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Poésie et politique. Métapolitique et écopoétique contemporaines

ARTICLE

La poésie documentaire ou documentale cherche à questionner l’esthétique poétique et politique des discours dominants. Il s’agit de rendre visible des invisibilités, de rendre manifestes des automatismes langagiers, en travaillant le dispositif textuel et sa contextualisation. Nous tenterons de théoriser certaines articulations poésie/politique, ainsi que le rapport à l’environnement, notamment à partir de textes de Manuel Joseph, Jean-Marie Gleize, Nathalie Quintane, et Jacques Henri Michot [1] .

L’engagement littéraire a une longue tradition depuis Hugo, Zola, Nizan et Sartre. Dans la présentation du premier numéro des Temps modernes, Sartre écrit :

L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. [2]

Cette vision moderne de l’engagement a été profondément renouvelée par des pratiques contemporaines. Il ne s’agit plus tant d’un appel démocratique au peuple que d’une résistance aux langages idéologiques. Contre la thèse de la dépolitisation de la littérature, de la « fin de l’histoire » et de la « fin des avant-gardes », il s’agit ici de montrer la persistance de la question politique, non pas tant comme poursuite de la transmission d’un message politique, mais comme mise en question, mise en crise, travail critique des discours dominants par un travail spécifique sur la langue. Nous verrons ce lien poésie-politique en tant que dispositif d’enquête, relation entre intime et politique, et rapport à l’environnement.

1. La poésie documentaire. Des dispositifs hybrides d’enquête reconfigurant les rapports à la politique

L’enquête constitue un premier volet du travail de création. Un ABC de la barbarie se présente comme un abécédaire des expressions consacrées et des lieux communs qui structurent le langage journalistique et se répandent dans la langue commune. Il est entrecoupé de citations de poètes, d’écrivains, de philosophes, de titres d’œuvres d’art, de chansons, d’œuvres musicales, et de films. L’auteur raconte comment deux hommes décident, après la mort d’un précieux ami, de travailler à la publication d’un ouvrage qu’il a laissé inachevé, en le complétant et en l’achevant. Au cours de cette entreprise, l’un des deux protagonistes meurt à son tour. L’édition est assurée par celui qui reste en vie. L’auteur se présente comme simple éditeur du texte. Il y a donc un dispositif textuel à trois niveaux : l’abécédaire des expressions médiatiques liées à la politique économique libérale et à la destruction de la planète (« Village planétaire », « Villages rayés de la carte », « Trou de la couche d’ozone » [3] ), les citations artistiques et les notes où se joue le récit. Ce texte hybride mélange récit métaleptique et liste sous forme d’abécédaire. La progression du récit se fait en parallèle avec celle de l’alphabet. Là se situe le travail de critique politique : exhiber (et donc questionner, en neutralisant leur impact) les expressions usitées du pouvoir politique et médiatique. Le livre met ainsi en parallèle la progression du récit vers l’horizon de la disparition et un abécédaire ressemblant de plus en plus à une apocalypse. Ce dispositif se lit avec le contraste des polices de caractères marquant différents types de discours : l’abécédaire des expressions médiatiques (en police de caractères standard, parfois en gras), les citations artistiques (en petits caractères italiques) et les notes où se joue le récit (en police de taille plus réduite). Le choix de la taille des polices de caractères montre d’emblée une inversion du rapport hiérarchique traditionnel entre fiction et document qui place habituellement le récit comme charpente et les documents comme accessoires. La liste devient plus lisible que le récit. On peut l’interpréter comme un travail de distanciation au sens brechtien : le lecteur ne peut s’identifier au personnage sans rappel fréquent à la réalité la plus actuelle et politique. Cela a entrainé le refus d’une certaine théâtralisation de ses textes [4] qui donnerait une place trop prégnante aux protagonistes. La typographie peut se lire aussi de manière musicale. La voix doxique est relayée selon un tour nettement harmonique, quand les « titres, pincées ou plages » de l’art et de la pensée sont organisés selon une forme contrapuntique [5] .

