Agrégation
ARTICLE
NB: Les références paginales mises entre parenthèses pour les textes d’Apulée, Cervantès, Kafka et Guimarães Rosa renvoient aux éditions figurant au programme du concours de l’Agrégation : Apulée, L’Âne d’or (Les Métamorphoses), éd. et trad. G. Puccini, Arléa, 2008 ; Miguel de Cervantès, Nouvelles exemplaires, éd. et trad. J. Cassou, Gallimard, « Folio », 2001 ; Franz Kafka, Récits, romans, journaux, éd. dir. par B. Vergne-Cain et G. Rudent, Paris, Librairie Générale Française, « La Pochothèque », 2000 ; João Guimarães Rosa, Mon oncle le jaguar, éd. et trad. M. Dosse, Paris, Chandeigne, 2016.
Dans un essai en forme de somme paru en mars de cette année 2021, Anne Simon postule que les « incursions imaginaires » des écrivains « dans des formes animales inassimilables » montreraient que le langage humain a la capacité « d’exprimer l’indistinction primordiale du vivant ». Échappant à la fatalité de l’anthropocentrisme, il nous permettrait non pas de « faire venir les bêtes à nous », mais d’« aller à elles, de pénétrer dans leurs mondes » (selon un distinguo repris à Élisabeth de Fontenay), grâce à l’expérience extatique d’une parole animée [1] . On peut en discuter : la fiction littéraire disposerait-elle d’un privilège que n’aurait pas, par exemple, le discours zoologique ? Nous permettrait-elle vraiment de ressentir « ce que cela fait d’être une chauve-souris », pour reprendre le titre d’un célèbre article du philosophe Thomas Nagel, qui posait l’impossibilité de rendre compte par des données scientifiques, aussi élaborées soient-elles, d’un état de conscience propre à un sujet animal [2] ? Du moins la fiction animale permet-elle un décentrement intellectuel et moral, et peut-être l’accès à un tiers lieu où penser en dehors des cadres ordinaires, d’où tracer de nouvelles perspectives.
À l’heure où les études littéraires françaises se sont enfin mises au diapason des animal studies et où philosophes, historiens et anthropologues tournent le dos au mythe de l’« exception humaine » [3] , à l’heure où se trouve mise en cause, plus que jamais, la distinction entre nature et culture, on peut constater que cette tentation de la fiction littéraire n’est pas nouvelle. Les personnages de chats, de truie, d’ours ou de porc-épic qui prolifèrent dans les romans contemporains repassent souvent sur les traces de grands prédécesseurs, certains d’entre eux tout à fait classiques. Or, les animaux d’Apulée, de Cervantès, de Kafka et de Guimarães Rosa rassemblés par notre programme pourraient bien résister aux sirènes de la zoopoétique et à toute tentative de domestication critique. L’intérêt du programme réside dans cette confrontation entre d’une part l’actualité de la question animale dans le monde intellectuel (et au-delà), et d’autre part des auteurs de diverses époques, qui ont spontanément abordé le sujet à travers des romans qu’on pourrait a minima qualifier de métamorphiques, mais peut-être plus exactement d’humanimaux.
Hybridités génériques et stylistiques
Est-on en présence d’un genre, qui justifierait le classement de ces textes sous la même étiquette ? La notion de « fictions animales » est large, et on serait tenté de la préciser par celles de « roman animal » ou de « nouvelles animales » (étant donné leur longueur variable, qui défie la distinction française entre roman et nouvelle), afin de bien les distinguer de la fable ou du conte, genres plus communément animaliers, avec lesquels on les confondrait à tort. La réalité est plutôt celles d’expérimentations plurielles et comparables, en l’absence de toute catégorie établie, ce qui n’empêche pas les œuvres, malgré leur grande distance historique, d’entretenir un rapport de lignage entre elles. De nombreux écrivains ont renouvelé jusqu’à notre époque ce qui est toujours un « coup », mais on n’est jamais le premier à écrire un roman ou une nouvelle animale…
Lucius Apuleius n’était pas le premier, puisque la trame de son roman rappelle le récit beaucoup plus bref d’une métamorphose asinine par Lucien de Samosate : dans tous les grands épisodes de ses Métamorphoses, ou Âne d’or, on reconnaît en effet ceux du Loukios, ou l’Âne du Samosatois, amplifiés et complexifiés, à moins – thèse aujourd’hui privilégiée par la critique – que les deux auteurs ne se soient inspirés d’un Ur-Onos lui aussi grec, œuvre perdue d’un certain Lucius de Patras selon la doxographie. Un Lucius peut en cacher un autre, voire un troisième. On reviendra plus tard sur la question du livre XI, et du sens très différent qu’il impose à la version apuléenne, puisque la métamorphose magique en âne sera réparée par un retour religieux à la pleine condition humaine. Le propre de l’auteur latin serait surtout d’avoir « cousu » dans sa prose artiste – telle est la métaphore proposée dans les premières lignes – un grand nombre de fables milésiennes. Pour autant, l’Âne d’or doit-il être considéré comme une fable milésienne ? On peut en douter si l’on entend par là ces petits récits sensationnels de sorcellerie, de sexe et de sang – pas nécessairement animaliers au demeurant – qui circulaient jusque dans les camps de légionnaires. Certes, le roman d’Apulée en agglomère un grand nombre, que ce soit dans les récits enchâssés dès le début, dans les récits entrelacés avec les aventures de Lucius, ou refondus dans certains épisodes de la vie de Lucius. Apulée insère aussi la fable mythologique de Psyché, totalement hétérogène et pourtant centrale à plusieurs titres, ou encore une parodie de roman grec chez les brigands, avec l’histoire de Charité… Proche de l’esthétique du pot-pourri ménippéen, cet Âne a la peau bien distendue, nombre de matières et de styles littéraires ayant été cousus dans son ventre, pour reprendre cette métaphore matricielle.
Le sujet inspire-t-il une poétique de l’hybridité ? Cervantès le montre : il reprend le patron apuléen pour faire autre chose, à savoir un récit de chiens étrangement comparé à un « poulpe » à plusieurs bras dans le courant du texte (p. 540). Les contemporains savaient bien ce que le genre picaresque alors en formation devait à la lecture humaniste d’Apulée et de Lucien. Après Lazare et Guzmán, le gueux deviendra chien avec Berganza, notre héros. Clin d’œil complice, parodie, franche dérision envers un rival littéraire (Mateo Alemán) ? Le cynisme littéraire de la satire, inhérent au genre picaresque même lorsqu’il porte une charge autobiographique – c’est manifestement le cas dans le récit de Berganza (quasi-anagramme de Cervantès) – se trouve d’autant plus mis à distance que cette vie de chien est contée dans un dialogue avec un congénère nommé Scipion, de sorte que deux grands genres humanistes se retrouvent fusionnés : nouvelle ou dialogue, le titre original ne tranche pas (« Novela y coloquio de Cipión y Berganza »). L’écheveau générique est d’autant plus complexe qu’il dépend dans le recueil des Nouvelles exemplaires d’une nouvelle enchâssante, le « Mariage trompeur ». Son protagoniste principal, l'alferez Campuzano, se présente en victime et en malade, qui aurait entendu et noté, depuis la fenêtre de son lit d’hôpital, le dialogue nocturne des chiens. Le montage est invraisemblable, l’intention trouble, et la rationalisation finale, au point où les deux nouvelles se rejoindront pour n’en faire plus qu’une, laissera le lecteur méditer sur le sens de ces prosopopées animales. L’exemplarité, si exemplarité il y a, est beaucoup plus complexe que celle des autres nouvelles du recueil – lesquelles n’ont rien d’animal – et ne se laisse guère réduire au modèle ésopique, pourtant évoqué, ni même à l’influence des fables orientales du Kalila wa Dimna, bien connues dans l’Espagne de la Renaissance…
Kafka ne mentionnera rien de tout cela, et il semble faire table rase de toute tradition par les fameuses premières lignes de la Métamorphose : « Lorsque Gregor s’éveilla un matin, au sortir de rêves agités, il se trouva dans son lit métamorphosé en cafard… » (p. 395). Il connaissait en réalité ses prédécesseurs, ne serait qu’à travers un grand passeur germanique entre littératures anciennes et modernes, E. T. A. Hoffmann, qui outre les facétieux mémoires du Chat Murr, avait écrit une continuation du récit cervantin intitulée « Dernières aventures du chien Berganza » (1814). Donnant à son récit une allure totalement insolite, par là-même fondatrice, l’écrivain pragois joue sur les modèles, et les déjoue tous : particulièrement celui du conte merveilleux – parodié et même bafoué par ce « conte noir » –, mais aussi celui de la littérature fantastique, évacuée par une incise (« Ce n’était pas un rêve »), ou encore, on y pense moins, celui du roman de l’employé ou ceux du drame bourgeois et de la comédie, puisque que la théâtralité tantôt pathétique, tantôt farcesque de ce huis-clos en trois actes joue un rôle primordial. L’irruption de l’animalité dans un cadre mondain, et même familial, déplace tous les codes, et tous les cadres, avant d’apparaître inassimilable. L’hybridité du récit, créant l’inconfort du lecteur, participe à cet effet-Samsa ressenti par tant de lecteurs, qui associe l’amusement et le dégoût. Parce que les éditions disponibles ne permettaient pas de mettre toutes les nouvelles animales de Kafka au programme, on a choisi d’en ajouter une seule présente dans la même édition, elle aussi publiée du vivant de Kafka, Rapport pour une académie, peut-être la nouvelle symétrique de la Métamorphose, puisqu’elle relate la trajectoire en sens inverse d’un singe devenu homme… Parodie de Bildungsroman qui est aussi une parodie des nombreux romans de singes antérieurs, ce Rapport nous affranchira peut-être de notre familiarité trompeuse avec la Métamorphose, et nous fera découvrir un écrivain plus darwinien qu’on ne l’imagine.
