Agrégation

Pistes et repères sur La Métamorphose et Rapport pour une académie de Franz Kafka

ARTICLE

NB: Ceci n’est pas un article de recherche mais, pour l’essentiel, le compendium d’un travail antérieur sur La Métamorphose (Belin, 2004 : voir bibliographie), prolongé de quelques remarques et suggestions sur Rapport pour une académie.

I/Pistes d’étude pour La Métamorphose

Inscription contextuelle de la nouvelle
  • L’automne 1912 est une période de créativité exceptionnelle pour Kafka, qui écrit en trois mois ses trois premiers chefs-d’œuvre : Le Verdict, Le Soutier et La Métamorphose, écrite en trois semaines. La première métamorphose est donc celle d’un homme qui semble enfin avoir accompli sa mue d’écrivain.
  • La Métamorphose est à l’intersection de deux paradigmes : c’est le troisième volet d’une trilogie thématiquement homogène que Kafka a envisagé de faire paraître dans un recueil qui se serait appelé Fils ; et c’est aussi le premier jalon d’une quinzaine de « fictions animales » (en intégrant plusieurs textes inachevés) [1] . Trois des dernières grandes nouvelles de Kafka relèvent encore de cette inspiration.

Sur le plan plus étroitement biographique, trois éléments contextuels doivent être pris en compte, qui sont autant de points de départ possibles d’une lecture de La Métamorphose :

  • la liaison avec Felice Bauer qui a commencé quelques mois plus tôt – donc la perspective d’un mariage, que Kafka vit comme une obligation terrifiante, source de conflits familiaux, d’angoisses sexuelles et entrave insurmontable à sa vocation littéraire. Que La Métamorphose ait partie liée avec le « malheur du célibataire » et contradictoirement avec l’angoisse sexuelle ne fait guère de doute.
  • un conflit familial qui s’aggrave depuis que, sous la pression de son père et même de sa sœur Ottla, Kafka, que son travail officiel ne mobilisait jusque-là que le matin, est obligé de se dévouer l’après-midi à l’usine d’amiante de son beau-frère. Lui qui entendait consacrer toutes ses heures de liberté à l’écriture, cette situation le met au désespoir. Ce dilemme sourd dans La Métamorphose, dans laquelle on peut lire – là encore contradictoirement – les éléments d’une auto-accusation (je suis un parasite) et d’une rébellion (la métamorphose est une grève, un débrayage).
  • un conflit violent avec son père lié à son amitié avec Isaak Löwy, le directeur d’une troupe de théâtre yiddish dont la découverte a été l’occasion d’une véritable révolution intérieure chez Kafka. Il se trouve que Löwy représente tout ce dont Kafka père ne veut pas entendre parler : un judaïsme arriéré (le judaïsme de l’Est, le yiddishland) et la vie de bohème. Or certaines injures du père de Kafka à l’encontre de Löwy recouraient aux images de la « puce » du chien (« Qui couche avec des chiens attrape des puces ») : qu’est-ce que ces théâtreux sinon des parasites et des pouilleux aux yeux d’Hermann Kafka ? Le mot même de « vermine » (Ungeziefer) pourrait avoir fait partie du bestiaire injurieux d’Hermann Kafka. La Métamorphose pourrait ainsi être née d’une malédiction paternelle, comme l’accomplissement d’un sortilège qu’il s’agirait – là encore contradictoirement – d’exaucer et de conjurer, voire de retourner contre lui (Corngold parle de déconstruction d’une métaphore, Binder du « déploiement d’une métaphore »).
1/L’animal en soi

On dispose pour les deux récits en question de deux lettres de Kafka très instructives :

- Pour La Métamorphose, une lettre de Kafka à son éditeur lui enjoignant de ne surtout pas faire figurer le dessin de l’insecte sur la couverture du livre [2] .

- Pour Rapport, une lettre de Kafka à Martin Buber qui lui demande de ne surtout pas présenter les deux nouvelles de lui (Rapport et Chacals et Arabes) qu’il allait publier dans sa revue comme des « paraboles », mais comme des « histoires d’animaux » [3] .

Même si les deux recommandations ne se recoupent pas, elles donnent à entendre ce que Kafka redoutait : un figement de la représentation d’une part, une réduction sémantique d’autre part. Il s’agit à tout point de vue de dérégler la représentation : il faut que l’animal soit vraiment un animal (et non le masque d’un homme ou d’une idée, comme dans la fable ou la parabole), mais que cet animal excède toute représentation déterminée. Double mise en échec de la lecture symbolique et de la lecture réaliste ou naturaliste.

- Quel animal ?

Travailler La Métamorphose, c’est d’abord être confronté à des questions lexicales et traductologiques. Là encore, on s’en tiendra à quelques repères élémentaires :

a/ La seule traduction défendable du mot désignant l’animal dans l’incipit est, pour une fois, celle d’Alexandre Vialatte : Ungeziefer signifie « vermine ». Toutes les autres traductions sont abusives, parce que trop précises.

b/ Passé cette première information, à l’exception d’une parole de la bonne qui le qualifie improprement de bousier (« Mistkäfer »), les désignations de Gregor par les personnages sont toujours d’une extrême indétermination. Il est successivement un animal (« Tier »), un monstre (« Untier ») et même parfois une « chose » ou « truc » (« Zeug »). Tous ces mots sont neutres et, dans la nouvelle, quand Grete en particulier parle de son frère à la fin de la nouvelle, il convient d’être attentif à l’hésitation entre le pronom masculin (« er ») et le pronom neutre (« es »). En revanche, c’est toujours le « il » masculin qui est utilisé par le narrateur. Tout est donc fait pour que le signifiant animal-humain tremble, se détraque : le narrateur désigne la bête par le pronom masculin qui l’identifie à l’homme Gregor, mais les personnages de la fiction ne savent littéralement plus comment en parler.

c/ Cette indétermination se vérifie dans la description anatomique de l’animal (il faut rendre hommage à Nabokov d’avoir été un des premiers à y prêter attention, même si ses conclusions sont biaisées). Car ce drôle d’insecte a des paupières, un visage, des lèvres, des narines, un cou et Gregor a même conservé des traces de sa maladie des poumons !

