Agrégation

Le Temps retrouvé, roman de la fin d’un monde ?

ARTICLE

Préambule

Le Temps retrouvé est le septième et dernier volume d’un (très long) roman, qui, pour plusieurs raisons, ne s’achève pas - contrairement aux deux autres œuvres figurant au programme de littérature comparée de l’agrégation de lettres modernes 2015 et 2016.

Sur le plan strictement diégétique, on ne voit pas le Narrateur rentrer chez lui et se mettre à écrire, ni les invités de la princesse de Guermantes, ex-Verdurin, quitter la matinée. Certes, Proust avait mis le mot « fin », comme il le déclara à Céleste Albaret, mais, décédé peu de temps après, le 18 novembre 1922, il ne put terminer la relecture et la correction des trois derniers volumes avant leur publication. Par ailleurs, lire Le Temps retrouvé ne signifie pas que soit achevée notre lecture de la Recherche, dont le protocole est une invitation à la reprendre au début.

Reste que l’idée même de « fin » (d’une vie, d’une époque, d’une certaine société, voire d’une certaine littérature, pastichée dans le « pseudo-Goncourt ») est omniprésente dans Le Temps retrouvé. Un certain nombre de personnages sont morts [1] , d’autres ont l’air de morts-vivants, d’autres enfin, vieillissants ou fragiles, peuvent craindre une mort prochaine. C’est le cas du Narrateur lui-même, qui pour la première fois prend conscience de son vieillissement, lors de la matinée Guermantes, à l’occasion d’une conversation avec Oriane : « "Quant à vous, reprit-elle, vous êtes toujours le même. Oui, me dit-elle, vous êtes étonnant, vous restez toujours jeune", expression si mélancolique puisqu’elle n’a de sens que si nous sommes en fait, sinon d’apparence, devenus vieux. » (TR, p. 236).

Néanmoins, le roman s’intitule Le Temps retrouvé, en vertu d’une qualification positive, et porte en lui le projet d’une œuvre à venir. La fin de la Recherche ne suggère un renoncement (à la mondanité, à l’amitié, à l’amour) que dans la perspective d’un recommencement. Au terme d’une ultime métamorphose, un monde s’achève, pour que s’accomplisse sa recréation poétique. Le lecteur, quant à lui, reprend son souffle pour repartir à la suite du Narrateur, dans l’autre sens, mais avec un viatique un peu plus conséquent que celui dont il disposait lors de sa toute première exploration de ce « roman-monde ». [2]

En termes de poétique narrative, et tout en prenant en compte l’inachèvement du texte, il est frappant d’observer le contraste entre le récit, distancié et serein, de la matinée Guermantes, située aux alentours de 1925, et le récit syncopé et enchevêtré des deux retours à Paris, pendant la guerre : c’est en plaçant l’accent sur ces effets de rupture que nous relirons le dernier volume de la Recherche comme « roman de la fin d’un monde », obéissant à un projet singulier.

Une structure mobile et contrastée

On peut lire Le Temps retrouvé comme une structure ternaire enchâssant l’épisode se déroulant pendant la guerre entre deux moments situés respectivement avant et après 14-18 [3] . Mais, dans la mesure où les subdivisions du texte ne sont pas de la main de Proust, et où ce dernier travaillait en assemblant des morceaux, sinon « ambitieusement comme une cathédrale », du moins comme on bâtit une robe (TR, p. 338-339), on peut aussi percevoir, dans ce très long finale, une structure binaire, sur le plan macrostructurel aussi bien qu’à l’échelle de la phrase ou de la métaphore (élément minimal et fondamental de l’écriture proustienne, comme le soulignent les réflexions métatextuelles du Temps retrouvé). Cette structure en diptyque, dont Tansonville serait le préambule, ou la prédelle, non seulement met au jour un réseau d’interactions innervant toute la Recherche, mais rend aussi mieux compte de l’usage proustien des « clôtures intermédiaires », magistralement étudié par Nathalie Mauriac-Dyer. [4]

