Agrégation

Les Sonnets portugais d’Elizabeth Barrett Browning, ou l’indécente modernité victorienne d’une conservatrice révolutionnaire

ARTICLE

Je voudrais ici commencer par rappeler qu’il y a pour moi un véritable, un authentique paradoxe dans la formule « sonnets de la modernité », puisque le sonnet dans son origine historique nous renvoie au XIIIe siècle italien, mais que l’usage qui est fait de l’adjectif « moderne » est généralement réduit à parler de ce qui est contemporain, pour ne pas dire ce qui est particulièrement proche de nous. Dans le même temps cette modernité, pour les historiens, renvoie précisément à la longue période qui va de la fin du Moyen Âge, id est la chute de Constantinople, en 1453, à la révolution française, en 1789. Si nous nous en tenons stricto sensu au sens de ce qui apparaît presque comme une alliance de mots, ce qu’Edgar Alan Poe qualifiait de « flat contradiction in terms [1]  » en parlant des longs poèmes. Cette référence au grand poète américain n’est pas ici totalement fortuite, dans la mesure où il était l’ami et le lecteur admiratif des œuvres d’Alizabeth Barrett Browning. Il fut le critique du long poème The Drama of Exile pour le compte du Broadway Journal du 4 janvier 1845. Il se servit même du mètre poétique qu’avait utilisé Elizabeth Barrett Browning dans « Lady Geraldine’s Courtship » pour la composition de The Raven, finalement assez éloigné du poème court, qu’il appelait de ses vœux, mais dont la modernité esthétique allait fasciner toute une génération de poètes, notamment en France.

Là aussi, le lien n’est nullement arbitraire : le style de Poe était abrupt, le vocabulaire rare et daté. C’est le genre de choix que faisait Elizabeth en prenant pour modèle l’adjectif « sovran » si cher à John Milton, au lieu du contemporain « sovereign ». C’est finalement un bel exemple du paradoxe à l’œuvre dans les Sonnets from the Portuguese, pris entre le déploiement de plus de quatre siècles d’histoire poétique européenne et la « modernité » de ce XIXe siècle victorien (1837‑1901). Après tout, à y regarder de près, le tout premier sonnet du recueil d’E.B.B. commence par une évocation de Théocrite (310-250), l’un des sept poètes de la pléiade poétique de l’antiquité grecque, qui serait lui‑même imité par Virgile deux siècles plus tard. Se dessine, ainsi, et ce dès le premier sonnet portugais de l’époque victorienne, une lignée littéraire et poétique, chambre d’échos dans laquelle résonnaient déjà les grands noms de la poésie européenne, de l’antiquité grecque à l’âge d’or victorien. Il y a, dans ces sonnets, comme un ébranlement des frontières, géographiques aussi bien qu’historiques, dans l’ombre du géant du sonnet anglais de la Renaissance, William Shakespeare, qui avait su, en son temps, lui aussi croiser les références, les auteurs et les âges, au point de faire peser sur son identité le doute ultime de la possibilité de son existence même. Comment, en effet, le fils d’un modeste savetier de Stratford-upon-Avon aurait‑il pu maîtriser autant de langues et de références, d’œuvres et d’auteurs, des chroniques danoises aux poésies italienne et française en passant par l’histoire romaine ou les subtilités et les turpitudes de la mythologie grecque ?

