Littérature et Histoire
ARTICLE
A cause de traditions académiques divergentes, ou tout simplement de sensibilités philosophiques spécifiques, l’hostilité de la critique contre les idées véhiculées notamment par Richard Rorty ou la Métahistoire de White est bien plus marquée en France que dans les pays anglo-saxons (pris au sens très large du terme) [4] . En effet, les thèses sceptiques postmodernes inspirées du linguistic turn [5] , qui, pour le dire rapidement, postulent que la réalité ne peut être connue que par la médiation du langage et que toute forme de connaissance, y compris l’Histoire donc, ne peut passer que par l’étude des discours, continuent de s’exprimer et d’être discutées ou nuancées dans des revues majeures (je pense notamment à History and Theory et à New Literary History) ou dans des congrès internationaux [6] . Le numéro thématique History and Theory, Knowing and Telling History : the Anglo-Saxon Debate de 1986, le confirme, il y a bien une approche spécifiquement anglo-saxonne du problème : la pensée empiriste et pragmatique explique sûrement ce phénomène. À ceci s’ajoute le fait que l’historiographie anglo-saxonne a accordé de façon continue une place de choix à la narration, tandis que la légitimité de cette forme a été largement interrogée en France, sous l’impulsion de l’École des Annales et de l’introduction des méthodes quantitatives et sérielles [7] . Roland Barthes ne s’est-il pas réjoui de la disparition de la narration historique parce qu’elle semblait à ses yeux impure scientifiquement [8] ?
Toutefois, il est remarquable de constater que, malgré un certain effritement des certitudes, sur la toute puissance de la science historique en France même et une re-valorisation de la forme narrative [9] , il n’y a pas eu de façon corollaire un regain d’intérêt pour les thèses du linguistic ou du cultural turn. Gérard Noiriel le regrette, mais sa position, il le souligne lui-même, reste minoritaire [10] . Pierre Vidal-Naquet témoigne, pour les raisons que l’on sait, de ce soupçon fondamental dans l’ouvrage Les Assassins de la mémoire. Pourtant, sa position critique ne va pas de soi, puisque à première vue, on note une convergence de ses propos avec certains des présupposés de Hayden White, à savoir que les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, que la sélection des faits se fait au nom des valeurs de l’historien, qu’enfin leur alignement explicatif est tributaire de la personne de l’historien qui est aussi « le produit d’un lieu et d’un temps » et qui connaît donc les limitations inhérentes à ce lieu et à ce temps :
Que les faits soient établis avec le maximum de précision possible, que l’historien veille à purger son œuvre de tout de qui est controuvé, légendaire, mythique, c’est la moindre des choses et c’est bien évidemment une tâche qui n'est jamais achevée. Il n’y a pas d'histoire parfaite, pas plus qu’il n’y a d’histoire exhaustive. Si « positiviste » qu’il se veuille, si désireux soit-il de « laisser parler les faits », comme le disent les âmes candides, l’historien n’échappe pas à la responsabilité qui est la sienne, celle de ses choix personnels ou, si l'on veut, de ses valeurs [11] .
Un autre passage est significatif, puisque après une première note qui renvoie à Michel de Certeau et qui revient sur la question des circonstances d’écriture, la deuxième fait directement référence à Hayden White et à sa lecture tropologique des œuvres historiques, sans qu’une intention ironique soit décelable sous la plume de Vidal-Naquet, dans ce paragraphe :
L’historien écrit, il produit le lieu et le temps, mais il est lui-même dans un lieu et dans un temps, au centre d'une nation, par exemple, ce qui entraîne l’élimination des autres nations. Écrivant, il ne se confia longtemps qu’aux textes écrits, ce qui entraîna, dans le même temps, l’élimination de ce qui ne s'exprime que par l’oral ou par le geste que recueille l’ethnologue
L’historien écrit, et cette écriture n’est ni neutre ni transparente. Elle se modèle sur les formes littéraires, voire sur les figures de rhétorique. Le recul permet de découvrir les unes et les autres. Ainsi, au XIXe siècle, Michelet est-il un réaliste romancier, Ranke, un réaliste comique, Tocqueville, un réaliste tragique, et J. Burckhardt, un réaliste praticien de la satire. Quant à Marx, il est un philosophe-apologiste de l’histoire, sur le mode de la métonymie et de la synecdoque[note non reproduite]. Que l’historien ait perdu son innocence, qu’il se laisse prendre comme objet, qu’il se prenne lui-même comme objet, qui le regrettera ? Reste que si le discours historique ne se rattachait pas, par autant d’intermédiaires qu’on le voudra, à ce que l’on appellera, faute de mieux, le réel, nous serions toujours dans le discours, mais ce discours cesserait d’être historique[note id="note12"] [12] .
La fin du passage sonne comme un rappel à l’ordre sur le mode du postulat : malgré la constatation que le discours fictif « quand il est convenablement fait […] ne contient pas en lui-même les moyens de le détruire en tant que tel » [13] , une limite à ne pas dépasser est clairement suggérée. Le discours historique a besoin d’un réel objectif, c’est-à-dire d’un réel qui pourrait être opposé aux constructions langagières, qui ne dépendrait ni du langage, ni du sujet qui perçoit et représente l’objet, faute de quoi il serait possible de tout dire, sans qu’il y ait de limite ; une falsification avérée aurait ainsi le même statut qu’une représentation honnête des faits, chose que par parenthèse White ne soutient pas. Mais, pour de nombreux adversaires de l’Américain, ses thèses auraient pour corollaire détestable et nécessaire que rien ne pourrait plus être considéré comme vrai, c’est-à-dire comme correspondant à une réalité objective et vérifiable [14] . Nous reviendrons sur cet argument. De là à conclure que toutes les approches de l’histoire qui s’intéressent à sa littérarité tombent dans la même ornière et véhiculent les mêmes présupposés, il n’y a qu’un pas allégrement franchi. En cette matière, les chercheurs de littérature générale paraissent les plus coupables en raison des outils théoriques qu’ils auraient apportés à l’entreprise de démolition de l’histoire, si l’on en croit notamment Keith Windschuttle qui, comme d’autres, confond, dans sa condamnation, fiction, littérature, poétique et rhétorique [15] . Le regard littéraire sur l’histoire et son écriture est invalidé du fait de son point de vue extérieur et second : le spécialiste d’études textuelles est assimilé à un parasite qui profite indûment de l’Histoire pour asseoir sa réputation universitaire.
Ce procès en légitimité nécessite donc de revenir aux fondements philosophiques voire ontologiques sur lesquels le linguistic turn s’est appuyé et de reprendre en particulier les écrits de Richard Rorty qui est un des initiateurs de cette thèse [16] . Nous montrerons comment le philosophe a, au-delà de l’Histoire, profondément interrogé la conception occidentale de la vérité et comment, ce faisant, il se situe en droite ligne de la pensée libérale et utilitariste anglo-saxonne. La tradition dans laquelle il s’inscrit a pour conséquence que ces thèses ont une pertinence durable pour analyser les auteurs qui s’inscrivent dans cette même tradition, indépendamment de l’opinion que nous pouvons avoir sur les cercles relativistes et postmodernes contemporains. Enfin nous montrerons que s’il est possible de s’accorder sur l’existence d’une intentionnalité spécifique à l’écriture historique, cette intentionnalité ne constitue pas un critère décisif pour séparer l’Histoire de la fiction : il convient dès lors de redéfinir les termes de fiction, littérature et poétique afin de lutter contre des glissements abusifs qui ont été préjudiciables à l’analyse textuelle des écrits historiques et de proposer une lecture comparative des textes fictifs et non-fictifs.
Linguistic turn et relativisme : peut-on tout dire et tout écrire ? Quelques mises au point
Á l’époque contemporaine, l’histoire disciplinaire se classe parmi les sciences humaines ; les fondements sceptiques de la philosophie rortyienne interroge cette scientificité, au même titre qu’ils interrogent les prétentions des sciences dures, selon le mot de Gilbert Hottois, « à faire bénéficier abusivement [leurs] représentations symboliques, qui peuvent lier et orienter le désir et l’existence des hommes et des femmes, de la force qui vient des succès techniques non symboliques des pratiques scientifiques […]» [17] . Richard Rorty pose la nature essentiellement symbolique de l’homme, qui conditionne son rapport au monde : l’homme ne peut sortir du langage dès lors qu’il veut englober les phénomènes dans un système explicatif et il lui faut donc passer par la langue et son fonctionnement pour résoudre les problèmes épistémologiques qui se posent [18] . Le langage constitue de ce fait une barrière, non pas au sens où, d’après lui, Herder ou Humboldt l’ont entendu, d’un voile qui dissimulerait le réel, mais au sens où nos concepts dépendraient des relations que nous établissons entre les objets par le langage même ou par nos actions [19] . Les problèmes qui naissent de cette conception du langage et de la remise en question de l’existence de concepts universaux ante rem [20] touchent essentiellement aux modèles explicatifs plutôt qu’aux faits et aux phénomènes empiriquement observables. C’est en ce sens que Noiriel défend les positions de Rorty et les considère comme opératoires pour l’Histoire [21] . Keith Jenkins le suit dans cette voie en distinguant ce qu’il appelle the lower case truth (on peut vérifier le fait que tel événement s’est produit à telle date et à telle heure, ce qui relève de la chronique [22] ) et the upper case truth (qui correspondrait à une vérité idéale, universelle, à un système [23] ). Aussi l’historien peut-il vérifier les faits qu’il relate, mais non pas le schéma explicatif qu’il utilise pour les relater, ce qui signifie qu’il ne peut que comparer les différents schémas explicatifs entre eux et choisir, après examen, celui serait le plus performant et le plus adéquat.
Toutefois, certains des exemples que Rorty présente suggèrent que les données empiriques que nous identifions, les objets que nous étiquetons avec des mots sont également construits par les relations que nous établissons avec d’autres mots et catégories d’objets. Reprenons l’exemple que donne Rorty de la table : qu’est-ce qu’une table ? quelque chose de dur et de plat et de surélevé, sur lequel on pose des objets, par opposition à d’autres éléments de la vie quotidienne qui n’auraient pas ces caractéristiques ou une partie seulement. Le langage de ce fait isole les choses et les classe sous telle ou telle étiquette parce qu’une communauté considère telle ou telle relation comme utile [24] . Les relations entre les objets se modifient au cours du temps ou au gré des variations géographiques et sociales, à la fois par les rapports de plus en plus complexes que nous pouvons avoir avec le réel et par le fait que certaines distinctions deviennent caduques, car elles ne sont plus opératoires. J’ajouterais que certaines langues, pourtant proches, ne retiennent pas comme pertinentes certaines réalités observables (songeons à cette partie de la main qu’on appelle knuckle en anglais, terme pour lequel il n’y a pas d’équivalent en français) et laissent comme un blanc qui, dans certains cas seulement, peut être comblé par un acte non langagier. L’intraduisible prouve les limites que peut avoir le recours à l’expérience ou aux sensations comme étalon de vérité, d’où la conception progressiste du langage que défend Rorty pour combler ce manque : nos constructions intellectuelles doivent chercher à être les plus adéquates possibles. Il faut donc examiner, en guise de critère de vérité, si « nos manières de décrire les choses ou d’établir entre ces choses et les autres des relations […] nous permettraient d’avoir de meilleures relations avec elles en les utilisant au mieux de nos besoins [25] ».
Ce constructivisme pragmatiste, j’entends par là l’élaboration de concepts en fonction des besoins, explique comment certains héritiers du linguistic turn ont pu aller jusqu’à affirmer que « comme la nature ne pouvait jamais être appréhendée de façon directe, il n’y avait pas de langage descriptif neutre ni de terrain transcendantal qui permettrait de résoudre les conflits entre paradigmes [26] . » Si ce scepticisme radical ne correspond ni aux positions de Rorty, ni à celles de White, ni à celles de Frank Ankersmit, qui, nous le montrerons, se place dans une voie moyenne, il est un aboutissement possible, mais non nécessaire du linguistic turn, notamment dans les études culturelles qui mettent en avant l’expérience particulière de chaque communauté et les relations spécifiques que chacune établit entre les objets et les phénomènes empiriques [27] . L’identité est le fruit de plusieurs niveaux de réalité et de représentation, comme le montrent Alan Montefiore [28] et Liliane Weisseberg [29] ; on distinguera l’expérience individuelle et la manière dont le sujet a assumé ou engrangé cette même expérience, de l’expérience sociale et de sa représentation tant par la collectivité que par l’individu lui-même. On aboutit, dès lors, à une sorte de feuilletage de plusieurs groupes communautaires plus ou moins restreints (ethniques, nationaux, sociaux etc.). Ce phénomène de feuilletage aboutit à une survalorisation récente de la mémoire aux dépens de l’Histoire. Mais une fois ceci posé, on ne doit pas conclure trop rapidement à la nécessaire irrationalité et à l’inévitable arbitraire de ces constructions culturelles et langagières ou des représentations qui en découlent : il est des croyances dont on peut prouver le caractère erroné, il en est d’autres pour lesquelles il n’y a pas de preuve possible parce que, comme certains rites, elles ont une validité symbolique. Ces différents niveaux de réalité expliquent le caractère éclaté des représentations contemporaines du passé qui met en cause l’idéal positiviste d’une accumulation de faits en vue d’une grande narration unifiée (Great Story ou Grand Narrative) qui absorberait les histoires partielles précédentes [30] .
