Poétique et genre
ARTICLE
III. L'approche centrale: définir le "travail épique" par l'étude de textes canoniques
Face au défi que j'appelle ici "d'Etiemble", mes propres travaux représentent l'approche la plus classique: centrés d'emblée sur l'épopée primaire (à la différence des travaux sur les marges et les transformations du genre) et pour en dégager la théorie particulière (à la différence de ceux de Foley qui, au-delà, cherchent à construire la théorie de la littérature orale), ils s'appuient sur la démarche inductive comparatiste, avec son va-et-vient caractéristique entre général et particulier.
Le plaisant est que cette approche si classique a mené à renverser radicalement la vision de l'épopée. Texte novateur et non pas figé, qui affronte la situation politique précise de l'époque de sa composition, l'épopée s'est révélée un moyen intellectuel de première grandeur, seul capable de penser une crise si profonde qu'elle semblait insoluble1 .
A partir d'hypothèses nées de la fréquentation d'un bon nombre d'épopées majeures2 , la démarche a consisté en effet à analyser complètement trois épopées de traditions très différentes: antique (l'Iliade), romane (La Chanson de Roland) et japonaise (Hôgen et Heiji monogatari, fonctionnant en diptyque). Complètement, c'est-à-dire dans leur globalité et jusque dans leurs détails (plusieurs centaines de pages d'analyse pour chacune dans la version pour l'HDR), en les replaçant précisément dans leur contexte historique. Les textes épiques japonais sont immédiatement cités quand on cherche à récuser les critères définitoires habituels de l'épopée: tard venues (après le roman, et dans une civilisation qui n'a vraiment rien de primitif), en prose, portant sur des faits historiques avérés et récents, ils sont assez différents pour répondre en profondeur à l'appel d'Etiemble. En même temps, réduire le corpus de cette (première) recherche à trois textes évitait le nouvel écueil. En évitant la confusion avec l'ensemble des textes épiques ou héroïques, cela rendait possible un comparatisme "spécifiant", qui chercherait la cohérence profonde de chaque texte en même temps qu'il tâcherait de construire une théorie générale3 .
Précisons tout de suite que ce qui s'est dégagé - l'épopée comme outil intellectuel, et le "travail épique" comme définitoire de l'épopée -, n'est qu'une potentialité du genre et de la littérature. Bien des textes qui ont été nommés "épopée" n'ont pas joué le rôle que je vais décrire. Et peut-être même parmi eux des textes qui ont joué un rôle fondateur. Mais quand elle existe cette potentialité est remarquable. Il ne s'agit en effet de rien de moins que de trouver par la littérature la sortie "par le haut" d'une crise politique que les moyens auxquels on a recours d'habitude (rituels ou intellectuels) n'ont pas pu régler.
On se contentera ici de schématiser les résultats de la recherche4 : la guerre est la métaphore d'une crise politique contemporaine; le "travail épique" est polyphonique; le résultat est une nouveauté politique quasiment inaudible.
La guerre, métaphore de la crise politique
Quand on "remet les épopées dans leur contexte historique", le premier résultat c'est de s'apercevoir que le monde où ils s'élaborent est secoué par une crise politique intense.
L'exemple du Japon est particulièrement clair et intéressant, parce que la chronologie y est différente de ce à quoi nous sommes habitués. La féodalité au Japon apparaît très tard, après plusieurs siècles d'un gouvernement profondément influencé par l'administration chinoise, et qui se montre efficace. Pendant toute la période de Heian (794-1185), le pays est en paix, gouverné par un système subtil de répartition des pouvoirs entre l'Empereur et une grande famille noble, les Fujiwara. Pas de guerres5 , pas même de condamnations à mort, un mode de règlement des conflits et d'administration qui a parfois prêté à sourire6 , mais qui a assuré l'équilibre et la coexistence sans violence entre les acteurs politiques. La civilisation qui s'élabore durant toute cette période est d'un raffinement extrême, et l'esthétique, au centre des préoccupations, imprègne toute la vie de la Ville7 . Or, dans cette capitale à l'abri de la violence depuis trois siècles et demi, où les badauds ne voient passer les nobles, dans leurs chars à bœufs, que pour processions et parties de plaisir, c'est soudain le déferlement de guerriers à cheval, qui manœuvrent et massacrent. C'est que pour la première fois deux membres de la famille impériale, avec des droits au trône équivalents, ont décidé de faire appel aux guerriers des provinces pour soutenir leur cause. Le résultat c'est la naissance dans le sang d'une féodalité telle qu'elle nous est familière. Les historiens savent maintenant que la continuité n'a pas été véritablement rompue: que le monde de Kamakura (1186-1336) n'est pas radicalement différent de celui de Heian. Mais pour les contemporains, c'est la "fin du monde". Pendant quatre siècles, les intellectuels, lettrés et hommes politiques, vont chercher une solution politique qui puisse ramener la paix - en vain. C'est à ce moment que l'épopée, inexistante au Japon jusqu'alors, fait son apparition. Les textes épiques japonais s'élaborent à partir de la fin du XIIème siècle, dans cette époque que l'on a pu appeler celle du "Monde à l'envers"8 .