Il est, de fait, impossible de présenter Le Temps retrouvé de manière satisfaisante : pour faire bonne mesure, il faudrait remonter le cours du temps et du livre en suivant leurs multiples ramifications, jusqu’à leur source première. On peut, néanmoins, notamment en privilégiant les fils narratifs et poétiques reliant Le Temps retrouvé et Du côté de chez Swann, s’essayer à décrire le fonctionnement de ce système présupposant une conscience permanente de la solidarité des différents épisodes. Le préambule du dernier volume nous y invite : il est situé à Tansonville, avant la guerre, dans l’une des chambres qui avaient été évoquées à l’orée de la Recherche, dans « Combray I » : « C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil. » [5]

L’incipit du Temps retrouvé évoque également une singulière métamorphose, amorcée dans La Fugitive. Après Montaigne, après Baudelaire, et avant Benjamin, Le Temps retrouvé est aussi un moment de la Recherche, et de l’Histoire, où le motif du seuil est omniprésent, et sépare deux côtés (dans le monde, hors du monde) ou deux époques (avant 14, après 18), qu’il convient de franchir, en acceptant de trébucher. Le paradigme de ce glissement d’un état à un autre, qui sera décliné, tout au long de la matinée Guermantes, en une longue galerie de portraits, et dont la saisie par le texte est la fixation d’un vertige, est le « Nouvel aspect de Robert de Saint-Loup » (sous-titre qui figurait dans un plan annonçant les volumes encore à venir annoncés dans l’édition originale de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, en 1918) :

Il avait l’habitude d’aller dans certains mauvais lieux où, comme il aimait qu’on ne le vît ni entrer, ni sortir, il s’engouffrait pour offrir aux regards malveillants de passants hypothétiques le moins de surface possible, comme on monte à l’assaut. Et cette allure de coup de vent lui était restée. (TR, p. 4)

Passage aussi alluré, aussi souple, aussi vif, que celui qu’il évoque, en « coup de vent » [6] . La comparaison (« comme on monte à l’assaut ») annonce l’engagement ultérieur de Saint-Loup, en 1914, tandis que l’évocation de cette extraordinaire vélocité renvoie, en analepse, à la première apparition du jeune homme à Balbec, dans l’éblouissement surexposé d’une matinée d’été, tout en annonçant implicitement l’entrevision fugitive du Narrateur, juste avant qu’il ne franchisse à son tour le seuil d’un hôtel « dont l’apparence modeste » rend « peu probable » (!) que ce fût saint-Loup qui en fût sorti, bien que cette « espèce d’ubiquité qui lui était si spéciale » ait autorisé au lecteur une identification immédiate de ce soi-disant inconnu… (TR, p. 117) Cette double transgression (au sens littéral, comme au sens figuré), fixée, capturée dans les « anneaux nécessaires d’un beau style » (TR, p. 195), invite le lecteur à marquer d’une croix ces deux lieux du texte, pour mieux les relier.

Une croix : signe et indice familier aux lecteurs attentifs, devenue ici un imparable moyen mnémotechnique, puisqu’il rappelle, dans le même temps, certaine croix de guerre malencontreusement égarée, mais aussi les croix de bois ou de marbre perdues dans le vaste cimetière de la guerre, et du monde.

L’envers du monde

Le Temps retrouvé est un roman nocturne et noctambule, en regard des aurores et des belles après-midi printanières et estivales de l’enfance et de l’adolescence, ou des crépuscules parisiens et vénitiens de La Prisonnière et de La Fugitive. L’essentiel de sa première partie se déroule durant une soirée et une nuit de l’hiver 1916, et c’est en toute fin d’après-midi que le protagoniste se rend à la matinée Guermantes, dans la seconde et dernière partie : un rayon crépusculaire illumine un instant la bibliothèque du prince (TR, p. 187).

