuvre, le temps de l’écriture, et le temps de l’intrigue romanesque [52] .
On peut tenter de livrer une rapide typo-chronologie de l’usage que connaissent ces différentes inclinations. L’inclination « logogène » est présente dès la naissance de la littérature mélomane. Dans ce cadre, notons qu’à défaut d’engager forme et style de l’œuvre littéraire en question, le thème musical peut en tous les cas avoir un effet sur le choix du genre et du ton. Pour ne donner que cet exemple : chez Hoffmann, la thématique musicale entretient de forts liens de nécessité avec la forme de la nouvelle et l’usage de la Fantasie (fantastique et grotesque mêlés). Et, chez l’écrivain romantique comme chez ses héritiers, certains thèmes comme ceux du chant inouï, de la « musique du silence », etc., rendent bien compte d’une volonté de transposer, sur le plan de la fable, le thème de l’indicible musical. Et cela, en tant que la musique serait en outre porteuse d’autres infinis, auxquels le logos n’aurait pas accès [53] . L’inclination « mélogène » est quant à elle plutôt le propre du symbolisme et du roman moderne d’essence subjectiviste, théorisé dans la Revue Wagnérienne, et trouvant son âge d’or dans le roman européen du « flux de conscience ». Enfin, l’inclination « méloforme » a davantage tendance à se développer avec les aspirations formalistes antiromantiques propres à la littérature européenne de l’entre-deux-guerres (voir, à ce titre, les œuvres de Gide, Huxley, ou T. Mann), et se poursuit jusqu’à nos jours. Rappelons cependant ici, comme cela a pu être maintes et maintes fois démontré, que ces deux inclinations sont essentiellement fantasmatiques. Huxley expliquait ainsi qu’il ne se leurrait pas quand il tentait d’appliquer la technique de la fugue et du contrepoint à la littérature, et reconnaissait les limites d’un tel désir [54] . Car, comme le dit très bien Françoise Escal : « Il n’y a pas d’équivalent verbal de la forme musicale [55] ».
Cela, c’est ce que l’on peut avancer en termes de macro-caractérisation. Mais qu’en est-il maintenant, si l’on se concentre sur le temps de l’évocation musicale elle-même : quelles stratégies de contournement du défi de l’indicible musical sont-elles alors pratiquées ? En préambule, une remarque s’impose : nous considérons ici les cas où l’écrivain tente de rendre compte de la musique de façon directe, frontale, et ne tenons donc pas compte du fait que, dans telle ou telle « écriture de la musique », des impératifs extramusicaux, proprement littéraires peuvent parfois s’exercer. C’est tout particulièrement le cas, bien sûr, dans le cadre de la fiction. En effet, l’évocation de la musique peut alors se trouver déterminée, déplacée et reconfigurée par la logique propre de l’œuvre, et donc être soumise à d’autres fins que la seule nécessité de relever le défi de l’indicible musical.
Premier procédé répertorié : la narrativisation. Conformément à l’habitude transmise par la pratique de la musique à programme, il consiste à transformer l’œuvre musicale écoutée en intrigue plus ou moins précise, avec, tantôt la simple expression d’une rêverie élémentaire empreinte de religiosité, tantôt la description plus précise et plus élaborée d’un paysage, d’un jeu d’ombres et de lumières, d’un mouvement, et même, parfois, d’une intrigue et de personnages. Une telle méthode est évidemment facilitée quand l’œuvre musicale évoquée est déjà en quelque façon en rapport avec un texte (opéra, chanson, musique à programme explicite, etc.) ; mais notons qu’elle est très largement étendue à tout type de musique, y compris lorsqu’elle est dite « pure ». C’est le cas dès les textes fondateurs de la littérature mélomane, en particulier chez Wackenroder ou Hoffmann. De tels textes fixent une méthode d’écriture que les écrivains mélomanes romantiques (Balzac, Sand, Gautier, etc.) et même les musiciens poètes (Berlioz, Schumann), quand bien même ils peuvent envisager l’idée de la musique à programme de façon critique, reprennent à leur compte. Elle est toujours à l’œuvre dans les textes fondateurs du wagnérisme littéraire, qu’il s’agisse du texte de Baudelaire précédemment cité, ou des principales paraphrases ou métaphrases de la Revue Wagnérienne [56] . On la retrouve encore dans les différentes caractérisations données par Proust de la musique de Vinteuil. Peu à peu, la prédominance de la dimension narrative a pu céder le pas à une littérature d’impressions, beaucoup plus libre : celle défendue par exemple par Wyzewa et Dujardin dans la Revue Wagnérienne, ou encore, dans un sens autre, par Wilde puis Suarès dans le cadre des débats sur la « littérature d’art » ou la « critique créatrice ». Notons d’ailleurs que, des correspondances épistolaires et notes d’écoutes d’un Valéry ou d’un Louÿs aux tentatives d’un René Ghil de donner à la question de la transposition d’art une rigueur et une stabilité scientifiques [57] , le wagnérisme représente, pour nombre d’expérimentations d’un « écrire la musique », un laboratoire particulièrement fécond. Faisant abstraction de la qualité littéraire que peuvent intrinsèquement posséder ces textes, Schloezer a toutefois montré les faiblesses, du point de vue de la conformité avec la musique appréhendée, d’une telle approche à caractère subjectiviste, impressionniste et psychologique.