Pour ce qui est de la France et de la Chanson de Roland, la crise qui secoue le XIème siècle français est telle qu'on longtemps parlé d'"anarchie féodale". Le roi n'a presque plus de pouvoirs, le pays est dominé par une multitude de seigneurs qui se défient de motte à motte. C'est l'apparition des "chevaliers", mais pas encore de la chevalerie: le jeu de mots classique est au contraire "militia/malicia": les chevaliers incarnent le mal. Les institutions cherchent à agir: l'église cherche désespérément à encadrer cette nouvelle classe sociale, sans grands résultats pendant le XIème siècle. Les clercs, eux, cherchent à penser un nouvel ordre, en vain là encore9 .
Enfin, si les spécialistes débattent depuis toujours de la date précise de composition de l'Iliade, tous sont d'accord pour dire qu'il s'agit d'une production de l'Age Sombre, entre le XIIème et le VIème siècles avant J.-C10 . C'est là un moment de bouleversement intense. Les royaumes de l'époque mycénienne sont abattus, il n'y a plus nulle part dans le monde "grec" de vie politique organisée, plus de grands palais administrant de grands biens, plus d'écriture. Or c'est dans cette période que la royauté patriarcale ancienne va être remplacée par celle des premières Cités grecques11 . Ce sera une royauté radicalement différente: le roi y est responsable devant son peuple, et non chef incontesté - on sera là bien plus proche de la démocratie que de la royauté patriarcale12 . C'est le moment dans lequel l'Iliade s'élabore, et ma thèse est que l'Iliade est le moyen intellectuel de l'inventer13 .
Dans une série de grands textes - dont ceux-ci font partie de façon éminente -, en effet, la guerre est une façon de parler de cette crise politique. Elle en donne une métaphore, c'est-à-dire qu'elle va à la fois déplacer et mimer.
Déplacer: c'est le rôle du premier des trois conflits que Paquette dégage dans toute épopée, la guerre extérieure, qui est une guerre ancienne ou mythique14 . Elle représente un détour, une mise à distance. On ne parle pas de la crise contemporaine, on semble à peine parler de politique: on raconte des histoires, anciennes. Mais ces histoires miment la crise, en reproduisent les lignes de force. Roland et Olivier s'affrontant dans les "scènes du cor", c'est la mise en scène des deux positions politiques possibles dans la Francia du XIème siècle. Vaincre et mourir pour son honneur personnel ou se préserver pour le service de Charlemagne que l'on fait passer avant tout, voilà l'une des questions essentielles aux XIème et XIIème siècles, posée dans le cadre d'une situation différente mais homologue. De même, la colère d'Achille face à l'injustice d'Agamemnon qui lui a pris sa captive, c'est la rébellion face au pouvoir autocrate: la première étape, le premier pas vers une redéfinition de la royauté15 . Il y faudra bien d'autres pas. Le "travail épique" ce sera cela: reprendre inlassablement les termes du problème d'"aujourd'hui" dans un autre cadre, jusqu'à éclaircir les enjeux. Faire jouer devant l'auditeur des personnages placés dans des situations homologues, suivre leur logique, montrer les conséquences de leurs décisions et des options politiques qu'ils représentent, jusqu'au bout.
Tout cela sans jamais théoriser, avec les moyens de la littérature. Le lieu de l'élucidation est la narration; l'outil essentiel le parallèle, sous toutes ses formes. Le parallèle-différence (la sugkrisis des Grecs, la comparatio des latins) confronte deux éléments pour mieux cerner chacun d'eux: Hector contrasté à Diomède et Pâris au chant VI, puis, une fois que la posture politique qu'il représente est suffisamment précise et riche, affronté à Achille. Leur duel condensera alors les enjeux du texte tout entier. Le parallèle-homologie, lui, permet de "rejouer" indéfiniment les mêmes situations, pour en saisir la portée et faire pressentir la structure sous l'anecdote. Dès le chant I, l'affrontement entre Achille et Agamemnon est repris, "rejoué", par un affrontement homologue entre Zeus et Héra. Zeus a réussi autrefois ce qu'Agamemnon tente aujourd'hui; il a imposé un pouvoir autocratique, la communauté des dieux n'est plus qu'obéissance16 . Même processus à l'œuvre dans la Chanson de Roland, où Roland est contrasté à Ganelon et à Olivier, puis la position du roi précisée par l'homologie entre Charlemagne et Roland. Le parallèle permet aussi d'autres effets: ainsi la construction de paradigmes - ensembles structurés qui émergent de la narration apparemment linéaire. C'est dans le Hôgen et le Heiji monogatari qu'on trouve ce type d'outils17 . La succession d'actes vertueux transformée en paradigme de l'excellence des guerriers, l'utilisation du récit des châtiments infligés aux rebelles et de leurs conséquences pour construire une réflexion dépassionnée sur la nécessité de la clémence pour "extirper la rébellion": le Hôgen et le Heiji manient des outils plus élaborés que d'autres épopées. Ce n'est pas étonnant dans un pays formé depuis des siècles par la pensée chinoise.; et c'est peut-être la raison pour laquelle ils réussissent le tour de force de se passer de la mise à distance par la guerre ancienne ou mythique. On a là en effet un des rares exemples d'épopée qui réussissent à raconter la crise contemporaine elle-même - pour en construire une image sans partialité ni préjugés. Car l'essentiel est là: l'épopée ne se contente pas de faire surgir des structures et du sens par le récit d'une crise homologue; elle le fait de façon assez impartiale et profonde pour qu'un jugement puisse émerger, et la nouveauté se créer.
