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L'inconnu de la B.N. À partir de Toute la mémoire du monde d'A. Resnais (1956)

ARTICLE

Réalisé en 1956 par Alain Resnais, accompagné d’une musique de Maurice Jarre et d’un commentaire de Remo Forlani dit par Jacques Dumesnil, Toute la mémoire du monde est généralement décrit comme un documentaire sur la Bibliothèque Nationale. Cette définition à l’apparente simplicité doit affronter le «  titre quelque peu fracassant donné par Remo Forlani en dépit des réticences d’Alain Resnais, puisqu’il posait ainsi la première pierre du mythe du cinéaste de la mémoire contre le gré de celui-ci » [1] . Cette même simplicité est aussi contestée par le finale du film. Une anecdote veut que Remo Forlani et Alain Resnais ne parvenant pas à trouver une conclusion au commentaire soient allés aux éditions du Seuil pour rencontrer leurs amis Chris Marker et Jean Cayrol, et que cette consultation aurait abouti à la phrase : «  Ici se préfigure un temps où toutes les énigmes seront résolues, un temps où cet univers - et quelques autres - nous livreront leur clef. Et cela seulement parce que ces lecteurs assis devant leurs morceaux de mémoire universelle auront mis bout à bout, les fragments d’un même secret, qui a peut-être un très beau nom, qui s’appelle le bonheur. » Cette phrase dont la syntaxe labyrinthique attire l’attention sur la forme elle-même complexe du court-métrage, propose de manière insolite d’y découvrir en son centre, le bonheur.

Sa chute rappelle la fin d’Electre de Giraudoux (« Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. »), auteur sur lequel Chris Marker a écrit un livre en 1952. Plusieurs questions se posent. Pourquoi transformer l’opération de lecture individuelle en une entreprise collective résultant d’une sorte de montage (mettre « bout à bout ») ? Pourquoi modifier le terme  de Giraudoux "aurore", et le remplacer par celui de "bonheur" ? Pourquoi faire du bonheur un secret divisé en une multitude de fragments, dispersés dans d’innombrables livres ? Pour en arriver là, Alain Resnais conçoit un parcours tout à fait singulier que nous allons schématiquement retracer. [2]

Resnais propose une description de la Bibliothèque sous-tendue par un ensemble d’allusions visuelles ou verbales qui sont des variations autour de ce que Michel Foucault appellera le grand Renfermement : tantôt il s’agit de la prison (par l’abondance des grilles), ou d’une forteresse (dont on visite le soubassement ou le chemin de ronde), tantôt d’un hôpital (où l’on vaccine les livres), d’un sous-marin (celui du capitaine Nemo avec sa salle des machines), ou encore d’un musée (en raison des trésors accumulés) quand il ne s’agit pas explicitement d’un dédale de salles et de couloirs. Tantôt l’on se rappelle que les bibliothèques sont soeurs de Babel chez Borges, tantôt les gravures de Piranèse sont le modèle de référence des vues de piliers et de voûtes que soulignent autant l’éclairage particulièrement sombre que le cadrage. [3]

Délaissant la « bibliothèque immobile » (Borges) et son idéal de classement, Resnais obéit à une autre injonction en accordant toute son attention à ce qui circule : le travail des hommes, l’envoi de messages pneumatiques, le trajet des livres. Le plus remarquable, en effet, dans ce court-métrage, est son montage ainsi que son découpage rythmique. « Toute la mémoire du monde, précise Resnais, est partie de quelques mesures d’une opérette de Kurt Weill, Lady in the Dark. Cela  a donné, séparés par des plans brefs, de longs travellings, de grands mouvements qui correspondent aussi bien au baroque architectural de la Bibliothèque Nationale qu’à la musique de Kurt Weill. » [4] Cet ensemble de travellings  sert souvent l’idée de répétition d’un mouvement comme celui de monter ou de descendre avec l’ascenseur, de croiser des trajectoires opposées ou de parcourir des kilomètres de couloirs. A cet entrelacs de déplacements, s’ajoute l’idée d’un inachèvement perpétuel comme le mentionne le commentaire sur le catalogue nécessairement toujours « en chantier »  dont la liste des volumes est filmée en accéléré pour donner l’idée d’une suite/fuite illimitée.

