Agrégation
Romans du "réalisme magique" : présentation générale
ARTICLE
Éditions au programme
- Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude (1967), traduit de l’espagnol par Claude et Carmen Durand, Paris, Le Seuil, « Points », 2022.
- Salman Rushdie, Les Enfants de minuit (1981), traduit de l’anglais par Jean Guiloineau, Paris, Gallimard, « Folio », 2010.
- Lianke Yan, La Fuite du temps (1998), traduit du chinois par Brigitte Guilbaud, Arles, Éditions Picquier, 2018.
Pourquoi ce programme ?
Au moins trois raisons ont présidé à ce choix.
Tout d’abord, la notion de réalisme magique, sans doute parce qu’elle présente en soi des difficultés, y compris parmi les spécialistes de la littérature latino-américaine, n’a jamais été proposée dans un programme de littérature comparée à l’agrégation de lettres modernes. Pourtant, il s’agit d’un courant — je préfère utiliser ce terme qui met en évidence le phénomène de circulation plutôt que ceux de genre ou de registre, fort délicats — qui a compté dans la seconde moitié du XXe siècle et qui continue à nourrir le débat critique aujourd’hui. J’ai donc pensé qu’il était opportun que de futurs enseignants et enseignantes travaillent sur une des orientations les plus importantes de la littérature mondiale moderne.
La deuxième raison tient à l’introduction du domaine chinois dans le corpus. Là encore, il s’agit d’une innovation puisqu’aucune œuvre chinoise n’a figuré dans un programme de littérature comparée de l’agrégation de lettres modernes. En 1972, Étiemble avait associé un roman japonais, Kyōto de Kawabata Yasunari, dans un programme portant sur la ville. Claudine Le Blanc a proposé l’an dernier un programme comportant une œuvre de l’Inde ancienne. Mais ni le roman ni le théâtre ni la poésie chinoise n’avaient connu ce sort. Pourtant, grâce à Étiemble encore une fois — on songe aux volumes de La Pléiade ainsi qu’à la collection « Connaissance de l’Orient » —, mais aussi à des éditeurs comme Philippe Picquier ou Actes Sud, la littérature chinoise fait pleinement partie du paysage littéraire des lecteurs français, et, partant, des professeurs de lettres français.
Enfin la troisième raison est liée à la notion de littérature mondiale (World literature) dans laquelle s’inscrit la question proposée. Il s’agit d’un corpus moderne (entre 1967 pour Cent ans de solitude,1981 pour Les Enfants de minuit, et 1998 pour La Fuite du temps) qui présente une double caractéristique du point de vue de la circulation des « modèles » littéraires : cette circulation s’opère d’une part à une échelle « planétaire », pour paraphraser encore une fois Étiemble, et d’autre part elle relie des écrivains qui, en apparence seulement, semblent échapper à ce que l’on a longtemps considéré comme le « centre » ou le cœur de la création de ces modèles littéraires, à savoir l’Europe et son extension nord-américaine. J’ai pris la précaution de dire « en apparence seulement » car, pour certains, le réalisme magique prend sa source au cœur même de l’Europe (Franz Roh, etc.), mais surtout les romanciers du corpus sont eux-mêmes, bon gré mal gré, sous la dépendance au moins partielle des modèles européens et nord-américains (Ette 2019, Sasser 2014, Sasser et Warnes 2020).
Je vais à présent expliquer le choix des œuvres elles-mêmes. Cent ans de solitude a été choisi pour l’importance que la tradition critique, à tort ou à raison, lui reconnaît ou lui attribue dans la formation du courant du réalisme magique : il constitue ce qu’on peut appeler un prototype aux yeux de la critique. En matière de primauté, on aurait pu élire d’autres romans, comme ceux de William Faulkner par exemple ou le roman d’Alejo Carpentier, Le Royaume de ce monde (1949), ou encore Le Tambour (1959) de Günter Grass, voire certains romans de Franz Kafka ou même de Jean Giono : en fait le spectre des romans qui, à un degré ou à un autre, sous tel ou tel aspect, sont perçus comme pouvant relever du « réalisme magique » est très large. Néanmoins, il me semblait qu’un consensus voulait que le roman de Gabriel García Márquez, au moins dans sa phase de réception dans le cadre du « boom » latino-américain, puis au niveau mondial, constituait une sorte de modèle admis comme tel du roman magico-réaliste, consensus qu’il ne s’agit pas, néanmoins, de prendre pour acquis, mais qu’il faut au contraire discuter.
Il m’a semblé intéressant d’adjoindre au roman de Márquez le premier roman de Salman Rushdie car il s’agissait d’observer et d’analyser comment le « modèle » que constitue Cent ans de solitude se trouve adapté, transformé, contredit peut-être et parfois court-circuité (on sait que Le Tambour de Günter Grass a pu jouer aussi la fonction de modèle), dans un contexte culturel a priori fort différent — la culture indienne —, contexte qui, toutefois, est lui-même empreint de culture européenne du fait du passé colonial, et chez un romancier dont la formation, puis l’expérience professionnelle se partagent entre l’Inde, l’Europe et les États-Unis.