Tomates de Nathalie Quintane est un livre hybride traitant aussi bien des lectures publiques, du jardinage et des questions politiques [6] telles que les émeutes dans les banlieues en 2005 et les arrestations de Tarnac en 2008. Les documents sont placés dans le corps du texte [7] , en bas de page [8] , ou en annexe, où l’on trouve une correspondance avec Jean-Paul Curnier et un extrait de Marx [9] . Un rapport critique s’instaure avec le vocabulaire policier. Il en va ainsi du terme policier et médiatique de « nébuleuse » : « nuage interstellaire de gaz et de poussière et nom que les services de M. Alliot-Marie donnaient au groupe de Tarnac » [10] . L’ensemble forme un texte autobiographique et réflexif, une réflexion en étoiles à partir de plusieurs points de vue, comme cela est précisé en 4e de couverture :

« En tant qu’enseignante, j’étais satisfaite.

En tant qu’écrivain, je rechignais pour la forme.

En tant que rien de spécial, je pensais pan dans les dents. »

C’est ainsi un livre autobiographique et politique, une réflexion en étoiles qui laisse au lecteur le soin de tisser des liens.

Tarnac de Jean-Marie Gleize est un livre hybride mêlant vers et prose, souvenirs et documents, pensées, journal, listes de phrases : ainsi se mêlent des éléments autobiographiques et des éléments politiques. Gleize brouille les pistes : il intitule « documents » des notes personnelles, joint des cartes, schémas, photographies et chronologie. La spectralité, en tant qu’apparition d’un mort, agit à travers la figure de Gilles Tautin [11] .

L’ouvrage La Sécurité des personnes et des biens de Manuel Joseph est structuré par un dispositif à trois niveaux formels :

 

-        un journal intime d’une semaine, de lundi à dimanche : de la difficulté initiale à sortir de chez soi au suicide symbolique dans le bac des surgelés d’une grande surface.

-        des incises documentaires, sur la question de la sécurité mondiale, de la police et de l’armée : les documents sont réécrits, dans une logique d’écriture documentaire, mais aussi « radicalisés », comme pour révéler la dystopie à venir.

-        des photos de Myr Muratet, sur le quotidien en banlieue parisienne.

 

La Sécurité des personnes et des biens mêle ainsi le journal intime d’un narrateur très soucieux de sa sécurité et une enquête sur le renforcement des politiques sécuritaires dans le monde.

La « politisation » de ces livres réside en une mise en critique de la parole du pouvoir : dans le vocabulaire médiatique chez Jacques-Henri Michot, sécuritaire chez Manuel Joseph, policier chez Jean-Marie Gleize et Nathalie Quintane.

2. Une écriture politique jointe à l’intime

Ce geste commun d’enquête s’accompagne d’une pratique différente de restitutions des documents et des prélèvements du réel. Un ABC de la barbarie mélange des fictions, des réflexions esthétiques, des documents politiques. Ce dispositif, comme nous l’avons indiqué, possède trois niveaux : les stéréotypes journalistiques, des citations et l’intrigue. On lit différemment le livre selon qu’on « lit » ou privilégie tel ou tel niveau. Le choix de la mise en page met en avant l’abécédaire au détriment de la fiction. Les citations esthétiques et politiques donnent un contrepoint — comme un contrepied — au discours néolibéral qui imprègne les stéréotypes journalistiques. L’histoire singulière des personnages se déroule au milieu d’un contexte écrasant, celui d’un discours médiatique et libéral omniprésent.