Le joker de ce programme est finalement brésilien. Auteur post-kafkaïen, classique dans son pays, Guimarães Rosa est aussi un auteur profondément apuléen et cervantin : les ânes figurent sûrement parmi les personnages les plus courants de son monde littéraire, de même que les chevaux ou les bœufs – il a même osé la prosopopée dans une « Conversation de bœufs » (paru dans Sagarana, 1946). Mais avec la nouvelle « Mon oncle le jaguar » (« Meu tio o iauaretê »), publiée en 1961, que les deux traductions françaises existantes intègrent dans un recueil du même titre, il propose une expérimentation littéraire peut-être plus originale, radicalement exotique non seulement pour le lecteur européen, mais pour tout lecteur. Un chasseur à l’identité incertaine relate son existence en première personne à un auditeur encore plus vaguement dessiné venu lui rendre visite, dans un espace correspondant au sertão brésilien, en réalité très difficile à situer en dehors de cette voix monologuant. Une existence toute entière consacrée à la chasse à l’once. Ce chasseur est un véritable exterminateur, mais paradoxalement, il se sent totalement « parent » de cette autre espèce dont il détaille les races, les mœurs et les membres, dressant le portrait de jaguars individualisés plus nombreux dans le texte que les personnages humains. De quel côté se situe-t-il, finalement ? Son expérience interspéciste a de quoi déstabiliser le lecteur, d’autant que le boniment intarissable se fait de plus en plus obscur au fur et à mesure que sa voix déforme les mots sous l’emprise de l’ivresse, y mêle le dialecte tupi, se laisse envahir par l’onomatopée… Inspiré de loin par Joyce, peut-être par Céline, Faulkner et d’autres modernistes de l’hémisphère Nord, Rosa dispense une « leçon de ténèbres » par une expérimentation stylique qui animalise et déshumanise la langue.
Métamorphoses ?
La notion de métamorphose constituera la porte d’entrée la plus évidente pour rapprocher thématiquement les œuvres. Non content de reprendre le titre d’Ovide, auquel la tradition a substitué celui d’Âne d’or – qui outre l’avantage évident d’éviter une confusion, se présente comme un dense oxymore résumant joliment les paradoxes d’une œuvre fleurant « l’encens et l’urine », comme l’écrivait Flaubert à Louise Colet (lettre du 27-28 juin 1852) –, Apulée cultive l’allusion aux Métamorphoses au point d’en faire une trame sous-jacente à son roman : dans les aventures de Lucius ou dans les aventures insérées, on reconnaît Actéon, Pégase, Pasiphaé, Dircé… et bien d’autres. Pourtant, on peut douter que la « métamorphose » agisse comme « mythe » au sens où l’entend Pierre Brunel, dans un ouvrage critique fondamental pour notre programme, ne serait-ce que parce qu’il y est beaucoup question d’Apulée et de Kafka aux côtés d’Ovide [4] . Les mythes antiques ne programment pas tout à fait l’usage qu’en fait un auteur comme Apulée, quand bien même il reste très fidèle à Ovide en concevant la métamorphose comme un châtiment : le romancier platonicien n’est-il pas un mythoplastes, qui puise dans les ressources de la mythologie antique pour fabriquer un sens philosophique propre ? La métamorphose n’est pas à sens unique chez lui, et les deux scènes de la métamorphose animale et de la remétamorphose humaine, l’une comique, l’autre sublime, sont précisément décrites. Maître de l’ekphrasis et du portrait, Apulée ne recule pas devant le détail, grotesque ou sublime.
Représenter la métamorphose constitue un défi après lui, que beaucoup d’écrivains auront contourné, à commencer par Cervantès dans un génial tour de « passe-passe » littéraire, ou « tropelía » (p. 561). À l’incrédulité de l’auditeur Peralta, dans le « Mariage trompeur », répond l’incrédulité des chiens eux-mêmes devant le prodige inexpliqué de leur prise de parole, dont ils ne cessent de se réjouir et entendent bien profiter, tout en la posant comme un impossibilia. Or, dans l’épisode central, qui constitue le noyau du récit, la sorcière Cañizares prétend leur donner la clef, reconnaissant en Berganza le fils d’une consœur victime d’un sort jeté par une troisième, la célèbre Camacha, nouvelle Circé ou nouvelle Médée qui aurait transformé les enfants de la Montiela en deux chiots… Mais l’allusion explicite à Apulée nous invite à prendre tout cela au second degré, et Scipion refuse d’adhérer à cette version des faits, pointant dans sa réaction vers un sens autre, allégorique, suggérant même que « le sens est un jeu de quilles » (juego de bolos), selon une image mémorable (p. 573-574). Rendue à sa condition de métaphore, rejetée dans un monde possible dont le lecteur peut douter qu’il s’agisse du nôtre ou de celui de Campuzano, la métamorphose est ainsi libérée de tout sens univoque. L’élucidation finale, qui renvoie le dialogue des chiens à un pur artifice littéraire imaginé par Campuzano, dont s’amuse Peralta dans l’épilogue – n’ayons pas peur de divulgâcher –, ne fera que renvoyer le lecteur à sa nature totalement littéraire, sans dissiper l’énigme du pourquoi. Pourquoi un dialogue entre deux chiens ? La métamorphose des deux interlocuteurs du « Mariage trompeur » dans les deux animaux du « Colloque » se fait réflexion méta-discursive.
