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ARTICLE
L’exposition Masculin / Masculin organisée au Musée d'Orsay du 24 septembre 2013 au 2 janvier 2014, présente l'œuvre d'Orlan intitulée « L'origine de la Guerre », une « interprétation » du célèbre tableau de Gustave Courbet, peint en 1866 : « L'Origine du monde ». La version d'Orlan, réalisée en 1989, est une photographie représentant un homme aux jambes écartées, phallus en érection, travestissant ainsi l'iconographie féminine de Courbet [1] .
« Un thème léger et surprenant que celui des rapports amoureux et de la sexualité dans les deux guerres mondiales ? » s’interroge Benoît Lagarde, qui répond : « Sûrement pas », citant le recueil collectif : Amours, guerres et sexualité 1914-1945, l’ouvrage dirigé par François Rouquet, Fabrice Virgili et Danièle Voldman, publié à l’occasion de l’exposition éponyme organisée par la BDIC (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine) et le Musée de l’Armée. Benoît Lagarde précise :
À la croisée de l’histoire des genres et de l’histoire des guerres, ce livre nous donne à comprendre et à voir comment et en quoi les conflits mondiaux ont influé sur les rapports entre hommes et femmes, entre combattants et civils de l’arrière, sur le plan de la vie intime. Depuis la mobilisation et jusqu’à la fin de la guerre, les auteurs déterminent six thèmes d’études. Ainsi dès l’entrée dans le conflit, une vision esthétisée du corps humain pousse chaque pays au combat : soldats virils, femmes séduisantes à l’arrière et nations incarnées sous des traits féminins font corps pour marcher vers la victoire. Cette marche implique la séparation des couples et des familles, séparation durant laquelle il faut maintenir des liens avec l’absent(e) et en tisser de nouveaux avec les compagnons de fortune. […] Amour et rencontres trouvent néanmoins leur place : joie des permissions, homosexualité dans la troupe ou amours partagées avec l’ennemi font de la guerre un théâtre de passions. Les violences de guerre comprennent aussi les violences sexuelles, lesquelles apportent humiliation et souffrance [2] .
Lecture croisée : Dos Passos, Proust
Je propose, dans ce cadre, de croiser le premier court roman de John Dos Passos, traduit sous le titre de : L’Initiation d’un homme : 1917 [3] , avec les pages sur la guerre dans le dernier volume d’À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, de Marcel Proust.
Rien pourtant ne semble devoir rapprocher ces deux textes, le premier, une nouvelle d’un jeune américain, âgé de vingt-six ans à la publication du récit en 1920 (Dos Passos est né à Chicago en 1896), et le second, un romancier déjà célèbre, qui a obtenu le Prix Goncourt à la sortie de la guerre en 1919, pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et dont les pages sur la Grande Guerre ont été rajoutées au volume conclusif de son œuvre, après la guerre. Toutefois, la lecture de la nouvelle de John Dos Passos nous permet de mieux comprendre la démarche de Proust, quand il décide d’insérer ce qui pourrait aussi correspondre à deux courtes nouvelles au sein du Temps retrouvé, un court fragment sur le Paris de 1914, et un développement plus long sur le Paris de 1916. Le point de vue narratif de la guerre dans le Temps retrouvé est uniquement abordé de l’arrière, puisque le Narrateur se promène dans le Paris nocturne des environs de la Madeleine, mais l’on y voit déambuler, comme dans la nouvelle de Dos Passos, des soldats de toutes nationalités, en particulier canadiens et américains [4] , tandis qu’à une description de quelques pages sur le Paris de la débauche, à peine esquissé, Dos Passos oppose un journal du front, proche ici des pages de Louis-Ferdinand Céline de Casse-pipe. Il est possible d’imaginer toutefois que la nouvelle de John Dos Passos serait une sorte de monologue intérieur de l’un des militaires du Temps retrouvé, ou de journal inséré, tant le ton parfois est similaire aux accents patriotiques et à la conscience sociale qui traverse les pages proustiennes.
Rappelons que Dos Passos s’engage volontairement sur le front européen en 1917, et c’est en tant qu’ambulancier qu’il se voit jeté au cœur de la mêlée des horreurs qui firent de la région de l’Argonne, l’un des lieux de ces épouvantables « boucheries » de la Grande Guerre. Le jeune américain se veut aussi le journaliste chroniqueur de ces mois vécus au front, sa nouvelle tenant en ce sens le rôle d’un reportage destiné à un magazine américain. Néanmoins, centrée sur un héros autobiographique, Martin Howe, le court texte est aussi d’une certaine manière une forme d’engagement romanesque, posant une question essentielle et commune aux récits de guerre littéraire commun à nos deux auteurs : quelle peut-être la particularité d’un roman de la guerre, en opposition à une simple chronique, ou à un récit historique ?
