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Je vais me centrer sur une fabrique des liens dans le cadre des sociétés abîmées (comme le sont celles qui forment les mondes des trois œuvres du programme), qui peinent à trouver moyen de faire communauté. Ce travail très concret de remédiation, la plupart du temps mené par les femmes de notre corpus, arrache à la solitude sans pour autant faire pleinement communauté. Il relève assez exactement du champ contemporain des éthiques du care qui pourraient aisément les prendre comme exemples de leur réflexion. Si je propose qu’il relève bien du care et pas seulement du « soin », de l’empathie ou de la sollicitude c’est d’abord pour des raisons sémantiques : l’intraduit du terme (que défendent les théoriciennes françaises) vient du fait que le mot anglais de care, à la fois verbe et nom, articule des modes de liens divers que la traduction arrête lorsqu’elle tente de les traduire : to care for, to care about, to take care of… Il est important ensuite de conserver ce terme pour mettre l’accent sur le fait qu’une des forces des travaux de philosophie politique sur le Care (de Joan Tronto à Sandra Laugier) est d’avoir mis en question le monopole de la justice dans le champ de la moralité ; d’avoir inscrit le particulier de la vie et de ses conditions plutôt que le général de la loi. Ils pointent précisément la difficulté qu’a la justice à couvrir entièrement le domaine moral, à saisir les préoccupations morales de certaines catégories de personnes (femmes, étrangers, précaires…). Pour introduire mon propos, je vous propose de revenir sur quelques scènes des œuvres mettant en scène une confrontation directe ou indirecte entre justice de la loi et justice du care.
Dans Médée, la confrontation est directe dans le conflit qui oppose Akamas et Médée. Akamas incarne par excellence la loi patriarcale. « Son idée fixe d’être un homme juste », comme le dit Agaméda, p. 103, et « il ne saurait être qu’au-dessus de tous. » Le conflit entre loi patriarcale et éthique féminine du care très explicitement mis en évidence, dans le monologue d’Akamas, p. 147 (« J’ai expliqué à Médée comment fonctionnait Corinthe, et lui ai donc fait comprendre peu à peu la manière dont j’exerce mon pouvoir, qui doit demeurer invisible afin que chacun et particulièrement le roi, demeure persuadé que c’est lui seul, Créon, qui est source de tout pouvoir à Corinthe. »). Médée refuse cette notion de pouvoir transcendant (« le pauvre », s’exclame-t-elle à propos de Créon) ; puis elle s’oppose au pouvoir décisionnaire et absolu d’Akamas et de Créon, en prônant la morale du bien : « Ce qui est utile n’est pas obligatoirement bien disait-elle. Dieux ! ce qu’elle a pu me tourmenter avec ce petit mot de « bien » ! […] et elle commençait à parler de certaines forces qui nous relient, nous les humains, à d’autres êtres animés et qui devraient pouvoir circuler librement afin que la vie ne s’arrête pas. » (p. 148) À la transcendance défendue par Akamas (renforcée par sa position d’Astronome qui voit ses prédictions dictées par le ciel), Médée oppose l’immanence en cherchant horizontalement dans les choses ou les situations leurs principes.
Dans Le Cœur est un chasseur solitaire, la confrontation entre justice et care est là encore directe. Lorsque Copeland se rend au tribunal, il est victime d’une décision injuste. Il se fait exclure et même interner pour avoir voulu qu’on rende justice à son fils. L’injustice de la justice qui est clairement démontrée en cet endroit comme n’étant pas faite pour tous (p. 294). Malgré sa prétention à l’universel, elle n’est pas faite pour les êtres vulnérables, ne prend en compte ni leur vécu, ni la réalité de leur domination. Ce que reconnaît Portia, p. 298, lorsqu’elle dit : « Père, tu sais pas que c’est pas une façon d’aider notre Willie ? Allez faire des esclandres dans un tribunal de Blancs ? » Portia, au contraire du personnage qui porte son nom dans Le Marchand de Venise de Shakespeare, ne croit pas à une justice terrestre, qui est pour elle forcément injuste : elle l’explique à Mick, p. 292 : « Rien de ce qu’on pourrait faire n’y changerait quoi que ce soit. Le mieux, c’est de la boucler ». Et puis plus loin : « On n’a qu’à se tenir tranquilles en sachant qu’ils seront coupés en morceaux à la fourche et grillés éternellement par Satan. » Le roman distingue donc trois types de justice : la justice institutionnelle, qui est une justice immanente, mais en admettant ses principes comme transcendants, une justice injuste car imposant la loi des dominants ; une justice transcendante (celle de la religion) ; enfin, une justice éthique capable d’égaliser les conditions et de s’adapter aux oubliés et aux vulnérables : c’est celle qu’inscrit en creux le discours du roman, mais à laquelle les personnages ne semblent pas croire, même si Copeland la désire et que Portia, je vais y revenir, la met en œuvre.