L’écriture du texte construit par petites touches une chimère, un être hybride dans lequel ni l’insecte ni l’humain ne se font oublier. Et toute tentative pour trouver une cohérence et une orientation à sa métamorphose est vouée à l’échec. Certains traits vont dans le sens d’une coïncidence avec la vie animale (la mutation des appétits et bien sûr la perte de ses capacités de langage), d’autres au contraire maintiennent pleinement la continuité de l’identité humaine.

- Le bas-corporel

Reste que le premier espace d’exploration est d’abord le rapport ambivalent de Gregor à son animalité, à cette entrée dans une condition animale qui le dote d’un corps répugnant, immonde. Il faut alors prêter attention à la littéralité, celle-là même qui interdit tout rabattement du signifiant littéraire sur le « symbole » : l’insistance sur les odeurs intolérables, les excrétions et sécrétions brunâtres et visqueuses de la bête…

La métamorphose du corps de la bête n’est d’ailleurs pas achevée à la première page, elle se prolonge : la pomme jetée par son père s’incruste dans son corps, et à la fin l’animal agglomère en lui de la poussière, des cheveux, des fils, etc. ; il préfigure Odradek, l’improbable créature du Souci du père de famille. Gregor se retrouve engagé dans un devenir-chose, voire un « devenir détritus ».

- la métamorphose est aussi celle des appétits : elle suscite un détraquement libidinal généralisé, celui des jouissances alimentaires (les nourritures avariées) et des désirs sexuels. Il y aura évidemment à statuer sur la sexualité dans le récit : la question du rapport à Grete (on sait depuis Nabokov les liens obscurs entre l’insecte et l’inceste – l’anagramme fonctionne presque en allemand) et la fameuse scène de la femme au boa. On fera observer par exemple que Gregor est le surnom que, dans La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch, Wanda donne à son esclave sexuel.

- Assumer le cancrelat ?

Cette question du corps, de l’animalité dans son rapport aux appétits et au sexe, voit s’affronter schématiquement trois types de lecture :

  • L’une qui va voir dans la vermine la concrétion d’une dépravation morale et d’une débauche sexuelle génératrice de honte, quelque chose comme une autostigmatisation du personnage, voire de l’écrivain.
  • L’autre approche insistera plutôt sur quelque chose comme une amorce d’émancipation : c’est la lecture de Deleuze-Guattari, c’est celle aussi de Thiébaut qui considère que la faute de Gregor est de n’avoir pas assumé « le cancrelat en soi ». Ces lectures s’appuient sur certains épisodes du texte qui sont clairement des épisodes de jouissance animale.
  • Une troisième lecture discernera dans la vermine la manifestation provocante et hideuse d’un idéal ascétique qui est celui de Kafka – en rappelant que la première occurrence dans l’œuvre de Kafka d’une métamorphose (rêvée) en insecte était celle d’Edouard Raban désireux d’échapper à son mariage dans Préparatifs de noces à la campagne.

Est-on obligé de choisir entre ces trois lectures ? Ce serait le cas si l’on était dans un traité de philosophie ou de la logique, mais une production imaginaire permet d’agglutiner des significations radicalement antinomiques.

2/Une « lettre à son père » ?

On l’a dit, le mot même de « parasite » pourrait être originellement une accusation du père de Kafka intériorisée par l’écrivain. En 1919 encore, c’est le discours imaginaire qu’il prête à son père (« Je t’accorde que nous luttons l’un contre l’autre, mais il y a deux sortes de combats. Le combat chevaleresque [...] et le combat du parasite [Ungeziefer] qui non seulement pique, mais encore assure sa subsistance en suçant le sang des autres. Ce dernier est celui du vrai soldat de métier, et voilà ce que tu es. » (OC, IV, 880).

Or, là encore, le fonctionnement sémantique de la « figure » de la Vermine est fascinant par son pouvoir de combiner les contradictions (résumées accessoirement par le fait que Gregor se coupe de sa famille… en s’enfermant avec elle). Schématiquement, ce drôle de « combat » peut se résumer en quatre propositions :

a/La Métamorphose est d’abord une histoire de soumission

Gregor Samsa était devenu une sorte de chef de famille bis, qui avait sauvé son père de sa dette (Schuld – dont chacun sait qu’elle désigne aussi la faute) et l’avait en quelque sorte destitué. Devenir vermine, c’est littéralement lui rendre le pouvoir, se mettre à sa merci, pouvoir être écrasé par lui, battu et lapidé par lui ; c’est faire acte d’allégeance, c’est se punir de son arrogance (et Gregor, à force d’humiliations et de déréliction, finit par prendre des allures de Christ aux outrages).

b/ Cependant, la métamorphose de Gregor signifie aussi une révolte organique

Car la transformation en vermine est aussi donnée à comprendre comme une mutation immunitaire (il y a un côté X-Man chez Gregor Samsa), qui lui donne de superpouvoirs, qui lui confère une posture de rébellion à son corps défendant doublement dirigée contre deux institutions foncièrement complices : le travail (le fondé de pouvoir) et la famille, le patron et le père (n’oublions pas que ce dernier, au début du récit, menace son fils avec la canne oubliée par le gérant). Deux domaines où le fils/l’employé est foulé au pied.

