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La bibliothèque selon Walter Benjamin - Un imaginaire dans le pli des passions enfantines

ARTICLE

Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,
Babel sombre, où roman, science, fabliau,
Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.
Charles Baudelaire, « La voix » , Les Fleurs du mal.

………..

« le besoin intérieur de posséder  une bibliothèque. »
W. Benjamin, Correspondance [1]

………..

Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés.
Charles Baudelaire, « Une charogne », Les Fleurs du mal.

Sa vie durant, Walter Benjamin n’aura entretenu qu’une seule passion : les livres. Il les aura aimés comme on aime violemment une femme, habité d’un désir qui ne le lâchera plus.

Alors que jusqu’aux années universitaires, cet amour s’était cristallisé dans ses lectures enfantines, « le besoin intérieur de posséder une bibliothèque » se manifesta plus impérieusement à partir de 1916, au moment où il commença réellement à voyager, et où le monde s’ouvrit à lui sous de nouvelles perspectives. Loin de la maison familiale et de l’ouest berlinois, au creux desquels s’était logé son identité comme « le mollusque habite sa coquille » [2] , peut-être éprouva-t-il le besoin d’élever ses livres en bibliothèque, pour y prendre habitacle, pour y domestiquer sa pensée rendue à la vie vagabonde.

Lorsqu’en 1931, après un divorce qui l’oblige à se séparer pendant plus de deux ans de sa bibliothèque, il la retrouve enfin, c’est pour nous Je déballe ma bibliothèque, un hommage euphorique à la relation qui unit le collectionneur à sa « maîtresse ». Car entre l’homme et sa collection se tissent de secrètes affinités, vibre une consonance. L’un est à l’image de l’autre, l’un s’offre à l’autre dans un destin mutuel. Si le collectionneur ne saurait vivre sans sa collection, « la collection, en perdant le sujet qui en est l’artisan, perd son sens » [3] . Au fond, ajoutera-t-il, une authentique bibliothèque « garde toujours quelque chose d’impénétrable » [4] . Elle est un lieu d’intimité, conçue pour Benjamin sur un principe de retrait, de recueillement, de repli, hors du temps et du monde.

Eine Rede über das Sammeln. “Es ist die tiefste Bezauberung des Sammlers, das einzelne in einen Bannkreis einzuschliessen, in dem es, während der letzte Schauer – der Schauer des Erworbenwerdens – darüber hinläuft, erstarrt. Alles Erinnerte, Gedachte, Bewusste wird Sockel, Rahmen, Postament, Verschluss seines Besitztums.”
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, Ich packe meine Bibliothek aus

[C’est le plus profond enchantement du collectionneur que d’enclore l’exemplaire dans un cercle envoûté où, parcouru de l’ultime frisson, celui d’avoir été acquis, il se pétrifie. Tout ce qui relève là de la mémoire, de la pensée, de la conscience, devient socle, cadre, reposoir, fermoir de sa possession.] [5]

La bibliothèque relève aussi d’un acte identitaire. La nature profonde de son propriétaire s’y trouve « prise » au cœur de la chose, dans sa matérialité unique… Elle y est circonscrite, définie, rendue à elle-même comme en un reliquaire.

La bibliothèque privée selon Benjamin se reconnaît alors à ses frontières, ou plutôt à ces « créatures livresques venues de zones frontalières » [6] aussi oubliées qu’essentielles, premières gardiennes de sa subjectivité. A côté de lectures consensuelles, l’auteur portera toute sa vie un intérêt passionné aux productions méprisées, en marge de la littérature : livres de malades mentaux, romans de servantes et, plus que tout, livres illustrés pour enfants, auxquels dès ses premières années l’auteur fut intimement attaché. Au fil des ans, ses coups de foudre enrichiront cette première collection enfantine de nombreux exemplaires. Lors de la séparation d’avec sa femme en 1930, il demanda à plusieurs reprises à récupérer cette collection, mais en vain. Celle-ci resta entre les mains de ses enfants jusqu’en 1982, lorsque la veuve de son fils Stefan la revendit à l’Institut für Jugenbuchforschung, de l’Université de J. W. Goethe à Francfort-sur-le-Main. Celui-ci fit paraître en 1987 un catalogue de cette collection. De façon surprenante, celle-ci ne contient finalement que fort peu d’ouvrages édités au tournant du siècle, période durant laquelle Benjamin fut jeune lecteur. Certes, l’auteur nous parle plus volontiers de la production romantique du Biedermeier. S’il apprit à lire dans « l’abécédaire de [sa] mère » [7] , abécédaire ancien, il posséda cependant ses propres livres, livres d’activités (coloriage, découpage, collage), livres d’étrennes aussi, dont il est fait mention dans Chronique et Enfance berlinoise (Berliner Chronik / Kindheit). Que sont-ils devenus? Peut-être font-ils partie de ces quelques livres précieux, reliquaire d’une collection amputée, qu’il conserva jusqu’au dernier jour dans une boîte, en dessous du Angelus Novus de Paul Klee, dans l’appartement parisien où perquisitionna la gestapo en juillet 1940… Ce qui est sûr, c’est qu’il ne nous en reste rien. Sans doute est-ce là une perte regrettable car les écrits autobiographiques qu’il nous a laissés témoignent de l’importance de ces livres dans la construction de son imaginaire et révèlent en outre le mode très particulier qu’il y trouva d’« être au monde ».

Nous nous proposons d’exposer ici en quoi l’univers des livres informa très tôt son imaginaire et cautionna ultérieurement une certaine stratégie livresque de l’existence - partagée entre intérieur et extérieur, à la recherche de « passages ». Qui plus est, nous voudrions montrer que ce travail de mise en correspondance de deux espaces antagonistes puise sa dynamique dans ses premières passions enfantines : « chasse », collection, lecture et coloriage, pratiques d’appropriation du monde évoquées dans Enfance berlinoise, et pratiques qu’on retrouve à l’œuvre dans ses textes relatifs à l’acte de collectionner.

Un imaginaire du livre entre intérieur et extérieur

J’habitais le XIXème siècle comme un mollusque habite sa coquille, et ce siècle maintenant se trouve devant moi, creux comme une coquille vide. [8]

La pensée de Benjamin est parcourue par l’idée d’habitacle. Elle est sans doute l’expression d’un déchirement entre la sécurité bourgeoise que lui offrit l’appartement familial et le quartier ouest de Berlin durant son enfance, et l’insécurité grandissante que lui révéla l’âge adulte, qui le contraignit rapidement à l’errance. Cet intérieur protecteur, espace de permanence, Benjamin chercha d’abord à le reconstruire dans les livres, mondes enclos sous leur couverture, mondes derrière lesquels se retrancher, comme il l’avait toujours fait d’ailleurs, dès son plus jeune âge.

“So hatte das Pult zwar mit der Schulbank Ähnlichkeit. Und ich hatte es nach ödem Schultag kaum zurückgewonnen, so gab es frische Kräfte an mch ab. Nicht nur zu Hause durfte ich mich fühlen, nein im Gehäuse, wie nur einer der Kleriker, die auf den mittelalterlichen Bildern in ihrem Betstuhl oder Schreibpult gleichwie in einem Panzer zu sehen sind. In diesem Bau began sich “Soll und Haben” und “Zwei Städte”. Ich suchte mir die stillste Zeit am Tag und diesen abgeschiedensten von allen plätzen. Danach schlug ich die erste Seite auf und war dabei so feierlich gestimmt wie jemand, der den Fuss auf einen neuen Erdteil setzt.”
Gesammelte Schriften. Band IV. Berliner Kindheit, « Das Pult »

[Le pupitre et moi faisions corps […]. Et à peine l’avais-je retrouvé après le désert des heures de classe qu’il me donnait des forces fraîches. Je pouvais me sentir chez moi et davantage encore : dans ma coquille, […] comme dans une carapace. C’est dans cet édifice que je commençais Doit et avoir et Deux villes. Je recherchai le moment le plus tranquille de la journée, et cet endroit, le plus écarté de tous les endroits. J’ouvrais ensuite la première page, avec les sentiments solennels d’un homme qui pose le pied sur un nouveau continent.] [9]

 De fait, il n’est pas exagéré d’avancer que Benjamin habita les livres autant que ceux-ci l’habitèrent.

