Agrégation

Imaginaires de l’histoire dans La Marche de Radetzky

ARTICLE

Dans La Tradition cachée, Hannah Arendt évoque l’itinéraire de ces parias juifs qui refusent de devenir des parvenus et installent au cœur du processus d’assimilation la tradition prophétique de la révolte [1] . Elle constate que lors même qu’ils ne sont pas reconnus par la culture juive comme faisant partie des siens, leur judéité les rend toujours suspects aux yeux du monde extérieur. Elle souligne enfin que leur stratégie de dégagement par rapport à cette impasse existentielle passe pour beaucoup d’entre eux par la pratique artistique, qui permet d’établir un espace de liberté et de créativité individuelles ; espace fragile cependant, qui ne peut à lui seul s’opposer à la barbarie historique, comme dans le cas du nazisme, qui forme l’arrière-plan des articles regroupés dans le recueil. Constatant in fine l’échec du paria comme du parvenu juifs à l’aune de la violence politique qui les prive l’un comme l’autre de « monde », de formes juridiques de protection et de légitimité, elle n’en fait pas moins l’éloge de ces artistes à la jonction de plusieurs cultures que sont Heine, Bernard Lazare, Charlie Chaplin et Kafka. Le nom de Joseph Roth n’apparaît pas sous la plume d’Hannah Arendt, cependant, ses analyses, qui rejoignent celles de Günther Anders sur l’acosmie [2] , ou de Siegfried Kracauer sur la privation de tout « toit transcendantal » comme emblématiques des ruptures catastrophiques du XXe siècle [3] , pourraient aussi bien s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre rothienne : depuis les romans engagés des années vingt consacrés au retour de guerre et marqués par la Nouvelle Objectivité, jusqu’aux œuvres de la fin de sa courte carrière littéraire, avant sa mort précoce, due au désespoir et aux ravages de l’alcoolisme, en 1939 ; œuvres qui s’éloignent de plus en plus du monde réel par le biais de l’imaginaire et de la stylisation poétique, mais qui n’en continuent pas moins à produire la charge critique la plus vive contre la réalité falsifiée de l’existence historique.

La Marche de Radetzky [4] , roman publié en 1932, écrit à partir de 1930, à un moment où Roth mène une vie déjà singularisée par l’errance, mais qui n’est pas encore celle de l’apatride et de l’exilé qu’il deviendra à partir de 1933, apparaît souvent comme l’apogée de la carrière de son auteur. Le roman vient immédiatement après Job, qui manifeste également une sorte de perfection romanesque, mais qui fait référence au territoire historique et spirituel de l’Ostjudentum, dont Roth est issu ; La Marche de Radetzky renvoie pour sa part à la totalité symbolique de l’Empire austro-hongrois [5] , qui a constitué jusqu’en 1918, date de sa fin politique, le cadre de la jeunesse de l’auteur.

Celui-ci est né dans une famille juive en 1894, aux confins de la Monarchie, dans la ville galicienne de Brody, aujourd’hui située en Ukraine, et qui illustrait, à l’époque où Roth y grandit, le caractère multiculturel de l’Empire des Habsbourg : ville à majorité juive, dans sa version orientale, c'est-à-dire avec des côtoiements multiples entre orthopraxie, tendances assimilatrices, et immersion culturelle dans la tradition religieuse (en particulier hassidique), mais aussi caractérisée par le mélange ethnique et linguistique : ukrainien, polonais, allemand, qui constitue l’une des variantes locales de la mosaïque globale austro-hongroise. Le multiculturalisme caractérise d’emblée l’itinéraire de Roth, entre son apprentissage primaire dans une école juive, centré sur une identité culturelle moderne mais qui ne renie pas les fondamentaux juifs, et son éducation au lycée allemand de Brody, où se noue son lien à la littérature et à l’allemand comme langue d’écriture. Mais aussi entre trajectoire personnelle d’assimilation par l’écriture, le journalisme, et l’art de l’écrivain, et critique impitoyable de cet itinéraire, au sein de ses écrits, en une sorte de procédé de compensation et de dénégation assez schizophrènes. [6]

Le choix de l’histoire et la position du témoin

Au moment où il écrit son grand roman de l’austriacité, fresque, saga familiale, roman du déclin, roman familial au sens freudien du terme, Roth est déjà pleinement conscient du caractère précaire de l’art face à la violence historique. Son activité de journaliste, qui l’a conduit à de longs reportages dans l’espace européen, en Russie bolchevique, dans l’Italie de Mussolini, dans la Pologne de Pilsudski, dans les Balkans, où a été déclenchée la guerre mondiale, en Allemagne, même, où il a vécu et où il rend compte avec une précoce lucidité de la montée du nazisme, l’a préparé à enregistrer de façon presque automatique, professionnelle même, les signes inquiétants de la naissance d’un monde entièrement nouveau, comme sorti des décombres de la Grande Guerre.