Pour le roman chinois, il y avait à vrai dire de nombreux candidats, dont les deux prix Nobel Gao Xingjian (2000) et Mo Yan (2012), que l’on associe volontiers, surtout le second, au réalisme magique. Au moins trois romans de Mo Yan auraient pu être choisis car ils explorent une assez longue période de l’histoire moderne de la Chine à travers une série de personnages, comme les deux autres romans : il s’agit de Beaux seins, belles fesses (1995), de La Dure Loi du Karma (2006) et surtout du Clan du Sorgho rouge (1986) qui marque, sur le plan de l’histoire littéraire, l’introduction du réalisme magique dans le roman chinois (pour être précis, il faudrait évoquer, avant ce roman, sa nouvelle Radis de cristal, qui date de 1981). J’ai finalement écarté Le Clan du Sorgho rouge car l’intrigue principale, à savoir la guerre sino-japonaise, comporte à mon sens certains accents nationalistes qui risquaient de perturber les analyses comparatives. J’ai donc choisi un auteur moins connu, mais abondamment traduit chez Picquier : Yan Lianke. Né en 1958, il appartient à la même génération que Mo Yan (né en 1955) ou Yu Hua (né en 1960), c'est-à-dire une génération qui a pleinement connu la Chine maoïste mais qui a atteint l’âge adulte dans le contexte de l’Ouverture des années quatre-vingt, bénéficiant en particulier de l’apport des traductions de romans étrangers, dont, singulièrement, celles du « réalisme magique » sud-américain. Parmi les romans de Yan Lianke, j’ai retenu La Fuite du temps (datant de 1998) parce qu’il présentait le plus de convergences avec les deux autres romans, en particulier le principe d’une succession de générations de personnages dont le destin individuel joue avec la grande histoire.
De plus, les romans de Gabriel García Márquez ont fait l’objet d’une lecture et d’une appréciation critique par les deux autres auteurs, Salman Rushdie (« Gabo et moi » dans Rushdie 2022) et Yan Lianke (dans À la découverte du roman (2017), ainsi que dans un article non traduit, daté de 2008, « En lisant Kafka et Márquez »).
Je vais à présent préciser les problématiques que l’on peut envisager à propos de la question « Romans du “réalisme magique” ».
Je dirais en préambule que comme il s’agit de romans volumineux et assez denses, je crois que chaque enseignant et chaque étudiant, avec sa formation spécifique, sa sensibilité, son regard, pourront y trouver les ressources propres à ouvrir de nombreuses pistes de réflexion qui ne seront pas évoquées dans cette présentation. Mon souhait était en effet de laisser une grande marge de liberté dans l’usage critique de ce corpus.
Je vais toutefois proposer trois grandes orientations.
1. Le langage critique
La première est en quelque sorte suggérée par la formulation de la question : il s’agit de s’interroger sur l’opération critique qui consiste à vouloir englober dans une expression commune, le « réalisme magique » (il faut donc noter l’usage des guillemets dans le libellé de la question), des œuvres romanesques a priori assez distinctes les unes des autres. Autrement dit, on se posera la question suivante : comment s’élabore un discours critique qui s’applique à une littérature véritablement mondiale ?
On peut suivre, à cet égard, une approche historique ou bien adopter une approche plus théorique.
1. 1. Le cheminement de l’expression « réalisme magique »
En reconstituant l’histoire de ce discours critique, on peut tout d’abord suivre en quelque sorte le chemin qu’emprunte l’expression, depuis sa formulation initiale par Franz Roh en 1925 jusqu’aux usages parfois critiques, mais parfois aussi d’ordre journalistique que l’on peut en faire aujourd’hui. (Carpentier, Chanady, Flores, Leal, Roh, Slemon dans « Textes fondateurs » dans la Bibliographie, et Faris et Parkinson 1995 ; ce cheminement est très souvent repris et commenté dans les ouvrages collectifs : Bowers 2004, Hart 2005, Warnes et Sasser 2020, et Weisgerber 1987 ; dans des articles : Besand 2022 et Roland 2011 et 2021 ; enfin Scheel 2005).
1. 2. L’analyse qui peut en être faite
Sur la base de cette histoire de l’expression « réalisme magique », on peut tenter de conduire une analyse en se demandant par exemple quels sont, précisément, les agents responsables de cette appellation : critiques, auteurs, éditeurs, journalistes, ou bien en se demandant où se situent ces agents dans le parcours que décrit une œuvre littéraire, entre sa conception, qui est informée par un discours critique préexistant, puis son élaboration, enfin et surtout sa réception. Par exemple, l’étiquette « réalisme magique » est appliquée à Cent ans de solitude après la publication du roman de Gabriel García Márquez, tandis que l’appellation, même si elle est loin d’être univoque, est bien installée dans le discours critique lorsque Salman Rushdie et Yan Lianke publient le leur.
1. 3. La position des romanciers vis-à-vis de l’expression
On pourra donc se demander si les romanciers reprennent à leur compte l’appellation de réalisme magique, s’ils le font passivement lorsqu’on l’utilise pour caractériser leur roman, ou bien s’ils la rejettent. (voir les interviews ainsi que Rushdie 2022 [« Gabo et moi »] et Yan 2017).
1. 4. Appellations connexes et alternatives
On pourra encore réfléchir aux appellations connexes et alternatives qui ont été formulées soit avant l’expression « réalisme magique », comme le fameux « réel merveilleux » (real maravilloso) de Carpentier (2015), ou bien comme les catégories de fantastique et de merveilleux, soit de façon concomitante et peut-être concurrente comme la notion d’absurde, soit enfin en réaction, dans un souci de clarification, comme le « réalisme merveilleux » (Scheel 2005), ou bien dans une volonté de préciser sa propre esthétique, comme le « mythoréalisme » (shenshizhuyi dans Yan 2017), mot que Yan Lianke forge dans une réflexion sur tout cet ensemble de notions critiques qui jouent avec ou contre le réalisme sans doute entendu comme une norme à interroger.