Un trait commun unit les pages proustiennes sur la guerre à celles de Dos Passos : la dénonciation des mensonges de la presse. Telle est la première démarche que mettent en avant les récits :
L’Amérique, vous ne l’ignorez pas, est menée par la presse. Et la presse, par qui est-elle menée ? Qui saura jamais les forces obscures qui l’ont achetée jusqu’au moment où nous serions prêts à être lancés, bâillonnés et les yeux bandés, dans la guerre ? On dirait que les gens aiment ça à la folie : être dupés [5] .
La différence est que le jeune Dos Passos est aux portes de son œuvre, que par conséquent il n’inclut pas ses réflexions désabusées dans une économie romanesque, à l’inverse de Proust qui, grand lecteur des journaux de l’époque, en plagie des articles entiers, attribuant ceux-ci aux vieilles lunes du roman, tels l’universitaire Brichot, le docteur Cottard, ou même le violoniste Morel. La langue de bois des journaux, leur propagande, donne lieu chez Proust à une véritable satire, de son côté Dos Passos note dans son journal à la date du 16 août 1917 : « Je pense que j’ai raison en estimant que les intellectuels américains mènent le monde par le bout du nez au moyen de la Propagande [6] ». Dos Passos s’interroge :
Et tous ces hommes de par-delà le coteau et le bois, que pensaient-ils ? Mais comment auraient-ils pu penser ? Les mensonges dont ils étaient gavés les empêcheraient éternellement de penser. Ils n’avaient jamais eu l’occasion de penser avant qu’on les jetât dans la gueule du monstre, où il n’y avait place que pour le ricanement, la misère et l’odeur du sang [7] .
Le tout jeune écrivain s’accorde ici avec le Proust des dernières années : écrire sur la guerre suppose pour le romancier une mise à distance d’un langage de parti-pris, le postulat étant que toute guerre est une absurdité, ainsi les possibles héros au cœur du texte sont-ils vus avant tout comme des écrivains. Le jeune Martin Howe, qui a dix-neuf ans, répond à qui le félicite d’avoir accouru au secours de la France : « Peut-être n’est-ce que par simple curiosité ». Il y a du Robert de Saint-Loup dans le jeune Martin : l’héroïsme de Robert est relativisé par Proust, dans la mesure où ce dernier finit par se faire tuer au front, pour fuir la réalité de son homosexualité, ce qui ne l’empêche pas de s’être conduit en héros. Il s’agit, au-delà de l’admiration qu’à la fois Dos Passos et Proust expriment envers les « poilus », les deux textes étant aussi écrits à la gloire de ces soldats envoyés au sacrifice, résignés et désireux de la victoire, de tenter de retrouver l’intime de la nature humaine, où les raisons profondes de chacun d’entre les personnages ne s’accordent pas avec la thèse universelle du pays. Dos Passos et Proust ne craignent pas d’affirmer que l’héroïsme est aussi du côté allemand, et que parfois les alliés se conduisent de manière inhumaine. L’écrivain américain insiste beaucoup sur le récit rapporté qu’un Anglais confie à Martin :
- Voilà comment c’est arrivé (son haleine chargée de whisky formait comme un halo autour de la tête de Martin). Le Boche était un gentil petit gars ; sûrement pas plus de dix-huit ans. Il avait eu l’épaule fracturée, et il croyait que mon copain voulait lui arranger son oreiller. Il lui dit : « Thank you » avec un drôle d’accent allemand… Vous comprenez bien : il lui dit merci ! C’est ça qui m’a fait mal. Et l’autre se mit à rire. Ce sacré nom de Dieu se mit à rire quand le pauvre bougre lui dit merci. Et la grenade l’envoya dans l’autre monde [8] .
