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ARTICLE
« Bibliothèques de Babel » : l’expression pourrait surprendre. Elle unit deux termes que tout oppose. D’un côté, la bibliothèque, lieu de conservation et de mise à disposition du patrimoine culturel, où règnent fiches, classements et règlements — le royaume de l’Ordre. De l’autre, « Babel », édifice inachevé évoquant la ruine et la confusion — symbole, s’il en est, du Chaos. La Bibliothèque de Babel [1] : grâce à Borges, l’association des deux termes n’étonne plus personne. Le sort de l’un, désormais, est lié à celui de l’autre, et quiconque arpente les couloirs d’une bibliothèque songe à la tour mythique. Mais si le titre de cet article évoque plus particulièrement la célèbre « fiction » borgésienne, il existe d’autres « bibliothèques de Babel ». Celle, plus ancienne et moins connue, de Baudelaire [2] . Et celles, fort nombreuses, qui s’inspirent de Borges, comme « l’Édifice » du Nom de la rose [3] ou la prodigieuse coupole de La Grande Bibliothèque [4] de Puységur, dont l’axe central est une « Babel inversée ». [5]
Mais le propos n’est pas, bien sûr, de dresser un catalogue des versions inspirées, de près ou de loin, par les cauchemardesques « galeries hexagonales » de l’écrivain argentin. En prenant pour point d’ancrage La Bibliothèque de Babel, et en examinant ses prolongements dans les textes d’Umberto Eco et de Puységur, je voudrais examiner les enjeux de cette surprenante et féconde association — enjeux qui relèvent d’une tension entre les deux pôles antithétiques précédemment définis : l’ordre et le chaos. Le cas de l’oeuvre de Borges est particulièrement intéressant. C’est à la faveur d’un simple mot présent dans le titre — « Babel » — que les « imaginaires de la tour » s’imposent au lecteur. Et puisqu’il s’agit d’imaginaire, imaginons, précisément, imaginons le texte de Borges amputé de cette référence biblique. Donnons-lui pour titre « La Bibliothèque », ou encore « La Bibliothèque totale » [6] , et lisons-le. Il n’est pas certain que nous pensions alors spontanément au onzième chapitre de la Genèse. Le récit biblique raconte ce qu’il advint aux hommes qui entreprirent de construire une tour en plaine de Shinéar. Le conte de Borges, lui, décrit une bibliothèque-univers, cauchemar d’un malheureux bibliothécaire contraint d’en arpenter les galeries : il n’est, on le voit, nul lien évident entre ces deux histoires. Ce qui est en jeu, ici, c’est le « pouvoir d’irradiation » des mythes mis au jour par Pierre Brunel [7] : c’est bien le titre du conte, qui, seul, introduit l’univers biblique dans le texte, nous invitant à rechercher les éventuels points de convergence qui relient les imaginaires de Babel et ceux de la bibliothèque. [8]
La bibliothèque de Babel, nouvel axis mundi
Parmi ces points, figure en premier lieu la symbolique de l’axis mundi, qui appartientà la strate la plus souterraine du texte de la Genèse. La tour que les hommes construisent en plaine de Shinéar — migdal en hébreu — renvoie aux ziggurats babyloniennes, et peut-être même à un édifice précis : l’Etemenanki. Mais la ziggurat, qui sert ici de contre-modèle, n’est nullement signe de démesure : pour les religions mésopotamiennes, au contraire, elle montre l’aspiration de l’homme à rejoindre la divinité [9] . Et, comme tout lieu de culte, elle revêt de multiples fonctions. Une fonction astrologique tout d’abord : elle sert à observer les astres et à prédire le destin [10] . Une fonction funéraire, ensuite, aux yeux de certains historiens. Mais sa fonction principale est de représenter symboliquement le cosmos. Alors que la tour de Babel est une construction architecturale s’érigeant dans le monde — un monde au sein du monde —, la ziggurat est le monde. Couronné d’un temple, cet édifice sacré destiné à figurer l’harmonie de l’univers est un axis mundi où enfer, terre et ciel communiquent. Or, si ce symbolisme de la tour-ziggurat a été rejeté dans l’ombre pendant deux millénaires [11] , il resurgit au vingtième siècle, période où triomphe l’assyriologie. On sait désormais déchiffrer l’écriture cunéiforme, et Robert Koldewey dirige un chantier archéologique qui permet de mettre au jour les premiers « restes » de Babylone dès 1898. Un peu plus tard s’ouvre le débat dont Jean Bottéro s’est si bien fait l’écho : Juifs et Chrétiens doivent accepter que « l’histoire commence à Sumer ». On comprend que Borges s’intéresse à cette civilisation, omniprésente dans les recueils L’Aleph et Fictions. « La Loterie à Babylone » ou « L’Histoire des deux rois et des deux labyrinthes » [12] sont bien le témoignage de la fascination qu’exercent, tout particulièrement à cette époque, les prestigieuses cités assyro-babyloniennes.