Plus précisément, la première partie du diptyque évoque deux brefs séjours du Narrateur à Paris, en août 14, puis durant l’hiver 1916. L’entreprise de clarification rétrospective qu’est la seconde partie du Temps retrouvé, où sont évoquées la succession des réminiscences involontaires puis la visite chez les Guermantes, au cours d’une même journée qui a lieu longtemps après la fin de la guerre, est donc précédée par une exploration des ténèbres : celles de la ville après le couvre-feu, celles d’une sexualité défiant l’« ordre » moral, celles, enfin, des vanités individuelles, composant avec le mensonge et l’artifice qui prévalent dans la société. Dans la première partie, l’atmosphère d’alerte permanente et de danger diffus, se prête à l’évocation entrelacée de l’homosexualité et de la guerre. Dans la seconde, les éblouissements des réminiscences involontaires sont relayés par un « Bal de têtes » où le protagoniste, avec une lucidité teintée de mélancolie et tempérée par l’humour, entérine son congé définitif d’avec ce « grand » monde qui, autrefois, lorsqu’il n’en était pas, avait suscité son désir en excitant son imagination. La Recherche est aussi, en effet, une variation virtuose sur un motif essentiel du récit de formation, celui des « illusions perdues » : elle décrit un processus de dessillement radical, amorcé au début de Sodome et Gomorrhe, et qui s’achève pendant la matinée Guermantes.

Mentionné au début de la première partie, puis derechef au début de la seconde, l’éloignement géographique et temporel du protagoniste, en raison de séjours en « maison de santé », souligne et justifie l’effet d’ellipse, tout en autorisant, à l’occasion des deux brefs retours à Paris, une narration d’une densité et d’une complexité singulières. En effet, à partir du récit « premier », situé en 1914 d’abord, puis en 1916, se déroulent plusieurs fils narratifs, des histoires-gigognes qu’il s’agit de poursuivre, sinon de terminer, comme si le Narrateur cherchait à rattraper le temps « perdu » en retraçant, sous forme de brefs récits ou de sommaires, les péripéties dont il n’a pu suivre le cours. Ce faisant, c’est la veine balzacienne que Proust retrouve, et le souci de ménager la tension narrative en affectant d’apporter au lecteur, chaque fois que nécessaire, et quitte à interrompre le cours du récit principal, des informations complémentaires. Telle, par exemple, l’anticipation narrative greffée sur une mélancolique réflexion de Charlus au sujet de Morel (TR, p. 110) : le Narrateur évoque sa rencontre avec Charlie, deux ans plus tard, en ajoutant à ces éclaircissements l’intégralité d’une lettre écrite par Charlus dix ans avant sa mort (et donc après la matinée Guermantes).

Cette première partie du Temps retrouvé est donc particulièrement digressive, mais par son effervescence anecdotique plus que par le jeu de développements abstraits, qui prévaudront, en revanche, dans le manifeste esthétique encadrant et accompagnant la matinée Guermantes. Elle est, en outre, rythmée par la déambulation du Narrateur-personnage dans un espace-temps bouleversé, retourné, en un mot : méconnaissable. La rencontre de Charlus, en pleine rue, permet à l’auteur de combiner deux modalités discursives : le récit d’anecdotes épenthétiques greffées sur les propos de Charlus et prises en charge par la voix narrative, et, d’autre part, le quasi-monologue du baron, éminemment théâtral. En outre, le discours de « Mémé » donne au lecteur une vision iconoclaste et politiquement incorrecte des événements historiques, et, par ce fait même, donne à penser (contre la langue de bois, la propagande, la doxa patriotique, sans parler de la bêtise et de la mauvaise foi qui semblent prévaloir chez les « embusqués » de « l’arrière »). Toutefois, ces propos, qui satisfont de manière biaisée le désir initial exprimé par le Narrateur (puisque la seule chose qui l’intéressait alors, c’était la guerre : TR, p. 29), sont aussi constamment détournés par le spectacle offert par de trop désirables passants, « artialisés » [7] par le baron, en qui rivalisent l’esthète et l’amateur de tirailleurs.