Le livre, une architecture urbaine

Enfance berlinoise, achevée en 1938, nous révèle certaines facettes de cet imaginaire livresque, qui puise aux sources les plus profondes de son passé. Certes, il faut prendre avec précaution les souvenirs évoqués, et ne pas perdre de vue qu’ils sont la reconstruction littéraire d’un passé – dont Benjamin entend d’ailleurs se « vacciner ». Mais, pour autant, ils témoignent de la volonté affichée de l’auteur d’inscrire le livre au cœur de sa vie et de son parcours [10] . Et la vision qu’il nous en donne ne manque pas d’intérêt.

Ainsi, très tôt nous apprend-il, ses parents lui offrirent une « boîte de lecture », sorte de bureau typographique comportant une tringle sur laquelle la main glissait des lettres qui, en bon ordre, exauçaient le mot. Cette métamorphose le fascinait. La perception de son existence trouva là son prisme originel :

« Für jeden gibt es Dinge, die dauerhaftere Gewohnheiten in ihm entfalteten als alle anderen. An ihnen formten sich die Fähigkeiten, die für sein Dasein mitbestimmend wurden. Und weil das, was mein eigenes angeht, Lesen und Schreiben waren, weckt von allem, was mir in früheren Jahren unterkam, nichts grössere Sehnsucht als der Lesekasten.
Gesammelte Schriften. Band IV. Berliner Kindheit,  « Lesekasten »

 [[…] il y a pour tout homme des choses qui développent des habitudes plus durables que toutes les autres. Ce sont elles qui formèrent les aptitudes qui déterminèrent ensemble son existence. Et comme en ce qui me concerne ce furent la lecture et l’écriture qui jouèrent ce rôle, rien de tout ce qui m’échut dans mes premières années n’éveille de nostalgie aussi grande que la boîte de lecture.] [11]

En petit citadin, Benjamin pénétra dans la lecture et l’écriture comme on franchit le seuil d’un imposant palais, humble et tremblant, intimidé par le cérémonial qui accompagne toute réception solennelle: « […] ma main droite qui docilement s’efforçait de reproduire [ce mot] ne le trouvait point. Elle devait rester dehors comme le portier qui doit introduire les élus. » [12]

L’architecture altière des livres, comme de grands édifices, ouvrait il est vrai sur le monde mystérieux des « lettres » un accès austère et difficile. L’auteur le souligna d’ailleurs à propos des abécédaires, observant que le frontispice – cette façade du livre, s’orna au XIXème siècle d’éléments décoratifs, comme pour mieux accueillir ses nouveaux pensionnaires : « Il fallait que la figure originaire de ces lettres, dans sa rudesse, n’effraie pas les nombreux petits destinés tous les ans à passer par le portail. D’où la suspension, à chacun de ces pilastres, de guirlandes et d’arabesques. » [13] Les exemples d’abécédaires reproduits ci-dessous [14] n’appartiennent pas à la collection de Walter Benjamin. Néanmoins, leur mise en scène montre combien l’auteur était familier de ce genre, qui se voulait le porche d’entrée d’une « urbanité » faite bibliothèque.Se trouvait aussi clairement exprimée la frontière entre deux univers, celui intérieur des livres, clos sur une construction, un à soi et un en soi, et celui extérieur du monde, où l’enfant  démuni était condamné à errer.

Passé ce seuil, la bibliothèque s’étend dans l’imaginaire benjaminien comme une ville, jalonnée de différents bâtiments et d’expériences plus ou moins heureuses.

Celles, déplaisantes, qu’imposaient les lectures scolaires où le lecteur devait rester consigné, nous dit-il, dans des histoires suivies comme dans des casernes qui, sur le portail, encore avant le titre, portaient un numéro [15] ; tandis que le Nouvel Ami allemand de la jeunesse (Neuer Deutscher Jugendfreund) découvert dans l’étalage des cadeaux de Noël, suscitait avec le ravissement toute une architecture princière :

« Die Beseligung, mit welcher man ihn entgegennahm, kaum wagte, einen Blick hineinzuwerfen, war die des Gastes, der auf einem Schlosse angekommen, kaum wagt, mit einem Blicke der Bewunderung die langten Fluchten von Gemächern zu Streifen, die er bis zu einem Zimmer durchschreiten muss. Und so hatte ich denn auch kaum alljährlich auf dem Weihnachtstisch den letzten Band des « Neuen deutschen jugendfreunds » gefunden, als ich mich hinter die Brustwehr seines wappengeschmückten Deckels zurückzog, um in die Waffen- oder Jagdkammer mich vorzutasten, in welcher ich die erste Nacht zubringen wollte. Es gab nichts schönres als in dieser flüchtigen Durchmusterung des Leselabyrinths die unterirdischen Gänge aufzuspüren, als welche sich die längeren Geschichten, vielfältig unterbrochen, um stets wieder als “Fortsetzung”an das Licht zu treten, duch das Ganze hingezogen. »
Gesammelte Schriften. Band IV. Berliner Kindheit, « neuer deutscher Jugendfreund »

[Le ravissement avec lequel on le recevait en osant à peine y jeter un regard, c’était celui de l’invité qui, arrivant dans un château, ose à peine effleurer d’un regard d’admiration les longues enfilades de pièces qu’il doit parcourir pour parvenir jusqu’à sa chambre. […] Je me retirais sous la protection de sa couverture armoriée pour reconnaître la chambre des armes ou de la chasse où je voulais passer la nuit. Lors de cet examen hâtif du labyrinthe de la lecture il n’y avait rien de plus beau que de découvrir les corridors souterrains de ces histoires plus longues que les autres qui, interrompues en de multiples endroits, resurgissaient toujours à la lumière avec le mot « suite » et traversaient ainsi tout le livre.] [16]

L’on pourrait multiplier les exemples de cet imaginaire urbain du livre au-delà des récits d’enfance que l’auteur nous a laissés, dans Sens unique notamment. Mais il est plus intéressant d’observer combien cette expérience « intérieure » [17] structura sa perception du monde extérieur, projetant sur la géographie du globe une lecture livresque.

Dans le grand livre du monde

Adulte, les parcours que Benjamin s’accorde dans les différentes villes qu’il visite, et qui confinent souvent d’ailleurs à une chasse aux livres rares, donnent lieu à une véritable lecture des cités, transfigurées. Ainsi Marseille, qu’il traverse en voiture,  devient « un livre dans [ses] mains », dans lequel il jette quelques coups d’œil avant que la ville ouverte ne disparaisse de sa vue [18] … Mais celle entre toutes qui, pour lui, consacre cette anamorphose, c’est Paris. Paris, dont les monuments ont inspiré tant de livres et qui, en retour, s’anime d’un même esprit livresque, ciselures de lettres et de papier. « N’a-t-elle pas, comme un romancier expérimenté, préparé de longue date les thèmes les plus fascinants de sa construction ? […] Et les places vides à l’infini : ne sont-ce point des pages solennelles, des hors-texte dans les volumes de l’histoire mondiale ? ». Paris, dans son expansion spatiale et temporelle, devient alors pour lui cette « grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine. » [19]

Cette image, d’une étrangeté surréaliste, révèle le rapport très particulier que Benjamin adulte entretient avec elle. En effet, s’il est une ville que l’auteur a longuement arpentée, c’est bien Paris. Dans la lecture qu’il propose de sa géographie, se sont inscrits un regard et une expérience. Ses parcours dans la ville ne débouchent pas sur une simple lecture, ils sont aussi lieu d’écriture, espace d’appropriation cartographique d’une histoire personnelle. D’ailleurs, Benjamin reconnaît en avoir longuement médité l’idée :

« Lange, Jahrelang eigentlich, spiele ich schon mit der Vorstellung, den Raum des Lebens –Bios – graphisch in einer Karte zu Gliedern. Erst schwebte mir ein Pharusplan vor, heute wäre ich geneigter zu einer Generalstabskarte zu greifen, wenn es die vom Innern von Städten gäbe.”
Gesammelte Schriften. Band VI. Autobiographische Schriften. Berliner Chronik

