Théories et méthodes

Postcolonialisme et comparatisme
Résumé en français
|
Résumé en anglais
Les études postcoloniales sont un champ de recherches important des études de littérature et de sciences sociales dans les universités de beaucoup de pays. A bien des égards, elles rencontrent la littérature générale et comparée telle qu’elle est pratiquée et enseignée en France. L'article présente certains éléments de cette convergence avant de dégager les principaux axes de recherches que les recherches postcoloniales appellent et leurs orientations les plus prometteuses pour les études de littérature générale et comparée.
Our book Littératures francophones et théorie postcoloniale (Francophone Literatures and Postcolonial Theory, 1999, 2007, 2013) is one of the first studies on the topic of francophone literatures from a postcolonial (i.e. Anglophone) perspective. The paper investigates  the connections of postcolonial studies with French comparative literature. Postcolonial studies is not considered as a theoretical model, but is examined as a possible array of methods for comparative studies. We try to bring English-language theory into dialogue with French comparatism, in order to elaborate new models of research adapted to our contemporary hybrid literary world.

ARTICLE

Les études postcoloniales sont un champ de recherches important des études de littérature et de sciences sociales dans les universités de beaucoup de pays. Comme leurs préoccupations rencontrent celles de la littérature générale et comparée telle qu’elle est pratiquée et enseignée en France, je voudrais évoquer ici certains éléments de cette convergence en présentant d’abord le postcolonialisme avant de dégager les principaux axes de recherches qu’il appelle et ses orientations les plus prometteuses pour les études de littérature générale et comparée.

I. DU POSTCOLONIALISME

Les études postcoloniales sont moins développées en France que dans la plupart des pays d'Europe occidentale, pour ne rien dire des Etats-Unis, de l’Inde ou de l'Australie. A quelles conditions pourraient-elles donc entrer dans les préoccupations de l’université française et en quel sens pourraient-elles constituer un apport à nos études littéraires ? Il s’agit en fait de ce que Pierre Bourdieu nommait la « dé-nationalisation » des textes. Si elles perdent en quittant leur contexte d’origine une partie de leur force politique qui y motiva leur irruption, les « théories voyageuses » (Edward Said) peuvent aussi gagner à l’arrivée une puissance nouvelle, grâce à des décalages féconds entre champs d’origine et d’accueil. Juste retour des choses, après tout, comme il y a eu une « French theory » aux Etats-Unis [1] , il pourrait y avoir en France une « American theory » modifiant les orientations épistémologiques.

Deux problèmes majeurs se posent pour l’introduction des études postcoloniales en France : l’un est lié à la perception française des études postcoloniales ; le second à l’institutionnalisation des études francophones, principalement (mais non exclusivement) concernées par celles-ci. On peut d’abord noter un soupçon français assez général pour la « theory » américaine, illustré par l’ouvrage d’Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie (Seuil, 1998). Celui-ci est souvent lié au monde des « post- ». « Postcolonial » serait le nouveau terme venant répondre à l’automatisme culturel contemporain de la nouveauté sur lequel a ironisé Peter Sloterdijk . Si le domaine de la culture est désormais organisé comme un marché des différences:

Le geste qui correspond à cet affairement roulant est celui de la nécrologie. Il est la manifestation dominante d'une culture qui vit entièrement du jeu de la désactualisation actuelle. Pour cette raison le « post ». de la postmodernité [ou du postcolonialisme] signifie en premier lieu ce « post » de l'éloge posthume. Aucune autre forme de discours n’est aussi adéquate au principe de la culture de l'escalier roulant que l'éloge posthume et la nécrologie qui, au plein milieu d'un mouvement permanent et d'une obscurité chronique, rappellent « le dernier fait certain: le passé n'est pas le présent. [2]

Un « post » n'est pas toujours un « néo », comme l’a observé Henri Meschonnic [3] . En outre, il faut reconnaître le flou du terme « Postcolonialisme », dont l’ambiguïté a été relevée par Stephen Slemon dès 1994:

It has been used as a way of ordering a critique of totalizing forms of Western historicism; as a portmanteau term for a retooled notion of 'class', as a subset of both postmodernism and post-structuralism (and conversely, as the condition from which those two structures of cultural logic and cultural critique themselves are seen to emerge); as the name for a condition of nativist longing in post-independence national groupings; as a cultural marker of non-residency for a Third World intellectual cadre; as the inevitable underside of a fractured and ambivalent discourse of colonialist power; as an oppositional form of 'reading practice'; and -- and this was my first encounter with the term-- as the name for a category of 'literary' activity which sprang from a new and welcome political energy going on within what used to be called 'Commonwealth' literary studies. [4]

[On l’a utilisé comme un moyen d’ordonner une critique des formes totalisantes de l’historicisme occidental ; comme un mot-valise servant une conception rénovée de la « classe », comme un sous-ensemble à la fois du postmodernisme et du post-structuralisme (et, de manière inverse, comme la condition de possibilité de ces deux structures de logique et de critique culturelles), comme un nom pour la condition de conservatisme autochtone dans les groupements nationaux d’après les indépendances ; comme un marqueur culturel de non-résidence pour les cadres intellectuels du tiers monde ; comme l’inévitable soubassement d’un discours du pouvoir colonialiste fracturé et ambivalent, comme une forme oppositionnelle de « pratique de lecture » ; et –ce fut ma première rencontre avec le mot—comme le nom d’une catégorie d’activité « littéraire » née d’un nouveau et bienvenu dynamisme politique dans ce qu’on appelait naguère « Commonwealth literary studies ».]

Ces hésitations signalent surtout que la démarche postcoloniale, y compris pour les études anglophones, ne correspond pas à un système clos, fini ; elle est en formation et son importation dans le domaine francophone détermine une série d'inflexions critiques. Un préalable détermine l'approche, la place centrale de la littérature : la perspective n’exclut pas les théories socio-politiques vouées à la critique des nouvelles formes de domination globales et qui considèrent le postcolonialisme à cette aune [5] , mais l’étude littéraire est ici privilégiée, sans pour autant nous cantonner au « textualisme ».

On pourrait donc comparer les études postcoloniales francophones aux « Area Studies » anglophones [6] : un ensemble de recherches sur un espace géopolitique et culturel associant diverses sciences humaines (politique, économique, sociale, historique…), mobilisant une compétence régionale interdisciplinaire. Avec la littérature, les travaux sont centrés sur une pratique culturelle en régression certes mais dotée d’un fort capital symbolique dans l'espace francophone. Il s'agit de concilier la dimension culturelle et interdisciplinaire des « Area Studies » avec les exigences de précision dans l’analyse formelle propre à la tradition de nos études littéraires.

Il y a cependant un problème d’applicabilité des critiques postcoloniales anglophones aux lettres francophones (ainsi qu’hispanophones et lusophones), comme l’a relevé A. James Arnold à propos des Caraïbes [7] . Les théories postcoloniales rendent en effet compte de la colonisation britannique de l’Inde, de l’Afrique ou du Proche-Orient. Or, les Français ont pratiqué une politique d’assimilation culturelle des élites coloniales très différente des Britanniques. Par ailleurs, les « anciennes colonies » des Antilles françaises ou du Canada étaient des colonies d’implantation, très différentes du modèle indien britannique ou des colonies françaises en Afrique. L’exemple de la plantation des Antilles, microcosme assez autonome dès le XVIIIe siècle, montre qu’il vaut mieux développer des modèles régionaux que des modèles globaux pour comprendre le fonctionnement de la littérature dans les contextes coloniaux et postcoloniaux. Il y a au moins un travail d’éclaircissement conceptuel à faire. Pour toutes ces raisons, la perception française des études postcoloniales est brouillée et si l’on peut observer un pont entre elles et la France, c’est le travail des chercheurs américains et la Society For Postcolonial Studies, en Grande-Bretagne.