Tarnac traite en partie de l’arrestation, le 11 novembre 2008, de Julien Coupat et de jeunes activistes par la police sous les ordres de Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur. Cela constitue une forme de méditation politique (« Communiste est ce mot enfermé dans l’eau, ce corps enfermé dans l’eau » [12]  ) et de programme annoncé (« il faut construire des cabanes » [13]   et « faire de chaque page un poste de tir » [14] ). Pourtant, il est traversé par l’autobiographie puisque Tarnac est aussi le lieu où Jean-Marie Gleize a passé une partie de sa jeunesse. Le projet révolutionnaire est hybridé par le souvenir intime, requestionnant le rapport à la nature. Là aussi, il est question de musicalité et de temporalité : « La question révolutionnaire est désormais une question musicale » est écrit en quatrième de couverture. Il écrit au début d’ « Insurrection » :

« Un mouvement révolutionnaire ne se répand pas par

contamination            Mais par résonance »  [15] .

C’est cette tension qui donne au livre cette saveur particulière, une sorte de nostalgie en devenir ou un devenir nostalgique. Ce rapport paradoxal au temps est formulé ainsi : « La chronologie (au sens où nous l’entendons tous) n’existe pas, ce sont ces temporalités chevauchantes, discontinues, fragmentaires, qui font ce que nous appelons notre "présent" » [16] .

Le même sujet – Tarnac – est également traité par Nathalie Quintane dans Tomates. La démarche y est différente : il s’agit ici d’une enquête documentée à partir de livres politiques (comme ceux de Blanqui) et de correspondances avec des écrivains. Une polémique apparaît à propos des émeutes de 2005 avec Jean-Paul Curnier, dont la correspondance est citée. L’interrogation se déplace vers une question personnelle et collective, celle du rôle d’une génération, grâce à une citation de Jean-Marc Rouillan : « notre génération […] a été la pire ou la moins douée depuis deux-cents ans » [17] . Le personnel se joint au politique par l’intermédiaire de correspondances et d’interrogations sociales personnelles préfigurant un engagement plus prononcé de l’autrice (dans Nuit debout ou avec la ZAD de Notre-Dame des Landes).

Pour le lecteur de La Sécurité des personnes et des biens la petite histoire individuelle du personnage et la grande histoire du renforcement de l’appareil sécuritaire se mélangent. Le dispositif fait alterner des extraits du journal intime avec de vrais-faux rapports stratégiques et militaires, comme si la petite histoire intime n’était que le reflet exemplaire d’une situation mondiale généralisée : la guerre générale au nom de la « sécurité ». Dès le début, dans le journal se trouvent insérées des incises concernant les politiques mondiales de sécurité, comme dans les dernières lignes de cet extrait, en plus petits caractères :

Lundi. D’abord, si j’arrive à faire une chose avec les mains propres dans l’appartement, ça va bien, c’est O.K. Ensuite, si j’arrive à me laver encore les mains et à faire encore un truc avec les mains propres dans mon appartement, comme ranger le classeur impôts à sa place et ne pas oublier le classeur en couleur que j’ai choisi d’acheter en couleur pour mieux le retrouver et y ranger bien les factures de la même couleur, c’est comme une devinette facile même pour les enfants mais même moi je ne le retrouve pas tout le temps et j’avais trouvé cela une idée bien mais quand je ne le retrouve pas et parce que ça va très bien d’abord mais moins maintenant parce que j’ai pensé au classeur en couleur quand je ne le retrouve plus. Je suis un peu essoufflé et j’ai chaud. Je transpire, je m’assieds, j’allume une cigarette pour souffler un peu mais je ne me sens pas mieux, je respire fort et je ne vais pas bien. J’ai eu la peur du dentiste ce matin, lundi. J’étais en sueur et je n’ai pas pu m’y rendre. Il faut que je sorte de l’appartement et que je marche un peu. Aujourd’hui, les chèques devraient avoir été crédités, on est lundi, mais comme je les ai déposés vendredi et pas directement à mon agence, ça se trouve je vais sortir pour rien mais je ne peux pas rester plus longtemps enfermé dans mon appartement, j’étouffe, je tremble un peu et je vais vers la porte mais je fais demi-tour et je rallume une cigarette.