Ainsi le titre du conte relie-t-il l’imaginaire de la bibliothèque à celui de la tour biblique et de son référent mésopotamien. Mais, une fois ce seuil franchi, les premiers mots du texte associent ce même édifice au cosmos : « L’univers (que d’autres nomment la bibliothèque)… » [13] . À l’image de la ziggurat, la vertigineuse bibliothèque est le monde. Et au sein du réseau de figures en lequel se constitue cette tour-bibliothèque-univers, la référence au mythe biblique permet de convoquer, à elle seule, deux imaginaires antithétiques. D’une part, celui du chaos, que symbolisent les ruines de la tour inachevée, si présentes dans l’iconographie de la Renaissance — monde babélien, voire « kafkaïen » [14] . D’autre part, celui du cosmos parfaitement ordonné de la ziggurat, dont l’imaginaire rejoint, chez Borges, comme ce sera le cas chez Puységur, le symbolisme de l’arbre de la Kabbale, ou celui de la sphère parfaite des mystiques. Mais comme les bibliothèques du XXe siècle ne sont pas de ces univers au sein desquels la présence d’une divinité puisse relever de l’évidence, cet ordre même est problématique : la ziggurat mésopotamienne reste un point de fuite à l’horizon du récit.
Un même réseau d’images issues de l’épisode biblique parcourt Le Nom de la Rose. En évoquant l’enfer, la terre et le ciel pour expliquer l’agencement des trois étages de l’imposante tour-bibliothèque du monastère, Umberto Eco fait appel à la symbolique de la ziggurat, fondement du texte de la Genèse : « l’Édifice » est cet espace où ciel et terre — sans oublier l’enfer qui, comme chacun sait, recèle les plus beaux livres — communiquent… Et en faisant d’un Jorge aveugle son bibliothécaire, l’écrivain évoque Babel, même si cette référence l’agace un peu, comme il l’explique dans l’Apostille au "Nom de la rose" :
Tout le monde me demande pourquoi mon Jorge évoque, par son nom, Borges et pourquoi Borges est si malfaisant. Mais je ne sais pas ! Je voulais un aveugle gardien d’une bibliothèque (ce qui me semblait être une bonne idée narrative) et bibliothèque plus aveugle ne peut donner que Borges, parce qu’aussi il faut bien payer ses dettes. Quand j’ai mis Jorge dans la bibliothèque, je ne savais pas encore que c’était lui l’assassin. Il a pour ainsi dire tout fait tout seul. [15]
Mais cette bibliothèque est bien différente de celle de Borges. Elle est « désordre au sein du monde », et non « monde de désordre ». Les agissements de Jorge se définissent par rapport à l’ordre établi — celui qui prévaut hors de l’édifice — et représentent une violation de la Loi. Les crimes perpétrés, qui sont transgression du sixième commandement, « Tu ne tueras point », signent l’irruption du chaos au sein de l’ordre — à tous les sens du terme. La faute appelant le châtiment, la bibliothèque du Nom de la rose finit par brûler aux feux de l’enfer, tandis que la bibliothèque de Borges est infernale, précisément, en ce qu’elle ne se heurte à nulle Loi, et n’encourt nul châtiment. La référence à un ordre ne peut s’y concevoir que sous la forme d’un « élégant espoir »… [16]
Ce symbolisme de la tour-ziggurat se retrouve également chez Puységur. Évoquant un pilier situé « à un étage moyen » de la bibliothèque, « tout contre la Babel inversée que constitue le puits central » [17] , le frère du narrateur ajoute que : « ce puits, avec l’escalier nuptial, peut être regardé comme l’axe de la Grande Bibliothèque, son origine ; ou encore, comme le terme de l’édifice, son aboutissement ». Chez Umberto Eco, l’ensemble de l’édifice participait de l’axe du monde. Ici, différence notable, c’est la bibliothèque qui comporte, en son puits central, un axis mundi inversé. Une « anti-Babel », en quelque sorte, inspirée, peut-être, de Kafka, qui, le premier, imagina, dès 1923, dans son journal, la « fosse » de Babel [18] . Et en proposant cette image, qui renvoie à une interrogation sur les origines, c’est sur le sens — la direction — de l’édifice que Puységur attire le regard.