Travail épique et polyphonie
S'il fallait caractériser l'épopée d'un seul mot, ce serait "polyphonie", au sens le plus plein que le mot a chez Bakhtine: non pas seulement "dialogisme" mais bien présence de "voix également valides", heurt de vérités contradictoires dont aucune n'est privilégiée. C'est le trait essentiel de l'épopée, ce qui la distingue des innombrables récits héroïques simples qui présentent sans ombres le "Veni, vidi, vici" d'un Persée délivrant Andromède. Cette polyphonie est indispensable - et son absence signe l'échec de l'épopée. Historiquement, on l'a vu, la crise n'a pas pu être résolue par les moyens conceptuels. Cela signifie que l'on ne sait pas d'avance quel chef a le droit pour lui, quelle position politique est valide - et invalide les autres. La solution épique, ce sera donc d'"essayer" les divers possibles, de les prendre au sérieux: de suivre leur logique sans décider d'avance de leur valeur respective. En un mot, d'instaurer une véritable polyphonie. Si l'épopée peut parfois faire émerger une solution, c'est justement parce qu'elle prend chaque position au sérieux, qu'elle pousse la logique de chacune jusque dans ses dernières conséquences - par la multiplicité des personnages, des parallèles. On voit l'intérêt de narrer des histoires qui semblent parler de tout autre chose, et l'intérêt du détour par la guerre ancienne ou mythique: c'est se mettre à l'abri des préjugés que le raisonnement sur la crise contemporaine amène presque automatiquement18 . Et aussi la nécessité du travail épique et de sa longueur.
Car la polyphonie n'est pas aisée, et elle n'est pas un donné. Le premier mouvement de l'épopée, c'est bien au contraire de tâcher d'établir un ordre artificiel - comme le fait la foule des récits héroïques. C'est un premier traitement du thème de la guerre, ce que j'appelle "apprivoiser Arès" - Arès, le dieu grec qui symbolise le carnage, la guerre dans toute sa violence déchaînée. Un récit guerrier, presque toujours, va nous donner de la guerre une épure, une image simplifiée. C'est l'une des raisons pour lesquelles on a pu parler de "transparence" et d'"immédiateté" pour l'épopée, qui serait œuvre de "souriant(s) Homère". De fait, la mêlée qui caractérise la "vraie" guerre est presque absente. Les combats sont des successions de duels, qui ramènent la confusion à l'ordre, le carnage à une sorte de danse, dont on décrit la chorégraphie en oubliant la violence19 . Les héros sont loués au-delà de toute mesure, comme s'ils représentaient la réponse certaine et non problématique aux situations difficiles. On retrouve ici tous les traits qui sont donnés en général comme définitoires de l'épopée.
La grandeur de l'épopée, cependant, c'est de ne pas s'en tenir là. En même temps qu'elle prétend imposer l'ordre par l'organisation du récit et la louange des héros, elle va reconnaître l'échec de ce moyen trop simple. Le trait fondamental des épopées véritables, c'est qu'elles montrent que le chaos ne peut pas être annulé ainsi par la magie de la rhétorique. C'est ce que j'appelle le "retour de la confusion": le monde est montré dans toute sa contradiction. Après l'ordre de surface, la mêlée réapparaît, les héros sont montrés avec leurs limites, les ennemis cessent d'être considérés comme inférieurs20 . La polyphonie essentielle peut alors s'installer.
L'un des plus beaux exemples pourrait en être le procès de Ganelon à la fin de la Chanson de Roland. A la fin d'un texte qu'on a toujours proclamé "sans ombres", dont on affirme depuis toujours qu'il conforte les valeurs établies, se trouve un long passage qui met en scène le procès du traître. Et ce procès n'est pas gagné d'avance, loin de là. Bien sûr, les commentateurs ont raison: Ganelon est proclamé "traître" depuis le début21 . C'est le mouvement (la tentation) de simplification dont j'ai parlé. Mais le remarquable est justement que le texte ne s'en tient pas là, et ne se considère pas comme achevé avant d'avoir organisé, dans les règles, le jugement de celui qu'on prétend "évidemment" coupable. Mieux, même: tout le début du procès voit l'ensemble des barons faire bloc derrière lui. En d'autres termes, et cela me suffira dans le cadre de cette esquisse, Ganelon est bien donné comme représentant un parti, et même le parti le plus important à la Cour de Charlemagne avant la victoire du champion. Un parti, c'est-à-dire une vérité tenable, face à d'autres partis. L'important est dans cette confrontation profonde. Il n'y a pas un "traître" et un héros, une erreur et une vérité, mais des possibles constamment remis en équilibre. Le procès en est le signe le plus profond: refusant l'"évidence", il dit que les diverses vérités doivent être départagées, ne le sont pas d'emblée. Le Hôgen et le Heiji monogatari donnent aussi un exemple frappant. Au cœur du Hôgen, on trouve un dilemme personnel qui résume la confusion de la guerre civile. L'un des chefs, vainqueur, attend une récompense éclatante. L'empereur la fait dépendre de son obéissance à un nouveau commandement: qu'il mette à mort son propre père, chef du camp adverse. Le dilemme, insurmontable en pays confucianiste, c'est "faut-il mettre à mort son père quand l'Empereur l'ordonne?". C'est, au niveau privé, une homologie du dilemme essentiel de la guerre civile, où les loyautés sont écartelées entre des devoirs différents. Père contre fils, frère contre frère. Les loyautés jusque-là se renforçaient, puisque la loyauté envers l'Empereur est pensée sur le mode de la loyauté envers le père et s'appuie sur elle. Elles sont maintenant opposées. Le dilemme dit les valeurs qui s'affrontent. Là non plus il ne saurait y avoir vérité (la cause de l'Empereur) contre erreur (celle du père). Le Hôgen va chercher à résoudre le problème par le raisonnement théorique: il en présente trois successifs. Ils échouent, comme échouent les penseurs de l'époque. Le "travail épique", confrontation profonde entre une multitude de situations et de personnages, va réussir à trouver la solution véritable, que plus tard on appellera la "Voie des guerriers". C'est la solution qui, au XVIIème siècle, sortira le Japon du chaos.