Ce détour par la philosophie est essentiel pour comprendre que le rapport à l’histoire et au passé n’est pour Rorty, et même pour White, qu’une sous-catégorie d’une question ontologique plus vaste : y a-t-il adéquation entre ce qu’on décrit du passé et le passé lui-même [31] ? Comment mesurer cette adéquation dès lors que le phénomène n’est plus présent et donc n’est plus vérifiable au sens scientifique du terme par sa reproductibilité même ? Les méthodes quantitatives et sérielles impliquent, certes, qu’il y a une forme de reproductibilité en Histoire. Néanmoins la difficulté est, selon le mot de Ricoeur, de « reconnaître une même fonction dans les événements autres [32] ». Les archives ont-elles, dès lors, un caractère suffisamment irréductible pour être posées comme un hors-texte opposable et pour qu’elles puissent permettre au discours historique explicatif d’être autre chose qu’un discours construit [33] ? Telles sont les interrogations qui ont été développées dans le sillage du linguistic et du cultural turn. On peut être effrayé par les conséquences ultimes du scepticisme, je peux dire, modestement, que je le suis, car en aucun cas je ne voudrais qu’on pût confondre le faussaire avec l’historien honnête. Plus significativement Hume l’était, à tel point qu’il a lui aussi suggéré l’existence d’un point au-delà duquel ne devait pas aller le pyrrhonisme, car s’il a trouvé dans l’histoire des arguments pour soutenir sa philosophie sceptique [34] , il s’est plu à constater également qu’il est encore possible d’affirmer des choses sur l’Antiquité, à commencer par le fait que Jules César a été tué [35] . Toutefois, il faut avoir conscience que le fait de rejeter une croyance au nom de ses conséquences, c’est adopter précisément, en fin de compte, un critère de justification pragmatiste, celui-là même que met en avant Rorty :
Aussi la relation entre notre prétention à la vérité et le reste du monde est-elle causale plutôt que représentationnelle. L’effet qu’elle cause, c’est qu’elle nous fait tenir à des croyances et que nous continuons à tenir aux croyances qui se révèlent être des guides fiables pour obtenir ce que nous désirons [36] .
De fait, les risques que font encourir ces thèses ne sont pas un argument suffisant, malheureusement, pour les réfuter. Il faut donc trouver d’autres stratégies ou bien, comme nous l’avons fait, revenir aux fondements ontologiques de ces doctrines afin de voir comment elles construisent au sein même de leur système des limites au relativisme absolu.
Cette mise au point philosophique est, encore une fois, importante pour répondre à l’épineuse question de la légitimité de ce type d’étude textuelle de l’histoire et pour comprendre pourquoi il est erroné de considérer les affirmations de Hayden White en 1982, qui rétablissent la valeur discriminante dans l’étude historique du document, comme incohérentes, comme le fait Chartier [37] , par rapport à l’ensemble de ses travaux, ou hypocrites. La distinction que fait l’Américain entre le factuel (matter of fact) et l’interprétation des faits [38] rejoint, comme on a pu le montrer, la position de Rorty ainsi que celle de Frank Ankersmit qui distingue, non pas sous la forme d’une dichotomie stricte, mais plutôt comme deux pôles entre lesquels l’écriture historique s’inscrit, l’élément descriptif et factuel de l’histoire, de la représentation historique elle-même et de ce qu’on dit à propos des faits. Le premier pôle factuel détermine le second représentatif. On peut bien parler d’une écriture contrainte, topique, puisque le sujet même d’étude détermine une série de lieux et de données sur lesquels l’historien doit s’arrêter [39] . Toutefois, il intervient également dans l’écriture d’autres critères que sont la cohérence, la logique du propos et l’échelle de la représentation [40] , les valeurs de l’historien [41] , ensemble qui, précisons-le, relève de la vraisemblance et non pas de la seule véracité. Le schéma que décrit Hayden White dans « The Politics of Interpretation » n’est pas fixe, mais varie selon l’importance de la documentation et le poids que celle-ci peut occuper dans la constitution d’une représentation cohérente et finalisée. L’imagination de l’historien intervient davantage à mesure que la période étudiée a produit et conservé moins de documents que pour l’Holocauste [42] (ce point irrite particulièrement Ginzburg parce qu’il considère l’argument de White comme embrouillé [43] ). Cette position a été réitérée dans Figural Realism [44] : les archives ne font pas le tout de l’histoire, puisque nombre de cas historiques restent moralement ambivalents [45] (i.e. l’action de Napoléon ou de Louis XI, les grandes explorations etc.) ou difficiles à interpréter et les documents ne permettent pas toujours de lever cette ambivalence, même s’ils servent effectivement de fondement au récit. En cela, notons-le, White reprend la distinction classique qu’on trouve notamment dans les Lectures on Rhetoric and Belles Lettres de Hugh Blair, entre, d’un côté, les genres traditionnellement méprisés de la chronique ou des annales, où les faits et les événements sont simplement alignés temporellement, et de l’autre, l’Histoire qui reconstitue un enchaînement à la fois temporel et causal et qui, de ce fait, apporte une lecture axiologique des circonstances et des actions. Au sein de ce dispositif, la masse documentaire a pour rôle notamment de circonscrire les limites des narrations possibles et acceptables [46] .
Comment évaluer, toutefois, ces Histoires concurrentes, si la confrontation au réel n’est pas possible ou, tout simplement, n’est pas le seul critère de jugement en jeu ? Inévitablement toute recherche sur l’écriture historique comme quête de savoir et de sens est confrontée à cette question, d’où la virulence des combats dans ce domaine du discours critique, car, si on considère que le sens n’est pas déterminé par le savoir (comme c’est le cas grosso modo pour le roman), ou que le sens n’est qu’en partie déterminé par le savoir, alors le jugement sur la représentation risque de porter sur des critères plus moraux, idéologiques voire esthétiques [47] que sur des critères de véracité documentaire. La référence à un consensus apparaît comme une solution au problème posé, solution qui semble particulièrement convenir (selon Rorty) à des sociétés libérales ou socio-démocrates [48] . Néanmoins, le concept recouvre des acceptions très diverses sous la plume de ceux qui s’y réfèrent. Ainsi par consensus, A. Dirk Moses entend la rationalité de l’histoire qui réclame que l’on puisse expliquer sur quoi on se fonde pour proposer tel ou tel argument ou tel ou tel enchaînement des faits [49] . En cela, il est assez proche de Rorty qui a une conception conversationnaliste de la vérité, en ce sens qu’elle émerge des échanges savants [50] . Pour Richard T. Vann, l’idée d’un consensus fondé sur les faits est insuffisante, dans la mesure où se pose constamment à l’historien la question de ce qui fait qu’une circonstance est considérée comme signifiante ou non : il doit y avoir accord non seulement sur l’existence ou non de tel fait, mais sur sa valeur explicative [51] . Hayden White, répondant, quant à lui, à ses détracteurs, suggère qu’il doit y avoir également convergence des opinions sur le mode de représentation choisi, suggérant que sa lecture tropologique et générique de l’Histoire émane non seulement de catégories de pensées préexistantes, mais de la convenance du mode choisi au sujet représenté (la proposition est issue en droite ligne des rhétoriques traditionnelles aristotéliciennes ou cicéronienne) [52] . Le degré de consensus autour des modes de représentations et de la mise en intrigue peut varier : dans certains cas, comme pour l’Holocauste, seules les représentations de type littérales ou tragiques peuvent être acceptables [53] , dans d’autres, le champ des modes possibles est plus large parce que les événements sont moralement ou idéologiquement moins univoques.
Si la recherche d’un accord le plus large possible semble bien relever d’une exigence propre à l’écriture historique, puisque, dans une fiction romanesque, même historique, la recherche d’un consensus au niveau de la nature des faits et de l’existence des faits racontés n’aurait pas de sens puisqu’ils sont inventés ou soumis à une certaine licence poétique, cette recherche entre en concurrence de façon évidente avec les fonctions, que je qualifierai de pluralistes de l’histoire, qui sont mises en avant par le linguistic turn. Les nombreuses citations de Rorty le montrent, la recherche du consensus ne doit pas aller (sauf cas extrêmes évidents) jusqu’à l’édification d’une vérité unique : une sorte de flexibilité du sens est nécessaire afin de nous amener à reconsidérer ce qui est reçu pour justement améliorer nos jugements de valeur, et les ajuster à ceux de nos semblables [54] , de façon à rendre « le futur meilleur que le présent » [55] . Rorty et White plaident pour le pluralisme et il convient de se demander dans quelle mesure l’Histoire est à même d’assurer ce pluralisme et au-delà, de définir les différentes fonctions qu’elle doit adopter. Le pragmatisme nous amène de ce fait à examiner une autre forme de légitimité du linguistic turn, indépendamment des présupposés post-modernes qui l’accompagnent. En effet, les ramifications et la généalogie de ces doctrines pragmatistes les rendent particulièrement aptes à nous faire comprendre un certain nombre de problèmes historiques qui ont été développés par le XVIIIe et le XIXe siècles mêmes. Il y a une convergence qui ne relève en rien du hasard qui explique pourquoi, sans nous prononcer sur la nature ontologique du rapport au réel, nous les considérons comme des outils opératoires, ne serait-ce que sur un plan purement historique et contextuel.
Libéralisme, utilitarisme, pragmatisme : convergences morales et problèmes de représentation
Malgré les critiques qui ont été portées par Carlo Ginzburg [56] , mais également par Hans Kellner [57] , contre le fait que le « désir », pour reprendre les termes de Ginzburg, en soit venu à remplacer la réalité [58] , il est remarquable de constater combien cette lecture par le futur [59] est à la fois conforme à l’idéologie utilitariste et à la lecture que cette idéologie fait de l’Histoire. Cela constitue le pendant au mythe du Progrès qui a servi de grand schéma explicatif dans l’écriture historique de la fin du XVIIIe siècle. Songeons notamment à Condorcet, et plus encore au XIXe siècle en Occident. Ce mode de pensée met, au centre de l’écriture historique, les valeurs de l’historien et de la société à laquelle il appartient puisqu’il s’agit de voir comment, dans ce processus historique d’ajustement des idées vers une meilleure fin, les valeurs de progrès moral peuvent être en quelque sorte affinées dans le temps [60] . L’utilitarisme en tant que doctrine juge des actions et des faits en fonction de leurs conséquences (« utility, or the doctrine of consequences » selon l’expression de Thomas Rawson Birks [61] ) ainsi que de leurs bienfaits ou de leurs suites néfastes que ce soit pour l’individu ou la société [62] .
Le but n’est pas ici de dresser un tableau complet de toutes les formes de convergences idéologiques, tant la question est complexe et les distinctions entre les différentes écoles historiques ou philosophiques subtiles, mais suggérer des points de contacts qui expliqueraient pourquoi, comme le fait remarquer Philippe Carrard dans la Poétique de la Nouvelle histoire, Hayden White ainsi que ses successeurs [63] ont tiré justement une grande partie de leurs exemples du XVIIIe et du XIXe siècles. Enfin, nous montrerons comment cette lecture de l’Histoire a été traduite par les auteurs de cette période en des problèmes de représentation et de statut.
Le parcours ne sera pas chronologique mais analytique afin d’exposer comment une lecture du passé, au nom de valeurs qui seraient sanctionnées dans le futur, conditionne les fonctions de la narration ou de l’explication historiques. Cette question dépasse le seul statut et pré-requis de la discipline universitaire elle-même, dans la mesure où la question de l’Histoire, comme rapport au temps et comme modèle explicatif, est très prégnante dans un ensemble de textes très large. Il ne faut pas oublier en effet que la « science » historique, fondée sur des recherches érudites ne s’est pas imposée d’emblée au cours du XIXe siècle contre une conception littéraire traditionnelle de l’Histoire considérée comme grand genre dans le canon des Belles Lettres, juste derrière la tragédie et l’épopée [64] . Il en résulte que les pratiques de Thierry à Barante, de Guizot à Michelet en passant par Carlyle ont été très variées.
Nous partirons d’Auguste Comte, qui, certes, n’a pas été traité par White mais qui est au carrefour de la pensée utilitariste libérale –par les contacts que le Français a eus avec John Stuart Mill— et des doctrines progressistes dont il est l’émanation, je pense à Condorcet dont il se réclame explicitement. La dialectique temporelle que développe Auguste Comte dans son Système de politique positive établit clairement l’étude du passé et son interprétation comme moyen de juger le présent et de construire le futur selon un « guide assuré », afin « d’opérer la transition du passé vers l’avenir de manière à prévenir ou à réparer les fluctuations ou les déviations. » [65] . L’acte de juger les temps révolus et les morts donne ainsi le droit de juger du présent et d’établir les bases d’une action future qui est envisagée dans la continuité de ce qui précède [66] . Il est certain également que l’action future qu’il appelle de ses vœux influence également sa lecture de l’Histoire, puisqu’il veut imposer une réforme profonde sans sanctionner les mouvements révolutionnaires d’un passé parfois brûlant, comme 1848.