Ainsi, la dernière parole intelligible de Gregor est un « non » ; ce non est originellement un « non » d’impuissance (Gregor signifie, navré, qu’il est dans l’incapacité d’ouvrir sa porte au fondé de pouvoir), mais il sonne comme un non d’insubordination (un « je ne servirai pas » [4] non assumé : c’est le corps qui parle). Songeons aussi à cette scène extraordinaire où la bête, pourtant rampante et soumise, épouvante le fondé de pouvoir qui fuit à toutes jambes devant elle : la peur a changé de camp. L’insecte géant est une formidable machine de guerre involontaire contre la hiérarchie et l’ordre patronal et patriarcal.

De même le père, bien qu’il ait repris le dessus sur son fils, se retrouve bientôt affaibli par le pouvoir de nuisance silencieux de la bête, et toute la famille avec lui semble sous le coup d’une maladie parasitaire : le père lui-même, d’ailleurs, pendant quelque temps n’est pas loin de se métamorphoser en insecte. Il ne quitte plus son uniforme, devenu carapace : « extension de la scarabéose », dira plaisamment Nabokov.

c/La métamorphose de Gregor est un attentat généalogique

Il y a pis, quelque chose comme un roman familial de l’abjection : n’oublions pas que tout commence dans un lit. C’est littéralement un récit de naissance, une nativité inversée. Or, en se transformant en vermine, Gregor ne dit-il pas à son père : ecce filius ? Le désarroi du père découvrant son enfant s’apparente à la découverte d’une souillure, d’une honte qui touche sa descendance. La tare du fils retombe sur le père. Se métamorphoser revient à faire de soi un enfant infamant, c'est déposer un cancrelat dans le berceau

Ce qui se trame en profondeur n’est ainsi rien de moins qu’une sorte d’attentat généalogique.

d/ La métamorphose s'achève sur une restauration patriarcale

Comme souvent chez Kafka, la fable se solde tout de même (cf. Le Verdict) par une défaite du rebelle, dans ce qui ressemble à une condamnation à mort sous la forme d’une invitation sororale à disparaître. Et, tout comme dans Un Artiste de la faim où le jeûneur est remplacé par un fauve vigoureux, on assiste à la fin à une guérison de la famille et à une autre métamorphose, triomphale celle-là, celle de Grete en femme. La famille s’est donc refait une santé sur le dos de la bête : on peut s’en émouvoir mais pas s’en scandaliser (« Dans ton combat entre toi et le monde, seconde le monde », notait Kafka dans ses carnets). La portée éthique y gagne en complexité.

3/La fable éthique
a/ la question de la permanence identitaire

Comme souvent les récits de métamorphose, la nouvelle de Kafka joue avec les questionnements ontologiques sur le même et l’autre. Gregor est-il encore Gregor, le fils ou le frère ? Le débat qui tout au long et qui reçoit des réponses différentes jusqu’au conseil de famille final où Grete déclare que Gregor ne mérite plus le nom de frère.

Ce questionnement fait intervenir trois variables qui en déterminent l’issue : le maintien de la conscience, la perte de la parole et la mutation physique.

Insistons : le tournant n’est pas tant le moment où Gregor perd l’usage de la parole que celui, presque concomitant, où sa famille pose comme axiome qu’il ne comprend pas ce qu’on lui dit, sans jamais prendre la peine de s’en assurer (le seul personnage qui parle spontanément à Gregor, fût-ce brutalement, est la femme de ménage). Lors du conseil de famille (où se joue sa condamnation à mort), la duplicité est patente : Grete décrète que Gregor n’a plus rien d’humain, n’est plus son frère, n’a plus aucun accès à la parole humaine... tout en lui adressant indirectement une injonction à disparaître, invitation comminatoire à mourir que la créature saura entendre.

La leçon est claire : ce n’est pas parce que Gregor a perdu la parole qu’on croit qu’il n’est plus humain ; c’est parce que sa famille n’en supporte ni la vue ni l’existence qu’elle postule qu’il n’appartient plus à l’espèce humaine – ce qui la dispense des horribles devoirs auxquels elle eût été astreinte autrement. La décision ontologique est en réalité conditionnée par une décision éthique antérieure, laquelle est elle-même corrélée à un réflexe d’égoïsme vital.

Car il faut aussitôt ajouter que cette question se pose en raison même du caractère particulier de la métamorphose : Samsa ne s’est pas transformé en un aimable labrador, mais en une vermine répugnante. Dès lors, il y a dans la nouvelle de quoi pousser le questionnement au-delà du débat sur l’identité et la permanence à soi-même : le problème n’est plus seulement de savoir ce qu’il reste du moi humain de Gregor mais aussi celui des conditions d’acceptabilité de la coexistence avec lui.

b/ Une chimère juridique et éthique

Comment, en effet, reprocher à un être humain son horreur devant une « monstrueuse vermine » ? La peur, l’effroi, l’aversion devant la bête immonde sont des réactions anthropologiquement vraisemblables et même naturelles. Tout comme sa nature animale prescrit à Gregor de manger des nourritures avariées, la sensibilité humaine interdit à Grete une quelconque forme d’amour pour l’abjecte créature. La Métamorphose ne saurait donc être le récit édifiant de la persécution d’un fils disgracié par une famille cruelle, mais la rencontre aporétique de deux « natures » étroitement délimitées par leur sensibilité.