La bibliothèque de Babel, lieu d’une quête du sens… et des sens
Un deuxième point relie l’imaginaire de la tour de Babel à celui de la bibliothèque : la quête du sens. Ici encore, il est intéressant de reprendre ce fil d’Ariane que constitue le texte biblique. Les exégètes ont souvent glosé, on le sait, sur les motivations des bâtisseurs de Babel. Certains traducteurs laissent entendre que la tour aurait été construite pour se faire un nom et échapper ainsi à la dispersion (« Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel. Faisons-nous un nom afin de ne pas être dispersés sur toute la terre »). [19] Mais il est d’autres interprétations possibles. Dans la Bible de Jérusalem, c’est un simple « et » qui relie les deux membres de phrases (« Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés... »). Enrichissant l’imaginaire de Babel, les commentaires rabbiniques et patristiques ont permis d’envisager les diverses raisons pour lesquelles les hommes auraient pu construire cette tour : refus de la vie nomade, crainte d’un nouveau déluge, volonté de défier Dieu… Mais, qu’elle relève de la peur (se protéger des flots), du désir (voler à Dieu son pouvoir), ou bien d’un refus de la dispersion (ce que semble plutôt dire le texte), une seule chose est sûre, l’action des hommes est chargée de sens : la tour s’élève dans une certaine direction parce qu’une véritable signification est donnée à cet acte. Et c’est précisément dans cette perception d’un sens que les constructeurs seront touchés : après la « confusion des langues », les sons qu’ils entendront n’auront plus de sens — ils ne signifieront plus rien. Les propos des uns et des autres étant entachés d’absurde, la tour cessera de s’élever et perdra son sens — sa direction.
Au-delà du caractère prométhéen de l’épisode biblique, l’enjeu du mythe est d’ordre herméneutique et téléologique : avant Babel, les actes comme les paroles ont un sens et une finalité, après Babel ils semblent privés de finalité parce que dénués de sens. L’univers que décrit Borges dans sa fiction est éminemment « babélien », c’est-à-dire, ici, a-téléologique : s’y joue une grave « crise du sens ». Il est normal, dès lors, que la tour soit devenue bibliothèque : on pourrait même légitimement s’étonner que cette assimilation ait mis si longtemps à voir le jour. Dans le poème de Baudelaire, pour l’enfant dont le berceau est adossé à la bibliothèque, « Babel » renvoie à cette difficulté — ou impossibilité — à comprendre le sens des volumes qui la composent :
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio. [20]
Les « bibliothèques imaginaires » de Borges, Eco et Puységur sont le lieu d’une intense activité herméneutique — qu’il s’agisse de comprendre un livre, de comprendre le monde des livres [21] , ou encore de comprendre le crime qui s’est déroulé parmi les livres [22] et par les livres [23] . Toutes ces activités sont des métaphores de la quête métaphysique entreprise par les habitants de ces bibliothèques-ziggurats.