Si l’on relit en parallèle l’article de White sur « The Politics of Interpretation », il est difficile de ne pas voir dans la démarche de Comte, qui est loin d’être isolée, une sorte de justification du fait accompli et une forme de déterminisme de l’Histoire, puisque l’ordre que défend Comte dépend précisément de cette continuité supposée. Ce que White appelle une dé-sublimation de l’Histoire, par les méthodes critiques ou d’inspiration scientifique et par l’adoption d’une voix moyenne, coïncide en partie avec la prétention qu’exprime le Français de pouvoir ramener « l’économie intellectuelle » à des règles biologiques et matérielles [67] , de pouvoir assigner des principes à l’action de l’homme sur le monde en des termes positifs. Cela signifie, selon l’expression de John Stuart Mill à propos de Comte, que l’homme n’a une connaissance que relative des phénomènes et non pas absolue. En somme, « nous ne connaissons pas l’essence ou le véritable mode de production d’aucun fait, mais seulement ses relations –de succession ou de ressemblance-- avec d’autres faits [68] . » Or, après avoir ainsi établi les principes, Comte se trouve amené à poser, dans un second temps, le passage de ces mêmes principes, à l’action, en termes de représentation : la volonté d’agir au mieux sur le monde entraîne que l’on fasse coïncider la représentation des règles et des systèmes de données avec nos besoins. Toutes les phases de l’Histoire ont eu leur utilité, elles ont répondu à des nécessités extérieures et elles ont été progressivement invalidées lorsqu’elles ne répondaient plus à l’action que les hommes cherchent à avoir sur le monde et que le mode de représentation –le terme est employé explicitement-- ne pouvait plus coïncider avec ces nouveaux modes d’action :
Quelle que soit cette soumission [au monde matériel], nos doctrines ne représentent jamais le monde extérieur avec une entière exactitude, que d’ailleurs nos besoins n’exigent pas. La vérité, pour chaque cas, social ou personnel, consiste dans le degré d’approximation que comporte alors une telle représentation. Car, la logique positive se réduit toujours à construire la plus simple hypothèse compatible avec l’ensemble des renseignements obtenus.
Toute complication superflue, outre qu’elle susciterait un travail stérile, deviendrait aussitôt une véritable aberration, même quand de meilleurs documents la motiveraient plus tard. Sans cette règle, en effet, l’excès de subjectivité n’a plus de limites, et l’esprit tend vers la folie, comme le fait pleinement sentir l’admirable tableau de Cervantès. Seulement à mesure que nos observations se développent, nous sommes forcés de compliquer nos théories pour obtenir une représentation suffisante. Une vicieuse persistance de la simplicité primitive tendrait alors vers l’idiotisme, sous prétexte de simplicité [69] .
L’analyse de la psychologie humaine dans son ensemble est traduite en des termes historiques, dans la mesure où le processus décrit coïncide avec le passage d’un âge de l’humanité à une autre. Auguste Comte offre ici une réponse originale à la question de savoir jusqu’à quel point les documents conditionnent la représentation et jouent un rôle comparable aux observations scientifiques qui, dans les sciences expérimentales, conditionnent la validité des modèles explicatifs. En effet, si son positivisme l’écarte ontologiquement des présupposés de Rorty, que nous avons exposés plus haut, sa démarche apparaît néanmoins indéniablement constructiviste. Il s’agit de donner une image sélective du monde extérieur, adaptée aux nécessités pratiques, car, sans cette sélection nécessaire, les connaissances resteraient parcellaires et éclatées, subjectives même. La comparaison avec la folie de Dom Quichotte est intéressante ici parce que c’est l’excès de réel et non pas de fiction qui est source de désordres mentaux. Les termes d’approximation et d’hypothèse soulignent à la fois le caractère transitoire de ces constructions analogiques qui, si elles doivent tenir compte des renseignements obtenus ou des meilleurs documents, ne les suivent pas de façon servile. La représentation du réel ne prend en compte les nouvelles données que dès lors que le système initial ne répond plus aux besoins. C’est donc par la recréation d’une continuité historique, que Comte fait coïncider le souci de progrès (soit l’affirmation selon laquelle le stade ultérieur de l’humanité perfectionne nécessairement un stade antérieur de développement) avec le désir d’englober le passé. Ainsi il affirme clairement la nécessité historique des systèmes de pensée qui ont été pourtant invalidés par la suite des événements, au nom de leur utilité provisoire, c’est-à-dire pour le dire autrement, de leur capacité de répondre, au moins temporairement, aux besoins de l’action et au désir d’avancement de la société dans son ensemble.
Cette tendance libérale à vouloir concilier à la fois le progrès et le pluralisme dans la représentation du temps et des âges de l’humanité est encore plus nette dans l’éclectisme philosophique et historique de Victor Cousin. En effet, ce penseur, qui a cherché à faire la synthèse entre l’empirisme écossais et l’idéalisme allemand, affirme fortement la nécessité du pluralisme dans le processus de connaissance et accorde une place importante, mais transitoire, au scepticisme comme moteur essentiel de la connaissance, parce qu’il s’oppose au dogmatisme stérile qu’il soit matérialiste et sensualiste ou idéaliste :
Quels sont les mérites de ces quatre systèmes [i.e. le sensualisme, l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme], et quelle est leur utilité ? Leur utilité est immense ; je ne voudrais pour rien au monde, quand je le pourrais, en retrancher un seul ; car tous sont presque également utiles. Supposez qu’un seul de ces systèmes périsse, la philosophie tout entière est en péril. […]
Ils ont été, donc ils ont eu leur raison d’être, donc ils sont vrais du moins en partie. […]
Moitié vrais, moitié faux, ces systèmes reparaissent à toutes les grandes époques. Le temps n’en peut détruire un seul ni en produire un de plus, parce que le temps développe et perfectionne l’esprit humain, mais sans changer sa nature et ses tendances fondamentales [70] .
L’éclectisme se présente à la fois comme un mode de pensée qui s’oppose tant au relativisme absolu qu’au fanatisme dogmatique, mais également comme une méthode [71] . L’Histoire dans son déroulement doit faire saisir les nombreuses combinaisons de ces quatre modes de pensée : ces combinaisons sont posées à la fois comme une vérité qui « a la sanction des âges » [72] et comme des « éléments essentiels et permanents de l’Histoire de la philosophie » et comme sources d’un « progrès certain » [73] parce que dans la lecture qui est faite de l’histoire de la philosophie, les systèmes antérieurs, fussent-ils imparfaits (moitié vrais, moitié faux), permettent les développements suivants. L’histoire de la philosophie est prise dans ce processus de syncrétisme progressiste qui s’affirme comme un mode de connaissance proche de l’induction scientifique. En effet, ce retour du même, sous des formes renouvelées et améliorées, doit être pris comme un résultat scientifique fondé sur l’expérience et l’observation historique [74] et sur « l’induction, appuyée sur l’histoire entière du passé » [75] . La démarche de Cousin ne touche pas seulement au domaine philosophique mais est révélatrice d’un siècle qui, selon Gabriel Monod, est, dans son ensemble, « le siècle de l’histoire » [76] , qui, de ce fait, a utilisé l’étude du temps comme moyen d’investigation pour « toutes les études qui ont l’homme et les phénomènes de l’esprit humain pour objet » [77] et qui enfin, à travers le retour supposé de phénomènes, a cherché des lois (i.e. la coexistence et la succession de quatre modes de pensées fondamentaux) pour justifier l’enchaînement des circonstances, à savoir ici la manifestation particulière de ces différents modes au cours des âges [78] . C’est à ce titre que nous prenons l’Histoire générale de la philosophie comme modèle de connaissance, par la mise en lumière, pour reprendre Mill, des « relations de succession et de ressemblance » [79] . Il s’agit de mieux cerner quel type de scientificité a pu être attribué à l’Histoire, de comprendre quelle était la fonction de cette forme de scientificité, qui ne recouvre pas exactement ce que l’Histoire moderne peut entendre par science, et de saisir enfin comment la notion de progrès dans l’Histoire est au service d’une approche pragmatiste, puisque l’école du bon sens de la philosophie écossaise [80] est présentée par Cousin comme la pierre angulaire de la pensée moderne, celle à partir de laquelle les progrès du XIXe siècle peuvent être réalisés.
Or l’ambiguïté de cette forme de modélisation historique est particulièrement visible dans l’exposé que fait Cousin des différents modes de pensée et de leur rapport avec la représentation historique, faite de retours en arrière à la Vico et de progrès plus linéaires, que le philosophe met en scène. S’agit-il, en effet, de systèmes qui coexistent à chaque âge donné et aboutissent à un progrès par l’ajustement réciproque de ces différentes formes de pensée ou s’agit-il de systèmes successifs où chacun serait le dépassement de l’autre ? La réponse n’est pas claire et brouille la volonté même d’apporter un enchaînement explicatif historique : pour la période la plus ancienne (leçon deux : « philosophie orientale » ; leçon trois : « philosophie grecque, ses commencements, sa maturité ») la première solution semble dominer, pour le XVIIIe siècle, la seconde. L’enjeu de cette double modélisation linéaire et cyclique, comme l’a écrit Cousin de façon explicite, est de n’éliminer ni le sensualisme, ni l’idéalisme, ni le scepticisme, ni le mysticisme, chacun agissant comme un correctif des excès de l’autre et comme une approximation qui doit être améliorée. Le pluralisme qui émane de ce double jeu d’approximation et d’ajustement est ainsi associé au dynamisme de l’Histoire. Si on peut parler de certitude sur les données factuelles et même, selon Cousin, de certitude concernant les lois qui régissent le retour des quatre modes de pensée [81] , en revanche, étant donné le caractère nécessairement imparfait de ces systèmes, on constate une grande ambiguïté sur la valeur qu’il convient de leur accorder. Rien n’est définitif, puisque les écoles de pensée sont constamment réévaluées sous l’influence d’une Histoire qui reste toujours en marche, ce qui conduit d’ailleurs Cousin à ne pas se prononcer au-delà de la fin du XVIIIe siècle et des prolongements contemporains de la philosophie écossaise.
La nécessité de maintenir un mouvement historique, à travers un certain pluralisme, qui témoigne en somme de la constante et nécessaire réévaluation du passé par le présent et par le futur, est mise en valeur par le libéral John Stuart Mill. Ce sont les points de ses doctrines qui trouvent le plus d’échos dans L’Espoir au lieu du savoir de Rorty, nous y reviendrons. Or Mill partage avec ses prédécesseurs Gibbon, Burke et son presque contemporain Guizot, la crainte que l’Europe n’en vienne à se paralyser et à ressembler à l’Empire chinois tel qu’il était au XIXe siècle : c’est-à-dire une civilisation comme pétrifiée dans sa grandeur même. Les études historiques doivent dès lors avoir pour but d’assurer un renouvellement continuel de la société par le seul fait qu’elles permettent aux individus de connaître l’origine des opinions et des coutumes avant que celles-ci n’aient été acceptées de façon mécanique au sein des différentes communautés. Sa conception de l’Histoire s’avère toutefois plus pessimiste que celles de Comte ou de Cousin que nous avons exposées ici, ou que celle de Guizot, qui voit dans l’Europe l’aboutissement du mouvement millénaire de civilisation. Bien qu’il croie en la perfectibilité humaine [82] , l’Anglais rejette l’idée selon laquelle le temps et l’Histoire prouveraient à coup sûr la vérité ou la justice d’une conviction ou d’une opinion et serviraient de ce fait d’outil de validation a posteriori :
But, indeed, the dictum that truth always triumphs over persecution is one of those pleasant falsehoods which men repeat after one another till they pass into commonplaces, but which all experience refutes. History teems with instances of truth put down by persecution. If not suppressed forever, it may be thrown back for centuries [83] .