Dans ce cadre, le détour par les autres arts, à caractère métaphorique et à sous-bassement synesthésique, est fréquent, qu’il s’agisse de la peinture (en premier chef), mais aussi de la sculpture ou de l’architecture. Le détour peut aussi se faire par le biais d’autres champs épistémologiques comme les mathématiques ou l’astronomie. Le choix de ces comparants n’est pas anodin : ainsi, si l’on reprend de façon un peu grossière la distinction médiévale entre trivium et quadrivium, il est évident qu’associer la musique, originellement placée du côté du second pôle, mais ayant peu à peu glissé vers le premier, à l’une ou l’autre sphère, possède par exemple un caractère programmatique riche de sens. Comparer la musique avec la sculpture, l’architecture ou les mathématiques, comme le font Debussy, Stravinsky ou Valéry, c’est souvent vouloir, au terme du romantisme, soustraire la musique à la littérature, la débarrasser des liens envahissants qu’elle aurait contractés avec elle.
Deuxième procédé envisagé pour contourner le supposé défi de l’indicible musical : la citation du texte support d’une musique ou, plus rarement, d’un extrait de partition. Ici, il faut bien entendu noter que se contenter de citer précisément le texte support de l’œuvre musicale ne saurait suffire à musicaliser l’œuvre littéraire, et ce, quand bien même le lecteur connaîtrait l’œuvre évoquée. Quant à l’insertion d’un fragment de la partition [58] , elle pourrait laisser croire à une abdication pure et simple de l’écrivain devant l’indicible musical, selon le principe que, puisque toute tentative de transposition d’art est vaine, alors autant donner accès d’emblée à l’autre système sémiotique, et sous sa forme pleine. Ce n’est toutefois pas toujours le cas. Dans Mademoiselle Else de Schnitzler (Fraülein Else, 1924), les ruptures de régime sémiotique viennent rendre compte de la psyché tourmentée de la protagoniste, tandis que les références au Carnaval de Schumann ont pour but de faire sens en contexte [59] . Précisons toutefois que, là aussi, quel que soit le degré de compétence du lecteur en matière de déchiffrage, un tel type d’insertion engendre d’abord et avant tout un « effet de musique », bien plus qu’il ne donne la musique à entendre.
A l’inverse, on peut ne pas citer l’œuvre, voire inventer une œuvre musicale fictive : le défi du « dire la musique » est alors déplacé : l’obligation de rapport et de conformité avec le référent, quel qu’en soit le régime, est remplacé par la nécessité de créer une illusion de référencialité. Cela dit, à ce niveau aussi, la question du « faire comme si » est amenée à se poser, et l’on se retrouve alors devant certains des problèmes évoqués plus haut.