La compassion pour l’Allemand n’efface pas les envolées patriotiques du texte : à la fois Dos Passos et Proust écrivent un panégyrique à la gloire de l’héroïsme français, Proust se laissant même aller, à un moment précis de son roman, à une envolée lyrique inhabituelle concernant le sacrifice d’une famille, les Larivière :
Dans ce livre où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’est pas un seul personnage « à clefs », où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration, je dois dire à la louange de mon pays que seuls les parents millionnaires de Françoise ayant quitté leur retraite pour aider leur nièce sans appui, que seuls ceux-là sont des gens réels, qui existent. Et persuadé que leur modestie ne s’en offensera pas, pour la raison qu’ils ne liront jamais ce livre, c’est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d’autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s’appellent, d’un nom si français d’ailleurs, Larivière. S’il y a eu quelques vilains embusqués comme l’impérieux jeune homme en smoking que j’avais vu chez Jupien et dont la seule préoccupation était de savoir s’il pouvait avoir Léon à 10h et demie « parce qu’il déjeunait en ville », ils sont rachetés par la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, par tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière [9] .
Cette France sépia de Saint-André-des-Champs, l’américain Dos Passos la décrit au fil des pages de son Initiation d’un homme, c’est ainsi que défilent dans le bruit et la fureur des bombardements aériens et des attaques au gaz, des paysages d’une rare beauté, éclairé par les déflagrations des obus :
La route descendait en longs lacets, traversait en bas un village où, dans le léger brouillard qui montait de la petite rivière, un clocher au coq tordu se dressait encore sur le toit défoncé de l’église, puis elle remontait en côte dans les bois. Là, dans les bois, elle s’allongeait, vert et or, au premier soleil, horizontal. Au milieu des arbres touffus, dont les branches retombaient sur leur toit, s’alignaient des baraques démontables, aux portes ornées de décorations rustiques. À un certain endroit, une enseigne annonçait en lettres faites de bouts de bois assemblés avec du jonc : Camp des Pommiers [10] .
Un lyrisme semblable souffle sur les pages du Temps retrouvé qui décrivent les paysages de Paris :
Avant l’heure où les thés d’après-midi finissaient, à la tombée du jour, dans le ciel encore clair, on voyait de loin de petites taches brunes qu’on eût pu prendre, dans le soir bleu, pour des moucherons, ou des oiseaux. Ainsi quand on voit de très loin une montagne on pourrait croire que c’est un nuage. Mais on est ému parce qu’on sait que ce nuage est immense, à l’état solide, et résistant. Ainsi étais-je ému que la tache brune dans le ciel d’été ne fut ni un moucheron, ni un oiseau, mais un aéroplane monté par des hommes qui veillaient sur Paris [11] .
Cette forme de poésie baudelairienne de la flânerie et de la rêverie, enchâssée au cœur de l’enfer, Proust et Dos Passos la partagent : c’est que la guerre met au jour tous les contrastes, et accentue les paradoxes. Le Narrateur, pendant la guerre, porte le même regard critique sur le monde nouveau qui l’entoure, auquel il sait qu’il n’appartient plus : « Ils [les gens du monde] n’ont pas épuisé, pas même effleuré, les hommes de mérite qu’il y avait dans une génération » (p. 74). Le « Bal de têtes » n’est-il pas déjà préfiguré, dans la vision fugitive de ces « petites vieilles » baudelairiennes que le Narrateur suit ce matin-là au Bois, à la fin de Du côté de chez Swann, en y cherchant vainement l’ombre de Mme Swann : « Hélas ! dans l’Avenue des Acacias - l’allée de Myrtes - j’en revis quelques-unes, vieilles, et qui n’étaient plus que les ombres terribles de ce qu’elles avaient été [12] ».
Les Cercles de l’enfer
Proust et Dos Passos se sont bien assignés pour tâche de se faire les historiographes d’une époque, dont ils ont su isoler les véritables acteurs, ces êtres d’exception invisibles à l’intelligence, mais perceptibles par la sensibilité. Si le Narrateur regrette ces temps raffinés qu’il a passé toute sa vie à admirer, puis à décrire, ces hommes et ces femmes du monde qu’il a côtoyés, dont il a rapportés les mots spirituels, Proust accepte l’idée qu’il a été le témoin d’une époque, mais les générations suivantes trouveront à leur tour le même charme à leur temps, s’ils arrivent à le déchiffrer avec la même acuité des sens que le Narrateur. Proust nous offre une manière de lire son temps, ce serait un contresens d’imaginer que le romancier demeure figé dans la nostalgie d’un passé perdu, il n’y pas un seul temps perdu ou temps retrouvé, mais des milliers, à chaque génération. De même, le dernier chapitre du récit de Dos Passos, qui relate une conversation entre les divers protagonistes, qui ont réchappé à la mort :
- Oh ! il y a de l’espoir, dit-il après avoir vidé son verre. Nous sommes trop jeunes et on a trop grand besoin de nous pour que nous ne réussissions pas. Il faut que nous trouvions la voie, que nous fassions le premier pas sur le chemin de la liberté, car sinon la vie serait une plate dérision [13] .
