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ARTICLE
Ernst Jünger et Gabriel Chevalier ont vécu, certes sans avoir le même grade, l’expérience de la guerre au même âge et dans les mêmes lieux, entre 1914 et 1918, bien sûr dans des camps adverses. L’intérêt du rapprochement de leur témoignage (Orages d’acier pour Jünger et La peur pour Gabriel Chevalier) se justifie d’abord par les analogies frappantes, et sans surprise pour le lecteur, de leur vécu de soldats. Jünger publie son livre en 1920, Chevalier en 1930, mais le récit détaillé d’un rêve fait en 1915, de même que les aveux de son activité scripturale dans les tranchées (chapitre « Le chemin des dames »), suggèrent la mise au point, dans ce « roman », de notes prises par le soldat. (Ces deux œuvres ont en commun un découpage soigné, en chapitres titrés.)
Au-delà de la différence des nationalités, on doit souligner celle du point de vue sur la guerre. Chevalier en proclame l’horreur et l’absurdité, tandis que Jünger lui réinsuffle un sens métaphysique. Ce credo de Jünger ne peut être tout à fait assimilé aux arguments militaristes, émanant de personnalités illustres, rapportés dans les journaux dont se gaussent le narrateur de La peur et ses camarades, au chapitre V de la première partie de La peur.
L’enjeu de ce rapprochement réside encore dans le sens même de la carrière littéraire de ces deux écrivains. La verve et la causticité du futur auteur de Clochemerle, est très éloignée des aspirations métaphysiques qui participent au pouvoir de fascination de Jünger. Même si Jünger est capable d’une ironie, plus affirmée dans ses œuvres tardives. Ces aspirations métaphysiques de Jünger, qui se confirment dans ses journaux intimes et dans certains recueils de pensées (Les nombres et les dieux, 1974, L’auteur et l’écriture, 1982), s’annoncent dans la vision que le jeune soldat a de la guerre. Celle-ci est pour lui le théâtre d’une mise en scène des causes premières, dont Chevalier n’a pas le souci. L’écriture de Jünger se fait le témoin de cette vision, par le symbolisme que reçoivent sous sa plume les réalités observées, qui pourraient illustrer les préoccupations philosophiques et métaphysiques d’un Jünger plus mûr. Il n’en va pas de même chez Chevalier, dont le regard coïncide mieux avec l’optique des hommes d’aujourd’hui.
Chevalier présente son récit comme un « roman », dont le héros narrateur porte le nom de « Dartemont ». Si le genre romanesque n’est pas revendiqué par l’auteur des Orages d’acier, ces derniers, censés restituer sans détour l’expérience vécue, présentent une structure fortement équilibrée, avec des effets de symétrie impliquant divers motifs, que j’ai soulignés ailleurs [1] . Cette technique, qui culmine dans les romans plus tardifs de Jünger, alors conscient de ces effets de symétrie, comme en témoigne le titre similaire de certains chapitres, n’est pas si apparente dans de La peur. Même si ce roman est présenté en deux parties titrées de longueur égale, qui rassemblent sept et six chapitres, titrés eux aussi. Les deux derniers chapitres de la première partie, « L’hôpital » et « La convalescence », et le premier chapitre de la seconde partie, « Secteurs calmes », occupent une position médiane dans l’espace du roman, sans doute en raison de leur contenu. (L’accalmie des tensions de la guerre, dans ces chapitres, justifie leur position axiale, qui suggère une recherche de l’équilibre, autre accalmie, sur un plan strictement poétique). Mais le sens spirituel de cette structure en diptyque ou en croix, ne s’accuse que sous la plume de Jünger. Son récit converge en effet sur l’épisode de sa blessure la plus grave, investie d’un sens mystique qui manque totalement à celle de Chevalier.
Non que Chevalier soit un écrivain défaillant : son brio littéraire accompagne une connaissance intuitive de la loi qui, dans la plupart des chefs-d’œuvre, s’illustre dans la position axiale de motifs ou situations relevant d’une poétique de l’entre-deux. Au tout début de la seconde partie, dans le chapitre « Secteurs calmes », Dartemont découvre « à un carrefour désolé, un Christ en fer, rongé de rouille pareille à du sang séché [2] », dont le socle porte une inscription ambiguë. Ce Christ, de même que les rares occurrences du motif de la croix dans Orages d’acier, peut se voir comme l’indice préoccupant de la structure en croix du récit. Mais Chevalier ne cesse de se dérober aux implications de cette révélation, assumée par Jünger, lecteur de l’Apocalypse, dans sa vision mystique de la guerre et du monde.
