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ARTICLE
Mettre le feu. Attiser le feu. Laisser se consumer les matériaux. Eteindre le feu. Alors les images se déposent. L’incendie engendre les images.
La méthode est simple mais dangereuse, extrême aussi. Claudio Parmiggiani crée des œuvres sur le mode de la combustion [1] qui se nomment Delocazione. Invité en 1970 à investir l’espace du Musée de Modène, l’artiste italien découvrit une salle qui fonctionnait comme réserve où se trouvaient quelques objets anodins. Il s’appropria le lieu tel qu’il était, organisa un grand feu dont la fumée transporta des cendres qui se déposèrent sur les parois, le sol et le plafond. L’artiste retira ensuite un à un les objets et l’image apparut : une image d’ombre, une image de l’absence.
A propos des Delocazione, il écrit : « Les matériaux pour réaliser ces espaces, poussière, suie, et fumée, contribuaient à créer le climat d’un lieu abandonné par les hommes, exactement comme après un incendie, un climat de ville morte. Il ne restait que les ombres des choses, presque les ectoplasmes de formes disparues, évanouies, comme les ombres des corps humains vaporisés sur les murs d’Hiroshima. » [2]
A partir de l’œuvre inaugurale de 1970, l’artiste réalisa par la suite une série de Delocazione dans différents lies culturels : Le Fresnoy, (Tourcoing), Fattoria di Celle (Pistoia), Hôtel des Arts (Toulon), Centre Georges Pompidou (Paris), FRAC Bourgogne (Dijon), MAMCO (Genève). Une des plus récentes Delocazione a été réalisée en 2002 dans la salle de lecture de la Bibliothèque municipale de Montpellier sise au Musée Fabre. Cette intervention entrait dans le cadre du projet réaménagement du Musée et de ses annexes datant de 1840. Avant l’intervention des ouvriers et des pelles mécaniques, ces espaces désaffectés ont été investis par l’artiste italien.
Claudio Parmiggiani a une certaine habitude de mettre le feu à des endroits insolites et souvent chargés symboliquement : des salles ou des réserves de musées, des pièces de maisons particulières. Mais jamais jusqu’alors il n’était intervenu directement dans une bibliothèque même si dans des installations antérieures (Toulon, Turin), il a fait monter comme décor des rayonnages de bibliothèques chargés de livres. Le feu ne convient pas aux livres, c’est le moins que l’on puisse dire et Parmiggiani, conscient de la gravité de son action, se réfère non seulement aux épisodes tragiques du XXe siècle mais aussi à la Bibliothèque d’Alexandrie. Toutefois, ces références demeurent extérieures à l’œuvre et son geste n’est ni une provocation esthétique ni une illustration du thème de la bibliothèque en feu. Son œuvre, par un processus violent de destruction, conduit à une construction : la naissance d’une image. Le feu pour Parmiggiani est plus qu’une technique, c’est une poétique et son œuvre une morphogenèse. Avec le feu l’artiste forme des images et son œuvre se comprend alors comme une Bildung.
Processus
La salle de lecture de la Bibliothèque de Montpellier est d’ordonnance néo-classique avec sa mezzanine, ses fenêtres toutes situées sur un mur et deux entrées. Que s’est-il passé dans cette salle investie durant plus d’un siècle et demi par des lecteurs, des étudiants ? Parmiggiani a investi la bibliothèque en la débarrassant de ses objets, de son mobilier. Il a fait restaurer certains murs et repeindre les parois. Il a conservé des signes distinctifs du lieu : les corniches, ou encore les inscriptions définissant les zones de catalogage des livres, comme l’espace réservé à la philosophie ou aux sciences, par exemple. Avec une équipe de volontaires, il a disposé dans ce lieu des étagères sur lesquelles ont pris place toutes sortes de livres de différents formats. Puis la mise à feu a eu lieu. Avec un collaborateur artificier, il a orchestré un feu en plusieurs endroits. Le lieu était clos, hermétiquement. Le feu s’est développé, a gagné l’ampleur voulue, a dégagé une épaisse fumée. Après combustion, la fumée s’est dissipée, a répandu de toutes parts la suie et la cendre. Avec un soin extrême et beaucoup de délicatesse, les livres et les étagères ont été retirés. L’œuvre d’art est née.