Enfin, on peut, bien évidemment, employer le langage technique. Il faut alors fortement distinguer l’usage effectué dans un cadre non fictionnel de celui ayant cours dans un cadre fictionnel. Dans un cadre non fictionnel, ainsi que l’on n’a cessé de le montrer depuis les discours anti-techniciens des écrivains mélomanes romantiques jusqu’à l’essai de Bernard Sève intitulé L’Altération musicale en passant par tous les travaux de Schloezer, l’utilisation du langage technique suppose une connaissance qui, seule, rend possible la désignation précise de l’œuvre évoquée : compétence en matière de lecture de partition, maîtrise du langage technique, etc. Par ailleurs, son utilisateur ne saurait, par son intermédiaire, prétendre atteindre autre chose que la seule facture de l’œuvre –et en tous les cas pas le vif de l’expérience musicale elle-même. Dans un cadre non fictionnel, l’emploi (parfois volontairement proliférant) du langage technique, des Kreisleriana d’Hoffmann au Docteur Faustus de T. Mann (Doktor Faustus, 1947), est assez différent : il vise moins à rendre compte du fait musical qu’à caractériser le ou les personnages qui l’emploie(nt). Chez Hoffmann, il s’agit de créer autour de la musique un halo d’opacité, afin de rendre compte de la monomanie du mélomane, considérée comme une folie par l’homme commun. Chez T. Mann, il s’agit non de rendre compte de la musique en tant que telle, mais, par le biais de collages de discours préexistants à la fiction, et clairement marqués et identifiés, de permettre au lecteur d’identifier clairement la sphère musico-spirituelle à laquelle appartient le personnage qui les sollicite, et de confronter celui-ci, par cette entremise, à d’autres modèles musico-spirituels possibles –pris en charge par d’autres personnages, eux-mêmes porteurs d’autres discours.
Querelle de compétences
Il est un dernier point que nous voudrions évoquer ici : le lien que le défi de la supposée indicibilité de la musique engage avec la question de la hiérarchie des arts, et les différents types de rivalités et de querelles qui peuvent en découler.
En effet, dans un souci sans cesse relancé de hiérarchisation entre les arts, se trouve à chaque fois rejouée la question de la place qu’occupent respectivement la musique et le langage. L’indicibilité de la musique, on l’a vu, n’est pas toujours gage de sa valeur, et il est ici une image spatiale qui est amenée à jouer un rôle important : celle d’une musique qui serait placée tantôt « au-dessous » tantôt « au-dessus » du langage. On l’a dit : en termes de stricte hiérarchie, la musique est placée sous le langage jusqu’à Rousseau et le romantisme allemand, au-dessus de tous les arts –voire même hors hiérarchie pour Schopenhauer- jusqu’à Mallarmé et Nietzsche. Mais l’image spatiale peut aussi jouer d’une autre façon. Ou disons plutôt qu’elle possède un caractère réversible. La musique peut être placée au-dessous du langage comme forme d’expression primitive, non civilisée selon les uns (les classiques), mais aussi, se trouver par là-même plus vraie selon les autres (Rousseau). Elle est en revanche clairement placée au-dessus du langage lorsqu’elle fait l’objet de cette élection métaphysique dont nous avons parlé précédemment. C’est évidemment le cas pour l’idéalisme allemand ou le symbolisme européen. L’image topique de l’émotion musicale comme extase ravissant l’âme, et lui permettant de baigner dans un ciel infini et radieux, en est la preuve la plus manifeste.
A cette querelle interartistique s’arrime par ailleurs une rivalité d’ordre socioprofessionnel. La façon de formuler la question de l’indicibilité musicale varie en effet selon les époques mais aussi suivant les catégories de personnes concernées. A gros traits, de quoi retourne-t-il [60] ? A partir de la fin du XVIIIe siècle, et, plus précisément, de la « Querelle des amateurs » [61] , puis de la « Querelle des gluckistes et des piccinnistes », on voit clairement apparaître plusieurs catégories de personnes amenées à produire un discours sur la musique, et, partant, plusieurs formes de discours distincts. On glose ainsi les rôles et fonctions du musicien, de l’amateur, du connaisseur, du critique et du philosophe. Au début du XIXe siècle, l’esthétique musicale se développe, en même temps que la presse ; aux figures précédemment citées, et dont la dénomination d’ailleurs évolue, on peut donc ajouter le musicographe, l’interprète, le journaliste, etc. Chacune de ces entités connaît un temps de suprématie et des modalités de légitimation propre, et, du même coup, des rivalités apparaissent dans la commune prétention à détenir le magistère du discours autorisé sur la musique.
Parmi ces figures, il en est une de problématique, mais qui nous intéresse évidemment tout particulièrement ici : celle de « l’homme de lettres ». Si celui-ci ne se montre pas plus compétent qu’un autre pour procéder à l’examen de l’objet auquel il s’attache, et de toutes les façons moins que le spécialiste, l’homme de lettres est en revanche supposé maître de l’outil par lequel il en rend compte : le langage. Ce qu’il est susceptible de perdre du côté de l’approche objective du fait musical, il prétend le gagner sur le terrain du rendu subjectif de l’émotion, qu’il considère, à l’inverse du technicien, comme la seule donnée qui vaille.