La vitesse autant que le point de vue adoptés retiennent l’attention. L’opérateur Ghislain Cloquet [5] a précisé que Resnais voulait qu’on traverse la BN  « comme dans une fusée » ou « comme un poisson dans l’eau » parce que, selon le mot de Resnais rapporté par Cloquet, « si un spectateur veut voir un bouquin, il peut toujours aller à la Nationale. Mais il a peu de chances de pouvoir traverser cet univers en fusée » [6] . Ailleurs, est montré en plongée et en contre-plongée, que la BN est en extension continue, s’enfonçant dans de nouveaux sous-sols et s’élevant toujours plus selon une métaphore éprouvée de l’arbre aux multiples ramifications. Le choix de filmer en "plongée" induit l’immersion dans un élément mouvant autant qu’il crée un écart par rapport à un simple regard et à une vision normale.

Sans doute, est-ce pourquoi la description obéit à une mise en scène insolite qui fait oublier la destination principale du lieu – autrement dit, la consultation muette et réfléchie des ouvrages, pour ne s’intéresser qu’aux coulisses, au dessous ou au dessus du bâtiment. Resnais n’illustre guère une fonction ordinaire de la Bibliothèque : celle, par exemple, privilégiée par Rainer Maria Rilke dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, qui souligne le plaisir  procuré par la fréquentation intime d’un livre ou par la compagnie d’un poète. Nous voyons des plafonds, les coupoles de la salle Labrouste, nous suivons des yeux nombre de tuyauteries, de rangées, de marches d’escaliers, de balustrades, de passerelles, de personnages occupés à des déplacements ordonnés et silencieux, etc. Exceptés deux plans sur la salle des périodiques au début du film, on ne retrouvera l’espace central de la salle de lecture vue en plongée verticale que pour la conclusion comme si cette parenthèse enserrait un travail plus secret.

Resnais a dit avoir voulu  « montrer un certain Paris » [7] . Sinon le ventre de Paris, du moins son cerveau (G. Deleuze use de l’expression « cinéma du cerveau » pour qualifier l’œuvre de Resnais [8] ). Le film est assurément un espace mental, selon l’opérateur Ghislain Cloquet (qui y voit une préfiguration, la maquette de L’Année dernière à Marienbad) [9] .  Le goût de Resnais pour la littérature populaire ou pour les bandes dessinées, ferait pencher  pour le Paris de Fantômas ou la mégalopolis de quelque science-fiction, si l’un des premiers longs métrages en 16mm de Resnais sur Paris, s’intitulant Ouvert pour cause d’inventaire, et tourné en 1946 (dont la copie serait perdue) n’ouvrait une autre piste [10] . Dans cette fiction, l’actrice Danièle Delorme interprétait un rôle ; elle raconte : « C’était une échappée dans Paris, avec un vieil imperméable après lequel on courait tout le temps. Dans ce film, il y avait Pierre Trabaud et Nadine Alari. Moi, j’étais la noyée… » [11] .L’image de noyée, associée à une remarque de Walter Benjamin voyant Paris comme « la grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine » [12] pourrait conduire à conférer une autre dimension à la Nationale parcourue par un livre orné d’un visage de femme.

L’une des belles idées de Toute la mémoire du monde repose, en effet, sur l’utilisation d’un ouvrage imaginaire dont nous suivons les pérégrinations souterraines tel un certain lièvre. Intitulé précisément Mars, il est publié aux éditions du Seuil où travaillent Jean Cayrol et Chris Marker ainsi que la maquettiste Juliette Caputo [13] . Depuis 1954, Marker dirige au Seuil la collection « Petite Planète » dont un volume réel, consacré à la Grèce, est montré fugitivement dans le film tandis que le livre imaginaire semble abusivement y prendre place. Parcourant le dédale de la B.N., sa couverture montre le visage de l’actrice, alors très connue, Lucia Bose, qui a joué en 1955 dans un film de Luis Bunuel dont le titre est précisément Cela s’appelle l’aurore. Ainsi, ce livre permet de franchir un seuil pour l’imaginaire.

Outre la couverture, l’on découvre  la page de garde, comprenant la table des matières ornée d’un masque de chat, animal totem du groupe d’amis de Resnais (outre Chris Marker, Armand Gatti, Agnès Varda…) ; ces amis se retrouvent aussi dans le Groupe des trente [14] représenté au générique par 3 X (en capitales romaines). Plus tard, un exemplaire de la bande dessinée d’Alex Raymond, Mandrake le magicien, surgit, parmi d’autres, sur une pile de journaux dans un sous-sol, avec comme titre : « Guerre dans le monde à X dimensions ». La guerre des mondes, Mars, dieu de la guerre, une lecture est signifiée en accord avec l’actualité ; en 1956, ce qu’on appelle les « événements » d’Algérie ont commencé. Les aventures de Mandrake, magicien élégant et suranné, le conduisent dans le monde à X dimensions où les hommes de chair sont les esclaves des êtres de métal et de cristal. Dans une vignette de cet album, Mandrake couronne un homme du  nom de Tolac, empereur du monde X et celui-ci proclame : « Je  jure de maintenir la paix entre tous les hommes du monde X, plus de guerre, plus d’esclavage. »