Nouveauté et illusion rétrospective
Nous sommes victimes d'une illusion rétrospective en croyant à la "transparence" de l'épopée. Dans certains textes particulièrement achevés, le travail épique a si bien réussi que le problème politique est dépassé. Du coup, le monde qui nous est familier est le monde qu'a créé l'épopée - la royauté des premières Cités, la monarchie régénérée du XIIème siècle, la "Voie des guerriers". Une fois la Cité installée, la royauté qui la caractérise devient une évidence. On ne verra même plus les efforts qui ont été nécessaires pour y parvenir. Après le XIIème siècle, l'anarchie féodale est oubliée. Aussi complètement que, après le procès, la "vérité" de Ganelon face à Charlemagne: sa défaite et le supplice qui s'ensuit n'attirent pas un regard des barons qui le défendaient si fort un moment avant. Alors, ils partageaient avec lui cette vision du monde de seigneurs résolument indépendants du roi. Maintenant une nouvelle donne s'est installée, l'ancienne disparaît.
Du coup, on n'entend plus dans le texte que la "voix" de l'avenir et on croit qu'elle a toujours été là, qu'on n'a fait que conforter des valeurs préexistantes. Mais cette voix était tout à fait nouvelle. Parfois si radicalement que le texte ne peut même pas la donner comme triomphante. On l'a souvent noté: Roland reste le héros fascinant - comme Achille dans Iliade. A la fin du XIème siècle et pendant une grande partie du XIIème, la position d'Olivier est même quasi-inaudible. C'est elle que retiendra l'Histoire, mais au moment de l'élaboration du texte, dans les générations de récitations successives, il a fallu toute la puissance de la polyphonie pour la faire seulement entendre. L'essentiel, pourtant, c'est que l'épopée a réussi à faire surgir cette "voix" d'Olivier et à la faire exister. A lui donner une force de plus en plus grande, à la rendre de plus en plus précise au cours du texte, par toutes les situations où la polyphonie lui assure une validité: dans la confrontation avec Roland, mais aussi avec Ganelon, et dans l'homologie avec Charlemagne. De même, l'épopée aura réussi à construire la figure inouïe du roi "à la Hector", ou la nouvelle éthique qui réussira à dépasser la guerre civile au Japon22 .
Nous ne voyons plus cette nouveauté, parce que nous appartenons complètement au monde qu'elle a contribué à construire. Nous sommes dans l'illusion rétrospective d'imaginer que la royauté a toujours été celle de la Cité, et la chevalerie celle de la pyramide vassalique, au Japon, enfin l'éthique confucianiste qui s'est si bien imprimée dans la vision du monde des bushi qu'en parler semble un peu tautologique. L'analyse du désordre mal submergé de l'épopée permet de la faire ressurgir, et de mesurer le travail qui a été accompli.
Ce "travail" n'est assurément pas une exclusivité du genre. La tragédie, le roman, la grande comédie à leur plus haut - quand ils sont polyphoniques - font aussi surgir une nouveauté que le raisonnement conceptuel était incapable d'inventer. C'est sans doute une potentialité de la littérature tout entière, capable parfois de "penser sans concepts"23 . L'épopée est cependant probablement le genre qui porte cette potentialité au plus haut point de perfection: parce qu'elle pense des problèmes politiques de première grandeur, et qu'elle arrive parfois à l'euphorie de la création d'une nouveauté appelée à réorganiser l'avenir24 . Je propose en somme d'appeler "travail épique" cette potentialité de la littérature, même hors épopée, comme on parle d'"ironie tragique" hors de la tragédie.
IV. Sites consacrés à l'épopée, programmes de recherche et thèses en cours Cette section a vocation à s'enrichir au fil du temps. Pour signaler un site que vous aimeriez voir figurer dans cette section, merci de prendre contact avec moi par mail: florence(point)goyet(arobase)u(tiret)grenoble3(point)fr Il va de soi que les informations contenues dans les sites n'engagent en rien l'auteur de cet article, la SFLGC, ni la Bibliothèque Comparatiste en Ligne.