Dans le Vice consul, c’est confrontation entre justice et care est indirecte et passe par l’opposition nette entre le mode de l’interrogatoire (ceux menés par le directeur, ou par l’ambassadeur avec Jean-Marc de H, qui ressemblent à des interrogatoires de justice ou qui en sont des parodies) et le mode interrogateur d’Anne-Marie Stretter, personnage bienveillant. Là encore la différence est bien marquée entre la voix de l’institution et la voix du care. La comparaison de deux passages permet de l’illustrer. Lorsque, p. 84-86, le directeur du Cercle conduit l’interrogatoire avec Jean-Marc de H, il pose des questions (« que faites-vous ? », « que faites-vous ensuite ? »), il intervient dans le dialogue, il demande des précisions : « le docteur hongrois ? », il recherche des circonstances atténuantes éventuelles : « ils insistent sur l’enfance monsieur ». Sa recherche systématique de la vérité passe par des formules de suspicion : « Que me cachez-vous, monsieur ? » Là où l’on peut parler de parodie de justice, c’est que, comme toujours dans le Vice-consul, l’interrogatoire ne résout rien. Le vice-consul répond toujours à côté : par des détails futiles (« je casse des lampes »), des indications énigmatiques (« les tennis déserts), ou par la mise en abyme d’un procès de cancre : « J’oublie de vous dire que le professeur de Sciences naturelles a la main droite levée, de l’autre il tient un papier trouvé à côté de la merde sur lequel j’ai écrit : Accusé, levez votre main droite pleine de merde et dites : je jure que je suis un con. L’après-midi le proviseur passe, il est blême. J’entends encore sa voix : Qui a chié dans les tiroirs ? Il ajoute qu’il a des preuves que la merde a parlé. » (p. 83). A contrario, le mode interrogateur qu’utilise Anne-Marie Stretter pour parler au personnage est beaucoup plus bienveillant que celui de l’interrogatoire. Elle pose des questions, dans leur dialogue qui s’étend de la page 121 à la page 124 (« Pourquoi me parlez-vous de la lèpre ? », « Sur vous ou sur Lahore ? ») mais comme ce sont des questions qui n’obligent en rien – « elle ne demande pas, ne reprend pas, n’invite pas à continuer » – elles suscitent, elles, de vraies réponses, des réponses qui se cherchent, qui hésitent, qui sont en quête de justesse.
Cette critique par les œuvres des institutions patriarcales, et en particulier de la justice injuste les conduit à valoriser d’autres comportements, d’où peut sortir une autre définition de la communauté. Ceux-ci ouvrent une perspective morale différente de la conception soi-disant impartiale de la justice qui inscrit pourtant les discriminations sociales générales. Comme l’écrit Sandra Laugier : « La notion de care, recouvrant à la fois des activités très pratiques et des sentiments ou une sensibilité, une attention soutenue à l’égard d’autrui et un sens des responsabilités, rompt avec une conception de la justice qui exclurait la texture affective de nos engagements les plus concrets, ce qui fait le grain de la morale quotidienne. De ce point de vue, les deux orientations morales différentes que sont la justice et le care doivent être conjuguées, ajoute-t-elle, pour une justice réaliste [1] »
Au plan de l’intrigue : réparer les maladies de la communauté
Face aux maladies de la séparation ou de l’arrachement qui sont des maladies de communautés morbides, abîmées et parfois même mortifères, il est intéressant d’observer la façon dont les œuvres mettent en place des modèles de comportement qui relèvent de l’attention aux autres, de la sollicitude, de la solidarité. Il s’agit moins de marquer par là la puissance thérapeutique de la littérature (Gefen, Réparer le monde, Corti, 2017), que de montrer comme la littérature fournit des exemples de comportements moraux marqués par des « voix différentes » de celles de la morale générale traditionnelle (ce qu’on appelle précisément le care [2] ) et qui se propose de prendre en compte tout qui se fait au bénéfice d’un vivre-ensemble positif. Au lieu du paradigme dominant la morale qui va de la règle vers les situations, le care propose à l’inverse de faire remonter les décisions morales des situations concrètement vécues. Il prend en compte toutes les activités de soins aux autres fournies par les femmes la plupart du temps, en tout cas toujours par des populations subalternes, pour en tirer des savoirs que chacun est susceptible de s’approprier dans l’intérêt de tous. La littérature est un lieu permettant d’envisager la singularité de ces expériences de la vie ordinaire comme susceptible d’influer sur nos représentations, d’approfondir la compréhension de soi et d’autrui. Je reviendrai à la fin de cette partie sur les problèmes théorico-politiques et poétiques posés par ce domaine de réflexion.
