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ARTICLE
Notre propos sera ici de réfléchir sur la manière dont se forme dans l'esprit du traducteur, ou plutôt du lecteur bilingue auteur de la traduction, le rapport qui permet de traduire des poèmes. Que ce rapport existe est une évidence, puisqu'il rend possible l'idée même de traduire et sous-tend la manière de le faire. Mais quelle est sa nature ? Et ce rapport est-il un donné invariable ? C'est sur ce paramètre fondamental que nous voudrions nous interroger ici.
Une visée esthétique de la traduction
Pour introduire notre sujet, notons d'emblée deux supposés théoriques. Jean-Yves Masson écrit dans sa « Synthèse sur le comparatisme en traduction poétique » [1] : « Les Latins, qui furent un peuple de traducteurs, l’avaient dit par la voix de Térence : Homo sum, et nil humani a me alienum puto, je suis homme et je crois que rien d’humain ne m’est étranger. » Cela signifie que les sentiments, les émotions, les pensées, et tous les mouvements de conscience qui trouvent dans la poésie un moyen d'expression, quelle que soit l'époque ou la langue du poète, sont des sentiments, des pensées et des mouvements qui, par nature, ne nous sont pas étrangers. Par ailleurs, Marc-Mathieu Münch écrit, dans son ouvrage L'effet de vie ou le singulier de l'art littéraire [2] , que la littérature poursuit une visée identique à celle de toutes les oeuvres d'art, à savoir produire un effet sur le lecteur. Or, la poésie est une bien forme artistique puisqu'elle vise à produire sur les lecteurs des effets dont la cause est aussi bien dans les détails de l'expression que dans le système de composition des oeuvres. Il en résulte que la première condition d'une traduction artistique serait de poursuivre les mêmes visées que les originaux, et mieux encore, de produire sur le lecteur des effets comparables.
Dans cette perspective, notre propos ne sera donc pas de récuser la première tâche qui incombe à toutes les traductions : la production d'une forme dont l'objet est de rendre le sens et le style de l'original, mais d'ajouter à cette condition une autre condition primordiale : la production d'un effet équivalent à celui que produit l'original. Selon cette hypothèse, l'activité du traducteur comporte une part de créativité, et celle-ci se marque dans les effets qu'il cherche à produire et les moyens qui lui permettent d'y parvenir. En plaçant notre comparaison sous l'angle des fonctions esthétiques du langage — en particulier du langage poétique — notre objectif est de faire ressortir le plus nettement possible le lien qui nous intéresse : non pas entre les langues, mais entre les visées de l'original et la maîtrise de la traduction en ce qu'elles ont de proprement artistiques.
Contexte historique et soubassement anthropologique
Nous prendrons pour exemples deux poèmes, l'un tiré du Man.yôshû (la plus ancienne anthologie de poèmes japonais dont la compilation fut achevée au milieu du VIIIe siècle), l'autre du Kikikayô [3] (titre d'un recueil de poèmes qui prend place dans le plus ancien récit mythologique du Japon, le Kojiki [Récit des fais anciens], première édition en 712). Ces deux poèmes ont été très souvent traduits en japonais moderne [4] . Nous présenterons ici les traductions respectives de Nakanishi Susumu [5] et Tsugita Masaki [6] .
Toute comparaison s'appuyant sur un troisième terme, nous utiliserons pour référence les traductions de ces poèmes en langue française, en l'occurence les nôtres. C'est donc du point de vue de notre propre lecture, et en utilisant les critères de notre propre pratique traductive, que nous nous proposons d'établir cette comparaison.
Ajoutons enfin que la présente étude s'inscrit dans un travail que nous menons depuis plusieurs années sur la traduction des expressions de l'amour dans le Man.yôshû [7] . Fondé du point de vue anthropologique sur les études d'Aoki Takako, spécialiste du Genji-monogatari et du Man.yôshû [8] , ce travail nous permet d'affirmer qu'à l'époque qui nous intéresse [9] , l'amour se concevait essentiellement sous l'aspect du désir, mais un désir tel qu'il ne pouvait s'accomplir que dans l'union charnelle et spirituelle. Aoki Takako écrit ainsi : « L'association de la sensualité et de la spiritualité du désir est une essence de cet amour qui se conçoit comme une expérience pleinement aboutie ; ainsi se définissent à mon sens les chants d'amour du Man.yôshû. » [10] En analysant de ce point de vue la traduction de deux poèmes anciens, et particulièrement les formes exprimant la relation amoureuse, nous nous interrogerons sur la conception de l'amour qui les sous-tend.