[Depuis longtemps, des années à vrai dire, je caresse l’idée d’organiser graphiquement sur une carte l’espace de la vie – bios. D’abord je songeais vaguement à un plan Pharus, aujourd’hui je serais plus enclin à recourir à une carte d’état major s’il en existait une pour l’intérieur des villes.] [20]

Ainsi l’intériorité des villes et celle de l’être sont-elles toutes deux de papier, parcourues par des routes qui sont autant de lignes d’écriture que l’on emprunte, comme on traverse un paysage. Il faut relire le très bel « Objets de Chine » pour saisir combien Benjamin s’empare de la géographie comme il le fait d’un texte :

 « Die Kraft der Landstrasse ist eine andere, ob einer sie geht oder im Aeroplan drüber hinfliegt; So ist auch die kraft eine Textes eine andere, ob einer ihn liest oder abschreibt; Wer fliegt, sieht nur, wie ich die Strasse durch die Landschaft schiebt, ihm rollt sie nach den gleichen Gesetzen ab wie das Terrain, das herum liegt. Nur wer die Strasse geht, erfährt von ihrer Herrschaft und wie aus eben jenem Gelände, das für den Flieger nur die aufgerollte Ebene ist, sie Fernen, Belvederes, lichtungen, Prospekte mit jeder ihrer Wendungen so herauskommandiert, wie der Ruf des Befehlshabers Soldaten aus einer Front. So kommandiert allein der abgeschriebene Text die Seele dessen, der mit ihm beschäftigt ist, während der blosse leser die neuen Ansichten seines Innern nie kennen lernt, wie der Text, jene Strasse durch den immer wieder sich verdichtenden inneren Urwald, sie bahnt »
Gesammelte Schriften. Band VI. Einbahnstrasse. « Chinawaren »

[La force d’une route de campagne est autre, selon qu’on la parcourt à pied, ou qu’on la survole en aéroplane. La force d’un texte est autre également, selon qu’on le lit ou qu’on le copie. […] Seul celui qui va sur cette route apprend quelque chose de sa puissance, et apprend comment, de cet espace qui n’est pour l’aviateur qu’une plaine déployée, elle fait sortir, à chacun de ses tournants, des lointains, des belvédères, des clairières, des perspectives, comme l’ordre d’un commandant qui fait sortir des soldats du rang. Il n’y a que le texte copié pour commander ainsi à l’âme de celui qui travaille sur lui, tandis que le simple lecteur ne découvre jamais les nouvelles perspectives de son intériorité, telle que les ouvre le texte, route qui traverse cette forêt primitive en nous-mêmes, qui va toujours s’épaississant]. [21]

Lorsque avec la montée du nazisme Benjamin sera contraint à l’errance, il n’aura d’autre recours que de chercher dans les extérieurs traversés un espace habitable. Comme il le dit dans « Mer du Nord », ‘le temps dans lequel vit même celui qui n’a pas de demeure’ devient un palais pour le voyageur  qui n’en a laissé aucune derrière lui [22] . Les parcours erratiques doivent alors ouvrir des chemins intérieurs, et ceux de la ville plus que tous, parce qu’ils sont « constructions », mènent vers un possible « chez soi ».

Le livre intérieur

Le parcours qui mène de Chronique à Enfance berlinoise est à cet égard éclairant. Le 1er octobre 1931, Benjamin passe avec la revue Literarische Welt un contrat dans lequel il s’engage à remettre jusqu’à mars 1932, à raison d’une par trimestre, quatre « Chroniques berlinoises de 200 à 300 lignes chacune ». Il s’agit de donner, sous une forme libre subjective, une série de billets sur tout ce qui semblait intéressant à Berlin [23] . Très vite pourtant, le projet dévie, prend de l’ampleur… et le contrat initial ne sera pas honoré. Pourquoi ? Ce que trouve Benjamin en partant à la recherche de Berlin c’est au fond, lui-même, du moins l’enfant qu’il a été. A travers l’exploration mentale de la ville, surgissent au détour des quartiers, des rues et des appartements, jusque dans les jardins des souvenirs oubliés, des émotions enfouies.

 “Wer einmal den Fächer der Erinnerung aufzuklappen begonnen hat, der findet immer neue Glieder, neue Stäbe, kein Bild genügt ihm, denn er hat erkannt : es liesse sich entfalten, in den Falten erst sitzt das Eigentliche :jenes Bild, jener Geschmack, jenes Tasten um dessentwillen wir dies alles aufgespalten, entfaltet haben : und nun geht die Erinnerung vom Kleinen ins Kleinste, von Kleinsten ins Winzigste und immer gewaltiger wird, was ihr in diesen Mikrokosmen entgegentritt.”
Gesammelte Schriften. Band VI. Autobiographische Schriften. Berliner Chronik.

[Qui a commencé un jour à ouvrir l’éventail du souvenir trouve toujours de nouveaux segments, de nouvelles baguettes, aucune image ne lui suffit, car il a reconnu qu’on a beau le déplier, c’est dans les plis seulement que loge l’authentique, cette image, ce goût, cette impression tactile au nom de quoi nous avons déployé, déplié tout cela ; et alors le souvenir passe du petit au plus petit, du plus petit au minuscule et ce qui vient à sa rencontre dans ces microcosmes devient de plus en plus prodigieux.] [24]

L’effervescence à l’œuvre dans Chronique, prise dans le continuum historique du souvenir naissant, va au fil des reprises et des transformations du projet se structurer, se creuser, se ciseler en niches, en « coquilles » dirait Benjamin, en habitacles pourrions-nous dire. Enfance est un recueil de fragments, aux accents de poèmes en prose, gemmes encloses, chambres d’un palais que relient des couloirs souterrains… véritable « architecture intérieure ». Dans Enfance, aura disparu toute une réflexion très personnelle et immédiate sur la nature du souvenir, dont le projet initial lui donna la révélation et qui servit d’armature, d’échafaudages à l’œuvre littéraire qui devait voir le jour.

Cette révélation, c’est au fond que ce que nous sommes, à  travers ce que nous fûmes, survit amputé dans le souvenir, logé dans des lieux qui lui sont habitacle [25] ; des lieux de mémoire où s’enracine l’avenir et sur lesquels il est possible de reconstruire.

On comprend peut-être mieux alors que Benjamin si soucieux de bâtir sa bibliothèque ne procédât jamais à un catalogue raisonné de celle-ci, comme le veut la pratique consensuelle. Au lieu d’archiver les informations bibliographiques de ses livres, Benjamin a préféré inscrire le lieu où il les a lus. Comme le note Jennifer Allen dans sa préface à Je déballe ma bibliothèque :

Paris, Berlin, Capri, Ibiza, Svendborg, Monte Carlo sont quelques-uns des paysages urbains qui s’étendent derrière les pages imprimées. Cet inventaire « errant » fait preuve d’un double trajet de lectures et de déplacements : c’est une bibliothèque topographique ou bien une topographie bibliographique. [26]

Cet inventaire dessine le parcours d’un esprit qui lutta contre l’exclusion tragique qui le poursuivait, et qui travailla à s’ancrer/s’encrer dans le « paysage » de son époque. La bibliothèque topographique fut pour Benjamin ce moyen unique de se réapproprier son histoire, logeant ses souvenirs errants dans les livres érigés en bibliothèque intérieure.