L’écriture de La Marche de Radetzky vient indéniablement symboliser, et pour ainsi dire synthétiser, ce moment d’entre-deux temporel, caractéristique de la période : transition sans grand espoir de salut entre deux apocalypses guerrières, l’une réalisée, l’autre annoncée ; et oscillation tendue entre des formes extrêmes et inédites de mobilisation politique : révolution mondiale et totalitarismes protéiformes en cours de constitution. Face à ce condensé de périls et d’incertitudes, l’univers du passé, de la jeunesse, de l’enfance, peut sembler mettre en branle, par sa recréation fictionnelle, une certaine dimension de l’imaginaire, apte à reconstituer une plénitude mémorielle s’opposant aux carences et aux angoisses du présent ; même si pour Roth, qui n’a jamais connu son père, mort malade mental auprès d’un rabbi hassidique, l’enfance au sein d’un judaïsme provincial et routinier n’a jamais constitué le lieu de la « sécurité », à la différence du « monde d’hier » de Zweig. Cette dimension « imaginaire » de la splendeur jamais véritablement vécue du passé apparaît dans toute sa réalité purement évocatoire, lorsque l’on lit les lettres de Roth à ses correspondants du début des années trente, où il retrace l’écriture lente et difficile du roman, dans le cadre « exotique » et inattendu de la Côte d’Azur et de ses palaces [7] . Les fastes et les ombres de la Vienne fin de siècle ont été recréés à Antibes, dans cette France du Sud où Roth déclare avoir retrouvé les rêves de son enfance ! [8] Le monde de La Marche de Radetzky est bien, comme tout monde fictif, un univers alternatif, un monde créé. Son autosuffisance presque funambulesque paraît d’autant plus intransitive qu’elle s’attache à faire venir à l’existence poétique une totalité dont le référent a explicitement disparu, en tant que réalité politique, symbolique, collective.

À la différence du Zeitroman privilégié par Roth pour évoquer l’histoire contemporaine au début de sa période littéraire, souvent qualifié par ses narrateurs de « Bericht », compte-rendu objectif et factuel, la forme littéraire de la fresque vers laquelle il se tourne constitue explicitement un geste de monumentalisation. Il s’y attache à reconstituer de façon causale les prodromes de la catastrophe ; avant tout la survenue de la guerre, qui a fait disparaître les grands empires multiculturels, au profit d’États-nations issus des traités d’une paix si ambiguë, qu’elle semble ne pouvoir déboucher que sur une crise historique généralisée, lourde des menaces d’un nouvel affrontement mondial. Roth s’aligne ainsi sur les constatations désenchantées de Valéry, dans La Crise de l’esprit, qui interroge en 1919 le déclin de l’Europe, dont il se demande si elle est destinée à devenir « ce qu’elle est en réalité, c'est-à-dire : un petit cap du continent asiatique » et manifester à son tour la fragilité et la caducité des civilisations [9] . Il est proche également de la réflexion freudienne dans Actuelles sur la guerre et sur la mort, élaborée en pleine guerre mondiale, où est définie une variante historique de l’inquiétante étrangeté, résultant d’un changement du rapport de l’homme de la « culture » à la mort, expérimentée comme mort de masse, anonyme et déshéroïsée dans les tranchées de 14-18. [10]

Le geste historique, chez Roth, choisit la distanciation épique, rétrospection d’un mouvement aux implications multiples, résultant d’un processus de déclin largement anticipé par l’histoire de la fin du XIXe siècle : montée des nationalismes, de l’antisémitisme, de l’injustice économique et des conflits sociaux. Initialement censée retracer la période qui est celle de la jeunesse de Roth, entre 1890 et 1916, date de la mort de l’empereur François-Joseph, l’empan temporel finalement choisi se prolonge en amont par la préhistoire du déclin : le roman commence par la bataille de Solferino, première défaite de l’empire habsbourgeois face aux forces franco-italiennes, qui clôt la période néo-absolutiste du régime impérial et est mise en écho thématique et symbolique avec l’évocation des premiers combats de la Grande Guerre, à la fin du roman. L’accent tardif placé sur la figure de l’empereur, personnage-clef quoique secondaire du roman, en accord en ce sens avec la place en arrière-plan des « grands hommes » dans le roman historique théorisé par Lukács, résulterait ainsi de la volonté d’approfondir la thématique du déclin, incarnée par ce ciment symbolique de la totalité disparue qu’est l’empereur.

Faire appel à l’histoire de façon monumentale, pour Roth, fictionnaliser la figure du « grand homme » en l’insérant dans le tissu narratif et en le faisant interagir avec les personnages romanesques, témoigne tout d’abord d’une reprise des modèles classiques européens, à la manière du Tolstoï de La Guerre et la Paix ; mais aussi d’un défi, d’une forme d’émulation, par rapport à cette tradition occidentale. C’est certes une caractéristique qui s’applique aux romans historiques de la période, chez les écrivains allemands réfractaires au national-socialisme, comme Lion Feuchtwanger, Heinrich Mann ou même Stefan Zweig dans ses biographies romancées d’Érasme ou de Marie-Antoinette. Mais on peut y voir aussi un geste de réappropriation, de la part du paria juif exilé de l’histoire, de cette part du passé qu’il ne veut pas abandonner à la falsification totalitaire. On remarque que l’une des premières scissions initiatrices du déclin, dans le roman, vient de la volonté de maintenir la vérité des faits contre l’affabulation de la légende, illustrée par l’épisode de la bataille de Solferino raconté avec force embellissements dans un livre scolaire pour enfants.

Cependant, ce geste de réappropriation, qui peut évoquer la résistance des exclus de l’histoire officielle, motive conjointement chez Roth l’insatisfaction de l’artiste, qui pense avoir échoué dans cette tentative de sauvetage de la réalité historique. Jugeant toujours assez sévèrement ses romans, Roth invoque à propos de La Marche un appel mensonger à la dimension référentielle [11] , une réalité artistique tout aussi fausse que celle qu’il tente de dénoncer, un mensonge qui ne ferait que redoubler les « grands récits » pratiqués par les pouvoirs et leur capacité à orienter comme il leur plaît  le sens de l’événement.

