Agrégation

L'ingénieux Cervantès et le "roman moderne"

ARTICLE

Ainsi que le remarque P. Brunel dans son ouvrage (« Don Quichotte » et le roman malgré lui, Klincksieck, 2006), concernant l’œuvre de Cervantès, il convient de distinguer les aventures romanesques et les aventures DU romanesque. C’est peut-être en ce sens que notre lecture diffère le plus de celle des contemporains de l’auteur, qu’il s’agisse de la réception par l’Espagne du Siècle d’Or ou par le reste de l’Europe : la dimension purement comique qui avait enchanté le XVIIe s. (à peu d’exceptions près [1] ) ne nous retient plus guère ; en revanche, le regard critique des dernières décennies a définitivement attiré notre attention sur la réflexion entreprise par Cervantès sur ce genre « moderne » qu’était le roman. Méprisé par les doctes qui se référaient à Aristote, le roman bénéficiait par contrecoup d’une liberté enviable : il se posait en s’opposant aux clichés de l’épopée chevaleresque mourante (et déjà bien mise à mal par les Italiens, notamment par l’Arioste) et en se situant par rapport aux possibilités narratives offertes par le récit picaresque et la nouvelle « à l’italienne », telle que Cervantès, au même moment, tentait de l’acclimater en Espagne. C’est dans cette direction que l’on voudrait esquisser une proposition de lecture du Quichotte, sans pour autant perdre de vue le parcours personnel de l’auteur et son désir d’intégration dans la société de son temps, qui expliquent bien des orientations du livre, au moment où l’Espagne, puissance prépondérante, se livrait à un bilan amer sur l’inadéquation de son idéologie théologico-politique pour faire face aux exigences de ce qui était (déjà) une forme de mondialisation.

1. Approche historicisante :

« L’homme et l’œuvre » :  cette approche, qui avait encore cours il y a un demi-siècle dans les études universitaires, malgré le coup pourtant décisif porté par le Contre Sainte-Beuve, ne saurait plus trouver la moindre justification en elle-même. En revanche, poser les grandes lignes d’une explication du « cas Cervantès » (1547-1616) et situer le problème de la naissance du roman par rapport au Quichotte ne peut faire abstraction du rappel d’un certain nombre de références historiques concernant la culture et les ambitions de l’auteur, tout autant que la culture et les ambitions de l’époque qui fut la sienne : le Siècle d’Or. [2]

C’est pourquoi il ne sera pas question ici de proposer un résumé de la biographie de Cervantès ­ on consultera à ce sujet le travail de Jean Canavaggio (Cervantès, 1ère éd. : Mazarine, Paris, 1986), mais d’insister sur quelques éléments significatifs à ne pas perdre de vue lors de la lecture du Quichotte.

Une première caractéristique frappante réside dans le fait que l’essentiel des œuvres romanesques de Cervantès a été écrit au XVIIe s., alors que l’homme est un pur produit du XVIe s.. D’emblée, on voit ainsi apparaître une opposition entre l’homme de la Renaissance, marqué par l’italianisme et l’idéal impérial de Charles Quint et de son fils Philippe II, et l’écrivain contemporain d’une prise de conscience de la décadence espagnole, à un moment où la culture européenne s’engageait, au milieu des troubles et des guerres civiles, dans une remise en cause généralisée de ses habitudes de pensée. [3]

- De 1547 au milieu des années 60, c’est, pour Cervantès, la période de formation, c’est-à-dire le moment où il acquiert les outils intellectuels et idéologiques qui vont lui promettre une compréhension du monde espagnol et de sa situation individuelle, tout en lui fournissant une réponse apparemment cohérente sur l’ordre du monde.

Charles Quint règne encore (jusqu’en 1556) ; Philippe II hérite de ses rêves de suprématie à l’échelle du monde et de monarchie universelle : l’Espagne se veut soldat de Dieu et défenseur de la Chrétienté. Jusqu’en 1558, la péninsule reste très perméable à la Renaissance humaniste et érasmisante : ouverte à la nouvelle culture et à l’esthétique venue d’Italie, elle partage l’optimisme des humanistes sur l’homme et le savoir enfin « libéré ». Cervantès est d’ailleurs né à Alacala, la grande université espagnole de la Renaissance, l’équivalent de notre Collège de France ; il se dit « vieux chrétien », c’est-à-dire attaché à l’idéologie orthodoxe de la « pureté de sang », à l’éthique aristocratique et à la morale chevaleresque ambiante pour qui la valeur unique et suprême est l’honneur. Même si la carrière itinérante de son père, qui est médecin, l’empêche de poursuivre ses études au-delà de l’équivalent de notre « secondaire » et d’entrer à l’Université, Cervantès adhère aux valeurs traditionnelles de ce Siècle d’Or qui durera jusqu’au milieu du XVIIe s.

-  De 1569 à 1575, c’est le contact formateur avec l’Italie.

Au service d’un prince de l’Église, le cardinal Acquaviva, Cervantès découvre la culture italienne et, surtout, sa littérature. A ce moment, comme lors de la « belle Renaissance » (première moitié du XVIe s.), l’Italie demeure la source de la civilisation européenne, et pas seulement en ce qui concerne les beaux-arts ; elle domine également le champ littéraire dans quatre domaines : le théâtre, le roman de chevalerie « moderne », la pastorale et la nouvelle. Ces trois derniers genres vont jouer un rôle de premier plan dans la genèse et la structure du Quichotte : en ce qui concerne l’épico-chevaleresque, Boiardo et, surtout, l’Arioste dominent grâce au prestige que leur confère la reprise des aventures de Roland, Charlemagne et les paladins de la légende (1532 : achèvement du Roland Furieux), sans oublier le développement iconoclaste du burlesque en Italie même au XVIe s. Il s’agit alors d’une sorte de parodie du grand genre (l’épopée), qui joue sur le contraste entre la noblesse du sujet et des procédés littéraires qui l’accompagnent automatiquement et  la bassesse du ton adopté ou de l’histoire futile racontée.

La pastorale moderne naît et se développe en Italie (Sannazaro, Le Tasse), avant de connaître un durable engouement dans toute l’Europe : Cervantès écrira une Galatea et Sorel un Berger extravagant, cette dernière œuvre mettant en parallèle la folie de la mode pastorale avec celle, plus ancienne, du roman chevaleresque ; telle était déjà la deuxième tentation de Don Quichotte. Ces deux modes renvoient à l’éthique aristocratique et se caractérisent par un égal refus de la réalité contemporaine en faveur d’un monde idéal et aux valeurs archaïques. La pastorale repose sur des conventions bien artificielles : une fausse nature campagnarde, où des oisifs, qui ont lu Le Courtisan de Castiglione, s’occupent assez peu de leurs troupeaux, mais beaucoup d’amour et de courtoisie. L’inspiration renoue avec le mythe de l’Age d’Or et celui de l’Arcadie, dans une nature utopiquement pure, tandis que le jeune noble renonce aux exploits militaires pour se consacrer à l’amour et à la poésie. La forme de la pastorale est ouverte et s’accommodera donc de la prose ou des vers, du roman, de la nouvelle ou même, bientôt, de l’opéra. C’est avant tout un rêve, pour mieux s’affranchir de la guerre, du poids croissant d’une économie de type mercantiliste et des réalités d’un état moderne et de plus en plus centralisateur. De ce point de vue, la tentation pastorale offre à Don Quichotte une fuite loin du réel, analogue à celle présentée par le monde des romans chevaleresque (cf. I, 11 à 14 et 51).

La nouvelle, depuis Boccace, est une autre « spécialité » italienne : il s’agit de courts récits en prose, traitant préférentiellement de l’amour de manière à jouer du contrepoint entre une vision naturaliste (volontiers réaliste dans son expression) et la permanence des valeurs du courant courtois, le tout dans un milieu contemporain et aisément identifiable. Cervantès y sacrifiera doublement : en écrivant des Nouvelles exemplaires (1613) et en insérant de véritables nouvelles au sein du Quichotte (cf. celle découverte dans l’auberge de la Première partie, 33). Ce type de récit, que les contemporains s’accordent à trouver « réaliste » (ce qui est fort discutable à nos yeux de lecteurs de Balzac, Dickens ou Flaubert), permet d’établir un contraste avec l’influence philosophique dominante de la Renaissance italienne : celle du néo-platonisme (exaltation des idées transcendantes et des valeurs, accessibles par la médiation de l’amour et de l’ascèse dialectique) que l’on retrouve au centre de l’idéologie épico-chevaleresque. Don Quichotte en offrira une parodie burlesque dans l’épisode de la Sierra Morena (I, 23 et s.). Aimer Dulcinée, c’est aimer une idée de femme ; mieux : une idée de l’amour ou, mieux encore : une idée du Beau et du Bien. Faire alterner la veine « réaliste » de la nouvelle et celle, « idéaliste », de l’épico-chevaleresque, c’est déjà, au sein de l’écriture, opposer dialectiquement l’aspiration à l’idéal et le choc des réalités, ce que Don Quichotte éprouvera dans sa chair tout au long de ses aventures et mésaventures.

La carrière des armes :

L’Espagne est entrée brutalement dans les Temps Modernes avec une mentalité marquée par le Moyen-Age et l’idéologie de la Croisade : l’année de la découverte de l’Amérique (1492) est l’année de la chute du Royaume musulman de Grenade et de la fin de la Reconquista. Conformément au modèle de l’époque (valeur individuelle, défense de la Chrétienté et soif de l’honneur), Cervantès s’est voulu et a été un brillant soldat : il souhaitait continuer à faire carrière dans les armes après la bataille navale de Lépante (1571), où il fut blessé et remarqué en raison de sa conduite courageuse. Celui que l’on appellera le « manchot de Lépante », lors de cette grande victoire contre le péril turc, a pu vivre alors les derniers moments de l’esprit de Croisade, toujours vivace au XVIe s., aussi bien dans le peuple que parmi les dirigeants. Les contemporains, dans cette lutte contre l’Islam au cours de laquelle une partie de l’Europe catholique avait réussi à s’unir, eurent l’impression de se retrouver dans une nouvelle épopée, au spectacle de la coalition des forces navales réunies dans la ferveur sous commandement espagnol.

Rentrant d’Italie en Espagne en 1575 et porteur de lettres de recommandation flatteuses pour son avancement, Cervantès a la malchance d’être capturé par un pirate « barbaresque », qui le vend comme esclave en Alger. Suivent cinq années de captivité abominable, marquées par quatre tentatives d’évasion, qui laisseront une empreinte profonde dans l’esprit de l’auteur du Quichotte, lequel, une fois encore, se signale par son indomptable courage et son refus de se laisser abattre. Il en retirera, en tout cas, une connaissance plus fine du monde musulman, par delà les clichés entretenus lors de cet affrontement multi-séculaire et sans merci, connaissance soucieuse de dépasser les intérêts géopolitiques pour évoquer des réalités simplement humaines (cf. la rencontre avec Ricote le morisque : II, 54-65).

- Désillusions et errances (1580-1601) :

Racheté enfin en 1580, Cervantès, de retour en Espagne, doit subir une dure succession de désillusions : il n’obtient pas de charges militaires et demeure dans une situation matérielle précaire. Ses essais littéraires (La Galatea, pastorale en 1585) et, plus spécialement dramatiques, lui apportent l’estime, mais nullement la fortune. Demeuré en marge du mouvement de création d’un théâtre national authentique, incarné par Lope de Vega, Cervantès en garde un attachement certain pour la technique d’écriture dramatique, dont le témoignage le plus évident réside dans la part importante consacrée au dialogue et au découpage en scènes dans le Quichotte.

En même temps, Cervantès tente de faire carrière dans l’administration royale, au temps de l’Invincible Armada. Il n’en retire pas grand bénéfice, sinon deux séjours en prison pour malversation, alors qu’il n’est pas établi avec certitude qu’il fut le vrai coupable… Repos forcé et amertume qui seraient à l’origine d’une première idée du Quichotte, s’il faut en croire le Prologue à cet « enfant sec, endurci, fantasque comme celui qui s’est engendré en une prison ».

- Le choix de la carrière des Lettres :

Au tournant du siècle, Cervantès se consacre de plus en plus à la littérature, puisqu’il ne lui est plus permis d’espérer s’avancer ni dans l’armée, ni dans l’administration. Ce changement coïncide d’ailleurs avec un nouveau règne, qui tourne la page des ambitions (déçues) du grand Philippe II, le constructeur de l’Escorial. Son fils, Philippe III, est un médiocre qui abandonne le pouvoir à son favori, le duc de Lerme, pour se consacrer aux deux seules choses qui semblent capables de l’intéresser : aller à la messe et chasser. Cependant, les mentalités changent aussi : l’Espagne est lasse des guerres sans fin et sans résultat décisif (contre l’Angleterre d’Elisabeth, contre les protestants d’Allemagne, contre les Provinces Unies, contre Henri IV de France…) et elle aspire à une paix peut-être moins prestigieuse, mais susceptible de lui assurer la jouissance de sa prépondérance mondiale, que personne encore ne semble être en mesure de lui disputer, malgré des échecs nombreux et répétés. Les banqueroutes successives du règne de Philippe II n’empêchent pas les Habsbourg de Madrid d’être à la tête de l’Etat le plus riche du monde, grâce aux mines d’argent du Mexique et du Pérou, possessions de la couronne de Castille.

C’est dans ce contexte de renonciation (momentanée) aux valeurs militaires qu’il faut comprendre la rédaction du Quichotte, quand désillusions personnelles et collectives se rejoignent curieusement. Les toutes premières années du XVIIe s. voient, en effet, l’Espagne conclure la paix avec l’Angleterre et signer une trêve avec les Provinces Unies.

1602-1605 : composition et parution de la Première partie du Quichotte. Cervantès s’intègre peu à peu à la vie littéraire de Madrid, tandis que son œuvre connaît une rapide diffusion européenne par des traductions, en France (1607) et en Angleterre (1612).

Quelques dates :

1613 : publication des Nouvelles exemplaires ; une étude du Quichotte ne saurait faire l’économie de la nouvelle du « Licencié de verre », qui présente, sous une forme évidemment ramassée, toute la problématique de la raison dans la folie à l’œuvre dans le roman.

La même année, Cervantès tente encore un retour (sans succès) au théâtre en publiant quelques pièces choisies : dans le domaine dramatique, il n’a pas su évoluer et est resté aussi un homme du XVIe s. Désormais, c’est Lope de Vega qui occupe la première place et qui donne le ton : le malveillant Avellaneda n’a peut-être pas tort lorsqu’il accuse Cervantès de jalousie à l’égard du Fenix (voir Deuxième partie, Prologue au lecteur)…

1614 : Avellaneda prend Cervantès de court et publie sa deuxième partie du Quichotte ; on lui règlera son compte dans l’authentique Deuxième partie, à partir du chap. 59.

1615 : publication par Cervantès de sa Deuxième partie.