Les décors de cette première partie, qui se déroule presque tout entière dans les rues de Paris (alors que la seconde se déroule principalement sur le seuil puis dans les salons des Guermantes), présentent des caractéristiques qu’il convient de souligner. Ils sont en effet des palimpsestes superposant des paysages liés au passé du protagoniste, et des décors littéraires ou mythiques.

Le Narrateur voit tout d’abord dans ce Paris nocturne et déserté un paysage rustique, rappelant, par un nouvel effet de bouclage, le Combray de l’enfance et la période paisible où l’on allait, le soir, dîner en voisin chez l’un ou chez l’autre (TR, p. 42). Proust recourt donc ici à des images familières, mais déclinées selon un angle nouveau, dans un éclairage différent. À cette impression initiale, paradoxale, puisque très paisible (alors que la France est en guerre, et Paris, en état d’alerte), succèdent des comparaisons plus tourmentées, qui contribuent là encore à l’effet d’estrangement du silencieux paysage urbain parcouru, à pied, par le protagoniste. Puis la ville devient paysage maritime, au bord d’une mer agitée, préparant l’image de la navigation hasardeuse, qu’on trouvera plus loin. Quant à la ligne des grands boulevards, que le Narrateur, « buttant çà et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre », va descendre ensuite, elle semble, telle une tranchée, séparer le monde des apparences (la vie mondaine, sur le grand théâtre du monde) et son envers. Du sordide infamilier (personne ne s’étonnera que le mot « poubelles » soit un hapax dans la Recherche) aux voluptueux supplices, underground, le pas est franchi. Involontairement, bien sûr (de la part du personnage proustien), mais, de manière parfaitement lisible, par l’écrivain lui-même. L’obligation mondaine, opportunément évitée, s’inverse en curieuse aventure. Fût-ce en qualité de simple observateur, le héros de la Recherche est conduit par le hasard (grand expert, on le sait, en matière de séduction) à explorer un mystérieux sous-sol, qui n’est pas seulement celui d’une société et d’une époque données (même si le paysage social, ne fût-ce qu’en apparence, s’est, lui aussi, « retourné »), mais touche aux racines de la conscience humaine.

L’espace romanesque lui-même, pourtant stable a priori semble en constante métamorphose, comme si le décor offrait des changements à vue. L’atmosphère orientale, reflétant l’état d’esprit du protagoniste, alterne avec les comparaisons de Paris avec Pompéi, ou Sodome, suggérées par Charlus (TR, p. 114). Enfin, de détours en digressions, nous sommes conduits non pas à l’hôtel luxueux où logent les Verdurin à cette époque (comme le protagoniste l’envisageait initialement), mais aux confins de la ville, et de la langue, jusque dans un hôtel de passe. Sous le couvert de justifications narratives aussi vertueuses que superficiellement vraisemblables (la fatigue, et la soif), commence une exploration des coulisses du monde : finalement, au bout de cette nuit noire, trouée d’alertes, l’hôtel de Jupien s’avère le seul signe fiable, tout comme la chambre de Tansonville, au retour d’une promenade nocturne, était pour notre héros le « seul phare dans la nuit ».

Le motif du récit d’aventures, si possible rocambolesque, et celui de la navigation hasardeuse sont également présents dans ces pages, ou Jupien mène « comme un pirate » sa « clique » de jeunes gens (TR, p. 140), dans un lieu qui tient de l’auberge espagnole et semble « un vrai pandemonium » à notre protagoniste (TR, p. 139). Ce microcosme, où se frottent l’un à l’autre des êtres que séparent, dans le monde, les conventions morales, tient de la maison de fous (TR, p. 139) aussi bien que de la maison de santé : chacun s’y fait nommer par son prénom (TR, p. 123), s’y défait de son identité sociale, et peut y jouer le rôle qui lui plaît le mieux.