Littérairement, cependant, on peut y voir au contraire, un estrangement de la fiction par un regard périphérique, éloigné, stylisé, voire hybridé. Seul ce dernier est apte, finalement, à traduire la falsification de l’expérience collective en quoi consiste le pouvoir, quand il fait appel à la manipulation des esprits et à la réécriture nationaliste de la geste collective. Le réalisme rothien passe par l’évidement des signes, dont il mesure l’effectivité au cœur du monde d’hier, débouchant sur les monstrueuses distorsions opérées par les idéologies contemporaines. Ce réalisme, dont la puissance critique a été saluée par Lukács, qui a pourtant toujours condamné l’écriture fragmentaire des avant-gardes, est ainsi adossé à une totalité qu’il dévoile comme « épuisée », déconstruite par ses signes étrangement inquiétants, ses types marionnettisés, ses leitmotive de plus en plus grinçants, la substitution, aux formes épiques de la « grande histoire », de la dimension privée de l’existence individuelle, mais dont émerge un individu si aliéné qu’il se fait l’écho dénonciateur de l’idéologie dominante. Dans cette mesure, réalisme en apparence restaurateur d’un certain mode épique, et déconstruction ironique de la solidité du monde décrit, semblent aller de pair, annonçant déjà la vision entièrement sarcastique de ce panoptique des figures de cire que rappelle le Conte de la 1002e nuit, où l’on voit réapparaître certains personnages épisodiques de La Marche de Radetzky, comme Taittinger ou Mizzi Schinagl.

D’emblée le mouvement de l’histoire est fissuré, rendu instable et hybride par le statut narratif et mémoriel dans lequel il s’inscrit. Roth joue ainsi de façon très subtile d’un mouvement inattendu d’inversion des temporalités, en dévoilant, au beau milieu de la narration, la présence d’un regard témoin, qui semble alors tardivement assumer la charge du récit. Ce regard rétrospectif, qui évalue l’inhumanité contemporaine à l’aune des valeurs du passé, étalonne et met en perspective les dysfonctionnements anciens par rapport à la culture de masse qui les a remplacés, et qui a substitué au sentiment de révolte devant chaque mort individuelle l’indifférence, la précipitation et l’anonymat modernes. On perçoit ainsi le rôle « contemporain » (au sens où Croce dit que l’histoire est « contemporaine ») de la citation de l’Histoire, le mélange de critique et de nostalgie qu’elle autorise, en proportion de ce regard jaugeant le passé à la lumière du présent. Si la critique du monde d’hier ne fait aucun doute à travers la dénonciation de ses codes les plus archaïques, comme celui qui contraint les officiers à laver leur honneur dans le sang, l’enregistrement de la réalité encore plus inhumaine qui lui fait suite provoque une sorte de surimpression des temps, bien peu favorable au présent. Mais à l’inverse également, ce regard témoin ne se contente pas de « sauver » le passé de façon univoque, montrant au contraire les liens qui subsistent entre les formes anciennes de domination sociale et les formes nouvelles de barbarie. Le roman historique s’avère clairement dénonciation à deux étages, soulignant les systèmes de continuité entre les pouvoirs, tout en les spécifiant par rapport à leur contexte propre.

D’autre part, l’insertion de ce mouvement d’un regard contemporain vers un passé défunt change du tout au tout l’orientation du récit. De prospectif et linéaire qu’il semblait être, il s’avère soudainement régressif et mémoriel. Le je narrateur s’incarne désormais dans le tissu textuel, intervenant pour souligner les étapes de sa narration, jusqu’à l’épilogue final, qu’il prend délibérément en charge. Cette faible mais constante focalisation narrative fait par conséquent intervenir une instance de subjectivation, qui accorde à la matière narrée une fonction testimoniale et des enjeux d’exemplarité. Le mouvement temporel s’effectue dès lors sur un constant télescopage, par rapport à la flèche directionnelle du temps. Il est vrai que Roth réutilise ici un des procédés systématiques de ses premiers romans, qui sont toujours « narrés » par une instance incarnée à l’intérieur du récit, et dévoilent les diverses procédures de leur effectuation, de leur transmission et de leur réception par différents enchâssements.

Mais la forme « historique » et sa finalité « monumentale » introduisent un niveau supplémentaire de signification, liée au hiatus qui semble désormais séparer les temporalités de façon irréductible. Par certains côtés, le narrateur, celui qui se dévoile incidemment au détour du récit, mais aussi et surtout celui qui organise la matière perceptive, s’avère comme une figure de survivant, témoin d’un monde disparu dont il tente de réorganiser de façon fictionnelle la totalité. Pour reprendre le point de vue de J. Altounian dans son essai sur la survivance, « écrire c’est sauver les vestiges et à partir de ces images ternies retrouver la totalité » [12] , ou encore cela consiste en « l’art de traduire et réensemencer les restes » [13] . Les métaphores vitalistes, si constantes chez Roth, participent sans aucun doute de cet impératif de restitution. Le choix de l’histoire fait alors partie d’une stratégie à la fois de témoignage et de transcription, non seulement d’un référent passé, mais surtout d’un irreprésentable présent : « Telle configuration historique déterminée est alors à prendre en compte comme modèle servant exemplairement d’appui à la métaphorisation d’un irreprésentable psychique, où ce sont bien des ascendants sans corps propre qui se transmettent aux rescapés ». [14]

Roth, lui-même orphelin d’un père qu’il n’a jamais connu, est sans doute particulièrement enclin à déléguer à son récit cette charge de recréation d’un corps collectif qui semble s’être volatilisé à mesure des changements drastiques de l’après-guerre, et l’écriture, « monumentaire » (en plus d’être « monumentale »), assigne au mouvement du temps une fonction culturelle d’attestation qui passe obligatoirement par l’imaginaire et la mise en fiction.