Afin de préciser les significations du terme « postcolonialisme », on distingue en général une situation historique –le fait de venir après l’ère coloniale (écrit « post-colonial ») d’un ensemble d’œuvres littéraires ou d’un complexe théorico-critique (orthographié en ce cas « postcolonial »). Écrites dans une langue héritée de la colonisation, les œuvres partagent nombre de traits liés à ce fait. On parlera, par exemple, en ce sens de littératures anglophones ou francophones postcoloniales. Celles-ci sont alors étudiées dans leur dimension de résistance, de réfutation et de proposition de contre-discours et de formes déviantes. La critique/théorie postcoloniale, quant à elle, se caractérise par sa pluridisciplinarité, étudiant non seulement la littérature mais interrogeant l’histoire coloniale et ses traces jusque dans le monde contemporain : multiculturalisme, identité, diasporas, relations Centre/Périphérie, nationalismes constituent des objets offerts aux recherches.

Comprise comme l’étude d'une situation d'écriture et pas uniquement d’une position sur l'axe du temps, la critique postcoloniale fournit une topique des études francophones : un type de discours et de questions dominants, mettant en avant un certain nombre d’idées admises, caractérisant les débats du moment historique considéré. Le postcolonialisme appelle donc trois tâches d’interprétation, évoquées par John Mc Leod :

Reading texts produced by writers from countries with a history of colonialism, primarily those texts concerned with the workings and legacy of colonialism in either the past of the present.

Reading texts produced by those that have migrated from countries with a history of colonialism, or those descended from migrant families, which deal in the main with diaspora experience and its many consequences.

In the light of theories of colonial discourses, re-reading texts produced during colonialism; both those that directly address the experiences of Empire, and those that seem not to. [8]

[La lecture de textes écrits par des auteurs venant de pays marqués par l’histoire coloniale, principalement les textes concernés par les actions et le legs du colonialisme, dans le passé comme actuellement.

La lecture de textes écrits par ceux qui ont émigré de pays marqués par l’histoire du colonialisme, ou les descendants de familles d’immigrants, qui traitent principalement de l’expérience de la diaspora et de ses multiples conséquences.

A la lumière des théories concernant les discours coloniaux, la relecture de textes écrits pendant la colonisation ; à la fois ceux qui évoquent directement l’expérience impériale et ceux qui ne paraissent par concerné par elle a priori. ]

C’est en ce sens que les perspectives postcoloniales favorisent un renouveau des méthodes conventionnelles de lecture et d’interprétation des textes.

Or, à l’exception des départements d’études anglaises et américaines, ces approches sont encore peu développées en France. Les justifications d’une étude postcoloniale ne manquent pourtant pas.

L'importance du fait colonial pour les contemporains est indéniable. Comme le souligne Bouda Etemad  :

Le fait colonial est, avec la révolution néolithique et la révolution industrielle, l'une des ruptures majeures de l'histoire de l'humanité. A l'instar de ces deux révolutions, la colonisation est un fait massif. De la prise en 1415 de Ceuta --ville nord-africaine située en face de Gibraltar --par les Portugais engagés dans une croisade contre l'Islam, à la mainmise par l'Italie fasciste sur l'Ethiopie à la fin des années 1930, c'est-à-dire de la première à la dernière manifestation de l'expansion coloniale européenne, les empires (métropoles et colonies) s'étendent sur environ 70% des 136 millions de km² des terres émergées de la planète…

Aujourd'hui, plus de 80% des populations des pays développés (Europe sans l'ex-URSS, Amérique du Nord, Japon, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande) ont un passé colonial, soit comme ex-colonisateurs, soit en tant qu'ex-colonisés. Quant au tiers-monde, les deux tiers de ses quatre milliards d'habitants trouveraient dans leur manuel d'histoire un chapitre au moins consacré à la colonisation. [9]

Faut-il aussi revenir sur les débats qui ont eu lieu au Parlement et dans la société française sur une loi récente, vite abrogée, concernant les apports de la colonisation ? On voit bien que la question n'est plus celle de la légitimité des études postcoloniales, mais plutôt celle de l'étonnante légèreté d'approches de l’histoire de la littérature qui prétendent ne pas tenir compte de ces faits.

La critique postcoloniale vise à intégrer le fait colonial, massif et irréfutable, à nos études, pour constituer un savoir inédit permettant de penser les faits littéraires modernes. Il s’agit de rien moins que d’évaluer de manière raisonnée l’héritage culturel et politique du colonialisme dans le monde contemporain. A partir de là, les options des chercheurs du domaine se différencient de telle sorte qu’on ne peut assigner au postcolonialisme l’unité du concept, non plus d’ailleurs qu’on ne saurait le réduire à une stratégie idéologique à l’usage de la bourgeoisie de l'après-Guerre froide. Chaque groupe de chercheurs doit proposer et définir son angle d’approche au sein de ce que Jacqueline Bardolph a justement appelé « un chantier » [10] . L’histoire littéraire postcoloniale, concernant pour l’essentiel la période allant du XVIIIe siècle à nos jours, relève d’une philologie nouvelle s’il est vrai que la philologie a pour vocation de rendre des œuvres remarquables à la conscience des contemporains. Dans le cas des littératures europhones, l’éloignement que peut ressentir un lecteur occidental à l’égard des œuvres n’est pas le produit de l’écoulement du temps mais de la distance géographique et culturelle.

Dans un premier temps, la critique postcoloniale s’intéresse aux littératures occidentales.

II. L’EMPIRE DE L’IMAGINATION

La critique postcoloniale ne saurait être séparée de l’histoire de la colonisation européenne du monde menée à l’aube des temps modernes. Cette entreprise coloniale se caractérise par des conquêtes militaires, le déplacement sans précédent d'êtres humains, la recherche internationale du profit et un immense réseau de communications, mais elle est en outre représentée par une masse de textes, de périodiques en tous genres, de fictions et récits de voyages. Pour une part notable, l’empire vaut comme pratique textuelle. L’administrateur colonial rédigeant son rapport, les journaux et les comptes rendus sur les affaires impériales, le déchiffrement des archives autochtones en vue de pénétrer la « mentalité indigène », les traités politiques, les journaux intimes, les lois, décrets, bilans administratifs, le courrier officiel ou privé, tous ces écrits, chacun à sa façon, indiquent que le texte est le véhicule, le signe et le narrateur de l’autorité impériale. Il s’agit d'un ensemble, certes hétérogène, dont la vocation est de déchiffrer des espaces étrangers et qui transfère à cet effet des métaphores, des concepts, des notions familiers dans des contextes déstabilisants parce que différents. L’étrangeté des pays colonisés est ainsi rendue accessible par l’usage de conventions d'écriture à la fois rhétoriques, syntaxiques et formelles.

Les œuvres littéraires appartiennent à cet ensemble textuel cherchant à interpréter les autres cultures en offrant au lecteur de la métropole un équivalent narratif de l’exploration. Tout comme, en un sens, les expéditions coloniales sont des exercices de lecture et d’interprétation, travaillant par métonymie (la nouveauté est toujours associée au familier pour être en quelque sorte acclimatée). Les œuvres « exotiques » prolongent ces interprétations dans l'ordre symbolique. Si l’on étudie les romans européens du XIXe siècle selon ce point de vue, on peut mettre en évidence les grands éléments d’une imagerie coloniale voire colonialiste dans le roman de l’ère victorienne ou dans les récits exotiques français du romantisme jusqu’au tournant du siècle. Ces mythes justifiant la conquête impériale se retrouvent dans des oeuvres qui exaltent l’aventure en terre étrangère, récits d’explorations (de Livingstone ou Stanley à Savorgnan de Brazza), romans destinés à la jeunesse (de George Alfred Henty ou du Capitaine Marryat à Jules Verne) ou à un public adulte (de Rudyard Kipling ou Rider Haggard à Pierre Loti). De même, la résistance à l’empire et à son idéologie s’exprime dans maints textes (de Joseph Conrad à Victor Segalen). L’imagination narrative a ainsi forgé ses propres images et mythes de la domination impériale.