1616 : Cervantès dédicace les Travaux de Persilès et Sigismonde au comte de Lemos, peu de temps avant de mourir : l’ouvrage sera publié de manière posthume l’année suivante. S’il nous intéresse [4] , c’est justement parce qu’il semble impliquer un retour en arrière et une acceptation de tous les prestiges de l’imaginaire que paraissait dénoncer si efficacement et avec tant de conviction le Quichotte. On ne renonce pas si facilement à ses chimères et autres « hobby horses », car, « si Peau d’Ane m’était conté, j’y prendrais un plaisir extrême ». Et Jean Canavaggio d’observer justement : « En un  sens, le roman de chevalerie est l’héritier infidèle, le rejeton impur du roman grec » (op. cit., p. 335).

En effet, iI s’agit d’un roman, à la manière grecque, clairement conçu pour rivaliser avec les Ethiopiques d’Héliodore et qui, donc, sacrifie à la technique éprouvée du romanesque : deux amants d’une fidélité à toute épreuve, que les hasards de la vie (naufrages, enlèvements, esclavages, emprisonnements, séparations, déguisements) contraignent à se rechercher et à se poursuivre à l’échelle du monde connu, depuis un Nord fantasmé jusqu’à Rome, terme du pèlerinage des amants et terme de la vie. Se rendre dans la capitale du monde catholique, tel était le prétexte de la fuite de ces enfants princiers, ce qui laisse entendre que cette errance qui a parfois (dans les deux premiers livres) la consistance du rêve, pourrait se lire également comme un itinéraire spirituel. A cela s’ajoute encore une autre énigme pour ce livre qui n’est pas seulement un impossible adieu à la littérature : le finale du Persilès semble hésiter entre un dénouement apparemment heureux et conforme aux principes du romanesque (ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants), et une fin tragique, en harmonie avec le pessimisme religieux teinté de platonisme qui caractérise la religion espagnole : « notre certitude de jouir des humaines jouissances est si incertaine que personne ne se peut promettre d’y trouver le plus infime point de fermeté » (IV, 14). Comme si le livre, qui débouche un instant sur la vision ultime du protagoniste assassiné au moment de parvenir à la félicité, dénonçait, une fois encore et pour mieux y sacrifier, son artificialité et la belle illusion de la fiction. Pour ceux qui savent lire : la vision du monde tel qu’il est ; pour les autres (qui pourraient être les mêmes !) : la consolation rassurante de la littérature…

- Dernière étape de ce parcours : la conversion.

Ce terme doit être compris au sens du XVIIe s. : il ne signifie pas que Cervantès a été athée auparavant, mais que, désormais, il se tourne entièrement (convertere, étymologiquement) vers la transcendance divine comme principe essentiel de son existence ; mouvement qui donne un sens à l’errance humaine, mais, du même coup, dévalorise les illusions de ce monde qui ressemble fort à la caverne platonicienne.

On peut suivre l’évolution religieuse de Cervantès :

1609 : entrée dans la Congrégation des esclaves du Saint Sacrement.

1616 : il prononce ses vœux définitifs comme tertiaire de l’Ordre de Saint François.

L’erreur serait d’interpréter cette « conversion » comme une conséquence du vieillissement ou de la peur de mourir. Elle est, au contraire, dans la dialectique qu’elle présuppose, l’aboutissement de la réflexion centrale du Siècle d’Or, par laquelle l’Espagnol, qui se lance dans l’actualité de l’Histoire avec une réelle volonté de jouissance et de puissance (la soif de l’or des conquistadors n’est pas une légende, mais leur désir de conquérir de nouvelles terres pour la croix non plus), sait en même temps que le monde est une illusion, que ses biens sont destinés à passer, que la seule réalité immuable est située au-delà des portes de la mort. Ce mouvement contradictoire d’attirance et de refus, qui se manifeste par la reprise, si fréquente  dans l’Espagne du XVIIe s., du thème du finis gloriae mundi, est inséparable d’une certaine lecture du Quichotte : sacrifier à l’idéologie chevaleresque, c’est aussi tenter de colorer un monde trompeur qui, autrement, serait dépourvu de sens, puisque simple illusion.

Le desengaño (littéralement : désabusement) décrit et résume cette démarche par laquelle celui qui a trop sacrifié aux attachements terrestres prend conscience de leur vanité. La religion espagnole aboutit à un ascétisme, d’autant plus intense qu’il récupère un orgueil et une sensualité réels. Passage d’un extrême à l’autre qui éclaire aussi la mort de Don Quichotte. Le monde apparaît nu lorsque s’effondre l’illusion chevaleresque de celui qui fut vaincu par le chevalier de Blanche Lune : désormais, le sens ne peut venir que de l’au-delà lorsque l’on sait que la vie est un songe [5] et qu’il faut se désabuser de ses erreurs antérieures. « Don Quichotte pria qu’on le laissât seul, parce qu’il voulait un peu dormir. On le fit, et il dormit tout d’une traite, comme on dit, plus de six heures… il s’éveilla pourtant au bout de ce temps, et poussant un cri, se mit à proférer ces paroles :

- Béni soit le Dieu puissant qui m’a fait tant de bien !… Je possède à cette heure un jugement libre et clair, et qui n’est plus couvert des ombres épaisses de l’ignorance… Je n’ai qu’un regret, c’est que cette désillusion (desengaño) soit venue si tard… ». [6]

Dès lors, la fin parfaitement orthodoxe du protagoniste peut et doit se lire comme exemplaire de la « bonne mort », par laquelle, conformément aux enseignements de la Contre-Réforme, toute créature est susceptible d’assurer son salut, par une détestation réelle de ses erreurs passées et une confession authentique.

On peut dire que Cervantès est ainsi à la fois l’homme de l’optimisme conquérant de la Renaissance et l’écrivain de la désillusion baroque : ces deux versants de sa personnalité ne se contredisent pas, mais se rencontrent au sein de son œuvre en une opposition dialectique féconde qui correspond, on le voit, aux deux temps de sa carrière personnelle et à l’évolution même de la civilisation espagnole. Si le XVIe s. fut le temps de la puissance impériale, la première moitié du XVIIe s. est, pour l’Espagne, à la fois le temps de la décadence et celui de l’affirmation de l’originalité et de la fécondité du Siècle d’Or : un véritable apogée dans tous les domaines de l’art (Vélasquez, Zurbaràn, Murillo etc.) et de la littérature (Gòngora, Lope de Vega, Tirso de Molina, Calderòn, Graciàn, Quevedo etc.).

Cervantès, né sous le règne de Charles Quint et mort à la fin du règne de Philippe III, a vécu le passage d’un monde à l’autre : entre Renaissance et Baroque, optimisme et desengaño. D’où l’importance, dans son œuvre, de la question de l’opposition entre illusion et vérité ou, si l’on préfère, entre idéal et réalité. A la différence d’un Quevedo, Cervantès ne sera jamais l’homme d’un pessimisme total : il ne renonce pas ; il refuse de se laisser gagner par le désespoir. Alors que l’Espagne, en marge de l’évolution économique et intellectuelle du reste de l’Europe, va s’effondrer brutalement au milieu du XVIIe s., l’auteur du Quichotte proclame la nécessité d’une fidélité sans illusion à soi-même : c’est un des sens de la mort de Don Quichotte. La nostalgie des valeurs chevaleresques qui animent le Chevalier à la triste figure est symbolique d’une nostalgie du passé que l’on sait mort, même s’il paraissait donner la raison de tout. L’individualisme dynamique de la Renaissance s’accommodait très bien du monde contemporain, qui semblait offert et donné à construire : l’Arioste et Rabelais le prouvent. L’homme de la fin du XVIe s. et du début du siècle suivant se sent perdu dans un monde en mouvement dont le sens lui échappe et dont il pense n’être que « le badin de la farce » (Montaigne).

Il ne faut donc pas être surpris par le choix de cette figure dérisoire et burlesque d’un pauvre hidalgo qui décide d’aller de par le monde pour défendre la veuve et l’orphelin, en attendant de rencontrer, à la manière des chevaliers errants, enchanteurs, fées et mauvais géants. Encore faut-il discerner l’ampleur réelle du propos : rapports entre imaginaire et réel, nécessité du recours à une idéologie pour donner un sens à l’action, réflexion sur le pouvoir de la littérature etc.

Cervantès hérite de la conception espagnole de l’art [7] : l’Espagne est peu capable de réflexion abstraite. Nulle malveillance ou condescendance dans cette observation : Unamuno le reconnaissait au moment du grand examen de conscience de la génération de 98. Ce qui ne signifie pas que cette culture soit incapable d’une pensée philosophique : simplement, son discours a besoin des objets et reste toujours tributaire du réel. Elle donne à voir sans conceptualiser et le roman se prête bien à cette démarche [8] . Pour exprimer une idée, il lui faut la rendre sensible : il n’est que d’opposer la peinture du Siècle d’Or et celle de l’Italie à la même époque. Cette dernière, depuis Raphael et le Vinci, recherche la forme idéale, idéalise son modèle pour mieux exprimer l’idée au travers de la forme [9] . Un tableau religieux espagnol, en revanche, prendra appui sur le quotidien, pour mieux le nier en le dépassant : une sainte peinte par Zurbaràn ou une Vierge de Murillo sont clairement représentées par une jeune femme de la campagne ou une jeune fille de Séville, dont le caractère « banal » ou la modestie seront d’autant plus grands qu’ils seront transfigurés par une mission qui renvoie à un au-delà du réel. Une fois encore, l’Espagnol est déchiré entre le réel et l’idée qu’« il y a autre chose » ; dès lors, la réalité n’est que le moyen de signifier cet autre chose ; elle est toujours, d’une manière ou d’une autre, symbole. D’où le sens aigu du réel qui caractérise l’art espagnol en général et sa littérature en particulier : les auberges que fréquente Don Quichotte sont répugnantes, on y mange horriblement mal et Maritorne est repoussante ; Sancho, mort de peur, s’oublie dans la nuit et une odeur peu flatteuse atteint les narines de son maître (I, 20). Mais, en fait, c’est des rapports de la conscience avec le monde qui l’entoure dont il s’agit : faut-il ou non voir le monde nu, désespérant et tel qu’il est ? La description scrupuleuse du réel n’est jamais gratuite et le réalisme (si vraiment il s’agit de réalisme et non d’une caricature proche de l’expressionnisme) ne saurait être une fin en soi. Pas plus que l’étude du visage des nains, des ivrognes ou des clochards, qui fascinent tant Vélasquez, ne se réduit à un exercice de virtuosité ; c’est un prétexte pour mieux voir et un point de départ pour la réflexion ; combien de ces clochards (Musée du Prado) servent d’ailleurs à symboliser un philosophe de l’Antiquité et sa doctrine ?

Le recours à la médiation du symbole, sans doute évident pour le lecteur de l’an 2000, n’en pose pas moins la question de la réception immédiate de l’œuvre. Qu’elle ait été peu ou mal comprise pendant au moins un siècle, si ce n’est jusqu’au Romantisme, signifie qu’on peut la lire comme un récit burlesque dont la finalité est avant tout comique. Jean Canavaggio [10] l’a très clairement montré au travers du découpage chronologique qu’il propose pour suivre les différentes étapes de la réception du Quichotte, roman apprécié d’emblée à l’échelle européenne, mais dont les contemporains n’ont retenu que les scènes farcesques et les aspects ridicules des deux protagonistes pour fournir l’argument de spectacles de cour ou de gravures. Le siècle suivant continua très largement à lire l’œuvre de Cervantès dans ce sens, du moins quelques romanciers anglais aperçurent-ils l’extraordinaire liberté dans l’expérimentation de l’écriture romanesque et l’esprit du temps se retrouva-t-il dans la célébration d’un héros qui défend les opprimés contre un ordre social injuste.

Alors se pose une nouvelle question : qu’est-ce qui nous permet d’interpréter le Quichotte comme une réflexion sur la littérature, l’ambiguïté de la notion de folie ou le signe d’une crise des représentations, quand l’image du monde vient à changer (Foucault) ? N’avons-nous pas tendance à y retrouver la manifestation des concepts critiques qui caractérisent notre définition actuelle de la littérature ? Autrement dit : pouvons-nous, sans risque d’anachronisme, voire de contre-sens, faire d’un récit burlesque une œuvre complexe, ouverte et polysémique, et ramener ainsi la narration à un prétexte ? Ce qui signifierait que l’auteur a délibérément cherché à séduire d’abord, pour susciter ensuite une réflexion d’une toute autre portée, voire d’une réelle audace. Or, une telle démarche se révèle, en fait, parfaitement en harmonie avec les pratiques de lecture des contemporains de Cervantès et de ses prédécesseurs.

On le voit déjà clairement dans le Prologue du Gargantua : figure du Silène socratique et « substantificque mouelle » renvoient constamment à un ailleurs du sens : « et posé le cas qu’au sens littéral vous trouvez matières assez joyeuses et bien correspondantes au nom, toutefois pas demeurer là ne faut… : ains à plus haut sens interpréter ce que par adventure cuidiez dit en gaieté de cœur ». On ne saurait souhaiter meilleure invitation à interpréter le Quichotte. Même s’il faut revenir sur cette pratique de l’interprétation telle qu’elle se concevait aux XVI et XVIIe s.

Tant la tradition que les pratiques culturelles proprement espagnoles vont renforcer la tendance à la lecture allégorique. Il convient de ne pas oublier que Cervantès lui-même a donné en 1613 un recueil de nouvelles qu’il a présentées comme exemplaires : « et si je ne craignais d’allonger mon discours, je te montrerais le fruit honnête et savoureux que l’on pourrait tirer de toutes ensemble, comme de chacune en particulier ». [11]

Qu’il s’agisse de la quadruple exégèse médiévale, à l’origine entendue comme procédé de déchiffrage du texte biblique, mais bientôt étendue, sous l’influence de l’humanisme jésuite, aux récits mythologiques ; qu’il s’agisse, contre les accusations cléricales d’éloignement de Dieu, de la vieille défense de toute littérature profane en s’appuyant sur la formule horatienne consacrée (miscere utile dulci) ou qu’il s’agisse, enfin, de l’habitude ancrée dans la culture espagnole de séparer l’être du paraître, quand deux verbes signifient être en castillan, l’un pour exprimer l’état passager (estar), l’autre pour dire l’être au sens ontologique et identitaire (ser). Tout converge pour inviter à ne lire un récit, clairement rattaché aux sources culturelles (romans de chevalerie et prestiges du merveilleux), qu’en tant qu’apparence-prétexte, dans un pays qui a fait de la célébration de l’eucharistie [12] une vérité fondatrice ou qui, sur un autre plan, cultive une forme de rire amer et démystificateur. Le rire espagnol contemporain arrache volontiers les masques et dénonce, sous les apparences trompeuses, la laideur cachée et honteuse d’une humanité peu reluisante quand elle est séparée des oripeaux qui l’ornent sur le grand théâtre du monde. Le meilleur exemple vient de l’œuvre de Quevedo (1580-1645) : « je te montrerai le monde comme il est, car tu ne peux en voir encore que l’apparence… De sorte qu’au total l’homme n’est que mensonge, de quelque côté qu’on le regarde ; à moins que l’expérience ne détrompe ton ignorance… Mais maintenant tu vas voir les dessous et quel démenti la réalité inflige aux apparences ». [13]

Concernant le Quichotte, cette ambiguïté fondatrice du roman, entre apparence comique et questionnement réel, peut se résumer dans une formule du Prologue au lecteur de la Seconde Partie : Cervantès y parle de discretas locuras. Jean Cassou traduit par « ces aimables folies » ; Jean Canavaggio par « ces discrètes folies ». Pour ne pas perdre la valeur oxymorique de l’expression, on proposera plutôt, en s’appuyant sur l’étymologie [14] , « prudentes folies » ou « folies pleines de discernement ». Autant dire : que ceux qui ont des oreilles pour entendre, entendent.