On découvre alors une salle grise sur les murs de laquelle apparaissent les formes résiduelles des livres. Formes blanches sur fond gris ou noir. On se trouve face à une immense grisaille [3] . La suie et la cendre ont dessiné les contours par empreintes négatives, telles les mains de nos lointains ancêtres projetées dans les grottes préhistoriques. L’absence règne comme l’image totale d’une présence disparue, soufflée.
Mettre du feu dans une bibliothèque procède de la catastrophe. Il est nécessaire d’utiliser ce terme car il est à la mesure de l’effet produit par cette œuvre.
La catastrophe
La majesté du feu, sa force, sa chaleur, l’exubérante danse de la fumée sont d’abord une catastrophe. Celle-ci signale une chute selon son étymologie grecque kata qui signifie bas. La combustion réduit les matières, bribes infimes qui s’évanouissent en poussières. La chaleur qui se dégage provoque l’ascension des matières qui voltigent. Les cendres refroidies retombent, se répandent partout, s’incrustent dans les moindres interstices, recouvrent tous les objets. Le feu, associé à l’air, son véhicule, projette les résidus de matière consumée, les répand dans l’espace telle une semaison qui féconde le lieu. L’air les transporte en une dérive, voyage cosmique et tourbillonnaire dans l’espace de la gestation de l’œuvre.
Lorsque la chute, lorsque la catastrophe se produit, naît la splendeur de l’image. La Delocazione, comme processus de création par la destruction convoque l’idée de l’apocalypse. Il y a chez Parmiggiani une propension à repérer certaines formes du désastre et à les introduire dans l’œuvre. Le feu constitue une donnée essentielle de sa vie et de son travail artistique. Par exemple, Parmiggiani parle de la maison de son enfance, une maison rouge construite dans la campagne. “Dans cette maison, que j’ai quittée vers quinze ans, je revenais de temps en temps. Et c’est dans cette maison à la campagne qu’entre dix-sept et dix-huit ans j’ai eu mon premier atelier. Aujourd’hui cette maison n’existe plus. Un jour, en revenant, je l’ai vue complètement incendiée, et puis elle a été abattue, et, dans la campagne, il n’est plus resté que le brouillard et quelques peupliers. Il me semble que c’était hier mais, si j’y pense, j’ai l’impression que tout cela s’est passé il y a mille ans.” [4] Le feu de la maison rouge a produit une grisaille évoquée ici par la présence du brouillard. Nul doute que cette expérience visuelle du feu et du brouillard soit fondatrice pour l’œuvre de Parmiggiani.
L’omniprésence du feu révèle un attrait irrésistible pour la puissance et la destruction, mais aussi pour ce qui reste, c’est-à-dire quelque chose qui est de l’ordre de la trace, de l’empreinte.
Le feu, dans son opération destructrice et créatrice, agit comme cause originelle. Dans la peinture occidentale, il est associé à la catastrophe – incendies de villes antiques, jugement divin, éruptions volcaniques dévastatrices. Chez Parmiggiani, sa puissance se révèle dans le principe créateur allié à la destruction. L’artiste ne dissocie jamais ces deux composantes, au contraire, il les confronte et les articule ensemble. Il utilise certaines propriétés du feu, celles qui permettent les transmutations. Le feu couve chez Parmiggiani, jamais il ne se montre en action. En effet, l’artiste ne conçoit pas l’acte créateur comme une scène visible de tous, qui exhiberait, sur le mode spectaculaire, la naissance de l’œuvre. La mise à feu de la bibliothèque n’a pas été une performance visible d’un public d’initiés. Cela s’est passé de manière secrète et confidentielle, sous le seul contrôle de l’artiste, de son assistant pyrotechnicien et d’un corps de pompiers mobilisé en cas d’accident. Parmiggiani use du feu, respecte la puissance occulte de son action. Chez lui, le feu est invisible et ne luit pas. Il consume, il détruit, mais dans le secret.