Kafka prend de court son lecteur, en élidant la métamorphose promise par le titre. De quoi cette « transformation » (Verwandlung) est-elle le nom ? Un abyme interprétatif s’ouvre immédiatement, que les pages suivantes, ouvrant de fausses pistes professionnelles (un burn out de Gregor ?), familiales (une charge mentale ingérable ?), sentimentales (le manque de relations ?), ne pourront combler. Ce sentiment d’une « faute » énigmatique, la faute d’être né peut-être, ou la faute d’être fils, se trouve comme métaphorisée par ce corps devenu étranger à Gregor, image d’une aliénation absolue. La métamorphose, qui se prolonge par certains traits jusqu’à faire de Gregor un rebut, est ici sans retour, sans issue, sinon dans la disparition. L’« évolution » (p. 1085), ou « développement » (Entwicklung) du singe balafré et défiguré en homme, dans Rapport pour une académie, se présente comme une sorte de métamorphose à l’envers, à peine plus heureuse, puisque tous les signes de succès et d’intégration dans la communauté humaine sont antiphrastiques. Nouvel « homme qui rit » (de force), Rotpeter est-il plus libre que Gregor, est-il moins seul, une fois transformé en bête de foire par un régime contre-nature ?
Quant à l’écrivain brésilien, la variation qu’il propose sur le modèle de la métamorphose – dans les mêmes années où Cortázar, l’un des fondateurs du « réalisme magique », publiait sa nouvelle de l’« Axolotl » dans le recueil Final del juego (1956) –, se présente évidemment comme un tour de force, une quintessence d’artifice littéraire qui impressionne le lecteur par son efficacité. Il s’agit d’une métamorphose in progress ou in fieri, d’autant plus subtile que le narrateur répète depuis le début du récit : « Sale affaire, je suis une bête de la forêt » (p. 77), « Moi – once ! » (p. 94), « Je suis une once je vous l’ai pas dit ?! Chiste… Je vous ai pas dit ? Je me change en once ? » (p. 137), etc. Les indices tendent simplement à se littéraliser dans l’esprit du lecteur au fur et à mesure qu’ils se multiplient. Comme chez Apulée, la métamorphose a bien lieu, mais verbalement, dans ce discours qui « jaguaragouine » [5] , imitant feulement, miaulement, râlement, rauquement, rugissement, notamment dans la dernière page, proprement impossible à commenter ; comme chez Cervantès, elle reste hypothétique, balançant le lecteur entre le littéral et le figuré, entre le jeu verbal et l’effet de présence produit par le discours ; comme chez Kafka, elle est élidée en tant que telle, mais non pas en préalable au récit, plutôt dans une fin ouverte, où le devenir-jaguar s’accomplit dans la mort probable…
Au « mythe » de Pierre Brunel, on opposera donc l’existence d’un schème imaginaire actualisé de manière récurrente, mais dans des circonstances précises, par des auteurs caractérisés par une certaine communauté de ton et d’esprit : l’irréalisme littéraire qu’ils privilégient (souvent par contraste avec l’évocation ou la description précise d’un environnement réaliste, prosaïque et même quotidien), l’exhibition de l’artifice, la dominante humoristique – qui n’exclut aucunement la gravité, chez aucun de ces quatre auteurs – sont autant de conditions pour ce saut imaginaire auquel on donne par commodité le nom de « métamorphose ».
Un protagoniste inassimilable
La nature à la fois singulière et ambivalente du personnage principal constitue un autre point remarquable, qui distingue ces textes par rapport à d’autres mises en scène romanesques de l’animal, soit plus réalistes (on y reviendra), soit plus allégoriques. Ni Roman de Renard, ni Ferme aux animaux : quels que soient les enjeux satiriques et politiques que nous évoquerons, il ne s’agit pas mettre en scène une « société animale » (c’est-dire la société représentée par des animaux), mais de confronter un protagoniste détaché de son espèce à cette dernière, l’individu animalisé présentant une forme d’altérité radicale envers la communauté, mais aussi envers tout le genre humain. Les dispositifs énonciatifs, qui mériteraient de plus longs commentaires, ont une incidence majeure : quelle que soit la pertinence des lectures autobiographiques, le centrage sur le récit à la première personne (éventuellement récit à la troisième personne orienté, glissant souvent vers le point de vue subjectif de Gregor dans la Métamorphose) en fait toujours l’histoire d’une subjectivité qui se donne à lire à travers sa vie animale. Portraits de l’auteur en bête ? Si « zootobiographie » [6] il y a, c’est dans la singularisation absolue du personnage principal par rapport au restant de l’humanité.
Tout d’abord, la nature ambiguë de nos protagonistes les installe dans un entre-deux troublant. À défaut d’avoir conservé la parole, Lucius asinifié pourra dormir d’un sommeil d’homme, régaler Thiasus et ses convives par sa gloutonnerie toute humaine, ou briller en tant qu’âne savant. Les performances zoophiles auxquelles il est contraint dans le livre X l’horrifient à proportion qu’elles révèlent sa double nature. Chez Cervantès, Berganza et Scipion se voient doués d’une parole dont ils signalent constamment l’anomalie, le chien narrateur rationnalisant à peine la situation lorsqu’il raconte avoir appris à lire en accompagnant un petit maître à l’école, sur les bancs des jésuites. Chez Kafka, le singe Rotpeter incarne quelques siècles de fantasme du singe humanisé, mais du spectacle de music-hall à la conférence académique, il y a un peu plus qu’un pas : il y a un fossé qu’on outrepasse allégrement dans le jeu du « comme si » fictionnel, qui nous projette en territoire inconnu, incongru. L’incarnation ultime de la monstruosité, c’est évidement Gregor, puisqu’on ne sait pas ce qu’est, un « Ungeziefer », encore moins en français, et que cet Ungeziefer-là ne se laisse pas aisément mesurer. Incommensurable, infigurable, irreprésentable – inadaptable, donc, même artistiquement (on pense aux échecs de transposition dans des médias faisant appel à l’image). Quant au chasseur de jaguar brésilien à l’identité fluctuante, il avance quelques semblants de patronymes ou de surnoms mais les récuse aussitôt, puisqu’il n’a plus de nom. Il ne représente personne, sinon lui-même. Les fragments de son récit laissent entendre qu’il est métis de blanc et d’indienne, mais il semble inassimilable par une quelconque communauté, et bascule du côté des grands félins par ses pulsions amoureuses, qui l’unissent à l’once Maria Maria, comme par ses pulsions sanguinaires. Défiant toutes les catégories, il ne relève ni du civilisé ni du sauvage (puisqu’il peut chasser alternativement avec le fusil et la sagaie), ni du cuit ni du cru, ni de l’être humain ni du jaguar.
L’incarnation dans un corps animal est elle-même ambiguë, pouvant faire signe aussi bien du côté du littéral que du figuré. Certes, il ne s’agit pas, comme chez certains grands réalistes ayant relevé le défi d’une représentation romanesque de l’animal – on pense à Giovanni Verga (« Storia dell’asino di S. Giuseppe », 1883), à Tolstoï (Kholstomer, 1886), ou à Pergaud (De Goupil à Margot, 1910) – de se prendre au sérieux, encore moins de faire croire à la littéralité pure. Le seul choix de l’animal véhicule un symbolisme culturel que l’écrivain convoque, accueille et réoriente – on laissera le soin aux spécialistes de nous dire ce que l’âne, le chien, le singe, le jaguar ont pu représenter dans la culture de chaque auteur, et plus subtilement, l’exploitation personnelle qu’il en a fait. Il s’agit toujours de stimuler la réflexion vers un plus haut sens, une intention. Scipion, figure du lecteur dans l’œuvre de Cervantès, rappelle que des chiens littéraires sont d’abord des symboles (p. 518-519). Pourtant ces allégories ont des pattes, des corps souffrant et désirant, elles expérimentent leurs aventures jusque dans leur chair, et le récit leur donne souffle et leur donne vie, il les anime. Une allégorie racontant son histoire à la première personne ne peut plus tout à fait en être une… Par le choix de l’animal le plus inattendu, une espèce de cafard, concrètement abject, mais littérairement et culturellement insignifiant, Kafka avait déjà fait sauter la banque du sens, et donné matière à la fameuse formule de Deleuze et Guattari, selon laquelle « l’animal est une ligne de fuite qui ne veut rien dire d’autre qu’elle-même » [7] . Kafka ne s’identifie-t-il pas régulièrement aux animaux, aux petits animaux notamment, dans ses écrits intimes (fragments, journal, lettres) ? « Pas d’allégorie », posent Deleuze et Guattari. Vraiment ? Si, bien sûr, mais pas seulement : l’animal, fatalement, « figure », mais ce phénomène n’empêche pas l’existence d’un « reste » de littérarité [8] , de sorte que le protagoniste principal instaure un va-et-vient entre ces perspectives.