Plus ou plus de guerre ? Voilà bien une équation difficile à résoudre. Quant à l’X qui désigne l’inconnue, n’a-t-il pas le beau visage de Lucia Bose dont la photographie est aperçue sur la couverture ; Lady in the Dark qu’on ne perd jamais totalement de vue, apparaissant-disparaissant, pendant sa dérive au long des couloirs ombreux ?

C’est au masque de l’Inconnue de la Seine [15] que nous sommes renvoyés. Son origine est incertaine mais il est mentionné dès la fin du XIXè siècle. On a prétendu qu’il avait été moulé à la morgue sur le visage particulièrement beau d’une noyée. Mais aucune archive ne l’atteste. Évocatrice du Paris étudié par Walter Benjamin à partir du roman policier, du fait-divers ou du feuilleton, notamment, cette figure féminine a connu un grand succès et traverse l’imaginaire artistique de la capitale. Rainer Maria Rilke fait allusion au moulage dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge [16] . Le gracieux sourire a fasciné tout particulièrement les Surréalistes dans les années 1930. Aragon, qui appela la jeune femme, « la Joconde du suicide », fit du masque un motif essentiel d’Aurélien : « Dès qu’elle fut partie, il poussa une chaise contre le mur, grimpa dessus, détacha le masque et le tenant à deux mains, s’installa près du feu, dans les reflets dansants des flammes, regarda longuement ce visage de plâtre, ce visage sans yeux, son mystérieux sourire d’au-delà de la douleur ». [17]

Aurélien est un livre traversé par la Seine, la bibliothèque de Resnais est traversée par le visage de Lucia Bose ornant un livre imaginaire et si Walter Benjamin voit en Paris une vaste bibliothèque traversée par la Seine, alors l’espace de la BN, assorti des grands mouvements coulés adoptés par Resnais, assure le passage d’un monde à un autre, osmose tranquille où dehors et dedans se retournent méthodiquement. Un "au-delà de la douleur" est-il ainsi postulé par le cinéaste que n’a cessé de tourmenter l’expérience concentrationnaire de la Seconde Guerre mondiale, qui vient de tourner Nuit et brouillard avec Jean Cayrol, rescapé des camps de la mort et l’auteur de « Pour un romanesque lazaréen » (avec lequel, il réalisera encore Muriel en 1963) ? Certes, la traversée semble obscure, les lecteurs adoptant des attitudes lointaines, sous les coupoles Labrouste aux yeux aveugles, entourés des fantômes des livres (ainsi  désigne-t-on les fiches qui en tiennent lieu lorsqu’ils sont absents), placés sous le contrôle de personnages appliqués à des mouvements mécaniques. Mais à l’alentour de cette éternité silencieuse sinon oublieuse, quelque chose se meut confusément à proportion de la lente progression du volume choisi.

Au bout du labyrinthe qui n’enferme aucun monstre, l’énigme de ce visage s’auréole d’un très beau nom mais reste insituable dans le temps et dans l’espace, participant de la digression concertée du film. Les couloirs, les escaliers, les rangées, les voûtes et les parois ont été suivis par les travellings de la caméra, parcourus par  les déplacements des hommes, accompagnés de la musique répétitive de Maurice Jarre  mais la trajectoire en a été changée constamment, comme les objets ont été pris, manipulés et reposés. Reste le livre évanescent qui, bref éclair, se refuse à une unique apparition. Sa table des matières est appelée « table d’orientation », plus appropriée pour qui s’engage dans l’indécidable.

Mystérieusement lancés à la poursuite d’un pâle sourire, nous avons longtemps tourné dans ce sombre dédale qui néanmoins fait promesse du bonheur sous les traits d’une femme appelée Lucia. Ainsi le titre du film est utopie, non d’une totalité, mais d’un monde qui n’aurait de véritable espace que mental. C’est une belle définition pour une bibliothèque, mais une définition qui se dérobe. Face au drame, à la tragédie, au saccage de la ville, à la question d’Electre - dont le nom est aussi lumière, à la fin de la pièce de Giraudoux, le Mendiant peut répondre, devant un coin du jour qui se lève, « cela s’appelle l’aurore », parce que ce moment éphémère est celui où la nuit s’efface avant que ne s’installe le jour. Cette fragilité éblouit.