Edward Said proposait  d’ « intégrer l’impérialisme aux études littéraires modernes » [11] . Il remarquait que la littérature comparée, dans sa grande tradition européenne et américaine, a été dominée jusqu’au début des années 70 par des philologues d’une telle culture et d’une telle trempe qu’à côté d’eux, écrit Francis Fergusson dans une étude sur Mimésis d’Auerbach, « nos ‘chercheurs’ les plus minutieux, les plus intimement convaincus de leur rigueur et de leur exhaustivité, [paraissent] timorés et brouillons » [12] . Ce comparatisme, héritier d’une longue tradition humaniste, étudiait l’interaction entre toutes les littératures, mais « du point de vue épistémologique, il s’agissait d’un ensemble hiérarchisé : l’Europe et ses littératures chrétiennes romanes étaient au centre et au sommet. » [13] Cette idée de « littérature mondiale », parfaitement incarnée par Mimésis, était

en parfait accord avec la théorie qu’élaboraient parallèlement les spécialistes de la géographie coloniale. Dans leurs écrits, Halford Mackinder, George Chisolm, Georges Hardy, Leroy-Beaulieu et Lucien Febvre portent sur l’ordre du monde une appréciation qui, si elle est beaucoup plus franche, est tout aussi impériale et centrée sur les métropoles. [14]

Pour nous, conclut Said, « un siècle plus tard, la coïncidence ou la ressemblance de ces deux visions de l’ordre du monde, celle de la géographie et celle de l’histoire littéraire, paraît intéressante mais plus problématique. Qu’allons-nous faire de cette similitude ? » [15]

Il propose ainsi d’articuler les deux termes, empire et littérature, et de rendre vie à leur relation. Selon lui, le travail théorique doit « commencer à formuler la relation entre l’empire et la culture », ouvrant à une histoire gigantesque dont son ouvrage, L’Orientalisme (Paris : Seuil, 1970) donnait les prémisses de manière sans doute trop systématique. Homi K. Bhabha a développé une approche plus complexe que celle de Saïd en insistant sur la notion d’hybridité [16] . En tout cas, la vertu du postcolonialisme est de favoriser « le dialogue entre une critique occidentale longtemps hégémonique et les œuvres et réflexions provenant des autres lieux du monde. » [17]

Deux orientations des recherches comparatistes sont plus particulièrement concernées ici :

– les études d’imagologie, correspondant au fond à une histoire des idées sur l’altérité culturelle, par exemple les travaux sur la notion de tiers monde dans la pensée et les lettres contemporaines [18] . Cette étude concerne pleinement la littérature canonique, relue du point de vue postcolonial. Said a montré comment les héros privilégiés de Jane Austen dans Mansfield Park, vivent grâce au revenu des plantations esclavagistes et comment la colonisation tient un rôle important dans le roman [19] . On peut relire des romans expérimentaux comme ceux de Virginia Woolf en les associant à l’expérience de l’Empire ou relier, comme l’a fait Fredric Jameson, impérialisme et modernisme.

– l’histoire littéraire de l’exotisme occidental : il s’agit de recherches menées sur les représentations littéraires de l’altérité, par exemple sur la « Literature of the Raj » britannique (Rudyard Kipling, E.M. Forster, Paul Scott…), sur l’exotisme français (Bernardin de Saint-Pierre, Pierre Loti, Victor Segalen…), l’« orientalisme » allemand (Max Dauthendey, Hermann Hesse…) ou nord-américain (du « Passage to India » de Walt Whitman aux errances des Beats ou à Paul Bowles).

Courant littéraire et artistique, l’exotisme est encore soupçonné d’être le simple refuge de l’idéalisation occidentale des civilisations différentes, colorant les mondes étrangers pour mieux les nier. La critique contemporaine, volontiers dédaigneuse à son égard, s'est chargée d’instruire le dossier d'accusation. Soupçonné d’être trop souvent réducteur de la diversité humaine, de manifester une supériorité indue de l’Europe sur les autres cultures et d'avoir accompagné parfois avec complaisance l’extension de l’impérialisme occidental, l'exotisme a été ravalé au rang de vulgaire placebo de l’étranger. Il est ainsi devenu pour une critique étroite le genre supposé du blocage des communications interculturelles, une sorte d’illustration littéraire naïve du fameux East is East... de Kipling , se perdant en des confins aussi ensoleillés qu’incertains. Il est pourtant manifeste que dans les oeuvres les plus remarquables, tel le West-Östlicher Diwan (« Divan occidental-oriental ») de Goethe , la littérature exotique devient un genre provocant au sens étymologique du terme : un appel à la parole et à la culture de l'autre, véritable force d'excarnation [20] qui constitue l'une des inspirations cardinales des lettres européennes.

La littérature exotique cultive ce qu’Aristote appelait le possible extraordinaire : la différence, potentiellement merveilleuse, d’un lieu ou d’une culture réels mais autres. Ainsi, la notion d'exotisme se tient aux confins de l’illusion, de l’expérience et de la pensée, son histoire relève à la fois de l’histoire comparée des littératures et de l’histoire des idées. Son étude s’établit à la croisée des belles lettres et de l’imaginaire social [21] , selon une démarche refusant de dissocier enquête historique et anthropologie de l’imaginaire. Il importe en outre de quitter la dimension simplement nationale pour déterminer une cohérence européenne de la littérature exotique, s’organisant historiquement selon les schèmes successifs du rapport de l’Europe (puis de l’Occident) aux peuples qu’elle colonisa avant qu’ils ne prennent – souvent de force – leur indépendance. Dans cette Europe du colonialisme d'outre-mer [22] , les transformations structurelles sont le signe et/ou le levier de nouvelles découpes imaginaires que le roman expose et met en question. Ces cadres demandent bien entendu à être précisés par l'examen de la spécificité des rythmes nationaux, mais les grandes structures entourant les évolutions particulières sont à chercher à l’échelle de ce que l’on pourrait presque appeler la culture coloniale européenne. On voit en quel sens la critique postcoloniale peut étudier cette inspiration littéraire.

Pour la période contemporaine, la mondialisation, remarque le politologue Zaki Laïdi,

renvoie presque invariablement à deux considérations : la compression de l’espace dans lequel les hommes vivent et échangent valeurs et produits, et les implications de cette intensification des échanges sur leur conscience d’appartenir à un même monde, que ce même « monde» soit le marché mondial pour les marchands, l’universel pour les philosophes, ou « l’ordre mondial » pour les stratèges. [23]

L’exotisme, avec la présence obsédante du voyage dans les médias, les collections éditoriales les plus diverses et finalement les rayons des librairies qui de plus en plus lui sont consacrés, est l’inspiration romanesque privilégiée de cette conscience en formation tout comme les lettres anglophones, francophones, hispanophones ou lusophones sont l’image et le produit de cette « compression de l’espace vécu » où coexistent une pluralité d’écritures dans des langues européennes issues de sociétés par certains aspects extraordinairement différentes mais qui s’interpénètrent de manière croissante. Désormais, il est non seulement rare qu’une œuvre romanesque un peu ambitieuse ne se confronte à la question du voyage et de la rencontre des autres cultures [24] , mais des écrivains parmi les plus remarquables de la fin du XXe siècle sont anglophones (Salman Rushdie, Wole Soyinka, Derek Walcott, Edwige Danticat) ou francophones (Mohamed Dib, Edouard Glissant, Ahmadou Kourouma, Yanick Lahens) pour ne citer que quelques exemples dans une floraison récente qui mériterait d’être étendue aux lettres hispanophones et lusophones et qui, dans ses développements les plus intéressants, nous permet d’échapper à la perspective dominante, occidentale, du monde global pour laisser entendre d’autres voix. Par la vitalité et la nouveauté de leurs formes actuelles, les domaines de l’exotisme et des littératures europhones s’affirment comme des lieux de transformations des lettres contemporaines ouvrant des champs de recherches où peuvent se renouveler nos conceptions de la littérature et de son historiographie.