Lorsqu’elle se produit, l’apocalypse révèle quelque chose de caché dans une manifestation violente, destructrice. Jacques Derrida explique : “L'apocalypsis n'est que révélation ou mise à nu, dévoilement qui rend visible, vérité de la vérité. […] elle dévoile aussi selon l'événement d'une catastrophe ou d'un cataclysme” [5] . La Delocazione qui signifie “déplacement” met en scène le mouvement de dévoilement de la catastrophe. Des cendres, elle exhume des images latentes : traces de livres dont les lettres, les mots, les pages, les significations ont disparu à jamais mais dont la présence métonymique (la trace) et métaphorique (l’image) s’inscrit sous la forme d’un vestige. La catastrophe permet la venue de l’image. Oui et cela fait écho, comme le dit Parmiggiani lui-même, à la venue d’autres images terribles : celles produites en 1945 par les bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki. Des hommes, des femmes et des enfants meurent, réduits en poussière dans un instantané foudroyant et, simultanément, des images noires et blanches, des silhouettes s'impriment sur les murs, sur les pierres. Littéralement, ce sont des ombres projetées [6] . L'image naît de la brûlure la plus intense - l'éclair gigantesque de la bombe atomique - celle qui anéantit la vie. L'image survient ici après la prise de vie. L’image consiste en un vestige, preuve d'une catastrophe et trace d'une révélation. Penser l'image comme apocalypse, entre une destruction et une naissance subite, c'est inscrire l'origine dans la fin, nouer la vie dans la mort.
La genèse
L’acte de création, chez Parmiggiani, passe donc par une destruction qui génère les images. Et l’on peut penser à ces quelques vers de Mallarmé qui résonnent avec le brouillard entrevu par Parmiggiani au moment où il aperçoit sa maison rouge détruite :
Brouillards. Montez ! Versez vos cendres monotones
Avec de longs haillons de brume dans les cieux
Qui noiera le marais livide des automnes
Et bâtissez un grand plafond silencieux.
Ces vers, et ce n’est pas anodin, sont tirés du poème intitulé L’Azur. Aspiration, genèse, silence sont des termes que l’on trouve à l’œuvre chez le poète et chez le plasticien italien. L’envol ne suppose que la chute ; et la catastrophe est offrande, promesse de l’œuvre à venir. La création se joue sous le double signe de l’écrasement et de l’exhaussement, de la dégradation et de l’éclat.
Feu, fumée, air, cendres composent les quatre éléments plastiques d’un lexique qui donne à l’œuvre sa signification. Ils se transforment en une manière (maniera) de catastrophe et d’effusion.
La fumée
La fumée véhicule les particules de matière consumée, elle les disperse dans les airs, les propulse dans les moindres interstices du lieu. Substance vaporisée, la fumée est, dans un premier mouvement, la part aérienne du feu. Elle capture et réfléchit les flammes, les prolonge au-delà d’elles-mêmes. Elle transforme le feu en un condensé de lumière opaque, une “obscure clarté”, comme le dirait Corneille.
Dans la salle de lecture de la Bibliothèque l’atmosphère s’épaissit, l’air se colore en gris et en noir. La fumée transporte le feu, telle une projection, sur les écrans des murs. Mobile, elle se soumet à toutes les errances. Informe, elle prend toutes les formes. Dynamique, toujours en voie de formation et de déformation, elle met l’espace en mouvement, crée des mutations incessantes. Instable, sans contour ni consistance, elle participe des puissances d’une matière capable de faire advenir et d’abolir les figures. Elle uniformise l’espace, accomplit un effacement du monde et assimile tous les éléments à sa propre substance. Le lieu est absorbé et il sommeille.
Par sa seule divagation, la fumée possède le pouvoir de générer des images. Cette force du hasard confine à une sorte de magie naturelle qui œuvre au gré de la Fortune. La fumée engendre des mirabilia, images merveilleuses et des images achéropoïètes, non faites de mains humaines.