À cette recherche de sens se superpose, dans Le Nom de la rose et La Grande Bibliothèque, une quête des sens. Babel est aussi l’espace où a lieu une troublante révélation — celle du mystère de la sexualité. Par l’intermédiaire de sa parenté avec « Babylone » [24] , le texte biblique enrichit la bibliothèque d’un nouveau réseau d’images. C’est au rez-de-chaussée de l’Édifice qu’Adso de Melk est initié aux plaisirs de la chair et c’est dans l’enfer de la bibliothèque qu’il admire nuitamment les pages enluminées donnant vie à la prostituée de Babylone :
J’ouvris un autre livre, et celui-ci me sembla de l’école hispanique. […] Je pensai qu’il ne fallait pas que je m’attarde à ces songeries, et tournai quelques pages. Je trouvai une autre femme, mais cette fois c’était la prostituée de Babylone. Je ne fus point tant frappé par ses formes que par la pensée qu’elle aussi était une femme comme l’autre, et pourtant celle-ci était vaisseau de tout vice, celle-là réceptacle de toute vertu. Mais les formes s’avéraient de femme dans les deux cas, et à un certain point je ne fus plus capable de comprendre ce qui les distinguait. De nouveau, j’éprouvai une agitation profonde, l’image de la Vierge de l’église se superposa à celle de la belle Marguerite. « Je suis damné! » me dis-je. Ou : « Je suis fou. » Et décidai que je ne pouvais plus rester dans la bibliothèque. [25]
Quant au narrateur de Puységur, il apprend vite le fonctionnement de l’étrange bibliothèque dont il admire le catalogue : « À chaque œuvre correspond une femme qui a décidé de l’incarner. Le demandeur obtient le livre et la femme, il a le libre usage de l’un et l’autre…» [26] . Véritable Babylone, la bibliothèque — à l’image de La Grande Bibliothèque — puise sa force dans cette conception très charnelle du livre, et des livres, qui contiennent « la matière infinie de la vie ».
La somme des livres, la Bibliothèque, constitue un échafaudage verbal dans le schéma duquel est enserrée la matière infinie de la vie ; le cosmos s’étend par une exploration poursuivie au sein de cet échafaudage. [27]
Le sens de la bibliothèque-labyrinthe réside dans cette capacité de l’œuvre à s’incarner, et c’est son « exploration » qui donne vie au cosmos.
Mais qu’elle relève du désir intellectuel de comprendre le monde ou d’un désir plus charnel de s’initier aux mystères d’Éros, la quête entreprise dans ces deux romans repose, de façon implicite, sur une solide croyance en l’existence d’un sens. Le narrateur de Puységur est habité, pour ne pas dire hanté, par la volonté de comprendre le fonctionnement de l’édifice dont il arpente les salles et explore les ouvrages. Guillaume est convaincu qu’il est toujours possible de percer les secrets de la psyché humaine — et il excelle en cet art. Foi en une forme de toute-puissance, la capacité à « tout comprendre » ? Autre forme de l’hybris humaine que dénonce le texte biblique ?
La Bibliothèque de Babel : « vanité des vanités, tout n’est que vanité »…
Examiner un troisième aspect de l’imaginaire babélien — le plus célèbre : l’orgueil — revient à souligner la singularité du texte de Borges. Si narrateurs et personnages sont confrontés, dans les trois œuvres étudiées ici, à leur difficulté à comprendre le fonctionnement des bibliothèques qu’ils parcourent, leurs quêtes révèlent une différence majeure. Guillaume de Baskerville et le narrateur de Puységur ne renoncent pas en la croyance qu’il existe bien un « ordre ». Confronté au non-sens le plus radical, le narrateur de Borges, lui, accepte « l’état des choses post-Babel », pour reprendre l’expression de George Steiner. Reconnaissant que la bibliothèque est « illimitée et périodique », il se contente de se consoler à un « élégant espoir » :
S’il y avait un voyageur éternel pour la traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre — qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre. Ma solitude se console à cet élégant espoir. [28]
Je serais tentée de dire que l’on peut considérer La Bibliothèque de Babel comme une fable sur l’humilité — celle de l’auteur, mais aussi celle que pourraient avoir lecteurs, bibliothécaires ou… critiques.