Je ne me sens pas très bien mais je prends le portefeuille et ma carte qui est à l’intérieur et je marche jusqu’à la porte d’entrée, m’arrête et décide de ne pas éteindre la radio. La porte de la deuxième chambre est bien fermée. Je souffle un peu avant de sortir, vérifie que j’ai bien le « patch » magnétique et les clefs, me retourne pour jeter un œil et vérifier que tout est à sa place.

Un des objets de ce travail porte sur la pratique de la dénomination de l’ennemi dans le cadre des doctrines militaires qui émergent à l’occasion de la Guerre froide. [18]

Le lecteur ressent donc en parallèle le sentiment croissant d’insécurité du personnage et le développement exponentiel des puissances sécuritaires comme si chacun alimentait l’autre : le sentiment d’insécurité justifie les politiques sécuritaires qui, ainsi, renforcent le sentiment d’insécurité. L’alternance des discours produit un cercle logique. Le livre fonctionne ainsi comme une fable contemporaine, une allégorie de la paranoïa individuelle et collective qui a gagné les esprits après le 11 septembre.

Ainsi c’est l’enchevêtrement de la ligne narrative individuelle avec une ligne plus collective qui donne aux ouvrages une dimension politique articulant fiction et document.

3. Le rapport à l’environnement

La perspective des ouvrages n’est pas strictement écopoétique ni écocritique, mais ils posent tous la question du rapport à l’environnement. À la suite de Gaspard Turin [19] , on peut s’interroger sur la double dimension de l’oikos. Une écopoétique centrée sur un corpus thématique nous oblige à penser avant tout aux formes et aux styles. Mais, l’oikos entendu comme « habitat » et « environnement » nous permet aussi de passer outre la seule dimension du texte pour interroger les postures, les conditions de production, les processus de création, l’écosystème mis en place. La perspective écocritique nous pousse à interroger la relation « entre les productions culturelles et leur environnement » [20] . Il ne s’agit donc pas tant d’un discours écologique, comme l’entend Michel Deguy lorsqu’il parle de « géocide » [21] , que d’une pratique faisant corps avec l’environnement en luttant contre les logiques de séparation d’avec le public et l’environnement. Nous différencierons ici deux postures différentes :

          3.1 Habiter de l’extérieur : la posture de l’enquêteur pour établir des « documents poétiques »

Franck Leibovici est sans doute le premier à avoir conceptualisé la notion de « document poétique », supposant une enquête et un prélèvement de matériaux. En poésie, c’est certainement la poésie objectiviste qui a donné une nouvelle valeur au document. Le terme objectiviste a été revendiqué par Charles Reznikoff, George Oppen, Carl Rakosi et Louis Zukofsky pour désigner leur groupe. Dans son ouvrage Des documents poétiques [22] , Franck Leibovici insiste sur la notion d’«énoncé flottant», c’est-à-dire la présence d’une phrase décontextualisée qui n’est pas immédiatement recontextualisée [23] . C’est ce travail de décontextualisation/recontextualisation qui fonde selon lui la force du document poétique. En ce sens, le message, ce n’est pas le discours, mais le rapport au contexte. Kenneth Goldsmith développe cette pratique du travail contextualisant, dans son essai Uncreative writing [24] .

Un ABC de la barbarie se présente comme un abécédaire des expressions consacrées et des lieux communs qui structurent le langage journalistique et se répandent dans la langue commune. Il est entrecoupé de citations et de titres. Les énoncés sont donc décontextualisés et fonctionnent ainsi comme une fiction dystopique. La Sécurité des personnes et des biens peut se lire également comme une enquête sur la montée en parallèle de l’idéologie sécuritaire et du sentiment d’insécurité. On peut lire Tarnac et Tomates comme deux formes d’enquête personnelle menées à partir de l’actualité politique (l’arrestation du « groupe de Tarnac »).