Une passion ou un émoi sentimental ?
Le premier poème, tiré du Man.yôshû, est écrit par une femme. Nous en présentons ici deux versions, la première établie à partir de l'original, la seconde à partir de la traduction de Nakanishi Susumu.
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Rappelant que notre interrogation porte sur l'enjeu esthétique de la traduction, il est inutile préciser ici que la qualité littéraire de ces traductions n'est pas en question. Notre propos sera plutôt de mettre en évidence la qualité de la relation amoureuse qui s'exprime notamment dans le premier vers pour lequel se présentent ici deux choix de traduction : « tout imprégnée de ton regard » (Brock) et « je t’ai rencontré seulement un peu » (Nakanishi). Intuitivement, on sent que ces deux traductions ne décrivent pas le même état du coeur.
Dans le poème original, ce premier vers consiste en un seul mot, l'adverbe ohohoshiku. De nombreux travaux ont été réalisés concernant l'emploi de cet adverbe, et s'accordent généralement pour dire que le mot ohohoshiku s'emploie dans le cas d'une relation amoureuse à ses débuts [13] . Souscrivant à cette perspective, la plupart des traducteurs le traduisent en tant que marqueur de l'amour commençant. Remarquant que l'adverbe ohohoshiku définit une qualité du regard, certains commentateurs le rapprochent de l'expression hito-me mita hito : « la personne que j'ai vue une seule fois » [14] . Largement majoritaire dans la critique japonaise, cette interprétation explique probablement pourquoi, dans la traduction de Nakanishi Susumu, le verbe « voir » a disparu au profit d'une rencontre furtive qui s'attache au présent de cette belle journée.
Notre traduction, en revanche, s'attache à la qualité de la perception visuelle indiquée par cet adverbe, d'ailleurs suivi dans ce poème, comme c'est la règle, du verbe « voir ». Elle tient compte également de la réciprocité du regard exprimé dans l'original : ohohoshiku kimi o aimiru. La forme verbale aimiru nous a causé une difficulté, car elle marque à la fois une relation réciproque : « nous nous sommes regardés » et une relation transitive : « je te regarde ». En français, il serait difficile de marquer la transitivité et la réciprocité dans une seule et même forme verbale. En japonais, la marque de réciprocité est portée par le verbe au, et celui-ci est employé en composition avec le verbe « voir » (miru), qui a pour complément d'objet « mon bien aimé » (kimi o). L'objet du regard est explicitement désigné : « toi que je regarde ». Et par un effet de réfléchissement produit par le verbe au, cet objet renvoie vers le sujet qui demeure implicite : « Toi qui (me) regarde ». Pour ainsi dire, la poétesse montre du doigt la personne qu'elle regarde, mais elle prend soin d'utiliser une syntaxe de la réflexivité, en sorte que le regard de l'homme se retourne vers elle. On peut voir dans cette tournure un archétype de la poésie japonaise, où la subjectivité ne s'exprime pas de manière explicite comme dans les langues indo-européennes, mais de manière implicite, comme on le voit dans ce poème où la personne de la poétesse « transparaît » sous le regard que son amant porte sur elle. Placée sous cet éclairage indirect, la personne qui chante n'est qu'une pure subjectivité, mais sa présence est d'autant plus saisissante qu'elle n'a de réalité que la relation qu'elle décrit : une relation intime où deux regards s'infléchissent l'un vers l'autre.
En installant le dispositif d'éclairage qui réfléchit son existence, de manière si discrète, elle attire l'attention du lecteur sur l'intense activité du « moi » qui regarde son amant, tandis que lui la regarde aussi. Quand on aura ajouté que le verbe « voir », dans le japonais ancien, connote le sens de « faire l'amour », on aura compris que ce poème peut avoir le sens d'une confession torride. Selon notre interprétation, le souvenir s'est imprimé dans les yeux de la poétesse d'un regard si lumineux qu'il se confond avec la lumière du printemps, laissant dans son coeur un sillon si profond qu'il comprend toute la durée du présent.
A l'issue de ces premières analyses, on retiendra que l'écart entre les deux traductions correspond à une différence de point de vue sur l'état de la relation amoureuse exprimée par l'adverbe ohohoshiku.