La nature même de cet édifice nous y invite : le nombre de livres qu’il contient est de l’ordre de 25 à la puissance 1 312 000, comme l’a calculé François Le Lionnais à partir des indications fournies par le texte. Didier Anzieu attire l’attention sur le caractère vertigineux de ce résultat : « Bien que n’étant pas infini au sens mathématique du terme, ce chiffre est si énorme qu’il dépasse toute possibilité humaine, non seulement de réalisation, mais même de représentation » [29] . Il calcule alors, dans le même ordre d’idées, ce que pourrait contenir, cette fois, « notre » bibliothèque : tout ce que les hommes ont dit ou écrit depuis que le monde existe. Et il arrive à un chiffre bien plus modeste : 10 à la puissance 15 ou 10 à la puissance 20, selon les critères retenus. Cette disproportion souligne le caractère vertigineux de l’édifice imaginé par Borges. Mais elle révèle surtout la place dérisoire des écrits « humains » au regard de cette ambitieuse « bibliothèque totale ». D’aucuns pourraient dire que Borges ne cherche ainsi qu’à souligner la grandeur de son œuvre. Mais dans bien d’autres contes [30] , il remet en question la notion d’auteur : pour lui, se croire le génial « créateur » d’un chef-d’oeuvre est un acte dérisoire. Tout lecteur de Borges sait qu’un livre est — et n’est que — le fruit d’une combinaison des vingt-cinq signes mis à la disposition de celui qui écrit… Les volumes tranquillement rangés côte à côte sur les rayonnages de la bibliothèque de Babel en deviennent presque de simples « objets » comme les autres. Scepticisme herméneutique ?… ou lucidité sur l’humble rôle qui est celui de l’écrivain ? L’écrivain argentin est peut-être ici disciple de Qohélet.
Les critiques évoquent l’aspect cauchemardesque de cette bibliothèque-univers. Mais l’humour éclaire les couloirs de cette sombre architecture. Il ne faut pas oublier que les « meilleurs volumes » parmi les hexagones administrés par le narrateur ont pour titres « Tonnerre coiffé, La Crampe de plâtre et Axaxaxaq mlö », ni qu’en ce lieu, « dhmrlchtdj » revêt « une signification terrible » [31] … N’est-ce pas là une façon de désacraliser le monde des livres ? C’est, en tous les cas, un moyen de lutter contre l’angoisse que fait naître cette bibliothèque-univers. Borges était un fervent adepte des ouvrages de philosophies orientales qui tapissaient les murs de la bibliothèque de son père. On pourrait dire qu’il reste toujours à qui s’approche de cette terrifiante « Bibliothèque de Babel » l’arme du détachement : ordre ou chaos, qu’importe !
Mais celui qui est plus sensible à des références occidentales — et à celle du Livre — peut aussi lire ce conte comme une variation sur le thème du vanitas vanitatum. Le vertige suscité par l’accumulation d’ouvrages hétérogènes et souvent absurdes, accumulation portée ici à sa plus haute intensité, n’est peut-être qu’une façon de conduire écrivains et critiques à accepter les limites de toute création — qu’il s’agisse de « l’écriture » d’un ouvrage ou de sa « lecture », l’herméneutique étant une démarche créatrice de sens. Ne sommes-nous pas invités à contempler la « petitesse du livre dans l’univers » ?
Axis mundi, emblème d’une quête du sens, lieu où l’orgueil trouve à se conforter ou à disparaître : les bibliothèques étudiées ici sont un théâtre où la force agissante du désir — désir d’ordre et de sens, désir des sens — s’affronte à la force indestructible de la Loi — celle du manque et de la frustration qui, seuls, garantissent la pérennité de ce désir même. Le spectre du non-sens, qui hante l’édifice de Borges, le fantôme du chaos destructeur, qui consume celui d’Umberto Eco, le mystère de la coupole de Puységur et de ses « livres de chair » : autant de facettes qui disent la difficulté à accepter l’« ordre du désir » et à renoncer au fantasme d’un livre et d’un monde parfaitement intelligibles.