Une autre conséquence de cette subjectivation de l’histoire par la figure du témoin est la présence, au-delà d’une vision stéréotypée très convenue des différentes nationalités dans le récit, d’une veine souterraine mais continue, réfractant la thématique juive de façon spéculaire au sein du texte : à travers de multiples allusions, parfois lapidaires, comme les occurrences de l’antisémitisme routinier du corps social, en particulier au sein de l’armée, ou le portrait sarcastique du parvenu juif, Knopfmacher ; mais parfois aussi de façon plus développée, avec le personnage de l’alter ego juif de Charles-Joseph, le docteur Demant ; ou éclatant en tableaux funèbres, sombre contrepoint à la splendeur impériale et à sa représentation spectaculaire (La Fête-Dieu), dans les scènes collectives consacrées à la communauté juive traditionnelle, par exemple lors de la rencontre avec l’empereur ou des adieux des recrues juives le jour de l’entrée en guerre. Le personnage de Kapturak mériterait à lui seul un long développement, à cause de sa récurrence dans d’autres textes, mais aussi de son poids symbolique et mystérieux, chargé de toute l’ambivalence rothienne vis-à-vis de l’origine, déniée et valorisée en un même mouvement intrinsèquement contradictoire.

Le temps de la fiction

Le mouvement linéaire de l’histoire est d’abord appréhendé par une construction assez classique, remontant ab ovo au commencement postulé du déclin, la bataille de Solferino, qui constitue plutôt la préhistoire du récit principal : celui-ci semble se recomposer, lors d’un second incipit, deux générations plus tard, autour de la figure du descendant, Charles-Joseph von Trotta. Le nom de famille intègre désormais la marque de l’élection impériale, l’anoblissement censé récompenser le haut fait de l’ancêtre, qui a sauvé l’empereur sur le champ de bataille. L’écoulement du temps historique, privé de datation précise et peu centré sur les événements politiques les plus marquants, contient cependant en sourdine les repères suffisants permettant de mesurer son passage, au fil des principaux mouvements de transformation : militaires, comme la bataille de Sadowa, évoquée sans autre précision comme la guerre menée « sans lui » (Trotta) et perdue contre les Prussiens (p. 23), ou les diverses opérations dans les Balkans, qui débouchent sur la nouvelle de l’attentat de Sarajevo, acheminée à la fin du récit par un messager très « théâtral » dans la scène carnavalesque de la fête des dragons. Les indices de modernisation incluent les références au changement technologique (le téléphone [p. 325], la « nitroglycérine et l’électricité, », [p. 200]), politiques (le Reichsrat, le suffrage universel [p. 150], les mouvements ouvriers et les revendications « nationales », celles-là mêmes qui débouchent, selon la thèse rothienne, sur l’éclatement du corps politique et social dès avant la survenue de la guerre). Le passage du temps s’effectue aussi par le biais de la généalogie des Trotta, dont sont retracées, de façon plus ou moins appuyée, quatre générations successives.

Le tableau final des premiers combats de la guerre mondiale convient particulièrement bien à sa position en clôture du récit, par sa précision, son réalisme, son ampleur symbolique, avant même que soit évoquée la mort de Charles-Joseph. La mention de la « sale guerre » menée contre l’ennemi intérieur, les ukrainiens et les popes suspectés de connivence avec l’ennemi russe, renforce la charge globale contre l’institution militaire, principal milieu, avec celui de l’administration représenté par le Préfet, où s’établit la narration : on pense au jugement expéditif de Musil, faisant du roman un exemple « très bien ficelé » de « roman de caserne » [15] . Le dernier épisode « historique », quoique traité de façon intimiste, est la mort de l’empereur, terme ultime du déclin aux yeux de Roth, qui deviendra à la fin de sa vie un partisan fervent du retour à la monarchie.

Cependant, bien que la charge réaliste du récit situe assez précisément les causalités du processus de fin d’un monde, la peinture historique n’épuise pas à elle seule la temporalité du déclin. Par un effet de brouillage et de surimpression, le déroulement syntagmatique convie de multiples associations d’ordre paradigmatique qui défont la transparence linéaire et ses causalités univoques, introduisant le trouble interprétatif et générique.

La notion de mythe d’origine pourrait assez bien caractériser l’épisode inaugural de Solferino, imitation d’un substrat épique devenu anachronique, référence biblique à certains épisodes scripturaires [16] , ou même scène primitive, dont les accents fantasmatiques renvoient au contact périlleux avec le sacré, sorte de transgression-profanation, qui initie le marquage totémique et l’engendrement quasi mythologique de la lignée (la fameuse blessure à la clavicule, qui revient, comme une « ressemblance de famille »). L’interprétation de C. Magris, qui en fait un mythe de la Chute et lit ainsi l’entrée dans l’histoire comme décadence, faute ontologique, ajoute encore d’autres possibles herméneutiques [17] . Au total, cette scène semble à la fois engendrer le récit, faire écran à son sens, nouer ses signifiants constitutifs de façon symbolique, échappant à toute visée documentaire, surtout si l’on pense que c’est lors de cette bataille très meurtrière qu’ont été posés les premiers jalons de la Croix Rouge. L’héroïsme même qu’elle semble mettre en scène est minoré par le poids du hasard et le geste réflexe du jeune lieutenant. Il renvoie davantage aux théories freudiennes sur l’animisme infantile à l’origine de l’héroïsme (« Y peut rien t’arriver ») [18] qu’à un récit initiatique, comme chez Tolstoï (La Guerre et la paix) ou Crane [19] , ou même résolument antihéroïque, comme chez Stendhal (La Chartreuse de Parme).