Enfin, l’ambivalence est aussi morale : observateur des vices et des faillites humaines par sa position d’extériorité, le personnage principal, narrateur dans la plupart des cas, en est aussi l’incarnation, de sorte qu’il est à la fois source et cible de la satire. Le texte latin de l’Âne d’or attire l’attention sur la curiositas de Lucius, l’âne sans qualité particulière, sinon celle-ci, qui porte en elle toute l’humaine condition : l’appétit de savoir manifesté par le personnage dès les premières pages a pour corollaire ses appétits charnels. La concupiscence de l’œil et de l’oreille, non moins que la concupiscence du ventre et du bas-ventre, jettent Lucius dans de mauvaises fréquentations et dans les bras de Photis, donc dans une condition asinine. Cette odyssée d’erreurs fait de Lucius l’un des premiers grands anti-héros de la littérature, à qui la honte colle à la peau depuis la fête du Dieu Rire à Hypata (l. II-III). Cette ambivalence morale se vérifie dans les autres textes, pour des raisons à chaque fois différentes. Dans Rapport pour une académie, Rotpeter ne cesse de se féliciter à sa réussite, mais ce n’est pas sans dérision, voire sans autodérision que l’auteur en fait la figure du juif assimilé, germanisé, ou bien celle de l’artiste apprivoisé, associé au confort bourgeois, voire de l’académicien pédant… bref, de tout ce que déteste Kafka, en même temps que de tout ce qu’est malgré tout Kafka lui-même. Plus subtil encore est la dialectique sacrifice/soumission dans le cas de Gregor, campé à la première lecture en bouc-émissaire, en figure de victime absolue, alors qu’il apparaîtra peut-être à la seconde lecture comme le bourreau de lui-même, dérisoire cafard pseudo-christique : la naïveté de son point de vue est constamment soulignée, notamment vis-à-vis de Grete, mais aussi vis-à-vis du Père, puisque Gregor, serviable, servile, endosse la faute (Schuld) en réalité créée par la dette (Schuld) contractée par le Père. Quant à « Mon oncle le jaguar », la voix du narrateur amuse, elle inquiète, elle fascine, elle fait peur, comme dans ces contes où le conteur menace de manger son auditeur à la fin. Et pour cause : l’absence du Noir Tiodoro dans sa cabane peut mettre la puce à l’oreille du lecteur, appelé à reconnaître en lui un faux-frère, un traître à son espèce, complice des jaguars auquel il jette en pâture certains congénères. L’auditeur imaginaire manipule fébrilement son revolver : on ne peut que se défendre d’un tel récit, et à un moment donné lui mettre fin.
Bref, aucun récit ne se compare tout à fait sur ce plan, mais tous se comparent, y compris l’ensemble formé par le « Mariage trompeur » et le « Colloque des chiens » chez Cervantès, où le problème de l’ambivalence morale du narrateur est posé de manière différente, avec une incidence immédiatement métatextuelle. Tenté de s’ériger en redresseur de vices, le chien diogénique qu’est Berganza, tout aussi ambivalent que les philosophes cyniques sur lesquels il est modelé, est constamment rappelé à la modération par son interlocuteur Scipion, qui le met en garde contre le vice superlatif que constitue la calomnie (murmuración). On voit la paille dans l’œil de son voisin mais pas la poutre dans son œil… À travers cette réflexion sur le mal decir, Cervantès réfléchit aux limites de la satire, art menacé de sombrer dans une rancœur maladive, peut-être celle de Campuzano, l’auteur réel du « Colloque », s’il ne manifestait justement, par la production de la nouvelle emboîtée, sa capacité de prendre de la distance avec lui-même, de sublimer son expérience malheureuse par la littérature, ou pour le dire autrement de se soigner.
Des satires satyriques : la société / l’espèce humaine
Ces textes échappent par ce biais aux facilités de la satire, mais nous incitent à ne pas nous borner à une conception étroite du discours satirique, moins un genre qu’un « mode », au sens de la critique anglo-saxonne, susceptible de nombreuses actualisations. Erronée sur le plan étymologique, l’association entre la satire et les satyres, les chèvre-pieds, n’en a pas moins été puissante sur le plan de l’imaginaire, puisque le discours critique, qui prétend restaurer les normes, est toujours menacé de basculer dans une forme de sauvagerie, voire de misanthropie. Le corpus retenu aurait pu avoir une tournure encore plus politique : avec des œuvres telles que Cœur de chien de Boulgakov (1925) ou plus récemment La Dure loi du Karma de Mo Yan (2006), le choix du détour animal prend un sens très particulier dans des régimes de contrôle de la parole. Il ne s’agit pas de dire que l’animal est simplement un masque pour l’écrivain confronté au pouvoir. Mais la présence de la censure n’est pas à négliger dans certains cas de prosopopées animales, tout particulièrement dans le cas de Cervantès, car l’Espagne du Siècle d’or n’était pas un lieu de libre parole, et ce n’est pas un hasard si Scipion vante à Berganza l’art des circonvolutions et du parler indirect (p. 541). De même quant à l’auto-censure, d’ordre psychologique – les lectures freudiennes de Kafka ne sont pas à jeter, après tout, puisque la Métamorphose est en quelque sorte une version publiée de la Lettre au Père. Le principal intérêt de nos textes est ailleurs, et réside dans le double niveau sur lequel opère la satire animale : un niveau social ordinaire, relatif au contexte de chaque auteur ; un niveau beaucoup plus universel, puisque c’est l’espèce humaine qui est interpelée, le point de vue animal opérant toujours aussi sur le plan littéral.
Sans même y voir de potentialité allégorique, le regard animal pourrait constituer, à un premier niveau d’analyse, un simple biais permettant d’opérer un décalage critique sur le temps présent, similaire au regard de l’idiot, du voyageur venu de Sirius, du Persan – Montesquieu, notons-le, avait laissé dans ses tiroirs un brillant récit métempsychotique intitulé Histoire véritable, composé dans les années 1730. On ne pourra pas réduire l’Âne d’or au statut de fresque satirique du monde antique, mais il y a un peu plus que le plaisir des contes dans la composition calculée de ce récit ambulatoire ou travelogue (pour reprendre une notion anglo-saxonne), qui embrasse les milieux les plus divers, et propose des portraits inoubliables, tel celui des prêtres de Cybèle furieux dans la débauche, dans la macération ou dans l’imposture (l. VIII), ou encore les portraits de femmes (puisque misogynie il y a, et féroce !). De manière intéressante, toutes les polarités de l’ordre sont subverties, qu’intervienne dans la vie de Lucius un soldat brutal qui le vole à son propriétaire ou un riche patricien qui le comble de bienfaits en le promouvant au rang de parasite. L’éloge de ce Thiasus (l. X), le meilleur des maîtres de Lucius, est en réalité un éloge paradoxal, puisqu’il pratique une vie meublée par des divertissements aussi futiles qu’indignes, incarnant l’antithèse de l’honestum romain. Normes et marges s’échangent volontiers leurs costumes et leurs rôles : les brigands, dans l’épisode central, respectent scrupuleusement les codes d’une société organisée, jusque dans leurs manifestations d’éloquence, au point de laisser penser que leur microcosme est plutôt une synthèse de la société ordinaire qu’une antithèse…
Cervantès s’en est souvenu dans sa nouvelle « Rinconete et Cortadillo », mais aussi dans le « Colloque des chiens », où les sergents mafieux suscitent un épisode digne d’un roman noir, où les intellectuels valent bien les fous, et où les « bergers » s’avèrent les véritables « loups ». L’épisode pastoral appelle à dépasser le stade littéral, qui pourrait laisser croire à une féroce satire des marges de la société du point de vue de l’aristocrate qu’était Cervantès. Certes, les diatribes de Berganza envers les gitans et les morisques pourront susciter à juste titre le malaise du lecteur moderne, car il n’est pas du tout évident que l’auteur espagnol se distancie du violent racisme qui s’exprime dans la satire. Si les intermittents du spectacle de l’époque, traités de « vagabonds inutiles », sont comparés à des « charançons » (p. 557), les morisques le sont à des « vipères » (p. 578). L’animal retrouve ici sa valeur dégradante, et on a vu bien des politiques de répression justifiées par ce genre de métaphores…. Toutefois, Cervantès est plus subtil : habités par le démon de la calomnie, les propos de Berganza n’engagent que lui, la délégation de parole instaurant une ambiguïté ultime. De plus, la prophétie selon laquelle les chiens retrouveront forme humaine le jour où une main puissante s’abattra sur les orgueilleux, répétée (p. 563 et 573), n’a-t-elle pour effet de rappeler que les véritables responsables du désordre social sont peut-être ces « bergers » déguisés en « loups » ? C’est que les véritables pouvoirs, à savoir les ministres et les Grands, disposaient aussi des leviers de la censure… Dans cet appel à une « main puissante », il y a peut-être un appel au monarque, en un sens plus fin que les traités arbitristes tournés en dérision à la fin du « Colloque » : un appel à ouvrir les yeux. L’histoire encadrante du « Mariage trompeur », fondée sur le densengaño engendré par la cupidité générale, prend sur ce point son sens « exemplaire » non pas en marge du « Colloque », mais en son cœur, puisqu’il en est la matrice.