2. Les aventures de l’écriture :

On notera d’emblée une première parenté du Quichotte avec le roman picaresque : le parcours de don Quichotte est également une quête, à lire comme la métaphore d’une découverte (réussie) de soi. Dans l’un comme dans l’autre il y a une constitution semblable et progressive du moi dans l’affrontement avec le monde. L’errance aventureuse du chevalier devient alors comparable au rythme du récit picaresque, où un maître succède à un autre maître, faisant ainsi connaître différents lieux et différents secteurs de la société. A la base de la narration, il y a le recours à la même technique : le surgissement au détour du chemin (d’une personne, d’une expérience nouvelle) ; ce qu’il convient de rattacher à un motif religieux identique : la vie comme voyage, itinéraire ou pèlerinage ; selon la formule biblique, omnes sumus peregrini super terram. Dès I, 2, don Quichotte est conduit par son cheval plus qu’il ne le dirige : il « poursuivit son chemin sans en tenir d’autre que celui où son cheval le conduisait » et Sancho, plus tard (I, 52), vantera les mérites de la vie chevaleresque en observant : « c’est une belle chose d’attendre les événements ».

Dans le roman picaresque, cependant, il n’y a qu’une seule conscience en jeu ; ici, la conscience centrale est double : il s’agit du couple maître-valet. Le roman trouve sa forme dans leur réunion et leur séparation. Au dialogisme du Lazarillo de Tormès (opposition entre le moi qui écrit et qui juge et, d’autre part, celui qui est immergé dans l’action et dans la jouissance de l’instant) succède, de manière plus explicite, l’échange continu entre deux consciences qui interfèrent constamment l’une avec l’autre, au point de devenir indissociables, de complémentaires qu’elles étaient à l’origine. S’il y a bien histoire d’une conscience, paradoxalement elle ne passe pas par l’emploi de la première personne, mais par la dialectique d’une confrontation permanente. Néanmoins, comme le dialogue prédomine, la première personne n’est pas exclue : don Quichotte et Sancho, sans cesse, prennent la parole, de même que surgit parfois un autre JE [15] , celui de l’auteur : tantôt témoin, il regarde et disparaît ; tantôt narrateur, il dit ce qu’il prétend savoir ou ignorer et précise les limites du récit. Ses interventions, jamais gratuites ou innocentes, peuvent se faire sous le masque de son double, Cid Hamet, mais, comme dans le roman picaresque, elles encadrent et manipulent les conditions du récit.

Première partie :

Les chapitres 1 à 5 constituent comme le microcosme de ce macrocosme qu’est la Première Partie : ils la résument et en esquissent la structure générale. On y trouve orchestrés les mouvements de l’œuvre entière, qui seront développés ensuite par amplification.

Le chapitre premier présente la genèse psychologique et la quête de son identité par le héros, mise en valeur par le changement de nom qui signifie, après l’adoption du projet chevaleresque, la volonté d’accéder à une existence nouvelle et le souci d’entrer aussi dans la littérature. C’est, au plein sens du terme, une introduction au roman. Suivent quatre épisodes que l’on retrouvera comme des invariants du roman, devenu, dans chacune de ses deux parties, une sorte d’amplification  de ces cinq séquences narratives initiales. On peut les découper comme il suit et les conserver en mémoire comme repères pour la lecture du reste de l’œuvre :

Première sortie de don Quichotte :

1 : le village : naissance du projet ;

2 : l’errance : sortie du village et journée vide ;

3 : l’auberge : centre de la narration et premier épisode picaresque (prostituées et muletiers) ; thèmes en opposition de l’argent et des valeurs chevaleresques. Premier combat (avec les muletiers) ;

4 : reprise de l’errance : le garçon battu et « sauvé » renvoie au Lazarillo. Deuxième combat et chute de cheval ; don Quichotte est bâtonné. Ces premiers coups reçus formulent le thème de l’apprentissage par l’expérience (cf. l’épisode du taureau de Salamanque dans le Lazarillo) ;

Premières interrogations devant la furie de ce don Quichotte naguère nommé Alonso Quijano « le bon » : qui est-il donc ?

5 : retour au village : brisé, paralysé, sur un mulet.

Le chevalier a donc fait irruption dans la matière picaresque, de même qu’il a rencontré un jeune picaro : la trivialité a opposé sa présence brutale à la recherche de l’idéal. D’autre part, le premier combat à l’auberge a été positif : en un sens, don Quichotte s’en est tiré ; le second a été un échec et une humiliation. Ainsi s’esquisse la future scansion du texte, divisé par l’alternance de combats positifs et de combats négatifs. De retour au village, don Quichotte prétend avoir été battu par des géants ; les voisins comme le marchand de Tolède (4) entrent dans sa folie et jouent le jeu, c’est-à-dire que son insistance entraîne les autres à lire le monde en suivant ses catégories à lui. Ce mouvement atteindra son apogée dans la Deuxième Partie, chez le duc et la duchesse : le « fou » pose ainsi des questions à la société contemporaine qui transige avec les valeurs éthiques qu’elle prétend pourtant reconnaître. Don Quichotte est celui qui ne transige pas : sa rigueur contraint les autres à se remettre en question, à discuter avec lui et à concéder que, certes, il a raison, mais…

Deuxième sortie :

Antérieurement, don Quichotte, isolé, voyait le monde selon son propre imaginaire ; désormais, s’il continue à inventer son propre monde par projection, il se voit flanqué de Sancho, deuxième conscience, non noble (comme le prouve son invariable couardise), réaliste et attachée aux biens matériels (argent), ainsi qu’à la jouissance (le vin, toujours présent depuis le Lazarillo avec les mêmes connotations dionysiaques).

Les chapitres 5-7 constituent comme un prélude à un nouveau départ. L’autodafé a évidemment une valeur symbolique en sacrifiant par le feu les livres causes de la folie du chevalier errant, mais, surtout, en créant les conditions d’une nouvelle littérature : les aventures de don Quichotte viennent s’inscrire dans la perspective (évidente) du roman de chevalerie, qu’il convient désormais de dépasser tout en récupérant la technique qui appartient au roman picaresque. Les valeurs de ce dernier genre sont, pour une part, désormais incarnées par Sancho, valet de cet hidalgo qu’est don Quichotte. Nul gratuité donc dans la fréquence de la rencontre avec des personnages authentiquement picaresques comme Ginès de Pasamonte.

Cette deuxième sortie est divisée en cinq séquences, où l’on retrouve les divisions discernées lors de la sortie initiale :

1 : l’errance et les combats

2 : la pastorale et sa variation, la Sierra

3 : le centre : l’auberge

2 : la pastorale

1 : le retour ou l’errance inversée

Le jeu proposé ici avec les chiffres a pour but de mettre en valeur une structure en cercles concentriques (ou, si l’on préfère, comparable aux poupées russes) et une véritable construction en miroir : tout le livre tourne autour de cette figure réflexive qui reproduit le mouvement même de la littérature, de la conscience et de l’imaginaire.

Le statut de la littérature et du récit est traité au chapitre 9, qui situe ironiquement les limites du réalisme de la narration en attribuant l’histoire à un certain « Cid Hamet ben Engeli, historien arabique », autrement dit : historien menteur par définition, suivant les grilles de l’époque. Ce dédoublement de Cervantès lui permet de prendre ses distances avec les naïvetés de la tradition de l’auteur omniscient et ses prétentions au réalisme de cette « tant véridique histoire ». L’auteur se moque en même temps des romans qui traitent de chevaliers errants, « parce que chacun d’eux avait un ou deux sages à propos qui non seulement écrivaient leurs faits, mais aussi peignaient leurs moindres pensées et petites niaiseries, si cachées qu’elles fussent ».

Finalement, surgit une instance auctoriale énigmatique qui dit JE et trouvera sa résolution dans les dernières lignes de la Seconde Partie ; pour l’instant, il y a mise en scène d’un JE « affectionné à lire », qui déambule dans les rues de Tolède.

Dès lors, le texte oscille entre plusieurs formules définitoires : « une si plaisante et agréable histoire », une « histoire » asservie aux faits authentiques et, enfin, la fidélité à un manuscrit trouvé (et traduit) comme indice (douteux) de vérité.

L’écriture participe tout autant de ces incertitudes, entre les facilités que procure le roman de chevalerie, celles nées du roman picaresque (« survint un jeune garçon qui voulait vendre certains registres… ») ou celles qu’offre l’épopée et ses variations (de l’évocation du combat avec le biscaïen au grotesque de sa chute finale), sans négliger la place due à la description classique (ekphrasis de la gravure initiale du manuscrit), ni l’opposition si féconde entre la prétention à l’idéalisme (la figure de Dulcinée) et la chute dans le réel sordide (« on dit qu’elle avait meilleure main à saler les pourceaux qu’aucune autre femme de toute la Manche »).

C’est dire que Cervantès fera jouer ensemble, pour mieux en montrer les limites, toutes les possibilités offertes par l’écriture de la fiction en prose et tous les masques possibles de l’auteur.

Au centre de la Première partie et à la manière d’un miroir, se trouve l’épisode de l’auberge où l’on traite, précisément, de la littérature et où différentes sortes de récits sont utilisées par les nombreux personnages qui affluent ; comme pour mieux laisser entendre, à chaque fois et dans une sorte de jubilation, quels sont les procédés, ce que peut la littérature et comment créer une sorte de microcosme fictionnel.

Dernier cercle ou cercle extérieur :

a) première séquence : errance et combats

- Les moulins (8) et le Biscaïen (9-10)

- 15 : rossés par des muletiers qui défendent des cavales attaquées par Rossinante : transposition burlesque dans le monde animal de l’érotisme que refuse l’idéalisme chevaleresque

- 18 : les bergers défendent à coups de fronde leurs troupeaux : la violence, maintenant, est du côté des bergers, l’Arcadie appartient à la littérature

- 21 : conquête de l’armet de Mambrin, veine burlesque ; en même temps, don Quichotte se voit en auteur de roman de chevalerie

- 22 : délivrance des forçats et première rencontre avec Ginès de Pasamonte, double du picaro Guzman de Alfarache

 

b) cinquième séquence : le retour ou l’errance inversée (46 à 52)

Ce changement optique est dû à l’effet de réfraction du miroir de l’auberge : le même est désormais inversé ; l’errance aboutit au village d’origine, mais elle est d’abord voyage à travers les différentes formes littéraires :

- 46 : tandis que don Quichotte en cage attend paisiblement la fin de l’enchantement dont il se dit victime (roman de chevalerie), le voyage est consacré à des discussions littéraires, au gré des rencontres, le long du chemin :

- 47 : avec le chanoine de Tolède : sur les livres de chevalerie

- 48 : la question du théâtre

- 49 : distinguer faits historiques et fiction littéraire

Les expériences qui scandent toute errance ne sont pas oubliées pour autant :

- 51-52 : bagarre avec un chevrier (donc, personnage venu du monde de la pastorale …)

- procession de pénitents (puissance des images sur la conscience).

Retour au village : ce « retour à la case départ », qui met en valeur la figure symbolique du cercle, illustre l’échec. Don Quichotte, « enchanté » et authentiquement emprisonné dans une cage, incarne l’enfermement dans un imaginaire tout-puissant ; Sancho, d’ailleurs, par contamination est devenu aussi « fou » que son maître à qui il conseille : « nous donnerons ordre à faire une autre sortie de plus de profit et de gloire » ; quant à sa femme, il lui assure : « vous me verrez en peu de temps comte ou gouverneur d’une île »…

Cercle intérieur :

a) deuxième séquence : le monde de la pastorale

- 11à 14 : don Quichotte et Sancho  acceptent l’hospitalité des chevriers et le maître évoque, significativement, les prestiges de l’Age d’or

- 12 et 14 : l’enterrement de Chrysostome pose la question de la culpabilité de la femme. Marcelle vient s’expliquer et don  Quichotte lui donne raison

- 23 à 29 : variation sur le thème pastoral : le séjour dans la Sierra Morena : « je veux imiter Amadis, en faisant ici le désespéré, le fou et le furieux et par même moyen imiter le vaillant Roland ».

L’allusion à l’œuvre de l ‘Arioste est claire et le passage désigne un problème d’importance : celui de la conscience qu’a don Quichotte de suivre un modèle. Dans ce cas, dira-t-on, que reste-t-il de sa sincérité et de son adhésion, sans arrière-pensée, à sa conduite extérieure ? C’est l’exemple de cette folie voulue qui pose la question, centrale pour comprendre la poétique de Cervantès, de la juxtaposition des points de vue : chacun est enfermé dans sa subjectivité et donc éminemment respectable tant qu’il est cohérent avec lui-même. Don Quichotte veut imiter les chevaliers errants et se conformer à ce modèle ; en même temps, il somme le monde de s’y conformer. Par exemple, en ce qui concerne l’armet de Mambrin, « par ainsi, fait remarquer don Quichotte à Sancho, ce qui te semble un bassin de barbier me semble l’armet de Mambrin et à un autre il lui semblera autre chose ».

Remarque lourde de conséquences dans la mesure où l’on peut se demander si sa portée se limite à cet épisode ou si elle ne s’étend pas à l’ensemble de l’attitude de don Quichotte. L’authenticité ne réside-t-elle pas, pour chaque individu, dans la libre adhésion à des représentations ou à des valeurs qui justifient à ses yeux ses actions et leur donnent un sens ? Dès lors, ce qui compte n’est pas ce qui est (inutilité du « réalisme »), mais ce qui apparaît à chaque conscience irréductiblement individuelle. Inutile d’insister sur la modernité (ou la post-modernité) de cette approche.

Dernier exemple : qu'en est-il de la « vraie » Dulcinée ? « Je la connais bien », dit Sancho. Mais il ne parvient pas à la rencontrer. Et son maître d’ajouter : « je me la représente en mon imagination telle que je la désire ».

b) quatrième séquence : le monde de la pastorale inversé

Même situation du passage après le miroir de l’auberge et même conséquence : le renversement des perspectives. Le monde authentique des bergers est remplacé par des jeunes gens de bonne famille qui se font chevriers par désespoir amoureux et jouent donc à vivre les conventions de la pastorale. Après les « vrais » bergers  de 11 à 14, leur remplacement par un simulacre ; mais les « vrais » bergers ne sont-ils pas bien amoureux comme leurs modèles de l’idylle et de la pastorale ? Il ne s’agirait donc maintenant que de simulacres-reflets appartenant au monde du théâtre et renvoyant, au titre de référent, non à la réalité, mais à une simple illusion littéraire. C’est, dans le roman, un des nombreux exemples d’utilisation par Cervantès du topos du grand théâtre du monde qui vise à déréaliser le prétendu réel, quand on joue à imiter une imitation.