1. 5. Application aux trois romans
Enfin, sans doute à partir d’une définition relativement « compréhensive », il faudra s’interroger sur la pertinence de ces appellations lorsqu’elles sont appliquées aux trois œuvres de notre corpus, sans exclure bien entendu la possibilité que chaque œuvre puisse ressortir à plusieurs catégories d’une part et en tenant compte, autant que possible, des traditions littéraires propres à chaque pays ou région.
Par ailleurs, les romans comportent, à des degrés divers, une dimension réflexive : c’est évident pour Les Enfants de minuit ; dans Cent ans de solitude, on peut songer au personnage de Francisco-l’Homme qui raconte les « événements survenus dans les villages » ainsi qu’au manuscrit de Melquiades rédigé en sanskrit qui renferme l’histoire des Buendia ; dans La Fuite du temps, on peut peut-être considérer que les enfants imitant les adultes à la fin du roman pratiquent métaphoriquement une forme d’invention fictionnelle. Or, il est peut-être possible de repérer dans ces passages métaromanesques un discours sur l’esthétique romanesque, et en particulier sur le réalisme.
Toutefois, il s’agit là, dans cette première orientation consistant à analyser la formation, l’usage et la pertinence d’un langage critique, d’une approche en grande partie externe (en dehors du dernier point mentionné). Or, on attend plutôt des étudiants et étudiantes préparant l’agrégation qu’ils et elles soient capables de bâtir une réflexion en partant des textes eux-mêmes. C’est pourquoi nous verrons deux autres orientations, plutôt « internes ».
2. Les enjeux politiques
La première concerne l’enjeu ou les enjeux politiques, entendu au sens large, qu’engagent les romans.
2. 1. La situation des trois romanciers
Premier point à prendre en compte : la situation des trois romanciers. Il s’agit certes là encore d’une donnée extra-littéraire mais elle conditionne la réception et par conséquent les analyses. Nous entendons la situation des romanciers de plusieurs points de vue : historique et personnel, politique et sociologique.
- Sur le plan historique et personnel
Sur le plan historique et personnel, nous avons affaire tout d’abord à trois romanciers qui se distribuent sur deux générations : on distinguera donc l’aîné, Márquez, né 1927, et les deux cadets Salman Rushdie, né en 1947, et, plus jeune, Yan Lianke, né en 1958. Deux - Márquez et Rushdie - sont nés dans un pays anciennement colonisé, avec un décalage entre la Colombie, formellement indépendante en 1819, et l’Inde qui connaît l’indépendance en 1947. On parle parfois de semi-colonisation de la Chine à propos du XIXe siècle, mais cette période n’est pas évoquée dans le roman chinois. Aussi, le jeu entre l’échelle locale et l’échelle globale, qui est souvent manifeste dans les romans du réalisme magique, jouera davantage à l’intérieur de l’« empire » pour la Chine, ce qui est aussi le cas dans les deux autres romans, qui comportent néanmoins, de façon plus explicite, une dimension internationale. Autre élément du contexte personnel : deux auteurs – Márquez et Yan - sont nés dans un environnement rural et paysan (respectivement Atarataca ou le district (xian) de Song dans la province du Henan) mais Rushdie est un citadin (Bombay) (voir les autobiographies et biographies des trois auteurs dans les bibliographies par auteur).
- Sur le plan politique
Sur le plan politique, il s’agit d’écrivains qui, à un titre ou à un autre, ont joué, bon gré mal gré, un rôle politique dans leur propre pays, voire dans le monde. Tous trois ont eu des activités de journaliste : cela est connu pour Gabriel García Márquez, mais Salman Rushdie a publié une sorte de reportage sur le Nicaragua (Le Sourire du jaguar, 1987) ; de même, Yan Lianke a mené un travail journalistique préparatoire en vue d’écrire Le Rêve du village des Ding (2006, après La Fuite du temps). Leurs prises de position ou, le plus souvent, une certaine interprétation conduite à propos de leurs romans, ont eu des conséquences concrètes : la fatwa prononcée par l’ayatollah Khomeini en 1989 contre Salman Rushdie mais aussi la censure subie par Yan Lianke pour certaines œuvres (ce n’est pas le cas de La Fuite du temps).
- D’un point de vue sociologique
On peut encore prendre en compte la situation des trois romanciers du point de vue de la mondialisation culturelle, pour conduire une analyse socio-littéraire. Les trois auteurs bénéficient d’une reconnaissance internationale dont témoignent le prix Nobel obtenu par Gabriel García Márquez, le prix Franz-Kafka obtenu par Yan Lianke en 2014, ou encore le Booker Prize que Salman Rushdie obtient en 1981, prix dont la dimension internationale est moindre puisqu’il s’agit d’un prix britannique limité aux romans de langue anglaise (on peut penser qu’après l’épisode de la fatwa, les jurys des prix littéraires se montrent plus prudents). Cette reconnaissance internationale est parfois analysée comme le parcours-type d’un écrivain de la « périphérie » qui, pour réussir, aurait choisi une forme susceptible de plaire aux jurys et, à travers eux, à un public occidental (Govaert dans Weisgerber 1987 ; Casanova 2008 ; Sasser 2014 ; Kluwick dans Sasser et Warnes 2020).
2. 2. La prise en charge de l’histoire nationale
Une seconde piste de réflexion peut être empruntée, toujours dans le champ politique entendu au sens large : c’est la prise en charge de l’histoire nationale dans les romans, ce qui oblige à connaître les contextes historiques de chaque pays concerné (voir les ouvrages historiques de référence dans les bibliographies par auteur).
- Quelle histoire est prise en compte ?
Première question à se poser : quelle histoire est prise en compte ?
