Actes & Volumes collectifs
ARTICLE
Le donne, i cavallier, l’arme, gli amori,
le cortesie, l’audaci imprese io canto
Ludovico Ariosto, L’Orlando Furioso [1]
Canto l’arme pietose e ‘l capitano
che ‘l gran sepolcro liberò di Cisto.
Torquato Tasso, La Gerusalemme liberata [2]
Cette cité n’est pas comme les autres
Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes [3]
À travers cette étude, nous nous proposons de faire dialoguer La Gerusalemme Liberata de Torquato Tasso, dont le texte de référence est la première version intégrale publiée à Parme en 1581 [4] , avec L’Amour, la fantasia, d’Assia Djebar [5] , publié à Paris en 1985. D’entrée de jeu, une question s’impose : qu’est-ce qui permet de rapprocher ces deux textes ? La distance temporelle qui les sépare – quatre siècles – est importante et, du point de vue des genres, tout semble aussi les opposer : l’un est un poème épique et l’autre un roman, si l’on accepte de les réduire à ces étiquettes. Quant aux lieux, l’espace que les deux textes convoquent n’a en commun que le fait de pouvoir être rapporté à un espace plus vaste, désigné, selon les paramètres d’une époque désormais révolue, sous le terme d’Orient. Enfin, si de ville et de siège, dans les deux cas, il est question, il ne s’agit pas de la même ville.
Et pourtant, à partir d’un intertexte commun et de la relation aux murs de la ville assiégée, un dialogue peut être tissé entre eux. Cet illustre intertexte, qui, dès la tradition littéraire la plus ancienne, a pu fixer ad vitam aeternam la forme, les contours d’une ville, offrant à de multiples héritiers un motif toujours disponible, est bien évidemment l’Iliade, mais c’est justement quand les deux textes s’en éloignent qu’ils se rapprochent le plus l’un de l’autre. Et d’ailleurs, on peut se demander si Assia Djebar, en faisant rentrer Alger dans cette série, n’ambitionne pas de faire de la ville « Imprenable [6] » à son tour une ville éternelle en même temps qu’une ville littéraire.
Notre démarche vise également à faire dialoguer ces deux textes à partir de la thématique de la guerre et, en même temps, d’observer de quelle façon la guerre, les amours, rentrent en dialogue à travers les époques et les genres.
Les deux textes que nous nous apprêtons à étudier mettent en scène le conflit – séculaire ? – entre Orient et Occident, ou mieux encore, dans l’un comme dans l’autre cas, la conquête de l’Orient par l’Occident. Mais le point de vue s’inverse de l’un à l’autre. Car si l’un, Torquato Tasso, en tant qu’italien, est « occidental et chrétien », Assia Djebar, elle, est de naissance algérienne, et de ce fait, comme on pourrait le penser a priori, « orientale et musulmane ». D’un auteur à l’autre, le récit – et, à travers lui, le pouvoir du discours – change donc de camp. Sera-ce pour entériner la désunion, le divorce des deux civilisations ? pour réaliser ou consacrer une revanche ? Les deux textes peuvent-ils se concilier au contraire dans une même vision ? instruire les éléments d’un dialogue ?
Finalement, nous verrons que ces deux textes accumulent les tensions : une unité problématique, une tension entre histoire(s) et amour, un sentiment complexe qui s’élabore entre conquête et fascination de l’autre. Au point que c’est peut-être dans ces tensions que les deux œuvres se retrouvent dans un dialogue qui dépasse temps, espace et genre.
Première partie : Une unité problématique
Les deux ouvrages posent d’emblée un problème d’unité. Dans le cas de La Gerusalemme liberata l’histoire du manuscrit en témoigne amplement. Car, dès le début, les versions de l’œuvre son nombreuses – Tasso y travaillant depuis longtemps. Il s’inspire de l’Amadigi de son père Bernardo Tasso (lui aussi un important homme de lettres de l’époque) sans oublier bien évidemment l’Orlando Furioso de Ludovico Ariosto ni même l’influence plus lointaine, surtout pour ce qui est de la versification, de Pétrarque. Le Tasse multiplie les versions et les manuscrits, dont il perd quelques exemplaires d’ailleurs. Mais cette indétermination première de la matière narrative, qui semble dire combien celle-ci, dans son foisonnement originel, excède de prime abord tout sujet, s’exprime encore d’une autre façon : car au commencement, et jusqu’à la fin de la rédaction du XXe chant, l’œuvre, qui n’a pas encore de titre, est mentionnée comme le Goffredo (o Gottifredo [7] , en référence à Godefroy de Bouillon, le commandant de l’armée chrétienne pendant la première croisade). Tasso est très jeune quand il commence son chef-d’œuvre, (entre 1559 et 1564, à la cour de Ferrare) et ce n’est qu’en 1581, qu’une première édition intégrale commence à circuler, à l’insu du Tasso qui se trouve, à ce moment, enfermé dans la prison de Sant’Anna. Si on doit son titre à Angelo Ingegneri [8] , qui le tire du texte du Tasse, mais qui s’inspire aussi de l’œuvre du Trissino (L’Italia liberata dai Gotti), ce texte, qui naît d’une documentation historique précise de l’époque, a dû passer sous plusieurs contrôles [9] , Tasso étant amené à demander des permissions, des corrections, des avis afin de passer à travers les mailles des contrôles de l’époque [10] . Nous sommes en effet juste après la Contre-Réforme, mais aussi à l’époque où naissent d’importantes académies. À la sortie de Sant’Anna, le Tasse en viendra à renier La Jérusalem délivrée et à la réécrire. Un autre texte, qui aura pour titre La Jérusalem conquise verra donc le jour (sa composition date d’après 1586, il est publié en 1593), mais cette version n’arrivera jamais à obtenir le succès de La Jérusalem délivrée, ni à la supplanter.
Du moins peut-on penser trouver cette difficile unité du côté du genre ? La Jérusalem délivrée est en effet un poème épique et, en tant que telle, elle se rattache à un genre bien circonscrit et cerné par une tradition littéraire et critique qui la définit rigoureusement. Encore convient-il de se souvenir que le genre renvoie, à l’époque, également à l’épopée antique et au genre chevaleresque, car, comme le dit Sergio Zatti, La Gérusalemme liberata doit être considérée « comme [le] carrefour de l’épique du XVIe siècle, et en particulier comme point d’aboutissement entre le code du “roman” hérité de l’Arioste et le code classique du poème héroïque » [« come crocevia dell’epica cinquecentesca, e in particolare quale punto d’approdo del rapporto conflittuale fra il codice ariostesco del “romanzo” e quello classicista del “poema eroico[/note]” »]. Ainsi l’unité de genre manifeste-t-elle elle-même des tensions sous-jacentes qui ne sont pas sans expliquer son caractère protéiforme. Elle fait en particulier pénétrer dans la citadelle bien gardée de l’épopée l’influence étrangère et dangereuse du roman.