En somme, si rien n’indique que d’excellentes idées ou inventions n’aient pas été écartées par le passé de façon durable, voire définitive à l’instar de certaines espèces végétales ou animales. Il en résulte que Mill réduit de façon considérable la fonction de l’Histoire ainsi que la part de la certitude notamment historique. Du fait de cette cassure et de cette incertitude sur la survie des idées vraies dans le temps, l’espèce de logique explicative qu’offrent la chronologie et la possibilité même d’interpréter le passé par le présent et le futur, apparaît singulièrement minée. L’Histoire, dans ce cas, enseigne le relativisme des opinions puisque, pour reprendre l’exemple polémique (qui a valeur religieuse mais aussi historique) que Mill donne de Jésus, le blasphémateur d’hier peut être le prophète d’aujourd’hui [84] . L’Histoire ne fait que constater les changements dans les échelles des valeurs et, de ce fait, la relativité qui domine l’appréciation des faits passés. Si, en effet, on s’en réfère aux premières pages de l’Utilitarianism, l’humanité n’est arrivée qu’à peu de progrès dans l’établissement du vrai et du faux, du juste et de l’injuste [85] pour ce qui est des premiers principes et des systèmes de pensée. La difficulté est la suivante : si les principes moraux, dès lors qu’ils ont été établis a priori, ne peuvent offrir de réponse définitive, alors le recours à l’expérience, comme pour les sciences, semble une solution assez précaire. Dans une représentation ouverte du temps, le moment où la vérité l’emporterait de manière indiscutable, semble rejeté à un futur des plus incertains. Dès lors, la fonction essentielle de l’Histoire, telle qu’elle apparaît à de très nombreuses reprises dans On Liberty, est d’ouvrir chacun à des formes de plaisir et de satisfaction plus élevées que le seul plaisir des sens. Les « incidents de l’histoire », les comportements humains dans le passé ou le présent, les perspectives qui s’offrent à l’humanité ont un intérêt moral qui est comparable à celui que peuvent offrir les réalisations artistiques et les œuvres d’imagination [86] . Bien que Mill n’abandonne pas, je le répète, l’idée de progrès [87] , l’histoire a avant tout un rôle incitatif puisqu’elle permet à un esprit éclairé de développer ses facultés mentales [88] et de cultiver son esprit de liberté, c’est-à-dire sa capacité d’interroger les opinions communément admises, d’envisager d’autres possibles [89] , d’où le rôle primordial, dans On Liberty, de l’évocation de cas historiques célèbres utilisés pour leur exemplarité même. Fidèle en cela aux doctrines whigs, Mill met l’accent sur le lien qui existe entre l’Histoire et la jurisprudence, puisque la première, par le seul fait qu’elle établit qu’une chose s’est déroulée, sert à fonder l’autre. Mais à la différence d’un Burke, il interroge la validité de cette jurisprudence pour assurer un progrès dans la justice sociale [90] . En effet, derrière les coutumes et certaines lois que l’Anglais considère comme relevant d’une simple commodité sociale (social expediency), on peut voir une justification indue, selon lui, des inégalités sociales [91] ainsi qu’un abandon légal de la liberté personnelle. Si les coutumes sont purement contingentes [92] , leur raison d’être est elle-même contingente, ce qui signifie qu’après un certain laps de temps, les fondements de l’opinion sont oubliés de même que sa signification [93] . Lorsqu’une croyance a ainsi perdu de sa vitalité et se trouve progressivement dépourvue de tout sens, elle ne peut plus servir le progrès de l’humanité : on lit ici une variation des thèses du progrès que nous avons exposées plus haut pour Comte et Cousin.
Toutefois, on peut déceler dans ces pages de On Liberty un certain pessimisme qui touche profondément aux fonctions et, de ce fait à la représentation, de l’Histoire, puisque la continuité des idées, l’accumulation des réalisations sont associées avec des formes mécaniques de connaissance : le passé dès lors doit être utilisé par quelques individus d’exception comme une force perturbatrice et créatrice, parce qu’il doit servir à interroger les idées et les opinions en cours, et par cette forme de pluralisme des valeurs, offrir un contrepoint salutaire au présent. Or, si l’Histoire se réduit à une sorte de ferment à l’imagination et à l’action présente et future de ces quelques hommes d’exception, une forme de véridicité réduite peut sembler acceptable. En effet, dans une conception de l’Histoire proche de la jurisprudence, il est indispensable d’établir précisément ce qui s’est passé, afin d’établir les droits et les prérogatives de chacun. Lorsque l’Histoire se rapproche comme ici d’une forme d’écriture exemplaire, le degré de véridicité peut être moindre, sans que cette fonction soit profondément perturbée : seul compte principalement l’écart salutaire par rapport aux pratiques contemporaines, l’impression d’étrangeté et de différence qui pousse le sujet à s’interroger sur la valeur du présent. La fonction de l’histoire qui est posée au sein du texte a donc des conséquences sur son mode de représentation, sur les règles auxquelles elle est censée obéir pour remplir son contrat. Une lecture pragmatiste du passé au nom du présent et du futur peut donc encourager des pratiques historiques qui mettent davantage l’accent sur la validation a posteriori des valeurs et des comportements que sur les protocoles de véridicité [94] .
Ceci est d’autant plus vrai que, dans les formes plus radicales du whiggism, on peut lire une forme de refus de l’Histoire (songeons à certains écrits de Wollstonecraft, de Godwin et de Bentham [95] ), parce que les anciennes lois et les coutumes apparaissent comme une justification indue des usurpations passées. Dès lors, la référence au passé peut avoir – nous l’avons dit— un statut proche de celui du récit exemplaire. Cette ressemblance traduit toutes les tensions qui peuvent exister dans certaines formes d’écriture de l’Histoire. Si on se réfère à la définition traditionnelle, c’est un récit qui peut être vrai ou inventé, toutefois les protocoles d’écriture suggèrent que, pour assurer une plus grande force persuasive à l’exemple, il convient qu’il soit vrai [96] . Les figures mémorables qui apparaissent dans l’Enquiry concerning Political Justice and its Influence on Morals and Happiness de Godwin ou dans On Liberty de Mill ont le même rôle, puisqu’il s’agit dans les deux cas de partir de séquences d’Histoire connue afin de provoquer le lecteur et de le pousser à modifier son point de vue. Néanmoins, il serait erroné de considérer ici que ces séquences équivalent absolument à de pures fictions, c’est-à-dire, en l’occurrence, à des récits librement inventés et qu’il serait possible de transformer les faits à loisir. En effet, elles ont un statut complexe, qui mérite d’être analysé au cas par cas, en ce sens qu’elles sont censées répondre également à des présupposés expérimentaux qui étaient absents des récits exemplaires traditionnels. Elles établissent le contrat suivant avec le lecteur : la force persuasive du texte ne repose pas sur la cohérence narrative et argumentative seule. Parce que les faits se sont déroulés, le lecteur est appelé implicitement à vérifier l’existence des faits et l’interprétation des phénomènes de manière analogue au scientifique qui chercherait à vérifier des résultats obtenus par ailleurs, en reproduisant l’expérimentation telle qu’elle a été décrite, à la seule différence, et elle est de taille, que le champ d’expérimentation de l’Histoire n’est pas reproductible, même si les traces de ce théâtre d’expérience restent présentes dans les archives et dans les documents.
Nous avons montré que le constructivisme libéral et pragmatique met l’accent sur le processus d’ajustement et sur le pluralisme des interprétations, non pas au sens où il n’y aurait que des explications concurrentes sans aucune possibilité de choisir celle qui serait vraie ou celle qui serait fausse, mais parce qu’une certaine forme de concurrence interprétative est nécessaire pour qu’il y ait progrès et évolution. Cette forme de lecture par le futur est non seulement très idéologique, mais elle fonctionne comme un cercle herméneutique. En effet, le pluralisme serait à la fois le garant du progrès et le résultat de ce même progrès. La succession historique dessine de ce fait un ordre téléologique, non sans ambiguïté toutefois, puisqu’on assiste à une interprétation axiologique des faits au nom du progrès. Mais il convient en même temps d’assurer un certain inachèvement de l’interprétation afin de, pour reprendre Ricoeur, « résister au rétrécissement de l’espace d’expérience. Pour cela il faut lutter contre la tendance à ne considérer le passé que sous l’angle de l’achevé […] [97] » En privilégiant les potentialités du passé ou en donnant une image du passé compatible avec une action future, l’utilitarisme pragmatique et libéral a proposé des modes d’écriture de l’Histoire pour lesquels l’exactitude scientifique peut paraître seconde par rapport à la force incitative du passé lui-même. Aussi avons-nous fait référence à des textes qui ne sont pas à strictement parler historiques au sens où les historiens contemporains les considéreraient mais qui mettent en lumière le statut ambigu qu’a l’histoire au sein du constructivisme libéral et pragmatique.
Que l’on ait une définition forte de la scientificité du texte historique ou plus faible, comme dans le cas de Mill qui se rapproche d’une certaine interprétation radicale de l’histoire, le problème clé est celui de la représentation ou de la reconstruction de phénomènes passés. En effet, elles doivent répondre à l’expérience de témoins et d’acteurs qui ont le plus souvent disparu, alors que les phénomènes appartiennent à des conditions contingentes et ne peuvent être reproduits. En ce sens l’Histoire relève d’une fiction, au sens étymologique du terme de représentation et de composition, puisque fingere, qui donne fictum, ne renvoie à l’imagination et à l’invention que de façon seconde. De même, Bentham lorsqu’il évoque les lois de la Common Law, parle de fiction (fictitious composition [98] ), non pas parce que celles-ci seraient imaginaires, qu’elles n’existeraient pas, qu’elles ne seraient pas réelles, mais parce qu’elles relèvent d’une création humaine. De même, le corps social est qualifié de « fictitious body », le terme servant seulement à qualifier un groupe d’individus membres et à mettre l’accent sur le caractère construit du dit groupe [99] . Parallèlement, Condorcet, dans le traité qui sert de fondement aux sciences sociales, L’Application du calcul aux sciences sociales, n’a de cesse de poser en termes de « représentation » les problèmes de définition des groupes sociaux et de la légitimité du vote et du pouvoir démocratique, puisque la difficulté majeure est de pouvoir construire un modèle qui soit susceptible de « représente[r] un grand nombre [100] . » Le rappel sémantique est utile afin de ne pas opposer trop rapidement l’Histoire vraie à l’histoire mensongère, l’Histoire scientifique à l’Histoire comme genre littéraire et afin de comprendre comment les études textuelles fondées sur le sens et les limites de la représentation sont légitimes et fructueuses.
Face à une perméabilité jugée dangereuse de la fiction et de l’Histoire, nombre d’historiens ont, à l’instar de Chartier, hypostasié l’intentionnalité. Il convient de voir, au terme de cette étude, comment la critique textuelle et la littérature générale peuvent apporter une réponse à cette proposition. Il convient d’examiner si l’intentionnalité d’écriture suffit effectivement à marquer des frontières suffisantes entre une construction libre de l’esprit et une représentation contrainte par le seul désir de dire la vérité et de réinterroger les frontières mêmes du fictif et du factuel, du littéraire et du non littéraire.
Nouveaux rapports de l’Histoire et de la fiction : ce que la littérature générale apporte au débat.
Comme nous l’avons suggéré, l’article « philosophie et histoire » dans l’ouvrage somme L’Histoire et le Métier d’historien en France 1945-1995 est emblématique d’une survalorisation de l’intentionnalité dans l’écriture historique, afin de tracer une frontière entre une fiction, comprise comme libre invention, et l’Histoire, associée à l’établissement d’une vérité. Cette idée semble à première vue remporter un large consensus. Ricoeur, de manière comparable, parle d’ « asymétrie indéniable entre les modes référentiels du récit historique et du récit de fiction », étant donné que seul le premier revendique « une référence qui s’inscrit dans l’empirie, dans la mesure où l’intentionnalité historique vise des événements qui ont effectivement eu lieu. » [101] Une autre caractéristique apparaît comme propre à renforcer cette intention spécifique : l’historien propose, selon le philosophe, une « forme explicative […] autonome » qui n’appartient pas au mode fictif [102] , parce que celle-ci fait l’objet de processus de vérification et de justification qui n’ont de sens que s’il y a référence au réel ou à un passé effectif.
Il y a, de ce fait, une double spécificité dans la mise en œuvre de l’intention historique qui, dans chaque cas, peut être ramenée à la possibilité de vérifier soit ce qui relève de la référence passée en la comparant à des traces restées présentes [103] , soit ce qui a trait à l’explication, qui peut donner lieu à des procédures de vérifications d’un autre ordre, puisqu’il s’agit de comparer les différentes hypothèses et de dégager la meilleure [104] , c’est-à-dire celle qui permettrait de rendre le mieux compte des événements. Pour reprendre de nouveau Chartier, dont nous avons déjà souligné l’hostilité au linguistic turn et aux approches textualistes de l’Histoire, « […] considérer, à juste titre, que l’écriture de l’histoire appartient à la classe des récits n’implique pas, pour autant, de tenir pour illusoire son intention de vérité – d’une vérité entendue comme représentation adéquate de ce qui fut. C’est cette intention qui fonde les opérations spécifiques de la discipline, enracinées dans la tradition critique [105] ». En somme, comme le traduit l’emploi du présentatif, le désir de vérité sincère assure la mise en œuvre d’un ensemble de protocoles qui permet en retour de séparer l’Histoire de la fiction. Aussi, dans le premier cas, l’auteur revendique-t-il une autorité forte sur un texte dont il affirme la conformité aux événements passés et aux règles d’une écriture vraie. Dans le deuxième cas, l’engagement est seulement feint, comme dans le roman historique, il n’y a donc pas d’exigence de réalité, même si la référence au passé peut exister et être validée par des documents existants qui ont servi de source d’inspiration. À ce titre, le roman historique The Enchantress of Florence de Salman Rushdie éclaire parfaitement l’alliance possible de documents (puisque le roman se termine par une bibliographie des sources utilisées des plus sérieuses) et d’une intrigue purement imaginaire qui laisse la part belle à la magie comme métaphore de l’acte créatif même [106] . La primauté accordée à l’intentionnalité aboutit ainsi à une contractualisation de la lecture, à laquelle, nous y reviendrons, nous pouvons accorder une fonction discriminante. En effet, dans un cas, comme le rappelle Searle, l’engagement du locuteur sur ce qu’il affirme est plein (serious, pour reprendre la terminologie searlienne) tandis que dans l’autre, il est suspendu (nonserious), en l’occurrence par le faire semblant (make belief) [107] . Cela signifie que pour l’Histoire, un flagrant délit de mensonge suffit à disqualifier l’ouvrage, tandis que pour la fiction, l’invention devient un critère d’appréciation positive de l’œuvre.