La jeune génération s’engage dans l’idée de la révolution, de l’anarchie et de l’état socialiste. Proust n’annonce pas, bien entendu, cet âge d’un siècle nouveau et révolutionnaire, il est possible toutefois de s’interroger : les pages sur la guerre du Temps retrouvé, toutes écrites de l’arrière, à deux moments charnières du conflit, en 1914, à l’heure des engagements, des lâchetés et des professions de foi plus ou moins hypocrites, et, en 1916, quand l’issue du conflit se dessine mais demeure encore incertaine, ce qui plonge le texte dans une atmosphère pompéïenne de fin du monde, dénoncent l’égoïsme sans fond de la société. Toute la partie centrale du récit de Dos Passos se passe également à Paris, dans le même Paris que celui du Temps retrouvé, autour de la place de la Madeleine, de la rue de la Paix, ou de la place de la Concorde. Ces soldats américains et canadiens qui déambulent à la tombée de la nuit dans les rues de la capitale, pourraient être ceux-là mêmes que le baron de Charlus suit aveuglément, dans l’espoir d’une conquête, dans son désir, éternellement inassouvi, d’hommes virils. Que de champagne boit-on à Paris, avec des filles de joie, chez Dos Passos, que de réunions mondaines chez Proust où l’on évoque le Front avec des frissons d’horreur, tout en tenant salon ! Que l’on se rappelle ci l’emblématique scène de Mme Verdurin, lisant dans Le Figaro le récit du Naufrage du Lusitania, tout en dégustant son croissant qu’elle a réussi, à force d’intrigues auprès de son « camarade », le docteur Cottard, à se faire prescrire comme s’il s’agissait d’un médicament :
Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait fini par obtenir de Cottard une ordonnance qui lui permit de s’en faire dans un certain restaurant dont nous avons parlé [14] .
Le Paris proustien de 1916, et celui de 1917 de Dos Passos, rendent donc, à la faveur d’une forme de satire sociale, un regard désabusé sur la condition humaine : nous sommes ici au cœur de l’idée d’un roman d’initiation. Celui-ci s’élabore à partir des contrastes entre la vie et la mort, dont le lieu emblématique est celui du corps et de toutes ses débauches.
Martin se cacha la figure dans les mains, songeant à la femme qu’il eût voulu aimer cette nuit. Il la voudrait très brune, avec des lèvres rouges et des joues colorées, comme l’amie de Randolph ; il la voudrait avec des seins menus et des cuisses minces, brunes, des cuisses de danseuse – et dans ses bras il oublierait tout ce qui n’était pas la folie, le mystère et la vie complexe de Paris autour d’eux [15] .
Chez Proust, l’évocation d’une fuite en avant, par la sexualité, de la réalité de la guerre, prend une tout autre dimension : avec la guerre, la ville semble livrée tout entière aux homosexuels. Le rapport entre les hommes est totalement perverti, cet enfer devient, pour le baron de Charlus, un véritable paradis, par ces visions de soldats de toutes les nationalités qui déambulent dans la ville, par ses permissionnaires de retour du front, qui, tout chauds encore des horreurs des tranchées, viennent arrondir leur fin de mois dans le bordel de Jupien, afin d’envoyer leur argent à leur famille nécessiteuse. Il est d’usage, pour citer la fibre sociale de Proust, dont certains écrivains ou critiques ont pu lui reprocher de se perdre dans un monde de duchesses, d’évoquer le passage d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, quand « les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois » regardent, les yeux écarquillés, les dîneurs du grand Hôtel, Proust ouvrant une parenthèse étonnante, pour lui qui se refuse d’être un romancier « social » : « (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger [16] ) ».