51 ­ « il me semble que ce lieu se soit converti en la pastorale d’Arcadie : ce ne sont que pasteurs et troupeaux… » Cervantès achève ainsi la confrontation entre la convention littéraire de la pastorale et la réalité de la vie des bergers, êtres grossiers dont la vie est pénible. D’ailleurs (cf. supra), don Quichotte se battra avec l’un d’entre eux, alors que la convention veut que l’Arcadie soit un lieu de paix, loin de la furie des hommes… Pareillement, le romancier s’amuse en démolissant l’image du locus amoenus ou du repos de la nuit : il suffit de se reporter à l’abondance des nocturnes dans le Quichotte pour voir ces lieux et ces moments tant célébrés se métamorphoser en occasions d’effroi ; la nature n’a donc rien à voir avec les paisibles coteaux où des bergers d’opérette, bien proprets, viennent pleurnicher sur la dureté de leur bergère bien-aimée. Comme par hasard d’ailleurs (mais il n’y  pas de hasard dans l’univers du roman !), le chapitre 51 raconte également l’histoire de Léandra, fille d’un riche laboureur et fort belle, qui se laisse séduire par un playboy de bas étage, qui l’enlève pour lui prendre son argent et l’abandonner aussitôt. Virgile, Garcilaso de la Vega et le Tasse sont donc des menteurs… ou bien la pastorale est un monde fictif, un rêve consolateur, qui a la même fonction que l’univers merveilleux de l’épico-chevaleresque : offrir une consolation à l’humanité et rendre supportable sa peu poétique existence.

Troisième séquence : l’auberge, miroir du monde

Du chapitre 16 au chapitre 47, c’est le lieu de convergence de l’ensemble des personnages, toutes classes sociales confondues : une sorte de résumé de la société contemporaine. Dans le microcosme que formait la première sortie, l’auberge était le lieu où don Quichotte était fait chevalier ; ici, les véritables actions chevaleresques ne sont pas accomplies par don Quichotte, mais par le capitaine prisonnier en Alger. Ce lieu de passage obligé pour tous les personnages est aussi un lieu de transit et de retour vers le monde réel par don Quichotte.

Si tous les personnages se rencontrent « par hasard » dans l’auberge, est-ce une facilité que s’accorde le romancier ? Ou plutôt, si le monde est un labyrinthe, n’est-ce pas là qu’a lieu son déchiffrement par le biais de la littérature ? Car, durant cette longue séquence, le récit linéaire des aventures de don Quichotte éclate en faveur de la multiplicité des interventions de chacun, ce qui implique la confrontation avec autant de points de vue différents et la juxtaposition d’expériences d’écriture différentes engendrant autant de formes de récits. Comme dans le cadre des recueils de nouvelles de Boccace ou de Marguerite de Navarre, la confrontation entre devisants a lieu dans un lieu clos et isolé qui réunit les personnages, lesquels vont raconter leurs expériences : la somme des récits résume le monde. Cervantès, et c’est son audacieuse originalité, ne se contente pas, à la différence des auteurs précités, de la forme de la nouvelle « à l’italienne », mais il tente de faire coïncider la variété des formes du récit avec la multiplicité des expériences rapportées.

Ce lieu clos artificiellement explosera au chapitre 45, lors d’une bagarre générale qui brise l’ordonnance bien construite des différentes interventions : « enfin, ce n’étaient en toute la taverne que pleurs, hurlements, cris, confusions, effrois, sursauts, troubles, disgrâces, coups d’épée, gourmades, bastonnades, coups de pieds et effusion de sang. Et au milieu de ce chaos, machine et labyrinthe des choses… »

16 ­ première arrivée : portrait de Maritorne et bagarre initiale. Maritorne est le contrepoint réaliste de l’idéale Dulcinée.

26 ­ les autres personnages entrent dans le monde de don Quichotte : il s’agit de sauver et rétablir dans ses droits une princesse exilée, nouvelle Angélique (Le Roland Furieux ).

36 ­ retour de Sancho à l’auberge en compagnie de don Quichotte.
A partir du chapitre 36, Dorothée, Lucinde, Cardenio et don Fernand se retrouvent et se reconnaissent. C’est pourquoi le discours du curé à don Fernand met sur le même plan la Providence et la toute-puissance de l’auteur : « qu’il considérât que ce n’était point par hasard, comme il semblait, mais par une particulière providence du ciel, qu’ils s’étaient tous rencontrés en un lieu où ils y pensaient le moins ».

La réponse de don Fernand indique qu’il s’agit d’introduire un ordre dans le chaos du monde romanesque comparé à un labyrinthe : « il rendait grâces au ciel de la faveur qu’il avait reçue et de l’avoir tiré de cet inextricable labyrinthe où il avait été si près de perdre sa réputation et son âme ».

Arrivent encore (37) le capitaine et une belle mauresque, le frère de celui-ci et sa fille Claire, poursuivie par son amant déguisé en garçon muletier, bientôt contraint de se révéler (44) et de gagner ainsi le père à sa cause.

« Quand le diable, qui ne dort point, fit qu’en ce même temps entre en la taverne le barbier auquel don Quichotte avait enlevé l’armet… » (44). Puis surviennent : « …trois voyageurs, qui d’aventure étaient arrivés à l’hôtellerie, lesquels avaient la mine d’être archers… » (45), c’est-à-dire gendarmes du temps, que, selon la logique farcesque, il faut rosser. A ce stade de saturation éclate, en effet, la bagarre générale, qui entraîne la dissolution définitive du groupe (47).

3. Les récits : formes et signification

Durant toute la Première partie, les récits abondent, faisant éclater la rigide structure du parcours de don Quichotte. Leur présence répond à trois nécessités précises :

- Inventorier toutes les formes possibles de l’écriture romanesque en utilisant les virtualités offertes par la technique des récits insérés, déjà éprouvée dans le roman picaresque, mais également présente sur la scène contemporaine sous la forme comparable du théâtre dans le théâtre.

- Brouiller les références fiction / réel, en mêlant ces catégories, apparemment bien distinctes, pour le plus grand bénéfice de la défense du « cas » don Quichotte.

- Justifier le « perspectivisme » de Cervantès : chaque récit semblant le mieux à même d’exprimer un point de vue particulier sur le réel ; le sens commande le choix d’une forme de narration particulière.

Cependant, le choix d’une forme ou d’un genre n’est pas établi une fois pour toutes  au point d’enfermer celui qui écrit dans des limites strictes : la nouvelle du Curieux impertinent  récupère des procédés venus du théâtre ; le récit du Capitaine ou « récit du Captif », que l’on sait autobiographique au regard de la vie mouvementée de Cervantès, brouille les cartes et relance la discussion : « vous entendrez un récit véritable dont peut-être n’approcheraient pas les contes menteurs qu’on a coutume de composer avec bien du soin et de l’art » (38). En effet, les nouvelles se donnent habituellement pour réalistes et le récit du captif regorge de données romanesques, par exemple les amours avec la belle Zoraïde ; pourtant, le cadre et l’aventure proviennent de l’expérience vécue par Cervantès, qui en profite pour se nommer lui-même au sein de la narration (40). Le récit est ainsi frappé d’authenticité et d’artifice pour mieux démontrer le côté incroyable, invraisemblable, de choses qui arrivent néanmoins réellement : il s’agit de déstabiliser le lecteur, mais aussi de montrer l’arbitraire des catégories littéraires.

Les récits prennent un sens indépendant de la rencontre de leur protagoniste avec don Quichotte. L’aventure de la conscience du héros se double alors d’une réflexion interne à l’œuvre et à sa composition : au récit événementiel et à sa lecture linéaire, il faut ajouter la découverte d’un autre parcours possible et ce que l’on pourrait appeler une lecture transversale. Ce dernier aspect permet d’évoquer une esthétique narrative qui repose sur l’art du contrepoint, l’existence de doubles narratifs et la coexistence des contraires ; le tout  implique une participation active du lecteur. Pour lui, il s’agit non seulement de découvrir un sens possible, mais de le construire : le contrepoint entraîne la représentation équilibrée du point de vue contraire ; le double reprend le même problème, mais le traite dans des conditions et avec des personnages différents ; la coexistence des contraires affirme et nie à la fois une même chose. Dès lors, la liberté du lecteur est pleinement respectée : l’ambiguïté du livre répond à la multiplicité des expériences qui n’aboutissent qu’à dire l’insuffisance de la raison et des constructions idéologiques a priori.

1. ­ Les amours de Chrysostome, les mésaventures de Léandre (12 et 51) :

Un bon exemple du procédé impliquant le lecteur se rencontre dans la reprise par Cervantès de l’interrogation sur la nature de la femme dans le cadre de la société du Siècle d’Or : patriarcale et marquée par le catholicisme, donc férocement misogyne. Le personnage de Marcelle (12-14) pourrait permettre de penser que Cervantès défend une vision « féministe » de la liberté de la femme. Pourquoi une jeune fille requise d’amour par un homme sincère, mais pour lequel elle n’éprouve pas d’inclination particulière, devrait-elle lui céder ? En revanche, avec le chapitre 51, la vision chrétienne et l’anthropologie traditionnelle, qui hésitent à attribuer une âme et une raison capable de discernement au deuxième sexe, y retrouvent leur compte. En effet, l’histoire de Léandra se veut une illustration de la faiblesse ontologique de la femme, incapable de maîtriser ses sens et d’exercer un jugement lucide sur la valeur de la personne qu’elle vient à désirer. Les commentaires sur sa mésaventure « n’attribuèrent pas son péché à ignorance, mais à son trop de gaillardise et à la naturelle inclination des femmes qui, pour la plupart, sont inconsidérées et déréglées ». En même temps, Cervantès passe de l’interrogation sur la nature féminine à la satire littéraire de la mode pastorale, monde où le néoplatonisme fait de la femme le signe et l’emblème des valeurs célestes. Désormais, ces bergers échaudés par l’inconséquence de Léandra vont passer leur temps à « dire du mal de la légèreté des femmes, de leur inconstance, de leur duplicité, de leur promesses mortes, de leur foi rompue, et, finalement, du peu de jugement qu’elles ont à savoir placer leurs affections » (51).

2. ­ Cardenio et Lucinde (24 et 27), Dorothée (28), les amours de Claire et de don Louis (43) :

On peut regrouper ces trois récits qui ont en commun de parler de l’amour et des couples séparés par la force des préjugés sociaux et, notamment, par la morale aristocratique où s’affrontent souci de l’honneur et vanité masculine pour séduire et tromper. Drames sur scène et nouvelles espagnoles reposent bien souvent sur l’opposition, au cœur de l’idéologie et des mentalités du temps, entre la valeur sociale fondamentale (l’honneur) et l’esprit de conquête, volontiers anarchisant, du noble qui se pose en s’opposant à l'ordre établi. La femme apparaît ainsi comme une conquête glorieuse, alors qu’elle est en même temps la dépositrice de l’honneur familial. Enlever une jeune fille sans l’épouser, c’est priver non seulement cette dernière, mais sa famille entière, de l’honneur qui lui permet d’être (au sens absolu) dans le monde. Telle est la démarche des séducteurs contemporains, du Burlador de Séville (probablement de 1619) aux deux protagonistes mâles de la nouvelle « Les deux jeunes filles » (Nouvelles exemplaires ).

- Cardenio illustre à la fois la force du préjugé contre les femmes et la problématique de la folie. Cet homme est devenu fou par amour déçu, à la suite d’une erreur due à la précipitation de son jugement.

- Dorothée, fille de riche laboureur, c’est-à-dire de paysan libre et propriétaire de ses biens, est la victime d’un séducteur, grand seigneur à qui une promesse de mariage à une fille de vilain ne coûte rien. Don Fernand, le séducteur, est le même qui a voulu enlever Lucinde à Cardénio, réunissant du même coup les deux récits que rapproche également la commune venue des personnages à l’auberge. Du point de vue de l’écriture, le récit des amours de Dorothée présente un exemple intéressant de narration fragmentée par la dispersion et les interruptions : la cohérence ne se dégage que progressivement et l’ordre des sentiments n’est rétabli qu’à la fin de l’épisode de l’auberge.

- Les amours de Claire et de don Louis traitent des passions juvéniles : la jeunesse des protagonistes (« nous sommes tous deux du même âge et je n’ai pas encore seize ans accomplis ») fait songer ­ le tragique en moins ­ à l’histoire des amants de Vérone, que Cervantès pouvait fort bien avoir lue dans la source de Shakespeare : une nouvelle italienne.

Comme pour les récits précédents, assumés par Cardenio et Dorothée, il s’agit d’une narration à la première personne et impliquant donc un narrateur intradiégétique, tout en ayant recours aussi aux ingrédients habituels du récit romanesque : travestissement (don Louis, comme Dorothée, se déguise) et enlèvement ou fuite, pour échapper au pouvoir écrasant des pères qui interdisent l’amour des enfants ; en effet, les amants ne font que s’apercevoir « lorsque mon père était hors de la maison et le sien aussi ». Intrigue de comédie également, qui se résout logiquement par une prise de conscience du père de la jeune fille, « lequel, dans sa sagesse avait bien reconnu que c’était là un très bon parti pour sa fille » (44). Mais récit au féminin encore, puisque Claire se confie à Dorothée. On voit jusqu’où le jeu des variations peut entraîner Cervantès.

3. ­ Le Curieux impertinent (33 et 34) et le récit du Captif (39 à 41) :

Indépendamment de l’esthétique qui oppose et réunit à la fois ces deux types de récits, ce qui contribue encore à les rapprocher, c’est le lieu et l’auditoire qui leur servent à l’un et à l’autre : tous les principaux personnages sont réunis à l’auberge pour apprécier ces deux histoires.

La nouvelle du Curieux impertinent, prétendument trouvée à l’intérieur d’un bagage oublié, est en fait parfaitement intégrée à la trame de l’ensemble des récits et à leur thématique. C’est un bon exemple de « nouvelle exemplaire » comme Cervantès allait en publier peu après, « qui nous montre clairement qu’on ne triomphe de la passion amoureuse que par la fuite ». Son originalité réside dans l’utilisation de formes variées de la rhétorique du discours intérieur [16] pour rendre compte des réactions psychologiques des personnages, partagés entre répugnance et besoin de convaincre, désir et scrupule, (33) et le recours à une technique venant de manière explicite du théâtre, notamment lors de la scène où le mari assiste en spectateur à une comédie magistrale durant laquelle la femme et l’amant parviennent à le duper : « Anselme avait été fort attentif à écouter et à voir jouer la tragédie de la mort de son honneur, que les acteurs avaient représentées avec des passions si vraies et si pleines d’énergie qu’ils semblaient s’être transformés en la vérité même de ce qu’ils représentaient ». Dans un cadre dramaturgique qui est celui du théâtre dans le théâtre, se pose, une fois encore, la question de la frontière entre fiction et réalité, entre le rôle imposé et le sentiment authentique, lorsque le jeu de l’acteur devient la vérité même : tel est bien le motif qui anime la légende du martyre de saint Genest et qui retiendra aussi l’attention de Lope de Vega (Lo Fingido Verdadero = Le Feint Véritable) et de Rotrou.