Composé de vingt chants de longueur variable et constitué de stances de huit vers, le poème s’ouvre au moment où « Déjà touchait à son terme la sixième année du grand passage en orient du camp chrétien ; / et déjà il avait pris Nicée d’assaut et la puissante / Antioche à force de ruse. / […] et enlevé Tortose […] » [« Già ‘l sesto anno volgea, ch’in oriente / passò il campo cristiano a l’alta impresa ; / e Nicea per assalto, e la potente / Antiochia con arte avea già presa. / [...] e Tortosa [note id="12"]espugnata [11] »]. La prise de Jérusalem est en effet la suite d’une série de conquêtes, comme le rappelle aussi Amin Maalouf [12] . Nous sommes donc en 1099, aux derniers moments de la première croisade, après la conquête, par les Chrétiens (les Franj, comme les nomme Maalouf), de nombreuses villes : le terme « orient » est tout de suite évoqué, Jérusalem [13] étant la ville où tout commence et tout se termine, la ville par excellence qui dirige la soif de conquête et de libération lors de la première croisade. Par là, elle fonde, à l’intérieur du texte, un pôle qui ne cesse d’exercer son attraction sur les personnages comme sur les lecteurs, et ce n’est sans doute pas un hasard si, par l’intervention d’Ingegnieri, c’est elle qui s’impose finalement comme centre fédérateur de l’œuvre.
La complexité de l’œuvre d’Assia Djebar procède assurément d’une démarche beaucoup plus concertée, mais elle n’en tend pas moins à mettre en travail ou en tension l’unité ailleurs posée comme irréductible de l’œuvre. C’est le cas de son unité générique notamment. L’Amour, la fantasia qui date de 1985 est un « roman » mais cette étiquette est quelque peu réductrice. Il convient en effet de replacer ce texte dans une production qui, dans les années 1980 en particulier, fait éclater les genres, en remettant en cause la structure même du roman. L’Amour, la fantasia présente une organisation précise, presque méthodique, qui, par les alternances de ton et de sujet qu’elle impose à sa matière, la met hors de tout genre prédéfini : de par sa structure, son style et les thématiques abordées, elle échappe à une définition qui se voudrait univoque, le roman, l’autobiographie, l’essai historique, le témoignage et même une certaine forme d’écriture poétique se disputant l’espace du discours et inclinant l’œuvre en des sens divers selon les sollicitations. Une polyphonie de voix fait pendant à une véritable fusion entre fiction, essai et étude historique. Le texte est en effet le produit d’un alliage entre deux écritures : « En cherchant à mettre en adéquation l’Histoire et l’écriture romanesque, L’Amour, la fantasia est un véritable laboratoire [14] », l’alternance entre le ton impersonnel de la troisième personne dès l’incipit et celui du je tout au long du roman le montre bien. Car Assia Djebar [15] , est écrivaine, romancière, mais aussi, de formation, historienne [16] . L’Amour, la fantasia est son ouvrage le plus connu et est considéré comme son chef-d’œuvre. Dans ce cas aussi, il s’agit d’une œuvre complexe. L’Amour, la fantasia, organisé en trois parties titrées [17] , intercale, à l’intérieur des deux premières, des chapitres, titrés ou numérotés avec des chiffres romains, alors que la troisième est développée en cinq Mouvements qui donnent à entendre autant de Voix. À l’intérieur de cette structure, l’Histoire ancienne et plus récente (les années 1980 [18] , 150 ans après la prise d’Alger), l’histoire personnelle aussi, se côtoient et s’entrelacent, de subtiles anadiploses se chargeant notamment d’assurer la suture entre éléments a priori disparates : ainsi le premier chapitre, consacré à l’histoire personnelle, se termine par « je suis partie à l’aube [19] » et le suivant dédié à l’Histoire, commence par « Aube de ce 13 juin 1830 [20] ». Comme le suggère Beïda Chikhi, ce sont :
trois expériences de discours historiques : discours-témoignages d’époques déployés sous forme de citations traitées, discours-témoignages des femmes de sa tribu assurant la survivance à la parole que l’on croyait éteinte, et discours-parcours autobiographique, dont le credo est l’accession à la sphère supérieure de l’Histoire [21] .
Dans le texte d’Assia Djebar, d’autres villes tombées sous l’armée française sont nommées (p. 119 : Oran, Blida, Médéa-la-haute, Constantine, Bône, Bougie, Mostaganem, Tlemcen, Mascara, Cherchell, Mazouna) – que l’on pense au chapitre qui a pour titre « La mariée nue de Mazouna [22] », mais c’est surtout Alger, El-Djezaïr qui est à l’honneur et qui représente le point de départ historique, l’origine de la colonisation française en Algérie, certes, mais aussi l’origine de la narratrice, puisque ce moment fondateur pour l’histoire de l’Algérie, l’est aussi pour la narratrice telle qu’elle est cent cinquante ans plus tard.
Et pourtant les deux auteurs construisent un texte qui met en évidence une véritable recherche d’unité [23] – unité cependant qui ressort d’un éclatement. Tasso, dans ses lettres (Lettere poetiche) a souligné, à plusieurs reprises, son souhait de créer une œuvre qui devait respecter les trois unités aristotéliciennes. Et c’est surtout l’unité d’action [24] qui lui tient à cœur. Cette exigence, naissait du désir de créer une œuvre comparable à celle d’Homère et de Virgile, mais aussi à une volonté de créer un poème qui, même si l’Orlando Furioso restait pour lui un modèle, voulait éviter de tomber dans les écueils dans lesquels l’Arioste lui-même était tombé, à savoir l’éclatement de la fable [25] . Aussi le Tasse travaille-t-il à ce que sa « fable soit une ». Si la guerre et le siège de Jérusalem constituent le moteur qui anime « fidèles » et « infidèles », il est aussi vrai que le rythme des batailles, l’aboutissement de la guerre est troublé, voire retardé par de nombreux épisodes qui peuvent sembler accessoires au lecteur moderne : les parenthèses d’amour (Armida et Rinaldo), les enchainements de poursuites (le triangle Erminia, Tancredi Clorinda) sont autant de digressions autour du motif principal qui menacent de l’intérieur l’unité de l’œuvre. Tout en étant conscient du danger de l’aspect éclaté de son texte, le Tasse se préoccupe souvent dans ses lettres de rappeler son intention et l’unité de son œuvre, et la référence qui s’impose alors est évidemment celle des textes homériques et de la Poétique d’Aristote, se faisant alors, d’une certaine façon, l’interprète du philosophe grec. Pour ce faire, il a recours à une comparaison originale celle de l’œuvre comme corps humain :
come tagliando un membro al corpo umano quel manco e imperfetto diviene, sono però queste parti tali che, se non ciascuna per sé, almeno tutte insieme fanno non piccolo effetto, e simile a quello che fanno i capelli, i peli, la barba e gli altri peli in esso corpo, de’ quali s’uno n’è levato via non ne riceve apparente nocumento, ma se molti, bruttissimo e difforme ne rimane.