La traversée nocturne de ce Paris de 1916 peut donc se lire comme une catabase, dont la fonction initiatique serait implicitement soulignée par le biais de l’allusion à l’univers des Mille et une nuits, bien sûr, mais aussi aux « rituels » célébrés au fond des « catacombes » auxquelles sont comparés les couloirs du métro ; dans l’obscurité, s’abolit le « vieux jeu » des codifications sociales et morales : « les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. » (TR, p. 141)

Certes, notre héros fourvoyé est, malgré tout, déjà un tant soit peu accoutumé à l’observation incidente de voluptés présumées sacrilèges : l’assassinat, lui aussi ritualisé, par Françoise, de la « sale bête » qui prenait place le lendemain, en sa chasuble d’or, sur la table du déjeuner, les amours de Melle Vinteuil, la « danse contre seins » doctement commentée par Cottard, la rencontre de la fleur-Jupien et du bourdon-Charlus, sont autant d’expériences cumulées, même si l’hypocrite Narrateur du Temps retrouvé feint de ne point s’en souvenir lorsqu’il se montre surprenant, en se glissant jusqu’à un œil-de-bœuf, la flagellation de Charlus (TR, 122).

Car, dans la Recherche, et cela, dès ses premières pages, innocence et cruauté sont inséparables. Proust - qui n’avait pas lu Freud, et n’y aurait probablement rien trouvé qu’il n’eût déjà découvert par lui-même – fera d’ailleurs de Charlus, lors de son ultime apparition, un vieil enfant, materné par Jupien.

Nul hasard non plus, de ce fait, si la déambulation nocturne de 1916 se donne aussi comme une variation autour des Mille et une nuits. Évoquées à cinq reprises dans Le Temps retrouvé, elles seront associées, dans les dernières pages (aux côtés des Mémoires de Saint-Simon), au projet d’écriture et à sa longue genèse (TR, 348). Liées à l’univers de l’enfance et à la figure maternelle, on se souvient qu’elles avaient fait l’objet de la part de cette dernière, dans Sodome et Gomorrhe, d’une réticence pudique, analogue à celle qui justifiait le « caviardage » de François le Champi lors de la fameuse scène dite « du coucher ». En effet la mère, désirant satisfaire le désir de son fils de pouvoir les relire, « pour s’entourer des souvenirs de Combray et des jolies assiettes peintes » [8] , tente de l’orienter vers la traduction de Galland (expurgée), de préférence à celle, toute récente, de Mardrus (« En tombant sur certains contes elle avait été révoltée par l’immoralité du sujet et la crudité de l’expression » [9] ), tout en retenant ses scrupules par respect de la liberté intellectuelle, ignorance de ce qui pouvait, moins qu’une femme, choquer un jeune homme, et préférence pour la fidélité philologique, mieux respectée par la traduction de 1899.

Où l’on voit que, dans la Recherche, la séduction exercée par les livres favoris de l’enfance, tout comme celle des personnages, se fonde sur leur équivocité (sensible jusque dans les « blancs » laissés par la censure, comme dans les absences de l’être aimé) et sur une érotisation du processus même de la lecture comme machine à produire non seulement du rêve, mais du fantasme.

Le jeu du « montrer/cacher » se poursuit ainsi jusqu’aux dernières lignes d’un texte dont l’un des ressorts principaux est justement cette équivocité caractéristique du personnel romanesque, des propos mondains, et, pour tout dire, du style de Proust, dans ses moindres linéaments. De ce fait, la relation avec le lecteur ne peut être qu’une relation de connivence, engageant mémoire, intelligence, sensibilité et humour.

Le monde travesti

La seconde partie du diptyque évoque un nouvel itinéraire, jalonné d’autres surprises. Elle sépare et relie tout ensemble deux moments distincts, séparés par un seuil matériel (l’entrée de l’hôtel des Guermantes), mais également symbolique, puisque son franchissement s’accompagne d’une conversion.

Sur le seuil de l’hôtel Guermantes, puis dans la bibliothèque du prince (où ressurgit, « trouvé » là comme un vestige du passé à la surface du temps, un livre orphelin, François le Champi : TR, p. 190), la séquence des réminiscences involontaires nous renvoie à la fin de « Combray I », tout en achevant le processus initié lors de cet épisode.