Cette bibliothèque il nous en donne une clé :

“Wie ultraviolette Strahlen zeigt Erinnerung im Buch des Lebens jedem eine Schrift, die unsichtbar, als Prophetie, den Text glossierte. Aber nicht ungestraft vertauscht man die Intentionen, liefert das ungelebte Leben an Karten, Spirits, Sterne aus, die es in einem nu Verleben und vernutzen, um es geschändet uns zurückstellen ; betrügt nicht ungestraft den Leib und seine Macht, mit den Geschicken sich auf seinem eigenen Grund zu messen und zu siegen. Der Augenblick ist das kaudinische Joch, unter dem sich das Schicksal ihm beugt. Die Zukunftsdrohung ins erfüllte Jetzt zu wandeln, dies einzig wünschenswerte telepatische Wunder ist Werk leibhafter Geistesgegenwart.”
Gesammelte Schriften. Band VI. Einbahnstrasse. “Madame Ariane zweiter hof links”

[Le souvenir, comme des rayons ultraviolets, révèle à chacun dans le livre de la vie une écriture qui, invisible, annotait comme une prophétie le texte. Mais […] on ne livre pas la vie non encore vécue à des cartes, […] on ne dépouille pas le corps de sa puissance, qui lui permet de se mesurer sur son propre terrain avec les situations qu’impose le destin, et de les vaincre. […] Transformer la menace de l’avenir en maintenant accompli, […] telle est l’œuvre de la vivante présence d’esprit.] [27]

… Et, pourrions-nous ajouter, telle sera l’œuvre de la bibliothèque. Car pour Benjamin, conquérir l’extérieur, c’est paradoxalement construire la bibliothèque. Elle est pour lui l’architecture du passage, ce seuil dialectique entre intérieur et extérieur, qui permet la lecture et l’écriture de l’histoire, personnelle et collective. Habitacle, elle n’aura pas pour fonction d’exclure du monde ; mais plutôt d’intérioriser dans un premier temps un extérieur, en se l’appropriant, le recueillant, l’enfouissant… avant que de le rendre au grand jour, mais cette fois renouvelé par l’intériorité, transformé, décanté. C’est l’histoire intériorisée, tissée au revers du monde qui se révèle dans ce « dépli » qu’offre l’écriture benjaminienne, perçant dans le présent des perspectives insoupçonnées sur le passé et l’avenir.

La bibliothèque dans le pli des passions enfantines

En écrivant en 1931 « Je déballe ma bibliothèque, un discours sur l’art de collectionner » Benjamin entend témoigner de la place et du rôle essentiels de la bibliothèque dans sa vie, mode d’appréhension du monde… mais aussi plus secrètement mode d’expression et outil de transfiguration. Car au sein de cet espace motivé par le désir se tiennent deux figures de l’homme : le collectionneur et l’écrivain. Deux figures inséparables. Sorte de Janus, elles s’offrent en revers l’une de l’autre, même si l’auteur ne prétend parler que du collectionneur. Ainsi, Benjamin a beau jeu d’ouvrir son discours dans l’ici et maintenant du « déballage », comme pour mieux actualiser l’incipit du texte :

“Ich packe meine Bibliothek aus. Ja. Sie steht also noch nicht auf den Regalen[…]ich muss sie bitten, mit mir in die unordnung aufgebrochener  kisten […], unter die Stapel eben nach zweijähriger Dunkelheit wieder ans Tageslicht befördeter Bände sich zu versetzen, um von vonherein ein wenig die Stimmung, die ganz und gar nicht elegische, viel eher gespannte zu teilen, die sie in einem echten Sammler erwecken; Denn ein solcher spricht zu ihnen und im grossen und ganzen auch nur von sich; Wäre es nicht anmassend, hier auf eine scheinbare Objektivität und Sachlichkeit pochend die Hauptstücke oder Hauptabteilungen einer Bücherei Ihnen aufzuzählen oder deren Entstehungsgeschichte, oder selbst deren Nutzen für den Schriftstelle Ihnen darzulegen ? »
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, ich packe meine Bibliothek aus

[Je déballe ma bibliothèque. Voilà. Elle n’est donc pas encore dressée sur les étagères, […et] me voici réduit à vous prier de vous transporter avec moi dans le désordre des caisses éventrées, […] au milieu de piles de volumes exhumés depuis peu à la lumière du jour, après deux années d’obscurité, pour que d’emblée vous partagiez l’humeur, nullement élégiaque mais au contraire impatiente, qu’ils éveillent chez l’authentique collectionneur. Car c’en est un qui vous parle, et tout compte fait, uniquement de lui. Ne serait-il pas dès lors présomptueux de vous énumérer ici, en me prévalant d’une apparente objectivité ou sobriété, les pièces et sections principales d’une bibliothèque, ou de vous exposer sa genèse, voire son utilité pour l’écrivain ?] [28]

Derrière la voix du collectionneur et les dehors de la spontanéité, s’exerce pourtant comme une précaution oratoire masquant l’écrivain à l’œuvre. Pour preuve, on retrouve ce dernier un peu plus loin, double fantoche du collectionneur :

“Von allen Arten sich Bücher zu verschaffen, wird alsdie rühmlichste betrachtet, sie selbst zu schreiben[…]Schriftsteller sind eigentlich Leute, die Bücher nicht aus Armut sondern aus Unzufriedenheit mit den Büchern schreiben, welche sie kaufen könnten , und die ihnen nicht gefallen.”
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, ich packe meine Bibliothek aus

[Parmi toutes les façons de se procurer des livres, la plus glorieuse, considère-t-on, est de les écrire soi-même.[…] Les écrivains sont effectivement des gens qui écrivent des livres non par pauvreté, mais par insatisfaction envers ceux qu’ils pourraient acheter mais qui ne leur plaisent point.] [29]

Au bout du compte, c’est le texte ainsi « réalisé » qui vient enclore le collectionneur dans un « réceptacle » - nouveau livre, libérant dans le même temps la voix de l’écrivain :

“[…],dass für den Sammler, ich verstehe den rechten, den Sammler wie er sein soll, der Besitz das allertiefste Verhältnis ist, das man zu Dingen überhaupt haben kann : nict dass sie in ihm lebendig wären, er selber ist es, der in ihnen wohnt. So habe ich eines seiner Gehäuse, dessen Bausteine Bücher sind, vor Ihnen aufgeführt und nun verschwindet er drinnen, wie recht und billig”
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, ich packe meine Bibliothek aus.

[[…] pour le collectionneur, […] la possession est la relation la plus profonde que l’on puisse entretenir avec les choses : non qu’alors elles soient vivantes en lui, c’est lui-même au contraire qui habite en elles. Ainsi ai-je édifié devant vous un de ses réceptacles, dont les livres fournissent les pierres de construction, et le voici à présent qui disparaît dedans, comme il est juste et bon.] [30]

Le « Je » qui reprend la parole en clôture du discours n’est plus le collectionneur, mais bel et bien son double écrivant. Le collectionneur investit les choses anciennes, mais l’écrivain les renouvelle. En d’autres termes, si ce qui est mort est, dans le sanctuaire de la collection, amené à renaître, c’est proprement la magie du texte agissant. Benjamin retrouve là, d’ailleurs, l’exercice prodigieux des passions enfantines :

 “[…] für den wahren Sammler ist die Erwerbung eines alten Buches dessen Wiedergeburt. Und eben darin liegt das Kindhafte, das im Sammler sich mit dem Greisenhaften durchdringt. […] Dort bei den Kindern, ist das Sammeln nur ein Verfahren der Erneuerung, ein anderes ist das Bemalen der Gegenstände, wieder eines das Ausschneiden, noch eines das Abziehen und die ganze Skala kindlicher Aneignungsarten vom Anfssen bis hinauf zum Benennen.”
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, ich packe meine Bibliothek aus

[[…] l’acquisition d’un livre ancien équivaut à sa renaissance. Et en cela réside l’aspect enfant qui, chez le collectionneur se compénètre avec l’aspect vieillard. […] Chez les enfants, l’acte de collectionner n’est qu’un procédé de renouvellement parmi d’autres, tels la peinture des objets, ou le découpage, ou encore le décalque, et, de la sorte, toute la gamme des modes d’acquisition enfantine, depuis la prise en main jusqu’à la nomination, ce sommet.] [31]

De la prise en main à la nomination, du collectionneur à l’écrivain, au fond la démarche est la même. D’ailleurs, l’évocation de ces pratiques d’appropriation révèle lumineusement la dynamique à l’oeuvre dans l’acte de collectionner. Celle-ci opère en troistemps : chasser, recueillir, renouveler (extérieur / intérieur / intérieur extériorisé).

Chasser

Le « collectionneur authentique » agit pour Benjamin en chasseur et conquérant. A la recherche d’ouvrages rares, il fait preuve d’un « flair subtil » [32] et d’un véritable « instinct tactique ».