« Cas de conscience » [5] , le rapport à cet animal repoussant expose ainsi avec une rigueur toute phénoménologique l’intrication entre la perception sensible et les représentations morales, autrement dit l’ancrage corporel, le site physiologique de notre vie morale – devenu invisible par la force de l’habitude –, la base sensible de la relation éthique, ses angles morts et ses présupposés occultés.

Si bien que le vrai mystère est peut-être plutôt de comprendre pourquoi on ne tue pas Gregor…

On peut y voir le signe que la bête appartient peu ou prou encore à la famille, qu’on continue à lui reconnaître quelque chose d’anthropomorphe ; on observera que sa taille même excite en même temps qu'elle inhibe la pulsion meurtrière (il est d’autant plus abominable qu’il est gros mais beaucoup plus difficile à écraser comme on le ferait d’un moustique), en faisant apparaître l’interdit de l’assassinat tout comme celui du sacrifice. Gregor relève à la fois, par sa forme, de l’insecte éliminable, par son comportement et sa taille, d’un animal domestique, et d’un être humain par la conservation de certains de ses traits et par la mémoire qu’on en a. Quelle est alors la limite entre l’homicide et l’insecticide ?

Un rapprochement possible s’esquisse avec ce que dit Giorgio Agamben du « monstre » juridique, non sacrifiable, qu’est « l’homo sacer », figure du droit romain archaïque, réduite à la vie nue, créature mise au ban – et il y aurait une étude à faire de l’espace domestique-politique de l’appartement et des frontières entre les pièces : consigné dans sa chambre, Gregor risque sa vie à chaque fois qu’il s’aventure hors de ces limites, exposé aux foudres de son souverain de père... Gregor est celui que, faute de pouvoir sacrifier en bonne et due forme, on ne peut faire mourir qu’indirectement, par omission, par « abandon ». Ce meurtre-là, indirect, n’est tout simplement pas qualifiable juridiquement.

c/ la question de la compassion ou la métamorphose du lecteur

Les problèmes éthiques que fait résonner la fiction de Kafka sont donc considérables. Ils ne tolèrent aucune réponse simpliste et leur traitement narratif les fait surgir sous un jour décidément imprévisible. Ainsi de la question de la compassion. Si Claude David, prenant le parti de la famille contre la créature, a sans doute raison de dire que l’apparence de la bête interdit la compassion, cette proposition n’est vraie que du point de vue des personnages de la fable, non du lecteur. Là serait requise une étude fine du point de vue et des variations modales de la focalisation interne sur Gregor – entre ironie et empathie – qui couvrent les trois quarts du récit, ainsi que des enjeux du changement de focale après sa mort. Prétendre que la sympathie du lecteur serait interdite à la créature n’est pas loin du contresens. Le maintien prolongé de la focalisation interne plaiderait plutôt en sens inverse, à moins de se prendre au piège réaliste et de faire comme si le lecteur avait sous les yeux une véritable vermine. Où l’on retrouve, sous un autre angle, l’interdit kafkéen de la représentation iconographique. Car le lecteur ne voit pas l’insecte, il voit à travers lui. Les derniers moments de la bête en proie à l’angoisse sont littéralement bouleversants. Dans la description de l’angoisse qui étreint Gregor lorsque la porte se ferme après sa condamnation, il n’y a plus lieu de distinguer entre les émotions de l’homme et de la bête : ce qui se dégage est bien une communauté des vivants, c'est-à-dire une communauté des souffrants. Si cette empathie avec l’animal n’est pas le dernier mot de Kafka, elle n’en porte pas moins témoignage de ce travail de transsubstantiation que réalise l’écriture : comme tous les grands textes qui « brisent en nous la mer gelée », la lecture du récit de Kafka appelle également une métamorphose du lecteur.

4/Portrait de l’artiste en cancrelat

Dernier point : on trouvera plus d'une raison d'alimenter une lecture spéculaire de La Métamorphose. L’un des points d’appui de cette réflexion peut être l’épisode très commenté du violon, où l’émotion musicale de Gregor est décrite en des termes particulièrement ambigus : « Était-il un animal puisque la musique le saisissait ainsi ? » (« war er ein Tier, da die Musik so ergriff ? »). Le sens premier de la formule est bien que cette sensibilité à la musique témoignerait de l'humanité de Gregor, qu'elle en serait même la preuve. Mais la phrase peut s’entendre aussi en sens inverse : pour être à ce point saisi par la musique, ne faut-il pas être une bête ? Écho d’un débat romantique et postromantique sur la nature ambiguë de l’expérience musicale, confondant idéalité suprême et sensualité extrême. La quasi-hypnose de Gregor est tout à la fois d’ordre spirituel, esthétique et érotique. Il n’y a précisément plus aucun moyen de déterminer si l’expérience vient du haut ou vient du bas.

Que l’on compare la réaction de Gregor à la musique avec ce passage de son Journal où Kafka décrit le très rare état de plénitude ressenti lors de l’écriture du Verdict, quelques semaines à peine avant l’écriture de la Métamorphose : « je me trouve dans les bas-fonds honteux de la littérature. » (23/09/1912) ? Les « bas-fonds honteux » ne sont-ils pas ceux qu’une « vermine » comme Gregor est propre à fréquenter ? Est-ce un hasard alors si la scène du violon, cette forme équivoque d’« épiphanie », a lieu au moment où Gregor a atteint le comble de l’abaissement, de l’encrassement, un moment où, plus repoussant que jamais, il n’hésite pas à s’exhiber sans vergogne, comme s’il fallait avoir touché le fond de soi pour atteindre à une forme d’extase ? Qu’est-ce donc qu’écrire, sinon devenir une « bête », plonger tout entier dans le sordide ? L’artiste et la bête se croisent et se reconnaissent dans cette zone indéterminée, interlope, un bazar intime, un capharnaüm pulsionnel.