La distinction entre ces deux intentionnalités s’affaiblit toutefois, dès lors que le texte fictif comprend des éléments non fictifs. Pour Searle, si l’auteur de contes ou de romans ne s’engage pas pour les éléments de sa fiction, il doit toujours le faire pour les éléments référentiels qui la composent [108] : sauf cas particulier tiré de la science fiction ou de la féerie, le ciel reste bleu, le requin un poisson et Jules César a été assassiné. Le roman historique pose en ce sens des problèmes spécifiques puisqu’il se joue d’une perméabilité qui a été recherchée et cultivée par les auteurs eux-mêmes : en ce sens, ils ne mettent pas en cause l’hypothèse d’un mode de lecture contractuel, même s’il est possible de s’interroger sur les implications de ce type de contrat mixte au sein du débat sur la nature fictionnelle ou non de l’Histoire [109] . Afin de contester White et Ankersmit, Kalle Pihlainen défend la thèse contractualiste, en l’appuyant sur des spécificités de style qui traduiraient, à la fois dans le texte fictif et non-fictif, l’intentionnalité propre de l’auteur : selon lui, l’expérience prouve qu’on ne confond jamais en lisant, le roman, fût-il historique, et l’Histoire [110] . Toutefois, comme il ne suffit pas de vouloir représenter les événements tels qu’ils se sont déroulés pour y parvenir dans les faits, le critique finnois assortit cette intentionnalité spécifique d’une condition supplémentaire : il met l’accent, de façon corollaire, sur la signification sociale du texte historique [111] , qui permettrait de vérifier justement les moyens qui ont été utilisés pour parvenir au résultat. Par cette condition, il inscrit ses propos dans une approche qui reste pragmatiste, tout en récusant par avance les conséquences les plus fâcheuses de ces thèses.
Parmi les critères sociaux qu’il utilise, le critique finnois retient la catégorie de genre. Il convient, en effet, de voir si les marques spécifiques de genre ont été effectivement respectées. Le terme de genre n’est pas à prendre ici dans un sens strictement littéraire, mais au sens plus large de forme d’écriture codifiée et donc reconnaissable, ce qui revient à examiner si les protocoles attachés à l’Histoire ont été suivis scrupuleusement ou s’il y a eu des falsifications ou des formes de contamination par la fiction (syllepses, ambiguïtés, cohérence excessive, intertextualité [112] ). Liant d’une façon somme toute réductrice la littérature à la seule fiction, Pihlainen considère donc que l’historien doit et peut clairement choisir entre la fonction référentielle du texte et sa fonction littéraire [113] . L’Histoire relèverait d’une écriture doublement contrainte, à la fois par son exigence référentielle même et par le mode de lecture imposé par l’auteur qui choisit de faire œuvre de vérité et non pas d’imagination. Il y aurait là une clôture interprétative que précisément la critique, depuis Barthes récuse pour la littérature [114] , puisque l’œuvre est jugée d’autant plus littéraire que le sens échappe à celui qui en est le scripteur. Il y aurait donc là un consensus entre la critique littéraire et la critique historique, sur lequel il convient de s’interroger, car l’enjeu n’est plus simplement de pouvoir marquer les limites d’un usage légitime de l’invention, mais de voir si l’Histoire doit se définir par sa non-littérarité ?
Revenons sur les implications de cette dernière proposition. En effet, cette prétendue clôture interprétative ne manque pas, si l’on y réfléchit, d’être paradoxale, dès lors qu’on la replace dans une représentation ouverte des temps, qui amène une constante redéfinition du terme (au sens de fin et de finalité) de l’Histoire. Le titre que choisit Dominick LaCapra, History in Transit renvoie directement au fait que, selon lui, le mode de compréhension qu’offre l’Histoire est nécessairement transitionnel, et non pas transcendant ; il est de ce fait soumis à des réévaluations constantes [115] . Pour reprendre des hypothèses héritées de la Poétique d’Aristote et développées par Paul Ricoeur, le temps ouvert, épisodique entraîne une forme d’insignifiance : il lui manquerait une forme de corrélation entre les événements qui dépend, de fait, de la perception d’une « totalité temporelle » [116] . Cette insignifiance fondamentale est contrecarrée par une mise en intrigue qui consiste à donner un début, un milieu et une fin à une séquence ou à une succession de faits, afin qu’elles puissent donner lieu à une interprétation et à un récit qui fasse sens. Un équilibre doit ainsi être trouvé entre une forme qui resterait en somme trop ouverte et une trop grande cohérence narrative qui est interprétée, de façon corollaire, comme une forme de fictionnalisation, ainsi que le suggère Kalle Pihlainen dans son analyse des critères susceptibles de séparer le factuel du fictif [117] . Néanmoins ce paradoxe sous-jacent, entre une forme en constante redéfinition qui doit savoir intégrer toutes les nouvelles données sur le sujet et une intentionnalité auctoriale forte qui fermerait de manière définitive le sens du texte, ne gêne pas la critique. Elle confirme, au contraire, cette dichotomie entre, d’une part, le texte littéraire, dont la réception et l’écriture ne sont pas attachés seulement à un temps particulier [118] ou à une intention d’auteur particulière, mais à la constitution organique d’un ensemble clos de sens et, d’autre part, le texte historique, fonctionnel, dont l’origine est fortement marquée, et qui devient, sur le plan de l’interprétation, ce que l’auteur veut qu’il soit. À cet effet, celui-ci choisit justement d’éviter tout ce qui relèverait du double sens et du miroitement interne des mots.
Au-delà de la difficulté qu’il y a à harmoniser les différents usages des notions de clôture [119] et d’autonomie, nous pouvons voir que la critique littéraire considère cette opposition, comme un moyen de définir le fait littéraire, par rapport à des productions textuelles qui, elles, ne relèveraient pas de la littérature, ce qui aboutit à une confusion de termes fâcheuse, puisque le littéraire devient progressivement synonyme de fiction, étant donné que ce serait une des formes où l’autonomie serait la plus marquée. Or, un tel glissement va, toutefois, à l’encontrede toute la tradition des Belles Lettres qui n’accorde pas au seul fictif l’apanage du littéraire et impose une lecture, qu’on peut considérer comme anachronique, d’un certain nombre d’œuvres du passé non fictives [120] . Pour reprendre les mots de Gérard Genette dans Fiction et Diction, « une œuvre de fiction est presque inévitablement reçue comme littéraire […] parce que l’attitude de lecture qu’elle postule […] est une attitude esthétique […] de "désintéressement" relatif à l’égard du monde réel [121] ». L’écriture de l’histoire ainsi que les autres genres non-fictifs interdiraient ce désintéressement en raison de la force avec laquelle la vérité doit être affirmée.
Mais cet accord entre les historiens et une certaine critique contemporaine sur la manière de séparer l’Histoire du littéraire cache d’autres paradoxes qui n’ont pas été suffisamment soulignés : il est curieux, pour le moins, que cette survalorisation de l’intentionnel coïncide historiquement avec la remise en question de la validité de l’intentionnalité ou de la responsabilité privilégiée de grands acteurs comme moteur de l’Histoire [122] , ce qui s’est accompagné dans le domaine des lettres, de façon tout à fait parallèle, de la remise en question de la notion d’auteur [123] . Il est non moins surprenant que ce rêve de contrôle de l’historien sur son propre texte ait été suivi par une volonté d’effacer toute marque de présence de point de vue ou de subjectivité [124] . Certes, le récit que fait Noiriel de sa propre vie, pour exprimer et expliquer ce qu’il appelle « Un désir de vérité » dans Penser avec, penser contre, renoue avec une certaine tendance autobiographique que l’on décèle sous la plume de Hume, Thierry et Michelet et qui consiste pour l’historien à expliquer par son itinéraire comment sa narration peut être plus impartiale que les autres (tel Hume dans My Life), ou comment elle peut être plus proche et fidèle aux voix du passé que l’historiographie des générations précédentes (Michelet, Thierry). Si Noiriel n’est pas tout à fait isolé dans cette entreprise explicative, puisqu’on peut penser à Philippe Ariès, l’effacement du scripteur est devenu, depuis le positivisme, partie intégrante des protocoles fondamentaux de l’historien, comme le rappelle encore une fois Carrard [125] . Néanmoins, une difficulté majeure émerge de cette volonté même d’exclure toute marque de subjectivité, de refuser de juger les acteurs et les événements révolus ainsi que le passé au nom du présent, ou pour reprendre une position anti-pragmatiste, le passé au nom du désir d’un hypothétique progrès futur. En effet, comment s’effacer tout en conservant des valeurs, afin que tout dans le passé ne puisse être contextualisé ou expliqué au nom du seul fait que cela appartient aux pratiques du passé ? Il y a là une implication que bien peu d’historiens aimeraient reprendre à leur compte.
De ce fait, l’hypothèse intentionnaliste présente des insuffisances dont il faut avoir conscience. Certes l’étiquette générique qui est apposée à la tête de l’ouvrage, les protocoles et les codes, qui sont impliqués par cette étiquette, déterminent la réception de l’ouvrage [126] . On se souvient de l’article de l’Encyclopédie rédigé par Voltaire qui définit l’Histoire comme « le récit de faits donnés pour vrais ; au contraire de la fable, qui est le récit des faits donnés pour faux [127] ». L’armature rhétorique –mot qui fait peur à certains historiens— traduit textuellement à la fois l’exigence de vérité et de vérification, elle repose sur une poétique –autre terme honni-- au sens où il y aurait des figures privilégiées qui favoriseraient une compréhension non ambivalente, transparente et une écriture de l’usage, aux dépens d’une écriture de l’écart stylistique, qui doit être considérée comme propre au fait littéraire et non pas à la représentation littérale. Toutefois, ces protocoles et ces codes sont également soumis à des tensions qui entraînent un assouplissement de la dichotomie, d’où la pertinence d’une lecture comparative et contrastive des textes fictifs et non-fictifs.
Une certaine perméabilité est perceptible en particulier, lorsque l’historien cherche à inclure la parole de l’autre, celle des groupes et populations dont les croyances sont tellement différentes des siennes qu’il ne peut pleinement les prendre en charge. En effet, si l’on se rapporte aux thèses d’énonciation searliennes, le discours rapporté, dans ces conditions, n’a plus un statut de plein droit (serious speech), puisque le locuteur ou le scripteur ne prend pas pleinement la responsabilité ni la charge de ce qui est énoncé (nonserious speech). Les paroles peuvent effectivement avoir été prononcées, et c’est à ce niveau seulement qu’elles restent soumises à vérification, mais pour celui qui rapporte sans partager les croyances exprimées, il s’agit d’une forme de fiction (nonserious speech), au sens où la fausseté factuelle du message (i.e. la possession ou les esprits existent), ne met pas en cause l’autorité de celui qui le rapporte, d’où par parenthèse l’usage fréquent de l’ironie au XVIIIe siècle pour ce type discours, nous y reviendrons. Le cas se pose fréquemment dans la discipline de la Cultural History. Michel de Certeau, qui est considéré comme un des précurseurs de cette école historique, rejoint, dans son ouvrage, L’Ecriture de l’histoire, les problèmes de représentation que Michelet a rencontrés dans La Sorcière :
La parole de la possédée pose une double question. D’une part la possibilité d’accéder au discours de l’autre, problème d’historien : que peut-on saisir du discours de l’absent ? Comment interpréter des documents liés à une mort insurmontable, c’est-à-dire à une autre période, et à une expérience « ineffable », toujours abordée par le côté où elle est jugée de l’extérieur ? D’autre part, l’altération du langage par une « possession », objet propre de cet exposé [128] .