Car la figure de « l’homme de lettres » est en effet prise dans une double tension avec, d’une part, un agôn qui oppose le « littéraire » et le « technicien » et, de l’autre, un agôn qui oppose le « littéraire » et le « journaliste [62] ».
La confrontation entre le « littéraire » et le « technicien » repose –nous reprenons là les termes du XIXe siècle- sur l’opposition entre un « bien sentir » et un « bien connaître » [63] . Pour le littéraire, le technicien manque le cœur de son objet, qui est l’émotion esthétique, et, avec elle, tous ces infinis vers lesquels celle-ci semble faire signe. Il est accusé de faire preuve d’étroitesse d’esprit, de froideur butée, de rationalisme desséché. A l’inverse, pour le technicien, le littéraire n’aurait affaire qu’à une extériorité, l’émotion esthétique, et, de ce fait, manquerait également le cœur de son objet, qui est cette fois la musique elle-même. Le littéraire –ou pour reprendre le terme péjoratif alors employé : « littérateur »- dénaturerait alors la pureté de la musique. On lui reproche son subjectivisme, son impressionnisme et son psychologisme.
Le deuxième agôn, qui fait intervenir trois figures, est plus complexe. Il peut se formuler ainsi. Pour le « technicien », le « journaliste », grand manipulateur de lieux communs, révèle les travers du « littéraire » sous leur forme la plus caricaturale. C’est pourquoi le littéraire va tenter de se défaire des travers que le technicien décèle dans l’approche journalistique, et entreprendre de définir et légitimer une façon d’« écrire » la musique qui lui soit propre, susceptible de révéler sur le phénomène musical une vérité de prix, à laquelle lui seul pourrait avoir et donner accès. Voilà tout l’enjeu des débats sur la « littérature d’art » et la « critique créatrice », tels qu’ils ont pu se développer à la pointe du symbolisme, âge d’or de la « valeur musique » en littérature, et de la suprématie de l’homme de lettres dans le champ des discours sur la musique. Dans ce cadre, les interrogations vont particulièrement porter sur la valeur que l’on attribue à la métaphore, sur son caractère ou non heuristique et, en conséquence, sur le bon usage qui doit en être fait au sein des discours sur la musique.
Si, jusqu’à la fin du XIXe siècle, le littéraire semble l’avoir emporté sur le technicien, du moins en France, le début du XXe siècle va modifier considérablement la donne. Une figure comme Schloezer symbolise excellemment ce moment théorique de remise en question : contre l’esthétique subjectiviste et psychologique héritée du romantisme et du symbolisme, Schloezer n’a de cesse de défendre une approche rigoureuse, méthodiquement construite et argumentée, du phénomène musical [64] . Par son approche antilittéraire et résolument esthétique du phénomène musical, Schloezer met un terme à ce temps qui, de Baudelaire à Rivière, avait vu fleurir les productions non fictionnelles d’écrivains sur la musique, et qui, d’ailleurs, avait représenté pour elles une sorte d’âge d’or. Ce faisant, son objectivisme fanatique, qui prend par exemple comme objets d’attaque les essais pourtant à bien des égards exemplaires de Jouve et, surtout, de Jankélévitch, n’est pas non plus sans poser problème [65] . Comme n’est pas sans poser problème non plus, aujourd’hui, un certain intégrisme musicologique qui en découle, et regarde avec un œil soupçonneux tout ce qui articule, selon les termes en vigueur, « la musique et son extérieur », et, au passage, égratigne tous les représentants de disciplines qui pourraient incarner cet extérieur.
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Notes
Notes
- [1]
Francis Ponge, Comment une figue de parole et pourquoi, 1977.
- [2]
Márta Grabócz fait le point sur l’ensemble de cette vaste question, ses multiples ramifications et orientations théoriques dans Musique, narrativité, signification, Paris, l’Harmattan, 2009 (on se portera en particulier avec profit à la bibliographie des p. 53-57). Voir aussi : Sens et signification en musique (Márta Grabócz, dir.), Paris, Hermann, 2007.
- [3]
Là aussi, Sandrine Darsel fait le point sur l’ensemble de cette vaste question, ses multiples ramifications et orientations théoriques dans De la musique aux émotions : une exploration philosophique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
- [4]
Ces questions sont particulièrement développées au XVIIIe siècle. Voir Belinda Cannone, Philosophies de la musique : 1752-1789, Paris, Aux amateurs de livres, 1990.