J’en reviens ici brièvement à Edgar Alan Poe, notamment dans la dédicace qu’il fit de son recueil intitulé The Raven and other Poems, publié en 1845. Il qualifiait la poète « noblest of her sex » en lui écrivant également « I DEDICATE THIS VOLUME, WITH THE MOST ENTHUSIASTIC ADMIRATION AND WITH THE MOST SINCERE ESTEEM ». Comme il l’écrivait dans The Poetic Principle en 1850, le poétique ne peut que reposer dans un poème bref et la poésie, si elle entend conserver sa puissance d’évocation et sa force, doit se contenter de formes brèves. Même si Elizabeth était déjà à l’époque l’auteur de longs poèmes, et même si elle publierait en 1856 un colossal poème épique long de presque douze mille vers, à savoir Aurora Leigh, la poète avait un goût prononcé pour les poèmes courts et elle admirait par‑dessus tout les sonnets de Shakespeare, qu’elle connaissait parfaitement et citait régulièrement, ne serait-ce que dans sa correspondance. La notion de modernité est a priori l’ennemie de la tradition et du passé qu’elle véhicule néanmoins et transcende, certes, mais la poète savait que ce qui est classique est par définition ce qui ne se démode pas, ce qui dépasse son temps et ce qui défie le temps. Les rapports de la grande poète victorienne avec l’illustre Shakespeare étaient de cet ordre. Il avait donné à la langue anglaise un recueil de sonnets parfaits et elle devait ajouter sa pierre à l’édifice littéraire afin de mieux contribuer à sa pérennité. C’était sa façon de moderniser le sonnet classique, pour ne pas dire de classiciser la modernité d’une forme qui transcendait la poésie italienne du XIIIe siècle, tout en renvoyant à ces mêmes racines.

De la même façon, quand parut son chef‑d’œuvre épique, Aurora Leigh, elle plongea ses lecteurs dans une tradition qui remontait à l’épopée homérique mais elle avait pour intention de changer à sa façon le récit épique traditionnel. Alors que, pour les poètes et les critiques de la période victorienne, rien n’était moins poétique que l’époque victorienne, véritable repoussoir pour le poétique et les poètes, Elizabeth Barrett Browning trouvait une façon de rendre désirable cette modernité historique, sociale et politique qu’elle entreprenait de peindre dans le « roman en vers » d’Aurora Leigh. Tout comme pour les Sonnets portugais, la première révolution venait de la parole féminine qui conduisait le récit poétique et du simple fait que cette même parole n’était pas celle d’un objet du désir, convoité et soumis à la parole d’un maître tout‑puissant parce que seul détenteur de cette même parole et du récit amoureux qui lui était associé. Bien sûr, dans le regard des lectrices et des lecteurs d’aujourd’hui, ce n’est qu’un détail, mais pour une poète de l’ère victorienne, ce détail avait une signification primordiale et une force considérable. Il en allait de même, de l’autre côté de l’océan Atlantique, avec les premiers récits d’anciens esclaves échappés des plantations du sud pour construire une vie d’hommes libres au nord des États‑Unis, et dont Frederick Douglas, au passage pétri de culture et de rhétorique classiques. Le titre de son autobiographie est Incidents in the Life of Frederick Douglas, Former Slave. Mais toute la force du récit reposait dans la véritable déclaration de guerre que constituait le sous‑titre de l’œuvre : « written by himself ». Les esclaves n’étaient pas plus censés savoir écrire et devenir écrivains que les femmes victoriennes étaient censées devenir de grandes poètes.

Ce qui se trouve dans les Sonnets from the Portuguese sera en substance énoncé comme une signature littéraire et féminine dans Aurora Leigh : « I, writing thus […] » (I, 9) et « I write. […] » (I, 29). Ecrivant ces vers, elle faisait écho à William Wordsworth, lui‑même auteur infatigable de 523 sonnets, poète qui avait traversé l’intégralité du mouvement romantique, qu’Elizabeth admirait depuis ses plus jeunes années et qu’elle avait eu le privilège de rencontrer. Il était l’auteur du plus grand nombre de sonnets romantiques en Angleterre, très loin devant Shelley, Coleridge, Keats réunis. Il avait même composé de célèbres sonnets autotéliques (« Scorn not the sonnet » ou bien « Nuns fret not », par exemple, en sont les illustrations les plus célèbres et sans doute les plus efficaces). Wordsworth ne manquait alors aucune occasion de rappeler à ses lecteurs l’héritage shakespearien qu’il espérait faire fructifier et auquel il ne pouvait que rendre hommage humblement, comme si le grand Shakespeare continuait d’être un horizon indépassable et un modèle presque trop parfait pour ne pas faire de l’ombre à tous ceux qui le suivraient. Encore une fois, et Elizabeth Barrett Browning reprendrait le flambeau avec le recueil écrit clandestinement pendant les visites que lui rendait Robert Browning chez elle, lors de la naissance de leur idylle secrète, la modernité du poème court et la tradition de la séquence de ces mêmes poèmes, réunis afin de former un récit complexe, représentaient déjà le paradoxe à l’œuvre dans la formule de cette apparente alliance de mots qui nous réunit aujourd’hui, « Sonnets de la Modernité ».