Les termes d’exotisme et de francophonie (ou anglophonie) ont été systématiquement opposés par une critique réduisant l’un à une série indéfinie de clichés ensoleillés ou barbares et les secondes à la prise de parole authentique, vierge de toute influence, d’hommes naguère victimes de la domination politique et symbolique venue de l’Europe [25] . La belle préface de Jean-Paul Sartre  à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache (1948) de Léopold Sédar Senghor, « Orphée noir », est fondée sur l’antithèse d’un regard et d’un discours blancs appartenant au passé et d’une poésie noire qui est désormais « la seule grande poésie révolutionnaire » [26] . Il n’est pas question de nier la générosité et l’utilité de ce point de vue à une époque où bien peu de lecteurs s’intéressaient aux lettres du Sud. Ces conceptions trouvent cependant leurs limites dans le fait que la littérature exotique et les littératures d’expression française constituent bien plutôt des modes complémentaires des relations entre les cultures et qu’à ce titre elles sont entrées depuis toujours en dialogue, fût-ce sous la forme de l’affrontement, de la polémique ou de la parodie. Les lettres francophones, y compris les plus rétives au colonialisme et à l’influence de l’Occident, se jouent sur le fond d’un « hypotexte » colonial et/ou exotique, selon le terme emprunté à Gérard Genette par Jànos Riesz , qu’il est nécessaire de connaître et d’étudier si on veut mesurer leur originalité et la singularité des options créatrices engagées [27] . Ce dialogue s’est poursuivi jusqu’à nos jours. Que l’on songe à un Tahar Ben Jelloun ou à un Amin Maalouf jouant des clichés orientalistes, à un Patrick Chamoiseau ou à un Raphaël Confiant établissant des rapports d’ironie avec les stéréotypes  de l’exotisme antillais. Bien des auteurs francophones ruinent la trop évidente séparation entre un espace de reproduction des idéalisations européennes de l’ailleurs et un lieu de création affranchi de toute influence « exotisante ». Certes, l’étude des rapports entre exotisme et littératures d’expression française suppose une conception plus large qu’à l’habitude de ce courant littéraire. Afin de ne pas réduire la francophonie littéraire extra-européenne à l’épiphénomène pittoresque d’une culture française dominante, j’entends par exotisme la totalité de la dette contractée par l'Europe littéraire à l'égard des autres cultures, l’usage esthétique de ce qui appartient à une civilisation différente [28] , étudié dans ses deux dimensions, non seulement selon sa logique imaginaire propre, peu soucieuse, en dépit des apparences, des civilisations différentes sinon pour les ramener à une interrogation centrée sur l’Occident, mais aussi dans son ouverture à celles-ci laissant entendre une parole autre ou faisant le constat de cette irréductibilité éternelle qui fascinait Victor Segalen .

Ces études sur l’empire de l’imagination, concernant donc le corpus occidental moderne, s’accompagnent de recherches sur les œuvres postcoloniales.

III. LES LITTERATURES POSTCOLONIALES

Le questionnement postcolonial trouve son origine dans les années soixante, lorsque beaucoup d’immigrants venant de pays naguère colonisés sont entrés dans les universités et les collèges américains et britanniques et ont commencé à formuler des interrogations liées à leur histoire. Leur prise de parole ainsi que l’émergence de littératures venues de ces pays ont attiré l’attention des universitaires sur l’actualité géopolitique de la littérature. Les études postcoloniales vont s’efforcer de rendre justice aux conditions de production et aux contextes socio-culturels dans lesquels s’ancrent ces littératures. Elles évitent ainsi de les traiter comme de simples extensions de la littérature européenne qui n’auraient pas à être situées pour être comprises.

La critique postcoloniale s’est d’abord concentrée sur les littératures issues des deux plus grands empires coloniaux européens au tournant du XIXe siècle, anglophones et francophones, puis aux lettres lusophones (en Afrique) et aux littératures relevant de dynamiques coloniales antérieures, hispanophones et lusophones d’Amérique latine [29] . A vrai dire, les lettres anglophones ont été beaucoup plus étudiées en raison des origines anglo-saxonnes du postcolonialisme, mais la tendance actuelle est d’élargir ces études aux autres littératures europhones. L’exemple des littératures francophones, mieux connues des comparatistes français, me permettra ici de préciser quelques développements assez similaires d’un champ de recherches à l’autre.

L’EXEMPLE DES ETUDES POSTCOLONIALES FRANCOPHONES

Les études postcoloniales s’intéressent à la « francophonie d’implantation ». La linguistique historique, définissant deux vagues d'implantation du français et envisageant la diversité des données sociolinguistiques, permet ainsi d’aboutir à une typologie synchronique de la situation de la langue française aujourd'hui qui prend en compte le fait colonial [30] . Ce corpus littéraire postcolonial, correspondant à l’ensemble des littératures d’expression française issues de l’expansion coloniale (donc produites hors d’Europe), rassemble des œuvres très différentes aux plans historique, géographique, linguistique ou sociologique. C’est pourquoi les catégories générales qu’il dessine doivent être complétées et précisées.

Les études postcoloniales procèdent d'une attention à la dimension pragmatique de la littérature : l’intérêt pour le processus d'énonciation, pour les données situationnelles qui composent l’univers de discours des œuvres. Elles partent d’une donnée situationnelle aux conséquences innombrables : une large partie des lettres francophones relèvent de dynamiques historiques coloniales dont les effets présents (des frontières des Etats africains jusqu'au partage actuel des richesses mondiales en passant par les éléments du prestige littéraire et l'organisation du marché de la littérature) sont tout sauf anodins. L’attention à cette situation, à la fois massive et diffuse mais qui concerne les dispositions lectoriales, les usages des codes littéraires et langagiers ainsi que les modes mêmes de représentations du réel, définit tant un ordre de priorité dans les études que la pratique de celles-ci. Elle peut dans un second temps, permettre de forger d’autres outils, adaptés à un âge non seulement post-colonial mais global.

La critique postcoloniale développe un sens politique de la pratique littéraire un peu perdu par les études littéraires françaises. Si comme l’observait Italo Calvino, il y a souvent eu des façons erronées de considérer l’utilité politique de la littérature, on peut aussi distinguer deux bonnes manières d’en user politiquement : soit elle donne une voix à qui n’en a pas, donne un nom à qui n’a pas de nom, et spécialement à ce que le langage politique cherche à exclure (on peut penser à des auteurs tels Sembène Ousmane ou Mongo Beti); soit elle est capable d’imposer des modèles de langage, de vision, d'imagination, de travail mental, de mise en relation des données, créant « ce type de modèles-valeurs qui sont en même temps esthétiques et éthiques, et essentiels pour tout projet d’action, spécialement politique » [31] (la vision du monde colonial qu’a donnée Frantz Fanon, l’image des indépendances africaines que propose Ahmadou Kourouma).

L’intérêt pour la pragmatique suppose une attention aux lettres francophones en tant que signes et produits de la globalisation. La perspective prend dès lors en compte les conditions changeantes de l’époque où sont nées puis se sont affirmées ces littératures. On peut ainsi observer, avec l’anthropologue Arjun Appadurai, que la délocalisation est l’une des dynamiques du monde global, tant pour ce qui regarde les Immigrés (Mexicains aux Etats-Unis, Turcs en Allemagne, Maghrébins et Africains en France…) que les exilés (souvent politiques) ou les voyageurs (des professionnels employés– fonctionnaires internationaux, universitaires – aux touristes). La littérature en reçoit nombre de ses thèmes et formes qu’il reste à étudier. Par ailleurs, les médias de masse présentent un ensemble de représentations des cultures du monde, à travers lesquelles nous sont livrés des stéréotypes globaux, chargés de résumer de manière emblématique les diverses modalités culturelles. Internet, la télévision et les médias nous transforment en voyageurs globaux consommateurs de clichés. Il semble que ce soit aussi la tâche de la littérature, singulièrement des lettres europhones, de réagir à ceux-ci ou au moins d’en déjouer les faux-semblants.