Les romanciers modernes ont-ils délaissé cet art ancien ? C’est plutôt la critique récente qui s’aveugle, car nous y sommes moins sensibles. Kafka est en réalité un maître de la satire, comme nous le rappelle Rapport pour une académie. La famille constitue certes un thème à part de la Métamorphose – guère comparable avec les autres œuvres du programme –, mais s’attaquer à cette institution et au travail, n’était-ce pas s’attaquer au fondement de l’ordre bourgeois, incarné par des émissaires caricaturaux qui visitent l’appartement, tels le fondé de pouvoir du chapitre I ou les locataires grossiers et sardoniques du chapitre III ? Au-delà, ce Kafka « en colère » [9] transcrit son impossible situation : celle d’un écrivain juif doublement marginalisé par une société chrétienne peu charitable (dont le calendrier et dont certains rituels hypocrites sont rappelés de manière à inverser subtilement la position du sacrifié et des sacrificateurs, la Passion de Gregor parodiant ironiquement celle du Nouveau Testament) ; et par rapport à sa propre communauté, vis-à-vis de laquelle Kafka se sentait aussi étranger que Joséphine la souris envers son peuple (Joséphine la cantatrice), sans pour autant adhérer au choix de l’assimilationnisme effectué par son père Hermann (peut-être caricaturé dans les courbettes du chimpanzé de Rapport pour une académie).
Guimarães Rosa fait peut-être exception à ce projet satirique commun à nos auteurs, ne serait-ce que parce que la fréquentation des grands félins d’Amérique semble plus décrite que la société humaine dans « Mon oncle le jaguar » ! Et pourtant… de manière allusive transparaît dans l’espace du chasseur toute la dureté des relations interraciales qui cantonnent le fils d’Indien aux marges de la société, et qui déshumanisent les Noirs au point de ravaler leurs peaux au-dessous de celles des bêtes ; les différences de statut sont bien marquées par la place respective des fazendeiros, les propriétaires comme « Sieu’ Nhuão Guede », et de leurs subalternes, petite faune sociale réduite à s’entremanger autour d’eux. Cette vision ne saurait être qualifiée de subversive, mais elle propose une lucidité critique radicale, particulièrement sur la conflictualité irréductible de l’homme et de la nature, du colon et de l’indigène, actée par l’élimination du narrateur, cette chimère d’une impossible réunion entre les polarités antagonistes qui constituent le Brésil. L’animalisation est toujours le reflet d’une aliénation.
Les relations humanité/animalité
Chez les quatre auteurs au programme, le regard animal ne propose pas seulement un point de vue distancié sur la société de leur époque, mais sur toute société humaine, dans un pas de côté vis-à-vis de notre espèce, qui équivaut à une distanciation beaucoup plus philosophique de la satire. Commençons cette fois-ci par Kafka, puisque le discours imaginaire de Rapport pour une académie, sur les pas de Darwin et de la révélation darwinienne (dont il constitue à certains égards une version parodique), matérialise la « filiation de l’homme » (traduction possible de The Descent of Man, 1871). Or, l’éloge paradoxal de la civilisation se retourne en satire : l’acculturation a commencé par un coup de feu, par la balle reçue par le singe, parfait symbole de la civilisation. Puis c’est la poignée de main, la gnôle et la pipe, auxquels les marins vont éduquer Rotpeter sur le navire qui le conduit en Europe… puis le music-hall et réciter sa leçon devant l’académie… autant d’oripeaux métonymiques qui couvrent l’odieux mensonge d’une liberté perdue ! À l’instar de cette guenon avec laquelle joue Rotpeter, au regard « perturbé » par le dressage, le lecteur peut ressentir ce « malaise dans la civilisation » dont parlera Freud avec quelques années de retard sur Kafka… C’est bien la même idée : la culture comme processus de domestication, de répression. La Bildung comme négation de soi, refoulement. Plus loin que tous les écrivains décadentistes qui l’ont précédé, Kafka fait sauter le discours du « progrès » (Fortschritt), notion-clef du texte, et il le fait sauter dans tous les sens à travers l’autocongratulation bouffonne que s’adresse Rotpeter.
Or, cette intuition de l’animalité humaine n’est pas nouvelle : on la trouve profondément inscrite chez les auteurs anciens. Au-delà même de l’enveloppe animale de Lucius, Apulée se livre à un tressage permanent des sèmes de l’humanitas et de la feritas, sous forme de chiasmes : le voleur Trasyléon meurt déchiré par les chiens dans une peau d’ours, et c’est paradoxalement le moment où éclate l’humanité des brigands qui racontent (p. 227-228) ; la belle Charité a réchappé à la menace d’être cousue dans le ventre de Lucius, mais elle pousse des « mugissements » à l’annonce de la mort de son amant (p. 225). Lapidés par des villageois, les membres d’un convoi où se trouvent Lucius, qui ont été pris pour des loups, éprouvent par leurs meurtrissures la vérité de l’adage Homo homini lupus (p. 232-233)… et combien de milésiennes relatant les histoires d’amantes furieuses et de jalousies tragiques qui montrent la feritas logée au cœur de l’humain ! On ne trouvera pas de déstabilisation aussi généralisée dans le « Colloque » de Cervantès, mais la place des appétits (notamment sexuels) y est clairement signifiée. Les chiens n’hésitent d’ailleurs pas à traiter certains hommes de bête. Et l’aventure de Berganza, après tout, avait commencé dans les abattoirs, la carnicería de Séville, dans une sorte de scène primitive révélant que la violence n’est pas en rien l’apanage du non-humain… Ce « carnage » là n’a rien de carnavalesque, même si la violence reste feutrée chez l’auteur espagnol.