Soins des corps
Pour commencer l’étude de ce travail remédiateur du care dans les œuvres, on peut distinguer des façons différentes de soigner les corps. Les médecins du corpus ne délivrent pas tous le même genre de remèdes. Copeland, dans le Cœur, est un médecin qui a confiance dans les solutions de la médecine occidentale. Marqué par la rationalité (il lit Spinoza, Marx, « Il étudiait et se tenait au courant du développement de toutes les nouvelles théories » ; « Seule la vérité compte » (p. 100)), il reste confiant dans la force de la communauté. Son plaidoyer pour la régulation des naissances (« Une fécondité eugénique pour la race nègre », p. 96) porte la trace d’une médecine de type patriarcal ; tout comme sa façon de se sentir une mission d’éducation. Il est parfois mis en situation de care (dans une scène éloquente p. 161, où il entre dans les maisons avec Singer pour lui montrer la misère humaine et les possibilités même minimes, de la soulager) ; l’expression de « douloureux amour », employée à son propos p. 221, désigne précisément cette sollicitude à l’égard d’autrui. Mais il en voit les limites, en déplore les échecs et continue à chercher des solutions en haut. À l’inverse de sa fille Portia, qui est elle aussi en situation de soin des corps, mais hors de la rationalité cette fois, habitée par un amour du prochain transmis par la religion. La différence entre le père et la fille est allégorisée dans la dernière scène du roman où ils sont présents ensembles : « Je crois que je vais être obligée de t’habiller comme un bébé, dit-elle. » (p. 373) Portia est cette figure emblématique du care qui passe les seuils, entre les classes sociales et les races, qui porte en elle toutes les vulnérabilités et qui protège de ce fait celle des autres. Elle en est en quelque sorte la figure paradigmatique ou élémentaire, quand Médée et Anne-Marie Stretter en présentent des modulations plus complexes.
Médée aussi soigne les corps, par des moyens en partie magiques hérités de sa tante Circé. Le texte oppose là encore la médecine corinthienne, rationnelle, et la médecine colchidienne, magique. Comme le dit Akamas, « nos doctes médecins ne laissent pas pénétrer dans le palais la médecine des Cochidiennes. […] C’est bien beau mais quand même un peu primitif. » (p. 145) Jason évoque aussi la rivalité entre sa médecine ancestrale, modeste (« parcourir la ville avec son petit coffret en bois », p. 83) et les « médecins de l’école d’Akamas ». C’est un des exemples frappants du livre où s’opposent frontalement deux coutumes, deux manières de faire, ce qui va précipiter l’exclusion de l’étranger de la part d’une communauté constituée grâce à la vertu du pharmakon, à la fois remède et poison, signe de l’inversion des signes. C’est ainsi que celle qui soigne devient celle qui apporte la maladie, illustrant le moment où le care se retourne contre le donneur.
Dans le Vice-Consul, la personne qui est dans le soin est Anne Marie Stretter, ce qui est toujours montré par la narration de façon indirecte, raconté par d’autres. Les expressions qui indiquent que son action ressortit au care sont « charitable », p. 95, ou celles, très révélatrices qu’utilise le vice-consul pour parler d’elle à mots couverts à Charles Rossett, lorsqu’il évoque « celles qui ont l’air de dormir dans les eaux de la bonté sans discrimination…, celles vers qui vont toutes les vagues de toutes les douleurs, ces femmes accueillantes. » (p. 116) Son comportement s’oppose à l’oubli et à l’aveuglement volontaire qui caractérise celui de ceux qui veulent se protéger de l’Inde : elle n’oublie pas, elle y pense toujours.
Dans les trois œuvres, une maladie réelle implique considération et soin. La peste dans Médée, la lèpre dans le Vice-Consul et l’épidémie de pneumonie dans le Cœur est un chasseur solitaire. Ces maladies sont aussi les signes des sociétés en crise. La pneumonie et la lèpre discriminent entre les pauvres et les nantis, entre les Indiens et les colons, entre les noirs et les blancs (cf. Cœur p. 285). La maladie sépare. Mais cette distance peut se combler, le signe étant susceptible de s’inverser. Comme dans le Vice-consul : « La lèpre, je la désire au lieu d’en avoir peur, lui dit-il, je vous ai menti tout à l’heure » (p. 127 ), tout comme le sens des mots peut s’inverser. La peste à Corinthe est en revanche une maladie qui touche tout le monde parce qu’elle est moins le signe d’une crise sociale que celui d’une crise politique. Elle est le symptôme d’une maladie de l’institution elle-même.