comme si l’on coupe un membre au corps humain, celui-ci devient incomplet et imparfait, cependant ces parties sont telles que, sinon chacune pour elle-même, du moins elles font toutes ensembles un effet qui ressemble à celui que font les cheveux, les poils et la barbe et les autres poils du corps, desquelles si on en enlève un seul, le corps n’en reçoit nul dommage apparent, mais si on en élève beaucoup, il en reste très laid et difforme [26] .
Cette métaphore du corps humain en référence à l’unité se retrouve également dans le poème : ainsi, quand il s’agit de décrire l’armée du camp chrétien, dont les rôles sont attribués par la Providence, Ugon dit-il à Godefroy, afin de le convaincre de rappeler Rinaldo : « tu es le chef, il [Renaud] est le bras de ce camp » [« tu sei capo, ei mano di questo campo [27] »].
Cette image de l’humain, du corps, univers microcosmique hérité de la tradition platonicienne, pour embrasser la totalité fuyante que le poème se charge de développer et de retenir, dans les mailles de sa contexture narrative, entend résoudre les contradictions d’une réalité textuelle qui s’échappe sans cesse, se différencie, se dissocie incessamment autour du motif principal. Mais, tout en rappelant la centralité de ce motif, elle en fonde l’unité dans une continuité organique et va chercher son répondant dans une réalité sensible qui n’est pas étrangère au désir qui parcourt l’œuvre d’un bout à l’autre.
De même on pourrait s’interroger sur l’unité du texte de Djebar, où on retrouve cette impression d’explosion qui tend vers une unité problématique. En effet, la présence d’une alternance entre la troisième et la première personne du singulier brouillerait les pistes, si l’organisation dont nous avons parlé plus haut ne faisait presque paraître plusieurs textes, qui se séparent, se retrouvent, s’entrelacent pour ne faire qu’un, à la fin, comme dans un mouvement musical [28] , métaphore d’ailleurs utilisée par l’auteure. Ainsi, l’apparition au seuil du texte d’une « fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père » qui en constitue l’incipit et qui situe l’histoire dans un lointain village du Sahel, à une époque peu définie mais guère éloignée de nous, pendant la colonisation française [29] , est pour l’œuvre comme un leitmotiv et a une fonction unificatrice : à travers elle, l’œuvre éclatée d’Assia Djebar cherche son unité dans le destin d’une enfant qui est aussi la main qui écrit l’œuvre et résout l’alternance des ajouts, des témoignages, des voix dans l’unicité d’une écriture. La présence d’une main – du père, de la fillette, de l’écrivaine, de l’orientale à laquelle elle a été coupée etc. – revient d’ailleurs tout au long du texte. Un autre élément qui témoigne de l’éclatement du texte est l’aspect bipolarisé de la vision du monde d’Assia Djebar dans le texte, représenté par l’opposition des sexes, qui est en résonance avec le milieu socio-culturel et l’alternance espace intérieur et espace extérieur [30] .
L’autre récit présent dans le texte relate l’histoire de la ville d’Alger – et, comme par synecdoque, de l’Algérie – à partir de la prise de cette ville. Ainsi, deux histoires trouvent-elles leur place dans le roman, une histoire personnelle, celle de cette petite fille qui, petit à petit se fait femme, et une partie historique et collective qui parcourt l’Histoire [31] d’Alger de 1830 à 1962, puis dans les années 1980. La troisième partie fournit par ailleurs des témoignages des femmes qui ont donné leur contribution à la guerre d’Indépendance.
Il n’en reste pas moins que la multiplication, dans les deux textes, des personnages contribue à mettre à mal l’unité du récit. S’il raconte la prise de Jérusalem en 1099, à la fin de la première croisade, le poème du Tasse est caractérisé par la présence de plusieurs histoires, plusieurs héros : à côté de Godefroy on retrouve Renaud, Tancrède, pour le camp chrétien, Aladin, Soliman, Argante, du côté païen, et, pour les femmes, Clorinde, Herminie, Armide, toutes païennes. La présence de tous ces personnages, réels (Godefroy) ou inventés (Armide), peut constituer un facteur d’explosion du système. Chez Tasso, la multiplication des aventures complexifie l’action à outrance, faisant du récit un faisceau de destins croisés, les trajectoires ne se rencontrant que pour faire jaillir la commotion du drame. Le devenir erratique des héros menace continuellement l’unité même de l’armée, de l’expédition et du but qui l’anime, comme celle du récit qui les embrasse. La pulsion individuelle, le désir remettent souvent en cause ce but commun. Et ce n’est qu’après de longs détours que les trajectoires divergentes se refondent dans une même action.
Chez Djebar aussi, les personnages qui interagissent avec la narratrice ou avec la protagoniste du récit, sont nombreux. Le nombre important de femmes (de la narratrice jusqu’aux femmes qui ont fait et subi la guerre) a la fonction de leur donner une place dans l’histoire collective et une voix dans cette démarche de transcription, voire de revisitation de l’histoire. Si elles ne sont pas toujours nommées, elles constituent des voix qui permettent aux récits de prendre des voies autres, en y joignant la volonté, l’intention de témoigner du rôle de la femme dans l’Histoire de l’Algérie. En effet, pour en suivre les événements, leur histoire, une force transfère, déplace le centre d’intérêts vers un ailleurs. Le mouvement des personnages, les poursuites, les nombreux allers-retours entre les deux camps rythment le récit. Finalement, c’est la relation à la ville à prendre, le siège de la ville qui constituent cet élément fédérateur qui contrebalance l’éclatement du texte. Entourée de murs, elle constitue sans doute l’élément, le noyau de cette unité précaire. Les murs en effets, unissent, tiennent la ville, son intérieur, mais en même temps elles unissent de l’extérieur, puisque de par le siège, qu’il s’agisse d’attaquer la ville ou de la défendre, tout passe par elle et par ses murs mêmes.