Certes, on est loin des assassinats en série des jaguars par les hommes, des hommes par les jaguars, des animaux par les jaguars et des hommes par les hommes chez Rosa… Dans ce thriller tropical conçu autour de l’identité du chasseur et du chassé, de la proie et du prédateur, la réversibilité est permanente. Telle description de la posture d’une once traquée, agonisante, devient en quelque lignes description de la posture du fauve prêt à l’attaque, par un effet de fondu enchaîné qui renverse insensiblement la situation (p. 86-87). Dans le monde de Kafka, on sait que le K. du Procès finit sa vie égorgé « comme un chien », et que la pomme jetée par le Père s’incruste dans le corps de Gregor comme un maléfice, pour y pourrir en achevant le processus de déshumanisation. Mais les violences les pires sont peut-être les plus insidieuses : marqué du sceau de l’humanité par leurs blessures, Gregor et Rotpeter sont surtout mis en cage, chacun à leur manière. Et lorsque la seule personne apparemment aimante, Grete, trahit Gregor en le nommant « monstre » (Untier, p. 445 : « non-animal », autant que non-humain !), lorsqu’elle le désigne par le pronom « ça » (es), c’est à sa propre humanité qu’elle renonce.
La question de la représentation d’une relation est en elle-même intéressante, du moins dans certains textes, qui pourraient se prêter à une relecture par les études animales. L’idée pourrait faire sourire. Certes, le « Colloque des chiens » ne saurait être lu sans réduction comme un document sur la condition canine au début des temps modernes. Surchargés de sens symbolique par la culture emblématique de la Renaissance, ces chiens n’en restent pas moins des canidés, et pas n’importe lesquels, des alanos (improprement traduits par « alains », p. 521, alors qu’il s’agit en réalité de dogues espagnols) [10] , race cultivée dans la péninsule ibérique et affectée à des fonctions précises, passées en revue par Cervantès, dont l’attention va jusqu’aux objets significatifs de son usage social, comme le collier à pointes reçu par Berganza chez les bergers, et remplacé par un collier de laiton chez l’alguazil. Ce n’est pas un hasard si un véritable genre du roman de l’animal domestique dérivera de ce « Colloque » aux XVIIe et XVIIIe siècles, notamment en France et en Angleterre. Et la relation de l’homme à l’animal est significative des relations des hommes entre eux : les jiferos ou « bouchers », qui taillent les viandes dans les abattoirs, jouent aussi du couteau contre leurs congénères, au grand effroi de Berganza entamant sa vie de chien battu…
Cervantès fait ici écho à l’intérêt d’Apulée pour le traitement de l’âne-Lucius – ou plutôt aux mauvais traitements qui lui sont réservés. Or, tout montre qu’Apulée a été un grand lecteur des écrits moraux de Plutarque [11] , lequel conditionnait l’exercice de la philanthrôpia à la praos, la douceur exercée envers les animaux. Il faudrait aussi évoquer des influences pythagoriciennes. L’univers rempli de violence des livres VIII-IX-X de l’Âne d’or entrecroise les histoires tragiques avec les coups et blessures infligées à Lucius. Plusieurs épisodes attirent l’attention sur une condition partagée de l’homme et de la bête – ainsi lorsque Lucius partage sa maigre pitance avec un jardinier miséreux (p. 271-272), ou de la vision effroyable de la minoterie que font tourner des bêtes décharnées et des esclaves cadavériques, dont les images sont placées en miroir (p. 255-256). Il ne s’agit pas ici de prêter une « morale » ou une éthique animale au texte d’Apulée, mais la vision qu’il propose n’est sans doute pas étrangère aux réflexions de Plutarque sur le fait que traiter l’animal comme un ustensile ou le jeter comme on le ferait de chaussures usées [12] – ce qui manque de peu d’arriver à Lucius à plusieurs reprises, notamment chez les brigands tentés de jeter l’âne à la fosse (p. 116) – , c’est déjà traiter son prochain comme tel. Or, l’attitude la pire n’est pas celle des brigands, mais, s’il ne fallait en retenir qu’une, celle du garçon sadique du livre VII, qui prend un plaisir absolument gratuit à tourmenter Lucius en avivant ses plaies, jusqu’à s’amuser à lui mettre le feu (p. 208-210). Chose vue, ou parabole ? Le choix de la figure de l’enfant n’est certainement pas anodin…
Ce programme de littérature comparée n’est pas patronné par la SPA, et on n’ira pas faire d’Apulée le Victor Hugo de l’Antiquité. D’ailleurs, Apulée nous épargne une naïveté en soulignant avec humour, à deux reprises (p. 107 et 207), que les relations de l’âne avec ses congénères équins ne sont guère meilleures. Mais l’intérêt est déjà un premier pas pour outrepasser l’insensibilité. Que pouvait penser un Kafka des célèbres expérimentations de Wolfgang Köhler et des premiers éthologues sur les primates ? Faut-il le situer dans la continuité des réflexions modernes sur la pitié pour l’animal, reprises par Schopenhauer et Nietzsche ? Nul n’est plus éloigné de défendre une cause. Mais sa méditation sur l’encagement des singes, à l’époque où ces derniers étaient massivement utilisés comme bêtes de spectacle [13] , et où bientôt les expérimentations behavioristes supposeront d’utiliser la douleur des animaux de laboratoire, n’est-elle pas l’effet d’une émotion ? Ne vise-t-elle pas à interpeller le lecteur quant à notre manque d’empathie, comme l’a compris J. M. Coetzee [14] ? N’est-ce pas cette même émotion que nous ressentons pour Gregor, alors que sa condition d’insecte devrait nous l’interdire, situation impensable qui constitue, en ce début du XXIe siècle, le nœud de toutes les réflexions sur le « spécisme » (à savoir la considération et la valeur inégale accordée aux espèces, en fonction de notre empathie variable pour elles) ?
Le parallélisme et la réversibilité intéressent a fortiori Guimarães Rosa. La facilité avec laquelle le narrateur-chasseur relate avoir « désonc[é] » (p. 80 et 116) son environnement suggère la facilité avec laquelle il pourra le déshumaniser, se déshumaniser : de la chronique de ses trophées, on passe dans le flux de sa parole à une ivresse d’hécatombes, auquel succèdera tout naturellement un flot de sang humain, puisqu’il a tout aussi bien « oncé » (p. 133). « Je le tue, tue, tue, même si ça peut bien être un parent ! » (p. 102). Tonho le Tigrier, missionné par Nhuão Guede pour continuer la tâche et dépeupler la nature, ne cesse de dire qu’il a arrêté, mais qu’il ne peut arrêter, comme un avatar de Saint-Julien l’Hospitalier… Il y a comme un souvenir de Flaubert dans ce conte exotique, une métamorphose de cette légende par le passage à la première personne qui nous fait pénétrer dans une conscience coupable : « J’ai été puni », dit-il, « Faut que je pleure, sinon elles ont la rage » (p. 96). ll n’est pas dit qu’un tel récit se laisser apprivoiser sous le label de « fable écologique », mais pour autant, il s’agit d’une fable de némésis. « Rémouaci », tel est le mot de la fin (p. 139) [15] . Étudions un peu plus la langue tupi avant de comprendre ce que cette création verbale de Rosa signifie vraiment.
Métaphysiques et antimétaphysiques animales : position de l’humain
L’irréalisme foncier de nos récits est peut-être le signe de leur fonction philosophique, de leur force de questionnement. Chez Apulée et chez Cervantès, la question de savoir ce qu’on peut croire est explicitement posée à l’orée du récit, et elle ne cesse d’interroger la position du lecteur lui-même face à la fiction, entre certains auditeurs résolument incrédules et d’autres avaleurs de sornettes. Croire, interpréter… L’herméneutique activée par ce type de textes nous force à réfléchir et à interroger toutes nos croyances, car en définitive, les expériences humanimales qu’ils proposent reviennent à interroger les limites de l’humain.