A. Sites consacrés à l'épopée:
a. Revues complètes, articles et thèses ou résumés de thèses http://journal.oraltradition.org L'intégralité de la revue Oral Tradition, dirigée par Joh Foley (Université du Missouri) depuis ses débuts en 1986 (10,000 pages, 500 articles) . This journal presents academic research and scholarly articles on worldwide oral traditions. In 2005, audio, video, photos and other supporting materials began to appear as “eCompanions” to texts. Open-access, free of charge, searchable, and available as downloadable files.
http://mith.ru/alb/epic/ Site russe, en russe,différent de mith.ru/epic/ cité ci-dessous, (même s'il lui est lié). Présente une petite série de thèses, d'articles et surtout (consultation février 2009) un colloque de doctorants sur l'épique, tenu en 2007. (Les bylines du XIX-XXèmes siècles sont assimilées à des épopées.)
http://homere.inist.fr/ Base ouverte au public depuis 2009, sur le site de l'INIST, par le programme Homerica (Grenoble III, voir ci-dessous). Avec le mot-clef en français on obtient aussi les travaux publiés dans d'autres langues.
b. Matériel audio, vidéo; récitations épiques complètes http://oraltradition.org/zbm Electronic edition of the South Slavic oral epic The Wedding of Mustajbey’s Son by Halil Bajgorić’s Bećirbey (Companion to the book in the Folklore Fellows Communications series, Helsinki, Finland, 2004). Includes pdf files of everything in the book, plus a “Performance” page that electronically links the original-language transcription and English translation to the commentary and the glossary of traditional meanings (Apparatus Fabulosus), all on the same digital page. An audio file (mp3) of the entire 1.3-hour epic is also available on the site.
http://www.clio.org Site du Festival "EPOS" (qui propose des récitations lors d'une nuit "Tout le monde raconte" - 1ère édition 2008). Le site propose en accès libre des récitations, de ce festival ou autres, par des récitants occidentaux. Parmi beaucoup de contes, plusieurs textes épiques.
http://www.meijigakuin.ac.jp/~watson/heike/heike.html Lien vers Fujitsu Corp., qui édite un CD proposant des extraits audios, des traductions anglaises et illustrations. Je cherche un accès en anglais pour la commande du CD.
c. Textes accessibles en ligne http://www.perseus.tufts.edu/hopper/ "Perseus". Accès à tous les grands textes grecs et latins, pas seulement épiques.
http://www.sacred-texts.com/hin/maha/index.htm On peut y trouver le texte sanskrit intégral, une translittération et la traduction anglaise de Kisari Mohan Ganguli (qui date du XIXe siècle). Le site propose aussi le Râmâyana, selon les mêmes modalités, avec la traduction du Japonais Tokunaga.
http://www.neurom.ch/mbh/home.htm de Gilles Schauffelberger et Guy Vincent, qui propose des extraits traduits et annotés du Mahâbhârata.
d. Présentations ou études d'épopées particulières http://w3.u-grenoble3.fr/homerica/ceh/publications/epea/ + le site de compte rendus: http://agora.xtek.fr/ + le podcast associé: http://podcast.grenet.fr/?page_id=290 Le programme Homerica, dirigé par Françoise Létoublon (Grenoble III), met à disposition plusieurs outils. Une revue, Gaia, dont plusieurs numéros sont en ligne intégralement ou en résumé sur le site principal. Un séminaire, (des conférences en podcast). Des compte rendus de livres (site "agora"). Recherches bibliographiques (site en collaboration avec l'INIST, listé plus haut). Sur le site principal "Homerica": documentation, iconographie, synthèses (Homère et ses contextes, réception d'Homère...).
http://www.classics.buffalo.edu/ dont le site "Homer"
http://www.caminodelcid.org/Camino.aspx?Rama=148 Site espagnol, le seul à ma connaissance, sous la direction d' Alberto Montaner
http://www.meijigakuin.ac.jp/~watson/heike/heike.html En anglais ou en japonais. Présentation du Heike monogatari, des personnages, de la situation historique, de textes littéraires liés. Mais aussi bibliographie, illustrations, liens nombreux vers d'autres sites, en particulier celui du double CD avec extraits et récitations. Résultats des recherches web personnelles de Michael Watson (Meijigakuin, éditeur du site) avec commentaires sur l'état actuel des études sur le Heike dans le monde. [A noter, des problèmes techniques pour les liens (en anglais surtout), consultations février 2009]
d. Sites de réflexion transversale, liens entre chercheurs, informations http://pathwaysproject.org La thèse est qu'Internet fonctionne sur le modèle que Foley a dégagé pour l'oralité. "A book and website, both in progress, study the homology between the dynamics of oral tradition and the internet: both operate by navigating through pathways rather than fixing or fossilizing activities via a textual format. The point is illustrated by presenting linked nodes that can be “read” in multiple ways, so that the user/reader contributes significantly to the nature of the experience."
http://mith.ru/epic/ Site russe, en russe, dont l'ambition à terme est d'ouvrir les perspectives et de s'ouvrir aux travaux récents sur les textes épiques mondiaux. Pour le moment, les travaux concernent des textes ossètes, à part "Эпический текст: проблемы и перспективы изучения", прошедшей в Пятигорске в сентябре 2006 года.