Il convient ici de bien garder à l’esprit cette notion d’écriture féminine, d’écriture femme, voire d’être soi‑même une femme par et grâce à l’écriture. Trois ans avant la publication des Sonnets portugais, alors même que la poète, déjà célèbre aussi bien en Europe qu’aux États‑Unis, n’envisageait aucunement la publication de ces sonnets, emportés en catastrophe dans son départ pour l’exil en Italie (c’était là la rançon de sa désobéissance à l’oukase paternel interdisant à ses enfants de se marier, s’ils ne voulaient pas être déshérités et reniés). Avant même de faire publier le recueil, avec un titre encore à définir, puisque la poète ne les jugeait sans doute pas dignes d’être publiés, elle les avait glissés dans la poche de celui qu’elle avait épousé, mais à qui elle n’en avait encore jamais parlé (un secret de presque cinq ans). Là aussi, l’audace de cette poète victorienne était extraordinaire. Charlotte Brontë venait de publier le grandiose Jane Eyre, en 1847, chef‑d’œuvre littéraire victorien écrit par une femme et qui donne la parole, pour la première fois dans toute l’histoire de la littérature anglaise, à une petite fille, orpheline et misérable en plus d’appartenir au genre féminin, celui dont on peut parler mais qui n’existe pas en tant qu’instance narrative dans le roman. Au passage, certains lecteurs et critiques trouvèrent des similitudes troublantes entre Jane Eyre et Aurora Leigh, publié neuf ans plus tard. Les Sonnets portugais, pour revenir à eux, furent publiés entre ces deux monuments de la fiction féminine de l’époque victorienne, à savoir le roman de la narratrice éponyme Jane Eyre et le poème épique d’une autre narratrice tout aussi éponyme, Aurora Leigh.

Il faut bien garder à l’esprit que les sonnets d’Elizabeth Barrett Browning cumulaient la double impertinence de raconter une histoire (n’oublions pas que le roman avait à peine plus d’un siècle en Angleterre) et de le faire sous la forme d’une autobiographie poétique (l’autobiographie était encore plus récente et scandaleuse, à tel point qu’il fallait toujours encore trouver une bonne et valable raison de parler de soi afin de ne pas passer pour un effroyable vaniteux, notamment grâce à l’alibi didactique). L’histoire d’amour des Browning, fidèlement et discrètement relatée dans les Sonnets portugais, ne faisait aucunement partie de ce qui était du domaine du dicible. En plus de cela, le besoin d’anonymat et de discrétion, sans aucun doute encouragé par Bobert Browning, désireux de savoir les lecteurs et les critiques loin de sa vie, a beaucoup joué dans l’invention du titre aussi énigmatique que trompeur (référence manifeste au grand sonnettiste de la Renaissance portugaise, Luís de Camões). Encore et toujours, la modernité du recueil et de ses ambitions faisait encore et toujours écho aux grandes plumes du passé, ne fût‑ce que pour invoquer leur formidable existence et couvrir la modeste Elizabeth, recluse et pour ainsi dire infirme, à l’image de la petite fille Jane Eyre dans le périple épique du roman qui porte son nom et qui conte l’incroyable aventure de sa tumultueuse existence, de la petite orpheline sans le sou à la notable, héritière sur le tard et épouse d’un homme aussi riche que puissant.