Cette heure de conscience sociale n’est pas si isolée qu’on pourrait le croire, de la part du romancier, Le Temps retrouvé prouve au contraire que Proust est beaucoup plus attentif au malheur de la condition humaine qu’on ne le pense, pas seulement à propos de la misère qui touche le peuple, mais il se pose en défenseur des abus, ceux-ci pouvant toucher toutes les classes sociales, non seulement le peuple, ce qui serait la réduction d’une conscience sociale, reproche majeur que le romancier adresse aux écrivains naturalistes et aux romans « à thèse ». Que Proust fasse allusion, dans Le Temps retrouvé, à ce qu’il dénonçait déjà dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, qu’il mette cet aveu dans la bouche de son Narrateur : « […] je souffrais comme à l’hôtel de Balbec », lorsque les « permissionnaires » voient à quel point le Paris de la guerre est indifférent à leur sacrifice fatal, montre qu’il prend sur lui, par le biais de la fiction, de dénoncer, sans grandes envolées lyriques, mais sous une forme modeste et quasi imperceptible de reproche, le peu d’états d’âme du monde. Dans des remarques comme :« […] je savais que la misère du soldat est plus grande que celle du pauvre, les réunissant toutes, et plus touchante encore parce qu’elle est plus résignée, plus noble, et que c’est d’un hochement de tête philosophe, sans haine […] » (p. 41), transparaît l’immense humanité de Proust. C’est en effet un univers de planqués qui peuplent le Paris de 1916, le lieu est aussi privilégié que la salle à manger du Grand Hôtel de Balbec, menacé de toutes parts, vu à la fois de l’extérieur et de l’intérieur par un regard impitoyable, celui du Narrateur, celui du romancier. Ces quelques remarques hautement compassionnelles permettent de lire différemment la description de ce Paris de 1916, ce n’est pas seulement la sexualité du baron de Charlus qui se révèle monstrueuse, mais tous les acteurs de l’arrière, tous les clans, aucun personnage n’est épargné, qu’il s’agisse de Mme Verdurin et de son « croissant », des Brichot, Norpois, Bloch, ou autres pantins, même le Narrateur lui-même, qui semble fuir la guerre pour se réfugier dans une maison de santé, Proust dénonçant violemment les égoïsmes de ces personnages dont le Narrateur connaît les moindres recoins, les plus petites faiblesses, les défauts les plus grossiers. Proust ne prétend pas changer le monde, il donne toutefois quelques exemples de courage (les Larivière, Morel même, Saint-Loup, aussi), il invite son lecteur à rire de la nature humaine. Le « Bal de têtes » final, cette « matinée chez la princesse de Guermantes », où se rend le Narrateur après la guerre, et où tous les protagonistes ont soudain pris le masque de la vieillesse et même de la mort, pourrait être une forme de châtiment que le destin réserve aux hommes. C’est dans des remarques, en forme d’incises, pouvant passer presque inaperçues aux yeux d’un lecteur peu attentif, que l’infinie tolérance que prône La Recherche se dévoile, comme dans cet exemple à propos de l’inversion : « […] le phénomène si mal compris, si inutilement blâmé, de l’inversion sexuelle [17] ». Aucun tapage n’accompagne ce propos bien en avance sur son temps, concernant la tolérance à l’égard de la sexualité d’autrui, pourtant, quelle avancée sociale ! N’est-il pas également prémonitoire, cet hommage rendu à la « coopération de nos frères musulmans avec les armées de la France [18] », quand, aujourd’hui, des monuments sont élevés au souvenir de ces différents sacrifices ?
Charlus fouetté jusqu’au sang dans un bordel, la France en guerre contre l’Allemagne, tout cela relève de la mise en place de ce qui pourrait être des invraisemblances, des exagérations, pourtant, ces cercles de l’enfer existent et sont parcourus à la fois par le Narrateur et par Martin Howe : le héros de Dos Pasos ne s’exclame-t-il pas : « Je veux m’initier à tous les cercles de l’enfer ». Proust va plus loin encore : l’idée est qu’aucun homme n’est bon ni mauvais, de même que les belligérants sont placés sur un pied d’égalité, même si le romancier français avoue défendre le point de vue de sa patrie. De Charlus, le grand amour de ce dernier, Morel, n’a pas l’idée d’un homme vicieux, mais d’un homme « d’une sensibilité extraordinaire, une manière de saint [19] ». Quand on sait que Charlus a pensé assassiner Morel, la sainteté de ce dernier paraît quelque peu curieuse, le violoniste, planqué pendant la guerre, déserteur même car il ne rejoint pas son régiment, alors qu’il est déclaré apte et nullement réformé, protégé des Verdurin, journaliste apprécié, n’hésite pas à fustiger les travers du baron, qu’il surnomme « Frau Bosch », ou « van den Bosch », dans les articles qu’il publie, aux titres évocateurs (« Les Mésaventures d’une douairière en us, les vieux jours de la baronne », ou « Une Allemande », ou encore « Oncle d’Amérique et tante de Frankfort ») : « Aussi, quand il [Morel] cherchait par ses articles à le faire souffrir, dans sa pensée ce qu’il bafouait en lui ce n’était pas le vice, c’était la vertu [20] ». Quel portrait contrasté avons-nous du baron, homme vertueux, « une manière de saint », doué d’une « rare valeur intellectuelle », lui qui apparaît par ailleurs comme étant le vice et la méchanceté gratuite incarnés ! Le baron est l’allégorie du tout et de son contraire, du vice et de la vertu, de la victoire et de la défaite, de la vie et de la mort.