Don Quichotte, significativement, n’a pas assisté à la lecture du Curieux, comme pour mieux dire que le monde de la chevalerie et celui de la nouvelle ne sont pas compatibles : cette dernière est d’ailleurs mise en scène selon le protocole venu du Décaméron, avec description des devisants qui assistent à la lecture (finale de 32 : « s’il en est ainsi, dit le curé, je la veux lire à tout le monde par curiosité, peut-être y trouverons-nous quelque plaisir »), introduction et situation du récit à la manière de Boccace (« A Florence, fameuse et riche cité d’Italie, située en la province de Toscane, il y avait deux jeunes gentilshommes de fort bonne maison… ») et esquisse de discussion finale (« Cette nouvelle me semble assez bien, dit le curé, mais je ne me peux persuader qu’elle soit vraie… Quant à la façon de la conter, j’en suis assez satisfait »). Le rituel de l’encadrement a donc été respecté.

Quant à la confession du Capitaine captif (38-42), on notera seulement que ce récit « vrai » est apprécié par les auditeurs en des termes qui conviennent plutôt aux œuvres romanesques : « tout est excellent, rare et plein d’accidents, qui étonnent et tiennent en suspens ». La vie est donc plus romanesque que le roman… et l’héroïsme authentique figure maintenant dans de tels récits et non plus dans la littérature épico-chevaleresque : il appartient donc à la littérature de traiter désormais du romanesque du quotidien et de délaisser le monde des enchanteurs et des chevaliers errants.

4. ­ Les faux récits :

Il faut entendre par là deux types de narrations :

- les récits de ce dont rêve don Quichotte : c’est alors l’évocation d’une sorte de fantasme ou de rêve éveillé. Au chapitre 21, l’hidalgo se lance dans une très longue rêverie sur la fortune des chevaliers errants qui accumule tous les clichés et tous les poncifs du genre, façon de dénoncer l’épuisement et la stérilité de la veine, mais aussi prétexte à peindre le protagoniste en auteur de roman ou, du moins, en narrateur de sa propre histoire, attitude qui va acquérir tout son sens quand, dans la Deuxième partie, don Quichotte prendra connaissance de la fausse relation de ses aventures et la jugera. De même, au chapitre 50, don Quichotte donne encore un exemple à sa guise de récit d’une aventure de chevalier errant, avec évocation des décors qui y correspondent : fantasmes d’un esprit qui, on le sait, interprète le monde à travers les seules catégories de la littérature, afin de « me voir roi de quelque royaume où je pourrai faire paraître la gratitude et la libéralité encloses en mon cœur ».

- les montages à l’intention de don Quichotte pour rendre vraisemblables une histoire ou un personnage feints. Au chapitre 30, Dorothée joue la demoiselle affligée, la princesse « héritière en ligne directe et masculine du grand royaume de Micomicon », laquelle vient en quête du vaillant redresseur de torts, don Quichotte de la Manche. Au chapitre suivant, Sancho fait à son maître le récit de son entrevue (purement fictive) avec Dulcinée, ce qui entraîne l’usage d’un double registre d’interprétation : l’un, le maître, transpose tout ce qu’il entend sur le mode superlatif et féerique, l’autre ramène chaque détail au niveau sordide de la vie quotidienne des paysans.

Le rapprochement de ces deux types de faux récits montre que, si don Quichotte ne s’exprime et ne voit qu’à partir des catégories littéraires de l’épico-chevaleresque, en même temps s’esquisse de la part des autres une transformation du réel pour qu’il puisse correspondre à l’attente de ce chevalier errant attardé. Ici, ils inventent des récits conformes à son imaginaire. Dans la Deuxième partie, ils transformeront le monde pour l’adapter réellement à son attente et ce, notamment, lors du séjour chez le duc et la duchesse.

Il ne s’agit plus seulement ici du « perspectivisme » de Cervantès, célébré à l’envi par la critique espagnole, mais de la question plus large de l’interprétation. Qu’est-ce donc que le monde, sinon ce que, non seulement nous en percevons, mais ce que nous en interprétons, au travers des catégories a priori de notre imaginaire, que déterminent l’idéologie, la culture, voire la jalousie ?

Tableau : l’insertion des récits dans la Première partie

Thème : de l’amour et du couple

      - *12 : les amours de Chrysostome (pastorale) : de la liberté de la femme

 21 : fantasmes chevaleresques (faux récit)

o        24 et 27 : Cardenio et Lucinde (romanesque de cape et d’épée) : couple détruit par l’imaginaire de la jalousie

o        28 : Dorothée séduite par un don Juan : couple détruit par l’idéologie aristocratique ; la femme abandonnée doit reconquérir son amant

 30-31 : fiction « pure » , la princesse Micocona (faux récit)

o        centre de l’ensemble : 33 et 34 : Le Curieux impertinent (nouvelle), théâtralisation fiction /réalité ; couple détruit par excès de confiance

o        39 à 41 : le récit du Capitaine ; alliance paradoxale : cadre historique, références autobiographiques et couple romanesque

o        43 : les amours de Claire et de don Louis : couple adolescent et Père qui interdit le désir ; fuite et déguisement

50 : fantasmes chevaleresques (faux récit)

- *51 : Léandra  ou la femme prisonnière de sa nature (pastorale : ses soupirants deviennent chevriers)

Nb : les « faux récits » figurent en italique.

Observations :

On peut relever une disposition centrée analogue à celle de la Première partie, nouvel exemple du recours au schème microcosme / macrocosme : un cercle extérieur consacré à la nature problématique de la femme, un cercle intérieur qui expose différentes images ou variations sur le couple, un centre (équivalent de l’auberge) avec mise en évidence de la situation de la narration, en jouant sur le double recours à l’oralité fictive (le curé lit devant tous) et à l’écriture du récit lui-même, en tant qu’objet trouvé et offert à la critique.

Construction rigoureuse et symétrique donc, encadrée par deux récits ayant la même référence générique (la pastorale) et le même thème (la femme). Tous les autres récits sont rattachés à l’auberge de Maritorne, mais en variant le genre romanesque auquel ils appartiennent.

Les « faux récits » prennent place dans cette disposition d’ensemble, en encadrant à leur tour l’épisode de l’auberge (21 et 50 : fantasmes chevaleresques) ou précédant la nouvelle « réaliste » du Curieux  par le recours en contrepoint à la fiction pure (30 et 31).

Deuxième partie

Il semble possible de suivre la même méthode que pour la Première partie et ce, d’autant plus aisément que la structure et les thèmes demeurent, tandis que Cervantès approfondit sa technique en introduisant les principaux éléments de sa réflexion avec plus de naturel. L’itinéraire de don Quichotte, en effet, détermine à nouveau un cycle, qui rompt la linéarité du récit traditionnel ­ et de la vie humaine. Cid Hamet s’en explique au début du chapitre 53 : « il semble plutôt que cette même vie va toujours en rond, ou à la ronde. Le printemps marche à l’été, l’été à l’automne, l’automne à l’hiver et l’hiver au printemps ; de sorte que le temps va toujours sur cette continuelle rotation. Seule la vie de l’homme court à sa fin, plus légère que le temps… »

Quelques questions, qui jouaient déjà un rôle de premier plan antérieurement, se retrouvent, mais acquièrent une singulière profondeur dans la Deuxième partie :

- Don Quichotte se dit constamment victime d’enchantements : chaque fois qu’il se heurte à un démenti que lui oppose la réalité, il pense qu’il est manipulé par un enchanteur qui l’empêche de voir le monde tel qu’il est. Cette illusion dénonce métaphoriquement le travail de l’imaginaire (et de la philautie…), qui opère sa propre interprétation du réel : il élabore une compensation et corrige ce qui est perçu, en fonction d’images caractéristiques de chaque individu. Au chapitre 74, don Quichotte, désabusé, s’adresse à Sancho et formule des regrets de l’avoir entraîné dans sa folie ; significativement, Sancho conjure alors son maître de tenter à nouveau l’aventure de l’imaginaire qui permet à la vie d’être vécue : « levez-vous de ce lit, allons aux champs, vêtus en bergers, ainsi que nous l’avions résolu. Peut-être trouverons-nous derrière quelque buisson Madame Dulcinée désenchantée, de sorte qu’il n’y aura rien plus à imaginer ». Or, don Quichotte se laisse mourir, car il n’a plus ses illusions : l’illusion colore le réel et lui donne un sens. Recourir à l’enchanteur est sans doute une folie dérisoire, mais cela permet de vivre en assurant la cohérence des événements et en donnant une excuse à l’amour-propre blessé. De même, ce qui confère une valeur à l’esprit et à la personne de don Quichotte, c’est bien sa prétendue « folie ». Ce que fait remarquer don Antonio à Samson Carrasco : « Ne voyez-vous pas que le profit que l’on pourra retirer de la sagesse de don Quichotte n’égalera jamais le plaisir que l’on retire de ses extravagances ». La nouvelle du Licencié de verre avait déjà ouvert le chemin menant vers une telle conclusion.

- Le chapitre ultime aboutit à un retour à soi et à une prise de conscience de son identité : don Quichotte redevient Alonso Quixano le bon. Rentré chez lui, affaibli, il dort ; après un long sommeil, il s’éveille et recouvre la raison : toute sa vie passée lui apparaît comme un songe. La longue expérience de l’errance a permis de se connaître soi-même, ce qui conduit ensuite au détachement du monde [17] , suivant en cela, non sans ironie, le premier conseil que son maître transmet à Sancho promu gouverneur : « t’arranger pour te connaître toi-même, puisque c’est la plus difficile connaissance qui se puisse imaginer ». Connaissance tardive et destructrice, donc.

Cependant, si se connaître, c’est se percevoir clairement comme victime d’une illusion, il demeure que Cervantès laisse entendre que son héros pourrait être beaucoup moins dupe que l’on pourrait croire du monde imaginaire auquel il prétend adhérer. Au contraire, il faut suivre au long du texte, sinon les étapes d’une prise de conscience lucide, du moins l’affleurement d’un doute, voire d’une double conscience rendue nécessaire par la peur du vide du sens.

Chapitre 31, lors de la réception chez le duc et la duchesse : « ce fut là le premier jour qu’il connut tout à fait être un vrai chevalier errant ». Cependant, dès le chapitre suivant, don Quichotte déclare à propos de Dulcinée : « il y a beaucoup à dire et Dieu sait s’il y a une Dulcinée au monde ou non : car ce ne sont pas les choses dont on doive faire la vérification jusqu’au bout ».

Chapitre 41, quand Sancho se lance dans une description fantaisiste de ses prétendus exploits, don Quichotte lui répond : « puisque vous voulez que l’on vous croie de ce que vous avez vu au ciel, je veux, moi, que vous m’en croyiez de ce que je vis dans la caverne de Montesinos. Et je ne vous en dis pas davantage ». Or, comme le récit des choses vues dans la caverne était  le récit d’un rêve…

Chapitre 71 : « Ils descendirent dans une hôtellerie que don Quichotte reconnut pour telle…, car, depuis sa défaite, il discourait avec plus de jugement sur les choses qui se présentaient à lui ». La défaite devant le chevalier de Blanche Lune est l’élément décisif du retour au réel et à la conscience de soi, selon les termes mêmes de Sancho : « s’il vient vaincu par la force d’un bras étranger, il vient pour le moins vainqueur de soi-même ».

- Le retournement final se fait sans doute brutalement, mais il a été précédé par de nombreux indices. En effet, les figures du retournement et les images de l’ambiguïté abondent, comme pour mieux s’interroger sur la réalité d’un sens qui n’est pas ce qu’il paraît. La fiction envahit le réel (mais qu’est-ce que le réel ?), la sagesse devient folie, le bandit est fort honnête homme etc. Telle est l’incertitude (baroque) du monde et des valeurs, qu’à lire Cervantès, on perd vite l’assurance que donnent de prétendus repères. Sur ce point, il faudrait s’aider de la lecture d’une petite nouvelle, le Mariage trompeur , appartenant au recueil des Nouvelles exemplaires :  dans un monde où chacun joue sous le regard de l’autre, la leçon de cette expérience déstabilisante passe par le recours à la fiction pour dire le vrai (la nouvelle suivante, Le Colloque des chiens exprime la nouvelle vision du protagoniste du Mariage trompeur, par le biais d’un récit picaresque où les chiens parlent…). Le roman remet ainsi en cause la répartition, que l’on croyait fondatrice, entre le fictif et le réel.

Dans le Quichotte, on peut citer tel passage (chapitres 33-34) où Sancho avoue à la duchesse qu’il a inventé l’enchantement de Dulcinée. Or, la duchesse opère un retournement : « je sais de bonne part que la villageoise qui fit un saut sur l’ânesse était Dulcinée du Toboso et que le bon Sancho, qui croit être le trompeur, est le trompé ». Et la nuit suivante, dans la forêt, devant les apparitions qui mènent Dulcinée, Sancho fait des observations sur les maladresses de ce qu’il perçoit comme spectacle… et qui le terrorise néanmoins comme s’il était vrai : « il s’évanouit dans les bras de la duchesse ». Quant à don Quichotte, au même moment, il est la proie de l’étonnement, « pour ne se pouvoir bien assurer si ce qui s’était passé en la caverne de Montésinos était ou non la vérité ».

Le trompeur ou du moins celui qui se croit tel, qui pense manipuler les apparences, est en fait le manipulé, le trompé. Dès lors, le doute atteint les personnages du duc et de la duchesse : ne sont-ils pas eux-mêmes victimes d’un don Quichotte qui, lui, voit de plus en plus clair dans ses illusions et ses prétentions à l’errante chevalerie ? Dès le chapitre 11, ne déclare-t-il, pas : « je me suis imaginé que quelque grande aventure s’offrait à moi et maintenant je dis qu’il est besoin de toucher les apparences avec le doigt pour se détromper » ?

En fait, les exemples abondent qui laissent entendre que don Quichotte rend plutôt fous les autres ; ce que lui crie un malgracieux (lucide), lors de son triomphe dans les rues de Barcelone : « tu as cette propriété de rendre fous et sans cervelle tous ceux qui ont commerce avec toi ». L’autorité de Cid Hamet est d’ailleurs invoquée pour montrer que par la présence de don Quichotte une métamorphose s’opère : « les moqueurs étaient aussi fous que les moqués et il ne s’en fallait pas deux doigts que le duc et la duchesse ne fussent privés d’entendement » (70). Contagion dont le chevalier errant se rendra finalement compte, puisqu’il demandera pardon à Sancho : « Ami, pardonne-moi de t’avoir donné de paraître fou comme moi, en te faisant tomber dans l’erreur où je suis tombé qu’au monde il y a eu et il y a des chevaliers errants » (74).