Le caractère transnational de la création littéraire francophone appelle ainsi divers modes d'interprétation enracinés dans les études postcoloniales :

– une perspective historique : la formation d’une histoire littéraire transnationale, distincte de l’histoire littéraire centrée sur le canon national, orientée vers une production littéraire internationale écrite dans une langue mais selon des modalités pluri-culturelles.

Les approches les plus utilisées sont ici les travaux d'inspiration sociologique (champ littéraire, institution, Centre/Périphérie) ; les travaux insistant sur l'émergence; ceux qui s'intéressent aux « minorités » et enfin ceux qui donnent une place centrale au concept de « littérature mineure » [32] .

 – Une perspective interculturelle : le caractère hybride de nos sociétés prend tant de formes qu’il est difficile d’indiquer plus que quelques pistes explorées par les littératures (et la critique) postcoloniales : négociations entre le monde religieux du Sud et le monde athée du Nord, entre les mythologies (extrême-) orientales, africaines ou américaines et les mythologies occidentales, entre la sophistication technologique et les techniques traditionnelles, entre la citoyenneté française et l’espace extérieur à la France pour les Antillais et les Réunionnais (ces Français qui sont « dedans » tout en étant « dehors »), entre la culture francophone et le lieu américain pour les Québécois.  L’étude des littératures de la diaspora trouve ici son lieu d’exercice.

 – Une poétique : elle pourrait consister dans l’analyse de la situation d’énonciation présupposée par l’œuvre: l’image que l’œuvre francophone donne de sa situation d’énonciation (le dispositif textuel que Dominique Maingueneau a baptisé scénographie). Les œuvres s’inscrivent dans une situation d’énonciation où coexistent des univers symboliques divers dont l’un a d’abord été imposé et a reçu le statut de modèle (ou contre lequel on s’affirme : Québec). Dans cette situation de coexistence, la construction par l’œuvre de son propre contexte énonciatif est à la fois plus complexe et plus importante que dans une situation de monolinguisme relatif (par exemple, en France). A partir de cette situation d’énonciation présupposée par l’œuvre se développent certaines options formelles. C’est la description et l’étude de celles-ci ainsi que de leurs régularités qui permet de parler de poétiques postcoloniales [33] .

Les analyses de l’ethos (entendu comme image que l'orateur/l'auteur donne de soi dans son discours) menées dans le domaine des Cultural Studies ressortissent à cette dimension de l’étude. Dans Ethos: New Essays in Rhetorical and Critical Theory [34] , J.S. et T.F. Baumlin  explorent les différentes conceptions rhétoriques de l’ethos et tentent de les repenser dans un cadre contemporain. Ils montrent notamment comment ont peut construire un ethos discursif qui contribue à constituer une parole de femme ou encore de « subalterne » indissociable d'un positionnement politico-éthique [35] .

Cette construction de l’ethos et de la scénographie ne peut être séparée d’une étude institutionnelle de la francophonie, organisant certaines régularités de la production francophone selon des stratégies d’agents engagés dans un « système » littéraire (on songe aux romanciers d'expression française issus d’espaces non francophones, d’Hector Bianciotti à Andréi Makine ou Nancy Huston , étudiés par Véronique Porra [36] ). Pierre Halen a proposé une topologie de l’institution francophone [37] qui fournit un cadre général – certes à préciser – pour rapporter l’ethos d’une œuvre à ses déterminations institutionnelles [38] .

– la prise en compte de la conscience linguistique (Harald Weinrich) ou du sentiment de la langue (Henri Meschonnic), cardinaux pour un auteur qui écrit dans un contexte manifestement plurilingue [39] . Ces littératures de l’intranquillité quant à la langue (Lise Gauvin) posent avec une acuité particulière le problème des tensions entre les langues et entre les univers symboliques. Elles sont le lieu de conflits, de refus et d’ententes, de compromis, par lesquels sont déterminés des modes d’insertion de chacune des langues, de chacun des univers symboliques dans l’espace mental commun en formation.

Soulignons pour terminer que les études postcoloniales francophones constituent un champ de recherches en expansion, comme en témoignent la fondation de la société britannique Society for Francophone Postcolonial Studies en 2003 [40] et l’ouvrage collectif novateur publié par Charles Forsdick et David Murphy, Francophone Postcolonial Studies. A Critical Introduction (Oxford U.P., 2003).

IV. PERSPECTIVES

Les tâches futures du postcolonialisme se mesurent mieux lorsqu’on se réfère au comparatisme. Comme le remarquaient les responsables de la Society for Francophone Postcolonial Studies dans l’appel à communications de leur congrès intitulé « Postcolonialisme : le nouveau comparatisme ? », les promesses comparatistes du postcolonialisme n’ont pas été tenues [41] . Elles restent à honorer car comparatisme et postcolonialisme privilégient une approche transnationale, souvent transculturelle et transdisciplinaire. Pour penser cette diversité, il me semble que nous ayons besoin d’aborder deux problèmes naguère évoqués par Anna Balakian à propos du comparatisme : élaborer les éléments d’une histoire littéraire comparée et rechercher un langage critique commun [42] .

1.L’histoire littéraire comparée : on sait qu’en 1967, à l’initiative de Jacques Voisine, a été lancé le programme d’une Histoire comparée des littératures de langues européennes, patronné par l’A.I.L.C.. Il a été partiellement réalisé depuis grâce à de nombreuses publications, de trois types distincts : la première perspective méthodologique était celle, classique, d’une histoire des périodes, de l’aube des temps modernes jusqu’aux Lumières. Mais à partir de là, les options se sont  diversifiées en une histoire des mouvements littéraires (du type symbolisme ou expressionnisme) et une histoire des régions (du type Afrique sub-saharienne ou Caraïbes). Cette historiographie vient toujours en complément des histoires littéraires nationales (la perspective associant littérature et nation reste centrale)  mais répond à une étude plus large qui pose une série de problèmes :

– la difficulté d’aborder un mouvement dans un contexte transnational (le naturalisme par exemple) et de penser l’histoire littéraire au niveau mondial. Comme l’a observé Franco Moretti, « l’énormité de la tâche montre que la littérature mondiale ne peut être considérée comme de la littérature en plus grand, c'est-à-dire comme l’extension de ce que nous étudions déjà : elle doit être différente. Les catégories doivent être différentes. » [43] Il prend l’exemple de la vague de diffusion du roman moderne à l’échelle mondiale, entre 1750 et 1950, et prône une étude de « distant reading », la microlecture étant en l’occurrence impossible. On peut ainsi analyser les variantes du compromis que toute littérature locale doit faire avec une forme dominante importée.

– l’approche de littératures extra-européennes aux critères historiques et symboliques différents de l’Europe. Comme l’a remarqué A. Paolucci, les méthodes comparatistes doivent alors s’adapter :

the sophistication and long discipline of the European core literatures cannot be expected in literatures and cultures that range from highly-developed Sanskrit in India to Aboriginal and Maori oral legends in Australia and New Zealand. [44]

[la sophistication et la longue discipline propres à l’approche des grandes littératures européennes ne peuvent être exigées de littératures et de cultures qui vont du sanscrit indien, hautement élaboré, aux légendes orales des Aborigènes australiens et des Maoris néo-zélandais. ]

Le postcolonialisme a le mérite de proposer une perspective qui, sans être universelle, permet de rapprocher un certain nombre de ces littératures et de penser leurs éléments communs. Dans le cadre de l’histoire comparatiste, les réalisations les plus proches d’une histoire postcoloniale (sans s’y insérer entièrement) sont les ouvrages dirigés par Albert Gérard (European-language Writing in Sub-saharan Africa, A.I.L.C., « Histoire comparée des littératures en langues européennes », deux volumes) et par A. James Arnold (A History of Literature in the Caribbean, même série, trois volumes). Chaque fois, il s’agissait de travailler selon un format de « cluster literatures » (Paolucci) où des tendances et des caractéristiques culturelles communes permettent l’examen d’un corpus littéraire. La tâche s’est déroulée en liaison avec les instituts spécialistes de la région concernée qui assuraient la dimension « verticale » de l’étude. Cette collaboration entre les comparatistes et les spécialistes régionaux autorise une historiographie comparatiste.