Le scénario généalogique lui-même, central dans le roman de famille, et qui caractérise également le roman familial dans son acception freudienne [20] , fait intervenir de multiples reprises, leitmotive, parallélismes, qui fonctionnent dans tous les sens à la fois, directionnel, symbolique, poétique. La structure de la transmission passe par la récurrence de marques stéréotypées et dégradées : en particulier l’air de famille, qui forme une sorte de langage en soi, de rappel constant imagé par le portrait de l’aïeul ; le thème fin de siècle, à la Buddenbrook, de la dégénérescence, de l’affaiblissement physique et psychologique de la lignée, qui constitue un decrescendo lié aux autres occurrences musicales dans le roman ; le parallélisme, qui dissémine les itinéraires non plus verticaux mais horizontaux des alter ego, les « frères », les doubles, les figures de serviteurs qui démultiplient et spatialisent les domaines de la transmission ; les différents motifs du portrait de l’empereur, la reprise musicale, de plus en plus désaccordée et dissonante de la « Marche de Radetzky », les aventureuses amoureuses uniformément vouées à l’échec de Charles-Joseph, les morts qui jalonnent son itinéraire, les lettres réglementaires entre pères et fils, et enfin, celui du retour des héros (et non pas du héros) de Solferino, lors de l’épisode exalté de l’ultime geste d’opposition à la structure hiérarchique, au nom de la sacralité impériale, pendant la fête des dragons et au moment où éclate la guerre de 1914 : tous ces leitmotive, inscrits dans la reprise et la variation textuelles, la répétition et la différence, convient finalement le lecteur à un voyage ondoyant au sein de l’épaisseur du temps vécu, peut-être même de l’inconscient psychique.

Enfin la structure déceptive globale organisant le récit évoque un certain nombre d’énoncés messianiques, liés à la prophétie, à l’attente de la guerre, à l’anticipation de la catastrophe, qui débouchent sur la méconnaissance de l’événement une fois celui-ci survenu [21] . Le temps historique accouche d’une réalité qui n’a rien à voir avec les chimères de l’idéologie collective, envers cruel mais réaliste de la naissance mythique de la lignée des Trotta sur un champ de bataille d’opérette. Le système des prolepses est ainsi renvoyé à la prophétie rétrospective émanant d’un témoin survivant, « après la fin du monde » [22] , et toute la charge mythologique de la prophétie est dédoublée ironiquement par le savoir mélancolique du narrateur, faisant là encore se télescoper, au sein d’un même élément textuel, les segments temporels doublement orientés, à la fois en avant et en arrière.

La position du témoin-survivant est elle-même thématisée dans une narration qui s’attache à détailler les « temps de la fin », à les fragmenter, les étirer, les renverser de façon tragique, ironique, voire parfois même parodique : Magris souligne le paradoxe de l’entrée dans l’histoire comme expatriation transcendantale [23] , faisant de Joseph Trotta un de ces exilés de la totalité, qui redouble lui-même son propre exil en vivant reclus par dégoût du mensonge et d’une gloire factice, orchestrée par le pouvoir dans son propre intérêt. Les Trotta se caractérisent à chaque génération par un exil imposé, la séparation d’avec leurs goûts et leurs aspirations naturelles. La faiblesse « congénitale » des descendants et l’écrasant déterminisme social les condamnent à une vie réifiée, qui n’est que la métonymie de la sclérose globale de l’univers diégétique. Chojnicki et Demant rejoignent Charles-Joseph dans une aspiration suicidaire à l’anéantissement. Le Préfet lui-même doit survivre à son fils tué en 1914 et se statufie sur les rivages d’un temps qui lui est désormais indifférent : il vit au sens strict du terme « après la fin du monde ». Chojnicki enfin survit à son propre mépris de la vie, sombrant dans la psychose traumatique causée par la guerre. Dans la cellule de l’asile de Steinhof, que Roth a décrit dans une de ses premières chroniques journalistiques [24] et où sa femme, atteinte de schizophrénie a été internée, Chojnicki, malgré la perte de ses facultés intellectuelles, reste le prophète de la fin, annonçant au Préfet la mort imminente de l’empereur.

 La possibilité d’un récit contre-factuel apparaît même fugitivement avec les derniers mots de l’empereur : « que ne suis-je tombé à Solferino ! » (p. 395), qui en plus de néantiser l’ensemble de l’action diégétique, profilent de façon subliminale une sorte de variante éventuelle du déroulement de la « grande histoire ».

Le sens de l’Histoire semble alors vertigineusement s’inverser, en même temps qu’il s’avère intrinsèquement tissé à et par la fiction : l’empereur à la fin du récit n’est plus la clef de voûte de la structure historique, mais celui qui « ne peut pas survivre aux Trotta » parce que ceux-ci l’ont sauvé  (p. 393). Cette prodigieuse réélaboration de la hiérarchie des personnages accomplit le dernier tour de vis du parcours narratif, qui a progressivement attiré le personnage historique à l’intérieur de la scène imaginaire, faisant du grand un humble, selon le projet avoué de Roth [25] , mais surtout dénaturalisant la scène historique pour la plier aux priorités de la fiction, à la généalogie fantasmatique des Trotta, et à l’empathie narrative s’exerçant avec prédilection sur la figure impériale, à la fois ironisée et accaparée par l’inventivité fictionnelle. Soma Morgenstern constatera avec étonnement que si Roth avait pu lire la correspondance privée de François-Joseph, il aurait trouvé de frappantes analogies avec sa propre vision [26] ; la fiction devine, prolonge, rejoint la réalité, mais en donne aussi une version alternative, conforme aux projections de l’imaginaire, à sa justesse de vue et à son pouvoir d’intuition et d’innovation.