Cette ambiguïté devant une folie généralisée revient à poser une autre question fondamentale : qui est vraiment fou et qui est vraiment sage ? La folie universellement partagée devient raison commune : on le sait depuis l’Eloge de la Folie [18] et ce n’est pas le seul signe de l’influence d’Erasme dans l’Espagne du Siècle d’Or. De même, Sancho est un rustre et un bouffon qui fait rire, mais il y a de la sagesse dans ses répliques et sa parfaite complémentarité avec son maître aboutit également à faire de ses dupeurs des dupés. Par lui aussi le doute gagne les autres et la stupéfaction les saisit au spectacle de son action comme gouverneur de l’île (49) : « on voit tous les jours du nouveau dans le monde : les plaisanteries se changent en vérités et les moqueurs se trouvent moqués ».

Le doute s’étend alors et aucune catégorie ou aucun personnage ne demeurent épargnés. Sancho est-il vraiment si balourd ? Au moment de quitter le duc et la duchesse, ils « demeurèrent de nouveau tout ébahis tant de sa simplesse que de sa subtilité » (70). La frontière qui sépare l’honnêteté du grand banditisme tend même à s’effacer : telle est la fonction du personnage de Roque (60) : « Don Quichotte demeura ébahi d’entendre Roque proférer de si bonnes et si raisonnables paroles, parce qu’il croyait que, parmi ceux qui font métier de dérober, de tuer et de voler sur les grands chemins, on ne pouvait trouver personne qui eût un jugement droit ». Et le morisque, pourtant exclu de la société espagnole, est honnête homme (54).

- L’amour n’échappe pas à cette remise en cause généralisée ni au doute. Il est représenté par deux extrêmes : Dulcinée et Maritorne.

La première figure l’inaccessible beauté, le rêve de la femme idéale, source des valeurs et image nécessaire à l’homme pour fournir une dynamique à son existence. Don Quichotte, on l’a dit (cf. supra, I, 32), sait très bien que la question de l’existence de Dulcinée est sans importance. Si « ce ne sont pas les choses dont on doive faire la vérification jusqu’au bout », c’est parce que ce qui compte c’est que, grâce à l’image de Dulcinée, l’amour est possible et que l’amour est un de ces éléments ­ au même titre que l’idéologie chevaleresque - susceptibles d’enchanter le monde et de lui donner un sens. Sans les illusions véhiculées par l’amour, seule s’imposerait l’image peu ragoûtante de Maritorne, c’est-à-dire une réalité sordide et vulgaire, exact contrepoint réaliste de l’idéalisme platonisant de l’amour chevaleresque. La référence au philosophe auteur du Banquet est d’ailleurs explicite dans les propos de don Quichotte : « il y a deux sortes de beautés : la beauté de l’âme et celle du corps » (58). Don Quichotte accepte l’illusion et veut voir dans l’humble paysanne décrite de manière si prosaïque par Sancho une idée de l’amour : « Dulcinée seule est pour moi la belle, la discrète, l’honnête, l’enjouée et la bien née » (44) ; ainsi se manifeste, encore une fois, la volonté de trouver au-delà du réel ce qui lui confère un sens et le réduit à l’état de reflet d’une révélation plus haute.

Reste le personnage d’Altisidore, chargée de révéler, par le biais de son amour fictif pour don Quichotte, un autre aspect de la puissance de l’imaginaire sur les hommes : en l’occurrence, le pouvoir de l’amour-propre, qui fait que celui qui se croit aimé pense d’emblée ­ naïvement ­ que l’on ne fait que rendre justice à son mérite. Et don Quichotte n’échappe pas à la règle : « pourquoi suis-je un si malheureux chevalier errant qu’il faille que toutes les dames deviennent ainsi amoureuses de moi ? » (44). Alors, la représentation de la chose l’emporte sur la chose elle-même. Dulcinée, invisible, doit être désenchantée par Sancho et ses coups de fouets, symboles plaisants de la souffrance et des épreuves par lesquelles l’amour se mérite dans un monde modelé par les valeurs courtoises. Altisidore, morte d’amour doit se « désenchanter » de don Quichotte. Dans les deux cas, l’amour se révèle une illusion qui possède et aliène l’individu ; bref, une autre forme de cette folie qui mène les hommes.

Idéologie, amour-propre, puissance de l’imagination : peu importe, puisque ce qui est déterminant, c’est cet écran qui transfigure ce qui est et lui donne une coloration conforme au désir de l’individu. Cervantès ne le cache pas : son héros a choisi de devenir chevalier errant, mais il aurait pu obéir à une autre chimère [19] ; la tentation apparaît d’ailleurs à plusieurs reprises en ce qui concerne la fascination qu’exerce sur lui le monde de la pastorale, surtout après sa défaite devant le chevalier de Blanche Lune : « je voudrais que nous prissions l’habit de bergers durant le temps qu’il me faudra vivre dans la retraite… et nous irons par ces montagnes, ces forêts, ces prairies, ici chantant, là gémissant » (67).

Le fonctionnement du texte

Première caractéristique de cette Deuxième partie : l’autonomie croissante du personnage de Sancho ; victime et complice lucide de l’imaginaire de son maître, il exprime de plus en plus une sagesse populaire et dionysiaque, soucieuse d’immanence et d’acquisition matérielle, en parfaite opposition à l’idéologie aristocratique et idéaliste de son maître. Leur opposition dialectique est féconde et don Quichotte l’aperçoit clairement : Sancho s’affirme et, dans des dialogues dont l’importance ne décroît pas au long du roman, parvient à exposer son point de vue personnel, fût-ce par le recours à des proverbes ou des sentences populaires : « il a quelquefois des simplicités si fines qu’on n’a pas peu de plaisir à se demander si c’est simplicité ou finesse. Il doute de tout et croit tout. Finalement, je ne le changerais point pour un autre écuyer » (32). Symboliquement, Sancho vivra seul son aventure de gouverneur.

Apparemment, Cervantès a eu recours à une structure cyclique analogue à celle de la Première partie ; du village au village, on assiste à une reprise de l’errance avec un autre épisode central : le séjour chez le duc et la duchesse, qui deviendrait un équivalent narratif à ce que l’auberge avait été antérieurement. Cette ressemblance rassure le lecteur, mais elle est superficielle et cache en fait une plus grande complexité, due à la présence de deux épisodes  qui dominent la séquence (toujours dédoublée) de l’errance : d’une part la grotte de Montésinos, de l’autre, le triomphe de Barcelone, qui prennent la place réservée précédemment au monde de la pastorale. Cette dernière est toujours présente (on l’a vu) en tant que tentation, mais, désormais, la réflexion portera avant tout sur la littérature comme production (cf. l’imprimerie) d’une illusion (cf. le théâtre et son rôle avec Maître Pierre ou lors du séjour chez le duc et la duchesse).

On pourra donc distinguer cinq séquences symétriquement disposées autour d’un épisode central :

1 le séjour au village et les préparatifs

2 l’errance et les rencontres

--------  au milieu : la grotte de Montésinos et le théâtre de Maître Pierre (théâtre du rêve et théâtre institution collective)

3 le séjour chez le duc et la duchesse, centre de la Deuxième partie

2 l’errance et les rencontres

-------  au milieu, le triomphe de Barcelone (la visite d’une imprimerie et la tête enchantée : de la production de l’illusion)

1 le retour, vaincu, au village et la mort

Le narrateur fictif demeure Cid Hamet, dont le statut en tant que narrateur omniscient est précisé au début du chapitre 40 : « il dépeint les pensées, découvre les imaginations, répond à ce que l’on tait, explique les doutes et résout les arguments ».

a) le village :

Première séquence : les préparatifs au village (1 à 7)

Autant la séquence correspondante de la Première partie avait servi d’introduction au livre entier en précisant le lieu et l’identité du protagoniste, autant, cette fois, il s’agit d’une introduction à l’aventure de l’écriture : les préparatifs de l’expédition passent au second plan. Ce qui domine, c’est l’annonce de la parution d’un livre qui raconte les exploits de don Quichotte (La Première partie) : désormais, le chevalier à la triste figure se sait personnage littéraire et les discussions sur ce que doit être une narration l’emportent sur toute autre considération. Les références sont aristotéliciennes : « c’est tout autre chose d’écrire en historien et tout autre en poète. Le poète peut conter ou chanter les choses, non comme elles ont été mais comme elles devraient être, au lieu que l’historien les doit écrire non comme elles devraient être, mais comme elles ont été, sans ajouter ni ôter à la vérité quoi que ce soit » (3).

Le débat a lieu en présence du bachelier Carrasco, qui va jouer un grand rôle dans la Deuxième partie en se déguisant en double de don Quichotte, à deux reprises, pour mieux le retirer de son erreur : comme chevalier aux Miroirs (14), puis comme chevalier de Blanche Lune (64). [20]

D’emblée, s’affirme l’importance nouvelle de Sancho, capable de prendre de la distance par rapport à son maître, d’entrer dans son jeu ou, plus fréquemment, de s’élever à son niveau de préoccupation éthique, politique ou artistique. « Le traducteur de cette histoire, venant à écrire ce cinquième chapitre, dit qu’il le tient pour apocryphe parce que Sancho Pança y parle d’un style contraire à celui que l’on pourrait attendre de sa courte intelligence » : remarque faussement scrupuleuse pour attirer l’attention du lecteur sur la pertinence des propos de Sancho.

La sortie du village a lieu symboliquement la nuit, comme pour mieux souligner la parenté qu’il y a entre cette aventure et le rêve. On notera encore l’importance des nocturnes dans le Quichotte. Le grand dramaturge du Siècle d’Or, Calderòn, l’affirmera une vingtaine d’années plus tard : « la vie est un songe ». C’est du moins la leçon que don Quichotte retire de son aventure dans la caverne de Montésinos : « Je viens d’apprendre en effet que tous les contentements de ce monde passent comme une ombre et comme un songe ou se flétrissent comme la fleur des champs » (22). Telle est peut-être l’ultime signification du roman, réaffirmée au cours du dernier épisode : ce que nous nommons notre existence n’a pas plus de réalité qu’un songe ou l’illusion cultivée obstinément par un « fou ».

Cinquième séquence : le retour au village et la mort (73 et 74)

Don Quichotte est en proie à la mélancolie beaucoup plus qu’il n’a été guéri de sa chimère. En témoigne encore un dernier élan vers le monde de la pastorale : « tous s’ébahirent en voyant la nouvelle folie de don Quichotte ». Le héros fait son entrée dans son village au milieu des sarcasmes des gamins, ce qui constitue une reprise ironique de son triomphe à Barcelone et comme un écho dérisoire dans un monde où, désormais, l’action n’est plus la sœur du rêve.

Don Quichotte ne retrouvera la raison et ne récupérera son vrai nom (abandon de l’identité fictive et rêvée qui vaut sortie de la littérature) qu’après un long sommeil de six heures qui est comme une sortie (définitive) hors du monde du rêve (cf. supra). S’il parle désormais de désillusion (desengaño), de cette perte de l’illusion naît la mort. On l’a dit précédemment, l’illusion est nécessaire et permet de vivre : sans Dulcinée, il n’y a que des Maritorne ; sans chevaliers errants, la vie quotidienne dans un misérable village de la Manche est insupportable et, sans la pastorale, il n’y a que des bergers crasseux et brutaux qui vivent mal de leurs troupeaux.

L’ultime retournement est opéré par Sancho, qui, maintenant, supplie son maître de ne pas se laisser mourir et de… retourner à ses illusions. « La plus grande folie que puisse faire un homme en ce monde, c’est de se laisser mourir sans plus ni moins…, levez-vous de ce lit et allons aux champs vêtus en bergers… Si c’est la fâcherie de vous voir vaincu qui vous donne la mort, jetez-en la faute sur moi, en soutenant partout que vous fûtes battu parce que j’avais mal sanglé Rossinante ».

Les dernières lignes du roman achèvent de rétablir la perspective, non sans une nouvelle ambiguïté.

Cervantès, d’abord, lève le masque, mais en deux temps :

- « pour moi seule [21] naquit don Quichotte » ; c’est la plume de Cid Hamet qui parle ainsi : « lui et moi ne sommes qu’une même chose ». La plume comme dernier avatar d’une instance auctoriale qui s’adressera finalement à cette plume pour la tutoyer et avoir le dernier mot (dans tous les sens du terme) : « ainsi tu agiras selon ta chrétienne profession… Quant à moi, je demeurerai content et satisfait d’avoir été le premier qui ait joui du fruit de ses écrits… »

- Cid Hamet semblerait donc celui qui revendique pour lui l’assimilation à don Quichotte selon une secrète complicité, mais, comme l’on sait qu’il ne s’agit que d’un double fictif de l’auteur, un ironique garant d’authenticité, il vient alors à l’esprit que le souhait ultime de destruction des romans de chevalerie était déjà celui formulé par Cervantès dès le Prologue . Cid Hamet est donc bien son porte-parole et don Quichotte est né pour Cervantès

Toujours à propos de ce souhait contenu dans les dernières lignes : « jamais je n’ai désiré autre chose que faire abhorrer aux hommes les fabuleuses et extravagantes histoires des livres de chevalerie », on peut encore se demander quelle est sa part de sincérité. On l’a vu, Cervantès meurt en écrivant Les travaux de Persilès et Sigismonde, qui donne l’exemple d’un nouvel abandon à la féerie et aux voyages dans des contrées merveilleuses… La veine chevaleresque est morte, mais nullement le recours à l’imaginaire et encore moins le développement du roman en Europe : cette nouvelle forme de fiction en prose pourra au contraire bénéficier de la critique de l’écriture opérée dans le Quichotte et des expérimentations qui y sont tentées.

b) errances et rencontres

Deuxième séquence (8 à 30)

Cette séquence fonctionne selon un schéma clairement emprunté à la Première partie : le voyage de don Quichotte et de son écuyer est scandé par des rencontres diverses qui sont autant d’expériences. Ce dernier terme a tendance à revenir régulièrement au sein du récit dans la bouche d’un don Quichotte qui semble apprendre (« tout le travail qu’on prendrait serait inutile ­ ainsi que l’expérience me l’a fait voir plusieurs fois… » - 18), ce qui n’empêche nullement le maintien de la croyance en l’action des enchanteurs pour expliquer ce qui ne cadre pas avec les conventions du récit épico-chevaleresque - et l’imaginaire du protagoniste. Eventuellement, pour trouver une rationalité à ce qui n’en a pas , on aura même recours à l’hypothèse de l’affrontement entre deux enchanteurs opposés : « il faut qu’en cette aventure il se soit rencontré deux grands enchanteurs, dont l’un empêche ce que l’autre veut faire… car tout le monde est composé de machines et d’artifices contraires les uns aux autres » (29).

La tonalité d’ensemble est douloureuse : don Quichotte connaît beaucoup d’échecs. Néanmoins, il se sort de deux aventures à son avantage : le combat avec son double (le chevalier aux miroirs ­ 14) et la rencontre avec les fauves, qui préfèrent dormir dans leur cage (17). Les expériences douloureuses de don Quichotte sont autant de chocs symboliques avec le réel : il renonce à affronter les comédiens (11), s’enfuit devant les villageois, lors de l’affaire de l’âne, et finit par une chute grotesque lors de sa première rencontre avec le duc et la duchesse (30).