“Sammler sind Menschen mit taktischem Instinkt; ihrer Erfahrung nach kann, wenn sie eine fremde Stadt erobern, der kleinste Antiquitätenladen ein Fort, das entlegenstePapiergeschäft eine Schlüsselstellung bedeuten.Wie viele Städte haben sich mir nicht in den Märschen erschlossen, mit denen ich auf Eroberung von Büchern ausging.”
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, ich packe meine Bibliothek aus

[Lorsqu’[il, le collectionneur] conquier[t] une ville étrangère, le magasin de livres anciens le plus minuscule peut signifier un fort, la papeterie la plus éloignée une position clé. Combien de villes ne se sont-elles pas ouvertes devant moi au cours des marches avec lesquelles je partais à la conquête de livres ?] [33]

Chasser, c’est sortir de son repaire et investir le monde pour, étymologiquement, « chercher à prendre ». Benjamin enfant – du moins à travers le regard rétrospectif de l’autobiographie, tendit lui aussi à la saisie du monde extérieur : « A peine est-il né qu’il est chasseur. Il chasse les esprits,  dont il flaire la trace dans les choses » [34] , jusqu’à s’y confondre presque, comme dans l’épisode de « la chasse aux papillons ». Mais, l’enfant  ne chasse pas seulement les animaux. Conquérant, il traque aussi sur son parcours les objets qui témoigneront de sa victoire sur le monde. Ainsi, durant les vacances d’été, à l’occasion de longues promenades, s’ouvre à lui tout un « empire »… si néanmoins il parvient à vaincre la résistance des choses.

“Es war an einem Nachmittage auf der Pfaueninsel, dass ich mir meine schwerste Niederlage holte. Man hatte mir gesagt, ich müsse dort im Grase mich nach pfauenfedern umsehen.[…]Doch als ich dann die Rasenplätze kreuz und quer vergeblich nach dem Versprochenen durchstöbert hatte, beschlich mich[…]Trauer. Funde sind Kindern, was Erwachsenen Siege. Ich hatte etwas gesucht, was mir die Insel ganz zu eigen gegeben, sie ausschliesslich mir eröffnet hätte.[…] und nun erst las ich in den blanken Fenstern des Schlosshofs vorm Nachhausegehn die Schilder, welche der Glast der Sonne in sie schob : ich solle heule nicht ins Innere treten.”
Gesammelte Schriften. Band IV. Berliner Kindheit, “Pfaueninsel und Glienicke”

[Ce fut un après-midi dans l’île des Paons que […] je subis ma défaite la plus cruelle. On m’avait dit que je devais chercher dans l’herbe des plumes de paons. [...] Mais lorsque j’eus fouillé en vain dans tous les sens […] je fus envahi […] de mélancolie. Les trouvailles sont pour les enfants ce que, pour les adultes, sont les victoires. J’avais cherché quelque chose qui m’aurait donné la possession totale de l’île, qui me l’aurait ouverte exclusivement. […] Et c’est alors que je lus sur les fenêtres brillantes de la cour du château, avant de rentrer à la maison, les enseignes que l’éclat du soleil y introduisait : je ne devais pas aujourd’hui aller à l’intérieur.] [35]

Cette impossibilité de rentrer « à l’intérieur », de voir au travers de la fenêtre ce que cachent les façades du château, - autrement dit de pénétrer l’intériorité des choses - révèle l’enjeu réel de ses conquêtes de terrain [36] . La saisie physique se double d’une investiture intellectuelle. Si l’empire est une question d’emprise, conquérir l’extérieur, c’est bien au bout du compte, l’ap-prendre et le com-prendre. Chasser relève en quelque sorte d’un « chercher à lire » afin d’atteindre une connaissance intime du monde.

Recueillir

Pour le collectionneur authentique, la « lecture » est une question de temps. Elle n’implique pas de consommation immédiate, bien au contraire, elle inscrit la chose dans un retranchement du quotidien, à l’abri des échanges et de l’usage, hors du continuum historique. Ainsi Benjamin confie-t-il à propos de ses acquisitions: « Je saurai dans quelques années ce que signifient pour moi quelques-unes de ces œuvres ; pour maintes d’entre elles, il faudra peut-être très longtemps. » [37]

Pour l’enfant aussi, la collection répond de l’épreuve du temps :

Zischn Geistern und Dingen verstreichen ihm jahre, in denen sein Gesichtfeld frei von Menschen bleibt; Es geht ihm wie in Traümen : es kennt nicht Bleibendes; alles geschieht ihm, meint es, begegnet ihm, stösst ihm zu; Seine Nomadenjahre sind Stunden im Traumwald; Dorther schleppt es die Beute heim, um sie zu reinigen, zu festigen, zu entzaubern; Seine Schubladen müssen Zeughaus und Zoo, Kriminalmuseum und Krypta werden”
Gesammelte Schriften. Band VI. Einbahnstrasse. “Vergrösserungen : unordentliches kind”.

 [[…] entre les esprits et les choses il passe des années, pendant lesquelles les hommes restent absents de son champ de vision. […] il ne connaît rien de stable. […] Ses années de nomade sont comme des heures dans la forêt du rêve. C’est là qu’il traîne sa proie pour la nettoyer, la fixer, la dépouiller de son pouvoir magique. Ses tiroirs doivent devenir arsenal, zoo, musée du crime, crypte.] [38]

L’enfant rapporte ainsi des marrons, du papier d’étain, des cubes de bois, des cactus et des pièces de cuivre qui sont autant de masses d’arme, de trésor en argent, de cercueils, de totems et de boucliers… Tous objets qu’il vient enfouir pêle-mêle : « Ainsi croissait et se métamorphosait l’avoir de l’enfance, dans les tiroirs, les coffres et les boîtes. » [39] Un avoir qui permet à l’enfant de convoquer le vaste monde en sa chambre ; mais un temps aussi, au bout duquel les objets devenus reliques, vestiges, signes du passé, parleront dans leur différence. Ranger dès lors, il ne peut en être question ; ce serait là « anéantir un édifice » où l’expérience personnelle a fait son œuvre et où, le temps venu, le souvenir surgissant ouvrira la porte de leur lecture, leur redonnant sens et vie.

On comprend dès lors que Benjamin ne puisse nous offrir une « lecture » de sa bibliothèque que dans le temps et le lieu de son déballage, « dans le désordre des caisses éventrées, […] des papiers déchirés, au milieu de piles de volumes depuis peu exhumés ». C’est seulement là que s’exprime l’authentique relation aux choses, et non dans une présentation « rangée », dont l’ordre consensuel et arbitraire masquerait son histoire réelle.

“Jede Leidenschaft grenzt ja ans Chaos, die sammlerische aber an das der Erinnerung.[…] Zufall, Schiksal, die das Vergangene vor meinem Blick durchfärben, sie sind zugleich in dem gewohnten Durcheinander dieser Bücher sinnenfällig da.”
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, ich packe meine Bibliothek aus

[Toute passion, certes, confine au chaos, la passion du collectionneur, en ce qui la regarde, confine au chaos des souvenirs. […] le hasard, le destin qui de leurs couleurs imprègnent le passé sous mes yeux, ils s’offrent là en même temps aux sens, à travers l’habituel fouillis de livres.] [40]

Nous avons déjà signalé combien pour Benjamin chaque livre de sa bibliothèque fait surgir toute une géographie du passé. Il y revient encore dans « Je déballe ma bibliothèque », alors que minuit ayant déjà sonné, il ne peut se résoudre à laisser son trésor :

“Eine Rede über das Sammeln. “Andere Gedanken erfüllen mich als von denen ich sprach. Nicht Gedanken ; Bilder, Erinnerungen. Erinnerungen an die Städte, in denen ich so vieles gefunden habe[…] Erinnerungen an die Stuben, wo diese Bücher gestanden haben, meine Studentbude in München, mein Berner Zimmer, an die Einsamkeit von Iseltwald am Brienzer See und schliesslich mein Knabenzimmer, aus dem nur noch vier oder fünf der mehreren tausend Bände, die sich um mich zu türmen beginnen, stamen.”
Gesammelte Schriften, Band IV-1Denkbilder, ich packe meine Bibliothek aus

[D’autres pensées m’emplissent que celles dont j’ai parlé. Non pas des pensées ; des images, des souvenirs. Souvenirs des villes où j’ai trouvé tant de choses [...] ; souvenirs des salles de séjour où prirent place ces livres, de ma turne d’étudiant à Munich, de ma chambre à Berne, de la solitude de l’Isetwald sur le lac de Brienz et enfin de ma chambre de garçonnet, d’où proviennent juste encore quatre ou cinq des plusieurs milliers de volumes qui commencent à s’amonceler autour de moi.] [41]

La collection a ce pouvoir fabuleux d’arracher au continuum historique des faits qui, aussitôt passés, se seraient abîmés dans le néant de l’oubli, sans avoir pu transmettre leur sens caché. Grâce à la collection, les souvenirs remontent et « les images arrachées à leur ancien contexte se présentent comme des joyaux dans les salles austères de notre discernement tardif – comme des vestiges ou des torses dans la galerie du collectionneur. » [42] … Reste cependant à dégager de la matière le visage des choses. Se dessine alors, tout en réserve, la figure de l’écrivain.