Le soin des âmes : la thérapie par l’écoute
Le care s’occupe aussi du soin des âmes. Le modèle de la cure psychanalytique et de son écoute non interventionniste est engagé au moins par deux fois dans le corpus : par Singer avec tous ses interlocuteurs et par Médée avec Glaucé.
Le vice-consul, Jean-Marc de H, fait lui aussi l’objet d’un soin par le dialogue et par l’écoute. Ses entretiens avec le directeur du Cercle où il parle de son enfance et de son adolescence sont cependant un échec, soit que le directeur parle trop, soit qu’il n’écoute pas (p. 72-78). Dans le dernier entretien, le dialogue vire à l’absurde et ne résout rien, ce que résume la formule, reprise deux fois, une fois par le vice-consul, une fois par le directeur : « quel embrouillamini ». (p. 202-203). Là encore, la narration suggère que l’éthique de la sollicitude ne peut être que féminine. Au cours de la fête, dans le concert, des voix, une proposition se lève et elle vient des femmes, d’une autre forme de soin à apporter au vice-consul : « Des femmes pensent : il faudrait que l’une d’entre nous lui parle peut-être. Une femme pleine de sollicitude et d’intelligence qui s’adresserait à lui, et peut-être à son tour parlerait-il… » (p. 114-115 )
Singer, lui, est pure écoute. Sa fonction, dans l’univers de la fiction, est d’écouter les autres parler, de libérer leur parole, de leur faire du bien. On peut d’ailleurs mettre la dépression de Mick, à la fin, au compte du suicide de Singer, au fait qu’elle ne peut plus se confier à lui alors qu’elle le faisait régulièrement, comme dans la belle scène d’écoute et de confiance de Mick, p. 347-8. Tous les personnages du Cœur est un chasseur solitaire, à un moment ou à un autre, expriment cette idée que Singer leur fait de bien, que de lui parler leur fait du bien. La thérapie par l’écoute dans Médée inscrit encore plus clairement la cure psychanalytique, avec tout le dispositif requis : Médée comme analyste faisant tomber les résistances de Glaucé (« je ne sais vraiment pas comment elle s’y est prise pour que je parle », p. 179), faisant remonter des souvenirs refoulés (« pour que je parle de ce que j’avais oublié »), se taisant (« jamais elle ne répondait à certaines questions »), la faisant parler (« parler pour dissimuler mon embarras, je parlais sans cesse jusqu’à ce que vint une phrase qui l’arrangeait, une remarque en passant, sans importance, elle s’en saisissait pour m’entortiller », p. 179) ; et Glaucé dans le rôle de l’analysante, en plein transfert (le transfert est la réédition de relations infantiles, éprouvées cette fois envers l'analyste). Sa haine à l’égard de son père se déporte vers Médée. Le principe de neutralité et de bienveillance au cœur de la cure classique est respecté par Médée. Il contraste avec la haine de Glaucé qui raconte la scène mais qui met en évidence, en creux, le bien qu’elle lui fait. Médée fait preuve de patience, de compréhension et de compassion (en pleurant avec Glaucé lorsque celle-ci libère des « larmes libératrices », p. 192 (mais là encore, le care se retourne contre le donneur), ce qui indique que tout en accordant du prix à cette manière de faire des liens, les textes se montrent sceptiques sur la possibilité réelle de la remédiation, sur la capacité à nouer des relations solides, et, partant, à faire communauté.
En étant portée par des personnages féminins et, pour une raison ou pour une autre vulnérables, cette éthique rencontre deux problèmes posés par l’éthique du care dans le champ politique. 1) l’objet du care est la vulnérabilité, or celles et ceux qui luttent contre la vulnérabilité sont elles-mêmes ou eux-mêmes des êtres vulnérables (socialement). D’où leur difficulté à imposer leur comportement comme un savoir moral à part entière ; 2) Cette éthique rencontre une accusation de différentialisme : le care, en valorisant les tâches féminines de soin des autres, des qualités de compassion ou de sollicitude confirmerait les stéréotypes de genre en plaçant l’attention à autrui du côté des femmes et l’autonomie et l’impartialité du côté des hommes, les femmes dans le privé et les hommes dans la vie publique. Sandra Laugier explique que loin de reconduire ces stéréotypes, l’éthique du care est triplement subversive : en rompant avec la tradition de la philosophie morale et en y introduisant de nouvelles questions et de nouveau savoirs (liés à des conditions concrètes au lieu d’être générale et abstraite.) ; subversive politiquement, en obligeant à faire attention à des réalités négligées et aussi à ce qu’une société valorise, ou non, au sein des activités humaines (particulièrement crucial dans le contexte d’une société de la performance) ; elle est en outre une éthique féministe dans la mesure où elle met en cause le patriarcat en pointant que de catégories masculine sont rehaussées en universel. Le care n’identifie plus « comme relevant de la soi-disant nature » du féminin les attributs liés au soin, mais est « capable de les formaliser en savoirs que chacun.e est susceptible de s’approprier dans l’intérêt de tous. »
Au plan de l’écriture : que serait une poétique du care ?