Les commandements de l'amour
Envisageons maintenant un poème tiré du Kikikayô. Nous en donnons également deux traductions : la première établie à partir de l'original, la seconde à partir de la traduction en japonais moderne établie par Tsugita Masaki.
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Encore une fois, il serait vain de prétendre analyser ici tous les éléments qui contribuent à créer une telle différence.
Pour ne retenir que quelques points essentiels, signalons que la traduction en japonais moderne mentionne des mots qui n'existent pas dans l'original, par exemple « le bruit » (oto) que fait la grêle en s'abattant sur les feuilles de bambou ou « peu m'importe » (kamawanai). Cette expression, non seulement ne se trouve pas dans l'original, mais elle se répète deux fois dans la traduction de Tsugita. Celui-ci escamote également l'expression, pourtant très explicite en japonais : « Notre couche de jonc s'est défaite / Elle était toute en désordre » (karikomo no midareba midare) et la remplace par « nous sommes à présent séparés » (futari ga hanare-banare), à quoi il ajoute la deuxième occurence de son invention, « peu m'importe ». On voit que les infidélités visent à effacer les parties du poème qui suggèrent l'amour charnel, au profit d’une autre idée qui n'est pas écrite dans l'original, et qui est pure invention de la part du traducteur. Si l’on cherche le motif de cette infidélité, on le trouve dans l'idée générale qui s'exprime dans la traduction : « Même si nous sommes à présent séparés, peu m'importe / Puisque nous nous aimions quand avons dormi ensemble ».
On peut se demander à juste titre pourquoi ce poème qui, dans l'original, chante un amour violent, destructeur et soudain comme une tempête de grêle, est devenu dans la traduction en japonais moderne un aveu en demi-teinte, une confession douloureuse, exprimant à la fois la contrition et le regret, et ne conservant de l'amour que le nom (uruwashi) tout en prenant soin d'évacuer la chose.
L'énigme de cette « traduction » - mais il faudrait plutôt parler ici d'une réécriture - s'éclaire lorsqu'on apprend que ce poème fut rédigé par le prince hériter Kinashi no Karu no Miko. Une note introductive, dans l'original, indique ceci : « Après la mort du souverain, le prince héritier Kinashi no Karu avait été désigné pour lui succéder, mais alors qu’il n’avait pas encore accédé à la fonction suprême, il fauta avec sa soeur, la noble demoiselle de Karu. » La demoiselle de Karu était en fait la soeur utérine du prince, et la relation qu'il avait nouée avec elle était incestueuse. Telles sont les circonstances de la composition de ce poème, dont le contenu est édulcoré dans la traduction japonaise moderne au point que le sens en paraît complètement travesti.
Les intentions du traducteur et les visées de la traduction
Pour nous en tenir à la thématique de l'amour, on a vu que les deux traductions en japonais moderne donnent une interprétation très édulcorée de la relation qui s'exprime dans les poèmes originaux. Dans le premier exemple, le souvenir d'un échange sensuel et spirituel se transforme en une simple rencontre au hasard (sukoshi dake anata o oaishite).
Alors que la poétesse nous paraît à nous une femme amoureuse et comblée, l'interprétation de Nakanishi s'accorde peut-être davantage à l'oreille du lecteur et de la lectrice du Japon contemporain : le style qu'il emploie dans sa traduction est celui qu'emploierait aujourd'hui une jeune fille pour décrire un émoi sentimental. Une subjectivité passionnée se transforme chez lui en une subjectivité adolescente et inconsistante.
Dans le cas du deuxième poème, la traduction japonaise s'éloigne de l'original au point qu'on a du mal à retrouver, non seulement la qualité mais la place de l'amour. Dans l'original, celui-ci ressemble à une tempête de grêle s'abattant sur les pousses de bambou et laissant une couche dévastée. Dans la traduction de Tsugita, la physique de l'amour est complètement occultée pour faire place à une sorte de plaidoyer. Peut-être cette tempête s’est-elle produite, mais le propos du traducteur n’est évidemment pas de montrer qu'il y a dans ce poème une couche dévastée. En plaçant la subjectivité dans le tribunal de la conscience, il donne l'impression que le poète se défend d'un crime. Le poème sonne alors comme un argument de mauvaise foi, l'aveu de l'amour ne servant qu'à déguiser le crime.