La plume de Chevalier n’est pas si éloignée de celle de Jünger, mais en divers passages, la trivialité des propos rapportés des soldats est imitée par le narrateur qui reprend son récit. Sous la plume de Jünger, les motifs les plus violents préfigurent les symboles qui, dans certaines pages autocritiques d’un Jünger plus mûr, sont ceux d’une conception unitaire de la Création. Dans La peur, les rares motifs pouvant évoquer le thème mystique, ne font que participer à la désacralisation qui fait la modernité de ce roman.
Si Jünger évoque la magique nécessité qui lui sauve la vie malgré toutes ses blessures, Chevalier n’a d’yeux que pour sa peur de « condamné à mort, qui ne [peut] être graci[é] que par le hasard [3] ». Il se rapproche néanmoins de Jünger en écrivant : « J’ai roulé au fond du gouffre de moi-même, au fond des oubliettes où se cache le plus secret de l’âme », mais ce qu’il y trouve est « un cloaque immonde, une ténèbre gluante [4] ». Le rapport des genres, cloaque et ténèbre, mais encore le singulier de ces deux mots, jette une ombre sur mythe unitaire, mieux honoré par la plume de Jünger. Peut-être ces deux visions (et celles de Jünger et de Chevalier) se complètent-elles ; leur résultante correspondant à « l’inconnu » auquel aspire Rimbaud, avec les supplices programmés dans une lettre fameuse. Chevalier retrouve ingénument le ton de certains passages de Mauvais sang dans « La barricade » (première partie) [5] . Mais Jünger, admirateur déclaré de Rimbaud, a mieux su inscrire sa carrière littéraire dans l’aura du « Nombre et de l’Harmonie », si vite rejetés par le « voyant ».
Jünger a exprimé en 1949, dans Rayonnements, bref essai introduisant ses journaux de guerre, son credo de poète métaphysicien, préoccupé de l’Un, cause première de la Création et modèle idéal des artistes. Or, ce mythe paraît déjà s’illustrer dans la peinture de la guerre, proposée dans Orages d’acier. Notamment dans l’évocation du « soleil » illuminant le sang des batailles et dans les fossiles d’oursins, affleurant par « milliers » sur la roche de la tranchée [6] . Dans L’Auteur et l’écriture, l’évocation des « coquilles droites ou enroulées sur elles-mêmes », aboutit à cette pensée : « Il doit y avoir, au cœur de la création tout entière, un souvenir, un instinct, qui se rappelle de l’origine et tend à revenir vers elle [7] . » Il est difficile de résoudre cette ambiguïté. Orages d’acier peut en fait se lire comme un questionnement poétique de la contradiction très reculée qui génère la violence humaine, jugulée par les mythes. Mais le Jünger de la maturité dépasse la valeur curative du ou des mythes premiers, en annonçant le « retour » des dieux.
Dans Orages d’acier, l’abolition des différences entre la vie et la mort, chasseur et gibier, soldats amis ou ennemis, mais encore entre la gauche et la droite, tout ce « méli-mélo » résulte de la violence guerrière du « feu roulant » dont l’action se prolonge dans celle de la « fumée épaisse », à laquelle s’oppose l’éclat des « fusées de couleurs [8] ». Ces détails suggèrent l’idée d’un mariage des contraires, dont le sens mythique se renie dans l’horreur de ce tableau. Des détails sonores participent à cet effet. Cette confusion violente des apparences annonce, dans un paradoxe qui reste à méditer, le projet du poète qui, écrit Jünger dans L’Auteur et l’Écriture, « puise dans l’indifférencié », encore nommé « l’hétérogène [9] ».
Le bataillon « fondu sous les coups de la grippe espagnole [10] », illustre ce procédé avec une subtilité qui implique la gloire militaire et son absence. Non moins remarquable, le groupe uni des soldats « serrés les uns contre les autres », auquel s’appliquent les images peu viriles de la grappe et du ballon, mais encore celle des « poules sous l’averse [11] ». Or, les « œufs » désignent fréquemment les projectiles meurtriers qui menacent ces poules. L’idée se fait jour d’une identification de la victime potentielle et de la violence qui la menace. Et la comparaison des « cloches de feu » à un « panier tressé fin […] contre la terre comme contre une mère [12] », superpose un sens cosmologique à la violence de ces cloches. Ces dernières, notées au chapitre 12, trouvent d’ailleurs au chapitre 18 (le récit en compte vingt) un reflet symétrique dans les cloches auxquelles sont comparés des parachutes. Eux-mêmes s’imposent comme l’expression de l’idéal esthétique, impliquant cet effet de symétrie parmi bien d’autres.