Un autre problème, qui me conduit à la deuxième partie, est le passage du plan du social (que l’on retrouve au niveau des intrigues qui lui est partiellement homogène), au plan poétique. Comment travailler avec cette notion en littérature sans la moraliser à l’excès. Même si cette dimension existe bien sûr dans nos textes : dans la sympathie de Carson McCullers pour ses personnages ; dans la façon dont la voix narrative, dans Médée, privilégie les malades ou les persécutés (Médée, Glaucé) et « charge » les puissants (Akamas et son discours calculateur et froid, Jason et son discours généralisant et souvent vulgaire). Mais la question n’est pas seulement : comment la littérature aide-t-elle à vivre ?, mais comment imagine-t-elle la variabilité des vies et de la considération des vies ? Et enfin, quelle forme donne-t-elle à cela ? La capacité des phrases à attirer l’attention sur l’invisible ou le négligé est sans doute ce qu’on peut appeler une poétique du care.
L’enjeu de la question de l’empathie est crucial pour la littérature, mais il engage la question de l’identification. Il suppose donc une composition classique du roman avec personnages et est moins adapté à certaines esthétiques de la littérature contemporaine : Duras a certes des personnages, mais des personnages sans profondeur, comme l’a bien établi Évelyne Grossman. Ses personnages ne peuvent ni devenir des modèles de vie pour le lecteur ou la lectrice, ni des modèles pour la théorie morale. Par ailleurs, nous avons pu montrer que les situations morales de soins aux autres, qu’ils soient physiques ou psychologiques, ne sont pas toujours des réussites. Ils marquent une relative impuissance des personnages, ils peuvent même accentuer leur faiblesse ou leur vulnérabilité.
Nous allons donc examiner maintenant la façon dont ces constructions ponctuelles de communauté par l’éthique du care, par une éthique de la responsabilité à l’égard d’autrui, est relayée par les autrices dans l’écriture.
- L’accueil par les textes de contre-discours
- La capacité des phrases à attirer l’attention sur l’invisible ou le négligé
- Surtout la capacité de la littérature à renouer dans le langage, par les mots, les liens rompus.
--> Capacité qui ne pourra être que ponctuelle, mais qui témoigne pourtant d’une certaine confiance que les autrices mettent en elle.
1 - Suspendre (la ponctuation)
La première technique concrète permettant d’attirer l’attention sur l’invisible, le non-dit, les difficultés de la parole, les liens distendus, c’est le suspens, que marquent la typographie ou la ponctuation. Dans Médée et dans le Cœur, les blancs entre les chapitres indiquent l’isolement de chaque personnage dans son histoire et sa subjectivité (Cœur) ou dans sa voix (Médée), même s’il y a des effets de sutures, quand les personnages en rencontrent d’autres ou font parler les autres au sein de leur monologue.
Les points de suspension sont un signe expressif, qui peut avoir plusieurs usages et plusieurs significations, mais qui toujours marque une rupture, et une latence… Il laisse voir à la fois la distorsion ou la coupure des liens (de communauté, de socialisation), et une impuissance du langage. C’est évidemment Duras qui en a l’utilisation la plus variée, la moins canonique, mais il est intéressant aussi de se pencher sur cette ponctuation dans les autres textes.
Dans le Cœur est un chasseur solitaire : les points de suspension ont une fonction de coupure dans les dialogues (au XVIIe siècle, les points de suspension étaient parfois appelés « points de coupure » au moment où, au théâtre, la parole de l’un et coupée par celle de l’autre). Cette fonction est évidente dans le dialogue du chapitre 13 de la 2e partie, entre Copeland et Jake Blount : au début, le signe a seulement cette fonction de coupure, p. 339 puis, à mesure que le différend se creuse, il inscrit la fin du lien (dans les 4 occurrences des points de suspension des pages 344-345). Une autre fonction classique du point de suspension inscrite dans le texte est sa fonction de litote (en dire moins pour en dire plus). C’est le cas dans la scène entre Mick et Harry au chapitre 11 de la 2e partie. La litote accompagne l’ellipse du vécu subjectif de la « première fois » chez les personnages. Harry : « Écoute. Si tu crois qu’on devrait se marier, on peut… secrètement ou autrement. » (p. 311) La fin de scène est suspendue aussi sur cette ponctuation forte, qui a cette fois une fonction de latence, de vacillement du sens. « “Écoute…”, dit-il. Elle attendit dans l’obscurité mais il n’acheva pas. » (p. 313). La prise de parole suivante est celle de Georges (« “C’est une devinette”, commença Georges »), après l’ellipse de la séparation des personnages et du retour de Mick à la maison. Ce suspens place Mick dans une situation d’écoute prolongée, dans l’attention d’un événement de parole qui pourrait apparaître mais qui ne se produira pas.