L’œuvre même ne se distingue plus de la « vermine » qui en est le sujet : la nouvelle est décrite par son auteur comme une « histoire excessivement répugnante » (lettre à Felice Bauer) à l’image du monstre qu’elle expose…

On a parlé plus haut de la victoire du père dans le récit : mais le dernier mot ici revient à l’artiste qui a produit un texte qui est lui-même un « Ungeziefer », punaise déposée dans le fauteuil de son géniteur, étron géant dans son lit nuptial. Car La Métamorphose est aussi, ne l’oublions, un chef-d’œuvre de l’humour noir, de l’humour scabreux.

 

II/Pistes d’étude pour Rapport pour une Académie

Asymétrie des deux nouvelles

Bien qu’il y ait moins de cinq ans entre les deux rédactions, elles relèvent d’une écriture mais aussi de problématiques existentielles, familiales et politiques radicalement différentes.

La Métamorphose était un texte surgi des profondeurs de l’écrivain et qui ne ressemblait à aucun autre. Rapport pour une académie semble plus conventionnel, moins idiosyncrasique, il pourrait passer pour un exercice de style, rédigé en quelques jours d’avril 1917 et publié quelques mois plus tard. La plupart des textes-sources – très disparates – ont été désormais repérés [6] . Cette intertextualité vient surtout souligner la part du jeu littéraire : d’une certaine manière, Kafka s’amuse, à son tour il fait le singe, il imite… en détournant.

Rapport est surtout un texte incontestablement plus extraverti, plus exotérique : il renoue partiellement avec la tradition de la satire sociale sous faux drapeau animalier. S. Corngold n’aurait jamais écrit Le Désespoir du commentateur à propos de ce récit comme il l’a fait de La Métamorphose.

Cela dit, c’est une fausse transparence, car le texte est loin d’être aussi simple qu’il le paraît et l’ambivalence est partout.

1/Les désarrois de l’identité (la question juive)

Le contexte de publication de la nouvelle y a certes aidé mais personne ne pouvait s’y tromper, ni Martin Buber qui accueille la nouvelle dans sa revue Der Jude, ni Max Brod, ni les premiers lecteurs : les contemporains ont identifié une thématique juive dans le récit. Pas exclusivement, certes, mais si évidemment juive que l’obstination de Claude David à le contester relève de la dénégation pure et simple. L’écho des controverses qui animaient la société européenne et le monde juif à cette époque y est littéralement assourdissant. L’« imitation » des mœurs de « l’Européen moyen », le singe qui devient (ou croit devenir) homme, la réalité ou la superficialité de cette hominisation à ses propres yeux et à ceux des autres : tout renvoie aux débats de l’époque sur la question de l’assimilation. Autrement dit, au choix plus ou moins libre que les Juifs avaient à faire entre trois « issues » principales : l’assimilation (qui pouvait aller jusqu’à la conversion), le maintien dans – ou le retour à – la religion ancestrale (le ghetto religieux ou à défaut culturel) ou le nationalisme juif (la revue de Martin Buber, fondée en 1916, était explicitement sioniste). Toutes sortes d’éléments confirment que, dans l’« Affentum » [7] de Rotpeter (autrement dit sa « singité », sa « simianité »), terme répété trois fois, se réverbère le signifiant « Judentum » (judaïsme, judaïcité ou judaïté). Les avant-textes (à consulter impérativement) ne font que le confirmer.

Que le texte soit une satire de l’assimilation ne fait aucun doute, même s’il n’est pas que cela. Et il (se) débat avec deux des principaux arguments en jeu dans les controverses contemporaines sur le sujet :

- Cette assimilation est-elle une émancipation désirable, un choix raisonnable pour accéder à la haute culture, pour sortir de l’archaïsme religieux ou tribal, ou au moins d'une impasse historique ? Sur ce point, le témoignage de Rotpeter est corrosif : loin de tout triomphalisme anthropocentrique, ce choix de l’hominisation est présenté comme une contrainte, une issue, un pis-aller. L’homme n’est pas un modèle. Traduisons : l’occidentalisation n’est pas un idéal, tout au plus un viatique, un « billet d’entrée » dans la société comme le disait Heinrich Heine de son baptême. Même pas d’ailleurs un billet d’entrée : en l’occurrence, à peine un strapontin.

- Cette assimilation est-elle seulement possible ? Et cette fois l’ironie caustique se dirige contre le déni du singe orateur, cabotin, fanfaron qui, quoi qu'il dise, reste fondamentalement un singe : un singe de pelage et de sexe, bien obligé de révéler qu’il s’accouple avec une femelle de son espèce. Celui qui prend la parole est bien un animal singulier, un animal doublement isolé des hommes et de ses congénères, un déraciné (sa solitude et le mur infranchissable  entre lui et les hommes sont exposés dès la première page). Les blagues sur la résistance opiniâtre de l’atavisme font partie des topiques de l’humour juif. Et on peut imaginer le sourire qui devait être celui des cercles juifs anti-assimilationnistes de l’époque lorsqu’ils se représentaient ce quadrupède velu qui se prenait pour un homme comme les autres, jouet de vanité, dupe de sa métamorphose inaboutie.