- [5]
L’opposition entre partisans du beau gracieux, procurateur de plaisir, et défenseurs du sublime, source de jouissance, éclate à l’époque de la querelle des gluckistes et des piccinnistes (1774-1779). Voir Querelle des gluckistes et des piccinnistes : texte des pamphlets, avec introduction, commentaires et index par François Lesure, Genève, Minkoff, 1984, 2 vols et Timothée Picard, Christoph Willibald Gluck, Actes Sud, coll. Classica, 2007, « Le plaisir ou la jouissance », p. 96 et sq.
- [6]
Voir Boris de Schloezer, Introduction à J.-S. Bach : essai d’esthétique musicale, Paris, Gallimard, 1979 [1947]. Epuisé, l’ouvrage a été réédité aux Presses universitaires de Rennes en 2009.
- [7]
Charles Baudelaire, « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », in Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995, p. 853.
- [8]
Ibid., p. 852.
- [9]
Ibid., p. 853.
- [10]
Ibid., p. 852.
- [11]
Idem.
- [12]
Idem.
- [13]
Ibid., p. 853.
- [14]
Stendhal, note ajoutée à l’édition de 1817 de Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, in L’âme et la musique, Paris, Stock, 1999, p. 25.
- [15]
Stendhal, Vie de Rossini, in L’âme et la musique, édition citée, p. 605.
- [16]
Ibid., p. 610.
- [17]
Louis Aragon, La mise à mort, Paris, édition Folio, 1998, p. 360-361.
- [18]
Alberto Savinio, La boîte à musique, Paris, Fayard, 1989 [Scatola sonora, 1977], p. 13-14.
- [19]
Pierre Jean Jouve, Le Don Juan de Mozart, Paris, Christian Bourgois, 2004, p. 17.
- [20]
Pierre Jean Jouve et Michel Fano, Wozzeck d’Alban Berg, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1999, p. 249.
- [21]
Pierre Jean Jouve, En miroir, journal sans date, Paris, coll. 10/18, 1972 [1954], p. 170-171.
- [22]
Nous avons eu l’occasion de développer cette notion dans Timothée Picard, Wagner, une question européenne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, « « Là où j’admire ; là où je trouve à redire », Wagner comme défi », p. 49-70.
- [23]
Voir Violaine Anger (éd.), Le sens de la musique, 1750-1900, Paris, Éd. Rue d’Ulm-ENS, 2005, 2 vols.
- [24]
Michel Poizat, La voix du diable : la jouissance lyrique sacrée, Paris, Métailié, 1991.
- [25]
Paul Valéry, « Mauvaises pensées et autres », in Œuvres II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960 [1942], p. 1538.
- [26]
Paul Valéry, Cahiers, Paris, édition du CNRS, 1957-1961, Cahier VI, p. 196.
- [27]
André Gide, Pierre Louÿs, Paul Valéry, Correspondance à trois voix : 1888-1920, Paris, Gallimard, 2004, p. 1274.
- [28]
Paul Valéry, « Avant-Propos à la connaissance de la déesse », in Œuvres I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 1272.
- [29]
Hoa Hoï Vuong, Musique de Roman, Peter Lang, Nouvelle poétique comparatiste n° 10, 2003, p. 44-45.
- [30]
Boris de Schloezer, Introduction à J.-S. Bach : essai d’esthétique musicale, op. cit., p. 31.
- [31]
Ibid., p. 313.
- [32]
Bernard Sève, L’altération musicale ou Ce que la musique apprend au philosophe, Paris, Éd. du Seuil, 2002, voir l’ensemble du chapitre « Décrire », p. 17-26.
- [33]
Voir Timothée Picard, « La littérature aime-t-elle vraiment la musique ? », conclusion du volume Fascinations musicales, C. Dumoulié (dir.), Paris, Editions Desjonquères, 2006, pp. 267-283, et Timothée Picard, « Les dangers de la musique romantique allemande : fortune littéraire d’un topos », in Le pouvoir de la musique dans l’espace de langue allemande : fascination et suspicion, Christian Merlin et Alain Leduc, dir., Germanica, n° 36, 2005, pp. 125-142.