Dans le récit qui structure les sonnets du recueil, la démarche est on ne peut plus classique et respectueuse de la tradition : c’est le parcours poétique de la naissance de l’idylle jusqu’à l’approche du mariage clandestin et de la fuite en Italie. Dès le tout premier sonnet, comme nous l’avons vu, le regard narratif se porte vers l’antiquité grecque et vers l’angoisse de la mort. Le second élément, clairement, est un élément récurrent dans tout le recueil, puisque le substantif « death » revient neuf fois en tout, et vient clore le très célèbre sonnet quarante-trois, déclaration d’amour obsessionnelle sous la forme d’un sonnet, puisque c’est encore une fois le tout dernier mot du poème, étrange condition à un amour toujours présenté comme inconditionnel, comme le rappelle le sonnet quatorze. En plus d’être le fruit d’une écriture et d’une voix féminines, les Sonnets portugais ont une approche unique et de facto particulièrement moderne du recueil de sonnets portant sur l’amour. Cette approche est par ailleurs double, à y regarder de plus près. Tout d’abord, la mort y est absolument omniprésente, du début à la fin du recueil, comme si, pour Elizabeth Barrett Browning, Thanatos était l’ombre d’Eros. Ensuite, et ce second point peut assez facilement s’articuler au premier, à imaginer ici une forme éthérée de voix poétique pour ainsi dire post mortem, la modernité des Sonnets portugais s’inscrit aussi dans cette forme d’autobiographie ou de confession en vers, impudeur féminine déclinée sous la forme d’une séquence de poèmes brefs, les sonnets, structurés par la trame autobiographique de l’histoire d’amour, à la fois épistolaire et bien réelle, d’Elizabeth et de Robert.

Pour le biographe que j’ai été et que je reste, chacun des sonnets renvoie à des épisodes amoureux tout au long de la cour que le poète fit à la poète, sur le papier et au cours de leurs nombreuses rencontres discrètes. Robert avait écrit la date et la durée de leurs rencontres au dos des lettres, et ces dernières comportent les éléments auxquels il est fait allusion dans les poèmes, dans une forme de réalisme mémoriel que seuls les auteurs et les récipiendaires des missives pouvaient apprécier et comprendre. Il y a, dans les sonnets, le développement d’une forme d’idiolecte amoureux seulement compréhensible par les deux amants et l’intimité absolue qui s’y dévoile est à n’en point douter la raison première pour laquelle Elizabeth avait caché l’existence des poèmes à Robert, même des années après leur mariage. Les sonnets, formes brèves et très contraignantes, avait sans doute pour fonction de canaliser la passion fulgurante qui animait la poète, si victorienne et si conservatrice (au passage, ceci n’est pas un pléonasme). Il y a là encore une forme de respect de la règle de la tradition et également le besoin de perpétuer la contrainte, la limite et la forme (Elizabeth était bien assez latiniste pour savoir que la forme vient du latin qui signifie le beau [formosus]). La forme rigide et pérenne du sonnet, déjà depuis des siècles, était la garantie même de sa beauté. C’est l’idée que reprendra Théophile Gautier dans « L’Art », publié en 1852 dans Émeaux et Camées : « Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant ! » En 1882, Dante Gabriel Rossetti publia « The Sonnet », dont le tout premier vers clame : « A Sonnet is a moment's monument ». Toute la modernité poétique du sonnet est faite du marbre poétique dont se moquent les piètres lecteurs et les mauvais critiques. Les poètes, eux, savaient pertinemment ce qu’ils lui devaient.

Ce n’est pas un hasard, ici non plus, si Elizabeth vénérait les auteurs anciens et les formes d’antan. C’est une caractéristique qu’elle partageait avec Robert Browning. Elle ne rejetait pas la nouveauté ni la modernité mais se méfiait juste de la sottise qui consiste à courir après le contemporain avec pour seul horizon ce même contemporain. Nul hasard, encore une fois, à trouver, dans les deux derniers vers du sonnet 44, une référence à ces racines surdéterminées chez Elizabeth : à la fois la référence au passé qui garantit l’existence et son sens, mais aussi à la terre qui sera la dernière demeure des vivants après leur mort. Pourquoi ne pas se rappeler ici la célèbre formule de Jacques Lacan dans son Séminaire, « La vie ne songe qu’à mourir », reprenant très librement son célèbre ancêtre, Hamlet, « […] To die, to sleep; / To sleep: perchance to dream: ay, there's the rub » (Hamlet, III, 1). Ainsi, aussi bien chez Lacan que chez la poète des Sonnets portugais, il y a une forme de palimpseste, de rapport pour ainsi dire séminal au passé, à d’autres textes et d’autres auteurs qui garantissent paradoxalement la modernité pour ainsi dire marmoréenne qui refuse de se limiter au hic et nunc et dont l’ambition première est de suivre les racines de ce qui garantit le beau et le sens. Après tout, si les Sonnets portugais portent ce nom, c’est pour mieux égarer critiques et lecteurs victoriens et leur laisser imaginer qu’il y a du Luís de Camões entre les vers, notamment par le truchement d’une possible traduction. N’oublions surtout pas la polysémie du titre original en langue anglaise, Sonnets from the Portuguese, où « Portuguese » pourrait aussi bien faire référence à la langue qu’à la nationalité de l’auteur, masculin ou bien féminin. La traduction même du titre est incontestablement une trahison de la polysémie à l’œuvre dans les mots qui le composent.