En relatant les faits de la première croisade (1096-1099), le Tasse se concentre d’ailleurs sur le siège de la ville de Jérusalem (« Già ‘l sesto anno volgea ch’in oriente / passò il campo cristiano a l’alta impresa[/note] »), au moment où la bataille s’est arrêtée et Dieu envoie l’Archange Gabriel à Godefroy : « Dieu dit à son nonce : va trouver Godefroy / et dis-lui en mon nom : que s’arrête-t-on ? qu’attend-on pour relancer la guerre / qui doit libérer Jérusalem opprimée ? » [« Disse al suo nunzio Dio : - Goffredo trova, / e in mio nome di’ lui : perché si cessa ? / perché la guerra ormai non si rinnova / a liberar Gierusalemme [note id="34"]oppressa [32] ? »]. Dans le roman d’Assia Djebar, tout commence avec cette « Aube de ce 13 juin 1830 […] Premier face à face. La ville, […] surgit dans un rôle d’Orientale immobilisée en son mystère. L’Armada française va lentement glisser devant elle un en un ballet fastueux […] [33] » qui sonne l’ouverture des hostilités contre la ville d’Alger qui aboutiront à la conquête de la ville imprenable, le 5 juillet de la même année. Deux batailles, deux guerres différentes, mais qui nous situent de l’autre côté de la Méditerranée, dans un espace appréhendé comme oriental, ce qui convoque dans le champ de notre réflexion toute la problématique aujourd’hui inséparable de ce terme : c’est en effet cet « Orient [qui] a été orientalisé non seulement parce qu’on a découvert qu’il était “oriental”, selon les stéréotypes de l’Européen moyen du XIXe siècle, mais aussi parce qu’il pouvait être rendu oriental [34] . »
Chez nos deux auteurs, on retrouve le même souci de documentation du contexte historique, ce qui dénote, chez l’un comme chez l’autre, le souci de la précision, du fait attesté, mais aussi la volonté de s’insérer dans une temporalité strictement déterminée par l’histoire. Si Assia Djebar est, de formation, une historienne, Torquato Tasso a été, de son côté, historiographe de cour et son œuvre est aussi le fruit de la vaste documentation qu’il avait à sa disposition à la cour de Ferrare [35] . Les deux œuvres se sont donc basées sur des témoignages historiques qui ont nourri la substance du récit : Tasso a lu et tiré sa matière des témoignages directs de la première croisade [36] , tandis qu’Assia Djebar insère, sur le mode de l’intertexte in praesentia, les noms exacts des auteurs (historiens ou témoins directs) et les œuvres (témoignages et lettres) qui se réfèrent à l’époque mise en scène. D’ailleurs, comme le dit Beïda Chikhi, « En l’absence d’un intertexte documentaire suffisamment informé, l’auteur opère comme sur un texte lacunaire et comble les vides informatifs à coup d’hypothèses [37] . »
Le souci de précision s’exprime notamment par l’attention accordée aux aspects techniques de la guerre, décrites avec une grande exactitude, en dépit du mouvement poétique – même chez Djebar – de l’expression. C’est au point qu’a été évoquée la possibilité d’interpréter le poème du Tasso comme un traité de guerre, la stratégie, les tactiques, les noms même des machines de guerre et les combats semblant requérir toute l’attention du poète qui, en se basant sur des documents à sa disposition, les décrit avec une grande précision [38] : « La guerre se présente comme la typique guerre du Moyen Âge [39] ». De même, Assia Djebar n’hésite pas à s’attarder, quoique de façon souvent assez elliptique, sur les aspects concrets d’une manœuvre, d’un combat, en en tirant quelquefois des effets poétiques saisissants.
Cependant, ici encore, la référentialité historique est travaillée par des tensions sous-jacentes, l’événement relaté étant comme le reflet – inversé chez Assia Djebar – d’un événement jumeau vers lequel il fait signe et dont il est comme le modèle de substitution. Pour ce qui est du Tasso, qui enracine résolument les faits qu’il relate dans la temporalité en les situant en 1099, nous savons pourtant qu’en les évoquant, il pense à une autre bataille, celle de Lépante [40] . Ainsi, Tasso raconte une victoire sur le camp païen qui n’est pas sans rapport avec une bataille de son époque à lui. Le XVIe siècle voit en effet une recrudescence de la peur de l’invasion de l’Occident par un Orient représenté par les Turcs.
Pour Assia Djebar, l’Histoire – et l’histoire – commence avec la prise d’Alger de 1830, mais, à travers le travail de l’écriture, l’entreprise qui se fait jour ne laisse pas de rappeler celle du Tasse, puisque, à l’intérieur cette fois du texte lui-même, cette prise de la ville par les Français sera mise en relation avec la bataille d’Alger de 1962 qui viendra clore la colonisation française en Algérie, après une durée de plus d’un siècle, guerre qui est à l’origine – et c’est là qu’histoire personnelle et collective se rejoignent – de son être francophone aujourd’hui (dans les années 1980). Il ne s’agit en effet, à ses yeux, que d’une guerre unique, qui commence en 1830 et se termine en 1962, la prise d’Alger n’étant qu’une bataille douloureuse, début d’une guerre beaucoup plus longue. La différence des points de vue est ainsi précisée : les deux armées, française et algérienne, regardent le même fait historique différemment ; la victoire pour l’armée française et le début d’une longue guerre pour les Algériens (« Ouverte la Ville plutôt que prise [41] »).
Chez Tasso néanmoins, les exigences historiques sont rudement mises à l’épreuve par l’imaginaire poétique (emprunté à la matière des romans chevaleresques de la fin du Moyen Âge), qui cherche dans le merveilleux une mise en scène spectaculaire et expressive de l’amour : Armida, la magicienne, ses châteaux enchantés, son pouvoir de séduire, de retenir et de transformer les hommes, telle une Circé envoutante, les pouvoirs du magicien d’Ascalon, ou encore la forêt enchantée qu’aucun héros chrétien, à l’exception de Renaud, ne pourra traverser, sont autant d’épisodes qui font sortir le récit du fait comme de la rationalité historique, tout autant qu’il le font sortir du cadre spatio-temporel qu’il s’était fixé d’abord, de l’horizon de la ville et du siège qui l’entoure. Le merveilleux est ainsi facteur d’excentricité, de digression, dans la structure narrative, il détermine des échappées hors de l’espace et du temps. C’est bien au nombre de ces accidents narratifs impérieusement commandés par les forces de l’irrationnel qu’il faut ranger l’amour, source de tous les autres [42] . La puissance de cette passion tiraille la matière historique chez le Tasse, comme elle l’infléchit chez Djebar, nuançant l’événement de tonalités émotionnelles ou affectives qui descellent l’arrière-plan irrationnel sur – et par – lequel il se détermine. C’est aussi par là que, chez l’auteure algérienne, l’histoire touche au roman. L’historienne élabore dès lors une matière composite : elle insère ses sources dans le texte, nous donne à lire la transcription de passages (avec des citations parfois entre guillemets) écrits par des témoins de l’époque (Merle, Bougeau, Pélissier, le colonel Saint Arnaud, Mattarer, Fromentin…) précédée ou suivie de leurs noms. Personnages réels et fictifs s’entremêlent alors et, profitant de la structure que nous avons décrite plus haut, ils en viennent à inclure des éléments autobiographiques – une dimension qui n’est pas absente de La Jérusalem délivrée du Tasse [43] .