La guerre ne fait qu’accentuer les paradoxes : Morel « finit par s’engager », « son sang français bouillant dans ses veines comme le jus des raisins de Combray [21] » ; envoyé sur le front, l’amant du baron (et de tant d’autres !), puis de Saint-Loup, s’y conduit bravement, revenant « avec la croix que M. de Charlus avait jadis vainement sollicitée pour lui [22] ». Saint-Loup, ne sachant si son engagement volontaire sera accepté, paraît aux yeux de Bloch un « planqué », puis, au front, il fait montre d’une bravoure extrême, jusqu’à finir sa vie en héros, n’ayant pas craint de braver la mort. En filigrane toutefois, le lecteur peut s’interroger sur les raisons réelles qui ont poussé Saint-Loup à cette attitude héroïque : n’est-ce pas, pour ce Guermantes, une manière de ne pas suivre la terrible pente de son oncle Charlus ? Dans une conversation avec la duchesse de Guermantes, lors de la « Matinée », celle-ci dit au Narrateur, à propos de la mort de Saint-Loup « […] si vous voulez ma pensée, il n’a pas été tué, il s’est fait tuer [23] », posant peut-être le bon diagnostique, mais fondé sur des causes erronées : Gilberte n’est pas la raison des soucis domestiques de son mari, mais bien plutôt Morel, ou la vie homosexuelle secrète qui tourmente Robert. Si ce dernier a voulu se battre avec un officier de Méséglise, ce n’est pas, comme l’affirme la duchesse : « [… je n’ai pas la preuve positive qu’elle le trompait, mais il y a eu un tas d’histoires. Mais si, je vous dis que je le sais, avec un officier de Méséglise. Robert a voulu se battre [24] » (la duchesse ici se confond, dans cette mauvaise foi qu’elle finit par adopter comme vérité, avec Mme Verdurin, celle-ci usant de la même expression, à propos de Charlus : « Mais non, il est prussien disait la Patronne. Mais je vous le dis, le sais [25] »), par jalousie vis-à-vis de Gilberte, mais sans doute pour une histoire de mœurs avec l’officier, du moins c’est ce que Proust donne à deviner, entre les lignes, à son lecteur. Tel est le constant procédé de l’écriture de Proust : chaque parole peut être interprétée en fonction de la vaste connaissance que le lecteur possède des personnages et des situations, grâce aux innombrables hypothèses soulevées par le Narrateur, et à l’ironie que toute vérité assénée, à qui en connaît les tenants et les aboutissants, entraîne. Toute certitude fait sourire le lecteur.
Pour mieux mêler la source de l’actualité au projet romanesque, Proust laisse la parole à deux invertis, comme s’il voulait, d’un même point focal, correspondant au cœur de la fiction, mettre au jour deux aspects opposés d’un même événement historique : Saint-Loup, en 1916, est de retour du front ; Charlus appartient à cette société où « la vie continuait presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit, et notamment pour M. de Charlus et pour les Verdurin [26] ». Si leur vie est tout entière guidée par l’homosexualité, un ressort ici quitte le pur comique, pour parvenir à se couler dans le tragique - la mort de l’officier Saint-Loup, ou l’isolement pathétique de Charlus - le point d’arrivée est fort différent : Saint-Loup se jette à corps perdu dans l’héroïsme, Charlus, dans la futilité : « Charlus détestait l’efféminement. Saint-Loup admire le courage des jeunes hommes […] j’admire Saint-Loup demandant à partir au point le plus dangereux, infiniment plus que M. de Charlus évitant de porter des cravates claires [27] ». C’est pour le besoin de son roman que la guerre est indispensable à l’illustration d’une véritable théorie de l’homosexualité. Proust, en 1916, a assez d’expérience pour ne plus séparer l’Histoire de la fiction, ce à quoi il n’était pas parvenu dans les années Dreyfus : « La guerre qui fait des capitales où il n’y a plus que des femmes, le désespoir des homosexuels, est au contraire le roman passionné des homosexuels [28] ». Saint-Loup et Charlus trouvent naturellement leur place au sein d’une fiction qui a pu accueillir, les bras ouverts, à part égale, la guerre, et le bordel.