L’espace et la mémoire

Ainsi la sortie d’une histoire vécue dès le départ comme malédiction et expatriation s’effectue-t-elle par la spatialisation du temps, faisant appel à des mouvements de reterritorialisation imaginaire et l’investissement d’une mémoire corporelle, affective et attachée à reconstituer des lieux, des liens [27] . Roth anticipe ainsi les analyses de J. Altounian consacrées aux descendants des survivants de la négation génocidaire : « écrire c’est créer un lieu pour ceux qui ont été mis hors du monde ». Ce lieu mythique des ancêtres niés par la violence externe ou interne, la destruction du lieu natal (la Heimat) ou la trahison de l’assimilation et de l’ascension sociale, est alors déplacé, reconstitué artificiellement, métaphoriquement : c’est le geste ambivalent de Joseph Trotta, le héros de Solferino, exilé de sa foi en la vérité et qui découvre le mensonge fondateur du pouvoir : reclus dans son domaine et redevenu un petit paysan slovène âpre au gain, il en interdit l’héritage à son fils, faisant de lui un fonctionnaire sans patrimoine, et le condamnant au double bind : au respect du seul « nom » et des marques vides de la « distinction » (le fameux « nous ne buvons que de l’Hennessy » [p. 77] du noble de fraîche date !), que ce dernier transmet à son fils, Charles-Joseph. Les signes de cette déperdition constituent alors les restes fétichisés d’une ancestralité impossible à rejoindre, mais cependant prescriptive dans l’itinéraire des descendants. Le lieu psychique devient le seul espace possible de reconstitution des ancêtres disparus, ou niés par la séparation accomplie. Norman Thau interprète la séparation involontaire de départ (l’élection impériale) comme traduction fictionnelle symbolique de l’assimilation, qui a été mise en œuvre de façon volontaire par Roth [28] . On peut remarquer que ce geste originaire s’avère comme déformation, analogue aux déplacements opérés par le travail du rêve : la séparation devenant expulsion, par un processus de dénégation qui se vit au niveau individuel comme une vie d’emprunt, « dans les chaussures d’un autre » étranger à soi (p. 13), métaphore incarnée sous forme de destin niant tout choix, toute responsabilité individuelle dans l’acte de scission originaire.

La tendance centrifuge qui éloigne les héritiers par rapport à la centralité affective d’un lieu fondateur de l’identité fait d’eux des clandestins, exilés volontaires, comme Joseph, assujettis de façon obsessionnelle à l’impératif du Beruf, le service, comme Franz, ou orphelins n’accédant que par effraction au centre, comme Charles-Joseph lors de ses escapades viennoises en compagnie de Mme de Taussig, et qui assiste à la Fête-Dieu avec la mauvaise foi candide de celui qui refuse de voir au-delà des apparences. L’approfondissement de la signification symbolique de la périphérie, pour les personnages exilés à la frontière, leur confère cependant une forme de lucidité, de voyance supplémentaires. Car c’est à la frontière que les signes de la fin imminente sont les plus perceptibles. La nature étrangement inquiétante, cette opacité muette et mystérieuse qui cerne les fragiles remparts de la civilisation, comme les jalousies du château de Chojnicki filtrant l’oppression des marais et de la nuit, est alors conversion spatiale des temps de la fin.

Par conséquent, les êtres hybrides de la périphérie, les Juifs, en particulier, comparés aux oiseaux-prophètes, les corbeaux, sont les antennes les plus sensibles à la prescience de la fin, de par leur nature essentiellement instable, ouverte aux messages du monde et au symbolisme inhérent à une Création assimilée à un livre scellé, occulte.

Dans cette mesure également, la déchéance, qui caractérise la plupart des personnages se révèle comme un apprentissage de la fragilité du monde et de ses apparences, expérience typiquement fin de siècle témoignant d’une sorte de savoir baroque de la dualité. L’alcool rend extralucide, la folie fait le prophète, l’angoisse ouvre aux signes prémonitoires de l’Histoire. Car finalement, « c’est toute l’armée qui a déserté » (p. 366), confie Charles-Joseph à son père : l’empereur lui-même possède ce savoir de la fin, qu’il garde pour lui, n’acceptant de le partager qu’avec le vénérable vieillard, le chef de la communauté juive venu lui présenter les traditionnelles salutations des Juifs de Galicie, lors des manœuvres de l’armée.

La mort apparaît par conséquent comme interruption de la déclivité temporelle, lieu propre enfin trouvé, au terme de l’errance indéfinie dans le « monde des illusions ». La mort cependant n’est pas pour Roth le lieu de révélation d’un absolu du monde, c’est tout au plus celui du passage, de l’ouverture au ruissellement et à la dispersion du sens, comme lorsque l’empereur au moment de mourir s’égare entre les signifiants, cherchant le mot juste pour qualifier le bruit doux et mystérieux de la pluie. Roth n’est pas un romantique, c’est un Juif de l’Est qui aime Proust et Flaubert, et qui à la fin de sa vie cherchera dans le catholicisme l’appui spirituel d’une incarnation, face à la rigueur juive de l’interdit de la représentation.

La spatialisation du temps doit donc se lire au ras du texte, de la langue rothienne, dans cette langue en partie « étrangère » qui remplace pour lui l’impossible enracinement dans toute patrie historique, patrimoniale ou communautaire.