- [34]
Boris de Schloezer, « L’œuvre, l’auteur et l’homme » in Boris de Schloezer, Paris, Centre Georges-Pompidou, Aix-en-Provence, Pandora éditions, 1981, p. 119-120 (reprise de l’article paru dans le volume Les chemins actuels de la critique, Georges Poulet (dir.), colloque du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, tenu du 2 au 12 septembre 1966, Paris, Plon, 1967.
- [35]
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’Absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Éditions du Seuil, 1978, p. 176 (Es pflegt manchem seltsam und lächerlich aufzufallen, wenn die Musiker von den Gedanken in ihren Kompositionen reden; und oft mag es auch so geschehen, daß man wahrnimmt, sie haben mehr Gedanken in ihrer Musik als über dieselbe. Wer aber Sinn für die wunderbaren Affinitäten aller Künste und Wissenschaften hat, wird die Sache wenigstens nicht aus dem platten Gesichtspunkt der sogenannten Natürlichkeit betrachten, nach welcher die Musik nur die Sprache der Empfindung sein soll, und eine gewisse Tendenz aller reinen Instrumentalmusik zur Philosophie an sich nicht unmöglich finden. Muß die reine Instrumentalmusik sich nicht selbst einen Text erschaffen? und wird das Thema in ihr nicht so entwickelt, bestätigt, variiert und konstrastiert, wie der Gegenstand der Meditation in einer philosophischen Ideenreihe?).
- [36]
Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, Quadrige, 1966, p. 327 (Sie steht ganz abgesondert von allen andern. Wir erkennen in ihr nicht die Nachbildung, Wiederholung irgend einer Idee der Wesen in der Welt: dennoch ist sie eine so große und überaus herrliche Kunst, wirkt so mächtig auf das innerste des Menschen, wird dort so ganz und so tief von ihm verstanden, als eine ganz allgemeine Sprache, deren Deutlichkeit sogar die der anschaulichen Welt selbst übertrifft).
- [37]
E. T. A. Hoffmann, « L’ennemi de la musique » in Kreisleriana (deuxième série), in Fantaisies dans la manière de Callot, Paris, Phébus Libretto, 2004 [1979], p. 439 (Ich weiß wohl, daß eine solche Stimme, ein solcher Gesang wie der meiner Tante so recht in mein Innerstes dringt und sich da Gefühle regen, für die ich gar keine Worte habe; es ist mir, als sei das eben die Seligkeit, welche sich über das Irdische hebt und daher auch im Irdischen keinen Ausdruck zu finden vermag).
- [38]
Cité par Francis Claudon, La musique des romantiques, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 7.
- [39]
Camille Mauclair, « Délices et tortures de la musique » in La Religion de la musique, Paris, Librairie Fischbacher, 1928 (édition définitive), p. 45.
- [40]
Gustave Kahn, Premiers poèmes, avec une préface sur le vers libre, Paris, Mercure de France, 1897, p. 9.
- [41]
Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Paris, Éditions du Seuil, 1983 [1961], p. 92.
- [42]
Boris de Schloezer, « Une erreur fondamentale » in « Notes en marge, A la recherche de la réalité musicale », La Revue Musicale, 1er février 1928, p. 50.
- [43]
Boris de Schloezer, La NRF, 1er décembre 1935, p. 945.
- [44]
Roland Barthes, L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 247.
- [45]
Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Mythologiques IV, Paris, Plon, 1964, p. 580.
- [46]
Michel Leiris, Langage Tangage ou Ce que les mots me disent, Paris, Gallimard, 1995, p. 113.
- [47]
Michel Butor, « Mallarmé selon Boulez », in Essais sur les modernes, Paris, Tel Gallimard, 1960, p. 95-96.
- [48]
Sur tout ce point, voir Carl Dahlhaus, L’idée de la musique absolue : une esthétique de la musique romantique [Die Idee der absoluten Musik, 1978], Genève, Contrechamps, 1997.
- [49]
Etonnamment, on se trouve avec la musique dans une configuration très semblable à celle qu’esquisse le fantastique. Sur ce point, voir par exemple Denis Mellier, La littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. 125, 2000, p. 38-39.
- [50]
Frédéric Sounac, Modèle musical et « composition » romanesque dans la littérature française et allemande du XXe siècle : genèse et visages d’une utopie esthétique, Thèse de Doctorat, EHESS, 2003, p. 37.
- [51]
Boris de Schloezer, Introduction à J.-S. Bach : essai d’esthétique musicale, op. cit., p. 31.