http://heroique.over-blog.com Blog des doctorants de Paris VII sur l'héroïque, lié au séminaire animé par Sandra Provini à Paris VII (2005-2008). Compte rendus de conférences du séminaire mais aussi informations variées. Le séminaire s'interrogeait sur la notion "d'héroïque". En plus des formes traditionnelles telles que l'épopée dans la culture de l'occident, d'autres formes plus courtes ont été étudies, ainsi que les modes de narration cinématographiques.
http://www.flsh.unilim.fr/ditl/ DITL, Dictionnaire International des Termes Littéraires L'article "Epopée" comprend: un article général (historique des théories sur l'épopée; Lylian Kesteloot); des articles par aires linguistiques (poésie épique arabe, indienne); mais aussi une très longue liste de corrélats utiles, certains faisant eux-mêmes l'objet d'articles. L'article de Lylian Kesteloot, déjà relativement ancien (sauf erreur le premier en son genre), donne un tableau très large et argumenté de l'histoire de la critique sur l'épopée depuis l'antiquité. Il ne se contente pas de brosser un tableau mais discute au passage les théories modernes (Zumthor en particulier). Elle vient d'ajouter un article sur l'épopée africaine.
http://www.utqueant.org/net/epos.html. Carâcara, site qui se place sous l'égide de René Thom, propose des articles accessibles en ligne et des réflexions variées, y compris comparatistes, essentiellement à propos d'épopées.
B. Programmes de recherche sur l'épique et l'épopée [un site, actuellement en reconstruction] Le CELIS (Clermont II) mène depuis plusieurs années un projet sur « Caducité et réhabilitation de l’épopée (XIXe-XXe siècle) ». Dirigé par Saulo Neiva, il a d'ores et déjà débouché sur la parution de trois livres, cités supra (Neiva 2008, 2099a, 2009b). Profondément comparatiste, il travaille sur "un corpus constitué exclusivement de poèmes dont les liens avec la tradition épique sont explicites et délibérés. Il s’agit toutefois de textes où l’esthétique de l’épopée s’est « effilochée », chaque poète se contentant de mettre en valeur certains éléments précis de cette tradition : c’est donc de façon complémentaire qu’ils contribuent à la permanence de l’esthétique de l’épopée dans l’actualité." Il cherche également à montrer que "la fortune de l’épopée à l’époque moderne s’explique en bonne partie par le système de relations intergénériques qui s’y met en place".
[Pas de site pour l'instant] GREp, "Groupe de Recherche sur l'épique". Créé dans les années 1990 par François Suard alors à Nanterre.. Dirigé depuis par Dominique Boutet (Paris IV), le séminaire cherche à la fois à construire la notion à partir de la tradition française et à se nourrir des réflexions sur les épopées étrangères.
REARE " Réseau eur-africain de recherches sur l'épopée". Fondé à l'occasion d'un des colloques de Dakar (tous les deux ans depuis 2000, voir ci-dessus), organisés par la spécialiste des épopées africaines Lilyan Kesteloot-Fongang, dans le cadre de l'IFAN (Dakar, Théodore Monod fondateur). Directeur actuel: Jean-Pierre Martin.
C. Thèses en cours (en 2009):
-Laurent Alibert (Montpellier III) "Les modalités du merveilleux dans le roman de Jaufre (roman arthurien occitan) et les Нарты Кадджытае (légendes Nartes des Ossètes)". -Gaspard Delon (Paris X) "La scène de bataille au cinéma". -Olivier Demangel (Paris VII), "La parodie du sacré sous l'œuvre de Samuel Beckett". - Bénédicte Elie, (Paris III) "Jules Michelet, Edgar Quinet et l'épopée humanitaire". -Armand Erchadi, (Paris IV) "L'épopée indo-européene, genre et valeur". -Etienne Kern (Paris X) "Poétique de la narration en vers, du Romantisme au Parnasse". -Karine Laffont (Toulouse II) "Alexandre Soumet: Mythe et imagination au sein de l'œuvre dramatique et poétique". -Karine Varenne (Paris XII) "Le Renouveau épique en Europe au XIVème siècle". -Gabrielle Lafitte (Paris VII) "Un bestiaire épique: les animaux dans la chanson de geste française au Moyen Age, figures et symboles". -Dorothée Lintner (Paris VII) "Les avatars du modèle épique chez Rabelais et les romanciers burlesques du XVIIe siècle". -Tristan Mauffrey (Paris VII) "Le récit épique, entre narration fabuleuse et consignation de savoirs. Un parcours problématique à travers trois aires culturelles - la cité grecque classique et hellénistique, la Rome augustéenne, la Chine d'époque pré-Han et Han - par trois étapes textuelles - Homère, Virgile, et le Livre des Odes". -Kumi Mitsuyoshi (Paris-Est Marne-la-Vallée) "François-René de Chateaubriand et l'écriture de l'Histoire. Essai, épopée et mémoires". -Sandra Provini (Paris VII) "Les guerres d'Italie entre chronique et épopée : le renouveau de l'écriture héroïque française et néolatine au début de la Renaissance". -Valérie Zanello (Toulouse II) "L'humanisme du cinéma contemporain occidental. la place de l'homme dans les films de guerre et les films sociaux".