La cendre
La matière de la fumée est la cendre. Celle-ci constitue la poussière de la destruction, son plus infime matériau. En suspens dans les airs, la cendre chute lorsque le feu s’éteint ; elle s’accroche à la moindre aspérité, se dépose partout, envahit les moindres espaces, s’amasse sur le sol, se colle au plafond. Elle s’identifie, dans notre culture, à la matière ultime, celle de la mort [7] . Indice de notre finitude, elle désigne la fatalité du corps condamné à tomber, un jour, en poussière. Manifestant une dernière fois le feu, elle en est la matière survivante. Envahissante, elle souille et hante le lieu, l’habite comme un fantôme. La cendre porte en elle le souvenir de la lumière et de l’éclat. Issue de l’apothéose, elle en exprime le décombre. L’encendrement procède de l’embrasement, comme si l’éclat ne peut que s’anéantir, comme si la lumière ne peut que se noircir.
Telle une trace, la cendre est le spectre du feu, l’effritement de l’azur. Accomplissant le feu, elle en éteint la clarté, immobilise l’élan des flammes. Corps astral et infernal, la cendre métamorphose, chez Parmiggiani, le lieu en une image à la couleur étale, à la texture poudreuse. Elle macule, recouvre, enveloppe comme une sorte de voile uniforme, une pellicule flétrie. La cendre correspondrait au fané de la fleur, quelque chose de déchu après une éclosion majestueuse. Le fané et la cendre désignent la distance entre l’apothéose et la catastrophe, une distance qui s’étire dans un épuisement sans fin, mélancolique. La douceur grise et poudrée de la cendre offre la paradoxale profondeur d’une matière déposée en surface, fragile, prête à disparaître et où le temps lui-même repose. Appartenant à la mémoire, elle donne matière au souvenir : sépulcrale, elle donne corps à l’absence. Présence envahissante, éparpillée dans les moindres replis du lieu, la cendre exprime le frisson de la disparition. Pour l’artiste, il s’agit d’élever la matière, dans son effondrement en particules infimes, à la subtilité d’une matière de l’absence. Exténuées, réduites en poussière, les matières de Parmiggiani relèvent d’une transsubstantiation aboutissant à une désincarnation.
Comme matière résiduelle, la cendre est un vestige qui indique la présence d’une absence. Presque rien, le vestige poursuit (vestigium vient de vestigare, suivre à la trace) et prolonge une présence perdue. Jean-Luc Nancy affirme que “ce qui reste est aussi ce qui résiste le plus” [8] . La cendre se révèle comme un débris visuel engendré par une catastrophe, révélant une conservation et une destruction, une permanence et une perte, bref, le vestige est une persistance. La cendre de la Delocazione ne se contente pas d’exister en tant que telle, d’être visible pour elle-même mais elle porte un destin : elle préfigure, c’est-à-dire elle contient une puissance de figuration.
Actes
Dans la Delocazione, se manifeste une double pulsion de destruction et de construction. Un enchaînement de gestes procède de l’effacement et de la reconstruction, de la transformation et de la conservation. La Delocazione se réalise dans de nombreux “déplacements” qui sont autant de manipulations antagonistes : vider et remplir, blanchir et noircir, enlever et remettre, désagréger et recomposer.
Pour Parmiggiani, peindre équivaut à brûler, et représenter se confond avec transformer. La destruction engendre les images, images qui surgissent à partir d’une chute et d’une poussière. La transmutation des gestes et des matières aboutit à la création de l’image. De la mise au tombeau de la lumière dans la cendre sourdent les images, empreintes et ombres. La Delocazione est une œuvre sépulcrale, “immatériel deuil” [9] . Apparaissent des images sublimes dans le sens philosophique du terme, c’est-à-dire qui expriment l’apothéose et la ruine.