Renouveler

 « Denn was einer lebte, ist bestenfalls der schönen Figur vergleichbar, der auf Transporten alle Glieder abgeschlagen wurden, und die nun nichts  als den kostbaren Block abgibt, aus dem er das Bild seiner Zukunft zu hauen hat »
Gesammelte Schriften. Band VI. Einbahnstrasse. « Antiquitäten, Torso »

[Ce qu’un homme a vécu peut être comparé, dans le meilleur des cas, à la belle sculpture dont tous les membres furent brisés lors des voyages et qui n’offre plus rien maintenant que le bloc précieux dans lequel il doit sculpter l’image de son avenir.] [43]

Benjamin reconnaît dans la langue un lieu de mémoire, qui fait d’elle non pas tant l’instrument d’exploration du passé que son théâtre [44] . C’est dire la part de la « nomination » dans le processus de renouvellement à l’oeuvre au coeur de la bibliothèque. Il n’est à cet égard d’exemple plus révélateur que le travail d’allégorisation entrepris sur le fragment « Armoires », ce souvenir… vestige d’un passé qui vient illuminer, avec une candeur toute prestigieuse, son destin d’écrivain.

Le nom qu’il donne aux souvenirs rassemblés là, n’est pas sans rappeler que les antiques bibliothèques furent d’abord des coffres, lieux clos où venaient s’empiler dans l’obscurité le précieux savoir hérité du passé, tous volumes patiemment retranscrits et enluminés de mains d’homme. Ici, pourtant, la réalité rapportée semble plus prosaïque. Il y est question d’armoires à linge et du plaisir indicible que le jeune Benjamin prenait à investir ses piles, si impeccablement rangées à la manière traditionnelle… :

« Ich musste mir Bahn bis in den hinteren Winkel machen ; dann stiess ich auf meine Strümpfe, welche da gehäuft und in althergebrachter Art, gerollt und eingeschlagen, ruhten, so dass jedes Paar das Aussehen einer kleinen Tasche hatte. Nichts ging mir über das Vergnügen, meine Hand so tief wie möglich in ih Inneres zu versenken. […]Es war die “Mitgebrachte”[…]Wenn ich es mit der Faust umspannt und mich nach Kräften in dem Besitz der weichen, wollnen Masse bestätigt hatte, fing der zweite Teil des Spiels an, der die atemraubende Enthüllung brachte. […] dass Form und inhalt, Hülle und Verhülltes, “das Mitgebrachte” und die Tasche eines war. Eines-und zwar ein Drittes : jener Strumpf, in den sie beide sich verwandelt hatten.”
Gesammelte Schriften. Band IV . Berliner Kindheit, “Schränke”

[Il fallait que je me frayasse un chemin jusqu’au coin le plus reculé, au fond : je tombais alors sur mes chaussettes qui se trouvaient là, empilées et rangées à la manière traditionnelle, c'est-à-dire roulées et enveloppées de telle sorte que chaque paire avait l’aspect d’une petite bourse. Aucun plaisir ne surpassait à mes yeux celui de plonger ma main aussi profondément que possible à l’intérieur. […] C’était la « chaussette du dedans » […]. Lorsque je l’avais étreinte avec mon poing et que je m’étais assuré de mon mieux de la possession de la molle masse de laine, commençait la seconde partie du jeu, qui devait se terminer par l’apparition bouleversante de la chaussette […] La forme et le contenu, l’enveloppe et l’enveloppé, la « chaussette du dedans » et la bourse sont une seule et même chose, et une troisième aussi, il est vrai : cette chaussette, fruit de leur métamorphose.] [45]

En dépit des prémisses qui semblaient augurer de si peu, le résultat final surgit de l’ombre, proprement « bouleversant ». Cette chaussette du dedans, ne serait-ce pas aussi la magie de l’image littéraire, révélée pour nous dans ce tour enfantin ? Tissant l’intériorité au revers du monde – comme déjà dans « La boîte à ouvrage » l’enfant brodant le papier carton s’ingéniait à en observer le revers, elle le transforme et le renouvelle dans son déploiement final, faisant sortir de l’image le sens caché de l’univers. Ainsi l’allégorie retrouve ce pouvoir sacré de la nomination, car elle porte à la lumière avec le geste créateur, le texte de la connaissance, élucidé.

Cet acte sacré, Benjamin le retrouve d’abord dans le « livre des livres » [46] , le premier qui soit mis entre les mains de l’enfant : l’abécédaire illustré. L’auteur en posséda plus d’une dizaine et leur consacra dans ses textes relatifs à la collection quelques développements fort intéressants, mentionnant la révolution pédagogique que constitua l’introduction de l’image dans le processus d’apprentissage de l’écrit, tout à la fois cachant et révélant son contenu, son sens. Ainsi de ces lettres figurées où « le F apparaît en Franziskaner (Franciscain), le K en Kanzlist (employé de chancellerie), le T en Träger (porteur) ». Ou encore de ces compositions énigmatiques, « nature[s] morte[s] entassée[s] » qui ne deviennent lisibles que lorsque l’on « découvre que sont rassemblés là Aal (l’anguille), ABC-buch (abécédaire), Adler (aigle), Apfel (pomme) […]. » Et Benjamin d’ajouter : « Les enfants connaissent comme leur poche ce genre d’images, ils les ont fouillées ainsi, en retournant tout l’intérieur à l’extérieur, sans oublier le pli ou le fil le plus minuscule ». [47]

Ces quelques réflexions relevées permettent de saisir la prégnance de l’image dans la réflexion de Benjamin et le rôle fondamental qu’il entend lui faire jouer. Bien loin d’isoler les pratiques enfantines dans un regard nostalgique et révolu sur le passé, l’auteur nous invite à en  redéployer l’éventail, comme un principe d’appréhension du monde régénérateur et salvateur. Au cœur de ces pratiques – qu’il s’agisse de déchiffrer, de découper ou de colorier, l’image est en jeu. Un jeu de l’écart, un jeu du passage aussi, du même à l’autre, dans la compréhension intime de ce qui les distingue et les relie. Un espace de liberté qui oblige chacun à sortir de lui-même pour se mêler à la page du monde qui se joue sous ses yeux et pour, comme l’enfant coloriant, l’amener à « imprimer en elle son verbe poétique ». [48]

Ainsi la construction de la bibliothèque pour Benjamin – telle qu’il la met en scène au sein de son œuvre, est beaucoup plus qu’un simple passe-temps de collectionneur excentrique. Les livres assemblés occupent au cœur de sa vie un carrefour stratégique. Habitacle, ils forment un intérieur qui lui est propre, dans lequel, en véritable chasseur, il viendra enfouir ses proies. Le monde y est ainsi soumis à sa saisie et à son « assimilation ». C’est durant ce temps de latence, où l’objet se creuse et se décompose dans une réflexion silencieuse, qu’agit la compréhension du monde. Tissé au revers de la vie personnelle, confronté au hasard de la collection dans cette chambre obscure qui échappe à la normalisation de l’Histoire officielle, l’objet atteint sa vérité et donne à lire son texte caché. C’est alors seulement qu’il pourra renaître de ses cendres, délivré de sa mort promise, par l’écriture du souvenir suscitée et déployée. Dans ce bouleversement dynamique d’un retour au monde qui agit comme un « réveil », l’image joue le rôle d’une « illumination ». Elle éclaire et révèle, tout autant qu’elle transporte et fait autre. Le passé se porte vers l’avenir, le destin personnel rattrape l’histoire collective.

