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ARTICLE
Je soumettrai ici quelques réflexions sur les liens entre le culte de la nouveauté et le culte, voire même la sacralisation, de la littérature et de l’art, phénomène dont l’essor a coïncidé avec celui du désenchantement du monde, désenchantement auquel le culte de l’art a cru pouvoir offrir une réponse.
Plaçons-nous en 1829, à la fin de la troisième décennie du XIXe siècle, lorsque la restauration de la paix en Europe, et celle, en France, d’un pouvoir monarchique constitutionnel, modéré donc par la représentation parlementaire, semblait définitive. C’est le moment qu’un important philosophe allemand a choisi pour annoncer la fin de l’histoire et le triomphe irrévocable de l’esprit. Il s’agit de Hegel, qui ajouta à cette proclamation celle de la fin de l’art, domaine devenu à son avis peu nécessaire dès lors que le vrai savoir philosophique a définitivement remplacé les connaissances précieuses mais insuffisantes jadis offertes par l’art et par la religion. C’est par ailleurs, le moment où, au contraire, selon Paul Bénichou, a eu lieu en France et non seulement en France le sacre de l’écrivain, à savoir l’établissement durable d’un pouvoir spirituel laïque, dont les racines plongeaient dans le siècle des Lumières, dont la réussite avait été rendue possible par les extraordinaires transformations sociales et politiques accomplies pendant la période révolutionnaire, et dont les grands pontifes ont été les écrivains (Victor Hugo en offrant le meilleur exemple), seuls censés avoir compris la nouvelle vérité du monde et à pouvoir la prêcher aux multitudes. À ces deux opinions antinomiques, il convient d’en ajouter une troisième, formulée à la même époque, à savoir vers la fin des années 1820, par Arthur Schopenhauer, témoin des grandes guerres qui ont ravagé l’Europe entre 1792 et 1815. Selon sa philosophie, qu’on peut considérer comme un défi lancé à l’invention des guerres de masse, les êtres humains, voire l’univers dans son ensemble, sont gouvernés par une volonté aveugle, génératrice de conflits sans fin et d’une servitude sans rémission. Incapables de s’y soustraire entièrement, les humains dont la nature, par un hasard inexplicable, jouit d’un brin de liberté, ont néanmoins le privilège de pouvoir choisir le retrait et la réflexion. Ce choix se présente sous au moins trois formes, dont la plus accessible est la contemplation du monde tel que présenté par l’art, les deux autres étant la morale de la bonté et le renoncement complet au règne de la volonté.
La fin des années 1820 propose donc trois manières de considérer l’art : selon Hegel, nous assistons à son crépuscule final; le sacre de l’écrivain, en France, affirme la mission réformatrice de l’art, en particulier celle de la littérature; selon Schopenhauer, enfin, l’art est un des rares lieux de refuge dans un univers cruel et atroce. Notons, par ailleurs, que ces opinions ont toutes été exprimées sous la forme de verdicts à la fois historiques et définitifs. Le premier accorde à l’art le simple rôle de divertissement dans un monde désormais gouverné par la pensée et donc capable d’assurer – de manière prosaïque, il est vrai – le bonheur humain : les exemples en sont fournis par les romans d’amour du début de XIXe siècle signés par tant d’auteurs oubliés de nos jours, ou encore par la peinture allemande de l’époque dite Biedermeier, que Hegel méprisait à tort ou à raison. Le second voit dans l’art, et en particulier dans la littérature, l’évangile d’un salut laïc devenu enfin accessible, sinon même certain – et c’est ce que prêche sur différents registres l’œuvre de Victor Hugo. Quant au dernier verdict, selon lequel l’art assure aux âmes blessées un lieu de solitude et de contemplation fort semblable à la retraite monastique, le destin de Marcel dans À la recherche du temps perdu de Proust en est sans nul doute l’illustration la plus fidèle.
En dépit de leurs divergences, ces trois verdicts ont chacun saisi un aspect essentiel du rôle de l’art et de la littérature à partir du XIXe siècle. Le sacre de l’écrivain suivi, pour employer les termes de Paul Bénichou, par le temps des prophètes et des mages romantiques, tente de concilier les idéaux des Lumières – la liberté de l’esprit en particulier – avec la piété jadis enseignée par la religion afin d’instaurer une nouvelle « foi philosophique » dont la prédication est à la charge des écrivains. Il suffit de penser aux Misérables de Hugo, mais aussi à César Birotteau de Balzac et à La Chartreuse de Parme de Stendhal, pour saisir la double portée de cette nouvelle autorité : les écrivains sont les seuls à savoir peindre les aspects visibles et moins visibles du monde tel qu’il est, mais aussi les seuls à prévoir et à prêcher son avenir.
Nous savons cependant qu’après 1848 l’attitude de beaucoup d’écrivains a changé, l’optimisme prophétique de la première moitié du siècle ayant fait place à la désillusion. Cette évolution au fond assez étrange – la tristesse et l’angoisse étant désormais devenues la grande spécialité de la littérature et de l’art « haut-de-gamme » juste pendant une période marquée par des progrès scientifiques, technologiques et médicaux sans précédent – a reçu plusieurs explications : selon Bénichou, comme par ailleurs selon Roland Barthes, elle serait due au retrait des idéaux sociaux des Lumières après l’échec de la Seconde République. D’où l’ironie et la méfiance avec laquelle, dans L’Éducation sentimentale, Flaubert décrit la révolution de 1848. En revanche, pour les nouveaux amis de Schopenhauer, devenus fort nombreux au moment où, après 1850, ses écrits commencèrent enfin à être lus et admirés, la vanité du progrès allait de soi. Le monde de la volonté aveugle, loin de résoudre la question de la souffrance humaine, ne pouvait que la perpétuer. C’est ce que les œuvres de Maupassant et des frères Goncourt en France, tout comme celles de Benito Pérez Galdós en Espagne, de Ugo Tarchetti et de Luigi Pirandello en Italie, de Jens Peter Jacobsen au Danemark, de Machado de Assis au Brésil et de Thomas Hardy en Angleterre, se proposaient de rappeler. Le retour à la religion opéré par Dostoïevski et par de nombreux écrivains français nés pendant le dernier quart du XIXe siècle répond à la même désillusion. Notons en passant quelques autres courants tout aussi vivants : le roman à thèse dénonçant les méfaits de la philosophie, le réalisme social et, comme nous le verrons dans un instant, l’esthétisme inspiré, entre autres, par la philosophie de Friedrich Nietzsche.