Il faudrait d’ailleurs être plus prudent avant d’avancer que le singe croit être devenu homme (il ne le dit jamais en toutes lettres, il affirme seulement qu'il n'est plus un singe) : n’est-ce pas surtout ce qu’il veut faire croire qu’il est devenu aux académiciens tout en sachant en son for intérieur qu’il n’en est rien ? Il manie en tout cas l’opposition du « je » et du « vous » (les hommes) à la manière de quelques Juifs baptisés de plus ou moins bonne foi quand ils parlaient des chrétiens [8] .

Rotpeter ne cesse de se trahir, par des lapsus, des manières de parler, des rodomontades. Le texte est écrit dans un contexte culturel où juifs et publicistes antisémites ont coutume de débusquer les gestes ataviques, de traquer les résidus de « parler juif », de yiddish, d'accents et d'intonations parmi les Juifs censément assimilés (Karl Kraus s’en était fait une spécialité), autant de symptômes d’un Affentum « pas encore totalement réprimé », opiniâtre, sinon indélébile.

On peut ainsi soumettre toute la rhétorique du singe à une double analyse :

- la première sera attentive à la manière dont son discours prend à rebours la suffisance humaine et les attentes présumées de son public ; il est alors l’ironisant, celui qui se permet même de dire leur fait aux éminents académiciens, après quelques circonvolutions d’usage, en leur rappelant que, sans un coup de feu criminel, la bête curieuse qui s’adresse à eux s’ébattrait encore librement dans sa forêt originelle. Jouant avec la contrainte ou le contrat académique, le discours du singe est alors tranquillement subversif et persifleur, s’engouffre dans le mince espace de liberté qui lui est laissé pour faire entendre quelque chose comme une subjectivité blessée.

- le second type d’analyse repérera le voile de dénégation – de mauvaise foi – dont Rotpeter s'emploie à recouvrir son trauma. Trauma qu’atteste pourtant, dès l’ouverture du texte, l’aveu d’une amnésie totale sur sa vie de singe antérieure, qui l’oblige à détourner le sujet faute de « souvenirs d’enfance », comme le dira plus tard Georges Perec. Réalité traumatique dont l’inscription matérielle se retrouve à même sa peau (les cicatrices), l’inscription symbolique dans l’imposition d’un sobriquet humiliant (Rotpeter) et l’inscription névrotique dans le regard égaré de la guenon « à demi dressée » qui lui sert de partenaire, miroir effrayant de sa propre condition - le féminin et le sexe constituant la pierre de touche, l'épreuve de vérité, où se loge la mémoire du refoulé. Le singe est alors l’ironisé.

Les flottements identitaires et le malaise culturel se marient ici comme ailleurs (cf. les travaux de S. Gilman ou de Le Rider, entre autres) avec des angoisses viriles. Ainsi la blessure mal placée de Rotpeter peut-elle être lue aussi bien, à l’échelle collective, tantôt comme une marque d’élection douloureuse (cette blessure à la hanche et la claudication qui s’ensuit rappellent celles du patriarche Jacob qui, dans sa lutte avec l’Ange, acquit le nom d’Israël) tantôt comme le stigmate cuisant d’une domestication (castration symbolique), tantôt comme la confession impudique, l’exhibition obscène d'une virilité diminuée (castration réelle), et pourquoi pas comme une allusion décalée, déplacée, à la marque de la circoncision, celle qui ne se dévoile que quand on baisse son pantalon... « Circonfession » (Derrida) du singe (de) Kafka…

2/Malaise dans la civilisation (lecture politique)
a/Traité de la domination

Dire que la question juive est partout saillante dans le texte ne veut évidemment pas dire que ce soit la clé unique ni même que cette clé extratextuelle soit adaptée à la serrure (Schloss – le mot signifiant aussi « château ») narrative.

Ainsi, dans le cas de Rapport, les échos de la question juive se mêlent à – et s’altèrent de leur contact avec – deux autres paradigmes inclus dans ce dispositif allusif, indiciel :

- le paradigme de l’esclavage et de la traite négrière. Tout invite à repérer cette présence : la référence à la Goldküste, au Ghana (haut lieu de la traite), le récit de la capture, le séjour inhumain dans la cale du navire, le dressage, le singe vu comme sous-homme condamné à des fonctions subalternes et soumis à la domination même après son affranchissement, l’imposition infamante d’un nom qui ressemble plus à un titre générique (il y eut un autre Rotpeter), les échos perceptibles avec les pratiques d’exposition-exhibition d’indigènes africains ou océaniens [9] … Rappelons au passage le cadre colonial de La Colonie pénitentiaire, écrite trois ans plus tôt. De là, de récentes lectures postcoloniales de certaines des nouvelles de Kafka.

- et, bien sûr, le modèle littéral de l’animal, car rien ne doit nous faire oublier que l’animal avant d’être un signe est un singe, un animal dressé à la force persuasive du fouet. (Sur ces questions éthiques relatives à la condition animale, on renverra à quelques travaux récents figurant dans la bibliographie.) L’hominisation du singe dans une situation de contrainte est-elle l’autre nom de la domestication de l’animal, fût-elle partiellement consentie sous la forme de « l’autodiscipline » ? La fable doit être mise en rapport avec la méfiance radicale de Kafka à l’égard de toutes les formes de pouvoir (v. dans la bibliographie, entre autres, Elias Canetti, Michaël Löwy…), de la forme nue de la violence aux régimes sournois de l'autorité ; on pourrait imaginer d’éclairer cette question par les réflexions de Norbert Elias ou même de Michel Foucault (sur le pouvoir disciplinaire).