Aussi Enfance berlinoise est-il plus qu’un récit autobiographique ayant à charge de révéler une destinée, transfigurant l’enfant lecteur en écrivain futur ; l’oeuvre vise tout autant à « réfléchir » l’histoire collective. C’est l’enjeu profond du passage de Chronique à Enfance berlinoise, comme Benjamin s’en explique d’ailleurs dans certaines lettres à Scholem. De même, si Benjamin met en oeuvre au sein de la bibliothèque la figure de l’écrivain, ce n’est pas pour jeter sur lui-même un regard complaisant mais bien pour s’engager dans un acte politique. Ne nous y trompons pas : le pouvoir rendu par « la plume » à l’image et aux jeux enfantins vient ici révéler leur ressort révolutionnaire : celui d’inverser l’ordre du monde, de construire sur les ruines du passé les arches de l’avenir, en dehors des voies tracées par l’Autorité. Comme il le dit dans « chantier » :

“Kinder nämlich sind auf besondere Weise geneigt, jedwede Arbeitsstätte aufzusuchen, wo sichtbar die Betätigung an Dingen vor sich geht. Sie fühlen sich unwiderstehlich vom Abfall angezogen, der beim Bauen, bei Garten- oder Hausarbeit, beim Schneidern oder Tischlern ensteht; in Abfallprodukten erkennen sie das Gesicht, das die Dingen gerade ihnen, ihnen allein, zukehrt. In ihnen bilden sie die Werke der Erwachsenen weniger nach, als dass sie Stoffe sehr verschiedener Art durch das, was sie im Spiel daraus fertigen, in eine neue, sprunghafte Beziehung zueinander setzen.”
Gesammelte Schriften. Band VI. Einbahnstrasse. “Baustelle”

[Les enfants […] ont une propension particulière à rechercher tous les endroits où s’effectue de manière visible le travail sur les choses. Ils se sentent irrésistiblement attirés par les déchets qui proviennent de la construction, du travail ménager, ou du jardinage, de la couture et de la menuiserie. Ils reconnaissent dans les résidus le visage que l’univers des choses leur présente à eux seuls. Ils les utilisent moins pour imiter les œuvres des adultes que pour instaurer une relation nouvelle, changeante, entre des matières de nature très différente, grâce à ce qu’ils parviennent à en faire dans leur jeu.] [49]

Cette dynamique, se retrouve précisément à l’œuvre dans les montages et collages des avant-gardes artistiques du début du XXème siècle, au lendemain d’une guerre mondiale et à la veille de crises économiques qui laisseront en ruine les idéaux progressistes du XIXème siècle. Sans doute est-ce aussi l’entreprise des Passages, ce grand oeuvre que Benjamin laissa inachevé, collection monstrueuse de citations rassemblées au sein de la Bibliothèque nationale, et qui inscrit si bien dans ce lieu mythique du Savoir l’effervescence chaotique de la vie moderne, creusant de cet ancrage invisible les passages, construisant un lieu d’expérience qui appelle de ses silences la compréhension du futur.

Notes

  • [1]

    W. Benjamin, Correspondance, Paris, Aubier Montaigne, 1979, tome I, p. 178. Traduction modifiée par rapport à celle de G. Petitdemange. Texte original : « meine innres Bedürfnis eine Bibliothek zu besitzen ».

  • [2]

    « La commerelle », Enfance berlinoise, Paris, Maurice Nadeau, 2000 [1988], p. 69.

  • [3]

     « Je déballe ma bibliothèque », Je déballe ma bibliothèque. Paris, Payot & Rivages, 2000, p. 54. Gesammelte Schriften, Band IV-1 Denkbilder, Ich packe meine Bibliothek aus. « Das Phänomen der Sammlung  verliert, indem es sein Subjekt verliert, seinen Sinn. »

  • [4]

    Op. cit., p. 48. Schriften, Band IV-1 Denkbilder, Ich packe meine Bibliothek aus. “Auf keinen Fall ist es beim Buchbewerb mit Geld allein oder allein mit Sachkunde getan. Und selbst beide zusammen genügen zur Begründung einer echten Bibliothek, die immer etwas  Undurschaubares und unverwechselbares zugleich hat, nicht.”

  • [5]

    Op. cit., p. 43.

  • [6]

    Op. cit., p. 53. Schriften, Band IV-1Denkbilder, Ich packe meine Bibliothek aus. “Es gibt keine lebendige Bibliothek, die nicht eine Anzahl von Buchgeschöpfen aus Grenzgebieten bei sich beherbergte.”

  • [7]

    W. Benjamin, Ecrits autobiographiques, Paris, Editions Christian Bourgois, 1994 [1990], p. 398. Mention extraite d’un document d’archive. Seconde esquisse d’un projet d’écriture pour Enfance berlinoise.

  • [8]

    Enfance berlinoise, Op. cit., p. 69. Gesammelte Schriften. Band IV. Berliner Kindheit “Die Mummerehlen” : “Ich hauste so wie ein Weichtier in der Muschel  haust im neunzehnten jahrhundert, das nun hohl wie eine leere Muschel vor mir liegt”.

  • [9]

    « Le pupitre », Enfance berlinoise, op. cit., p. 99-100.

  • [10]

    Si l’auteur a pu condamner dans Sens unique « le geste prétentieux du livre », c’est l’objet académique et sa pensée modélisée qui y sont dénoncés, plutôt que les livres eux-mêmes. Car, de fait, Benjamin n’a cessé de les « pratiquer », parcourant et s’entourant des livres des autres (ne serait-ce que pour les détrousser), consignant par ailleurs ses pensées depuis son adolescence dans des cahiers, concevant ses propres ouvrages en marge des pratiques admises mais néanmoins comme livres possibles, se pensant non seulement comme collectionneur mais aussi comme écrivain.

  • [11]

    « La boîte de lecture », Enfance berlinoise, op. cit., p. 77.

  • [12]

    Op. cit., p. 77 (Les italiques sont de nous). Gesammelte Schriften. Band IV. Berliner Kindheit, “Lesekasten”. « Und meine Rechte, die sich gehorsam um ihm mühte, fand ihn nicht. Sie musste draussen wie der Pförtner sitzen, der die Erwählten durchzulassen hat. »

  • [13]

    « Abécédaires d’il y a cent ans », Je déballe ma bibliothèque, op. cit., p. 109. Gesammelte Schriften, Band IV-2, Illustriete Aufsätze, ABC – Bücher vor hundert Jahren. “Die Buchstaben sind ja die Säulen eines Tores, über dem ganz gut geschrieben stehen könnte, was Dante über den Pforten  der Hölle las, und da sollte ihre rauhe Ugestalt die vielen Kleinen, die alljährlich durch dieses Tor müssen , nicht abschrecken.  Jedes einzelnen dieser Pilaster behing man also mit Girlanden und Arabesken.”

  • [14]

    Ill.1 : The Alphabet of Games. London, printed and published by A. Park, 1855.
    Ill.2: Little Lily’s Alphabet. London, Frederick Warne & Co., 1865. Édition adaptée d’une version française parue en 1862 chez Firmin Didot sous le titre : Scènes de l’alphabet : théâtre enfantin et qui connaît aussi une version allemande en 1863  Wie’s im Hause geht~nach dem, chez l’éditeur Weidmann.

  • [15]

    « Bibliothèque des élèves », Enfance berlinoise, op. cit., p. 91.

  • [16]

    « Nouvel ami allemand de la jeunesse », op. cit., p. 94.