Y voyons-nous vraiment plus clair quant à l’idée de bonheur véhiculée par ce livre imaginaire ? quant au rôle joué par la bibliothèque ? Telle une énigme, cette dernière apparaît à la fois comme un renfermement et comme une promesse. Resnais qui, modestement ou ironiquement, ne savait comment conclure le parcours effectué n’a-t-il pas laissé la trace d’une interrogation qui prendrait la forme paradoxale d’une belle  incarcérée errante comme une idée de bonheur qui miroite dans la gangue du cerveau des hommes, parmi les mille et un rêves qu’on lui a déjà consacrés ?

En insistant sur l’intermittence de la lumière portée par l’ouvrage, en reprenant la forme du labyrinthe et en y enfouissant la part la plus humainement partagée de nos aspirations (quoi de plus commun, en effet, que l’idée de bonheur), Resnais rajeunit des données somme toute banales. Il les enveloppe d’une subtilité formelle si mesurée qu’elles en paraissent inédites  autant que discrètement visionnaires. La sourde inquiétude de l’artiste, bien en accord avec la mémoire de son époque, s’allie à  la paisible audace de son cinéma.

Notes

  • [1]

    In F. Lacassin, « Alain Resnais et les bandes dessinées » , L’Avant-Scène Cinéma, numéro 61 : Hiroshima mon amour, août 1966, p.51-57.

  • [2]

    Cf. J.-L. Leutrat, « L’Esprit de la ruche ou le formalisme nécessaire », Conférences du Collège d’Histoire de l’Art cinématographique n°4, Le cinéma français de la Quatrième République, Paris,  Cinémathèque française, Printemps 1993, p. 59-80.

  • [3]

    Si l’allusion n’est pas neuve, on peut observer que c’est la planche XIV des Prisons  qui illustre la couverture de l’ouvrage de Puységur, La grande bibliothèque, publié en 1983 chez Flammarion.

  • [4]

    In G. Bounoure, Alain Resnais, Paris, Seghers, 1962, p. 115.

  • [5]

    In L’Arc, n°31,  p. 58.

  • [6]

    Id.

  • [7]

    In G. Bounoure, op.cit., p. 105.

  • [8]

    Cf. L’Image-temps, éditions de Minuit, 1985, p. 265.

  • [9]

    In L’Arc, n° 31, p. 58.

  • [10]

    « C’était une sorte de journal ; plus tard, on a appelé cela la caméra-stylo. Lorsque j’ai lu Le Paysan de Paris, j’ai trouvé comme la confirmation de tout ce que j’avais éprouvé » idem, p.105.

  • [11]

    In G. Bounoure, op.cit., p. 191.

  • [12]

    In Images de pensée, Bourgois, 1998, p. 97.

  • [13]

    On peut trouver ces informations éparses dans le générique ou dans le film.

  • [14]

    Manifeste pour la Défense du Court-métrage (en 1953) ; le Festival de Tours du court-métrage commence en 1955.

  • [15]

    Je remercie Evanghelia Stead et Anne-Gaëlle Salliot qui m’ont apporté des précisions sur le célèbre masque.

  • [16]

    « le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune noyée que l’on moula à la morgue, parce qu’il était beau, parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait » traduction Maurice Betz, Paris, éditions du Seuil, 1966, p. 72.

  • [17]

    Louis Aragon, Aurélien, (1944), coll. Folio, Paris, Gallimard, 2004, p. 197.

Biographie de l'auteur

Suzanne LIANDRAT-GUIGUES

Professeur d’esthétique et d’histoire du cinéma à l’Université de Lille-III. Spécialiste de Visconti, Rivette et Godard, elle est l’auteur, en particulier, d‘Images du temps dans « Vaghe stelle dell’Orsa » de L. Visconti (Presses de la Sorbonne nouvelle, 1995), Le Couchant et l’Aurore (Klincksieck, 1999), Esthétique du mouvement cinématographique (Klincksieck, 2005). En collaboration avec J.L. Leutrat : Penser le cinéma (Klincksieck, 2001), Jean-Luc Godard : simple comme bonjour (L’Harmattan, 2004), Jean-Daniel Pollet : Tours d’horizon (éd. de l’Oeil, 2005).