Cependant, et en dépit de ces nombreuses échappées vers le merveilleux ou vers le romanesque, chez l’un comme chez l’autre auteur, l’élément autour duquel tout tourne, est constitué par le siège de la ville, par les batailles qui s’enflamment autour, à travers et finalement à l’intérieur de ses murs. Le siège est l’élément déclencheur et l’élément de résolution, c’est le motif qui permet de réunir la matière débordante du récit. Déjà en 1968, Giovanni Getto soulignait l’importance de la guerre dans l’œuvre de Tasso :
La guerra santa non rappresenta, per l’autore della Gerusalemme liberata, un semplice pretesto. La sua funzione nel poema non si limita a quella di un’esteriore cornice o di un’impalcatura artificiosa. La guerra, fra l’altro, condiziona in maniera essenziale lo spazio e il tempo costitutivi dell’azione o dell’intreccio di azioni che si sviluppano lungo i venti canti. È la guerra che divide lo spazio in due parti : lo spazio cristiano e quello pagano; e ancora : lo spazio dominato dal fragore delle armi e lo spazio remoto dalla battaglia. Senza la guerra le vicende d’amore di Tancredi e Clorinda, di Erminia e Tandredi, di Rinaldo e Armida perderebbero la loro caratteristica essenziale.
La guerre sainte ne représente pas, pour l’auteur de La Jérusalem délivrée, un simple prétexte. Sa fonction dans le poème ne se limite pas à celle de cadre extérieur ou d’échafaudage artificieux. La guerre, entre autres, conditionne d’une façon essentielle, l’espace et le temps constitutifs de l’action ou de l’intrigue / l’enchevêtrement d’actions qui se développent tout au long des vingt chants. C’est la guerre qui divise l’espace en deux parties : l’espace chrétien et l’espace païen ; de même pour l’espace dominé par le fracas des armes et l’espace lointain de la bataille. Sans la guerre, les histoires d’amour de Tancrède et de Clorinde, d’Erminie et Tancrède, de Renaud et Armide perdraient leur caractéristique essentielle [44] .
De ce motif essentiel et de sa fonction unificatrice – pour l’œuvre comme pour l’action qu’elle relate – la circularité des murs fournit une figure symbolique ; c’est elle aussi qui réactive un intertexte commun, l’Iliade, texte matrice dans la tradition générique comme pour l’histoire des conflits entre deux mondes et de l’imaginaire qui les régit.
Au début des trois textes la parole est donnée aux assiégés, ce qui met en évidence que ce qui domine ce moment dramatique, c’est le regard, indication essentielle dans un état de siège, et dans une bataille en général, puisque les deux camps s’observent. Si on peut supposer que le camp des Achéens, dans l’Iliade, observe la ville de Troie, si le poème montre en maints endroits qu’elle est le centre des préoccupations et ce à quoi tendent toutes les pensées, tous les désirs des héros, c’est paradoxalement un autre regard que met en scène le texte homérique, le regard des habitants de Troie. C’est la scène fameuse où Hélène regarde les héros du haut des murs de la ville, Priam se les faisant nommer tour à tour [45] . Dans L’Amour, la fantasia un écho de cette scène se retrouve à travers une description de la narratrice :
Je me demande, comme se le demande l’état-major de la flotte, si le dey Hussein est monté sur la terrasse de sa Casbah, la lunette à la main. Contemple-t-il en personne l’armada étrangère ? Juge-t-il cette menace dérisoire ? […] Le dey se sent-il l’âme perplexe, peut-être même sereine, ou se convulse-t-il à nouveau dans une colère théâtrale ? […] Je m’imagine moi, que la femme du Hussein a négligé sa prière de l’aube et est montée sur la terrasse. Que les autres femmes, pour lesquelles les terrasses demeuraient royaume de fins de journée, se sont retrouvées là, elles aussi, pour saisir du même regard l’imposante, l’éblouissante flotte française. […]
En cette aurore de la double découverte, que se disent les femmes de la ville, quels rêves d’amour s’allument en elles, ou s’éteignent à jamais, tandis qu’elles contemplent la flotte royale qui dessine les figures d’une chorégraphie mystérieuse [46] ?
On perçoit dans ce passage l’attrait qu’éprouvent ces mille yeux qui regardent la flotte ennemie. De même dans l’Iliade, les adversaires se considèrent, s’admirent (Priam), se désirent (Hélène [47] ). De même, passion et désir, peur et haine, se rapprochent jusqu’à se confondre dans le poème du Tasse : c’est la scène du chant III, où, du haut des murs, le roi Aladin devine, en regardant Tancredi (qui est en train de se battre avec Clorinda), l’élite de l’élite. Il demande ainsi à Erminia :
Onde dice a colei ch’è seco assisa,
e che già sente palpitarsi il petto :
“Ben conoscer déi tu per sì lungo uso
ogni cristian, benché ne l’arme chiuso.
Chi è dunque costui, che così bene
s’adatta in giostra, e fero in vista è tanto?”
A quella, in vece di risposta, viene
su le labbra un sospir, su gli occhi il pianto.
[...] Poi gli dice ingannevole, e nasconde
sotto il manto de l’odio altro desio :
“Oimè! Bene il consoco, ed ho ben donde
fra mille riconoscerlo deggia io,
ché spesso il vidi i campi, e le profonde
fosse del sangue empir del popol mio.
[...]
Egli è il prence Tancredi : oh prigioniero
mio fosse un giorno !e no ‘l vorrei già morto;
vivo il vorrei, perch’in me desse al fero
desio dolce vendetta alcun conforto.”
Così parlava, e de’ suoi detti il vero
da chi l’udiva in altro senso è torto ;
e fuor n’uscì con le sue voci estreme
misto un sospir che ‘ndarno ella già preme.
Aussi dit-il à celle qui siège à ses côtés,
et dont le cœur déjà frémit :
« n’as-tu pas depuis longtemps appris à reconnaître
chaque chrétien, même sous son armure ?