          3.2 Réinventer l’habitat pour réinventer la nature. Habiter les ruines. Déshabiter. S’extraire.

On connait la formule d’Hölderlin « habiter en poète » (« Dichterisch wohnet der Mensch » , « l’homme habite poétiquement »). Un lien unit existence et poésie. Pour Heidegger, la tâche du poète véritable consiste à dire « l’essence de la poésie » [25] . Hölderlin se propose comme poète qui fait entendre le poème primordial de l’Être. La poésie ontologique s’oppose à la mimèsis. Le vrai poète ne décrit pas ni n’imite, il pense poétiquement en nommant ce même événement de l’Être, que médite de son côté le philosophe. Cette posture se décline de différentes manières, avec Yves Bonnefoy, et de nombreux poètes qui voient la poésie comme maison, abri, vrai lieu jusqu’à aujourd’hui (Marie Huot [26] , Roselyne Sibylle [27] ).

Jean-Marie Gleize, inversement, dans ce qu’il nomme « postpoésie », défend une poésie « littérale », qui s’oppose à celle qui n’en finit pas de se guérir de la « religion de l’analogie ». À partir d’une phrase de Justin Delareux, inscrite dans une cabane (« oui nous habitons vos ruines, mais »), en rouge sur le mur, Jean-Marie Gleize s’interroge sur l’inhabité inhabitable, sur une certaine organisation de l’habitat. Il y aurait une autre manière d’habiter, avec une dimension de résistance, comme dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Gleize affirme ainsi par contraste : « il faut construire des cabanes » [28] , des constructions éphémères, au sens propre comme métaphorique (des revues, des séminaires comme cabane). Il ne s’agit plus ici d’«  habiter en poète », mais de « déshabiter en postpoète » : déshabiter, construire des cabanes, habiter les ruines. Ainsi se réinvente un rapport à l’environnement associé à un geste politique :

OUI CECI EST UN PROJECTILE OUI NOUS HABITONS

VOS RUINES, MAIS/OUI LE GOUDRON LES GRILLES

L’HERBE LA TERRE LA BOUE LES FEUILLES ET LA PLUIE

OUI CECI EST UN PROJECTILE OUI NOUS HABITONS

VOS RUINES ET COMBIEN COMBIEN SOMMES-NOUS [29]

Nathalie Quintane, dans Tomates, souligne aussi le changement de rapport à l’environnement :

Moi aussi, je voulais être du côté de ceux qui s’organisent. Plutôt de ce côté-là que de l’autre. Celui des patates. Parce que je venais des patates. Je venais superlativement des patates. […] Mais quand on a vécu si longtemps parmi les patates, patate soi-même, et qu’on s’est toujours sentie comme un sac, un jour évidemment on quitte Pommes de terre frites. On écrit des livres. On écrit ce livre, qui est un anti-patate. Pourquoi pas plutôt un livre-patate, un style-patate, me suggère-t-on. Vous pensez peut-être qu’un livre-patate, ça serait plus naturel, chez moi ? (le prochain qui me sort ça, je crois que je lui en colle une). J’écris des livres anti-patates : la patate y est contenue. [30]

On passe donc d’une question thématique (la pomme de terre) à une réflexion esthétique (le livre-patate). La figure de la pomme de terre permet grâce à l’auto-ironie (« patate soi-même ») d’allier le poétique et le politique, la dimension écopoétique du livre et sa dimension écocritique. Le titre (Tomates) permet d’associer la figure de la pomme de terres à tubercules et le soutien politique au groupe de Tarnac.

La perspective écopoétique permet donc de renouveler le canon littéraire [31] et de poser de nouvelles questions. Elle nous demande de nouveaux outils d’analyse, nous interroge sur les postures et positionnements d’écrivains dans leur rapport au monde, à l’habitat, à l’environnement, à la nature. Nous avons vu ici des postures très différentes, des manières d’habiter le monde, qui ont pour point commun d’entretenir un rapport critique à la société du spectacle et à l’industrie culturelle, qui ne reprennent pas le circuit traditionnel du livre, de cette « industrie des lettres », pour reprendre la formule-titre d’Olivier Bessard-Banquy [32] , cette économie basée en partie sur la publicité, le gaspillage, le spectacle. Il s’agit au contraire de faire corps, au sens propre comme au figuré, avec son environnement.

