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L’invention romanesque du manuscrit lacunaire : fiction philologique et innovations typographiques

ARTICLE

Le terme « roman », avant même de désigner un texte en langue vulgaire, apparaît d’abord au XIIe siècle au sein d’expressions telles que « traire en romanz », ou « mettre en romanz », qui désignent la traduction en général, et plus spécifiquement la traduction de latin en français [1] . « Romancer » c’est donc avant tout traduire. Or au Moyen Age toute traduction se conçoit au prisme de la translatio, qui désigne autant l’activité langagière consistant à transposer un texte d’une langue à une autre que le déplacement géographique du savoir du monde latin à la Romania. Ce déplacement est comme la matérialisation géographique d’un sentiment historique, le Moyen Age se comprenant avant tout dans la continuité de l’Antiquité qu’il dit perpétuer. En somme la traduction est la forme linguistique du passage géographique et historique d’un monde à un autre. C’est donc essentiellement sous ce rapport que doit se comprendre, dans les romans médiévaux, l’allégation fictive d’une source latine que le clerc écrivant aurait traduite. Et de fait, le roman en tant que genre littéraire commence à émerger à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, lorsque se défaisant de l’influence historique, il se change progressivement, d’une traduction qui ne dit pas toujours son nom, en une invention qui n’ose pas encore s’affirmer comme telle [2] . La fiction de la traduction permet de revendiquer un héritage, de s’inscrire dans une tradition, tout en s’en distançant par le jeu d’une fiction. En ce sens la traduction fictive est une étape décisive dans la constitution du genre romanesque [3] . Or, contrairement à ce que l’on pourrait croire trop aisément, si l’ancienneté de la source revendiquée peut prêter à des développements sur la difficulté à déchiffrer un manuscrit abîmé ou sur la nécessité d’un travail de correction, celle-ci n’est cependant jamais présentée comme lacunaire. Cela peut étonner dans la mesure où le Moyen Age a bien entendu connu le fragment, et même de manière dramatique [4] . Mais le copiste médiéval, face aux lacunes d’un texte qu’il pouvait signaler par la mention « multa desunt », avait plutôt tendance à les combler par conjecture ou imagination [5] . Les défauts de la source ne peuvent qu’entamer son autorité. On comprend alors que la fiction du manuscrit lacunaire n’apparaisse pas au Moyen Age : le topos demeurant tributaire de l’idée de somme et de continuité avec l’antiquité, la source alléguée ne pouvait pas être défectueuse. S’il s’agit d’une réalité à laquelle étaient confrontés tous les lettrés, il a donc fallu, pour que l’aspect fragmentaire du manuscrit soit thématisé et devienne un procédé fictionnel, que survienne une perception nouvelle du texte ancien. Celle-ci semble provenir de l’action conjointe de deux inventions : l’invention humaniste de la philologie qui valorise le fragment, et celle de l’imprimerie qui entraîne une perception radicalement neuve du manuscrit.

 

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Notes

  • [1]

    Gianfranco Folena, Volgarizzare e tradurre, Giulio Einaudi, Torino, 1991, p. 16-17.

  • [2]

    Michel Zink, « Une mutation de la conscience littéraire : le langage romanesque à travers des exemples français du xiie siècle », Cahiers de civilisation médiévale, 24, 1981 et Introduction à la littérature française de Moyen Age, Le Livre de Poche, 1993, p. 62-65.

  • [3]

    Silvère Menegaldo, « De la traduction à l’invention. La naissance du genre romanesque au XIIe siècle », cinq siècles de traductions en français au Moyen-Âge (XIe – XVe siècles. De la translatio studii à l’étude de la translatio, vol. II, éd. Claudio Galderisi avec la collaboration de Vladimir Agrigoroaei, Brepols, Turnhout, 2011, et Jan Herman, « Les premiers romans français, entre traduction et pseudo-traduction », Les Lettres romanes, « Scénographies de la pseudo-traduction », dir. David Martens et Beatrijs Vanacker, Tome 67 n° 3-4 (2013).

  • [4]

    Birger Munk Olsen, La réception de la littérature classique au Moyen Age (IXe –XIIe siècle), Museum Tusculanum Press, Université de Copenhague, 1995.

  • [5]

    B. Munk Olsen & P. Petitmengin, Les bibliothèques et la transmission des textes, dans Histoire des bibliothèques françaises, t. I, Paris, 1989, p. 430.