VERS DES ETUDES TRANSCOLONIALES

L’un des développements les plus intéressants, à l’évidence comparatiste, des études postcoloniales est l’histoire comparée des littératures : soit l’analyse comparée des  littératures exotiques anglaises, françaises, néerlandaises, espagnoles et portugaises [45]  ; soit l’étude des relations entre les diverses littératures postcoloniales (relations entre la Négritude française et les écrivains africains anglophones ou lusophones ; relations entre les Caraïbes et l’Afrique, emblématisée dans le domaine littéraire français par le trio Césaire-Damas-Senghor, relations entre les littératures d’une même région, par exemple, entre les Caraïbes anglophones, francophones, hispanophones et néerlandophones).

Cette partie des lettres exotiques qu’on appelle « littérature coloniale » est ici pleinement concernée. La catégorie de littérature coloniale, appliquée à des récits provenant par définition de tous horizons et qui s’organisent selon des paliers chronologiques variables pose souvent plus de problèmes qu'elle n'en résout. Cependant, dans l'entre-deux-guerres, théoriciens et critiques littéraires ont essayé de dégager des lignes de force et de tirer quelques enseignements de l'évolution récente de ces lettres. Pour l'essentiel, ils prenaient l’expression « littérature coloniale » dans le sens où l'entendent des critiques contemporains tels Jànos Riesz et Hugh Ridley [46] : littérature du colonat, choisissant la conquête et la domination européenne comme sujet [47] . Outre cette origine et cette thématique générale, trois traits la caractérisent : 1/ un critère stylistique, le « réalisme » (elle se veut la peinture de la réalité de simples personnages vivant la situation coloniale ; elle ouvre ainsi plus souvent à la vie quotidienne qu'aux actions d'éclat); 2/un critère idéologique, l’approbation assez forte de la colonisation, allant du nationalisme à la nostalgie de qui est revenu en métropole; 3/un critère structurel : une souplesse formelle qui assure diversité voire hétérogénéité littéraires (les chefs d’oeuvre de Kipling coexistent dans cette catégorie avec les ouvrages de l’Allemand Hans Grimm ou du Français Louis Bertrand ). Ces éléments se formulent en termes de tendances, il ne s’agit ni d'un bloc idéologique monolithique ni d’un ensemble esthétique extrêmement cohérent, mais la littérature coloniale se situe au niveau politique de l'exotisme. Dans la mesure où la condition coloniale peut être définie comme  « une précarité qui s'éternise » [48] , la tentation guettant l'écrivain colonial est d'ordre idéologique : son oeuvre vise à l’éternisation en nature d'une construction sociale menacée. La critique postcoloniale va s’intéresser aux significations idéologiques des structures narratives dans les diverses traditions nationales.

2. Un langage critique commun : l’étude comparatiste comme l’étude postcoloniale sont confrontées à deux éléments caractéristiques de l’époque :

– l’atomisation actuelle des recherches qui prévient la possibilité de tout paradigme d’histoire littéraire général ;

– le fait que souvent des travaux s’ignorent parce qu’ils relèvent de disciplines différentes (histoire culturelle, sociologie, histoire des idées, anthropologie…)».

La prise en compte d’un point de vue transnational pourrait permettre de sortir des comparaisons hâtives et des stéréotypes qui souvent déterminent le savoir sur l’autre dans une nation.

Naturellement, toute synthèse pâtit d’un certain nombre de difficultés : l’état inégal d’avancement des recherches selon les pays (nous en savons bien davantage sur les lettres caribéennes francophones et anglophones que sur leurs homologues néerlandophones), les traditions divergentes d’analyse littéraire (chaque pays européen se caractérise par ses styles d’études du texte littéraire pas toujours aisés à concilier), le problème de la comparaison d’œuvres issues de milieux intellectuels, sociaux voire politiques différents (la comparaison des diverses littératures francophones par exemple). Il s’agit par conséquent de travailler sur diverses cultures littéraires où un récit commun peut se développer. Le cas le plus notoire est l’ensemble Europe-Amérique, l’Occident, si l’on veut, mais on peut penser aussi à l’Extrême-Orient ou à l’Asie du Sud-Est. L’exemple, déjà cité, des Caraïbes me semble révélateur. L’équipe dirigée par A.J. Arnold a mis en évidence un ensemble littéraire et culturel et donné les fondements d’une histoire de la littérature des Caraïbes.

Ajoutons que par l’accent placé sur une histoire séculaire d’oppression et de conquête, d’impérialisme et d’hégémonie, le postcolonialisme rencontre d’autres champs de recherches, notamment les études afro-américaines, les études féministes [49] et les études culturelles. Se développent ainsi une série d’approches transdisciplinaires recherchant les interfaces des différentes disciplines [50]  et visant à renouveler les études littéraires traditionnelles. Les relations entre littérature et anthropologie prennent ici toute leur importance, comme en témoignent notamment les travaux d’Arjun Appadurai dans le cadre des Etats-Unis.

Le programme des recherches comparatistes comme celui des études postcoloniales peuvent se définir très généralement à trois niveaux : celui d’une histoire des lettres mondiales (qui demeure aujourd’hui de l’ordre du projet), celui de la construction d’intelligibilités régionales de la littérature (du type Europe, Amérique latine, Caraïbes, Afrique sub-saharienne) et celui d’une théorie et d’une critique des développements littéraires internationaux. C’est pourquoi il s’agit moins aujourd’hui de dépasser le projet postcolonial ou de le transformer en un nouveau ghetto critique que de l’inscrire dans un projet comparatiste qui pourrait à son tour être renouvelé par sa dynamique.

Que toute entreprise comparatiste d’envergure comporte des risques d’homogénéisation excessive, chacun le sait. La critique postcoloniale n’échappe pas à la règle. Par ailleurs, d’autres perspectives d’approche de la littérature sont aussi fructueuses, mais il semble difficile de se passer de la vision, à la fois globale et historique, qu’elle propose. On ne peut que souhaiter voir les recherches comparatistes françaises s’approprier ses outils et concepts.

 

ELEMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Arjun Appadurai : Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris : Payot et Rivages, 2001

Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin : The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, London/New York: Routledge, 1989

Jacqueline Bardolph : Etudes postcoloniales et littérature, Paris : Honoré Champion, 2002

Homi K.Bhabha : The Location of Culture, Londres : Routledge, 1994

Elleke Boehmer: Colonial and Postcolonial Literature, Oxford U.P., 1995

Jean Bessière, J.M.Moura (dir.) : Littératures postcoloniales et francophonie, Paris : Champion, 2001

Lieven D’Hulst, J.M.Moura (dir.) : Les Etudes littéraires francophones : état des lieux, Lille : UL3, 2003

                                 Interfaces caribéennes/Caribbean Interfaces, Amsterdam : Rodopi, 2006

Charles Forsdick, David Murphy (Eds): Francophone Postcolonial Studies. A Critical Introduction, Londres: Arnold, 2003

Lise Gauvin: La Fabrique de la langue, Paris : Seuil, 2004

Alec G. Hargreaves, Mark Mc Kinney (Eds.): Post-colonial Cultures in France, London and New York: Routledge, 1997

Françoise Lionnet: Postcolonial Representations. Women, Literature, Identity, Ithaca: Cornell U.P., 1995

John Mc Leod: Beginning Postcolonialism, Manchester U.P., 2000

Jean-Marc Moura : La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris : Champion, 1998

                                   Littératures francophones et théorie postcoloniale [1999], Paris : Presses Universitaires de France, 2013 (nouvelle édition)

                                   Exotisme et lettres francophones, Paris : P.U.F., 2003

Edward Said : Culture et impérialisme, Paris: Fayard/Le Monde diplomatique, 2000

Gayatri Spivak: The Post-Colonial Critic. Interviews, Strategies, Dialogues, Londres: Routledge, 1990

Robert J.C.Young: Postcolonialism. A Very Short Introduction, Oxford U.P., 2003

REVUES:

Interventions : The International Journal of Postcolonial Studies (n°1 : 1998-99)

Francophone Postcolonial Studies (n°1, 2003)

Ponts/Ponti, Milan, Institut français/Edizioni Universitarie di Lettere Economia Diritto (n°1 : 2001).