Dans une perspective intentionnaliste, la parole de la possédée pose un double problème, car d’abord, pour les médecins ou les juges qui en ont laissé une trace, elle constitue un « hors-texte », une « extraterritorialité du langage » [129] . En effet, bien qu’ils puissent croire en la possession, ils se trouvent en peine de dire quand la possédée dit vrai [130] et donc quand ils peuvent reprendre ses propos à leur compte. Aussi, du fait de cette hésitation constante, la place que cette parole occupe dans les documents passés, n’est pas de ce fait de plein droit, dans les documents de première main qui attestent son existence. Ensuite, son statut dans l’écrit historique contemporain relève d’une citation qui, d’une certaine façon, doit être traduite par l’historien de fait de son altérité même, puisque celui-ci a priori ne croit pas en l’existence réelle d’une possession diabolique et surnaturelle. En raison de cette étrangeté, que l’historien refuse de résoudre en prenant le discours cité à son compte, il s’agit, d’un point de vue searlien, d’une forme de fiction (nonserious speech) qui est incluse dans le discours historique, d’où les difficultés de représentation qu’elle provoque.
Prenons le cas de Michelet : il voulait faire de la Sorcière au Moyen âge l’emblème de tous les opprimés. Or, les intellectuels de la fin du XIXe siècle, ses disciples même n’ont pas pris au sérieux cette interprétation, parce que la figure de la sorcière est restée en quelque sorte prisonnière de sa marginalité. En effet, les présupposés sur lesquels reposent l’activité de cette dernière et son action dans l’histoire s’opposent totalement aux fondamentaux scientifiques sur lesquels s’appuie l’Histoire sérieuse. Afin de résoudre les problèmes de représentation et pour « sond[er] le dedans » [131] , Michelet fait le choix d’esquisser dans la première partie de son texte comme les lignes d’un roman (ou selon ses propres termes, comme « un léger fil narratif »), « pour la facilité de l’exposition » [132] : la technique consiste à donner l’illusion d’une femme unique qui progressivement céderait à la tentation diabolique, d’en faire donc un personnage, alors que cette figure féminine est censée représenter, à elle seule, plusieurs siècles d’histoire et de fait plusieurs femmes opprimées différentes. Le discours direct avec le Diable, destiné à traduire la voix de l’autre et à rendre plausible le pacte a abouti à l’incompréhension des pairs et des disciples, car, selon les conventions de l’écriture historique qui se sont fixées au cours du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, les dialogues ou le discours direct doivent être limités et correspondre à des citations, c’est-à-dire à des documents, ce qui n’est de toute évidence pas le cas ici. Le dialogue micheletien a une valeur itérative, il met en scène sous une forme unique des faits qui se sont éventuellement produits plusieurs fois sous des formes variées.
La représentation que dessine Michelet constitue sans nul doute un cas limite. Toutefois, on peut se demander si l’échec de l’historien ne tient pas au statut particulier de cette voix qu’il ne peut prendre totalement en charge. En somme, la forme d’inspiration romanesque ne ferait que mettre au jour un fonctionnement particulier de la référence, puisque à proprement parler, comme dans le cas de l’exorcisme, si les procès et les persécutions ont existé, l’historien ne croit pas que les phénomènes renvoient à des réalités objectives, qu’il peut reprendre lui-même à son compte. On peut assimiler cette différence de niveau dans la référentialité du texte, ou de statut, sérieux ou non-sérieux, du document ou de la citation, à une intrusion du fictif dans une forme non-fictive [133] . En somme la délégation de l’autorité ou de la parole, dans le texte, aboutit à un brouillage du contrat de lecture. Il en est de même de l’ironie qui est, certes, sortie des protocoles acceptables pour l’historien contemporain, après avoir connu son âge d’or au XVIIIe siècle sous la plume de Hume, Gibbon ou Catherine Macaulay, mais qui avait au moins le mérite de marquer au sein du récit historique une distinction entre des citations reprises de plein droit et celles qui étaient reprises avec une certaine distance critique. La proximité qui existe entre ce qui est considéré aujourd’hui comme une macro-figure purement littéraire et la citation de documents dont l’historien ne peut prendre en charge le contenu de façon complète, prouve les limites de la thèse intentionnaliste et la nécessité qu’il y a à étudier les modalités rhétoriques et poétiques de la représentation historique. En effet, la hiérarchisation critique des documents et des citations selon leur degré de plausibilité et de vraisemblance, et donc selon leur caractère plus ou moins sérieux, au sens searlien du terme, apparaît comme un élément essentiel du protocole historique, puisque l’historien doit clairement établir ce qu’il rejette ou ce qu’il reprend des traditions historiques passées. Cette hiérarchisation, on le voit, nécessite une étude comparative des différents types de discours qui cohabitent au sein du texte historique, afin qu’on en établisse les statuts et les fonctionnements respectifs.
L’analyse des présupposés philosophiques sur lesquels s’appuient les approches textualistes et narratives de l’Histoire permet de les exonérer des charges les plus graves, à savoir l’existence d’un lien nécessaire et inéluctable entre scepticisme historique et révisionnisme, d’une part, et entre le linguistic turn et la négation de toute forme de vérité possible en Histoire, d’autre part. L’idée d’une Histoire comme fiction doit être en effet comprise non pas au sens où l’histoire aurait le statut d’une pure invention, mais au sens où l’objet historique a un caractère construit. De ce point de vue, l’usage du terme fictif est comparable à celui qui apparaît en sciences expérimentales pour désigner le caractère également construit de toute expérience en laboratoire. L’existence d’archives et de traces induit assurément une forme d’écriture contrainte, étant donné qu’il faut être capable de suivre au mieux ce que suggèrent les documents. Mais c’est bien dans ce « ce que suggèrent les documents » que réside toute l’ambiguïté de la représentation : est-ce qu’une donnée factuelle parle d’elle-même au point qu’il serait possible d’évacuer l’interprétation, avec toute la part de subjectivité qu’elle peut impliquer, et de supposer qu’il puisse y avoir une totale transparence entre l’événement représenté et le document qui en donne trace ? En outre, comment juger de l’adéquation de la représentation à l’objet étudié, tel est le problème fondamental qui reste posé. Le pragmatisme rortyien, en mettant en avant la recherche du consensus (à savoir est vrai ce que le plus grand nombre de spécialistes considère comme vrai) peut apparaître comme un moyen de dénouer le problème : c’est en ce sens que les théories pragmatistes ont d’ailleurs été reprises par Noiriel. Il est également possible de considérer les thèses de Rorty et White comme une forme de défense du pluralisme démocratique : il s’agit pour l’homme contemporain de ne pas se trouver emprisonné par le passé et par une lecture univoque qui en serait faite. C’est une exigence éthique qui trouve aussi son expression sous la plume de Ricoeur et qui rejoint, comme nous l’avons montré, une des préoccupations essentielles d’une certaine pensée libérale, héritée de Stuart Mill, à savoir la crainte de la paralysie et d’un savoir figé qui serait un frein à la liberté de pensée. Les ramifications idéologiques du pragmatisme et du linguistic turn rendent de fait ces doctrines particulièrement aptes à nous faire comprendre un certain nombre de problèmes historiques qui ont été développés par le XVIIIe et le XIXe siècles. Cette convergence explique pourquoi, sans nous prononcer sur leur nature ontologique, nous devons les considérer comme des outils opératoires, ne serait-ce qu’à titre contextuel, pour comprendre les différentes utilisations de l’Histoire qui apparaissent dans les textes jusqu’au XIXe siècle. Ces pratiques prouvent enfin que pour séduisantes qu’elles soient, les thèses intentionnalistes, qui visent à séparer de façon univoque littérature et histoire, voire littérature et fiction, ne peuvent évacuer la question du statut rhétorique de l’historien dans son œuvre ni des rapports complexes qui peuvent exister entre les protocoles qu’il est censé défendre et les citations qu’il ne peut prendre pleinement en charge. C’est dans cet espace que la poétique de l’écriture historique garde tout son sens et qu’une étude textuelle comparatiste trouve sa légitimité.
106 The Enchanteress of Florence, New York, Random House, 2008.
Notes
- [1]
Carlo Ginzburg, « Tactiques et pratiques de l’historien. Le problème du témoignage : preuve, vérité, histoire », in Tracés. Revue de Sciences humaines[en ligne], 7 | 2004, mis en ligne le 10 février 2009. URL : http://traces.revues.org/index2823.html qui reprend les thèses exposées dans Carlo Ginzburg, “Just One Witness, » in Probing the Limits of Representation: Nazism and the « Final Solution », éd. Saul Friedlander, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1991, p. 82-96.
- [2]
Roger Cartier, Au bord de la falaise, Paris, Albin Michel, 1998, le chapitre « Figures rhétoriques et représentations historiques » a été publié une première fois en 1993.
- [3]
Johann Petitjean, « Raconte-moi une histoire. Enjeux et perspectives (critiques) du narrativisme », in Tracés. Revue de Sciences humaines, Numéro 13 (2007), « Où en est la critique ? », p. 187.
- [4]
Voir la conclusion de François Bédarida qui se félicite de cette spécificité et qui pose l’historiographie française en gardienne du temple. Par un effet de glissement rhétorique, il rassemble dans un espace de cinq lignes post-modernistes, nihilisme nietzschéen, falsificateurs, négationnistes et thèses de Hayden White. Voir L’Histoire et le métier d’historien en France 1945-1995, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995, p. 422.
- [5]
Le point de départ du linguistic turn peut être situé au moment de la publication par Richard Rorty vers la fin des années 60 d’un recueil d’articles intitulé : The Linguistic Turn. Recent Essays in Philosophical Method, Chicago, University of Chicago Press, 1967. Pour le lecteur français, le terme de « Linguistic » fait office de faux amis, il s’agit moins ici de renvoyer à la discipline universitaire qu’à la notion de langue comme medium.
- [6]
On peut citer notamment : « Literature and its others », University of Turku, Finland, 8-10 May, 2003, « Rhetoric, Politics, Ethics », Université de Gand, 21-23 avril 2005, IAPL Conference, Freiburg Im Breisgau, 5-10 juin 206, ISCH Inaugural Conference, Université de Gand, 27-31 août 2008.
- [7]
Voir notamment Philippe Carrard, Poétique de la Nouvelle histoire, le discours historique en France de Braudel à Chartier, Lausanne, Editions Payot, 1998, p. 40-41, ou encore Roger Chartier, « Philosophie et histoire : un dialogue », in L’Histoire et le métier d’historien en France 1945-1995, op. cit., p. 159.
- [8]
Roland Barthes, « Le Discours de l’Histoire », p. 427, in Œuvres complètes II.
- [9]
Roger Chartier, op. cit., p. 161.
- [10]
Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre, itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003, p. 116-117, 210. Noiriel ne fait pas partie de ceux que François Hartog qualifie de « zélateurs de la revue History and Theory », Évidence de l’histoire, Paris, Gallimard, 2005, p. 287, mais il considère que ces débats, s’ils n’ont pas toujours abouti, ont eu le mérite de poser la question de la nature référentielle ou non du langage et de ce fait de la représentation historique (Noiriel, ibid., p. 215-216). Voir la réception de ses thèses : Etienne Anheim, « Gérard Noiriel lecteur de Rorty : l’histoire face à la philosophie pragmatiste », in Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 2004-5 (n° 51 –4bis), http ://cairn.info/article_p.php ?ID_ARTICLE, consulté le 15.02.2010, 22 :21 : « On peut être dubitatif : en quoi le recours à Rorty était-il nécessaire ici, alors que son utilisation risque manifestement de faire pencher le propos vers des conceptions de la communauté et de la vérité qui sont très problématiques ? »
- [11]
Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire in Les Assassins de la mémoire « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Éditions du Seuil, 1995, [1987], p. 141.
- [12]
Ibid. p. 148
- [13]
Ibid. p. 74.
- [14]
Voir notamment Roger Chartier, Au bord de la falaise, op. cit., p. 117-119 ; François Bédarida, op. cit., qui évoque « le principe de la quête de vérité comme intention fondamentale de la construction du savoir » ; Paul Ricoeur, Temps et Récit, Paris, Éditions du Seuil, t. 3, 1985, p. 252. Paul Ricoeur affirme la « dissymétrie fondamentale » de la fiction et du récit historique en raison des deux intentionnalités radicalement opposées qui les animent, à savoir que, dans un cas, on veut représenter une invention et que dans l’autre on veut dire ce qui s’est passé. Pour le débat Ricoeur-White, voir Frank R. Ankersmit, « The Dilemma of Contemporary Anglo-Saxon Philosophy of History », p. 18-22, ou encore L. B. Cebik, « Understanding Narrative Theory », p. 58-81, in History and Theory, Studies in the Philosophy of History, Beiheft 25, Knowing and Telling History : the Anglo-Saxon Debate, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1989. Je reviendrai sur la question cruciale de l’intentionnalité comme moyen de séparer la fiction de l’histoire.