Qui est-ce donc ? qui est si habile
à la joute et d’allure si farouche ? »
Pour toute réponse, il ne lui vient
qu’un soupir aux lèvres et que des armes aux yeux […]
Mais sa réponse est feinte et c’est une autre passion
qu’elle dissimule sous le masque de la haine :
« Hélas ! oui je le connais, et comment
ne pas le reconnaître entre mille ?
Tant de fois je l’ai vu remplir nos campagnes
et nos profonds fossés du sang de mon peuple.
[…]
C’est le prince Tancrède : oh ! s’il pouvait un jour
être mon prisonnier ! et je ne le voudrais pas mort,
je le voudrais vivant, pour la douce vengeance
qui pourrait quelque peu soulager ma passion. »
Telle était sa réponse, dont les mots dans sa bouche
prennent un tout autre sens ;
et la fin de sa phrase se perd
dans un soupir qu’elle tente en vain d’étouffer [48] .
Amour et haine, répulsion et attirance, appréhension et curiosité, peur et désir semblent être les sentiments véhiculés par le regard réciproque entre un camp et l’autre. Ces sentiments, dans le camp chrétien, se manifestent dans une forme de séduction avérée : Tancredi est amoureux de Clorinda, Erminia est amoureuse de Tancredi, Rinaldo tombe sous les charmes d’Armida.
Ainsi, avec le Tasso, nous avons un « occidental » qui regarde l’orient, les « musulmans », les « sarrasins », les « infidèles », les « païens », « Turques », pour reprendre les termes utilisés dans La Gerusalemme liberata [49] , tandis qu’avec Assia Djebar, le regard s’inverse et avec lui le sens de l’histoire. Il s’agit en effet désormais de considérer le point de vue d’une « orientale » qui regarde la bataille d’Alger et la guerre, c’est-à-dire la conquête occidentale, œuvre de « l’Infidèle » (la France, cette fois-ci [50] ), ce qui nous amène à passer de l’autre côté du conflit, à changer de point de vue, ce que souligne assez le changement de camps de l’adjectif « Infidèle ».
Dans les deux cas cependant, la réalité du texte nous amène à une représentation du conflit moins tranchée que ne le pourrait laisser penser ces adjectifs partisans. Car le Tasse, quand il en vient au récit du sac de la ville par les Chrétiens – suivant en cela un autre modèle auguste, celui de Virgile au chant II de l’Énéide – adopte le point de vue des assiégés. C’est en effet celui qui est le plus chargé de pathétique, et le poète suit ici encore les injonctions d’Aristote. Pourtant, comme le remarque Gigante, si « la justice de l’entreprise n’est jamais remise en cause » [« la giustizia dell’impresa non è mai messa in dubbio [51] »], le procédé, par les déterminations propres qu’il induit dans la représentation des faits, du fait du point de vue adopté, rend plus complexe qu’il ne le paraît le dialogue simpliste entre le bien et le mal. Car, comme le souligne Gigante, à travers ce parti-pris, « une modernité de regard » s’instaure dans la représentation de la violence.
Il n’est pas sans intérêt pour autant de noter comment les trois textes, l’intertexte homérique et ses deux épigones, progressent l’un par rapport à l’autre. Car, comme on sait, l’Iliade nous frustre du récit de la fin de la guerre, le poème ne se terminant pas avec la prise de Troie. Le poème du Tasse, lui, ne nous laisse pas dans la même insatisfaction : il nous raconte la fin glorieuse de la guerre des Chrétiens, la prise de la ville, la libération du sépulcre, le poème se terminant avec la victoire : « Così vince Goffredo », dans la dernière stance. Il se rend au temple : « Ainsi triomphe Godefroy […] il y suspend les armes, il s’agenouille / pour adorer le grand Sépulcre et il acquitte son vœu » [« e qui l’arme sospende, e qui devoto il gran sepolcro adora e scioglie il voto [52] »].
Mais, dans L’amour, la fantasia, Assia Djebar pousse bien plus loin l’accomplissement du cycle dans lequel elle nous engage. Son texte entreprend de mettre le lecteur face à une guerre qui aurait duré, du point de vue du camp « oriental », de 1830 à 1962. Elle englobe ainsi dans son récit la guerre de résistance à la conquête française et celle d’indépendance qui mène à la libération, le but étant de montrer qu’il n’y a là qu’une seule guerre. Ainsi, à la fin du roman peut-on lire le témoignage d’une femme, d’une voix, parmi d’autres : « J’ai eu quatre hommes morts dans cette guerre. Mon mari et mes trois fils [53] » sans que le démonstratif ne soit précisé laissant planer le doute sur la guerre dont il s’agit, les confondant donc dans un même mot, un même concept ; le mot « indépendance » paraît d’ailleurs deux pages plus loin. La prise de la ville, sa ‘‘guerre de Troie’’ déclenche la guerre, mais elle ne se termine pas par la victoire française. Et en cela elle renvoie à un point de vue souvent revendiqué par les Algériens.
Cependant, en nourrissant son récit d’une documentation historiographique essentiellement française d’origine [54] , l’écrivaine ne peut guère que partir du point de vue européen pour aborder la relation de la prise de la ville. Dans ce contexte, l’émergence d’un point de vue oriental sera une des conquêtes de l’écriture, l’objectivation de l’adversaire, dans ses projets, dans ses désirs, se dégageant peu à peu de l’entrelacs des mots, de ses mots, de son témoignage à lui. De fait, dès l’incipit, le roman pose un ensemble de contradictions :
Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans un costume européen porte un cartable, il est instituteur à l’école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien [55] .