Si, aux yeux de Marcel Proust, le style est une question non de technique, mais de vision, c’est parce qu’il est la traduction d’un monde intérieur, forclos, irréductible à aucun autre, mais dont les chiffres et les signes sont rendus intelligibles pour autrui par le biais de l’analogie. La « formule » de cette unité minimale du style proustien fait l’objet, dans la dernière partie du Temps retrouvé, d’une véritable mise en scène : elle s’empreint, de ce fait, d’une aura et d’une solennité propres à renforcer le caractère quasi religieux, sacré, de la « vocation » artistique, commuée en nécessité intérieure. Dans la fiction romanesque que continue d’être Le Temps retrouvé, la métaphore est en effet présentée comme le fruit d’une illumination soudaine, faisant suite aux réminiscences involontaires sur le seuil des Guermantes.

Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s’éloigne d’autant plus du vrai qu’elle prétend se borner à lui – rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. (TR, p. 196)

La puissance du texte, qui prend ici les dehors de l’objectivité scientifique (la définition de la métaphore est calquée sur la formulation d’une équation, et recourt, par surcroît, à une analogie avec « le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science »), emporte la conviction d’un lecteur d’autant plus consentant à souffrir voluptueusement ce coup de force spéculatif qu’il a accompagné le protagoniste tout au long de cette histoire d’une « vocation » différée. Il s’agit maintenant de comprendre que le « désir » d’écrire (la « vocation ») ne vient jamais de l’extérieur, et n’a rien d’une expérience transcendante. Elle ne peut être qu’une expression transitoire. Rien qu’un rêve… L’écriture est le fruit d’une élaboration esthétique consciente d’elle-même, capable de rendre intelligible à autrui une vision du monde singulière, bref, de traduire une expérience personnelle sédimentée sous la forme de signes inconnus dans le « livre intérieur ». Car l’homme « est cet être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi et, en disant le contraire, ment ». [10]

Le « Bal de têtes », dernière scène mondaine dans un ensemble qui en présente plusieurs de très grande ampleur (et avec lesquelles elle entretient un grand nombre de liens), apparaît lui aussi comme une synthèse, rassemblant non seulement le personnel romanesque encore vaillant, mais aussi les réflexions sur la vie mondaine (grandeur et décadence, métamorphose des codes de sociabilité et des coteries elles-mêmes), dont le protagoniste peut désormais se passer.

Se côtoient, dans les salons Guermantes, des morts et des survivants, parmi lesquels évoluent une Odette mystérieusement inchangée et quelques nouveaux venus, nés sur le tard à la mondanité (Jacques du Rozier, alias Bloch). Et c’est encore et toujours une guerre - avec sa cruauté, ses mises à mort, ses stratégies contradictoires, sa propagande mensongère - qui se poursuit par d’autres moyens en ce lendemain superficiellement insouciant.

L’ensemble fait la preuve, certes, de la caducité de toutes choses, et de la sagesse de Salomon, mais aussi de la validité des thèses, plus contemporaines, de l’évolutionnisme : ce qui frappe en effet le Narrateur, c’est aussi la faculté d’adaptation de l’homme à son milieu, et des milieux sociaux aux contextes historiques dans lesquels ils se situent, et, surtout, la corrélation entre l’impression d’un changement radical, et le fait que rien n’a changé, comme le montrent ces deux occurrences, que nous citons volontairement dans un ordre récessif, contrariant l’ordre de leur apparition dans le texte :

Ainsi change la figure des choses de ce monde ; ainsi le centre des empires, et le cadastre des fortunes, et la charte des situations, tout ce qui semblait définitif est-il perpétuellement remanié et les yeux d’un homme qui a vécu peuvent-ils observer le changement le plus complet là où justement il paraissait le plus impossible. (TR, p. 324)