Mais désir d’ordre ou de sens et peur de la confusion ne sont que l’avers et le revers d’une même médaille. Ces bibliothèques imaginaires disent, en creux, notre hantise du chaos [32] , dont les bibliothèques « réelles », sont, à leur tour, le signe. Ainsi que le souligne André Miquel, la bibliothèque est un lieu qui doit concilier les nécessités contradictoires de la communication et de la conservation : ces « tours de Babel » sont aussi espace offert à la bienheureuse curiositas du lecteur. Comme la tour mythique, nos bibliothèques sont l’ambivalente expression d’un désir et d’une crainte — celle de la dispersion du savoir. [33]
Désir et peur mêlés qui informent notre rapport au livre, et qui trouvent leur plus savoureuse expression dans l’extraordinaire anecdote [34] contée par André Miquel, celle du livre si fragile qu’on ne peut le lire sans le détruire. Faut-il le conserver sans le lire ? Faut-il le lire et le détruire ? Comme le rappelle Jean-Noël Jeanneney, de nombreux paradoxes régissent les imaginaires de la bibliothèque : le réel le plus dense y côtoie le rêve le plus fou, le matériel, l’immatériel, la clôture, l’ouverture. À ces traits, l’imaginaire de Babel a permis aux écrivains d’en ajouter d’autres : les bibliothèques sont des lieux où la peur côtoie le désir, et l’ordre, le chaos.
Notes
- [1]
J.-L. Borges, La Biblioteca de Babel, in Ficciones (1935-1944), Buenos Aires, Ediciones Sur, 1944. Traduction française utilisée ici : J.-L. Borges, La Bibliothèque de Babel, in Fictions, in Œuvres complètes, tome I, Gallimard, 1993, coll. « La Pléiade », édition de Jean-Pierre Bernès, pp. 491-498, traduction de Nestor Ibarra, revue par Jean-Pierre Bernès.
- [2]
Référence qui se trouve dans le poème « La Voix » :
Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.
C. Baudelaire, « La Voix », in Les Épaves, « pièces diverses », XVII, Œuvres complètes, Robert Laffont, collection « bouquins », p. 117. - [3]
U. Eco, Il nome della rosa, Milan, Éditions Fabbri-Bompiani, 1980. Traduction française utilisée ici : Le Nom de la rose, Paris, Éditions Grasset et Fasquelle, 1982, repris dans la collection « Le livre de poche », traduit par Jean-Noël Schifano. La référence à La Bibliothèque de Babel est patente dans cette œuvre, et l’épisode biblique y est souvent cité. Le narrateur, puis Guillaume, qualifient la façon dont Salvatore s’exprime de « langue babélique », ou encore de « langue de Babel » : « Quand plus tard je fus au courant de sa vie aventureuse et des différents lieux où il avait vécu, sans trouver racines en aucun, je me rendis compte que Salvatore parlait toutes les langues, et aucune. En somme, il s’était inventé une langue à lui, formée de lambeaux des langues avec lesquelles il était entré en contact — et une fois je songeai que sa langue était, non point la langue adamique que l’humanité heureuse avait parlée, tout le monde uni par un seul langage, depuis les origines du monde jusqu’à la Tour de Babel, et pas non plus une des langues apparues après le funeste événement de leur division, mais précisément la langue babélique du premier jour après le châtiment divin, la langue de la confusion des premiers âges » (U. Eco, op. cit., p. 66). « À propos, dit encore Guillaume arrivé au milieu de la nef, quel est ce moine qui a l’air d’un animal et parle la langue de Babel ? » (pp. 87-88).
- [4]
Je remercie Valérie Deshoulières d’avoir attiré mon attention sur ce roman.
- [5]
Puységur, La Grande Bibliothèque, Flammarion, coll. « Textes/Flammarion », Paris, 1982, p. 49.