La référence aux vêtements du père, dans un cadre géographique particulier, alors que la fillette arabe s’apprête à aller à l’école française, introduit le questionnement identitaire qui reviendra à plusieurs reprises tout au long du texte. L’interprétation de ce geste va subir des transformations et progressivement osciller : ce qui peut être vu comme un cadeau fait à la petite (la langue française, l’éducation, l’écriture, et par là la liberté d’expression et le fait que, comme on l’apprendra elle ne portera pas le voile), prendra progressivement une toute autre valeur aux yeux de la narratrice et du lecteur. En effet, ce refrain va graduellement changer de ton, jusqu’à montrer toute son incohérence, car il va déboucher sur une définition de la langue française en tant que « langue marâtre [56] », pour aboutir à une image qui renvoie au mythe ancien :
La langue encore coagulée des Autres m’a enveloppée, dès l’enfance, en tunique de Nessus, don d’amour de mon père qui, chaque matin, me tenait par la main sur le chemin d’école. Fillette arabe, dans un village du Sahel algérien [57] …
Les enjeux de la guerre se déplacent, comme ses lieux – le théâtre des opérations se retrouvant ici peut-être, plus près de l’écriture, dans les atours de cette scène initiale : le fez peut apparaître comme folklorique ; l’école française est plus familière. Elle participe plus intimement du système d’écriture dans lequel auteure et lecteur se marient le temps d’une courte rencontre. En suivant le chemin de l’école, il est un autre costume pourtant, dont la jeune fille s’éloigne, pour finalement s’en exclure définitivement. C’est le voile, qui aurait pu la brider, auquel elle échappe, par l’école et par l’écriture, mais à l’extérieur duquel il lui faut bien constater qu’elle se trouve en définitive, au terme d’une métamorphose, qui la rapproche de nous, mais qui la rend étrangère à elle-même, comme à ses compatriotes. Assia Djebar se retrouve de lors à l’extérieur du voile, comme les croisés sont à l’extérieur de la ville. Défend-elle Alger ? ou veut-elle la reprendre ?
Même sous la plume de l’orientale, le désir d’orient reste à l’extérieur de la citadelle imprenable, du côté d’un je écrivant exclu du mystère de l’orientalité pure, il est renvoyé à son désir de se fondre avec l’essence de l’ailleurs, dont cette fois pourtant le je de l’écriture – mais aliéné de lui-même et cherchant à se rejoindre – participe essentiellement.
En guise de conclusion
L’étude de notre corpus a mis en évidence l’attrait réciproque qui s’exerce entre Orient et Occident, la conflagration guerrière n’étant peut-être qu’une des manifestations de ce mystérieux attrait. Le siège de la ville, par les figures symboliques qu’il met en œuvre, est particulièrement fait pour le représenter dans toute son ambivalence : il est un moment de confrontation, l’acte essentiel autour duquel, les regards se croisant, les corps s’unissant, les adversaires se joignent pour se connaître enfin.
Le dialogue de ces textes a aussi permis d’interroger la structure et les mouvements d’un discours unitaire qui prend appui sur l’éclatement en accumulant les tensions : de forme, de genres, de points de vue… Les deux textes multiplient les contradictions, étant bien sûrs de les résoudre autour de l’enceinte unifiante de la ville assiégée qui, ici, bien plus qu’elle n’embrasse le corps indistinct d’une cité, semble la limite magique en laquelle se rejoignent les contraires, comme un centre de gravitation autour duquel le devenir erratique des personnages, de l’écriture s’évertue.
Mais, autour de la ville assiégée, dans la confrontation au contraire, l’écriture est aussi le lieu d’une interrogation, non exempte de désir, sur ce qui est moi, sur ce qui est autre, offrant l’occasion d’échanges, de glissements dans les points de vue, qui permettent au je écrivant de faire l’expérience de l’altérité, de l’aliénation.
Notes
- [1]
Ludovico Ariosto, Orlando Furioso / L’Arioste, Roland Furieux, Les Belles Lettres, édition bilingue de d’André Ronchon, 1998, Chant 1, p. 1 « C’est vous, dames et chevaliers, amours et armes / actes de courtoisie, desseins audacieux, / que je chante […].
- [2]
Torquato Tasso, Gerusalemme liberata / La Jérusalem délivrée, édition bilingue de J-M. Gardier, Paris, Bordas, coll. « Classiques Garnier », 1990, p. 50-51. « Je chante les armes pieuses et le capitaine / qui du Christ libéra le grand sépulcre ». Le titre de ce texte sera désormais abrégé par GL.
- [3]
Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes. La barbarie franque en Terre sainte, [1983], Paris, Jean-Claude Lattés, coll. « Livre de poche », 2012, p. 66.
- [4]
La première version de La Gerusalemme Liberata a été publiée par Angelo Ingegneri, qui lui a donné ce titre à l’insu du Tasso (1544-1595). Emilio Russo, Guida alla lettura della « Gerusalemme Liberata » di Tasso, Bari, Editori Laterza, 2014 (édition Kindle). Cette étude contient une importante bibliographie.
- [5]
Assia Djebar, L’Amour, la fantasia, [1985], Éditions Albin Michel, coll. « Livre de poche », 1995. Les références à ce texte seront désormais insérées entre parenthèse, à côté de la citation, précédées de AF.
- [6]
AF, p. 69 et p. 84.
- [7]
Claudio Gigante, Tasso, Roma, Salerno Editrice, p. 124-125.
- [8]
Claudio Gigante, Tasso, op. cit., cap. V et VI.
- [9]
Claudio Gigante, Tasso, op. cit., p. 128-136.
- [10]
Le Lettere poetiche constituent un outil important pour connaître l’évolution du manuscrit à travers ses différentes versions ou corrections. Voir Emilio Russo, Guida alla lettura della « Gerusalemme Liberata, op. cit.
- [11]
Voir Sergio Zatti, L’Ombra del Tasso. Epica e romanzo nel Cinquecento, Milano, Bruno Mondadori, 1996, p. VII. Désormais, sauf précision contraire, les traductions sont de nous.
- [12]
GL, I, 6, p. 52-54.
- [13]
Amin Maalouf, Les Croisades racontées par les arabes, op. cit., chapitre III, p. 53-75. Dans ce texte, comme il le précise dans son avant-propos, Maalouf entend écrire « le roman vrai des croisades ».
- [14]
La ville de Jérusalem paraît pour la première fois dans le texte au début : « la santa città », vers 6, stance 8, chant 1, p. 54.
- [15]
Beïda Chikhi, Assia Debar, Histoires et fantaisies, Paris, Pups, 2007, p. 26.
- [16]
De son vrai nom Fatma-Zohra Imalayène, née en Algérie, à Cherchell en 1936. Assia Djebar est son pseudonyme : Assia, la consolation, et Djebar, l’intransigeance.
- [17]
Assia Djebar rentre à l’Académie Française en 2005. Elle est la première femme algérienne et musulmane à y être nommée.
- [18]
1 : « La prise de la ville ou l’amour s’écrit » ; 2 : « Les cris de la fantaisie » ; 3 : « Les voix ensevelies ».
- [19]
Des noms de villes (Paris, Venise, Alger) et des dates (juillet 82-octobre 84) ferment le livre. Ces éléments réactivent l’aspect autobiographique et, par l’omission de 19, problématisent à nouveau la question de l’histoire.
- [20]
AF, p. 12.
- [21]
AF, p. 14.
- [22]
Beïda Chikhi, Histoires et fantaisies, op. cit., p. 27. Voir aussi Milena Hortváth, « Voix écrites dans L’amour, la fantasia d’Assia Djebar », Revue d’études françaises, n. 2.