Les anciens assuraient que dans le monde tout était changé, qu’on y recevait des gens que jamais dans leur temps on n’aurait reçus, et, comme on dit, c’était vrai et ce n’était pas vrai. Ce n’était pas vrai parce qu’ils ne se rendaient pas compte de la courbe du temps qui faisait que ceux d’aujourd’hui voyaient ces gens nouveaux à leur point d’arrivée tandis qu’eux se les rappelaient à leur point de départ. Et quand eux, les anciens, étaient entrés dans le monde, il y avait là des gens arrivés dont d’autres se rappelaient le départ. (TR, p. 265)

De ce fait, la matinée Guermantes, dispositif « optique » et non plus seulement « scopique », n’est plus tant une scène mondaine animée par le jeu de la conversation, du snobisme, et autres frivolités, comme dans les précédents volumes, qu’une fresque symbolique dépeignant les métamorphoses qui se sont accomplies durant la guerre de 14-18 et le long séjour du Narrateur loin de Paris, à travers le regard distancié d’un observateur désormais détaché des vanités mondaines. Investie d’une fonction allégorique, elle entérine le glissement de l’extérieur (le monde) vers l’intérieur (le moi), de la conversation (soluble et volatile) vers la réflexion (essentielle et substantielle), de la narration vers l’abstraction, de l’instant vers l’éternité, du temps chronologique vers le Temps majuscule :

Par tous ces côtés une matinée comme celle où je me trouvais était quelque chose de beaucoup plus précieux qu’une image du passé, mais m’offrait comme toutes les images successives, et que je n’avais jamais vues, qui séparaient le passé du présent, mieux encore, le rapport qu’il y avait entre le présent et le passé ; elle était comme ce qu’on appelait autrefois une vue optique, mais une vue optique des années, la vue non d’un moment, mais d’une personne située dans la perspective déformante du Temps. (TR, p. 232)

Une fin en soi ?

Le Temps retrouvé, où la guerre est tout à la fois éludée, et omniprésente, est aussi, sans conteste, une agonie, un combat contre le temps, pour dire le Temps - enjeu principal, et paradoxal, d’une Recherche tout entière contenue entre un adverbe circonstanciel (« Longtemps ») et le seul nom propre qui soit aussi son véritable sujet : le Temps. Néanmoins - alors que les deux autres œuvres de notre programme semblent tout entières tournées vers un passé perdu, après la fin duquel plus rien ne semble possible - Le Temps retrouvé, qui est aussi l’histoire d’une vocation littéraire et de sa lente genèse, n’est pas seulement terminus ad quem, terme d’une initiation, somptueuse synthèse conclusive d’une œuvre de deux mille sept cents pages, et du monde qu’elle nous a dépeint. Il est aussi un terminus a quo. Il marque la transition d’un monde à un autre, en termes culturels et socio-historiques (le monde d’avant 1914, et le monde d’après 1918, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre). Il est aussi, in extremis, le point de départ vers un monde qui sera (re)construit non pas ex nihilo, mais sur les « gisements » d’un passé et d’un « sol mental » [11] propres à son créateur, et irréductibles à aucun autre. Si Le Temps retrouvé est bien le roman de la « fin d’un monde », il est donc aussi, et surtout, celui d’une œuvre initiée, au double sens de l’expression : une œuvre qui ne peut commencer qu’une fois achevée l’initiation de son « auteur » (et de son lecteur).

Sur les vestiges de ce monde disparu (puisqu’il faut que les êtres meurent, sinon les livres), ils feront ensemble, gaiement, leur « déjeuner sur l’herbe », puisque, comme le souligne avec bonheur et raison Matthieu Vernet, appelant de ses vœux une lecture émancipée, mais au plus près du texte, « On ne lit pas Proust pour le plaisir de l’érudition, et on ne s’engage pas dans un travail sur Proust pour le seul plaisir de la note de bas de page. » [12]

Notes

  • [1]