V. Ouvrages et articles cités Augustyn, Joanna, "L'épopée décapitée: Jules Janin critique des Romantiques" in Déclin et confins... Beaujard, André, Sei Shônagon, son temps et son œuvre, Maisonneuve, 1934. Bédier, Les Légendes épiques, Recherches sur la formation des chansons de geste, Paris, 1913-1921. Beissinger, ; Margaret, Jane Tylus & Susanne Wofford (eds.) Epic Traditions in the Contemporary World. The Poetics of Community, University of California Press, 1999. Biardeau, Madeleine, Le Mahâbhârata: Un Récit fondateur d brahmanisme et son interprétation, Seuil, 2002. Blain-Pinel, Maire, "Pour une dynamique des genres au sein de l'épopée dans la Légende des siècles" in Formes modernes... Boutet, Dominique, Charlemagne et Arthur, Champion, 1989. Brandão, Saulo & José W. L. Torres, « Leaves of Grass : épopée du Je, élégie du Nous », in Désirs & débris... Brix, Michel, "La Voix du peuple: sur la réhabilitation de l'épopée à l'âge romantique" in Déclin et confins... 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Notes
- [1]
Voir Florence Goyet, Penser sans concepts: fonction de l’épopée guerrière, Champion, Bibliothèque de Littérature Générale et Comparée, 2006, 592 p., subventionné par la Fondation pour l’étude de la langue et de la civilisation japonaises.
- [2]
Celles dont il existe « en gros, une par aire linguistique » (Paquette, op. cit.): Iliade et Odyssée, Chanson de Roland, Mahâbhârata, Nibelungenlied, Heike, Hôgen et Heiji monogatari…
- [3]
Et le travail, en effet, allait montrer que les textes héroïques doivent être pensés en différentiel avec les épopées primitives et majeures. Le champ de l’oralité réunit une multitude de textes qui n’ont aucune raison de fonctionner de la même façon sous prétexte qu’ils ont le même thème. Le « travail épique » qui me semble caractéristique de l’épopée existe ailleurs, mais si certains textes ont été perçus comme fondateurs, c’est qu’ils le portent à un degré tel qu’ils ont pu, à travers lui, apporter une véritable, et nouvelle, solution politique. L’intérêt passionné qu’on a porté à certains textes de génération en génération serait un résultat de cette efficacité à penser la crise. Les textes héroïques, dans leur grande masse, sont au contraire le récit linéaire d’une aventure réussie: un veni, vidi, vici sans ombres ni remise en cause fondamentale des valeurs. L’épopée, me semble-t-il, s’est élaborée contre eux tout autant qu’à côté d’eux.
- [4]
Pour les détails de la démonstration, je me permets de renvoyer à mon livre Penser sans concepts et à deux articles en ligne qui en donnent une présentation un peu plus détaillée, l’un (en anglais) qui résume mes thèses : « Narrative Structure and Political Construction: The Epic at Work » Oral Tradition, 23/1 (2008), p. 15-27, http://journal.oraltradition.org/issues/23i/goyet, et l’autre qui en tire les conséquences pour l’épopée moderne : « L’épopée refondatrice : extension et déplacement du concept d’épopée », Projet Épopée, Recueil ouvert, 2016, http://ouvroir-litt-arts.univ-grenoble-alpes.fr/revues/projet-epopee/165.
- [5]
Quelques « descentes des moines de la Montagne » sur la capitale, quelques rebelles mis au pas dans les Provinces. Mais rien qui ressemble à notre Moyen Age, ou aux périodes suivantes, de Kamakura ou de Muromachi, qui n’ont certes rien à nous envier pour la violence (c’est à elles que font référence les films de Kurosawa par exemple)…
- [6]
Voir le livre, très agréable à lire, de Ivan Morris, La Vie de Cour dans l’ancien Japon, Gallimard, 1969. Il faut cependant le nuancer fortement (Francine Hérail, La Cour du Japon à l’époque de Heian, Hachette, collection Vie quotidienne, 1995; André Beaujard, Sei Shônagon, son temps et son œuvre, Maisonneuve, 1934)
- [7]
Jacqueline Pigeot, Questions de poétique japonaise, Presses Universitaires de France, 1996, permet d’avoir une idée précisément argumentée et cependant facile à lire de cet univers, où la poésie est à la fois mode de communication quotidienne et activité presque sacrée. Et où la noblesse, ne chassant guère et combattant moins encore, a pour activité essentielle la musique et la poésie.
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Pierre-François Souyri, reprenant un mot d’époque: Le Monde à l’envers: La dynamique de la société médiévale, Maisonneuve et Larose, 1990.
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Ainsi la réflexion sur les « trois ordres » de la société, qu’a décrite Georges Duby, et qui reste dans l’impasse. Duby montre bien que cette réflexion du XIe siècle n’arrive pas à penser le rôle du roi, qui est justement ce qui pose problème. On arrive à penser la société en trois catégories (oratores, bellatores, laboratores) mais on n’arrive pas à décider à quelle catégorie doit appartenir le roi.