  • [17]

    La notion d’intériorité est chez Benjamin ambivalente. Elle est à la fois celle du livre et de l’être. On passe d’ailleurs de l’un à l’autre par un transfert tout naturel. Chronique berlinoise offre ainsi ce passage étonnant : « […] Tout mon savoir actuel repose sur mon empressement d’autrefois à laisser le livre entrer en moi. […] Le monde qui s’ouvrait dans le livre et le livre lui-même ne pouvaient être à aucun prix séparés et ne faisaient rigoureusement qu’un. […] Mais alors ce contenu, ce monde […] brûlaient en lui, irradiaient ; ils ne se nichaient pas seulement dans la reliure ou dans les images ; les titres de chapitre et les initiales, les paragraphes et les colonnes étaient leur coquille. On ne les lisait pas de bout en bout, non, on habitait, on logeait entre leurs lignes […]. » In Ecrits autobiographiques, op.cit., p. 321. Gesammelte Schriften. Band VI. Autobiographische Schriften, Berliner Kronik. “Gewiss ruht all mein heutiges auf der Bereitschaft, mit de rich damals mich dem Buch erschloss […]Die Welt, die sich im Buch eröffnete und dieses selbst, waren um keinen Preis zu trennen und vollkommen eins. So aber verklärte dieser Inhalt, diese Welt nun auch das Buch an allen seinen Teilen.  Sie brannten in ihm, strahlten von ihm aus; sie nisteten nicht nur Einband oder in den Bildern; Kapitelüberschriften und Anfangsbuchstaben, Absätze und Kolonnen waren ihr Gehäuse. Man las sie nicht aus, nein, man wohnte, hauste zwischen ihre (n) Zeilen.”

  • [18]

    Sens Unique, Maurice Nadeau, 2000 [1988], p. 208. Gesammelte Schriften. Band VI. Einbahnstrasse « Stückgut : Spedition und Verpackung » : « Ich fuhr früh Morgens mit dem Auto durch Marseille zur Bahn, und wie mir unterwegs bekannte Stellen, dann neue, unbekannte oder andere, die ich nur  ungenau erinnern konnte, aufstiessen, wurde die Stadt ein Buch in meinen Händen, in das ich schnell noch ein paar Blicke warf, bevor es in der Kiste auf dem Speicher mir auf wer weiss wie lange aus den Augen kommen sollte »

  • [19]

    « Paris, la ville dans le miroir », Paysages urbains. Maurice Nadeau, 2000 [1988], p. 286-287. Gesammelte Schriften. Band  IV-1 Denkbilder, Paris, die Stadt im Spiegel. “Liebeserklärungen der Dichter und Künstler an die “Hauptstadt der Welt” Hat sie nicht, wie eine routinierter Romancier, von langer Hand die fesselndsten Motive ihres Aufbaus vorbereitet ?[…] Und die unabsehbaren leeren Plätze : sind sie nicht feierliche Seiten, Vollbilder in den Bänden der Weltgeschichte?”; “[…] Paris ist ein grosser Bibliotheksaal, der von der Seine durchströmt wird.”

  • [20]

    Chronique berlinoise, op.cit., p. 246.

  • [21]

    Sens Unique, op. cit., p. 146.

  • [22]

    Paysages urbains, op.cit., p. 302. Gesammelte Schriften. Band  IV-1 Denkbilder.

  • [23]

    Pour une approche plus détaillée de cette genèse, voir Ecrits autobiographiques, notes p. 392-402.

  • [24]

    Chronique berlinoise, in Ecrits autobiographiques, op. cit., p. 247-248.

  • [25]

    Chronique berlinoise se termine d’ailleurs sur l’évocation d’un souvenir qui vient donner un fil d’Ariane pour Enfance qui suivra. Un soir, alors que Benjamin est déjà couché, son père entre précipitamment pour lui annoncer la mort d’un cousin, lui cachant une partie de la vérité, qu’il ne découvrira que bien plus tard, à l’âge adulte. « Je n’ai pas retenu grand-chose de [son] explication. Mais sans doute ai-je ce soir-là gravé dans ma mémoire ma chambre et mon lit de la même manière qu’on regarde plus attentivement un lieu dont on pressent qu’on aura un jour à y chercher quelque chose d’oublié. » Op. cit., p. 328. Peter Szondi résume avec bonheur cette vision prophétique du passé comme étant un « futur antérieur », Hoffnung im Vergangenen. Ueber Walter Benjamin, in Satz und Gegensatz, Suhrkamp, Frankfurt/Main, 1976, p. 89.

  • [26]

    Je déballe ma bibliothèque, op. cit., p. 27.

  • [27]

    Sens unique, op. cit., p. 220.

  • [28]

    Je déballe ma bibliothèque, op. cit., p. 41.

  • [29]

    Op. cit, p. 44-45.

  • [30]

    Op. cit., p. 56.

  • [31]

    Op. cit., p. 44.

  • [32]

    Op. cit., p. 48.

  • [33]

    Op. cit., p. 47.

  • [34]

    Sens unique, op. cit., p. 182. Gesammelte Schriften. Band VI. Einbahnstrasse “Vergrösserungen : unordentliches Kind” : “kaumtritt es ins Leben, so ist es jäger. Es jagt die Geister, deren Spur es in den Dingen wittert.”

  • [35]

    « L’île des paons et Glienicke », Enfance berlinoise, op. cit., p. 126.

  • [36]

    On notera qu’il est question une fois de plus de « lecture » du monde extérieur. Et peut-être même d’appropriation par l’écriture, si l’on reconnaît dans le redoublement de l’expression une diaphore : « une seule plume m’aurait suffi pour que l’île devînt ma propriété [….] tout cela n’aurait été à moi totalement et indiscutablement qu’avec ma plume ».

  • [37]

    Correspondance, op. cit., tome I, p. 183.

  • [38]

    Sens Unique, op. cit., p. 182.

  • [39]

    Enfance berlinoise, op. cit., p. 106. Gesammelte Schriften. Band IV. Berliner Kindheit, “Schränke” : “So wuchs und so vermummte sich die Habe der Kindheit in den Fächern, Läden, Kisten.”

  • [40]

    Je déballe ma bibliothèque, op. cit., p. 42.

  • [41]

    Op. cit., p. 55.

  • [42]

    Chronique berlinoise, op. cit., p. 277. Gesammelte Schriften. Band VI. Autobiographische Schriften. Berliner Chronik. « die Bilder, die aus allen früheren Zusammenhängen losgebrochen als Kostbarkeiten  in den nüchternen Gemächern unserer späten Einsicht – wie Trümmer oder Torsi in der Galerie des Sammlers. »

  • [43]

    Sens unique, op. cit., p. 186.

  • [44]

    Cf. Chronique berlinoise op. cit., p. 277. On a souvent signalé que Benjamin, en fervent admirateur de Proust dont il avait traduit l’œuvre en allemand, avait repris à son compte l’idée d’une écriture de la réminiscence. Pourtant, plus qu’à Proust, Benjamin pourrait se devoir des développements augustiniens sur la nature et de la dynamique de la mémoire. Dans les Confessions, livre X, Saint Augustin exprime en effet l’idée que la mémoire n’est pas tant la faculté de se rappeler le passé que la pensée en sa source. Il faut relire les chapitres 8, 9, 10 et 11 pour saisir combien l’entreprise benjaminienne semble emprunter sur ce point à l’auguste penseur… Même si, plus globalement, son rapport à la connaissance se montre davantage influencé par la mystique juive.

  • [45]

    Enfance berlinoise, op. cit., p. 103-104.

  • [46]

    Selon le mot de J.-P. Richter – auteur cher à Benjamin dans La Vie de Fibel, Paris, Union Générale d’éditions, 1967, p. 133.

  • [47]

    « Vue perspective sur le livre pour enfants », Je déballe ma bibliothèque, op. cit., p. 97-98 puis 94-96. Gesammelte Schriften ; Band Iv.2. kleine Prosa, illustrierte Aufsätze, Aussicht ins Kinderbuch ; « Solche Bilder kennen Kinder wie ihre Tasche, sie haben sie genau so durchwühlt und das Innerste zu äussert gekehrt, ohne das kleinste Fetzchen oder Fädchen zu vergessen. »

  • [48]

    Idem, p. 96. Gesammelte Schriften. Band IV.2. kleine Prosa, illustrierte Aufsätze, Aussicht ins Kinderbuch. « Anders als jede fabige ist ihre Fläche gleichsam nur andeutend bestellt und einer gewissen Verdichtung fähig. So dichtet denn das Kind in sie hinein. »

  • [49]

    Sens unique, op. cit., p. 150-151.

Biographie de l'auteur

Marie-Pierre LITAUDON

Doctorante à l’Université de Rennes-II. Sa thèse dirigée par I. Nières­-Chevrel porte le titre : « Les abécédaires de l’enfance dans la culture du XXe siècle – Domaines anglophones et francophones (1880-2000) ».