Aucun de nos récits n’exalte unilatéralement l’animal, et aucun ne prétend s’affranchir tout à fait d’un cadre anthropocentrique inhérent au langage et à la pensée humaine. Bien au contraire, même, dans le cas d’Apulée : fidèle à une certaine orthodoxie philosophique (celle d’Aristote et des Stoïciens, mais aussi celle du mythe d’Er chez Platon), l’Âne d’or n’ébranle jamais vraiment la thèse d’une supériorité de l’humanitas. « Ôte-moi ce sinistre aspect de quadrupède », implore Lucius dans sa prière à Isis (p. 318). Dans la lignée d’Ovide, l’écrivain conçoit tout particulièrement le mutisme de l’animal comme un fardeau, qui nous fait rire de Lucius chaque fois que ses tentatives de communication se terminent en braiments. Mais si l’Âne d’or refonde la supériorité de l’être humain, c’est bien sur la base d’une relation à la transcendance, du « os homini sublime dedit » ovidéen, de la vocation contemplative unique de l’être humain. Et si les humains manifestent ordinairement leur bestialité dans leur condition terrestre, leur feritas, comme les dix premiers livres l’auront montré, c’est plutôt en raison de l’oubli de cette vocation, qui les rend indignes de leur propre humanité…
Cette lecture suppose évidemment de considérer le livre XI comme étant l’œuvre d’Apulée. Rappelons qu’il n’existe pas de certitude à ce sujet en raison de l’histoire obscure de la transmission du texte depuis sa composition, que la discontinuité stylistique avec ce qui précède suggère un doute, mais qu’on peut raisonnablement partir de cette hypothèse dans la mesure où elle reste la plus cohérente avec le sens global de l’œuvre et ce qu’on sait de cet auteur. L’imposition d’un sens religieux à la fin de l’histoire de Lucius est alors claire, sans être univoque, car on peut difficilement faire bon marché de certains signaux d’ironie dans les dernières pages, lorsque Lucius, ayant résolu quelques problèmes de subsistance par son accès à la prêtrise d’Osiris, se félicite d’être consacré par sa calvitie – étrange queue de poisson en guise d’épilogue, qui illustrerait bien la maxime d’Horace sur ce qu’il ne faut pas faire (« Desinit in piscem mulier formosa superne », Épître aux Pisons, 4). Ce nonobstant, le seul contraste avec le modèle de l’Onos de Lucien de Samosate est éclairant : là où le retour à la forme humaine, dans la version de Lucien, débouche sur les lamentations finales d’une femme lubrique déçue d’avoir perdu son âne, c’est-à-dire son meilleur amant, le récit des Métamorphoses d’Apulée, ou l’Âne d’or, tel que nous le possédons, organise une élévation rythmée dans le livre XI par autant d’étapes que les rites initiatiques qu’elle évoque. Au récit incrédule de Lucien s’oppose une théologie syncrétique centrée sur le culte isiaque, qui expliquerait d’ailleurs le choix de l’âne roux (figure de Seth) comme symbole d’une condition néfaste que seule une forme de grâce pourrait racheter – la notion chrétienne étant évidemment peu adéquate. Avec en arrière-plan le mythe de la quête isiaque, la révélation de la divinité, après la prière au clair de Lune, est bien l’occasion pour Lucius d’une réunion avec lui-même, qui aura marqué un lecteur comme Augustin. Non seulement Lucius retrouve forme humaine, mais le mouvement centripète, ulysséen, de la curiosité qui l’avait égaré dans le monde, s’inverse en dynamique centrifuge d’élévation. Au règne de la Fortune gouvernant la vie animale se substituerait l’empire d’une Providence, qui sauve l’humain de son animalité…
Mais il y a encore, il y a toujours matière à interprétation, la position de l’animalité restant instable dans cette riche triangulation entre l’animal, l’humain et le divin. L’animal est-il l’antithèse du divin, ou bien son médiateur ? Apulée est sûrement plus proche du grand mythe platonicien du Banquet que d’une double postulation chrétienne. Selon le discours de Socrate, au centre de ce texte, le désir érotique (associé au corps animalisé par Apulée), n’est pas l’antithèse du nôus, connaissance intuitive des Formes et des Idées, il en est plutôt l’antichambre. Le frémissement du désir est un premier éveil, qui tire l’âme hors d’elle-même comme Psyché sera tirée hors de ce monde par Éros, s’il est vrai que le récit second greffé par Apulée sur le corps de son Âne constitue en quelque sorte l’âme du récit principal. Et l’expérience de l’animalité prend un tout autre sens à cette aune : elle est ce qui perd, mais elle est aussi ce qui sauve Lucius, ce qui le fait sortir de son amour de soi aveugle et autarcique.
La mise à distance de cet horizon théologique caractérise les autres récits, par contraste. C’est déjà vrai chez Cervantès, dans un recueil de nouvelles pourtant exemplaires et considéré par bien des commentateurs comme conforme à la morale et à la théologie catholiques réaffirmées par le Concile de Trente dans les décennies précédant son écriture. Un discours théologique est tenu sur le Mal, au cœur du récit, mais de manière singulière, il est placé dans la bouche d’une « putain » théologienne, la sorcière Cañizares, qui effleure le problème de la théodicée. Oui, le péché est permis par Dieu, qui éprouve ainsi la liberté humaine (p. 567). Apulée avait fait de la magie l’anti-religion jetant l’homme du côté de l’animalité, dans une stratégie apologétique qui avait pu se retourner contre lui, lors de son fameux procès. Lorsque Cervantès met en scène une sorcière comique au début du XVIIe siècle, multipliant les allusions à l’actualité brûlante des procès en sorcellerie, recopiant chez certains compilateurs les formules justifiant aussi bien la croyance que le doute envers la réalité des actions démoniaques – il n’est pas lieu ici de rendre compte de l’écheveau des opinions possibles à cette époque, mais citons, parmi les objets de controverses, la possibilité des métamorphoses animales –, le romancier espagnol ne se contente pas de construire une figure captivante. En confiant à cette figure doublement ou triplement douteuse le discours orthodoxe, il opère un geste ambivalent : une lumière perce dans les ténèbres (rappelons que la devise « Spero lucem post tenebras » figure sur la page de titre de Don Quichotte en 1605), mais c’est toute l’angoisse eschatologique des contemporains, leur obsession de la corruption universelle, et plus particulièrement leur tentation de chercher des bouc-émissaires, qui se trouvent mises à distance comme un dérèglement imaginaire, considérées avec amusement par un auteur nous invitant à partager une vision indulgente envers les supposées sorcières – ce qui n’est pas sans résonnance politique – comme envers les défauts de l’humanité ordinaire. Aux antipodes des prophètes et des démonologues de son temps, le romancier nous invite à faire un effort de lucidité critique, à faire preuve de « discrétion », une notion cruciale du texte… Et en guise de répondant subtil au roman « vigie » (atalaya) de Mateo Alemán, il propose une perspective bien plus terre à terre, un regard d’en bas qui s’oppose au regard d’en haut prétentieux des moralistes. Il faut peut-être en passer par le regard de chiens pour retrouver les valeurs chrétiennes les plus fondamentales, à commencer par l’humilité, dont l’éloge est inscrit au revers du sermon humoristique des deux chiens. François d’Assise s’était adressé aux oiseaux, Antoine de Padoue aux poissons. Cervantès fait parler les chiens pour leur faire porter un message plus modeste, humaniste dans tous les sens du terme.
À l’extrême inverse d’Apulée, l’absence du secours attendu par Gregor ou l’absence d’issue ressassée par Rotpeter sont significatives sinon d’une athéologie kafkaïenne, du moins d’un univers déserté par les Dieux des monothéismes – judaïsme inclus puisque notre auteur fût considéré comme un renégat –, un univers où ne subsiste plus que la « vérité de l’exil », selon la formule de Maurice Blanchot [16] . Ce type de lecture a pu être relativisé, mais l’horizon métaphysique ne reste-t-il pas omniprésent dans son absence ? La recherche d’une issue, voilà l’obsession du singe encagé, comme c’est l’obsession de Gregor confiné dans sa chambre. Les seuils, les portes, les fenêtres, autant de fausses issues de secours pour la vermine qui ne sortira pas plus du huis-clos que la taupe de son terrier labyrinthique (Le Terrier)… L’attraction presque mystique des notes de violon jouées par la sœur est peut-être un leurre, tout comme les sept petits chiens musiciens, les « chiens aériens » et le chien chasseur entrevus par le personnage de Recherches d’un chien. Et quand par un effet de contre-champ magistral, le soleil printanier caresse les survivants de la famille Samsa enfin sortis, la cruauté du sort de Gregor n’est est que plus vive. On ne sort pas de son corps animal, telle est peut-être la révélation du matérialisme moderne. Chroniquant sa propre maladie dégénérative en 2010, l’historien Tony Judt attestait vivre la même expérience que Gregor, la dernière de son existence, dissipant les illusions du salut [17] .