Dans Médée, ce signe de ponctuation n’est pas utilisé. On va y revenir dans un instant en parlant du mode interrogatif, mais Wolf a un usage très limité des signes de ponctuation. Ou alors elle les détourne de leur fonction ordinaire. Cet écart par rapport à la norme correspond à une volonté d’oraliser les voix (les signes de ponctuation marquant eux l’expressivité de l’écrit). Pour le point de coupure, elle utilise le deux-points. « À un moment j’ai murmuré : Tu es une magicienne, Médée, et elle, sans s’étonner, me répondit simplement : Oui. » (p. 81). Lorsque le monologue inscrit un dialogue, les répliques s’enchaînent séparées par les deux points. C’est aussi pour Wolf une façon de dire qu’il ne s’agit pas d’un dialogue en acte, mais d’un dialogue remémoré, une manière de marquer l’enchaînement plutôt que le dialogue. La latence, le vacillement du sens suggérés par les points de suspension sont inscrits dans le texte d’autres manières. Par les phrases nominales en particulier, qu’on attendrait suivies de points de suspension. Ex. p. 68 (Jason) : « Le serpent. Je rêve encore de lui. », p. 180 (Glaucé) : « Mon père. », p. 194 (Glaucé) : « Médée. » Une manière de rendre l’expressivité de la ponctuation par d’autres moyens peut encore venir de l’alinéa, du passage à la ligne. Je peux en donner deux exemples : le premier dans le monologue de Glaucé) : « Calme, Glaucé, du calme, regarde./ L’homme était le roi. Mon père./ Je la déteste. » (p. 180). Le second dans celui de Leukos, p. 221 : il s’agit bien d’une scène de latence où quelque chose est susceptible d’apparaître, mais n’apparaît pas, ce qui est rendu par les blancs typographiques plus que par la ponctuation.
Le Vice-consul présente aussi une ponctuation de l’écart, mais inverse de celle de Médée, puisque Duras démultiplie cette fois les usages et les directions expressives que peuvent prendre les points de suspension. Ils ont d’abord une fonction de coupure, comme par exemple p. 76 dans la discussion entre Jean-Marc de H et le directeur du cercle. Mais c’est leur fonction de latence et de vacillement du sens qui est surtout hypertrophique. Par lui, s’exprime l’excès d’une littérature qui interroge les limites de ce qu'il est possible de dire. Le dialogue entre Charles Rossett et Anne-Marie Stretter, les points de suspension accompagnent le mode interrogatif : « – Peut-être qu’un jour… Extraordinaire… comment dites-vous ? / – Non, c’est… rien… ici » (p. 105). Les langages des personnages s’hybrident l’un l’autre. Dans le dialogue entre le vice-consul et la femme de l’ambassadeur d’Espagne, p. 109, c’est la difficulté à dire, à nommer la lèpre qui est soulignée par les points de suspension. Plus loin, ils marquent l’hésitation (p. 116) et ils peuvent parfois prendre la fonction de litote (p. 150). Dans son usage non normatif de la ponctuation, Duras va même jusqu’à faire précéder la phrase de ce signe : « Et Lahore, … Lahore, qu’est-ce que ça veut dire ? » (p. 41). Le suspens est généralisé.
Toutes ces façons de suspendre sont pour les autrices une manière de ne pas écraser les situations ou les personnages sous le poids d’un sens qui viendrait d’en-haut. Il s’agit de montrer les difficultés ou les non-dits pour ce qu’ils sont et ne pas chercher à les réparer en les complétant. Les narrations valorisent le vacillement, manière d’attirer l’attention sur les liens distendus, les distorsions de la parole, les difficultés à dire. Cette poétique de la latence est surtout lisible chez Duras, mais elle est présente aussi d’une manière ou d’une autre dans les deux autres œuvres.