Peut-être faudra-t-il distinguer les origines mythiques parfois évoquées dans les romans (par exemple les origines mythiques de Bombay dans Les Enfants de minuit), d’un cadre plus proprement historique, comprenant tout d’abord un passé lié à la colonisation (occupant le début des Enfants de minuit, plus marginal dans Cent ans de solitude, pratiquement invisible dans La Fuite du temps). Mais l’essentiel de l’empan historique retenu dans les romans concerne l’histoire récente : dans Cent ans de solitude, les guerres civiles (la guerre des Mille jours au tournant des XIXe et XXe siècles, la Violencia dans les années cinquante) après l’indépendance (1819), ainsi que certains événements marquants comme le massacre des bananeraies en 1928 ; les grandes étapes de l’histoire de l’Inde et du Pakistan depuis l’indépendance en 1947 pour Les Enfants de minuit, avec en particulier les guerres indo-pakistanaises de 1965 et de 1971, ainsi que le gouvernement autoritaire d’Indira Gandhi ; dans La Fuite du temps, les réformes successives du parti communiste chinois, qui se distribuent, grosso modo, en deux périodes : la dictature maoïste d’une part, marquée par les deux expériences traumatiques que sont le Grand Bond en avant et la Révolution culturelle, et, d’autre part, la conversion à l’économie de marché à partir des années quatre-vingt.
- La traduction formelle par le double récit
La représentation de l’histoire se traduit formellement par le principe d’un double récit : collectif et individuel, avec le risque généralement maîtrisé par les romanciers d’une allégorisation (et donc d’une certaine déréalisation), qui peut porter sur les personnages, lesquels seraient représentatifs de leur époque, ou sur le lieu central de la fiction dans le cas de Yan et de Márquez : Macondo comme le Village des Trois Patronymes fonctionnent en effet comme un microcosme qui, s’il renvoie au pays (et non au monde entier), suggère que le récit a une portée symbolique à décrypter.
- Le traitement de l’histoire
Cette représentation romanesque de l’histoire se prête à plusieurs analyses. Nous proposerons une approche plus philosophique par la suite, pour privilégier ici deux autres approches. Tout d’abord, il s’agit sans doute pour les romanciers de mettre en forme (parfois d’une façon volontairement informe) l’expérience individuelle et collective quand elle a comporté une dimension traumatique : le roman répond dès lors à une fonction de « digestion » de cette histoire traumatique (Arva 2011). À l’inverse les romans appliquent dans le même temps un traitement satirique : les romanciers recourent à divers registres comiques, de l’humour à l’ironie, en passant par l’absurde, pour représenter, et peut-être conjurer, l’histoire récente.
2. 3. Le jeu des pouvoirs
Les enjeux politiques concernent essentiellement les jeux de pouvoir qui s’opèrent à différents niveaux dans les romans : c’est la troisième piste de réflexion proposée, relevant du champ politique.
- À l’échelle internationale dans une logique coloniale et post-coloniale ?
On pense d’abord à l’emprise que peut exercer une puissance extérieure sur le pays. On rejoint alors la perspective critique des études coloniales et post-coloniales qui associe les romans du réalisme magique à l’expression de peuples colonisés, qui, dans un processus d’émancipation, prennent enfin la parole pour passer en revue une histoire douloureuse faite de domination subie et pour explorer une quête identitaire sur le plan culturel (Ashcroft et al. 1989, Bhabha 1990 et 2007, Clavaron 2011, Durix 1998, Scheel 2010, Warnes 2009). Cette dimension est manifeste chez Salman Rushdie, qui a forgé l’expression « The Empire writes back » (« The Empire Writes Back with a Vengeance », article de 1982), reprise par la suite (en particulier dans l’ouvrage collectif fondateur d’Ashcroft et al. 1989). En effet, dans Les Enfants de minuit, le passé colonial est, avons-nous dit, massif, récent et longtemps persistant au-delà de l’indépendance, si bien que les enjeux de domination sont bien abordés, mais d’une façon à la fois nuancée et distante. Le passé colonial fait ainsi l’objet d’une critique sur un mode ludique dans la représentation de l’incident de Jallianwala Bagh à Amritsar en 1919 (les troupes britanniques tirent sur les manifestants indépendantistes), mais ce n’est pas là une orientation principale du discours porté par le roman.
L’emprise d’une puissance extérieure est également présente dans Cent ans de solitude, du fait du passé colonial mais aussi et surtout en référence à la domination économique américaine après la Seconde Guerre mondiale. Concernant le passé colonial, il me semble que le traitement opéré dans le roman de Márquez est assez marginal : on évoque quelques éléments renvoyant à la colonisation (Francis Drake, le galion, etc.), on compte quelques personnages, mais rares, qui représenteraient le peuple autochtone, comme Cataure et Visitacion. Nous reviendrons sur cette question en abordant la dimension culturelle (par opposition à celle des jeux de pouvoir qui nous intéresse ici). On peut toutefois considérer que la satire de la christianisation forcée de Macondo par le père Nicanor Reyna (relayé par une série de figures : les pères Antonio Isabel et Augusto Angel, ainsi que Fernanda, l’épouse d’Aureliano le Second, et son fils le jeune José Arcadio, qui entre dans les ordres) relève d’un discours critique à l'égard de l’emprise coloniale. La dénonciation de l’emprise économique et nécessairement politique des « Amerloks » est néanmoins plus manifeste.
Quant à Yan Lianke, l’emprise à l’échelle internationale est quasi nulle : on évoque, dans une des notes parodiques du premier livre le rôle des fonctionnaires de l’ONU dans la politique sanitaire de la rivière Lingyin, un rôle ambigu dans la mesure où si le danger sanitaire a bien été repéré, cela n’a donné lieu qu’à de « longs soupirs » ; on peut aussi repérer dans le roman chinois des traces de l’influence idéologique de l’Occident dans ce qui apparaît comme spécifiquement national, notamment à travers la pratique politique de planification héritée de l’URSS et, de façon générale, la foi dans le progrès.