Pétrifiée et pulvérisée, la cendre n’est pas matière morte. Active, elle donne vie aux images. Lorsque la cendre et la suie glissent sur les murs de la salle de lecture, elles remplissent l’espace vide – murs, plafond, sol – dessinant et épousant les contours des livres. Les livres retirés, l’image naît, figure blanche se détachant de la surface funéraire. La matière résiduelle de la cendre garantit une apparition “native”, celle de l’image. La Delocazione, image fulgurante car issue du feu, s’inscrit en clair dans les décombres. Comme l’éclair, le processus de la Delocazione procède de la combustion pour produire une image. Aussi ces figures claires ressemblent-elles autant aux images créée par la foudre qu’à un négatif photographique.
La figure née de l’encendrement est un charaktèr, mot qui appartient au langage de l’imprimerie et donc du livre et dont l’étymologie grecque rappelle la notion d’empreinte. Des livres disparus, les images de la Delocazione exhument des impressions, images imprécises et flottantes, prêtes à disparaître elles aussi. Emergeant de la ruine, l’image se donne elle-même comme ruine. L’image ruinée chez Parmiggiani est moins le reste d’un monument hier intact, que la figure “native” de l’absence.
L’empreinte des livres serait alors une présence endeuillée. En anticipation, Parmiggiani construit le tombeau de la bibliothèque qui sera détruite. La Delocazione devient une véritable présentation de l’absence.
L’ombre à l’origine
Parmiggiani écrit : “C’est à l’ombre que se rattache le sens de la naissance et de la mort et elle est le lieu occulte où prennent forme, images et idées. Elle est la première image spéculaire de l’homme qui signifie à l’homme son état de tout et de rien. L’ombre est le sang de la lumière […].” [10] L’ombre concerne donc la naissance et la mort. L’ombre et la mort forment un couple bien connu. L’ombre à la naissance est moins évidente. Mais il faut se souvenir qu’elle figure en place centrale dans le récit de l’Annonciation, celui de Luc en particulier. En effet, le texte dit de manière explicite: “Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre.” [11] Dans le texte grec, couvrir de son ombre, obombrer, est donné par le verbe épiskiazein, terme dans lequel nous retrouvons le nom de skia, l'ombre. Ce verbe signifie donc la venue de Dieu s’inclinant sur la Vierge Marie. L’ombre a, tout autant que le rayon lumineux émanant de la figure divine, la puissance de la fécondation. Elle possède le pouvoir de faire passer de l’invisible (Dieu) au visible (le Christ, Image de Dieu), de produire une image que l’on pourra regarder.
Obombrer, c’est-à-dire l’action de l’ombre dans les entrailles rouges de Marie, signifie alors créer, engendrer, provoquer la naissance d’un corps. On retrouve fortuitement l’association du rouge et de l’ombre grise évoquée par Parmiggiani dans l’expérience fondatrice de la maison rouge incendiée, devenue brouillard. Obombrer, dans tout son travail de clarté et d’obscurité, permet à une chair d’être conçue, à des images d’apparaître. L’ombre grise se rapporte à l’origine et à la fécondation. La genèse opère par une ombre en grisaille. La couleur inchoative, celle du commencement, est le gris, celui de l’ombre, la même couleur qui transformera, plus tard, le cadavre en fantôme.
Cette dualité est en jeu dans la Delocazione : l’ombre exprime autant la vie que la mort, la naissance que la fin.
L’ombre a ce pouvoir de faire advenir l’image, d’en provoquer l’apparition. La visibilité de l’image, sa venue dans la champ du visible se produit chez Parmiggiani sur le mode “négatif” et saturnien de la défection, de la destruction et de l’absence. Mais c’est un mode “natif” aussi, car l’ombre, selon Pline l’Ancien racontant la légende de la fille de Dibutade, est l’enfance de l’art. Les livres de la bibliothèque encendrée, présents dans leur disparition, prennent forme grâce à la puissance de l’ombre.
La bibliothèque devient alors un lieu nouveau et même ce que nous pouvons appeler une figura. La figura dans sa définition antique et chrétienne signifie une forme d’où naît la figure : une sorte de moule. La bibliothèque incendiée n’est plus le lieu de réserve des livres, le dépôt du savoir, elle possède maintenant une dimension “figurale” qui permet une réincarnation visuelle des livres. Figurer, pour Parmiggiani, signifie donner un corps d’ombre aux images et cela dans le mouvement vacillant du distinct et de l’indistinct.