Les « centaines d’yeux […] braqués sur ce paysage [13] » uniforme semblent exprimer, sous la plume du futur auteur des Nombres et les dieux, la fascination du rapport de l’unité et de la multiplicité. La « multiplication » des traverses, pour s’abriter des tirs de la batterie « dont les éclats balayaient exactement la tranchée [14] », n’est pas moins suggestive. Le rapport de l’Un et du multiple s’incarne ainsi dans maints détails dont l’association peut être qualifiée d’alchimique. « La boue pleuvait […] mêlée d’éclats dentelés qui se piquaient d’un coup sur lesol [15] . »
Les grenades à fusil, comparées à des tablettes de chocolat, « port[ent] des têtes de métal bien rouge […] divisées en carrés [16] ». La grenade est vue comme le fruit dont elle porte le nom : « La grenade, une et rouge, peut ainsi mieux se fragmenter » — comme l’Un engendre le multiple ? Non moins parlants, les « vagues contours de chevaux à demi décomposés [17] », et la « masse épaisse » des soldats « agglomérés », animée par des « clameurs confuses [18] ».
Certes, l’atmosphère onirique de cette expérience, volontiers soulignée par Jünger qui n’en masque pas la violence, s’accorde avec certains aveux de Chevalier sur l’impression de « rêve », générée par une « terre stérile [19] », à défaut d’être gaste. De même avec « cet envoûtement que donnent la lassitude et la monotonie [20] ». Mais, toujours chez Chevalier, loin d’être le moyen d’une élévation spirituelle, ce sentiment est le signe d’une « destruction de l’individu », sans le dépassement qui donne son sens à l’expérience de Jünger. Chevalier se gausse en effet de la « valeur éducative de la guerre », associée au « sens de l’idéal et du divin », mais encore à la « poésie » (citations des journaux dont le narrateur reproduit quelques bribes [21] ). Et dans son « roman », la boue et la mêlée humaine ne sont que le signe de cette « destruction ».
Mise en doute dès les premiers chapitres de La peur, la valeur de l’expérience de la guerre se voit ruinée, même dans le chapitre tardif où Chevalier triomphe de sa peur, mais sans affronter réellement l’ennemi. Son antimilitarisme se manifeste dans les illustrations très diversifiées du mythe des frères ennemis, impliquant dans son récit le groupe si houleux des Français (pas seulement celui des soldats). Ces notations révèlent chez Chevalier une prise de conscience des formes communes de la violence humaine, dont Jünger lui-même sent le lien obscur avec les principes de la métaphysique. Mais la démonstration de Chevalier ne dépasse pas le sens immédiat de cette violence où baignent le rapport des inférieurs et des supérieurs (bien mieux assumé chez Jünger), mais encore celui des soldats et des civils, fussent-ils des gendarmes, ou de simples commerçants, bureaucrates, etc.
Rapporté dans La peur, l’assassinat d’un capitaine par un sergent lui aussi français n’a pas d’équivalent chez Jünger, même si cette menace plane furtivement dans certains passages d’Orages d’acier. Cette thématique de La peur occulte celle, à vrai dire bien effacée, du conflit des belligérants. (Le pillage des dépouilles, excusé par Chevalier, en est l’illustration la plus remarquable). Mieux que l’équivalence des soldats ennemis, autant de « mineurs qui travaillent dans des puits concurrents [22] », la rivalité de chaque homme, constatée à l’intérieur même du groupe des Français [23] , révèle une intuition du mimétisme interhumain, dont il serait intéressant d’étudier la peinture dans les œuvres ultérieures de Chevalier.
Jünger poétise ce phénomène dans Orages d’acier, avant de le désigner, dans ses œuvres ultérieures, comme l’obstacle à une vision authentique des causes premières. Chevalier ne suggère rien de tel. Si dans Orages d’acier, la symétrie déjà soulignée du motif de la cloche révèle les aspirations spirituelles de Jünger, l’effet de symétrie le plus voyant dans La peur implique le nom de « Jean Dartemont », mentionné au début du roman et dans son dernier chapitre. L’individu, dans ses limites les plus étroites, prend ainsi le pas sur la profondeur de l’Être, expérimentée par le narrateur blessé des Orages d’acier, qui semble avoir médité l’Apocalypse. Significativement, le mot « symétrie [24] » est employé par Chevalier, mais à propos des « paquetages » des soldats !