Conclusion. Lisibilité et illisibilité.

Ici se posent les questions de lisibilité et d’illisibilité. Un ABC de la barbarie disjoint la progression de l’intrigue et l’avancée de l’abécédaire. Tarnac disloque toute continuité narrative ou formelle. Tomates glisse de sujets culturels à des sujets politiques. Le dispositif de Manuel Joseph fait alterner un journal de bord, des documents et des photographies. Cependant la notion d’avant-garde ne semble pas la plus pertinente dans une perspective d’étude sur le contemporain. Elle convoque trop d’enjeux de concurrence, de nœuds de pouvoir qu’il ne revient pas au chercheur de trancher. Elle est aussi trompeuse en ceci qu’elle pourrait faire songer – par analogie historique avec certaines avant-gardes – à un groupe structuré et unifié par des chefs et des manifestes. Or, nous sommes davantage en présence d’une communauté de solitudes partageant plus ou moins les mêmes références. La notion d’avant-garde n’est utilisable ici que si on la déshistoricise, et que si l’on voit comment elle agit comme spectralité, par exemple chez Sylvain Courtoux : « Toute la poésie actuelle d’avant-garde est sans conteste une ombre très opaque non seulement dans le champ poétique d’aujourd’hui, mais aussi, bien sûr, dans le champ littéraire général ». Il relève ensuite « la fantomisation de l’avant-garde et des pratiques poétiques hors-normes, expérimentales » [33] .

Dans le positionnement politique, on passe d’une critique de l’exploitation à une critique de l’aliénation [34] . La littérature ne s’appuie pas sur un appel démocratique comme chez Sartre, mais se propose comme résistance aux langages idéologiques.

Le montage s’opère de manière plus symbolique chez Gleize (par des fragments et énoncés hétérogènes), plus dialectique chez Quintane (par la mise en relation des incompatibles) et s’opère en parallèle chez Joseph (le journal intime et les documents) et Michot (l’abécédaire et l’intrigue). Le lecteur n’y est plus considéré comme simple récepteur du message, mais appelé à penser et à faire des liens. L’engagement serait donc à repenser sous d’autres formes que la prise de position. Il serait plutôt question ici de la responsabilité formelle. Par la convocation de documents, les opérations de collage et de montage, les textes cités donnent à penser l’inadéquation des discours dominants et de la réalité sociale. En ceci, ils révèlent que, du côté du pouvoir, le langage ment.

 

Notes

  • [1]

    Nathalie Quintane, Tomates, Paris, P.O.L, 2010 ; Jean-Marie Gleize, Tarnac, un acte préparatoire, Paris, Seuil, 2011 et Le livre des cabanes, Paris, Seuil 2015 ; Manuel Joseph, La Sécurité des personnes et des biens, Paris, P.O.L., 2010 ; Jacques-Henri Michot, Un ABC de la Barbarie, Marseille, Al Dante, 1998.

  • [2]

    Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes », Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p.13.

  • [3]

    Jacques-Henri Michot, Un ABC de la barbarie, op.cit., p. 213.

  • [4]

    Entretien avec Frank Smith le 9 avril 2015 à Khiasma, Les Lilas. En ligne : https://www.r22.fr/antennes/espace-khiasma/choeurs-politiques-glissement-de-terrains/un-abc-de-la-barbarie.

  • [5]

    Voir la thèse de Pauline Vachaud, Écrire la voix des autres : la responsabilité de la forme dans la littérature française contemporaine. François Bon. Marie Depussé. Maryline Desbiolles. Nicole Malinconi. Jacques-Henri Michot. Jane Sautière, p. 291. Thèse dirigée par Claude Coste et soutenue le 11 juin 2010 à l’Université de Grenoble.

  • [6]

    Voir les remerciements, N. Quintane, op.cit, p. 137.

  • [7]

    Comme la lettre de Jean-Marc Rouillan, ibid., p. 82.