On notera une nouvelle tentative pour apercevoir Dulcinée, mais, cette fois, la traversée de son village a lieu de nuit, comme s’il s’agissait de souligner la parenté avec le rêve, et la fonction de Sancho est inversée : il fera une description magnifique d’un spectacle trivial et c’est don Quichotte qui verra la réalité telle qu’elle est (retournement de la situation de I, 31).

Il reste que les deux thèmes abordés lors de cette séquence illustrent la puissance de la fiction :

- théâtre et prestiges de la mise en scène : chapitre 12 et 21, avec le suicide fictif de Basile ;

- la littérature : la discussion avec le chevalier du Vert Caban (16 et 18) insiste, entre autres choses, sur la nécessité de dépasser le réalisme tel que l’illustrera Balzac : « le traducteur a trouvé bon de passer sous silence tous ces petits détails parce qu’ils ne rentraient pas dans le sujet principal de cette histoire ».

Dès lors, on perçoit l’unité du propos (les modalités de la fiction en général, c’est-à-dire sans se cantonner dans le cadre romanesque), qui trouve comme un apogée avec les épisodes de la Cueva de Montésinos et du théâtre de Maître Pierre.

La grotte de Montésinos a d’abord une fonction littéraire précise : faire de don Quichotte un véritable héros épique, à l’égal d’Ulysse ou Enée, grâce à une descente aux Enfers, qui n’est qu’un songe durant lequel le protagoniste peut descendre en lui-même. Au cours de cette aventure, don Quichotte est confronté à la question du réalisme en face des conventions de la fiction chevaleresque (cf. le portrait de la belle Bélerme) et de la géographie en face des métamorphoses mythiques ; finalement, il rencontre Dulcinée… en paysanne, comme lorsque Sancho la lui montra. On voit l’ironie du propos : en songe, don Quichotte ne voit que le réel, car, dans la vie « vraie », il ne voit qu’un idéal rêvé. Faut-il appeler ce songe un cauchemar ?

Après avoir expédié la question du réalisme au théâtre, réclamé par don Quichotte et refusé par Maître Pierre (qui reprend curieusement l’argument shakespearien en la matière : « Ne voyez-vous pas qu’aux comédies qu’on représente par là il y a ordinairement mille impropriétés et mille extravagances » , il vaut donc mieux faire appel à l’imagination du spectateur. Shakespeare ne dit pas autre chose [22] dans le Prologue du chœur de Henri V), l’épisode des marionnettes pose deux problèmes principaux. La conduite de don Quichotte signifie d’abord la participation et l’adhésion complètes du spectateur au spectacle théâtral : « j’ai cru que tout ce qui s’est passé ici s’y passait au pied de la lettre ». D’autre part, Cervantès, reprenant sa réflexion sur la littérature picaresque [23] , souligne la proximité entre le jeu du picaro, qui singe les gens de bonne compagnie pour se faire admettre dans la société, et le jeu de l’acteur : maître Pierre n’est autre que Ginès de Passamont, le picaro rencontré durant la Première Partie , qui écrivait sa vie aux galères comme un autre Guzman de Alfarache. Du picaro à l’acteur, il n’y a qu’un pas, vite franchi, comme le montrera l’itinéraire du Clindor dans L’Illusion comique, mais le personnage de don Quichotte demeure bien au centre d’un propos sur la fiction et la puissance de l’imaginaire.

L’unité formelle des deux épisodes se trouve dans la référence commune à l’épopée : la descente aux Enfers est une rencontre avec ce monde épique qui sert aussi d’aliment au spectacle des marionnettes : « la délivrance que donna le seigneur don Gaïferos à son épouse Mélisendre, qui était captive en Espagne et au pouvoir des Maures ». Si le monde épico-chevaleresque prétend transformer le monde réel en lui fournissant un modèle, le second fait aussi du premier un spectacle : ainsi est annoncé l’épisode central du séjour chez le duc et la duchesse où dominent les références théâtrales.

Quatrième séquence (58 à 72)

Ce second versant des errances, qui s’achève au village, est nettement plus pessimiste : don Quichotte ne connaît que des échecs et rencontre le chevalier de Blanche Lune qui le vainc en combat singulier et le contraint à rentrer chez lui.

De manière générale, les yeux de don Quichotte commencent à s’ouvrir à la réalité nue ; dès le chapitre 59, arrivé à une taverne, « don Quichotte la nomma ainsi contre la coutume où il était de nommer châteaux toutes les tavernes ». Mais, surtout, après sa défaite, « il discourait avec plus de jugement sur les choses qui se présentaient à lui » (71). C’est ainsi, s’agissant d’Altisidore, « qu’il eut quelque scrupule à se persuader que l’amoureuse demoiselle eût été véritablement morte ».

Tandis que les espérances chevaleresques s’amenuisent, une autre tentation de l’imaginaire revient au premier plan : celle de la pastorale, régulièrement ridiculisée par la cruauté des faits. Dès que Sancho et son maître se mettent à rêver de la vie heureuse en Arcadie, un troupeau survient qui les écrabouille sans merci : point de poésie dans ce monde champêtre dépouillé des prestiges de la fiction, mais une ignoble brutalité (58 et 68), qui vient rappeler au lecteur la lutte de don Quichotte et du chevrier lors du finale de la Première partie (I, 52). Ces échecs complètent ceux éprouvés lors des rencontres successives qui structurent la séquence : don Quichotte est même maîtrisé par Sancho, qui ne veut pas entendre parler de coups de fouet ; les deux tombent peu après aux mains de bandits de grand chemin et l’entrée à Barcelone débute par une chute spectaculaire des deux protagonistes, signe de la continuité de l’appartenance du récit au registre du grotesque.

Au cours de cette séquence, la réflexion sur la littérature est dominée par la mention de la parution de la Deuxième partie  apocryphe due à Avellaneda. Dès le chapitre 59, don Quichotte feuillette le livre et y apprend qu’il serait « revenu de son amour pour Dulcinée du Toboso » ; il fait donc trois remarques : « il disait qu’il le tenait pour lu et le déclarait tout à fait sot et impertinent ». Habile procédé de la part de Cervantès, puisque son héros se savait déjà personnage de littérature à la suite de la parution de la Première partie, ce qui lui permet, cette fois, d’inscrire à nouveau (cf. II, 3) le roman dans le roman tout en ridiculisant son adversaire. Non seulement le roman du Quichotte est une représentation de ce que peut la littérature, mais le rival offre ainsi l’exemple négatif de ce que ne doit pas être l’œuvre de fiction.

La réflexion se poursuit au chapitre 62, lors de la visite d’une imprimerie à Barcelone, au chapitre 70, au moment du retour chez le duc et la duchesse, et, surtout, au chapitre 72, quand don Quichotte rencontre don Alvar Tarfé, protagoniste du faux don Quichotte, qui, selon Avellaneda, aurait laissé le chevalier errant à l’hôpital des fous de Tolède. Don Alvar fera une déclaration devant greffier à propos de la différence entre le vrai et le faux don Quichotte : Cervantès tient donc à préciser que son héros n’est pas fou et qu’il y a une logique interne du livre qui doit être respectée par toute personne qui s’emparerait du personnage. Pour le coup, devant le dédoublement de son maître, Sancho, que les subtilités de la littérature dépassent un peu, peut croire aux enchanteurs : autre manière de dire que la littérature fait une œuvre analogue à celle des enchanteurs. A bon entendeur…

Le séjour à Barcelone (62-65) constitue évidemment, pour la quatrième séquence, l’épisode principal et le symétrique de la grotte de Montésinos et des marionnettes dans la séquence 2. Il reprend la même problématique (les prestiges de l’imaginaire épique), mais en insistant sur ce qui contribue à faire la littérature et à provoquer l’imagination moderne : de ce point de vue, l’épisode culmine lors de la visite d’une imprimerie.

Désormais, les combats du chevalier errant sont remplacés par la fascination exercée par les galères, engins modernes qui pourchassent sur mer le pirate barbaresque, et le singe savant de maître Pierre cède la place au truquage de la tête qui parle (une machine). Antonio Moreno, hôte de don Quichotte, apparaît bien comme une sorte de double du duc, en tant que metteur en scène et organisateur des aventures à Barcelone. Conformément à son destin historique dans la péninsule, cette dernière ville est non seulement le symbole de la modernité marchande (le livre s’y montre comme produit), mais elle vient prendre place dans le roman en contrepoint symbolique de Tolède, capitale impériale et culturelle de l’Espagne, d’où surgit le manuscrit de Cid Hamet (I, 9).

Le sens global de l’épisode est lié à l’illustration de la figure traditionnelle de la roue de la Fortune qui, en constante rotation, fait passer les destinées humaines  par une alternance de hauts et de bas : l’entrée de don Quichotte à Barcelone est un véritable triomphe à la mode antique, suivi d’une chute : la défaite devant le chevalier de Blanche Lune. On l’a vu : puisque don Quichotte ne peut être vaincu par son double (les miroirs), il faut entrer dans sa folie (le symbole lunaire de la nouvelle identité de Samson) ; pour ce faire, l’adversaire va s’armer de blanc, dont la valeur traditionnelle en fait une « couleur initiatrice, de la révélation, de la grâce, de la transfiguration qui éblouit, éveillant l’entendement en même temps qu’il le dépasse ». [24]

c) troisième séquence : le séjour chez le duc et la duchesse

(30 à 57 et 69-70)

Deux remarques s’imposent à l’orée de ce passage, central à la fois par sa situation (au milieu de la Deuxième partie) et sa signification, toute aussi importante que celle de l’épisode de l’auberge (Première partie).

On a pu observer que l’auberge était un prétexte à varier les formes du récit. Ici, on notera, tout d’abord, le triomphe de la théâtralité et de la mise en scène, du fait  de la volonté des hôtes de don Quichotte, le duc et la duchesse, qui « s’affermissaient dans l’intention qu’ils avaient de leur faire des charges qui eussent des apparences et des airs d’aventures » (34), car « ils avaient déjà tous deux lu la première partie de cette histoire… Ils le voulaient traiter en chevalier errant tout le temps qu’il demeurerait chez eux, avec toutes les cérémonies accoutumées aux livres de chevalerie qu’ils avaient lus » (30).

Du coup, le monde se met à refléter le monde intérieur de don Quichotte (et des aspirations naïves de Sancho) et commence ­ enfin ­ à fonctionner selon les valeurs chevaleresques. Retournement de la situation initiale : celui qui voulait plaquer ses catégories éthiques sur le monde voit ce monde se laisser déchiffrer selon cette grille et lui en renvoyer l’image ; et c’est le théâtre seul qui permet de créer un monde et de le donner à lire en fonction d’une idéologie précise. Cette situation nouvelle a pour conséquence de confirmer don Quichotte dans la conscience du bien-fondé de sa démarche ; dès sa réception chez le duc, « ce fut là le premier jour qu’il connut et crut tout à fait être un vrai chevalier errant et non imaginaire » (31). L’habileté de la duchesse consiste à retourner pareillement Sancho, qui lui avait pourtant révélé qu’il avait inventé l’enchantement de Dulcinée.

Ce jeu de déréalisation du réel, comme toujours dans l’œuvre de Cervantès, n’a rien de gratuit : il marque l’isolement des subjectivités, chacune aux prises avec son imaginaire qui colore le monde en fonction des exigences de son désir ou de son idéologie. Autant de regards, autant de points de vue, semble régulièrement rappeler l’auteur : le monde demeure une chose en soi, peut-être inconnaissable en dehors des catégories a priori de notre conscience ; la critique kantienne n’est pas loin ­ dans les faits, sinon dans le temps. On comprend mieux alors le pourquoi des incertitudes déjà signalées : est-il fou, est-il sage etc. ? A la limite, de même que chaque personnage est porteur de sa propre vision, écrire un roman, pour Cervantès, c’est adopter un point de vue sur le monde, en l’occurrence l’importance de l’imaginaire, ce qui légitime du même coup la littérature. Qui est le plus digne, de la noblesse courtoise de don Quichotte ou de l’oisiveté parasitaire (et parfois méchante) du duc et de la duchesse, partagés entre admiration et amusement à l’égard de leur victime ? Comme le dit don Quichotte aux marmitons qui maltraitent son écuyer : « ni lui ni moi n’entendons point servir de jouet » (32).

La structure de cette séquence est aussi complexe que celle de son homologue, l’auberge de la Première partie : entrelacement des différentes intrigues, séparation de don Quichotte et de Sancho, appels au secours (fictifs et réels) adressés au chevalier errant.

On peut distinguer les éléments suivants :

- réception de don Quichotte et de Sancho, qui les conforte dans leur croyance en la validité de leur vision épique et féerique du monde (31 et 33).

- défilé des chars dans la nuit : Sancho doit se sacrifier pour désenchanter Dulcinée (34-35).

- requête de Doloride, alias la comtesse Trifaldi, venue solliciter le secours du chevalier errant (38-39) pour sauver une princesse : cette « mission » justifie le voyage cosmique sur Clavileño (41).

- séparation du duo don Quichotte-Sancho, pour une mise à l’épreuve de chacun : le maître est tenté par l’amour d’Altisidore (44, 46) ; l’écuyer est tenté par le pouvoir et fait l’expérience de l’autonomie (42, 45, 47, 49). Les deux itinéraires sont évoqués par Cervantès selon une alternance rigoureuse.

- la duègne Rodriguez demande authentiquement justice à don Quichotte pour rétablir l’honneur de sa fille (48, 51, 54) : cette initiative, ainsi que celle de Tosilos, sera finalement punie par le duc (66).

- la résurrection d’Altisidore, morte d’amour, et le récit des Enfers constituent l’essentiel du retour chez le duc (69, 70, après l’épisode de Barcelone) et une reprise du motif de la tentation amoureuse de don Quichotte.

La nomination de Sancho comme gouverneur est l’occasion pour Cervantès d’aborder de manière suivie le thème social et politique, qui importe moins lorsque l’on s’attache à l’écriture romanesque. En fait, les différents éléments constitutifs de cette séquence aboutissent à une sorte de triomphe de la théâtralité et des possibilités de création d’un monde de fiction par la mise en scène.

En effet, don Quichotte et Sancho sont les spectateurs et souvent les acteurs de toute une série de représentations qui illustrent les différents aspects de l’inspiration dramatique, avec reprise de personnages typiques et caricaturés : par exemple, l’ecclésiastique flatteur et vil auprès des maîtres (« de ceux qui veulent que la grandeur des grands se mesure à la bassesse de leur âme » 31) ou les duègnes barbues et malveillantes ­ que déteste Sancho. Autant de masques de comédie. L’épisode peut même se lire comme une succession de formes dramatiques, comme si le duc et la duchesse avaient eu l’intention de s’offrir un spectacle complet et varié selon les catégories du temps :

- féerie : les apparitions qui mènent Dulcinée (34-35) empruntent à la fois au registre du merveilleux (Merlin) et à celui du folklore religieux des chariots de la Fête-Dieu, promenés rituellement dans les villes d’Espagne (la Mort, les diables). Il s’agit d’un véritable théâtre dans le théâtre, puisque la comédie, donnée à l’insu de don Quichotte par le duc et où tout le monde est acteur, se double d’un spectacle féerique (le défilé lui-même), qui vient fournir un sens et renforcer la première comédie. Cervantès saisit également l’occasion pour renouer avec sa réflexion antérieure sur la participation au spectacle et la nécessaire adhésion de l’imaginaire pour combler les insuffisances de la représentation. Sans cesse, Sancho critique les naïvetés du spectacle, mais cela ne l’empêche pas de trembler comme une feuille à sa vue… avant de refuser (vigoureusement) de se laisser fesser pour la bonne cause.