- Surtout à l’échelle du pays
Les jeux de pouvoirs s’exercent donc essentiellement à l’intérieur du pays. Pour le roman chinois, la raison en est que la Chine, avant l’Ouverture des années quatre-vingt, a plutôt vécu repliée sur elle-même, même si le modèle soviétique a bien joué dans les années cinquante et soixante.
Dans ce jeu de pouvoirs interne au pays, commun aux trois romans, il s’agit d’interroger la légitimité d’un pouvoir central présenté comme autoritaire ou inconséquent. Plus que les études post-coloniales, il faudrait s’appuyer sur les études « subalternes » (Spivak 2020), qui déplacent et élargissent l’analyse vers des catégories humaines définies par leur appartenance sociale, comme les paysans, par leur situation géographique (les provinces vis-à-vis du pouvoir central, Bombay vis-à-vis de New Dehli ou même le village vis-à-vis du canton dans le cas de La Fuite du temps) ou encore par leur situation de handicap (voir un autre roman de Yan Lianke, intitulé Bons baisers de Lénine).
Cela se traduit, encore une fois, par un registre satirique : on songe aux élections truquées ou bien aux manœuvres auxquelles se livrent libéraux et conservateurs dans Cent ans de solitude, ou bien à des figures de tyrans ou de dictateurs dans les trois romans (Arcadio dans Cent ans de solitude, les chefs de village successifs dans La Fuite du temps, Indira Ghandi ou les militaires pakistanais dans Les Enfants de minuit).
Dans le cas des Enfants de minuit, toutefois, il s’agit moins de dénoncer un pouvoir central oppresseur que de constater, sur un ton distancié, le morcellement de l’Inde à partir de la partition (Inde et Pakistan, mais aussi Penjab, Bengale et Bangladesh), ce qui est figuré par le corps même de Saleem qui subit une sorte de démembrement jusqu’à la bombe de Bombay qui le désintègre à la toute fin du roman (dans un 31e chapitre que le narrateur romancier imagine).
- La tension entre utopie et dystopie
Le jeu entre des pouvoirs situés à des échelles distinctes à l’intérieur ou à l’extérieur du pays se traduit, du moins dans Cent ans de solitude et dans La Fuite du temps, par une tension entre, d’une part, un lieu coupé du reste du monde, volontiers associé à l’utopie et à un certain bonheur, autrement dit une sorte de principe passif, comme la tentation du repli et de l’immobilité et, d’autre part une succession d’entrées dans et de sorties hors de ce lieu central, les entrées représentant une forme d’emprise exercée de l’extérieur et les sorties la tentation de l’action. L’utopie s’appuie sur le mythe de l’âge d’or (une « version chinoise » du mythe existe avec le récit de la source des fleurs de pêchers), que l’on tourne en dérision.
Ce monde originel est déstabilisé par la venue d’« étrangers » qui représentent un pouvoir extérieur, comme le corregidor (terme emprunté à l’époque coloniale) Apolinar Moscote dans Cent ans de solitude, ou les membres de la famille Du (Du Yan et Du Bai) ainsi que le « responsable Lu » dans La Fuite du temps, lesquels imposent une organisation politique qui se révèlera dysfonctionnelle.
Ce pouvoir source de perturbation est relayé par des personnages qui, au contraire, opèrent des sorties que l’on peut assimiler à une forme d’action, et par conséquent de compromis historique : le colonel Aureliano ou bien, dans le roman chinois, les hommes allant au chef-lieu du district pour vendre leur peau et les femmes pour faire « commerce de chair », ce qui peut renvoyer à l’économie de marché.
Par le jeu de ces entrées et de ces sorties, de l’utopie on bascule alors dans la dystopie (même si des éléments dysphoriques sont déjà présents dans l’utopie originelle).
On pourra s’interroger sur la position des romanciers Gabriel García Márquez et Yan Lianke qui, d’un côté, semblent bien condamner l’emprise extérieure aliénante mais qui, d’un autre côté, associent l’utopie originelle à la disparition et à la mort.
La question est différente pour Salman Rushdie. Il y a bien un lieu, le domaine Methwold qui, certes, est loin d’occuper tout l’espace fictionnel comme Macondo et le Village des Trois Patronymes, mais qui peut fonctionner comme un lieu central symbolique d’un certain équilibre (d’emblée cosmopolite et divers), qui connaît des entrées et des sorties (on pense à la jeune américaine Evie) et qui, comme Macondo, finit par être détruit. Il reste que, dans le roman indien, il ne s’agit pas de décrire une unité originelle perdue du fait de l’irruption de représentants de l’étranger, mais au contraire d’envisager d’emblée un tout caractérisé par la diversité (musulmans et hindous, Indiens et Blancs, diverses régions de l’Inde, etc.), tout qui, au fur et à mesure de l’histoire, connaît un processus de séparation, de « partition », opéré au nom d’une prétendue pureté : la nostalgie porte alors non sur une pureté originelle (la notion de pureté est clairement rejetée par le rappel que le Pakistan signifie le « pays des purs » ou le portrait d’un Saleem prétendument « purifié », qui est en fait devenu amnésique,) mais sur la diversité originelle perdue.
La question que nous avons traitée en termes d’enjeu de pouvoir se pose aussi en termes culturels : aux approches post-coloniale et subalterne se substitue une approche culturaliste, avec les dangers de l’essentialisme.
2. 4. La formulation problématique d’une identité culturelle nationale
- Défense et illustration d’une spécificité culturelle ?