    Même si certains (Bergotte, et Cottard) meurent deux fois, compte tenu de l’inachèvement relatif du texte, la mort ayant mis fin aux ajouts et modifications que Proust aurait probablement poursuivis, conformément à son habitude, jusqu’à la publication des derniers volumes. D’autres signes de cet inachèvement sont nettement visibles dans Le Temps retrouvé, qu’ils soient d’ordre structurel (paragraphes étrangement disposés, redites), grammatical (concordance des temps non respectée), ou purement sémantique, tel le lapsus sur la chambre 43 (ou 14 bis ?) : dans un premier temps, le 14 bis est indiqué comme étant la chambre où a lieu le supplice consenti du baron de Charlus, alors que le Narrateur a été installé dans la chambre 43 (TR, p. 121), mais, quelques pages plus loin, le Narrateur raconte que le lit de bois… de la chambre 43 a été remplacé par un lit de fer qui « allait mieux avec les chaînes », pour satisfaire les exigences esthétiques et poétiques de l’intéressé (TR, p. 147). Les notes de notre édition, complétées par l’apparat critique du Livre de Poche (1993), qui prend en compte les précisions apportées par l’enquête génétique postérieure à 1986 et à la découverte de la dactylographie d’Albertine disparue, corrigée de la main de Proust, apportent sur ces questions des informations précises, de même que l’ouvrage exhaustif publié par Nathalie Mauriac-Dyer, Proust inachevé. Le dossier « Albertine disparue », Paris, Honoré Champion, 2005.

  • [2]

    Tiphaine Samoyault, Excès du roman, Maurice Nadeau, 1999.

  • [3]

    Voir notamment Jean-Yves Tadié, Proust et le roman, Paris, Gallimard, « Tel », p. 250.

  • [4]

    La découverte, en 1986, de la dactylographie d’Albertine disparue a permis à Nathalie Mauriac et à l’équipe Proust de l’ITEM de mettre en évidence les limites de la première édition, et a ouvert la voie à d’autres hypothèses de lecture du Temps retrouvé. Il n’est plus possible, désormais, de faire abstraction de l’inachèvement du texte. Par ailleurs, pour Nathalie Mauriac, « La relation entre début et fin […] paraît donc répondre à deux modèles principaux, pas forcément compatibles. Dans l’un, qui donne à la Recherche sa structure diptyque fondamentale, domine la formule dramaturgique du coup de théâtre : la péripétie contraint, dans un choc, le protagoniste (et le lecteur) à rectifier ce qui apparaît rétrospectivement comme un diagnostic incomplet du réel. Dans l’autre, qui vise plutôt à assurer la cohésion poétique du livre, il s’agit moins de jouer sur l’écart et la différence que de la connivence entre début et fin : c’est là qu’interviendront en priorité les clôtures intermédiaires. » ; Nathalie Mauriac-Dyer, « Proust et l’esthétique de la clôture intermédiaire », Item [En ligne], Mis en ligne le 06 mars 2007. Disponible sur: http://www.item.ens.fr/index.php?id=75876.

  • [5]

    Voir Du côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1987, p. 7.

  • [6]

    Le « style Goncourt », dont la sophistication alambiquée, mais un peu vaine, sera pastichée quelques pages plus loin ne saurait bien évidemment résister à pareil assaut de splendeurs, d’autant qu’elles n’ont cessé bien évidemment de se multiplier, depuis le début de la Recherche

  • [7]

    Nous empruntons ce terme à Alain Roger (Court traité du paysage, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1997), qui l’utilise à propos de la description de paysage, mais qui nous semble également convenir à la façon dont les esthètes proustiens, et plus particulièrement les « Célibataires de l’art » que sont Swann et Charlus, ont constamment recours à des rapprochements avec la peinture, ou la littérature.

  • [8]

    Voir À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. III, 1998, p. 320.

  • [9]

    Ibid.

  • [10]

    Albertine disparue, dans À la recherche du temps perdu, op. cit., vol. IV, 1989, p. 34.

  • [11]

    Ces deux expressions se trouvent dans « Combray » : À la recherche du temps perdu, op. cit., vol. I, 1987, p. 182.

  • [12]

    Mathieu Vernet, « Comment lire Proust en 2013 ? », Acta fabula, vol. 14, n° 2, « Let’s Proust again ! », Février 2013, URL : http://www.fabula.org/revue/document7578.php