On sent mieux les connotations cosmologiques des explosions d’Orages d’acier en les confrontant aux bombardements de La peur. Chevalier met en parallèle des « poux qui nous dévoraient » et le « gros fusant [qui] éclate [et] nous envelopp[e] […] de sifflements stridents [25] » (« Les éclats crépitèrent », ajoute le narrateur). Sur l’autre versant du roman, les « rats qui grouillent sur la plaine [26] », sont moins sympathiques que ceux d’Orages d’acier, même s’ils contrastent avec le « papillon » qui, dans le rêve rapporté par Dartemont dans le même passage, représente son cœur sur lequel il doit tirer. Encore plus loin, le drame des coliques interminables provoquées par la peur chez Dartemont, est à peine distingué du « glouglou » des machines de guerre et des « lentes explosions de mines dans une carrière [27] », etc. Le narrateur bondissant « la culotte aux mains » quand la torpille s’écrase et quand ses éclats « s’incrustent dans la terre [28] », n’est assurément pas le pivot d’une allégorie de la création du monde, comme dans le passage où Jünger (dont l’humour est parfois scatologique) honore le sens le plus noble de la boue. Et si Jünger blessé, dans un passage que j’ai commenté dans mon ouvrage Jünger et ses dieux, compare aux étoiles les cailloux sur lesquels il tombe, Dartemont, à propos des éclats de la grenade qui criblent son corps, observe : « je presse […] les boutons qui me viennent au milieu du corps, ils suppurent une parcelle de métal très aigu [29] . » Le nombre de ces éclats bien comptés, comme celui des « plaies sérieuses », n’évoque en rien l’horizon de l’auteur de Les Nombres et les dieux.
Le Nombre nomme un aspect du mythe de l’Un, dont la « scission » exprime, dans le langage humain, le pouvoir d’engendrement qui constitue la Création. Le rapport des deux armées dans Orages d’acier n’est pas la seule illustration de ce mythe. Le mouvement à double sens qui unit, çà et là, les valeurs ou les principes opposés, paraît trouver son chiffre dans les pulsations du cerveau qui, dans une boîte crânienne fendue par une balle, « se soul[ève] et retomb[e] [30] ». Le « long sillon » dans lequel palpite ce cerveau est animé d’une vitalité latente qui se précise, avec une connotation sexuelle inattendue, à propos d’un autre crâne : « un coup […] lui a traversé le crâne et l’a étendu raide mort […]. Il était marié et père de quatre enfants [31] ». Ces détails chiffrés, qui accompagnent volontiers des notations de ce type, révèlent un autre aspect du symbolisme qui nous occupe : celui du Double, réconcilié (ou peu s’en faut) dans l’Un. De même avec les nombreux détails conjoints, très violents, qui nous valent un usage savant des numéraux « un » et « deux ».
Ce penchant s’esquisse chez Chevalier, sans qu’on puisse le justifier par des préoccupations métaphysiques. Il présente pourtant dans La peur une subtilité qui, cette fois, manque aux Orages d’acier. Mieux que les remarques attendues sur le face à face, souvent aveugle, des deux armées, on peut songer à Jünger en lisant l’évocation de « quatre infirmiers » transportant sur un brancard « silencieux », « un malheureux dont le bras était arraché […] de quoi faire honte à Dieu [32] » (je souligne). À la suite de ce passage, les « deux colonnes » humaines qui « s’enchevêtraient l’une dans l’autre et ne pouvaient se détacher qu’en s’écrasant à chaque mètre », confirment cette illustration tragique de l’unité rompue, dont succombe le sens métaphysique. Alors l’étrange phrase : « Je transportais contre ma nuque deux explosions », suggère la substitution d’un sujet en danger au Pouvoir dont procède la Création.
Dans un autre passage de La peur, la récurrence du chiffre « deux [33] », à propos des mains arrachés d’un soldat ouvrier, mérite moins d’être commentée que les aveux étranges du narrateur, victime d’une sensation atroce de dédoublement. « Quelque chose se détache de moi et tombe à mes pieds : un morceau de chair rouge et flasque. Est-ce ma chair […] l’obus a déchiqueté un homme et m’a appliqué sur la joue ce cataplasme humain. […] Je crache sur ma main et l’essuie à ce cataplasme [34] ». Quelques lignes plus loin, un de ses camarades apeuré lui apparaît comme sa « propre image ». On devine le symbolisme de ce cataplasme, qui superpose l’idée de la dualité la plus meurtrière à la découverte du « Soi », qui donne leur sens aux derniers chapitres d’Orages d’acier. Cette découverte s’appauvrit pour Dartemont dans le rêve imparfait d’« assister à ma mort [35] ».