- [15]
Keith Windschuttle rappelle que Hayden White enseignait à l’origine la rhétorique et que Dominique LaCapra, dont les thèses ne se ramènent pas aux propositions de White, exerçait dans un département de littérature comparée : voir The Killing of History, how literary critics and social theorists are murdering our past, San Francisco, Encounter Books, 2000 [1996], chapitre 8, « History as literature, Fiction, Poetics and Criticism », p. 251-278. Un compte rendu de l’ouvrage de Noiriel, Penser avec, penser contre, par Pascale Casanova fait état des mêmes griefs : malgré ses positions en faveur de Rorty, Noiriel « rappelle néanmoins que, dans ses formes les plus radicales, le Linguistic Turn est une entreprise très puissante de destruction ou d’affaiblissement de « l’histoire-science » par opposition à « l’histoire-récit » […], et que la théorie littéraire a joué un rôle central et néfaste dans cette mise en cause radicale des fondements de l’histoire et de la recherche historique. Ce rappel à la fois chronologique et conceptuel permet de faire comprendre très précisément comment certains historiens ont trouvé chez les théoriciens de la littérature des armes pour lutter dans leur propre univers ; comment ils se sont appuyés sur les prétentions totalisantes de la critique sémiologique de Barthes et de certains de ses disciples déclarés, et comment cette entreprise de déréalisation du monde (et de la discipline historique elle-même) s’est opérée au nom des affirmations les plus irresponsables des littéraires, de cette sorte d’idéalisme triomphant qui est l’idéologie professionnelle des littéraires et de leur prétention à réfuter le projet même des sciences sociales à partir de leur soi-disant découverte du caractère non référentiel du langage. », in « Littérature et histoire : interpréter l’interprète », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2004/5 n° 51-4 bis, p. 45,
- [16]
Voir plus haut.
- [17]
Gilbert Hottois, « La science postmoderne » in La Modernité en questions, de Richard Rorty à Jürgen Habermas, sous la direction de Françoise Gaillard, Jacques Poulain et Richard Schusterman, Paris, Les Éditions du Cerf, 1998, p. 29.
- [18]
Voir Richard Rorty « Metaphilosophical Difficulties of Linguistic Philosophy », in The Linguistic Turn, Recent Eessays in Philosophical Method, op. cit., p. 3. Le passage est consacré non pas à l’Histoire mais à la philosophie.
- [19]
Richard Rorty, L’Espoir au lieu du savoir : introduction au pragmatisme, édition française établie par Claudine Cavan et Jacques Poulain, traduction de Hoffnung statt Erkentniss. Einleitung in die pragmatische Philosophie [1994], Paris, Albin Michel, 1995, p. 62-70. [L’ouvrage a été publié pour la première édition en allemand]
- [20]
Richard Rorty, « Metaphilosophical Difficulties of Linguistic Philosophy », op. cit., p. 10.
- [21]
Noiriel, op. cit., p. 213.
- [22]
Keith Jenkins, On « What is History ? » from Carr and Elton to Rorty and White, Londres et New York, Routeldge, 1995, p. 104.
- [23]
Ibid., p. 98.
- [24]
Richard Rorty, L’Espoir en lieu de savoir, op. cit., p. 72.
- [25]
Ibid., p. 100
- [26]
Maurice Charland, « The incommensurability thesis », Philosophy and Rhetoric, vol. 36, 3, 2003, p. 251. Je traduis.
- [27]
Voir l’analyse que fit Ronald R. Formisano, « The Concept of Political Culture », Journal of Interdisciplinary History, 31, 3, 2001, p. 408.
- [28]
Alan Montefiore, « Identité personnelle et identité culturelle », in La Modernité en questions, op. cit., p. 212-221.
- [29]
Liliane Weissberg, « Introduction », in Cultural Memory and the Construction of Identity, éd. Dan Ben-Amos and Liliane Weissberg, Detroit, Wayne State University Press, 1999, p. 12-18. Voir également Jeanette Rodriguez, Ted Fortier, Cultural Memory, Resistance, Faith and Identity, Austin, University of Texas Press, 2007, p. 7.
- [30]
Hans Kellner, Introduction, in A New Philosophy of History, éd. Frank Ankersmit et Hans Kellner, Chicago, The University of Chicago Press, 1995.
- [31]
Keith Jenkins met clairement en rapport les positions de Rorty et celles de White : voir On « What is History ? », op. cit., p. 132 : « For, although White has his own spin on things, much of the position he holds has similarities to Rorty’s. White is too critical of any correspondence theory of Truth; of any incorrigible or entailed reading between the pas and historiography. White is also anti-essentialist, anti-teleological, anti-foundational and utopian. Like Rorty, White has no time for the idea that we know what history really is, therefore freeing it up to be whatever we want it to be, a history that, for White is useful for his own notion of utopia. This is not to say –yet again- that the actuality of the past did not exist exactly as it did, but it does mean that White thinks it can be (as it always has been) used as people desire. And White makes all this very clear. » En revanche, Carlo Ginzburg rapproche les thèses de White de l’idéalisme italien de Croce et de Gentile : en remontant jusqu’à Gentile, Ginzburg met en avant, ce qu’il considère comme les ramifications fascistes de ces mêmes thèses : voir, Carlo Ginzburg, « Tactiques et pratiques de l’historien, Le problème du témoignage : preuve, vérité, histoire. », op. cit., p. 100, note 2 : « Je ne veux pas suggérer l’existence d’un lien causal simple et unilinéaire. Sans doute, la réaction de White au néo-idéalisme italien est passée à travers un philtre [sic] spécifiquement américain. Mais même le pragmatisme de White, auquel fait implicitement référence Perry Anderson à la fin de son intervention au congrès de Los Angeles, a été vraisemblablement renforcé par le filon pragmatique (par l’intermédiaire de Giovanni Vailati) dont la présence est visible dans l’oeuvre de Croce, surtout dans la Logica. » Dans le texte de l’article (p. 100), Ginzburg suggère toutefois que le subjectivisme de White, qui, nous l’avons vu, a été dans un premier temps rapproché de l’idéalisme italien, a été renforcé par Foucault. Comme Foucault ne saurait être soupçonné de fascisme, l’historien précise que c’est un Foucault revu au travers du filtre Vico, qui, lui, a servi de source d’inspiration à l’idéalisme (fasciste) italien (p.101). Je laisse le lecteur juge. La même démonstration est réitérée pour Roland Barthes qui a aussi inspiré White.
- [32]
Voir Paul Ricoeur, Histoire et vérité, Paris, Éditions du Seuil, [1955], 1964, p. 26. Le passage se réfère à Marc Bloch et ne pourrait être soupçonné de post-modernisme.
- [33]
Voir Alun Monslow, Deconstructing History, Londres et New York, Routledge, [1997], 2006, p. 149.
- [34]
« ‘Tis evident there is no point of ancient history, of which we can have any assurance, but by passing thro’ many millions of causes and effects, and thro’ a chain of arguments of almost an immeasurable length. Before the knowledge of the fact cou’d come to the first historian, it must be convey’d thro’ many mouths, and after it is committed to writing, each new copy is a new object, of which to connexion with the foregoing is known only by experience and observation. Perhaps, therefore, it may be concluded from the precedent reasoning, that the evidence of all ancient history must be now lost; or at least, will be lost in time, as the chain of causes encreases, and runs on to a greater length. » David Hume, A Treatise of Human Nature, éd. Ernest G. Mossner, Londres, Penguin Books, (1969) 1984, p.195
- [35]
Voir Fiona McIntosh-Varjabédian, Clio et Epiméthée, du regard rétrospectif et de l’écriture de l’histoire, Genève, Champion, 2010, p. 12.
- [36]
Richard Rorty, L’Espoir au lieu du savoir, op. cit., p. 35.
- [37]
Roger Chartier, op. cit., p. 121 : « Pour pouvoir la [la réécriture radicale de l’histoire contemporaine] récuser sans abandonner les principes qui commandent toute son œuvre, Hayden White est conduit à avancer une distinction que je trouve quelque peu problématique ». Bédarida, dans « Une invitation à penser l’histoire : Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire et l’oubli » parle, p. 738, de « la contribution écartelée et peu convaincante de Hayden White »
- [38]
Hayden White, « The Politics of Interpretation : discipline and de-sublimation », Critical Inquiry, vol. 9 –1, The Politics of Interpretation, sept. 82, p. 132-133. L’article est précisément celui que commente Ginzburg, op. cit.
- [39]
Voir Fiona McIntosh-Varjabédian, De l’écriture de l’histoire, op. cit., passim.
- [40]
Frank Ankersmit, Historical Representation, Stanford, Staford University Press, 2001, p. 44-45.
- [41]
Voir notamment Richard T. Vann, « Historians and Moral Evaluations, in History and Theory, Studies in the Philosophy of History, theme issue 43, déc. 2004, p. 3-30.
- [42]
Hayden White, « The Politics of Interpretation », op. cit., p. 133. Je pense, en raison des nombreux exemples qui ont été tirés du XVIIIe siècle, que l’argument a été directement inspiré des plaintes que les historiens du XVIIIe siècle ont formulées au sujet du manque de documents concernant les périodes les plus anciennes.
- [43]
Carlo Ginzburg, « Tactiques et pratiques de l’historien », op. cit., p. 104.
- [44]
Hayden White, op. cit., p. 2, 28-29.
- [45]
Ce qui n’est pas le cas des génocides et de la Shoah.
- [46]
Figural Realism, op. cit., p. 28-29. C’est un texte qui est peu cité par les historiens bien que sa première publication sous forme d’article date de 1988 ; voir « Figuring the Nature of the Times Deceased : Literary Theory and Historical Writing » in The Future of Literary Theory, éd. Ralph Cohen, Londres, Methuen, 1988.
- [47]
Frank Ankersmit, Historical Representation, op. cit. et sa distinction entre ce qui relève de la description (faits) et ce qui relève de la représentation et qui dépend du rendu, p. 42-44.
- [48]
Randolp D. Pope revient sur la notion de « temporary agreement » qui remplace pour Rorty la notion de vérité. Voir « Richard Rorty Questions All, Including Us », in Comparative Critical Studies, Legacies, vol. 7, n° 2-3, 2010, p. 348.
- [49]
A. Dirk Moses, « Hayden White, Traumatic Nationalism, and the Public Role of History Author(s) », in History and Theory, Vol. 44, No. 3 (Oct., 2005), http://www.jstor.org/stable/3590818 consulté le : 29/01/2010 07:23, p. 326-327, 331.
- [50]
Voir commentaire que fait Frank Ankersmit de ses positions, « Rorty and History », New Literary History, vol. 39, 1, hiver 2008, p. 85 : « The idea here is that Truth is what proves to be the outcome of the “conversation” of scientists and historians. » De ce fait, il considère que le rejet de la vérité comme correspondance ne conduit pas Rorty à être relativiste.
- [51]
Richard T. Vann, « The Reception of Hayden White », in History and Theory, Vol. 37, No. 2 (May, 1998), http://www.jstor.org/stable/2505462, consulté le : 29/01/2010 07:22, p. 155 : « But the problem for the historical realist, or the advocate of « faithfulness to the facts » as a criterion, is how to defend the position that there is only one accurate description or redescription of events and only one way to select all the pertinent evidence and exclude every-thing else. The problem of the historian’s selectivity, and its relationship to the issue of objectivity, has been curiously neglected in the philosophical literature ».
- [52]
Figural Realism, op., cit., p. 28.
- [53]
Ibid., p. 30.
- [54]
Richard Rorty, L’Espoir au lieu du savoir, op. cit., p. 100.
- [55]
Idid.
- [56]
Carlo Ginzburg, op. cit., p. 102-103 : « Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, le subjectivisme – y compris le subjectivisme radical – avait un ton nettement intransigeant. Dans une situation où désir était considéré comme un mot de gauche, réalité (y compris l’insistance sur les « faits réels ») avait un air décidément de droite. Cette perspective simpliste, pour ne pas dire suicidaire, est aujourd’hui largement dépassée : dans le sens où les attitudes impliquant une fuite substantielle de la réalité ne sont plus le privilège d’étroites fractions de la gauche. Chaque tentative d’expliquer le charme vraiment singulier qui entoure aujourd’hui, même en dehors des milieux académiques, les idéologies sceptiques, devrait tenir compte de tout cela. »
- [57]
Hans Kellner, A New Philosophy of History, introduction, op. cit., p. 13.
- [58]
Je tiens à préciser que je partage en grande partie leurs réserves sur ce point.
- [59]
Voir commentaire d’Etienne Anheim sur ce qu’il considère comme tirer « des traites sur le futur ». Si Rorty évite de justifier le « fait accompli », il laisse à la génération la responsabilité du jugement et de la décision. Voir « Gérard Noiriel lecteur de Rorty : l’histoire face à la philosophie pragmatiste », Revue d’Histoire moderne et contemporaine 2004 (51-4bis), § 12, http///www.cain.info/article_p.php ?ID_ARTICLE, consulté le 15/02/2010 22 :21.
- [60]
Rorty dans L’Espoir au lieu du savoir, op. cit., envisage, à l’instar de Hume « le progrès moral comme un progrès de sentiment. » p. 107.
- [61]
Thomas Rawson Birks, Modern utilitarism, or the Systems of Payley, Bentham and Mill, examined and compared, Londres, Macmillan and C°, 1874, p. 2.
- [62]
Ibid., p. 19. On remarquera une définition du bonheur très proche de celle que développe Rorty: « It consists, then, mainly, in the exercise of the social affections ; in the exercise of our faculties, whether of body or mind ; in the pursuit of some engaging end ; in the prudent constitution of the habits, or to set them in such a way that every change may be for the better. », ibid., p. 23.