« C’est la houle des passions partout »
Chez Dos Passos, la mort rôde à chaque instant, les corps sont mutilés, détruits par les obus, les visages ruinés par les gaz, mais dans le roman de Proust aussi, le masque de la mort est omniprésent. La fête sexuelle proustienne parodie la destruction des corps, leur décomposition. Rien ne devrait a priori relier la nouvelle d’un jeune américain engagé dans le conflit franco-allemand, et qui écrit là un premier texte, comme un prologue à son œuvre, au volet ultime du grand roman de Proust parvenu au sommet de son art de romancier, et offrant le récit de Paris en guerre, comme l’épilogue de son œuvre. Pourtant, la lecture croisée de ces divers fragments, permet de mieux comprendre ce que peut être un roman de la guerre : c’est le roman qui permet l’initiation d’un héros, confronté à une descente aux enfers, où l’humanité soudain, dans toutes ses grimaces et sa tragi-comédie, se pavane sous le regard impitoyable du romancier. La sexualité tient alors un rôle central : elle est fuite en avant et refuge, elle est le rire de la guerre, elle est aussi ce qu’a osé le roman, qui ici se différencie du récit historique. L’apprentissage, au début du XXe siècle, de cette folie humaine, permet à nos deux écrivains de pousser un cri d’espoir pour l’avenir, en abolissant les frontières du Bien et du Mal. « Les personnages de Boccace trouvaient bien le moyen de s’amuser alors que la peste sévissait à Florence. Il me semble que c’est la seule façon de prendre la guerre », écrit Dos Passos [29] . L’écrivain américain, et son aîné français, mettent en scène la formidable comédie de la guerre :
– Enfin, qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? demanda tout à coup le nouvel arrivé, en baissant la voix furtivement. – je ne sais pas. Bien sûr que je n’avais jamais pensé que ce serait tel qu’on voulait nous le faire croire… Les choses ne sont jamais ainsi. – Mais vous n’auriez pu deviner que ce serait comme ça… tel que dans Alice au Pays des Merveilles… que ça ressemblerait à une sombre pantomime de Drury Lane, et offrirait toute la bêtise et le manque d’intérêt du cirque Barnum-Bailey [30] ?
Le roman se bat avec ses armes pour dénoncer l’absurdité du monde. Deux récits autour de la guerre dans les années 1914-1917, qui devraient n’avoir aucun trait commun, affichent pourtant une même ambition. Il s’agit non seulement de « l’initiation d’un homme », mais aussi de celle d’un lecteur.
Curieusement, le cirque « Barnum-Bailey », ou « la sombre pantomime de Drury Lane », se retrouve dans le roman de Louis-Ferdinand Céline, au titre évocateur : Guignol’s Band I. Alors que nous sommes en 1940, Céline y décrit, non pas le conflit contemporain, mais la Première Guerre. En mars 1944, à la publication de Guignol’s Band I, Céline confie à un journaliste : « […] il y a des écrivains français qui sont à Londres et qui parlent à la radio et qui écrivent sur la France. Et moi j’écris sur Londres. Eux ils parlent de politique et moi je n’en parle pas [31] ».
Dans le Londres de 1915, l’étrange boutique de tous les trafics, à Greenwich, de Van Claben, n’est pas sans rappeler le bordel de Jupien : Ferdinand n’y est-il pas sur le point d’être violé ?
Voilà le Boro qui me rattrape… Il est colosse… Il me soulève, il me porte dans ses bras… je rue, je cabre, je le mords aux poignets… Il m’emporte quand même ! … C’est un vrai ours pour la force… Il me balance sur le plumard à côté des deux saligauds… Il se couche aussi lui sur moi… Il m’écrase… il me rote… il me déconne…
« Je t’aime !... Je t’aime… Il me câline… Ferdinand ma tronche ! ... » qu’il m’appelle [32] .