Encore une fois, et c’est là sans le moindre doute l’une des multiples traces de la modernité dont il est forcément question dans ce recueil de sonnets de l’époque victorienne, le titre du recueil et les sonnets eux‑mêmes reposent sur l’ambiguïté et le doute, contrairement aux sonnets des séquences de la Renaissance anglaise, dans lesquels l’ambiguïté n’avait jamais vraiment sa place, William Shakespeare mis à part bien entendu. J’aime à rappeler ce que Julio Cortázar expliquait à Omar Prego : « […] dans la littérature moderne, tout narrateur est un personnage suspect ». Gardons à l’esprit que Cortázar, grand nouvelliste hispanophone, fut également le génial traducteur officiel d’Edgar Alan Poe. La boucle est bouclée. La dédicace de Poe à Elizabeth portait précisément la mention « to the author of “THE DRAMA OF EXILE” », et il écrivait aussi « she has surpassed all her poetical contemporaries of either sex ». The Drama of Exile donnait la parole à Ève, suite à l’expulsion du couple originel de leur Eden à jamais perdu. Rongée par l’angoisse et le regret de son acte de défiance, Ève prenait la parole pour la première fois pour exprimer son chagrin et son désarroi, quitte à briser l’image traditionnelle d’une pécheresse non repentie et presque fière de son forfait.

Poe, génie littéraire américain adulé et imité par Mallarmé et Baudelaire, ce dernier admirateur de la première heure des œuvres d’Elizabeth Barrett Browning, avait l’art de narrer par la poésie ou bien de poétiser la narration comme personne. Au point qu’il est si difficile d’expliquer ce qu’est clairement et précisément le poème en prose, en regard des Contes extraordinaires qui changèrent à tout jamais les rapports entre la prose et le vers, entre la poésie et le récit, en contribuant à la naissance d’une forme hybride de court récit poétique ou de bref poème narratif. Une simple et rapide lecture de « The Oval Portrait » pourrait bien ici servir de petite piqure de rappel pour celles et ceux qui pourraient encore en douter. Il y a, dans les Sonnets portugais, une forme de narration et de récit particulièrement aboutie, tout en empruntant à la tradition de la Renaissance le principe même du récit de la séquence de sonnets au cours de laquelle chaque poème problématise un épisode ou une étape dans le cours de l’idylle. Peut-être faut-il voir dans cette pratique de l’épisode ou de l’étape l’ancêtre de la poétique des séries anglosaxonnes actuelles, comme on peut déjà le trouver dans le Pilgrim’s Progress de John Bunyan (1678) ou bien la publication épisodique des romans à l’époque victorienne (modèle économique qui contribua à l’émergence d’une classe de romanciers professionnels capables de vivre de leur plume et qui fit, à n’en point douter, la fortune de Charles Dickens).