Vers la fin des Orages d’acier, la « somme exacte de vingt cicatrices » apparaît comme le point culminant et comme la signature d’une symbolique intéressant le sens violent du Double, rendu à l’Esprit par la glorification de ces cicatrices, avec la médaille en or qui les récompense. Même si dans ces Orages, maints détails qualifiés par le nombre « douze » suggèrent l’idée d’une remise en cause, et pas simplement une illustration du symbolisme religieux de ce nombre.
Vers la moitié d’Orages d’acier, aux chapitres 12 et 13 (la numérotation n’est pas de Jünger), une série d’évocations analogues s’explique par leur position médiane, et par le symbolisme qu’elles présentent à l’égard de l’harmonie de la construction littéraire. Au chapitre 12, Jünger est blessé par l’explosion d’un shrapnell ; les « deux chocs sourds contre ma poitrine et mon épaule » sont repris en écho quelques lignes plus loin, lorsqu’il se souvient « des deux coups sourds et indolores [36] ». Ce passage est lui-même encadré par l’évocation de « deux grosses serveuses flamandes », rare illustration du thème féminin, et par celle de « deux infirmiers [37] ».
Cette émergence de l’Androgyne se prolonge au chapitre suivant, où l’évocation de « deux officiers […] grièvement blessés » précède une seconde mention des « deux flamandes » qui ont, dans la logique des croisements de sens qui définissent le mythe, perdu leur « bonne humeur [38] ». Or, l’un des deux infirmiers a pour le narrateur blessé « des soins de père ». La figure du père, au cœur de cette énigme fragmentée, serait le pivot d’une révélation poétique, reprise avec plus de clarté dans des œuvres postérieures de Jünger, du rôle inspirateur de la contradiction émanée du Père mythique dans la violence universelle.
Vers la fin des Orages d’acier, pendant la bataille, une conversation du narrateur avec un autre lieutenant lui fait songer « à la scène de la tour dans La Pucelle d’Orléans ». Et quelques lignes plus loin, le discours du narrateur suggère son identification à la Pucelle ! Le rapport du pair et de l’impair, objet de la réflexion de Jünger dans Les Nombres et les Dieux [39] , est symboliquement associé à l’Androgyne. On peut relire dans ce sens la vision d’un soldat « assis sur la fesse gauche », avec une balle « dans la fesse droite [40] ». La « gigantesque tartine de confiture », féminine ou phallique, dont se régale ce blessé, confirme l’érotisme de cette vision.
Le symbolisme des deux fesses, suggéré par les détails environnants, se perd sous la plume de Chevalier, qui pourtant surexploite ce motif, pour seulement exprimer le caractère pitoyable de la guerre. Chez Chevalier, tel jeu de mot sur la « balle dans les fesses » et la « culasse de son fusil [41] », ou simplement l’« ennui de montrer mes fesses aux infirmières […] liées pour moi à l’idée de la femme et […] contraires à la virilité [42] », recouvrent une ambivalence sexuelle qui se révèle comme telle dans la comparaison des soldats à des « laveuses de vaisselle » ou à des « duchesses [aux mains précieuses [43] ] ».
S’il n’y a rien à dire de ces dernières citations de La peur, on peut apprécier chez Jünger une confrontation de l’Androgyne de la violence dont ce mythe effectuerait la thérapie. Ainsi au premier chapitre, une balle frappe un soldat, qui « lui trancha le téton gauche comme au scalpel [44] ». Quelques lignes plus loin, ces détails : « un autre eut les deux mains traversées », confirment le sens androgyne de la première évocation. Le sens unitaire du téton gauche se complète par la mention des « deux mains ».