Notes

  • [1]

    François Cusset : French Theory, Paris : La Découverte, 2003.

  • [2]

    P. Sloterdijk : La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique, Paris: C. Bourgois, 2000, pp.271-272.

  • [3]

    H. Meschonnic : Politique du rythme, Paris : Verdier, 1995, p. 545.

  • [4]

    S. Slemon : « The Scramble for Post-colonialism », in C. Tiffin, A. Lawson (Eds): De-scribing Empire. Postcolonialism and Textuality, Londres : Routledge, 1994, pp.16-17.

  • [5]

    Le plus souvent d’ailleurs pour lui reprocher ses carences en ce domaine : soit qu’elles fassent de la théorie postcoloniale un symptôme de la domination nouvelle baptisée  « empire » (Michael Hardt, Antonio Negri : Empire, Harvard U.P., 2000), soit qu’elles voient celle-ci comme la servante du capitalisme contemporain et considèrent les théoriciens postcoloniaux comme une « comprador intelligentsia » (Arif Dirlik : The Postcolonial Aura: Third World Criticism in the Age of Global Capitalism, Boulder : Westview Press, 1997), soit enfin qu’elles en fassent la « logique culturelle » de notre modernité (Epifanio San Juan Jr : Beyond Postcolonial Theory, Londres : Macmillan Press Ltd, 1998).

  • [6]

    Du type  « German Studies »,  « Asian Studies »…

  • [7]

    In Francophone Postcolonial Studies, 1-2, p.7 sqq.

  • [8]

    John Mc Leod : Beginning Postcolonialism, Manchester University Press, 2000, p.33.

  • [9]

    B.Etemad : La Possession du monde. Poids et mesures de la colonisation, Bruxelles : Complexes, 2000, p.13.

  • [10]

    J.Bardolph : Etudes postcoloniales et littérature, Paris : Champion, 2001, p.59.

  • [11]

    E.Saïd : Culture et impérialisme, Paris : Fayard, 2000.

  • [12]

    Ibid., p.88.

  • [13]

    Ibid., p.90.

  • [14]

    Ibid., p.92-93.

  • [15]

    Ibid., p.93.

  • [16]

    H.K. Bhabha : The Location of Culture, Londres : Routledge, 1994. Par ailleurs, Jànos Riesz  a proposé des analyses précises de l’investissement colonialiste des lettres d’Europe (« Zehn Thesen zum Verhältnis von Kolonialismus und Literatur », in W.Bader , J.Riesz (Eds.): Literatur und Kolonialismus I, Francfort/M.: Bayreuther Beiträge zur Literaturwissenschaft, 1983, pp.9-26. J. Riesz: Französisch in Afrika. Herrschaft durch Sprache, Franfort/M. : IKO Verlag, 1998). Il a également marqué les continuités lettres coloniales-lettres post-coloniales (Koloniale Mythen-Afrikanische Antworten. Europäisch-afrikanische Literaturbeziehungen 1, Frankfurt/M. : Iko-Verlag, 1993; « Littérature coloniale et littérature africaine: hypotexte et hypertexte », in P. Halen, R. Fonkoua (Eds): Les Champs littéraires africains, Paris: Karthala, 2000). Comme l’écrit G. Spivak  : « It should not be possible to read nineteenth-century British literature without remembering that imperialism, understood as England’s social mission, was a crucial part of the cultural representation of England to the English » (« Three Women’s Texts and a Critique of Imperialism », Critical Inquiry (XII, i), Autumn 1985, p.243).

  • [17]

    Jacqueline Bardolph : op.cit., p.12.

  • [18]

    J.M. Moura : L’Image du tiers monde dans le roman français contemporain, Paris : P.U.F., 1992 ; Maurizio Segura : La Faucille et le condor. Le discours français sur l’Amérique latine (1950-1985), Presses de l’Université de Montréal, 2005. Sur les études d’imagologie, cf. J.M. Moura : L’Europe littéraire et l’ailleurs, Paris : P.U.F., 1998.

  • [19]

    Sur l’interprétation de la thèse de Saïd, cf. Franco Moretti : Atlas du roman européen, Paris : Seuil, 2000, p.19 sqq.

  • [20]

    On pourrait même s’étonner avec Henri Michaux qu’il existât d’autres littératures qu’exotique, car enfin, « Comment écrirait-on sur un pays où l’on a vécu trente ans, liés à l’ennui, à la contradiction, aux soucis étroits, aux défaites, au train-train quotidien, et sur lequel on ne sait plus rien ? » (Un Barbare en Asie (1933), Gallimard, 1967, p.99).

  • [21]

    A l’instar de travaux tels ceux de M. Green : Dreams of Adventure, Deeds of Empire, New York : Basic Books Inc., 1979), de G. Tomasello (La Letteratura coloniale italiana dalle avanguardie al fascismo, Palerme : Sellerio, 1984),de L. Litvak (El Sendero del Tigre. Exotismo en la literatura española del siglo XIX. 1880-1913, Madrid : Taurus, 1986), de P. Halen (Le Petit Belge avait vu grand, Bruxelles : Labor, 1993). Certaines de ces études ignorent d’ailleurs parfois superbement le problème de l’exotisme (Jean Biès : Littérature française et pensée hindoue, Klincksieck, 1974; Etiemble : L’Europe chinoise, Gallimard, 1988 et 1989) tout en étant très précieuses pour l’analyse de celui-ci.

  • [22]

    Un panorama synthétique de cette histoire est donné par M. Ferro : Histoire des colonisations, Seuil, 1994.

  • [23]

    Z. Laïdi  (sous la dir. de) : Le Temps mondial, Bruxelles : Complexes, 1997, p.15.

  • [24]

    De Jean-Marie Le Clézio à Michel Houellebecq  (Plateforme, Paris : Flammarion, 2001).

  • [25]

    Cf. par exemple le chapitre I (la partie intitulée « Fonctions et limites de l’exotisme ») du manuel Littérature nègre de Jacques Chevrier  (A. Colin, 1984, pp.20-22).

  • [26]

    J.-P. Sartre  : « Orphée noir », Situations, III, « Lendemains de guerre », Gallimard : 1949, p.233.

  • [27]

    Comme l’observe J. Riesz , qui prend l’exemple de Climbié de Bernard Dadié  : « on ne comprend pas toute les richesses du réseau intertextuel des ouvrages africains quand on n’a pas la moindre idée de cette toile de fond qu’est la littérature coloniale, au moins pour les auteurs africains de la première et deuxième générations. » (« Littérature coloniale et littérature africaine : hypotexte et hypertexte », R. Fonkoua , P. Halen , K. Städtler  (Eds) : Les Champs littéraires africains, Karthala, 2001, p.133).

  • [28]

    Pour les conséquences qu’engage cette conception « large » du phénomène, cf. J.M. Moura : La Littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Champion, 1998, particulièrement la première partie.