C’est donc une quatrième piste de réflexion à prendre en compte dans le domaine politique : la notion d’identité culturelle nationale. On pourrait penser, a priori, que les romans, dans une logique post-coloniale simplificatrice, opposeraient un contre-discours national (ou local) à un discours officiel global ou central (c’est le sens de la phrase « The Empire writes back » de Salman Rushdie). Cela se traduirait par la mise en scène, dans les romans, de croyances ou de mythes assignables à cette culture nationale.
Le sujet est délicat pour plusieurs raisons. Il est tout d’abord difficile d’isoler un phénomène spécifique à une tradition nationale sur le plan culturel dans les romans. À cet égard, l’analyse concernant Gabriel García Márquez porte toujours à faux en quelque sorte car la plupart, sinon toutes ses références à des croyances ou des mythes renvoient à la culture européenne, si bien qu’il est difficile de déterminer quelle est sa position politique eu égard à la culture autochtone. De même, on peut analyser les échanges entre les vivants et les morts à la lumière de traditions culturelles spécifiques (celle des revenants, ou gui, chinois par exemple), mais ne s’agit-il pas d’une « pratique » culturelle universelle, du reste repérable dans les trois romans ?
Le second problème est celui de l’adhésion ou non du narrateur, voire de l’auteur à ce trait culturel spécifique : est-il présenté de façon neutre, valorisé ou s’accompagne-t-il d’un ton ironique qui le décrédibilise ? On constate que bien souvent les croyances sont présentées avec un certain recul, voire un ton railleur qui les tournent en dérision (l’ascension de Remedios-la-Belle est qualifiée, de façon dépréciative, de « miracle » ; de même, la « soupe de longévité » de Du Bai comme la potion concoctée par Padma à base d’« herbes de la virilité » ne semblent pas très efficaces).
- Une spécificité paradoxale : l’hybridité culturelle
En fait, comme le fait remarquer du reste Alejo Carpentier lui-même (si l’on considère les trois textes de 1949, de 1964 et de 1975, voir Scheel 2005), qu’on associe volontiers à ce point de vue culturaliste, les cultures dont il est question dans les romans, du moins dans Cent ans de solitude et dans Les Enfants de minuit, sont essentiellement hybrides, soit du fait du passé colonial soit en raison de la mondialisation culturelle, car les trois romanciers sont des auteurs nourris à une culture mondialisée, et donc en grande partie occidentale.
Cette hybridité culturelle est comme implicitement assumée par Gabriel García Márquez ; elle est clairement revendiquée par Salman Rushdie qui, dans Les Enfants de minuit, refuse précisément le modèle d’un « pays des purs » (c’est la signification du mot Pakistan) et associe même l’origine à la pluralité culturelle : à l’image du pays des Cachoubes dans Le Tambour de Günter Grass, le Cachemire, d’où vient le grand-père de Saleem, se situe à la frontière entre deux pays, l’Inde et le Pakistan, et relève donc d’au moins deux identités culturelles.
Yan Lianke semble moins relever, a priori, de cette logique cosmopolite, mais on doit relever qu’il pratique, dans son roman, le croisement des croyances et des mythes chinois et occidentaux : la Bible – Ancien Testament et Apocalypse -, le bouddhisme, qui est une importation culturelle venant de l’Inde, le mythe de Sisyphe. Salman Rushdie fait un usage semblable des ressources culturelles du monde entier, en mêlant aux références proprement indiennes (comme la désignation du groupe d’Hindous anti-musulmans sous le nom du démon Ravanna aux dix têtes) ou assimilées (comme Les Mille et une nuits), de nombreuses références occidentales (on pense par exemple au Christ à travers les personnages de Mary (Pereira) et Joseph (D’Costa), ou bien aux modèles littéraires que constituent Le Tambour de Günter Grass, nous l’avons dit, mais aussi à Tom Jones d’Henry Fielding pour le motif des enfants échangés et la structure jouant sur des chapitres introductifs dévolus au niveau narratif de l’énonciation.
L’hybridité culturelle se vérifie aussi sur le plan linguistique : un passage dans Les Enfants de minuit est consacré au « manifestations linguistiques » de 1957 à Bombay, où l’on parle le marathi et le gujarati. Mais surtout, la langue même des romanciers est partiellement pétrie de régionalismes ou de particularismes.
3. Une méditation philosophique
La troisième et dernière orientation que je propose pour l’étude du corpus s’inscrit dans ce qu’on a coutume d’appeler la « fiction pensante » (Salaün 2010), c'est-à-dire à prendre en compte la réflexion à laquelle nous invitent les récits fictionnels, réflexion qui ne se présente pas, bien entendu, sous l’aspect formel d’un discours argumenté et qui ne fournit pas de clefs ni de solutions aux questions de nature philosophique qu’elle se contente de formuler.
Deux champs font l’objet d’une exploration ou d’une méditation dans les romans : le temps et l’histoire d’une part et le problème des frontières d’autre part.
3. 1. Une réflexion sur l’histoire et le temps
- Temps historique
Les romans proposent donc tout d’abord une réflexion sur le temps et l’histoire. L’interrogation peut porter sur la causalité historique que Salman Rushdie, par exemple, s’amuse à inverser en présentant un événement de la vie individuelle de Saleem comme déclenchant un événement de l’histoire collective, ce qui est même théorisé par le personnage narrateur.
Mais l’interrogation principale porte sur la conception d’une histoire linéaire épousant une logique de progrès, que l’on remet en cause par différents moyens.