Le juif, le noir, l’esclave, l’animal : un matin de 1917, Franz Kafka se serait-il réveillé transformé en un véritable écrivain intersectionnel ? Certes non. Ces paradigmes incomplets se concurrencent, se percutent, se perturbent. Kafka n’est pas un écrivain militant, il n’écrit ni des réquisitoires, même « en colère » (P. Casanova), ni des « Gleichnisse » dans l’horizon du même ; tout au plus des paraboles délibérément détraquées, intentionnellement mal ajustées à leur objet, sous le signe de la déformation, de la distorsion. Quand elles évoquent des réalités extérieures, les fables de Kafka le font sous la forme de l’allusion (« Andeutung ») : l’histoire « fait signe vers », convoque des bribes de réalité sans jamais s’ordonner en un régime homogène de signification. La correspondance n’est jamais cohérente et exhaustive entre signifiant littéraire et signifié extratextuel – même si, assurément, la lisibilité du Rapport reste très supérieure à celle de Chacals et Arabes, l’autre nouvelle publiée dans Der Jude.

b/Pessimisme culturel ?

Ne négligeons pas, à plus forte raison dans un texte écrit en 1917, au moment où la vieille Europe semble se suicider, la vertu corrosive de cette satire désabusée de la « civilisation ». La dimension de Kulturkritik, voire de « pessimisme culturel » ne peut être ignorée. Le texte ne hausse artificiellement un singe au niveau de la culture moyenne (Durchschnittsbildung) de l’homme européen que pour rappeler carnavalesquement l’humanité à sa tare simiesque, quitte à mobiliser ouvertement des références darwiniennes. Quand Rotpeter se prétend aussi éloigné de sa vie de singe que l’espèce humaine ne l’est de sa propre origine animale, l’énoncé est réversible : le « aussi éloigné » peut s’entendre ironiquement comme un « aussi proche ». À la blessure du singe infligée par les hommes répond, pour utiliser une célèbre image freudienne [10] , la « blessure narcissique » infligée à la vanité humaine par le singe de Kafka. Sous le regard du singe, l’humanité civilisée se voit réduite à une entreprise de prédation, de dressage et de divertissement : un monde où un primate progresse à coups de fouet (« vorwärtsgepeitschte Entwicklung ») au prix d’un effort inouï pour égayer un homo festivus qui s’attire les sarcasmes du singe lui-même quand il se mêle de philosophie. Tout ça pour ça ?

c/La Bildung simiesque : aliénation ou accomplissement ?

Paradoxe : au sein même de son aliénation, tout se passe comme si l’imitateur Rotpeter était finalement le seul individu, le seul à avoir – du fait même de son arrachement à son groupe et à sa terre – bénéficié d’un processus d’individuation. Le jeu en valait-il la chandelle ?

On trouvera, dans la réception critique du Rapport [11] , des controverses sur le sens et la portée même de cette adaptation du singe à sa nouvelle condition – quel que soit le nom qu’on lui donne : acculturation, assimilation, aliénation. Pour George-Schulz Behrend, le Rapport est le récit désolant d’un animal qui a échangé sa liberté contre la sécurité ; Emrich et Tauber vont aussi dans le sens d’un dénigrement de la performance simiesque. C’est néanmoins faire peu de cas de ce que le singe lui-même dit de sa situation et partir d’une idée de la liberté absolue qui est justement récusée comme chimérique par le récit. À l’inverse, des lectures plus indulgentes se font jour qui relèvent que Rotpeter a tout de même réussi, par la force de sa volonté, à surmonter ses propres limites (au fond c’est un « sursinge », il a fait de sa vie son œuvre…). Et Walter Sokel lit de même le récit comme celui d’un succès, qui ne repose pas tant sur le dépassement de ses limites que sur l’acceptation de celles-ci, sur la prise en compte de la réalité : Rotpeter serait un héros du réalisme, et Rapport une leçon de pragmatisme.

3/Portrait de l’artiste en singe de variétés ?

Devenir réaliste, est-ce se marier ? C’est-à-dire devenir un homme dans la tradition juive (les secondes fiançailles sont en vue) ? On a pu le dire en s’appuyant sur la notation des « cinq ans » qui séparent le singe de sa condition simiesque comme ils marquent la durée de la liaison de Kafka avec Felice Bauer, avec laquelle il doit bientôt se fiancer pour la seconde fois. Sauf que… De même que La Métamorphose était un étrange autoportrait tendu à la jeune femme qu’il venait de rencontrer, Rapport pourrait bien être l’ultime pirouette du singe célibataire. Car le texte dit bien, en toutes lettres, que le singe ne peut pas regarder sa femelle en face, que son regard est proprement insoutenable. Le succès, très relatif, de Rotpeter ne s’accomplit pas dans l’accouplement avec la femelle de sa race, sombre nécessité, mais dans l'exercice de son art.

Certes cet art-là n’a rien de grandiose et Rotpeter s’inscrit dans la lignée des figures d’artistes marginaux (comme l’artiste de la faim ou le trapéziste, les chiens musiciens ou la souris cantatrice) qui peuplent les récits de Kafka. Cet art est tout à la fois la dérision de l’art et la seule « issue humaine » (Menschenausweg) à l’existence : art mineur qui singe l’art majeur, qui ne fait que se frayer une voie dans l’espace étroit entre les barreaux de la cage, expérimenter une liberté sous surveillance qui simule la vraie liberté. La fantaisie satirique de Kafka, qui emprunte à la satire, à la parodie, voire au pastiche, en est elle-même l’illustration performative.