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« Sombre » parce que l’archéologie ne fournit pas de témoins – ou plutôt ne fournissait: les découvertes ont cessé d’être rares ces dernières années.
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Voir Pierre Carlier, La Royauté en Grèce avant Alexandre, AECR, Groupe de Recherches d’Histoire Romaine de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, Strasbourg, 1984.
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Au point que Sparte ne l’abandonnera jamais au profit de la démocratie: elle joue finalement le même rôle, et fort bien .Sur tout ceci, voir Pierre Carlier, op. cit.
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Madeleine Biardeau défend une thèse similaire sur le Mahâbhârata. Le Nibelungenlied, sur lequel je travaille actuellement, est de même de façon évidente né au moment de la transformation de la féodalité allemande, (on date le texte du tournant du XIIIe siècle, Barberousse étant mort en 1190).
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Dans l’Introduction à la Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fascicule « Epopée » op. cit.. Les deux autres sont un conflit à l’intérieur d’un des camps ennemis (entre deux chefs généralement); un conflit à l’intérieur d’un couple de personnages, ou un conflit intérieur à un personnage.
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Tout le chant I de l’Iliade articule très soigneusement le conflit et ses enjeux: Agamemnon cherche à gouverner « autos« , sans en référer à personne; face à lui, Achille revendique un statut aux antipodes de l’obéissance que Zeus impose aux dieux.
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Dans presque toute l’Iliade, Zeus n’est pas le souverain éclairé que décrivent Détienne et Vernant (Les Ruses de l’intelligence: la mètis des Grecs, Flammarion, 1974). Au contraire il représente de façon « actuelle » ce pouvoir autocratique qui n’est encore chez les Grecs que « virtuel »: horizon de l’action d’Agamemnon.
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De même que le jeu subtil avec la forme de la chronique ou l’utilisation de la juxtaposition comme effet de structure.
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On voit aussi le tour de force que réalisent le Hôgen et le Heiji monogatari en s’affrontant aux événements eux-mêmes.
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Dans l’Iliade, le duel devient même très souvent un duel de chars (alors que l’on sait que les chars n’étaient plus utilisés depuis longtemps): c’est que, pour que le duel de chars ait lieu, il faut que les deux armées se séparent, fassent place au centre à deux guerriers seulement, qui vont s’affronter avec un grand apparat. C’est l’aboutissement du mouvement de simplification et d’introduction de l’ordre.
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Jean Fezas (Paris III), dans une présentation de l’épopée indienne, relevait ce qui lui semblait des « taches »: Rama tuant un ennemi dans le dos, Yudhishtira perdant au jeu son royaume et sa femme, Krishna se réjouissant de la mort du fils de son ami. Il me semble que loin d’être des taches, ce sont des expressions de l’impossibilité d’une vision manichéenne du monde et des personnages. Les Kauravas ne sont pas « tout mauvais », ni méprisables: leur aîné, Karna, fils du soleil, est proche des Pandavas. Il est placé en parallèle avec eux, dans une confusion que l’épopée tout entière doit lever.
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Pas tout à fait, cependant. Dans tout l’épisode de son arrivée chez les Sarrasins, il est montré « noble baron », délivrant le message de son roi, prêt à mourir, seul au milieu de l’armée ennemie, arme au poing contre un arbre. C’est la tradition postérieure qui fait de Ganelon le traître par excellence. Nous sommes dans l’illusion rétrospective.
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C’est peut-être là qu’il faut chercher la raison de l’importance des vaincus, plutôt que dans l’idée d’une « compensation » psychologique à l’échec (Woronoff, op. cit.) ou dans celle d’une spécificité de certaines épopées (Quint op. cit.: les epics of the defeated, la Pharsale en tête). Les vaincus dans l’épopée incarnent le plus souvent la solution de l’avenir (Hector, l’épouse de Kamada). En ce sens, ils triomphent. Mais pour l’instant ils sont à demi cachés par les représentants de l’ordre ancien. Les vainqueurs, encore admirés, sont cependant dépassés par l’épopée. Il ne faudrait pas aller trop loin cependant: une grande caractéristique de l »épopée, c’est qu’elle « fait feu de tout bois », ne s’impose jamais aucune cohérence superficielle. A la fin du chant I, la position qui caractérisait d’Agamemnon est reprise par le personnage d’Achille lui-même. Je me permets de renvoyer à mon livre pour ces analyses complexes (I, II, chapitre 1).
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Le livre de Myra Jehlen sur le roman arrive à des conclusions similaires: Five Fictions in Search of Truth, Princeton University Press, 2008.
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A la différence d’épopées qu’on pourrait appeler « inachevées », qui mettent en place ce même travail mais ne parviennent pas à élaborer de valeurs vraiment nouvelles. Cela me paraît le cas du Nibelungenlied sur lequel je travaille actuellement (voir Florence Goyet, « Le Nibelungenlied, épopée inachevée », in Revue de Littérature Comparée, 1/2009, numéro spécial « Littérature et Politique »).
Pour citer cet article
Florence Goyet, "L'épopée (seconde partie)", Bibliothèque comparatiste, n. 6, 2010, URL : https://sflgc.org/bibliotheque/goyet-florence-lepopee-deuxieme-partie/, page consultée le 30 Décembre 2024.