Mais n’allons pas pour autant conclure à la hussarde qu’il y a de la narration non fiable dans les Sonnets portugais ou que la modernité du recueil repose sur le besoin que l’on peut avoir d’y déceler cette forme particulière de narration oblique. Il y a bien, dans les Sonnets portugais, une narration, ou plutôt des narrations, et ces narrations de l’amour ou narrations amoureuses sont l’articulation victorienne des séquence de sonnets qui, à la Renaissance, étaient un chemin unique vers la révélation ou la déclaration d’un amour dont l’objet, à tous les sens de ce substantif, était une femme, qui, soit dit en passant, n’avait jamais son mot à dire. Nous pourrions ici la qualifier de femme objet de l’amour, à la fois cible et récompense, raison et objet du désir qui ne peut se dire totalement mais qui, d’autre part, ne peut se réduire au silence. Il y a, à ce sujet, quelque chose de profondément original et d’inconvenant dans les vers d’Elizabeth Barrett Browning des Sonnets portugais : elle ne restreint pas sa parole amoureuse et accepte que cette même parole amoureuse déborde les limites ô combien multiples et contraignantes du sonnet. Le sonnet quarante-trois en est sans conteste l’illustration la plus flagrante : « How do I love thee [2]  ? », la première moitié du premier pentamètre iambique du poème contient une question qui est sa propre réponse « I love thee », formule qui articule l’intégralité du sonnet et qui se répète de façon obsessionnelle dans tout le poème, neuf fois en tout. Il y avait, dans cette répétition mécanique, presque inquiétante et rendue possible par la syntaxe de la langue anglaise, quelque chose qui ne peut en aucun cas se traduire en français, et Dieu sait que j’ai personnellement retourné la question dans tous les sens depuis le jour où j’entrepris de produire ma propre édition bilingue des Sonnets from the Portuguese, encore à l’état de projet ou de fantasme, soit dit en passant, avant de lui préférer le colossal poème épique victorien, Aurora Leigh.

Il y a, dans la modernité des Sonnets portugais, comme une modernité de la narration par poèmes courts et lyriques, sans parler de la tentation de l’autobiographie ou de la confession amoureuse. J’insiste encore sur ce point central de l’œuvre : la modernité toute victorienne de ces sonnets intimes repose aussi dans la pratique presque indécente de l’autobiographie amoureuse, féminine, pratique qui allait alors à l’encontre de toutes les conventions de l’époque. Quoi de plus moderne, à y regarder de plus près, que cette inconvenance formulée dans le creuset le plus classique qui fût, à savoir le sonnet pétrarquéen, origine et forme d’un poème destiné à traverser les siècles et les modes ? On retrouve cette fascination pour les origines chez un autre poète et peintre victorien, Dante Gabriel Rossetti, dont le nom commençait déjà comme hommage au grand poète italien, ou plutôt au diminutif de son prénom « Durante ». Rossetti, tout comme Elizabeth, avait une fascination toute classique pour le sonnet pétrarquéen. Les diverses formes de ce sonnet (ABBA ABBA CDE CDE ou ABBA ABBA CDC DCD ou ABBA ABBA CDE DCE) avaient des attraits répétés et les sonnettistes victoriens se plaisaient à en explorer toutes les combinaisons. C’était là aussi, une façon toute contemporaine de rendre hommage à tous les sonnettistes de la Renaissance anglaise, qui avaient produit une quantité phénoménale de sonnets et avaient propulsé la forme au pinacle de création poétique. Il est, à ce stade de cet exposé, important de se rappeler que, malgré la fascination qu’Elizabeth avait pour William Shakespeare, les Sonnets portugais, portaient la marque et la forme du sonnettiste italien et pas celle du poète de Stratford-upon-Avon. Pétrarque avait indubitablement un attrait des origines que le tardif Shakespeare avait sans doute déjà perdu, d’autant que la forme shakespearienne était une violation notoire de la forme initiale du sonnet des origines, dans laquelle le distique était formellement proscrit.