- Temps fragmenté
Par le jeu des anticipations et des retours en arrière, plus fréquents dans Cent ans de solitude et dans Les Enfants de minuit, roman qui pratique aussi ce qu’on pourrait appeler le mode des séquences parallèles, où plusieurs scènes sont racontées alternativement mais dans la même unité narrative. L’effet est toujours celui d’un temps fragmenté : outre l’idée d’un destin qui s’accomplit (idée présentée de façon plus ou moins ironique), on suggère ainsi que, d’un point de vue individuel et subjectif, le véritable fonctionnement du temps n’est pas la linéarité mais une certaine confusion, sur le modèle de l’écriture moderniste européenne ou américaine de la première moitié du XXe siècle.
- Temps cyclique ou figé
À l’inverse, en quelque sorte, les romanciers peuvent donner l’impression d’une stagnation du temps : c’est le temps cyclique, voire le temps figé. Cette impression est obtenue grâce aux échos de motifs narratifs : les guerres qui se répètent à l’infini entre libéraux et conservateurs dans Cent ans de solitude, ou bien entre l’Inde et le Pakistan dans Les Enfants de minuit, ou encore, pour revenir à Cent ans de solitude, les fusillades lors du carnaval, puis à la gare : « c’est comme si le monde faisait des tours sur lui-même », déclare Úrsula.
De la même façon, La Fuite du temps est structuré par des cycles qui se répètent : un chef de village succède à un chef de village, selon une modalité identique (manipulation de la dernière parole du chef défunt), et chaque chef s’aventure dans des entreprises vouées à l’échec : le canal (Sima Lan), les champs en terrasses (Lan Baisui), les champs de colza (Sima Xiaoxiao).
Pour le coup, Les Enfants de minuit n’obéissent pas à ce schéma : le roman de Salman Rushdie décrit un temps historique, irréversible (même si on repère un retour des noms, comme dans Cent ans de solitude mais à une échelle moindre, avec Aadam Sinaï, le fils adopté de Saleem, en réalité de Shiva, et Parvati, renvoyant au grand-père de Saleem, Aadam Aziz). Quand il redécouvre Bombay à la fin du roman, Saleem constate que la ville n’est plus la même : le temps avance sans retour en arrière.
- Temps inversé
Dans La Fuite du temps, Yan Lianke met en place un autre dispositif narratif qui, littéralement, contredit la progression historique : c’est le temps inversé. Le roman comporte cinq livres : on remonte le temps de 20 ans entre livre 1 et livre 2, puis de 10 ans entre les livres 2 et 3, puis de 3 ans entre les livres 3 et 4, enfin de 2 ou 3 ans entre les livres 4 et 5, si bien que le livre n finit là où le livre n - 1 commence, avec une exception pour le livre 5 qui, pour pouvoir se terminer sur la venue au monde du héros, redouble l’inversion : on remonte le temps entre les chapitres successifs pour aboutir à la naissance de Sima Lan. Le roman épouse donc une structure en spirale qui, au-delà de la dimension expérimentale, dit la vanité de la foi dans le progrès en soi, puisque, connaissant la suite de l’histoire par avance, on sait que toute entreprise avec ses promesses de réussite est nécessairement condamnée.
Le second champ d’exploration auquel nous invitent les romans concerne la frontière, notion que l’on peut aborder à travers des thématiques très diverses.
3.2. Entre réel et surnaturel
On s’interroge tout d’abord sur les frontières du réel, dont la définition semble connaître un processus d’extension sémantique : le réel, nourri par la subjectivité d’une part et par une pensée collective qu’on peut qualifier de mythique d’autre part, tend à intégrer ce que l’on considère a priori comme son contraire, c'est-à-dire l’imaginaire.
Tout en tenant compte des traditions spécifiques de chaque culture dans la construction et la formulation de cet imaginaire, on peut tenter de proposer une typologie du surnaturel romanesque. On distinguerait alors un premier mode relevant de l’exagération : les trois romanciers chargent volontiers le trait, mais il s’agit dans tous les cas d’un processus d’extension opéré à partir d’un élément perçu au départ comme réel dans la fiction ; à ce premier mode on peut associer d’une part les métamorphoses qui obéissent à la même logique d’extension (on pense par exemple à Indira Gandhi décrite comme une veuve aux ongles effrayants, capturant les enfants de minuit) et d’autre part des récits qui semblent « excessifs » mais qui restent dans l’ordre du possible, avec deux modalités. La première est l’horreur en lien avec des événements historiques traumatiques (Arva 2011) : par exemple les fusillades dans Cent ans de solitude, l’épisode de la jungle dans les Sudarbans, dans le cadre de la guerre en vue de l’indépendance du Bangladesh, ou les interrogatoires imposés par le fils d’Indira Gandhi dans Les Enfants de minuit, et l’exposition d’enfants ou le cannibalisme dans La Fuite du temps. La seconde modalité renvoie aux prodiges, comme la pluie ou la sécheresse à la fin de Cent ans de solitude.
On pourrait opposer deux autres modes. Le premier est la merveille définie comme un phénomène naturel qui provoque l’étonnement (comme les aimants ou la glace dans Cent ans de solitude, le kaléidoscope de Lifafa Das, présentant des vues des sites célèbres du monde entier, la barbe du vieillard que croisent les enfants à la fin de La Fuite du temps : comme ils ne connaissent pas des hommes aussi âgés que ce vieillard, ils n’ont jamais vu de barbe ; c’est pourquoi ils la voient comme un « rare trésor ». Le mode contraire, le merveilleux qui définirait les phénomènes surnaturels considérés comme allant de soi : les papillons jaunes autour de Meme quand son fiancé Mauricio est sur le point d’apparaître, les pouvoirs magiques des héros des Enfants de minuit, une autre barbe dans La Fuite du temps, celle de Du Yan, qui change de couleur sans qu’on fournisse aucune explication au phénomène.