Il faut compter avec une part d’autodénigrement avec laquelle joue Kafka, dénigrement artistique aussi bien que « racial » (au sens large du terme). L’image du « singe », à l’époque, renvoie triplement à l’imaginaire antisémite – par le thème déjà évoqué de l’assimilation, par la caricature physique (qui rapproche déjà au demeurant le « juif » et le « nègre »), mais plus encore à travers un thème d’époque, popularisé par Wagner, qui voudrait que les Juifs, n’ayant ni génie propre ni patrie, ne puissent être que des imitateurs, tout juste bons à voler la culture des autres (la culture allemande, en l’occurrence). Kafka ne pouvait être imperméable à ces thèmes, lui qui, dans une lettre célèbre à Max Brod, en juin 1921, dira de la littérature des écrivains juifs de langue allemande qu’elle était une « littérature impossible de tous côtés, une littérature de Tziganes qui avaient volé l'enfant allemand au berceau et l'avaient en grande hâte apprêté d'une manière ou d'une autre, parce qu'il faut bien que quelqu'un danse sur la corde » [12] . Il poursuivait aussitôt, dans cette même lettre, par ce verdict terrible : « mais ce n'était même pas l'enfant allemand, ce n'était rien, on disait simplement que quelqu'un danse. » Le pithécanthrope Rotpeter est une des figures de ce danseur « impossible », saltimbanque toujours sur la corde raide.

Relevons que, dans la cale du navire, le singe prisonnier passe ses puces aux gardiens. « Qui couche avec son chien attrape des puces », répétait Hermann Kafka à son fils. Au moins peut-on peut affirmer sans coup férir que le singe Kafka a passé ses puces à la littérature universelle.

Notes

  • [1]

    Voir la liste indicative de ces récits dans la bibliographie jointe.

  • [2]

    « Vous m’avez écrit récemment qu’Ottomar Starke doit dessiner une page de titre pour La Métamorphose. Or, cela m’a causé une frayeur légère […]. L’idée m’est venue en effet […] qu’il pourrait vouloir par exemple dessiner l’insecte lui-même. Pas cela, surtout pas cela ! […] L’insecte lui-même ne peut pas être dessiné. Mais il ne peut pas même être montré de loin. […] S’il m’était permis de faire moi-même des suggestions pour cette illustration, je choisirais les scènes suivantes : les parents et le fondé de pouvoir devant la porte fermée ; ou mieux encore, les parents et la sœur dans la pièce éclairée, tandis que la porte s’ouvre sur la chambre voisine plongée dans l’obscurité. » (OC [David], III, pp. 743-744).

  • [3]

    Il y a en réalité deux mots allemands que l’on traduit par « parabole » et qui n’ont pas tout à fait la même extension sémantique : Gleichnis (qui insiste sur l’analogie : gleich signifiant « même ») et Parabel (une comparaison selon l’étymologie grecque). Buber avait proposé de regrouper les deux nouvelles sous le terme de Gleichnisse.

  • [4]

    Après tout, Ungeziefer rime avec Luzifer

  • [5]

    On renverra notamment au beau chapitre que Frédérique Leichter-Flack consacre à cette nouvelle dans son essai (v. bibliographie jointe).

  • [6]

    Entre autres : E. T. A. Hoffmann : Lettre du singe cultivé Milo à son amie Pipi en Amérique du Nord, dans L’Histoire d’un jeune homme cultivé, 4e série des Kreisleriana), un article du supplément jeunesse d’un quotidien pragois sur un singe artiste de variétés ; les mémoires de Karl Hagenbeck (Des animaux et des hommes, 1908), un traité de zoologie (Brehms Tierleben) très populaire depuis le XIXe s., auquel Kafka aurait fait une vingtaine d’emprunts…

  • [7]

    Mot très rare sans être un néologisme comme on le croit trop souvent (on en trouve des occurrences très antérieures à l’œuvre de Kafka).

  • [8]

    L’exemple souvent cité est celui de Disraeli à la Chambre en 1847 : « La véritable raison qui plaide pour l’admission des Juifs, c’est qu’ils sont si proches de vous. Que vaut votre christianisme, si vous ne croyez pas à leur judaïsme ? » Hans Mayer commente ainsi ce propos : « Étrange raisonnement d’un Juif baptisé qui s’adresse aux parlementaires de pure origine chrétienne en leur disant “vous” […].  “Votre christianisme.” Et le sien ? » (Les Marginaux. Femmes, Juifs et homosexuels dans la littérature européenne, Paris, Albin Michel, 1994 & U.G.E. Bibliothèques 10/18, 1996, pp. 387-388)

  • [9]

    Cette pratique suscitera des remarques grinçantes de Kafka dans ses journaux : « Le nègre qu’on ramène chez lui après l’Exposition universelle, et qui, rendu fou par le mal du pays, au milieu de son village et des lamentations de sa tribu, joue avec un visage extrêmement sérieux – comme une tradition et un devoir – les petites scènes drolatiques qui enchantèrent le public européen comme autant de mœurs et de coutumes d’Afrique. » (Cahier in-octavo G, octobre 1917 – fin janvier 1918, trad. de Laurent Margantin).

  • [10]

    Rappelons ce que doivent les futurs grands livres politiques de Freud, L’Avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation, à l’expérience de la guerre.

  • [11]

    Voir notamment Fingerhut (1994) pour ce bilan critique.

  • [12]

    OC |David], t. III, p. 1087