Or, chez Shakespeare, au lieu d’avoir une octave et un sizain, le sonnet était fait de trois quatrains que venait habilement conclure un distique final, par un retournement poétique et rhétorique en forme de clef de voute architecturale du monument poétique (référence à Dante Gabriel Rossetti). Dans les formes du sonnet pétrarquéen qu’Elizabeth empruntait à la poésie italienne, le retournement pour ainsi dire moderne du distique final du sonnet shakespearien n’avait pas lieu, absence compensée par les surprises versifiées d’un amour seul capable de remplacer la mort qui le suivait comme son ombre, alors que la femme trouvait curieusement le moyen d’apparaître entre les lignes d’une forme jusque là notoirement réservée à la gent masculine. La femme n’y était pour ainsi dire qu’une ombre, un obscur et silencieux objet du désir des locuteurs et des poètes. Ici, elle est au cœur du discours qu’elle tisse, discours qui dépasse de loin la simple déclaration amoureuse qu’elle n’aurait pu ou dû avoir l’audace de formuler. Les rapports pour le moins complexes et tendus entre la littérature et la réalité avaient même poussé la poète à plaisanter sur l’authenticité prétendument lusophone des sonnets dans une lettre à sa sœur Arabella, datée du dix-neuf décembre 1850. Comment n’aurait-elle pas pris le temps d’apprendre le portugais pour partager avec les lecteurs britanniques les trésors du grand sonnettiste de la Renaissance portugaise ? Sur un ton aussi badin que provocateur, dans cette célèbre lettre, elle reprenait en substance une idée qui l’avait toujours animée en profondeur : on devrait apprendre toutes les langues pour avoir le plaisir exquis de se replonger dans tous les classiques, puisque c’était là que reposaient tous les trésors de l’esprit et de la beauté. C’était sans doute sa façon de prôner une modernité profondément polyglotte dont elle partageait les principes avec son époux, le grand poète Robert Browning, toujours prêt à exhumer quelque légende (au sens le plus étymologique de ce substantif) ou quelque poète oublié, quitte à forger la fiction d’une biographie que le poète aurait presque mérité d’avoir ou bien des œuvres qu’il aurait mérité d’écrire. C’est ainsi qu’il avait écrit Sordello, publié en 1840, sur ce troubadour éponyme et franchement obscur, rencontré au détour d’un vers de Dante dans la Divine Comédie.

Au‑delà de la dimension narrative de la séquence de sonnets, assidument pratiquée pendant la Renaissance anglaise, se pose la question de la poésie amoureuse. Pourquoi faire coïncider cette forme en particulier avec une autobiographie amoureuse, qui, rappelons-le, avait l’allure d’un journal intime, par définition privé de lecteurs autres que son auteur ? De façon assez amusante, Elizabeth répondit à la question de l’adresse dans les huit premiers vers d’Aurora Leigh [3] , publié six ans après les Sonnets portugais. Encore une fois, la modernité des sonnets de la poète correspondait avec l’héritage classique des origines de ce même sonnet, qui, en Italie, était une forme presque exclusivement consacrée à l’amour. Comme je me suis efforcé de le rappeler, il y avait chez Elizabeth Barrett Browning, une forme de consubstantialité absolue entre la poésie, la vie et l’amour. De même, dans Aurora Leigh, l’instance narrative fait une seule référence au sonnet [4] , assez ironique au final puisque le sonnet, pour Aurora Leigh, est la forme de l’immobilisme et de la perfection, le classicisme marmoréen par définition. De ce simple fait, le sonnet ne peut se démoder puisqu’il résiste aux modes, aux tendances et au temps. Comme le dit Aurora, le poète comparé au titan Atlas (« like »), condamné par Zeus à porter le monde à bout de bras et ce monde n’a ni début, ni fin. Il est toujours moderne puisqu’il est persistant, pour ainsi dire lui aussi condamné à se renouveler dans l’immobile labilité de sa permanence : autrefois Pétrarque, hier Shakespeare et aujourd’hui Browning.

Notes

  • [1]

    « I hold that a long poem does not exist. I maintain that the phrase, “a long poem,” is simply a flat contradiction in terms », The Poetic Principle, 1850.

  • [2]

    « Laisse‑moi te dire comment je t’aime » : on garde le « je t’aime » mais l’ordre du vers est bouleversé, « comment » est faible face à « the ways », et l’on y perd la question, si importante pour la suite du sonnet, structuré comme une réponse en constant déploiement de la syntaxe de la question initiale.

  • [3]

    OF writing many books there is no end;

    And I who have written much in prose and verse

    For others’ uses, will write now for mine,–

    Will write my story for my better self,

    As when you paint your portrait for a friend,

    Who keeps it in a drawer and looks at it

    Long after he has ceased to love you, just

    To hold together what he was and is.

  • [4]

    My ballads prospered; but the ballad’s race

    Is rapid for a poet who bears weights

    Of thought and golden image. He can stand

    Like Atlas, in the sonnet,–and support

    His own heavens pregnant with dynastic stars;

    But then he must stand still, nor take a step.

    (V, 84‑89)