- [23]
AF, p. 119-144.
- [24]
Erminia Ardissino, « La Gerusalemme liberata, ovvero l’epica tra storia e visione », Chroniques italiennes, n. 58/59, 1999, p. 15-17.
- [25]
Claudio Gigante, Tasso, op. cit., p. 86-89.
- [26]
Claudio Gigante, Tasso, op. cit., p. 85. Que l’on songe à la structure d’entrelacement, typique de l’Orlando furioso, qui a la fonction d’ouvrir et fermer les différents épisodes qui parsèment le texte en déplaçant la matière narrative d’origine. Pour un approfondissement sur la question Tasso/Ariosto : Claudio Gigante, Tasso, op. cit. p. 215-221
- [27]
Dans Emilio Russo, Guida alla lettura della « Gerusalemme Liberata » di Tasso, op. cit.
- [28]
LGL, XIV, 13, p. 767.
- [29]
Béatrice Didier, « Le sens de la musique dans L’Amour, la fantasia », Assia Djebar, Littérature et transmission, Colloque de Cerisy, Wolfang Asholt, Mireille Calle-Gruber et Dominique Combe (éds.), Presses Sorbonne nouvelle, 2010, p. 189-195.
- [30]
Ce qui constituerait par ailleurs un élément autobiographique.
- [31]
Milena Hortváth, « Voix écrites dans L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar », art. cit.
- [32]
On retrouve cette immersion dans l’Histoire chez d’autres auteurs maghrébins : Rachid Boudjedra, La prise de Gibraltar (1987) et Driss Chraïbi, Naissance à l’aube (1986), pour ne citer que quelques exemples.
- [33]
GL, p. 52.
- [34]
GL, p. 56.
- [35]
AF, p. 14.
- [36]
Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, [1978], Paris, Seuil, coll. « Points », 2013, p. 36. Les italiques sont de l’auteur. En soulignant que « L’imagination d’Europe s’est copieusement nourrie de ce répertoire [du monde “oriental”] du Moyen-âge au XIXe siècle » p. 125, Saïd cite, entre autres, Shakespeare, Tasse, Cervantes, Chateaubriand et Lamartine.
- [37]
Emilio Russo, Guida alla lettura della « Gerusalemme Liberata » di Tasso, op. cit.
- [38]
La Belli Sacri Historia de Guglielmo di Tiro (1549) en est l’exemple le plus connu. Voir Claudio Gigante, Tasso, op. cit., p. 57.
- [39]
Beïda Chikhi, Histoires et fantaisies, op. cit., p. 30.
- [40]
De ce point de vue, le Tasse se contente peut-être d’imiter son modèle, Homère, dont on célébrait dès l’antiquité la précision technique.
- [41]
« La guerra si presenta come la tipica guerra medievale », nous dit Annalisa Galbiati, dans « Arte ossidionale, strategia e tattica nella Gerusalemme liberata », Tasso e l’Europa, Atti del Convegno Internazionale (Quarto centenario della morte del poeta), Daniele Rota (dir.), Documenta Tassiana, Viareggio-Lucca, Mauro Baroni editore, 1996, p. 96. Dans cet article, sont reconstituées les trois attaques des murs de la ville dont parle Tasso (IIIE, XIE et XVIIIE chants) et la bataille finale qui permet à Goffredo de s’emparer du Saint-Sépulcre. À partir des cartes géographiques de l’époque de Tasso, une représentation cartographique des batailles et des reconstitutions des machines de guerres ont pu être menées.
- [42]
7 octobre 1571 : bataille navale, la marine ottomane y affrontait une flotte chrétienne. Cette défaite marque l’arrêt de l’expansion de l’empire ottoman en Europe. Carlo Dionisotti, « La guerra d’Oriente nella letteratura veneziana del cinquecento », in Geografia e storia della letteratura italiana, Torino, Einaudi, 1999, p. 201-226.
- [43]
AF, p. 59.
- [44]
Il est remarquable que même ici Tasso ait à cœur de faire rentrer la passion irrationnelle dans le champ de l’histoire : il puise dans les chroniques qui avaient été rédigées pendant les croisades et nous confie, dans ses précieuses lettres, que même l’amour y est attesté, son but étant d’ancrer l’histoire dans l’Histoire.
- [45]
Les personnages de Tasso sont tourmentés, désireux d’un repos et d’une paix qu’ils ne pourront pas obtenir. Ils sont en ce sens personnages autobiographiques, ils expriment les inquiétudes, les rêves, les préoccupations du Tasse (Sergio Zatti, L’Ombra del Tasso, op. cit.).
- [46]
Giovanni Getto, Nel mondo della Gerusalemme, [1968], Roma, Bonacci Editore, 1977, p. 9.
- [47]
Iliade, chant III.
- [48]
AF, p. 16-17.
- [49]
Ainsi, Iris « met au cœur d’Hélène le doux désir de son premier époux, de sa ville, de ses parents ». Homère, Iliade, III, 139-140, Traduction de Paul Mazon, Paris, Les Belles Lettres, coll. « classiques en poche », 1998, p. 122-123.
- [50]
GL, III, 20, p. 166-169.
- [51]
Pour une étude approfondie, voir Sergio Zatti, L’uniforme pagano e il multiforme cristiano, Milano, Il Saggiatore, 1983.
- [52]
AF, p. 119.
- [53]
Claudio Gigante, Tasso, op. cit. Lire aussi le chapitre VIII : « La Gerusalemme Liberata : gli eroi pagani, il “bifrontismo spirituale”. Le polemiche sul poema e l’apologia », p. 205-221.
- [54]
GL, chant XX, p.1158-1159.
- [55]
AF, p. 277.
- [56]
« Trente-sept témoins, peut-être davantage, vont relater, soit à chaud, soit peu après, le déroulement de ce mois de juillet 1830. Trente-sept descriptions seront publiées, dont trois seulement du côté des assiégés […] », Assia Djebar, AF, p. 66.
- [57]
AF, p. 11.
- [58]
AF, p. 298.
- [59]
AF, p. 302.
Pour citer cet article
Stefania CUBEDDU-PROUX , "Regards croisés sur les armes, les amours, la ville, dans L’Amour, la fantasia d’Assia Djebar et la Gerusalemme liberata de Torquato Tasso", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/stefania-cubeddu-proux-regards-croises-sur-les-armes-les-amours-la-ville-dans-lamour-la-fantasia-dassia-djebar-et-la-gerusalemme-liberata-de-torquato-tasso/, page consultée le 21 Novembre 2024.