On peut s’émouvoir de la mention par Jünger du « jeune garçon à qui ma balle avait traversé le crâne [45] ». Aussitôt après, le souvenir de cette vision évoque à Jünger le problème de la « responsabilité » qui « pénètre jusque dans les profondeurs des rêves ». Mais cette remarque est immédiatement suivie d’un retour au cadre temporel du combat, avec les émois d’une autre intériorité, plus charnelle : celle de « notre estomac », dont le pouvoir sur l’esprit de tout homme se rappelle à la vue « du jambon, du pain blanc, de la confiture ». Ce régal semble appelé sous la plume de Jünger par la pénétration de sa balle, tirée dans le crâne du jeune garçon. Le jambon est mis pour le crâne fracassé, objet d’un fantasme trouble où l’Androgyne reçoit ses couleurs les moins nobles, à moins de voir dans le désir homosexuel le reflet terrestre d’une conquête, jamais assurée, des mystères de l’Un. Le thème des comestibles n’a pas cette sophistication dans La peur, où il est pourtant récurrent.
Au chapitre 17 d’Orages d’acier, une évocation du Jugement dernier, associée à une énième opposition de la droite et de la gauche, confirme la valeur symbolique de ce tic d’écrivain, qui trouve son modèle le plus reculé dans les notations analogues de l’Apocalypse de Jean. Le soldat Dartemont se contente de noter la confusion de l’avant et de l’arrière [46] ; une mention du Déluge est la seule allusion biblique de son récit, au début duquel est aperçue une église : « un monument […] entamé par les obus et dont l’accès était interdit, comme dangereux [47] . » On est loin du sens mystique qui, cette fois vers la fin du récit de Jünger, s’accuse dans l’évocation d’une église en ruine parmi les roses. Chevalier lutte en fait contre la séduction de la couleur rose, distinguée chez Jünger par un effet de symétrie qui honore, en le poétisant, le symbolisme unitaire de la rose : ces roses près de l’église en ruine sont la contrepartie d’une mention de « flamands roses », dans un passage antérieur du même chapitre. Dans La peur, la « brume [nuancée] de rose comme un tulle sur une chair de femme », n’est que le reflet trompeur de la « mousse rose » qui, dans un chapitre antérieur, sort d’une « tête fracassée [48] ».
Si Chevalier mentionne l’âme des soldats, c’est pour la comparer à « une amère hostie […] que nous ne voulons pas vomir », quand les clairons « sonnent un glas [49] ». À l’autre extrémité de son récit, « un chapelet d’explosion [50] » referme la perspective métaphysique où Jünger s’engage avec des moyens qui semblent, mais seulement semblent similaires. Chevalier ne se rapproche vraiment de Jünger que dans une fascination hallucinée pour la mort, dans ce climat qui est celui des « premiers âges du monde ». Un cadavre parmi bien tant d’autres, « ce masque d’un Beethoven qu’on aurait supplicié », se distingue par une « horreur magnifique » où transparaît « le secret de la mort [51] ».
Chevalier, égaré dans « une banquise interplanétaire [52] », se rapproche encore mieux de l’auteur de Rayonnements, mais pour en prendre ingénument le contrepied, en écrivant vers la fin de son récit : « Un grand filet de trajectoires est tendu sur la terre, et nous sommes pris dans ses mailles. Partout les ondes sonores se choquent, se brisent, se résolvent en remous aériens […] cette tempête métallurgique qui submerge tout [53] ». On peut même relire un énoncé descriptif comme le reniement des mystères du Verbe, traqués par Jünger avec passion ou malice dans ses romans ultérieurs : « nos batteries rugissent, les gorges résonnent et les obus longs viennent éclater dans nos parages [54] . »
Le thème de la prédestination est implicitement associé par Jünger, dans son roman Le Lance-pierres (1974), aux lois mystérieuses qui président à la création artistique. Or, Chevalier aborde le thème du hasard à propos des obus dans le chapitre IV de la première partie, avant de le recreuser au chapitre III de la seconde, avec un tirage au sort, peu favorable à Dartemont. Au chapitre IV de cette partie, se lit cette phrase : « Nous avons un capital de chance […] à force d’y puiser il n’en restera rien. Sans doute il n’y a pas de loi et tout repose sur des probabilités. Mais […] nous nous raccrochons à notre étoile. Nous avons bien vu qu’il n’y a pas de prédestination, mais nous n’avons cependant pas d’autre soutien que cette idée [55] ».
Cette vision, qui n’est pas celle d’un voyant, mérite d’être rapprochée d’un énoncé antérieur : « les yeux dilatés mais prêts à se fermer pour ne pas voir le feu, à se fermer sur la pensée recroquevillée […] qui voudrait ne pas savoir, ne pas comprendre [56] ». Jünger lirait dans ces lignes l’aveu de la souffrance inhérente à la négation de l’Esprit. Chevalier, si enclin à voir un autre lui-même dans un soldat apeuré, ne sait pas qu’il se voit lui-même en observant « un aveugle, muré derrière son bandeau [et qui] lève la tête vers le ciel, dans l’espoir de capter une faible lueur par le soupirail de ses orbites, et retombe tristement dans le noir de son cachot [57] ».