Dans cette circulation entre réel et surnaturel, on peut aussi considérer, comme le fait Charles Scheel lorsqu’il définit le « réalisme merveilleux », que le style est propre à transformer le réel en surnaturel : c’est bien souvent le cas dans la prose de Yan Lianke qui, à cet égard, peut faire penser à celle de Jean Giono.
La frontière entre le réel et le surnaturel est liée à l’orientation même du « réalisme magique ». Les autres frontières relèvent davantage d’une étude thématique : je vais les traiter plus rapidement.
3.3. Entre la vie et la mort
Les romans invitent à s’interroger sur la frontière entre les vivants et les morts : au début de Cent ans de solitude, on apprend que personne n’a dépassé 30 ans et l’on définit ensuite Macondo comme un lieu qui ignore la mort, tandis qu’à l’inverse, au début de La Fuite du temps, on apprend que les habitants du Village des Trois Patronymes ne dépassent pas l’âge de 40 ans. Mais c’est surtout le motif de la rencontre avec les morts, dans Cent ans de solitude (Prudencio Aguilar, Melquiades revenu des morts, le retour des morts à la fin du roman) et dans La Fuite du temps (Lan Sishi parle à sa sœur défunte Lan Sanjiu, Sima Lan voit et parle à Lan Sishi morte, ainsi qu’à son père, également mort) qui suggère une perméabilité entre les deux mondes.
3.4. Entre l’amour et le désir
Les romans interrogent également la frontière entre l’amour et le désir en juxtaposant des romances traitées souvent de façon parodique (mentionnons, dans Cent ans de solitude, le colonel Aureliano et Remedios, la fille de Moscote, ou bien Pietro Crespi que se disputent Rebecca et Amaranta, ou encore Gerineldo Márquez et Amaranta ou Remedios-la-Belle et ses prétendants ; de nombreuses romances sont racontées dans Les Enfants de minuit, dont celle de Mumtaz alias Amina, la mère adoptive de Saleem, et Nadir Khan ; la relation amoureuse entre Lan Sishi et Sima Lan est un des fils conducteurs du roman chinois) et des scènes plus ouvertement sexuelles. On décrit aussi dans les romans colombien et indien des relations incestueuses : le cousin d’Úrsula et de José Arcadio, né avec une queue de cochon, ainsi qu’Arcadio et sa mère Pilar, Amaranta et Aureliano José, qui est son neveu, ou Amaranta Úrsula et Auréliano (Babionia) ; dans Les Enfants de minuit, Saleem et sa sœur Singe Cuivré devenue Jamila… qui n’est toutefois pas sa sœur en réalité.
3.5. Entre le savoir et l’action
Les trois romans semblent osciller entre deux postulations : le savoir et l’action, relayées par des personnages. Dans Cent ans de solitude, le savoir (à la fois technique et philosophique) est censé être l’affaire des Aureliano qui, d’après le narrateur lui-même, sont « renfermés mais perspicaces », alors que les José Arcadio sont « impulsifs et entreprenants ». En fait, il y a de nombreuses exceptions : le colonel Aureliano n’est pas inactif tandis que José Arcadio, après avoir fondé Macondo, se consacre aux études, en compagnie de Melquiades. Cette opposition entre savoir et action se retrouve, encore une fois de façon imparfaite, dans les personnages de Saleem et Shiva, les deux enfants échangés, ou bien dans les familles Sima (XiaoXiao puis Lan) et Du (Yan puis Bai).
3.6. Le jeu entre les niveaux fictionnels
Enfin, les romanciers jouent parfois sur différents niveaux fictionnels à la fois. Les Enfants de minuit est structuré par le va-et-vient entre d’une part le temps de l’énonciation (1979) qui comporte un véritable récit, celui de Saleem romancier contant ses aventures passées à Padma et rédigeant les trente chapitres du roman, comme autant de bocaux de la conserverie Bragance, et d’autre part le temps de l’énoncé, l’histoire de la famille Aziz puis Sinaï. Entre ces deux niveaux de la fiction, de nombreux échos sont ménagés. Des effets métaleptiques sont parfois créés, comme lorsque Saleem le romancier fait momentanément mourir son frère ennemi Shiva. On peut aussi rapprocher les deux prénoms Saleem et Salman, qui en est la forme intensive en arabe.
Les deux autres romans ne sont pas des récits à la première personne, mais ils comportent aussi un jeu métafictionnel. Ainsi, dans Cent ans de solitude, le manuscrit de Melquiades, rédigé en sanskrit, est censé renfermer l’histoire des Buendia qui forme le roman. On croise un personnage, nommé Francisco-l’Homme, qui raconte les « événements survenus dans les villages » et l’on suit surtout le parcours de Gerineldo Márquez, l’ami du colonel Aureliano, arrière-grand-père d’un Gabriel Márquez qui apparaît à la fin du roman ; on note enfin la mention d’un Artemio Cruz.
Si Yan Lianke, dans certains de ces romans, comme dans Les Chroniques de Zhalie, met en scène un personnage d’écrivain nommé Yan Lianke, cette dimension ludique est très marginale dans La Fuite du temps : on relève seulement, dans les notes du livre 1, la mention de Gaomi, le village que Mo Yan donne pour cadre à la plupart de ses romans (sur le modèle de Macondo de Márquez ou de Yoknapatawpha de Faulkner).
Il existe sans doute bien d’autres pistes d’étude possibles à propos de ces trois romans, notamment la notion de roman-monde ou de roman-fresque, qui invite à l’immersion dans la fiction et au plaisir de la lecture.