- [52]
L’idéal que Verlaine décrit dans son « Art poétique » (« de la musique avant toute chose… ») révèle par excellence une aspiration d’ordre « mélogène ». Mais on peut la voir également revendiquée pour le genre du roman. Ainsi, quand Edouard Dujardin délivre sa définition du monologue intérieur (Le Monologue intérieur, Paris, A. Messein, 1931), il décrit, pour le roman, un semblable idéal de « musicalisation » de l’écriture par un travail sur le rythme, les assonances, les allitérations, etc. Ce travail n’engage pas la structure de l’œuvre, et Dujardin prend d’ailleurs bien soin de distinguer sa conception du « motif », à apparition unique, de l’usage que Wagner fait du « leitmotiv », voué à reparaître, et donc, à terme, à engager la structure de la partition. Cet idéal, Dujardin l’a mis en œuvre dans Les lauriers sont coupés, et d’autres noms plus prestigieux tels que Virginia Woolf (The Waves), Arthur Schnitzler (Fräulein Else), ou James Joyce (Ulysses) le reprennent à leur compte après lui. L’aspiration « méloforme » engage quant à elle directement la structure de l’œuvre : elle prétend appliquer à la littérature des procédés de composition musicale (fugue et contrepoint, thème et variations, leitmotiv, série dodécaphonique) ou produire des œuvres dont la forme suivrait au plus près celle d’une œuvre musicale de référence (selon son auteur, la forme du roman Napoleon Symphony de Burgess serait « la même » que celle de la Cinquième Symphonie de Beethoven). Quand dans Les Faux-Monnayeurs, Gide place dans la bouche d’Edouard : « Ce que je voudrais faire, comprenez-moi, c’est quelque chose qui serait comme l’Art de la fugue. Et je ne vois pas pourquoi ce qui fut possible en musique serait impossible en littérature… », il lui fait prendre à charge un idéal clairement « méloforme ». Aldous Huxley qui, dans Eyeless in Gaza, applique le plus précisément possible la technique de la fugue et du contrepoint, Thomas Mann, qui construit son Doktor Faustus en s’inspirant du modèle dodécaphonique et en accordant aux différents chapitres, par le jeu des numéros, une place et une signification particulières, ou Nancy Huston qui suit au plus près la structure de l’œuvre de Bach dans ses Variations Goldberg, offrent quelques exemples de mise en pratique d’une semblable inclination « méloforme ». Il va cependant de soi que, parfois, l’aspiration « méloforme » peut finir par engendrer des effets « mélogènes ». C’est le cas dans les romans de Woolf ou Burgess cités.
- [53]
Sur ce point, voir Timothée Picard, « L’esthétique musicale, d’Hoffmann à ses héritiers », in L’esthétisme en acte, Jean-Louis Cabanès (dir.), Presses Universitaires de Paris-Ouest, 2009, p. 281-291.
- [54]
Sur ce point, voir Pierre Brunel, Basso continuo : musique et littérature mêlées, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 54 ; Guy Michaud, Connaissance de la littérature. 1. L’Oeuvre et ses techniques, Paris, Nizet, 1957 ; Jean-Louis Cupers, Euterpe et Harpocrate ou le Défi littéraire de la musique : aspects méthodologiques de l’approche musico-littéraire, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1988 ; et Françoise Escal, Contrepoints : Musique et Littérature, Paris, Klincksieck, 1990.
- [55]
Françoise Escal, Contrepoints : Musique et Littérature, op. cit., p. 103.
- [56]
Voir Cécile Leblanc, Wagnérisme et création en France : 1883-1889, Paris, H. Champion, 2005, p. 52-58.
- [57]
René Ghil, Traité du verbe : états successifs, 1885, 1886, 1887, 1888, 1891, 1904, Paris, Nizet, 1978.
- [58]
Ce thème a été traité sous le dénominatif « Entes », lors des « Rencontres Sainte Cécile 2004 » de l’Université d’Aix-Marseille (Aude Locatelli et Elisabeth Rallo-Ditche, dir.). Voir : http://publications.univ-provence.fr/littemu/index134.html.
- [59]
Voir Marik Froidefond, « « C’est encore du roman, ça. Fonctions des citations schumanniennes dans Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler », in Musique et roman, Yves Landerouin (dir.), Editions Le Manuscrit, L’Esprit des lettres, 2008, p. 153-170.