2 - Le mode interrogatif
Le deuxième aspect de cette poétique du care, je le vois dans ce que j’appelle le mode interrogatif, ou l’attention aux autres qui n’exige pas de réponse. Ce mode est particulièrement bien mis en évidence dans Médée, dans sa version originale où les nombreuses questions intérieures qui parcourent le texte ne sont pas suivies d’un point d’interrogation (ce qui parfois respecté dans la traduction, parfois non). On y lit le même souci de Wolf d’oraliser, de ne pas utiliser excessivement les marques de l’écrit sur ces monologues de voix. Mais il y a plus encore ici : il s’agit de ne pas transformer l’interrogation intérieure en question qui attendrait une réponse. On en a un bel exemple p. 125, où la traduction respecte cet usage non canonique de l’interrogative. C’est Médée qui parle à propos d’Agaméda : « Mais pourquoi me hait-elle. Pourquoi me hait-on. » ; un autre exemple p. 178, « puis-je encore me fier à qui que ce soit. » La traduction place là un point d’interrogation qui ne figure pas dans l’original allemand. Le dernier paragraphe du livre p. 289 (où la traduction n’est que partiellement fidèle au non-usage du point d’interrogation) : « Où vais-je aller. Y a-t-il un monde où j’aurais ma place [.] Personne ici, à qui le demander. Voilà la réponse. » (dans la traduction d’Alain Lance et de Renate Lance-Otterbein, il y a un point d’interrogation après « place », ce qui n’est pas le cas dans l’original). Ce passage se présente bien comme une sorte de métadiscours de l’idée que toutes les interrogations ne peuvent pas se transformer en questions : puisque la réponse est toujours qu’il n’y a pas de réponse. On voit par cet exemple que cette poétique du care n’est pas une écriture de la réparation ; mais une écriture qui respecte les dominés ou les persécutés en ne répondant pas à la place des autres : en rendant visible, là encore, la difficulté des liens. Ce mode interrogatif est une manière d’écrire non-autoritaire, ou moins autoritaire que le mode affirmatif. Là encore, il inscrit la latence et le vacillement. Le roman n’a pas réponse à tout. Il prend le parti d’un certain relativisme, contre l’autoritarisme des lois et des pensées toutes faites. Ainsi le disent les paroles de Médée remémorées par Jason : « Tout ne dépend-il pas, demanda-t-elle pour finir, du sens que l’on donne à un acte ? Cette façon de penser m’est étrangère et j’étais persuadé, et le demeure encore aujourd’hui, qu’il n’y a qu’une bonne manière d’honorer ses morts, et de nombreuses mauvaises. » On voit bien ici la différence qui se fait jour entre un personnage affirmatif (Jason) et un personnage interrogatif (Médée). Et la narration prend clairement parti pour le second.
Dans le Vice-consul, la narration privilégie aussi les personnages en mode interrogatif par rapport aux personnages en mode affirmatif (l’ambassadeur). Tous les personnages qui cherchent des réponses, qui veulent comprendre (l’ambassadeur, le directeur du cercle, la foule) sont moqués par la narration, alors que ceux qui posent des questions sans attendre de réponse sont valorisés par elle, en particulier Anne-Marie Stretter : « je peux me tromper », « je crois avoir compris » (p. 120), « je ne pense rien » (p. 123) et le vice-consul p. 108 : « On ne sait pas s’il vous questionne ou s’il vous répond » (p. 108). Le mode interrogatif est d’ailleurs ce qui réunit ces deux personnages. Dans ce contexte, Peter Morgan est un personnage ambivalent : il est celui qui cherche, en écrivant, à comprendre, à s’approprier la souffrance de l’Inde, mais il ne le fait pas selon le mode de l’interrogatoire ou de l’affirmation. Il tourne autour de la mendiante et autour des noms sans chercher à donner un sens à son histoire. Il procède par approximations, reprises, formules lancinantes (Battambang), énigme… Il fait usage du conditionnel : « elle marcherait, et la phrase avec elle… » (p. 175). Une part de son récit peut apparaître comme une fiction métacritique en abyme réfléchissant les procédés qui sont ceux de la narration durassienne. Mais cette relative absence de certitude ou d’arrogance n’oblitère pas entièrement l’emprise qu’il veut exercer sur le personnage de la mendiante.
Dans le Cœur est un chasseur solitaire, on remarque que la narration prend ses distances à l’égard de ceux qui savent ou qui croient savoir. Jake Blount dit : « Il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas » (p. 41). Mais ceux qui savent restent enfermés dans leur croyance et en deviennent impuissants : c’est le cas de Blount justement, et du docteur Copeland. En revanche, Mick est un personnage qui a plus de questions que de réponses, comme l’expriment ses interrogations intérieures lorsqu’elle est tourmentée par les angoisses, la nuit, celle d’être en vie, celle de n’en avoir qu’une seule, celle d’être vouée à mourir : « Que se passerait-il si la maison s’écroulait ? […] Qu’ils ne pourraient plus bouger ni respirer ? » (p. 352). Ce personnage en attente, toute de tension et d’attention, est lui aussi valorisé par la narration.