Le lieu se transforme en un réceptacle, capable d’engendrer les images. La bibliothèque devient khôra, moule ou “porte-empreinte” dont Platon a défini, dans le Timée, la fonction de lieu de création du monde [12] . La khôra (comme la fumée, la suie, la cendre), constitue le ce en quoi les figures se forment. Elle permet et protège la genèse des figures. Le monde issu de la khôra devient une image, et cette image, selon Platon, constitue son âme (psuchè). Dans la cavité de la khôra, les formes prennent place et, lumineuses comme des constellations, s'inscrivent en creux. Les représentations issues de la khôra sont moins des copies que des formes d’origine. De même, la Delocazione apparaît moins comme une simple empreinte que comme un ensemble de formes originaires, c’est-à-dire donnant naissance à une nouvelle génération d’images. Le lieu de la Delocazione, est autant le sépulcre des images anciennes, des mémoires enfouies, des souvenirs oubliés que le lieu “natif” des images nouvelles. Réceptacle cinéraire du visuel, la bibliothèque grise consacre le lieu d’engendrement de l’image.
Matricielle et dramatique, la bibliothèque féconde les images. Bref, avec Claudio Parmiggiani, la bibliothèque encendrée conçoit.
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Notes
- [1]
Claudio Parmiggiani est un artiste italien né en 1943. Il vit à Bologne et dans la campagne parmesane. Son œuvre se rapproche parfois de l’arte povera même s’il n’a jamais fait partie de ce mouvement.
- [2]
C. Parmiggiani, Stella, sangue, spirito, Parme, Nuova Pratiche Editrice, 1995.
- [3]
Sur la grisaille chez Claudio Parmiggiani et pour une lecture complète de son œuvre, G. Didi-Huberman, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2001.
- [4]
C. Parmiggiani, Le Sang de la couleur,dir. Claude Bernard et Roland Recht, Strasbourg, Musées de la Ville de Strasbourg, 1988, pp. 134-135.
- [5]
J. Derrida, Mémoires d’aveugle. L’autoportrait et autres ruines, Paris, La Réunion des musées nationaux, 1990, p. 123.
- [6]
Sur ce sujet, V. Mauron, “Introduction”, Le signe incarné. Ombres et reflets dans l’art contemporain, Paris, Hazan, 2001.
- [7]
“Memento, homo, quia pulvis et in pulverem reverteris”, Genèse 18, Job 34, 15.
- [8]
J.-L. Nancy, Les Muses, Paris, Galilée, 1994, p. 135.
- [9]
Mallarmé, Tombeau (de Verlaine), Poésies, Paris, Gallimard, 1984, p. 96.
- [10]
C. Parmiggiani, Stella, sangue, spirito, op.cit., pp. 8-10.
- [11]
Luc, 1, 35.
- [12]
Sur le sujet, lire entre autres les livres de J. Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993 et de S. Margel, Le tombeau du dieu artisan, précédé de Avances par Jacques Derrida, Paris, Minuit, 1995.
Biographie de l'auteur
Véronique MAURON
Professeur à l’Université de Lausanne. Ses domaines de recherche sont l’analyse des représentations et la construction du regard. Depuis 2003, elle dirige un programme de recherche intitulé La procréation et ses représentations mettant en résonance des images médicales produites dans le laboratoire de l’Unité de médecine de la reproduction du CHUV-Lausanne et des images issues du monde artistique. Spécialiste de l’art du XXe siècle et de l’art contemporain, ses principales publications dans ce domaine sont Oskar Kokoschka, Figures et voyages (Villa dei Cedri, 1995), Le signe incarné. Ombres et reflets dans l’art contemporain (Hazan, 2001), L’exposition comme genre artistique (Lausanne, EPFL-ENAC, 2003). Responsable éditoriale (en collaboration avec Claire de Ribaupierre) de Marcel Brion, les chambres de l’imaginaire (Payot/Centre de recherches sur les lettres romandes), Figures de l’idiot (Léo Scheer, 2004).