- [60]
Nous avons eu l’occasion de traiter plus en détail cette question dans deux études : Timothée Picard, « Qui est le mieux à même de parler de la musique ? Le littéraire et le technicien : enjeux d’une (fausse) rivalité », à paraître dans la revue franco-japonaise Chemin Faisant (Claude Coste, dir.) ; et Timothée Picard, « Qu’est-ce l’écrivain peut dire de la musique ? Les débats autour de la « littérature d’art mélomane » », journée d’études « La littérature d’art », Joëlle Prungnaud (dir.), Université Charles de Gaulle Lille-III, 21 mars 2008, à paraître aux Presses Universitaires de Lille.
- [61]
On trouvera des analyses détaillées des tenants et aboutissants de cette querelle dans Les divertissements utiles, des amateurs au XVIIIe siècle, Jean-Louis Jam (éd.), Clermond-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2000.
- [62]
L’ouvrage suivant a traité de la même question, mais pour la peinture : Dominique Vaugeois et Ivanne Rialland (dir.), L’Écrivain et le spécialiste. Écrire sur les arts plastiques au XIXe et au XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2010.
- [63]
Voir Emmanuel Reibel, L’écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris, H. Champion, 2005, p. 163-173.
- [64]
Voir Timothée Picard, « Contre les travers du « littéraire », pour une approche résolument « esthétique » du phénomène musical : les positions théoriques de Boris de Schloezer », 36ème Congrès de la SFLGC « Littérature comparée et Esthétique(s) », Aix-en-Provence, 31 oct-01 nov 2009, à paraître.
- [65]
Boris de Schloezer, La NRF, 1er septembre 1938, p. 472-477.
Pour citer cet article
Timothée Picard, "Musique et indicible dans l’imaginaire européen : Proposition de synthèse", Bibliothèque comparatiste, n. 11, 2018, URL : https://sflgc.org/bibliotheque/picard-timothee-musique-et-indicible-dans-limaginaire-europeen-proposition-de-synthese/, page consultée le 21 Novembre 2024.
Biographie de l'auteur
PICARD, Timothée
Timothée Picard est Professeur de littérature générale et comparée à l’Université Rennes 2.
Ses recherches sont consacrées à l’étude des relations entre la littérature, les arts et l’histoire des idées. Ses travaux portent notamment sur les querelles musicales et littéraires des XVIIe et XVIIIe siècle (Christoph Willibald Gluck, Actes Sud, 2007), l’histoire du wagnérisme européen (Wagner, une question européenne et L’Art total, grandeur et misère d’une utopie, PUR, 2006 ; Dictionnaire Encyclopédique Wagner, Actes Sud, 2010), la critique musicale (Contributions de Boris de Schloezer à la Nouvelle Revue Française et à la Revue Musicale, PUR, 2011), l’imaginaire musical européen (Âge d’or, décadence, régénération : un modèle fondateur pour l’imaginaire musical européen, Classiques Garnier, 2013).
Parmi ses objets de prédilection, l’opéra occupe une place de choix, qu’il s’agisse de la problématique de la mise en scène (Opéra et mise en scène vol. 2, Avant-Scène Opéra, 2015) ou des conceptions et représentations de l’art lyrique en général (Opéra et fantastique, PUR, 2011 ; Verdi – Wagner, imaginaire de l’opéra et identités nationales, Actes Sud, 2013 ; La Civilisation de l’opéra, Fayard, 2016 ; Opéra et cinéma, PUR, 2017 ; Verdi / Wagner, 1813-2013 : images croisées, PUR, 2018).
Animé du souci de maintenir un lien constant entre théorie et pratique, il exerce parallèlement des activités de dramaturge, conseiller et conférencier auprès d’institutions comme l’Opéra et la Philharmonie de Paris, le Dutch National Opera d’Amsterdam, le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, le Grand Théâtre de Genève, le Festival d’Aix-en-Provence ou le Théâtre Mogador, et d’artistes comme Christophe Honoré.
Il s’intéresse particulièrement aux figures de créateurs polyvalents ainsi qu’aux problématiques esthétiques, politiques et sociologiques liées à toutes les formes d’œuvres d’art mixte (Détours et métissage : Le cinéma de Benoît Jacquot ; Patrice Chéreau, transversales : théâtre, cinéma, opéra ; Christophe Honoré : le cinéma nous inachève, Le Bord de l’eau, 2008, 2010 et 2014 ; Olivier Py, Planches de salut, Actes Sud, 2018).