- spectacle épique : les amours de don Clavijo et d’Antonomasie, ainsi que le rôle du géant jaloux Malembrun, introduisent aux aventures cosmiques, à cheval sur Clavileño. Le voyage dans les étoiles est le pendant du voyage au centre de la Terre, dans la grotte de Montésinos. Parallélisme symbolique que souligne le texte, puisque le récit est consacré, dans les deux cas, à l’authenticité du fantasme, autre forme du mentir vrai, quand la fiction est chargée de transcrire les rêves et les désirs les plus profonds : ces voyages sont autant de plongées dans l’imaginaire individuel d’un don Quichotte ou d’un Sancho.

- veine lyrique : nouvelle mise en scène, celle d’Altisidore, qui se dit amoureuse du chevalier errant, ce qui nous vaut chanson, musique (44), évanouissement de la belle et réponse chantée de la part de don Quichotte (46), avant de finir dans le franc comique et les miaulements des chats…

- drame de cape et d’épée : la comédie de Sancho gouverneur s’achève par une mise en scène digne d’un drame mouvementé ; la septième nuit de son « pouvoir », retentit l’assaut donné par les ennemis (53).

- tragédie baroque : c’est ce que l’on pourrait appeler « l’effet saint Genest ». Il ne s’agit plus d’une mise en scène montée par le couple ducal : le laquais Tosilos, chargé de jouer le rôle du séducteur de la fille de la duègne Rodriguez, s’éprend effectivement de la jeune fille en jouant le rôle de l’amant ; la fiction est devenue vérité, l’acteur s’identifie à son rôle et la fille, elle-même, déclare vouloir accepter ce mari, après avoir crié à la tromperie (56).

- le finale nocturne : la scène infernale en présence de Minos et de Rhadamante est d’abord une de ces fêtes mythologiques à grand spectacle que les cours d’Europe affectionnaient ; elle est donnée dans la cour du palais ducal, « autour de laquelle on voyait près de cent flambeaux allumés dans leurs chandeliers et aux galeries de la cour plus de cinq cents luminaires ». Les références de la description font explicitement allusion à l’architecture théâtrale : « A un côté de la cour étaient un théâtre et deux chaises où deux personnages étaient assis… A l’autre côté du théâtre, où l’on montait par des degrés, il y avait deux autres chaises… Et cela était représenté tellement au vif et avec tant de perfectionnement qu’on eût remarqué bien peu de différence entre la vérité et cette chose contrefaite » (69-70). C’est l’apothéose de l’art de la mise en scène, qui requiert, comme lors de la représentation d’une comedia, un retour au réel : el fin de fiesta, chargé de détruire l’illusion. La furieuse Altisidore s’en charge auprès de don Quichotte : « Croyez-vous par hasard,… que je fusse morte pour vous ? Non, non, tout ce que vous avez vu cette nuit n’était qu’une fiction ». Le musicien, de même, vient se présenter au chevalier errant  et complète la dénonciation de la fiction théâtrale.

Les récits : forme et signification

Par rapport à la Première partie, l’intégration des récits dans l’action principale apparaît beaucoup plus réussie : on a moins l’impression de lire des nouvelles insérées grâce à l’artifice d’une rencontre providentielle dans une auberge. Ricote le Morisque, par exemple, se trouve être un voisin de Sancho. Cervantès, sans fausse modestie, était tout à fait conscient du progrès réalisé : il s’en explique au chapitre 44, sous le masque de remarques explicatives formulées par Cid Hamet : « il avait eu recours, dans la première partie, à l’artifice de quelques nouvelles. Il n’a donc point voulu insérer en cette seconde partie de nouvelles libres ni mêlées, mais bien quelques épisodes qui semblent nés des aventures mêmes que présente la réalité… se contenant donc dans les étroites limites de la narration ».

De manière générale, les différents récits insérés ne forment pas un système indépendant comme dans la Première partie, mais renvoient régulièrement à la thématique de leurs prédécesseurs, dont ils apparaissent comme une sorte de réfutation. Car la logique de ces récits est maintenant celle du desengaño, soit en dénonçant une image conventionnelle (sociale et / ou littéraire), soit en retournant le sens de leur homologue de la Première partie. De cette façon, les récits sont présentés à l’unisson du désabusement final de don Quichotte, qu’ils contribuent à préparer.

Tous dénoncent la flatterie des apparences et suggèrent la réalité sous le masque :

- en guise d’introduction : trois contes de la folie ordinaire. Dans le Prologue, Avellaneda est ridiculisé et démasqué par deux contes : le fou et le chien soufflé ; le fou et le chien écrasé. S’y ajoute, dès le premier chapitre, le conte du fou de l’Hôpital de Séville, prononcé par le barbier, qui établit un parallèle avec don Quichotte, « car bien qu’il parlât quelquefois comme une personne douée de grand entendement, néanmoins, il tombait enfin en de si grandes folies qu’elles égalaient en nombre et en grandeur ses premiers traits de sagesse ».

- les amours de Basile et de Quitérie, mariée à Gamache le riche (19 à 22) : le thème en est la vraie valeur, distinguée par l’amour, malgré les pesanteurs sociales et la faveur dont bénéficie celui qui possède les richesses. On peut y lire aussi, soit une quasi-pastorale, détruite par l’influence des fausses valeurs appuyées par la société, et une possible réponse aux amours de Chrysostome de la Première partie, soit la représentation du jeu théâtral de Basile, qui monte la mise en scène de son suicide, à l’insu même de Quitérie. Seul Sancho, avec son bon sens habituel, n’adhère pas complètement au spectacle et observe : « ce garçon… parle beaucoup pour être ainsi blessé ».

- les regidores et l’âne (25) : le cadre quasi-pastoral est à nouveau détruit, mais par le ton satirique du récit : ridicule des personnages, conflit haineux entre les villages ; la paix champêtre se révèle une belle illusion en face des réalités d’un milieu rural brutal et borné. Don Quichotte, d’ailleurs, échoue à rétablir le calme : « considérant mille arbalètes et non moins d’arquebuses qui le visaient », il préfère sagement s’éloigner devant ces armes plus modernes, mais indignes d’un vrai chevalier, car bonnes pour des vilains qui combattent à pied.

- Ricote le morisque (54, 63, 65) : les amours de sa fille, l’exil de Ricote et les aventures maritimes constituent une sorte de renversement du récit du capitaine captif de la Première partie. De plus, contre le préjugé commun, à un moment où l’Espagne vient d’expulser les Morisques de son territoire, Cervantès présente dans ce converti un personnage d’honnête homme qui veut rester dans la péninsule chrétienne malgré les querelles historiques et religieuses. Ce récit, fragmenté et souvent succinct, n’est-il pas aussi une contrepartie ironique du long récit du capitaine ? « Le renégat raconta l’adresse dont il avait usé pour délivrer don Gregorio ; et don Gregorio les périls et les embarras où il s’était vu… et il ne le fit pas en long discours, mais en peu de paroles ».

- Claudia Geronima, meurtrière de son amant par jalousie et par erreur, présente (60) un tableau qui est l’envers de celui de Cardenio et Lucinde (I, 24-27) : cette fois, la folie saisit la jeune fille.

Quatre récits sont inclus dans la séquence consacrée à l’hospitalité du duc et de la duchesse :

- le conte de Sancho (31), « au sujet des sièges et des préséances », lors de la réception au palais ducal. Histoire de vilain bien reçu par un noble, mais un vilain demeure toujours un vilain : au moment où le duc, pour rire, force don Quichotte à prendre la place d’honneur à table, Sancho dénonce ainsi les apparences et la comédie sociale. « Don Quichotte devint alors de mille couleurs… le duc et la duchesse dissimulèrent leur envie de rire ».

- un « faux récit » (38) : l’histoire des amours fictives (et empruntées aux conventions de l’épico-chevaleresque) d’Antonomasie, qui fait appel à la valeur de don Quichotte. C’est, clairement, la reprise des aventures de la princesse Micomicona (I, 30), mais tournées en dérision : Antonomasie, enceinte, a cédé à son soupirant d’un niveau social inférieur : détails évidemment peu compatibles avec la noblesse du genre…

- le récit de la duègne Rodriguez (48) : les amours de sa fille, la mort de son mari. L’ensemble relève de la veine misogyne et anticourtoise : le mari est tué par le caprice d’une femme, la fille est séduite par un riche laboureur ; le tout parsemé de quelques allusions malveillantes aux humeurs du corps féminin. Le récit pervertit les références contenues dans l’histoire des amours de Dorothée et don Fernand (Première partie) : le riche séducteur, bien loin de se repentir comme don Fernand, profite de sa situation de banquier du duc pour jouir de l’impunité. Ici encore, l’allusion à l’argent sert à miner les références idéologiques (il n’est de « bonne » richesse dans la société espagnole que celle qui vient de la terre noble ; le prêt bouleverse l’ordre social…) et littéraires (les nécessités matérielles s’imposent maintenant contre la loi de l’amour).

- la jeune fille séquestrée par son père (49) et rencontrée par le gouverneur Sancho, lors d’une de ses rondes de nuit : travestie pour voir un peu le monde, elle sort en compagnie de son frère. C’est une sorte de réponse aux amours de Claire et de don Louis, où l’autorité paternelle pesait aussi lourdement, mais sur le garçon, cette fois, contraint de se déguiser pour suivre celle qu’il aimait.

Pas de hasard donc dans la répartition de ces récits insérés. Il n’y a d’ailleurs pas de hasard dans un roman et cette situation d’omnipotence et d’omniscience fait du romancier, au sein de sa création, un émule de Dieu : on relira à ce sujet la discussion entre le maître et l’écuyer qui prélude au chapitre 64. Sancho parle des caprices de la Fortune et don Quichotte répond : « il n’y a point de hasard au monde et les choses qui y arrivent, n’y arrivent point par hasard, mais par une providence particulière du ciel… ». C’est, pour Cervantès, adopter le point de vue du romancier « moderne », mis d’autant plus en valeur que l’on a tenté ici de privilégier l’art du roman et les aventures de l’écriture. Il y a, bien évidemment, d’autres approches possibles dans le cas d’un roman qui se réclame ouvertement de ce que la critique nomme perspectivisme, c’est-à-dire de la multiplication des points de vue, à l’égal de la multiplicité des consciences et de la variété des imaginaires qui s’y manifestent. Quand don Quichotte s’enquiert de ce que l’on pense de lui dans son village, « quant à la vaillance,… à la courtoisie, aux actions et aux entreprises de votre Grâce, il y a diverses opinions… » (II, 2).

Notes

  • [1]

    Voir J. Canavaggio, Don Quichotte, du livre au mythe, Fayard, 2005.

  • [2]

    Voir les irremplaçables mises au point de B. Bennassar : Un Siècle d’Or espagnol, 1ère éd. R. Laffont, 1982 ; Histoire des Espagnols, t. 1, A. Colin, 1985.

  • [3]

    Voir notre La littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988.

  • [4]

    Voir la traduction et les notes proposées par M. Molho, chez Corti en 1994.

  • [5]

    Calderòn, qui écrivit un Don Quichotte (malheureusement perdu), se signala par de nombreuses allusions au héros de Cervantès dans son œuvre dramatique ; il fut un des rares au XVIIe s. à en saisir la portée réelle.

  • [6]

    Traduction de J. Cassou comme dans le reste de l’article.

  • [7]

    Voir : J. Gallego, Vision et symboles dans la peinture espagnole du Siècle d’Or, Klincksieck, 1968.

  • [8]

    Voir : T. Pavel, La pensée du roman, Gallimard, 2003.

  • [9]

    Voir E. Panofsky, Idea, Gallimard, 1989.

  • [10]

    Don Quichotte, du livre au mythe, op. cit.

  • [11]

    Traduction J. Cassou.

  • [12]

    La pratique religieuse, fortement appuyée par la propagande théologique officielle, habitue les esprits à considérer la présence réelle de la chair et du sang du Christ sous les espèces du pain et du vin.

  • [13]

    Les songes, « Les dessous et les dehors du monde », traduction J. Camp et Z. Milner, éd. Rencontre, Lausanne, 1962.

  • [14]

    Voir Graciàn, El Discreto.

  • [15]

    À vrai dire, dès les premières lignes : « En un village de la Manche du nom duquel JE ne me veux souvenir… » ; et le roman s’achève sur l’émergence de cette même voix (sous le masque de Cid Hamet) : « quant à moi, je demeurerai content et satisfait… ». Mais comme ce dernier JE se donne une ambition qui est la même que celle de l’auteur dans le Prologue, le masque est transparent…

  • [16]

    Voir Dorrit Cohn, La transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Paris, Seuil, 1981.

  • [17]

    Il faut le redire : ce désabusement est le desengaño, étape essentielle de la vision philosophico-religieuse du Siècle d’Or ; dès lors, le monde est perçu dans sa nudité, dépourvue de toute valeur ontologique, et la seule réalité substantielle, fondatrice et échappant à la malédiction du temps et de la métamorphose, se trouve dans l’au-delà, par delà les portes de la mort.

  • [18]

    Voir le personnage de Triboulet dans le Tiers Livre et l’insistance mise par le narrateur de Tristram Shandy  à évoquer son bonnet à grelots.

  • [19]

    Hobby horse , dirait Sterne.

  • [20]

    Ce qui signifie peut-être que le double est inefficace en tant que tel et qu’il faut partager la folie du protagoniste pour le vaincre.

  • [21]

    Il faut corriger sur ce point les traductions Cassou et Canavaggio, conformément aux éditions espagnoles du texte :  para mi sola.

  • [22]

    La situation des relations culturelles entre l’Espagne du Siècle d’Or et l’Angleterre élisabéthaine interdit de penser à une quelconque influence du dramaturge anglais ; il s’agit simplement d’une commune conception du rôle de l’imaginaire dans la réception individuelle du spectacle scénique.

  • [23]

    Mais la perd-il jamais de vue ? Cette forme nouvelle d’écriture romanesque le poursuit réellement (voir encore, dans les Nouvelles exemplaires, Rinconete et Cortadillo et le Colloque des chiens). La structure du roman picaresque provoque l’auteur du Quichotte de multiples manières, ne serait-ce qu’en étant une autre forme de liquidation de l’épico-chevaleresque, en inversant ses valeurs (le noble héros est remplacé par un prodige d’ignominie) et sa structure (l’errance et l’impossible intégration sociale du picaro remplace la quête du chevalier errant vers la reconnaissance de son identité glorieuse ou l’intégration dans un ordre supérieur).

  • [24]

    Dictionnaire des symboles de J. Chevalier.