Le « rayonnement » de l’Un, autrement dit le Verbe, est peut-être, comme le pensera toujours Jünger, la vérité ultime que les traditions mettent à la portée de notre entendement. Il n’en fascine pas moins nos imaginations en raison du dualisme violent, qui réclame cet antidote spirituel. Promises à de nombreux échos dans ses œuvres romanesques, les fines remarques de l’auteur d’Orages d’acier sur le miracle sans cesse reconduit de sa survivance au sein des orages où s’abîment tant de vies humaines, se lisent déjà comme les indices d’une perception des fondements non humains du sacré. La vérité de ce dernier se révèle mieux aux hommes dans le miracle des formes, pas seulement artistiques, qui nous touchent d’abord ou seulement par l’effet curatif qu’elles ont sur notre violence.
Vers 1918, l’horreur de la guerre, tempérée par une aptitude de Jünger à l’émerveillement esthétique devant la beauté jamais vaincue du visible, est le support d’une expérience quasi mystique, qui culmine au chapitre 17 dans un sentiment de bonheur, inentamé par le spectacle de la mort. Alors l’« ordonnance » des cailloux paraît « chargée de sens [58] » au lieutenant Jünger, touché à la poitrine, et qui tombe au sol, sur ces cailloux. La violence de la balle qui percute ce corps s’abolit, à la faveur d’un semi-évanouissement grâce auquel se devine l’équivalence de cette balle et des cailloux épars. Cette balle, devenue un signe du destin, est le signe de d’un ordre mystérieux, comme ces cailloux comparés aux étoiles, et dont le désordre n’est qu’apparent. Un ordre dans lequel s’illustre la même loi qui préside à nos destinées soumises aux caprices apparents du hasard.
Et bientôt la « Médaille d’or des Blessés » vient récompenser l’expérience du soldat écrivain qui, à l’instar du rédacteur de l’Apocalypse, recopie son journal de guerre. Jünger écrit : « je me sentais […] étranger à ma propre personne […] pour la première fois […] je pus entendre siffler à mes oreilles les petits projectiles comme s’ils frôlaient un objet inanimé ». À cette sensation s’ajoute l’aspect singulier du paysage qui a une « transparence de verre [59] », tel le cristal auquel est comparé l’or du rempart de Jérusalem. Or, cette transparence exprime l’être épuré du guerrier de vingt-quatre ans, affranchi des limites de son ego. Les « orages d’acier », s’ils sont éloignés de cet idéal, n’en sont pas moins la voie qui conduit vers lui, quelque chose comme un « cérémonial terrible » où les « sacrifices humains » sont le moyen d’un dépouillement de l’ego, au prix d’une violence qui est à la mesure de celle dont est pétri cet ego. La peur de Chevalier, qui ne manque pas d’aborder ce thème du sacrifice (notamment celui d’un capitaine au malheureux destin), cette peur serait-elle en fait celle qu’inspire à certains hommes le recul du sacré ? On est tenté de le croire, quand lui-même s’insurge contre « certains hommes froids, qui jugent à distance » (dans une rare note, à propos du « royaume des morts [60] » …).
Notes
- [1]
Voir notamment Michel Arouimi, Jünger et ses dieux, Paris, Orizons, 2011, p. 31-56.
- [2]
Gabriel Chevalier, La peur, Paris, Librairie Stock, 1930, p. 162. Dans le dernier chapitre du roman, les « fers forgés rouillés » d’une vieille demeure, comparée à une « grande dame », parmi les clochers aigus » qui étincellent » (p. 250), contrebalancent l’évocation de ce Christ, dans une symétrie suggestive.
- [3]
Chevalier, op. cit., p. 227. (« Le chemin des dames ».)
- [4]
Ibid., p. 228.
- [5]
« Que faire jusqu’au soir ? Je ne compte guère sur les grenades, que je ne sais pas manier. […] / Surtout, je ne dois pas penser… Que pourrais-je envisager ? Mourir ? Je ne peux pas l’envisager. Tuer ? C’est l’inconnu, et je n’ai aucune envie de tuer. […] Avancer de cent, deux cents, trois cents mètres dans les positions allemandes. J’ai trop vu que cela ne changerait rien […]. Je n’ai aucune haine […] aucun mobile. Pourtant, je dois attaquer ». (Chevalier, op. cit., p. 79.)