Ces métaphysiques, ou ces antimétaphysiques impliquées par les fictions animales peuvent aussi s’affranchir des cadres occidentaux. Pourtant, les mythologies traditionnelles de la chute et du salut, de la malédiction et de l’innocence, du serpent et de l’âne, si chargées de culture chrétienne, sont toujours brassées par les récits de Guimarães Rosa, comme on le voit dans deux autres nouvelles du recueil Mon oncle le jaguar, « Mauvaise bête » et « L’histoire simple et exacte du petit âne du commandant ». Mais dans la nouvelle « Mon oncle le jaguar », il semble vouloir faire l’essai d’une pensée indigène, sur les traces de Lévi-Strauss qui avait publié en 1955 Tristes tropiques. Comme le narrateur organise le sacrifice du Noir Tiodoro, il renoue avec les cultes natifs, avec la mythologie primitive du jaguar, avec le cannibalisme. L’anthropologue Viveiros de Castro évoque le multinaturalisme des pensées animistes, pour lesquelles n’y a qu’une seule âme chez tous les vivants, mais des corps différents, donc des perspectives totalement différentes sur le monde physique [18] . Le romancier brésilien semble en avoir eu l’intuition : « Y a des choses qu’elles voient, et que nous on voit pas, on peut pas » (p. 89). Du moins, il nous plonge dans une vision radicalement immanentiste, car l’anthropologue sauvage que serait le romancier est aussi un éthologue improvisé, un quasi-éthologue faisant observer très précisément les attitudes des onces, dont le monde se suffit à lui-même et n’a nullement besoin du nôtre. À l’instar de Giorgio Agamben soutenant avec le poète Rilke que de tous ses yeux le vivant voit l’Ouvert, contre la célèbre thèse de l’animal « pauvre en monde » d’Heidegger [19] , Rosa nous conduit au point tangent où notre monde rencontre celui de la bête sauvage, au seuil de la vision inhumaine entrevue par Tonho le Tigrier, ou celui qui raconte, quel que soit son nom, le passeur : « M’sieur sait ce que l’once pense ? Vous savez pas ? Eh alors apprenez : l’once, elle pense qu’une chose – que tout est très beau, bon, beau, bon, sans arrêt » (p. 122).
Conclusions en forme de passages
Si la place respective de l’humain et de l’animal ne se laisse jamais clairement circonscrire dans ces récits, c’est qu’ils sont conçus pour troubler les frontières. L’écrivain, cet animal, s’identifie volontiers, personnellement, au mammifère ou à l’insecte dans lequel il se projette, car il n’est pas un homme ni une bête comme les autres… C’est aussi qu’entre le langage littéraire d’une part, ou le langage humain tout court, et la réalité animale de l’autre, il ne peut y avoir que « des passages, […] des occasions, des fuites, des rencontres » [20] . Ni Apulée, ni Cervantès, ni Kafka, ni même Guimarães Rosa n’ont écrit à la lueur du concept d’anthropocène : la conscience d’une dégradation irréversible de l’environnement, le constat d’une disparition inexorable des mondes animaux autour du monde humain sont les nôtres. Les ressources de leurs textes sont-elles pour autant épuisées ?
Quelles que soient leurs options philosophiques et métaphysiques – on l’a vu impossibles à subsumer, ne serait-ce qu’en raison de l’écart historique immense qui les sépare –, les grands romanciers qui abordent l’animalité par le schème de la fiction métamorphique s’écartent de l’anthropocentrisme ordinaire sans pour autant tomber dans le piège d’un zoocentrisme illusoire, car impossible à pratiquer ; ils montrent qu’on ne peut rejoindre imaginairement l’animal en faisant fi de nos préoccupations humaines, mais qu’il faut au contraire, pour y parvenir, travailler à la pleine reconnaissance de notre nature, de notre nature humaine c’est-à-dire animale (ce qui est un constat pour des écrivains post-darwiniens pouvait déjà sembler une évidence troublante pour des auteurs pré-darwiniens) ; qu’on ne peut caresser l’existence littérale de la bête qu’à travers les couches symboliques qui en déterminent la place dans notre culture, à condition de déplacer les lieux communs par des expérimentations esthétiques et intellectuelles audacieuses sur nos récits ; que l’animal se trouve aussi bien ailleurs, en lieu inaccessible, qu’au fond de soi, l’autobiographisme constituant un détour pour parvenir à saisir une subjectivité animalisée, tout autant que la bête est un masque pour parler de la condition de l’écrivain. Telles sont peut-être les principales réflexions, éminemment paradoxales, que ces classiques pourront inspirer à une zoopoétique contemporaine.
Sont-elles suffisantes pour faire un « bond hors du rang des assassins », pour reprendre une célèbre formule de Kafka (Journal, 27 janvier 1922), qui prend un tout autre sens à l’heure où les génocides du XXe siècle ont cessé, mais où continuent des animalicides de masse ? Il serait naïf de le croire, mais il le serait plus encore de penser que nos lectures n’ont pas de rapport avec nos actes.
Notes
- [1]
Anne Simon, Une bête entre les lignes. Essai de zoopoétique, Paris, Éditions Wildproject, 2021, p. 17-18.
- [2]
Thomas Nagel, « What it is like to be a bat? », The Philosophical Review, 83/4, 1974, p. 435-450.
- [3]
Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.
- [4]
Le Mythe de la métamorphose, Paris, José Corti, 2004.
- [5]
Nous reprenons ici la traduction de Jacques Thiériot (J. Guimarães Rosa, Mon oncle Le jaguar, Paris, Albin Michel, 1998, p. 15), là où Mathieu Dosse, dans l’édition au programme, traduit par « mougnanmouïne » (p. 76), mais on trouve plus loin « jaguarigné » (p. 109).
- [6]
Voir Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 57.
- [7]
Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 65.
- [8]
Tiphaine Samoyault, « Littéralité des rats », dans La Question animale entre science, littérature et philosophie, dir. J.-P. Engélibert et alii, Rennes, PUR, 2011, p. 231.
- [9]
Pascale Casanova, Kafka en colère, Paris, Seuil, « Fictions & Cie », 2011.
- [10]
On ne saurait trop conseiller, pour renvoyer à une autre traduction, de s’aider de celle de Jean-Raymond Fanlo dans la « Pochothèque » (Cervantès, Nouvelles exemplaires, Paris, Librairie générale française, 2008), par ailleurs précieuse pour ses annotations, ou de celle, collective, du volume Pléiade (Nouvelles exemplaires, suivies de Persilès, Paris, Gallimard, 2001).
- [11]
Plutarque de Chéronée n’est sans doute pas par hasard évoqué comme un parent par Lucius (p. 60).
- [12]
Vies parallèles, « Vie de Caton », viii.
- [13]
Voir parmi les destins d’individus animaux retracés par Éric Baratay, celui du fameux singe Consul, révélateur par les ambiguïtés de son traitement : Biographies animales, Paris, Seuil, 2017, p. 127-146.
- [14]
Elizabeth Costello : huit leçons, Paris, Gallimard, 2003.
- [15]
Voir les éclaircissements linguistiques de Mathieu Dosse, p. 424.
- [16]
De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1994, p. 124.
- [17]
Tony Judt, « Night », The New York Review of Books, 14 janvier 2010.
- [18]
Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, trad. O. Bonilla, Paris, PUF, 2009.
- [19]
Giorgio Agamben, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. J. Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2002.
- [20]
Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Paris, Bayard, 2007, p. 12.