La mémoire affective dissémine par conséquent la rectilinéarité du sens (de l’histoire, de l’intrigue, de la fin annoncée). Les épiphanies minuscules des sensations, des synesthésies, des impressions débordant les êtres et les choses et les arrachant à leur socle de stabilité définitoire acheminent ainsi un sens paradigmatique, soustrait à l’inéluctable déclin. La mémoire créatrice transpose les odeurs, les couleurs, les métamorphoses des objets émancipés de leur inertie chosale, et qui s’animent magiquement sous les yeux des personnages et du lecteur, comme ces cartes à jouer qui se déploient en une sarabande fantastique, cette silhouette féminine entrevue furtivement dans l’encadrement d’une fenêtre (p. 46), ces stridulations de la nuit qui sont comme les voix d’un lieu natal perdu, ces couleurs qui rayonnent comme des ondes métamorphosant la lourdeur apparente du décorum. La peinture intimiste de l’univers du passé introduit un espace perceptif animé, mouvant, fragile, capable de s’opposer puissamment à la désagrégation historique. L’art  du mot juste, du leitmotiv rythmique, de la récurrence adjectivale produit un univers vivant, doté d’un pouvoir infini de résonance et de réincarnation à chaque nouvelle lecture.

Le motif militaire de la « Marche de Radetzky » au terme d’une série de rappels mémoriels qui traversent obliquement l’entreprise de désacralisation du sens, de profanation « kitsch » de ses signifiants initiaux, se clôt finalement sur son intériorisation, sa spiritualisation au moment de la mort de Charles-Joseph, en une mise en abyme qui dévoile le processus même de l’écriture comme résurrection non du passé historique mais d’instants dotés de sens et de permanence par leur transmutation scripturale.

Sortir du temps, sortir de la généalogie

La sortie du temps historique s’accompagne de la sortie du temps généalogique, assimilé à un destin contraignant au fil des répétitions sans rédemption de l’expérience originaire.

Si la fin est consubstantielle à tout commencement, en tant que séparation violente d’avec la structure initiale, l’acheminement de son terme implique en lui-même un processus d’usure des signifiants les plus abrupts de la contrainte originaire. Ainsi, la généalogie dans La Marche de Radetzky apparaît-elle comme exclusion de la figure maternelle au profit d’une lignée où surabondent des figures paternelles écrasantes, envers sans doute de la réalité biographique, qui se caractérise par l’absence du père et le lien ambivalent à une mère trop uniquement présente. L’expatriation apparaît ainsi comme la métaphore d’une forme d’interdit porté sur la mère, livrant les fils à la toute-puissance d’une rivalité sans médiation avec les pères. L’assomption du déclin coïncide de fait avec la perte de l’autorité du monde des pères (leur devenir « fraternel »), et en premier lieu de l’empereur, clef de voûte de l’espace patriarcal, qui est incarné par la chaîne de commandement militaire, le maillage administratif, et la dévalorisation misogyne des figures féminines, typisées par les stéréotypes de la mère et de la femme fatale.

Si la répétition, ainsi que le pense Deleuze, implique un maximum de différence [29] , elle court cependant le risque d’enfermer les personnages dans le cycle stérile des substitutions, des mises en acte puériles des prescriptions les plus mutilantes, ainsi qu’en témoigne la lente et prévisible descente aux enfers du personnage principal, Charles-Joseph. Cependant, et malgré le désenchantement constant dont témoigne l’intrigue, la fin du récit envisage la possibilité d’une émancipation, par la mort, certes, mais aussi par d’autres stratégies liées à cette usure du temps de la fin. La mélancolie elle-même constitue une forme d’affinement intérieur, comme chez Thomas Mann, et sauve finalement le jeune homme trop sensible de l’infatuation des personnages médiocres qui l’entourent.

Contrairement à beaucoup d’écrivains de sa génération, Roth n’accorde à la guerre aucun rôle initiatique, sacrificiel, qui sauverait un monde condamné en mettant en œuvre une forme de mystique douteuse. La guerre rattrape finalement un personnage qui s’est déjà délié des puissances du passé. Le bref intervalle qui sépare le départ de l’armée de l’entrée en guerre voit le personnage de Charles-Joseph « enfin satisfait, solitaire et silencieux » (p. 371), comprenant la langue du pays et attentif aux voix de la nature. L’épisode de coïncidence avec le geste de séparation et de rébellion de l’aïeul a sans doute opéré cette clôture de l’insatisfaction existentielle. Mais c’est surtout la différence au sein de la répétition, la mort de l’héritier du trône attestée par Charles-Joseph se substituant au sauvetage de l’empereur par Joseph Trotta, qui libère le descendant du poids de la dette et de la répétition [30] . L’épisode de la mort de Charles-Joseph, certes peu conforme aux idéaux imposés par la société impériale, mort d’un Christ dérisoire, fauché par une balle perdue avec ses deux seaux à la main, permet cependant d’affirmer le sens de la solidarité avec la collectivité. Auparavant, il a satisfait aux rites élémentaires de la piété humaine, en ensevelissant les cadavres de trois ukrainiens pendus en représailles. La musique intérieure qui scande l’avancée des balles meurtrières permet de supposer un apaisement final en même temps qu’une éternisation (ou une suspension) du temps, au moment ultime de résonance du pouvoir évocatoire de l’écriture.

Enfin, on constate que le dernier tableau du roman nous laisse face à un survivant prosaïque, le docteur Skowronnek, un personnage secondaire, mais que l’on retrouve dans d’autres textes de Roth, et qui possède un modèle avéré dans la réalité biographique, ainsi que l’évoque Soma Morgenstern. La vision du joueur d’échec, personnage survivant digne des « témoins » qui concluent les tragédies anciennes, nous dirige vers une métaphore qui rompt avec la fluidité des images du temps et de l’espace mémoriel intériorisé. C’est peut-être une mise à plat symbolique du jeu purement  graphique de l’écriture, de ses ruses « contraintes » avec le temps et le réel (historique, généalogique, psychique), qui est ainsi signifiée.