- [6]
Ernst Jünger, Orages d’acier, trad. Henri Plard. Paris, Christian Bourgois, 1970, p. 297.
- [7]
Jünger, L’Auteur et l’Écriture, 1. op. cit., p. 192.
- [8]
Jünger, Orages d’acier, op. cit., p. 160.
- [9]
Jünger, L’Auteur et l’écriture, op. cit., p. 51 et 152.
- [10]
Jünger, Orages d’acier, op. cit., p. 432.
- [11]
Ibid., p. 168, 209.
- [12]
Ibid., p. 243.
- [13]
Ibid., p. 251.
- [14]
Ibid., p. 103.
- [15]
Ibid., p. 136.
- [16]
Ibid., p. 78.
- [17]
Ibid., p. 431.
- [18]
Ibid., p. 393.
- [19]
Chevalier, Gabriel, op. cit., p. 73.
- [20]
Ibid., p.203.
- [21]
Ibid., p. 81.
- [22]
Ibid., p. 258.
- [23]
« Chaque homme […] flaire dans tout autre un rival », op. cit., p. 279.
- [24]
Ibid., p. 28.
- [25]
Ibid., p. 52.
- [26]
Ibid., p. 94.
- [27]
Ibid., p. 225.
- [28]
Ibid., p. 226.
- [29]
Ibid., p. 97.
- [30]
Jünger, Orages d’acier, op. cit., p. 347.
- [31]
Ibid., p. 93.
- [32]
Chevalier, La peur, op. cit., p. 63.
- [33]
Ibid., p. 89.
- [34]
Ibid., p. 237.
- [35]
Ibid., p. 267.
- [36]
Ibid., p. 289 et 290.
- [37]
Ibid., p. 285 et 291.
- [38]
Ibid., p. 331.
- [39]
Jünger, Les Nombres et les Dieux, p. 65.
- [40]
Jünger, Orages d’acier, op. cit., p. 235.
- [41]
Chevalier, op. cit., p. 162, 165.
- [42]
Ibid., p. 97.
- [43]
Ibid., p. 260. (Dans les propos rapportés d’un pilote blessé.)
- [44]
Jünger, Orages d’acier, op. cit., p. 440.
- [45]
Ibid., p. 390.
- [46]
Chevalier, op. cit., p. 74.
- [47]
Ibid., p. 44.
- [48]
Ibid., p. 247, 262.
- [49]
Ibid., p. 74.
- [50]
Ibid., p. 306.
- [51]
Ibid., p. 48.
- [52]
Ibid., p. 75.
- [53]
Ibid., p. 301.
- [54]
Ibid., p. 207.
- [55]
Ibid., p. 254.
- [56]
Ibid., p. 66.
- [57]
Ibid., p. 89.
- [58]
Jünger, Orages d’acier, op. cit., p. 411.
- [59]
Ibid., p. 462.
- [60]
Ibid., p. 71. J’ai renoncé, en écrivant ces pages, à faire contraster le témoignage tardif de Fernand Gregh avec ceux de de Jünger et de Chevalier. Gregh est un lettré mondain qui a pu glisser entre les gouttes de l’orage de la guerre, observée « à distance » : « J’essayais de m’entraîner à porter l’épais uniforme de simple soldat d’infanterie que, me méfiant de la poudreuse “collection de guerre”, j’avais acheté tout neuf à la Belle Jardinière ; je faisais des kilomètres dans Paris sous un soleil de plomb, les pieds torturés par mes lourds godillots de marche. Puis je me remettais en civil. » (Fernand Gregh, L’Âge d’airain, Paris, Grasset, 1951, p. 171.) S’il a pu voir les lieux qui ont été le cadre des batailles vécues par Jünger et Chevalier, c’est avec l’avantage d’une protection qui n’a rien de céleste et qui, si elle est conciliable avec son admiration pour Le Feu de Barbusse (qu’il a croisé, et qu’il a détourné de ses ambitions aériennes), favorise le caractère extrêmement mondain de sa vision.
Pour citer cet article
Michel AROUIMI, "La métaphysique de la guerre chez Ernst Jünger et sa négation chez Gabriel Chevalier", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/michel-arouimi-la-metaphysique-de-la-guerre-chez-ernst-junger-et-sa-negation-chez-gabriel-chevalier/, page consultée le 21 Novembre 2024.