- [63]
Voir notamment Frank Ankersmit, Historical Representation, op. cit., le chapitre 3 (Gibbon and Ovid : History as Metamorphosis), chapitre 4 (The Dialectics of Narrativist Historicism) qui est aussi largement consacré à Gibbon, à Humboldt et à Ranke.
- [64]
Voir Hugh Blair, Lectures on Rhetoric and Belles Lettres, 1783.
- [65]
Auguste Comte, Système de politique positive ou traité de sociologie instituant la religion de l’humanité, contenant la Dynamique Sociale ou le traité du progrès humain, réimpression de l’édition 1851-1881, Osnabrück, Otto Zeller, 1967, p. XXXIV.
- [66]
Ibid., p. XXXVII. Remarquons que les verbes passent au futur à partir de la page XLV lorsque Comte s’écarte d’une France décidément trop révolutionnaire pour lui et se tourne vers une Russie qui avec la Turquie devrait porter la bannière de l’avenir positif.
- [67]
Ibid., p. 18-19.
- [68]
John Stuart Mill, Auguste Comte and Positivism, Londres, N. Trübner & Co, 1866, 2e edition, [1865], p. 6: “We have no knowledge of anything but Phaenomena; and our knowledge of phaenomena is relative, not absolute. We know not the essence, nor the real mode of production, of any fact, but only its relations to other facts in the way of succession or of similitude.” Je traduis.
- [69]
Comte, Système de politique positive, op. cit., p. 22-23.
- [70]
Victor Cousin, Histoire générale de la philosophie, depuis les temps les plus anciens jusqu’au XIXe siècle, 12e édition revue par l’auteur et publiée par Bathélémy Saint-Hilaire, Paris, Emile-Perrin, 1884 [1863 pour la 1re édition qui s’arrêtait au XVIIIe siècle], p. 23, 26.
- [71]
Ibid., p. 28.
- [72]
Ibid., p. 526.
- [73]
Ibid., p. 531.
- [74]
Ibid., p. 482
- [75]
Ibid., p. 490.
- [76]
Gabriel Monod, « Introduction : du Progrès des études historiques en France depuis le XVIe siècle », in Revue historique, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie, t. 1, janvier à juin 1876, p. 26.
- [77]
Ibid.
- [78]
Voir Paul Ricoeur, Du texte à l’action, essais d’herméneutique II, Paris, Editions du Seuil, 1986, p. 198-199, où il commente l’utilisation des lois générales en Histoire et insiste sur la faiblesse épistémologique « des lois générales alléguées ou tacitement admises. »
- [79]
Voir plus haut, Mill, Auguste Comte and Positivism, op.cit., p. 6.
- [80]
Cousin voue une admiration sans borne à Thomas Reid en particulier.
- [81]
Ibid., p. 519-520 : « Dans la conscience est la certitude primitive et permanente où l’homme se repose naturellement et où doit revenir le philosophe après tous les détours et les égarements, de la réflexion. La libre spéculation est un océan immense : les systèmes philosophiques sont condamnés à de perpétuelles vicissitudes ; mais dans ce mouvement sans terme mais non pas sans loi, nous avons du moins une boussole, nous avons un ciel toujours visible pour diriger notre course ; cette boussole est la méthode psychologique, ce ciel est la raison manifestée dans la conscience »
- [82]
John Stuart Mill, Utilitarianism, Londres, Longmans, Green, Reader et Dyer, 1867 [1863] 3° édition, p. 35.
- [83]
John Stuart Mill, On Liberty, intro. Gertrude Himmelfare, Londres, Penguin Classics, 1985 [1859], p. 89. De la liberté, trad. Lenglet-White, préface Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, 1990, p. 102 : « Mais assurément, cette affirmation selon laquelle la vérité triomphe toujours de la persécution est un de ces mensonges que les hommes se plaisent à transmettre – mais que réfute toute expérience – jusqu’à ce qu’ils deviennent des lieux communs. L’histoire regorge d’exemples de vérités étouffées par la persécution ; et si elle n’est pas supprimer, elle se perpétuera encore des siècles durant. »
- [84]
Ibid., p. 85.
- [85]
On Utilitarianism, op. cit., p. 1-2.
- [86]
Ibid., p. 20.
- [87]
Ibid., p. 21 : progrès médicaux et de l’hygiène, recul de la pauvreté, progrès des sciences, des institutions sociales
- [88]
Ibid.
- [89]
Voir Rorty, L’Espoir au lieu du savoir, op. cit., p. 127 : « nous n’envisageons pas le progrès intellectuel et le progrès moral comme une progression vers le Vrai, le Bon, le Juste, mais comme un élargissement du pouvoir imaginatif. L’imagination, pour nous, est la pointe acérée de l’évolution culturelle ; c’est le pouvoir qui – en période de paix ou de prospérité – opère sans trêve pour rendre le futur de l’homme plus riche que son passé. » La convergence avec Mill me semble évidente et révélatrice.
- [90]
Augustin Thierry reprend ce type de lecture lorsqu’il se sert des conquêtes municipales pour montrer l’établissement progressif des libertés sociales au Moyen Âge et pendant l’Ancien Régime.
- [91]
Mill, On Utilitarianism, op. cit., p. 24.
- [92]
Mill, On Liberty, op. cit., p. 122.
- [93]
Mill, On Liberty, op. cit., p. 101.
- [94]
Pour Ricoeur, il faut retenir l’hypothèse aristotélicienne de la pluralité des niveaux de scientificité, pour que l’action politique reste possible voir Du texte à l’action, op. cit., p. 334-335.
- [95]
Jeremy Bentham, Introduction to the Principles of Morals and Legislation [1780], Londres, Payne and Son, 1789, p. 8, préface : « Common Law, as it stiles itself in England, judiciary law, as it more aptly be stiled every where, that fictitious composition which has no known person for its author, no known assemblage of words for its substance, forms every where the main body of the legal fabric: like that fancied aether, which, in default of sensible matter, fills up the measure of the universe. Shreds and scraps of real law, stuck on upon that imaginary ground, compose the furniture of every national law. What follows ? –that he, for the purpose just mentioned or for any other, wants an example of a complete body of law to refer to, must begin with making one. »
- [96]
Ceci est également conforme à l’usage de l’Histoire dans la rhétorique traditionnelle et à la nécessité pour l’orateur selon Cicéron d’avoir une bonne connaissance de ce domaine du savoir.
- [97]
Ricoeur, Du texte à l’action, op. cit., p. 306.
- [98]
Bentham, Introduction to the Principles, préface, op. cit., p. 8
- [99]
Ibid., introduction p. II, III.
- [100]
Œuvres complètes de Condorcet, publiées par A. Condorcet O’Connor et M.F. Arago, Paris, Firmin Didot, 1845, vol. 1, L’Application du calcul aux sciences politiques, p. 548.
- [101]
Ibid. p. 310
- [102]
Ibid, p. 155.
- [103]
Du texte à l’action, op. cit., p. 255.
- [104]
« Philosophie et Histoire : un dialogue », op. cit., p. 163.
- [105]
John R. Searle, Expression and Meaning, Studies in the Theory of Speech Acts, Cambridge, Londres, New York, Melbourne, Cambridge University Press, 1979p. 68.
- [106]
John R. Searle, Expression and Meaning, p. 73. Ce point de vue est nuancé par Anne Reboul : l’auteur doit s’engager au sujet des éventuelles incohérences qu’il créerait à l’intérieur de l’univers fictionnel, en revanche, il n’est pas obligé de s’engager s’il modifie consciemment tel ou tel fait vérifiable pour des raisons d’expressivité narrative, il ne s’agit ni à proprement parler d’un mensonge, ni d’une erreur. Voir « The Logical Status of Fictional Discourse : what Searle’s speaker can’t say to his reader », in Speech Acts, meaning and Intentions, Critical Approaches to the Philosophy of John R. Searle, éd. Armin Burkhardt, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1990, p. 349.
- [107]
Voir Volker Neuhaus, « Illusion and Narrative Technique : the Nineteenth Century Historical Novel Between Truth and Fiction », in Aesthetic Illusion, Theoretical and Historical Approaches, éd. Burwick, Pape, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1990, p. 280.
- [108]
Kalle Pihlainen, « Moral of the Historical Story : Textual Differences in Fact and Fiction », in New Literary History, vol. 33, winter 2002, p. 39.
- [109]
Ibid., p. 49.
- [110]
Kalle Pihlainen, “The Confines of the Form: Historical Writing and the Desire that It Be what It Is Not”, in Tropes for the Past. Hayden White and the History / Literature Debate, éd. Kuisma Korhonen, Amsterdam/New York, NY, Rodopi, 2006, p.57
- [111]
Kalle Pihlainen, “ Performance and the Reformulation of Historical Representation”, in Storia della Storiografia, 51/ 2007, p. 4.
- [112]
Voir le débat qui sépare Camus de Barthes sur la liberté de l’auteur d’imposer une interprétation : Lettre d’Albert Camus à Roland Barthes, 11 janvier 1955, in Roland Barthes, Oeuvres completes, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p.457-458.
- [113]
Voir Dominique LaCapra, History in Transit, Experience, Identity, Critical Theory, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2004, p. 1-2, où il commente le titre de l’ouvrage.
- [114]
Temps et Récit I, p. 129.
- [115]
Kalle Pihlainen, « The Moral of the Historical Story », p. 42.
- [116]
C’est la définition de la décontextualisation que retient notamment Jean Bessière, voir « Notes sur la décontextualisation. Quelques perspectives contemporaines », in Littérature et Théorie, Intentionnalité, Décontextualisation, Communication, éd. Jean Bessière, Paris, Champion, 1998.
- [117]
Voir Christopher Herbert qui met en parallèle les notions de cohérence en Histoire et en poésie. Il rejette dans les deux cas une conception des sciences ou de la littérature qu’il considère obsolète et trop entachée de romantisme : « The Conundrum of Coherence », in New Literary History, 2004, 35, p. 180-206, passim.
- [118]
Le problème est abordé sous un autre angle également par Anne-Gaëlle Robineau-Weber. Voir « La littérature et son histoire du point de vue des savants : un dialogue entre Georges Cuvier et Alexander von Humboldt (1800-1845) » in La Bibliothèque comparatiste, www.vox poetica.org, consulté 09/07/10
- [119]
Gérard Genette, Fiction et Diction, Paris, Ed. du Seuil, 1979, 2004, p. 88.
- [120]
L’historiographie britannique semble plus conservatrice en ce domaine puisque M.C. Lemon, The Discipline of History and the History of Thought, définit l’histoire comme une interprétation narrative et comme une explication des actions et des intentions humaines. Son point de vue est commenté par Alun Monslow, Deconstructing History, Londres, Routledge, 2e édition, 2006, p. 5.
- [121]
Linda Orr, « The Revenge of Literature : A History of history », in New Literary History, 18, p. 1-22, passim.
- [122]
Philippe Carrard, Poétique de la nouvelle histoire, Éditions Payot Lausanne, p. 89
- [123]
Ibid., p. 98.
- [124]
Voir Kalle Pihlainen, « Moral of the Historical Story », op. cit., p. 41.
- [125]
« Article Histoire », in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, Paris, Le Breton, 1765, t. 8, p. 220, consultable http://portail.atilf.fr/cgi-bin/getobjet_?a.57:336./var/artfla/encyclopedie/textedata/image (8-220)
- [126]
Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, Paris, 1975, p. 284.
- [127]
Ibid., p. 288.
- [128]
Voir le commentaire que fait François Dosse, « Michel de Certeau et l’écriture de l’histoire », Vingtième siècle, revue d’histoire, 2003/2, p. 33.
- [129]
Michelet, La Sorcière, éd. Viallaneix, Paris, Garnier Flammarion, 1966 (1867), p. 60.
- [130]
Ibid., p. 78, note.
- [131]
Nous nous trouvons devant le cas inverse de celui qu’a étudié Anne Reboul, in « The Logical Status of Fictional Discourse : what Searle’s speaker can’t say to his reader », p. 349, in Speech Acts, Meaning and Intentions, Critical Approaches to the Philosophy of John R. Searle, éd. Armin Burkhardt, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1990., p. 360 : « […] when the speaker of a nonserious speech pretends to refer to a fictional character, he creates this character to whom it is possible from then on to (truly) refer in a serious speech about fiction. »
Pour citer cet article
Fiona McIntosh-Varjabédian, "L’écriture de l’histoire et la légitimité des études textuelles.Peut-on encore parler de linguistic ou de cultural turn en littérature générale et comparée ?", SFLGC, "Bibliothèque comparatiste", 2011., URL : https://sflgc.org/bibliotheque/mcintosh-varjabedian-fiona-lecriture-de-lhistoire-et-la-legitimite-des-etudes-textuelles-peut-on-encore-parler-de-linguistic-ou-de-cultural-turn-en-litterature-genera/, page consultée le 21 Décembre 2024.