  • [29]

    Elle s’intéresse également à des littératures dont les auteurs sont peu nombreux, en raison d’une base démographique réduite de la communauté linguistique, hispanophone africaine (Guinée équatoriale) et néerlandophone caribéenne.

  • [30]

    Cf. J.M. Moura : Littératures francophones et théorie postcoloniale, P.U.F., 1999, p.35 sqq.

  • [31]

    I. Calvino : La Machine littérature, Seuil, 1984, p.82.

  • [32]

    Cf. Lieven D’Hulst, J.M. Moura (Eds) : Les Etudes littéraires francophones : état des lieux, Lille : UL3, 2000.

  • [33]

    Cf. J.M. Moura : Littératures francophones et théorie postcoloniale, op.cit.

  • [34]

    Dallas : Southern Methodist U.P., 1994.

  • [35]

    Cf. Ruth Amossy  (sous la dir. de) : Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1999. Sur la recherche (et ses difficultés) des éléments d’un ethos régional, voir pour le Maghreb, Expressions maghrébines, « Qu’est-ce qu’un auteur maghrébin ? », vol. 1, n°1, été 2002.

  • [36]

    V. Porra : « Langue française, langue d’adoption ». Discours et positionnement des romanciers d’expression française originaires d’espaces non francophones dans le champ littéraire français (1945-2000), Habilitationschrift vorgelegt an der Sprach- und Literaturwissenschaft Fakultät der Universität Bayreuth, 2000, dact. Cf. aussi : « Quand les ‘passeurs de langue’ deviennent ‘passeurs de culture’. Intégration des auteurs étrangers originaires d’espaces non francophones en France », R. Dion , H.J. Lüsebrink, J. Riesz (Eds) : Ecrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, IKO-Verlag, 2002, pp.129-151.

  • [37]

    P. Halen: « Notes pour une topologie du système littéraire francophone » in P.S. Diop , H.J. Lüsebrink  (Eds): Littératures et sociétés africaines. Mélanges offerts à Jànos Riesz, Tübingen: Gunter Narr Verlag, 2001. La triple organisation des zones francophones que propose Halen (p.60 sqq) rencontre en fait la trilogie des systèmes sociaux avancée par Niklas Luhmann entre systèmes d’interaction (répondant à une théorie de l’interaction symboliquement médiatisée), systèmes d’organisation (répondant à une théorie des organisations) et systèmes sociétaux (répondant à une théorie de la société), soit « niveau local », « niveau francophone » et « niveau mondial » chez Halen. (N. Luhman: « Interaktion, Organisation, Gesellschaft » in Soziologische Aufklärung: Aufsätze zur Theorie der Gesellschaft , Westdeutscher Verlag, 1971). L’étude systémique précise, appelée de ses vœux par Halen, pourrait s’inspirer des principes de cette sociologie.

  • [38]

    P. Halen  décrit justement le processus général lorsqu’il observe que les écrivains ne travaillent pas pour exprimer une identité mais pour obtenir une reconnaissance institutionnelle. « Or s’agissant du système littéraire francophone, il n’est guère que deux voies pour l’obtenir : celle de l’assimilation, qui suppose la disparition des marques identitaires étrangères (cas de Michaux ), ou au contraire celle de la spécification, qui suppose la production et l’exploitation de marqueurs ad hoc. » (Ibid., p. 66). L’identification des régularités de la production et de l’exploitation de ces « marqueurs » constitue une démarche nécessaire pour une poétique des lettres francophones.

  • [39]

    Le débat ne date pas d’hier : dès 1938, le romancier indien Raja Rao avait théorisé sa pratique de la langue anglaise dans la préface de Kanthapura, Bombay : New Directions, 1963.

  • [40]

    Il s’agit de l’ex-ASCALF. Cf. la revue Francophone Postcolonial Studies, publiée à partir de 2003.

  • [41]

    Ainsi dans Les Etudes littéraires francophones : état des lieux (L. D’Hulst, J.M. Moura, op.cit.), une seule contribution aborde une perspective comparatiste vraiment large, celle de Daniel Pageaux sur les relations francophonie-hispanophonie-lusophonie.

  • [42]

    A. Balakian : « Literary Theory and Comparative Literature », in Toward a Theory of Comparative Literature, I.C.L.A., Congress 1985, New York : P.Lang, 1990., p.23.

  • [43]

    F. Moretti : « Hypothèses sur la littérature mondiale », Lausanne: Etudes de lettres, 2001/2, p.11.

  • [44]

    A. Paolucci : Comparative Literature Study : New Perspectives, New York : Council on National Literatures, 1989, p.14.

  • [45]

    Cf. par exemple : Bob Moore (Ed.) : Colonial Empires Compared. Britain and the Netherlands, 1750-1850, Londres : Ashgate, 2003. Un séminaire intitulé « Transcolonialim. The Future of Postcolonial Studies from a Comparative Perspective » a été organisé en octobre 2005, à Wassenaar (Pays-Bas) par Elleke Boehmer et Ieme van der Poel.

  • [46]

    Respectivement : « Zehn Thesen zum Verhältnis von Kolonialismus und Literatur », op. cit.; « Références à la Révolution française et aux Droits de l’Homme dans la littérature coloniale française. », Französisch Heute, 3, 1989. H. Ridley : Images of Imperial Rule, Londres : Saint-Martin Press, 1983.

  • [47]

    P. Halen : « l’ensemble des textes se rapportant à ce que Balandier a appelé la ‘situation coloniale’ et que Jadot appelait déjà le ‘conflit colonial’. En sont exclues les ‘polissonneries métropolitaines'(…), les tentatives ‘nègres'(…), mais aussi la littérature de voyage au sens où Jadot la définit. » (Le petit Belge avait vu grand, op. cit., p.18).

  • [48]

    A. Calmes : Le Roman colonial en Algérie avant 1914, L’Harmattan, 1984, p.13.

  • [49]

    Cf. Françoise Lionnet : Postcolonial Representations. Women, Literature, Identity, Ithaca: Cornell U.P., 1995.

  • [50]

    Cf. par exemple, Lieven D’Hulst, J.M. Moura (Eds) : Interfaces caribéennes/Caribbean Interfaces, Amsterdam : Rodopi, 2006.

Pour citer cet article

Jean-Marc Moura, « Postcolonialisme et comparatisme », Bibliothèque comparatiste, n. 12, 2019, URL : https://sflgc.org/bibliotheque/moura-jean-marc-postcolonialisme-et-comparatisme/, page consultée le 07 Décembre 2024.

Biographie de l'auteur

MOURA, Jean-Marc

Jean-Marc Moura est professeur de littératures francophones et de littérature comparée à l’Université Paris Nanterre et membre de l’Institut Universitaire de France. Il  est spécialiste des littératures francophones, des littératures postcoloniales ainsi que de l’exotisme littéraire et de l’humour en littérature.

Derniers ouvrages critiques parus : Le Sens littéraire de l’humour (P.U.F., 2010) ; Littératures francophones et théorie postcoloniale, (P.U.F., 3e éd. 2013) ; avec Yves Clavaron (dir.) : Les Empires de l’Atlantique (Perséides, 2012) ; avec Vassiliki Lalagianni (dir.) : Espace méditerranéen : écriture de l’exil,  migrances  et discours postcolonial (Rodopi, 2014) ; avec Véronique Porra (dir.) : L’Atlantique littéraire. Perspectives théoriques sur la construction d’un espace translinguistique (Olms Verlag, 2015) ; Avec Y. Clavaron (dir.) : L’histoire des lettres transatlantiques : les relations littéraires entre Afrique et Amériques, (Perséides, 2017) ; avec Jean-Claude Laborie et Sylvie Parizet (dir.) : Vers une histoire littéraire transatlantique (Classiques-Garnier, 2018) ; avec C. Forsdick et A.L. Milne (dir.) : « L’ailleurs par temps de mondialisation », numéro 16 de la revue en ligne Fixxion (2018).