  • [8]

    Par exemple les informations sur Émile Pouget, ibid., p. 80.

  • [9]

    Ibid., p. 115-130.

  • [10]

    Ibid., p. 52.

  • [11]

    Un militant maoïste mort noyé en tentant d’échapper à une charge des gendarmes le 10 juin 1968.

  • [12]

    Jean-Marie Gleize, op.cit., p. 99.

  • [13]

    Ibid.

  • [14]

    Ibid., p. 105.

  • [15]

    Ibid., p. 77.

  • [16]

    Entretien avec Philippe di Meo. En ligne : https://poezibao.typepad.com/poezibao/2011/05/un-entretien-avec-jean-marie-gleize-par-philippe-di-meo.html.

  • [17]

    Cité par Nathalie Quintane, op.cit., p. 82.

  • [18]

    Manuel Joseph, op.cit., p. 21-22.

  • [19]

    Gaspard Turin, Pour une écocritique associée à une écologie du livre, atelier fabula, 2016. En ligne : https://www.fabula.org/atelier.php?Ecologie_du_livre (page consultée le 14 octobre 2018).

  • [20]

    Daniel Finch-Race et Julien Weber, « The Ecocritical Stakes of French Poetry from the Industrial Era », Journal of the Society of Dix-neuviémistes, vol. 19, n° 3, 2015, p. 159.

  • [21]

    Michel Deguy, « À quatre titre », Aujourd’hui poème, n°84, 2007, p. 3. Voir, après Guattari, et l’écosophie, David Christoffel, « Poésie, photocopie et pas travaillisme. Suivi d’un entretien avec Jacques Donguy », Écologie & politique n°36, 2008, p. 99-114. En ligne : https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-sciences-cultures-societes-2008-2-page-99.htm (page consultée le 14 octobre 2018).

  • [22]

    Franck Leibovici, Des documents poétiques, Limoges, Al Dante, collection « Forbidden beach », 2007.

  • [23]

    Ibid., p. 69.

  • [24]

    Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, trad. François Bon, Paris, Jean Boîte éditions, 2018.

  • [25]

    Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser » (1951) et «…l’homme habite en poète… » (1951), Essais et conférences, traduit de l’allemand par André Préau et préfacé par Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1958, p. 170-193 et 224-245.

  • [26]

    Marie Huot, Chants de l’éolienne, Le temps qu’il fait, Bazas, 2006. Le livre a obtenu le prix Max-Jacob en 2007.

  • [27]

    Voir par exemple son ouvrage sur la montagne Sainte-Victoire (Roselyne Sibille, Lumière froissée, avec des encres de Liliane-Ève Brendel, Montélimar, Voix d’encre, 2010).

  • [28]

    Jean-Marie Gleize, op.cit., p. 99.

  • [29]

    Jean-Marie Gleize, Le livre des cabanes, Paris, Seuil, 2015, p.139.

  • [30]

    Nathalie Quintane, op.cit, p. 87-88.

  • [31]

    Voir Nathalie Blanc et al., « Littérature & écologie : vers une écopoétique », Écologie & politique 2008/2 (n° 36), p. 15-28. En ligne : https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2008-2.htm-page-15.htm (page consultée le 14 octobre 2018).

  • [32]

    Olivier Bessard-Banquy, L’industrie des lettres, Paris, Pocket, 2012.

  • [33]

    Commentaire du 18 décembre à 6h29 sur Facebook. En ligne : facebook.com/sylvain.courtoux?fref=ts.

  • [34]

    Jean-François Hamel, « De Mai à Tarnac. Montage et mémoire dans les écritures de Jean-Marie Gleize et Nathalie Quintane ». En ligne : https://books.openedition.org/quodlibet/178?lang=fr .

Biographie de l'auteur

Stéphane NOWAK

Stéphane Nowak est chercheur, auteur et animateur d’atelier d’écriture. Ses travaux et interventions sont disponibles à cette adresse : nowak-papantoniou.net.