Notes

  • [1]

    Hannah Arendt, La Tradition cachée. Le Juif comme paria, textes traduits de l’allemand et de l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgois, coll. « 10/18 », 1976, p. 178-220.

  • [2]

    Voir M. Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil 2012, p. 77-108.

  • [3]

    Siegfried Kracauer, L’Histoire des avant-dernières choses, trad. de l’anglais par C. Orsoni, édité par Nia Perivolaropoulou et P. Despoix, présentation de J. Revel, Paris, Stock, 2006, p. 57-58.

  • [4]

    Joseph Roth, La Marche de Radetsky, trad. de l’allemand par B. Gidon et revu par A. Huriot, présentation de S. Pesnel, Paris, Seuil, « Grands romans Points », 1995.

  • [5]

    Pour la notion de totalité symbolique, voir Stéphane Pesnel, Totalité et fragmentarité dans l’œuvre romanesque de Joseph Roth, Berne, Peter Lang, coll. « Contacts », 2000.

  • [6]

    Pour toutes les références biographiques, voir David Bronsen, Joseph Roth. Biographie, trad. de l’allemand par R. Wintzen, éd. revue et abrégée par K. Ochse, Paris, Seuil, 1994. Consulter également Soma Morgenstern, Fuite et fin de Joseph Roth. Souvenirs, trad. de l’allemand par D. Authier, notes et postface d’I. Schulte, Paris, Liana Levi, 1997.

  • [7]

    Joseph Roth, Lettres choisies (1911-1939), trad. de l’allemand, prés. et annotations de S. Pesnel, Paris, Seuil, 2007, p. 168-174 et 230-231 ; Stefan Zweig/ Joseph Roth, Correspondance 1927-1938, trad. de l’allemand et préfacé par P. Deshusses, Paris, Payot & Rivages, 2013, p. 77-82.

  • [8]

    Joseph Roth, « Les villes blanches », dans Croquis de voyage. Récits choisis, préfacés et traduits de l’allemand par Jean Ruffet, Paris, Seuil, 1994, p. 121.

  • [9]

    Paul Valéry, « La Crise de l’esprit », dans Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 995.

  • [10]

    Sigmund Freud, « Actuelles sur la guerre et sur la mort », Œuvres complètes, vol. XIII, Paris, PUF, 1988.

  • [11]

    « Je sais combien j’ai été mauvais dans ce roman, comment j’ai appelé l’histoire à la rescousse, aide honteuse pour ma « composition », c’était miteux et mensonger », Stefan Zweig/Joseph Roth, Correspondance. 1927-1938, op. cit., p. 96.

  • [12]

    Janine Altounian, La Survivance. Traduire le trauma collectif, Préface de P. Fédida, postface de R. Kaës, Paris, Dunod, 2000, p. 185.

  • [13]

    Ibid., p. 2.

  • [14]

    Ibid., p. 6.

  • [15]

    Soma Morgenstern, Fuite et fin de Joseph Roth, op. cit., p. 94.

  • [16]

    On pense au combat de Jacob avec l’Ange, dans la Genèse, au terme duquel il reçoit le nom d’Israël.

  • [17]

    Claudio Magris, Loin d’où. Joseph Roth et la tradition juive orientale, trad. de l’italien par J. et M.-N. Pastureau, Paris, Seuil, 2009, p. 228.

  • [18]

    S. Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », Œuvres, op. cit., p. 151.

  • [19]

    Stephen Crane, La Conquête du courage, Paris, Rivages, 2006.

  • [20]

    Sigmund Freud, « Le roman familial des névrosés », Névrose, psychose, perversion, Paris, PUF, 1973.

  • [21]

    Voir mon ouvrage, Les temps de la fin. Roth, Singer, Boulgakov, Paris, Champion, 2006, p. 65-125.

  • [22]

    Michaël Fœssel, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012.

  • [23]

    Claudio Magris, Loin d’où, op. cit., p. 230.

  • [24]

    Joseph Roth, « L’Île des infortunés. Visite au Steinhof », Cabinet des figures de cire. Précédé de Images viennoises, Esquisses et portraits, Paris, Seuil, 2009.

  • [25]

    Le projet de mêler la matière historique à une vision anthropologique et fictionnelle est énoncé à propos du personnage de Napoléon dans Le Roman des Cent-Jours, mais il est déjà implicite dans La Marche de Radetzky, voir Bronsen, op. cit., p. 289, et Lettres choisies, op. cit., p. 313.

  • [26]

    Soma Morgenstern, Fuite et fin de Joseph Roth, op. cit., p. 95.

  • [27]

    « Ma vie est comprise dans un espace intermédiaire situé entre le lieu de ma naissance et les villes ou bourgades par lesquelles je suis passé au cours des dix dernières années, où je me suis arrêté pour m’installer et où je ne me suis installé que pour les quitter de nouveau. De ce fait, les critères spatiaux permettent de mesurer ma vie bien plus justement que les critères temporels. Les routes que j’ai parcourues sont les années que j’ai traversées. Nulle part le jour de ma naissance n’a été enregistré, nulle part mon nom n’a été inscrit, dans aucun registre paroissial, dans aucun registre communal. Il n’est pas de pays où je sois parfaitement chez moi, sauf à considérer que c’est en moi-même que se trouve ce pays. » (À Gustav Kiepenheuer pour son cinquantième anniversaire, Lettres choisies, op. cit., p. 158.)

  • [28]

    Norman D. Thau, Romans de l’impossible identité : Être juif en Europe occidentale (1918-1940), Berne, Peter Lang, 2001.

  • [29]

    Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 5.

  • [30]

    Voir Deleuze, op. cit., p. 2 : « La tâche de la vie est de faire coexister toutes les répétitions dans un espace où se distribue la différence ».