Le passage demeure éminemment comique, d’une verve rabelaisienne, à l’instar de certaines des pages touchant au baron de Charlus, dans Le Temps retrouvé. Le club « Touit-touit », dans le second volet londonien du roman de Céline, semble même un pastiche de la maison close des environs de la gare Saint-Lazare, du roman de Proust, ou la reprise des scènes du métro parisien, où les corps, réfugiés des alertes à la bombe, s’entremêlent dans un ballet mettant en scène une véritable parade sexuelle :
C’est la houle des passions partout… […] je suis emmitouflé sous les caresses, il m’en rapplique de partout, des chaudes des froides des molles des rèches… mille doigts me parcourent la culotte… je suis anéanti d’embrassements… mes sursauts les moustillent ces garces… Je bronche elles m’arrachent les parties [33] …
Toute l’horreur de la guerre vient se mêler, dans le roman de Proust et de Céline, dans un carnaval géant où se mêlent la sexualité et toutes ses violences érotiques, parfois insoutenables, remontées, dans une bulle de rire rabelaisien, des ténèbres de la nature humaine. Ce regard de voyeur sur la guerre, qui constitue « l’initiation d’un homme », comme le jeune soldat Dos Passos l’écrit au seuil de son œuvre, n’est autre que la réponse pudique de la littérature à l’impudeur atroce de l’Histoire.
Notes
- [1]
Voir François Rouquet, Fabrice Virgili et Danièle Voldman (dir.), Amours, guerres et sexualité 1914-1945, Gallimard – BDIC/Musée de l’armée, 2007, 176 pages.
- [2]
Benoît Lagarde, François Rouquet, Fabrice Virgili et Danièle Voldman (dir.), Amours, guerres et sexualité 1914-1945 », Revue historique des armées [En ligne], 252 | 2008, mis en ligne le 16 septembre 2008. URL : http://rha.revues.org/3493.
- [3]
John Dos Passos, L’Initiation d’un homme : 1917, Folio-Gallimard, 1996 [Première édition française : édition Rieder, 1925].
- [4]
« M. de Charlus […] était fou de Marocains, mais surtout des Anglo-saxons et qu’il voyait comme des statues vivantes de Phidias », Le Temps retrouvé, « Bibliothèque de la Pléiade », T. IV, p. 356.
- [5]
Dos Passos, op. cit., p. 175.
- [6]
Ibid., p. 51.
- [7]
Ibid., p. 161.
- [8]
Ibid., p. 115.
- [9]
Proust, op. cit., pp. 424-425.
- [10]
Dos Passos, op. cit., p. 129.
- [11]
Proust, op. cit., p. 313.
- [12]
Ibid., p. 419.
- [13]
Dos Passos, op. cit., p. 183.
- [14]
Proust, op. cit., p. 352. Rappelons que « le naufrage du paquebot anglais Lusitania joua un rôle considérable dans la guerre des propagandes : le 7 mai 1915, le paquebot anglais Lusitania fut torpillé à huit milles des côtes d’Irlande. Il transportait près de deux milles personnes, dont moins de huit cents furent sauvés. On comptait cent cinquante passagers américains parmi les victimes. ». (Voir la première note de la page 352, p. 1223).
- [15]
Dos Passos, op. cit., p. 117.
- [16]
Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, « Bibliothèque de la Pléiade », T. II, p. 41-42.
- [17]
Le Temps retrouvé, op. cit., p. 489.
- [18]
Ibid., pp. 387-388.
- [19]
Ibid., p. 346.
- [20]
Id., ibid.
- [21]
Ibid., p. 347.
- [22]
Ibid., p. 432.
- [23]
Ibid., p. 604.
- [24]
Id., ibid.
- [25]
Ibid., p. 346.
- [26]
Ibid., p. 351.
- [27]
Ibid., pp. 324-325.
- [28]
Ibid., p. 324.
- [29]
Dos Passos, op. cit., p. 173.
- [30]
Ibid., p. 80.
- [31]
Entretien avec Pierre Lhoste du 17 mars 1944, Cahiers Céline 7, Gallimard, p. 201.
- [32]
Louis-Ferdinand Céline, Guignol’s Band I, « Bibliothèque de la Pléiade », Romans III, p. 215.
- [33]
Ibid., Guignol’s Band II, p. 506.
Pour citer cet article
Yves-Michel ERGAL, "La Sexualité ou le Rire de la guerre", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/yves-michel-ergal-la-sexualite-ou-le-rire-de-la-guerre/, page consultée le 30 Octobre 2024.