3 - L’expression juste
La seule façon dont l’écriture puisse être vraiment réparatrice, c’est quand elle se met en quête de l’expression, de l’expression juste. La justesse de l’expression vient réparer l’injustice de la justice. Les personnages interrogatifs sont aussi ceux qui sont à la recherche du mot juste. Mick tente de mettre des mots sur ses émotions, sur ce qu’elle ressent (lorsqu’elle distingue entre « inside room » et « outside room », notamment), même si elle n’y parvient pas toujours. Elle s’oppose en cela à ceux qui savent trop ce que les mots veulent dire : l’échec des bonnes intentions de Blount vient du fait qu’il sait trop ce qu’il sait (dans la tirade sur le mot de liberté p. 186). Il a raison (sur le vol du mot de liberté par les puissants), mais il sait trop qu’il a raison pour pouvoir agir concrètement sur la situation. Il se soigne dans l’alcool, résigné dès lors à l’impuissance du langage, au bégaiement et à l’incohérence. Singer, personnage réellement impuissant dans le langage, parvient à créer l’expression juste, en revanche, lorsqu’il produit une image de la parole comme création matérielle : « Ses mains façonnaient les mots par touches rapides » (p. 20). Il devient un artiste, sculpteur ou musicien des mots.
Anne-Marie Stretter et le vice-consul sont eux aussi à la recherche du mot juste. Au commencement de leur dialogue, au cours de la fête, le vice-consul ne dit pas parce qu’il ne sait pas dire : « Parce que j’ai l’impression que si j’essayais de vous dire ce que j’aimerais vous dire, tout s’en irait en poussière… – il tremble –, les mots pour vous dire, à vous, les mots… de moi… pour vous dire à vous, ils n’existent pas. » (p. 121). La syntaxe tremble ici comme le corps, elle se disloque et les mots manquent. Dans la suite de la même scène, Anne-Marie Stretter cherche avec lui le mot juste : « Est-ce le mot cette fois ? […] – Est-ce le mot ? Répondez moi… / – Je ne sais pas moi-même, je cherche avec vous. » (p. 124). Ce passage s’oppose précisément à un autre où des personnages confondent intentionnellement les lépreux et les chiens. Ceux qui savent ou ont réponse à tout trouvent les mots et les réponses à l’inquiétude posée par le comportement du vice-consul à Lahore, mais leur confusion rend leur comportement absurde. L’expression juste peut être précisément un nom sans signifié, un toponyme (Battambang, Savannakhet, Lahore, un chant de Savannakhet…) Comme le dit George Crawn à propos de Peter Morgan, p. 153, il s’agirait de faire un livre à partir d’un chant…
Dans Médée, p. 57, la magie des noms (« la magie de nos noms ») confirme l’union amoureuse. Quand les noms cessent d’être magiques, l’union se défait. D’où la nécessité d’effacer le nom de Médée, comme le fait Glaucé dans son monologue, à partir de la p. 168. Mais son nom finit par revenir dans le texte, p. 194). Une réparation par le langage, par la parole, a été accomplie.
Conclusion
Les trois romans suggèrent de multiples façons dont l’écriture peut entreprendre de réparer l’injustice, de supprimer les hiérarchies. Les narrations valorisent des personnages qui cherchent une parole juste, des actions justes, hésitantes, non affirmatives, même s’ils n’arrivent pas toujours à leur fin. C’est dans ce sens qu’on peut parler d’écritures marquées par l’éthique du care, même si, heureusement, elles ne sont pas toujours réparatrices (sinon les œuvres seraient moralisantes ou à thèse).
Notes
- [1]
Sandra Laugier, « L’Éthique du care en trois subversions », Multitudes, 2010/3, n° 42, p. 112-125, p. 118.
- [2]
Ce champ d’études interdisciplinaire est né d’abord chez les féministes américaines : l’ouvrage fondateur de Carol Gilligan, In a Different Voice, 1982, a été suivi par celui de Joan Tronto (1993), Moral Boudaries. A Political Argument for an Ethic of Care, traduit à la Découverte en 2009 sous le titre Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Pour la France, on citera : Sandra Laugier, Pascale Molinier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité (Payot, 2009) ainsi que les travaux de Guillaume Le Blanc : Vies ordinaires, vies précaires, Seuil, 2007 et Que faire de notre vulnérabilité ?, Bayard, 2011.