- [6]
Titre du premier état du texte paru en août 1939 dans la revue Sur n° 59 (voir in J.-L. Borges, op. cit., p. 1541).
- [7]
P. Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, P.U.F., collection « écritures », 1992, p. 81.
- [8]
En ce qui concerne l’un des trois textes étudiés ici, « La Bibliothèque de Babel », cet article reprend certaines des idées que j’ai développées dans « Borges, lecteur de la Bible », in Borges, souvenirs d’avenir, P. Brunel éd., Paris, Gallimard, 2006, p. 257-273.
- [9]
Gravir les étages de la tour revient à s’élever vers le ciel. Mais le rédacteur de l’épisode biblique s’inspire de ce lieu de culte mésopotamien pour le discréditer : la vocation initiale de l’axis mundi, celle, comme l’écrit André Parrot, de « main tendue » vers le Ciel, a été transformée en « poing levé ».
- [10]
Borges s’en souviendra dans un autre texte de Fictions : « La Loterie à Babylone ».
- [11]
À l’image des civilisations mésopotamiennes, qui s’étaient éteintes, et de la prestigieuse cité de Babylone, enfouie sous les sables.
- [12]
Texte qui met en scène un « roi des îles de Babylonie ».
- [13]
J.-L. Borges, op. cit., p. 491.
- [14]
Borges, qui revendique sa parenté avec Kafka, a traduit La Métamorphose en espagnol quelques années plus tôt.
- [15]
U. Eco, « Postille al Nome della Rosa », in Alfabeta 49, juin 1983. Traduction française : Apostille au “Nom de la rose”, Paris, Grasset, 1985, coll. « Le Livre de Poche », Biblio Essais, p. 34.
- [16]
J. L. Borges, op. cit., p. 498.
- [17]
- [18]
F. Kafka, « Nous creusons la fosse de Babel » (« Wir graben den Schacht von Babel »), in Œuvres Complètes, tome III, Journaux et Lettres, Paris, Gallimard, 1984, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », édition établie par Claude David, p. 552.
- [19]
T.O.B. Gen., XI, 4.
- [20]
C. Baudelaire, « La Voix », op. cit., p. 117.
- [21]
À l’instar de Guillaume de Baskerville, qui tente de trouver le code permettant de s’orienter dans le dédale des différentes salles de la bibliothèque.
- [22]
- [23]
- [24]
“Babel” et “Babylone” sont issus, rappelons-le, d’un seul et même mot hébreu (Beth, Beth, Lamed).
- [25]
- [26]
Puységur, op.cit., p. 23.
- [27]
Puységur, op.cit., p. 64.
- [28]
J. L. Borges, op.cit., p. 498.
- [29]
D. Anzieu, Le Corps de l’oeuvre, Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1981, pp. 307-308.
- [30]
« Pierre Ménard, auteur du Quichotte » ou « L’Immortel », par exemple.
- [31]
- [32]
Hantise dont on voit la trace dans cette peur du libre accès qui habite la plupart des « conservateurs » : leur vocation est bien de lutter contre les forces destructrices du chaos — désordre, perte, dégradation ou vol.
- [33]
Connu comme l’épisode de la « confusion des langues », Babel est aussi, et peut-être même avant tout, celui de la « dispersion sur toute la surface de la terre ». Expression d’une volonté d’aller jusqu’au ciel, la tour était refus de cet éclatement géographique tant redouté.
- [34]
Anecdote digne de Borges…
Biographie de l'auteur
Sylvie PARIZET
Maître de conférences en Littérature comparée à l’Université de Paris X-Nanterre. Elle travaille plus particulièrement sur la présence des mythes d’origine biblique dans la littérature contemporaine. Elle a dirigé le volume Le défi de Babel. Un mythe littéraire pour le XXIe siècle (Paris, Chantal Desjonquères, 2001) et vient de publier, en collaboration avec Claude Vigée, Les portes éclairées de la nuit (Paris, Le Cerf, 2006).