Si nous revenons maintenant sur l'enjeu esthétique de la traduction, il est vrai que cet enjeu n'échappe pas aux traducteurs de poésie. Ainsi, Nakanishi aussi bien que Tsugita ont bien traduit des formes poétiques. Cependant, l'effet produit par leurs compositions est complètement différent de celui que produisent les originaux. L'hypothèse d'une erreur de lecture est impossible. Ces traducteurs, qui sont l'un et l'autre des exégètes, ne peuvent ignorer les éléments linguistiques que nous avons analysés ici. Par conséquent, il reste à supposer que ces « erreurs » procèdent de l'exégèse elle-même. Autrement dit, qu'elles « traduisent » plus ou moins délibérément quelque chose qui n'est pas dans le poème original mais dans les intentions du traducteur.
La visée de la traduction apparaît alors dans ce que le traducteur fait dire au poème original. Dans la traduction de Nakanishi, il s'agit de donner au lecteur contemporain ce qu'il peut entendre de l'amour : un désir passager ou un émoi sentimental. Dans la traduction de Tsugita, il s'agit de faire dire au poème ce que le lecteur doit entendre : le regret d'un amour coupable. Qu'elle vise au plaisir ou à l'édification, dans les deux cas la traduction transforme le sens du poème. En lui ajoutant un supplément de sens, le traducteur fait acte de création. Il compose un nouveau poème, mais celui-ci a pour effet de détourner les visées de l'original.
Pour finir, nous n'avons aucune intention de prétendre que notre interprétation serait plus experte que celle des traducteurs japonais. Sans doute l'exercice de la traduction permet-il des interprétations assez amples pour expliquer les différences que nous avons remarquées. Dans le cas du japonais ancien, où se présentent à chaque mot des difficultés dont nous n'avons pas parlé ici, les divergences d'interprétation apparaissent inévitables. Notre propos était donc simplement de montrer que le parti pris du traducteur ressortit au fond à une subjectivité qui lui est propre. Nous avons voulu démontrer par l'exemple que cette subjectivité, si elle fait l’objet d’une analyse, peut devenir un donné rationnel et conscient. A cette condition, la subjectivité n'est pas un ennemi de la science, mais un paramètre déterminant, au service d'une traduction plus objective, plus maîtrisée, plus responsable vis-à-vis du poème, du poète et du lecteur.
Notes
- [1]
Jean-Yves Masson, « Synthèse », in Julie Brock (dir.), Les Tiges de mil les pattes du héron – Lire et traduire les poésies orientales, T. 1, Paris, Ed. CNRS-Alpha, juin 2013, p. 178.
- [2]
Paris, Ed. Champion, 2004. Fondée sur les poétiques d’un grand nombre d’auteurs de diverses époques, régions, langues et cultures, cette théorie explique en quoi la littérature est un art.
- [3]
Les poèmes recueillis dans le Kikikayô prennent place dans la première édition du Kojiki (Récit des fais anciens, 712), généralement considéré comme le plus ancien écrit japonais existant.
- [4]
La langue japonaise s’est beaucoup transformée depuis l’époque du Man.yô. Les poèmes du Man.yôshû (et plus généralement les textes en langue ancienne) sont en partie indéchiffrables pour des lecteurs non spécialistes.
- [5]
Nakanishi Susumu (né en 1929), traducteur et éditeur d’une version intégrale du Man.yôshû, 4 vol., Tôkyô, Ed. Kôdansha, 1978.
- [6]
Tsugita Masaki (1909-1983), traducteur et éditeur du Kojiki, 3 vol., Tôkyô, Ed. Kôdansha, 1977.
- [7]
Cf. notamment Les Tiges du mil et les pattes du héron, op. cit., vol. 2.
- [8]
Aoki Takako, Nihon kodai bungei ni okeru ren.ai (L’amour dans la littérature classique japonaise), 3 vol., Tôkyô, Ed. Ôfû, 1998.
- [9]
Antérieure au VIIIe siècle, cette époque est appelée en japonais Man.yô en référence au an.yôshû.
- [10]
Aoki Takako, « L’amour dans le Man.yôshû – Le fondement de la culture japonaise », Les Tiges de mil et les pattes du héron, op. cit., vol. 2, p. 397 sq.
- [11]
Nakanishi Susumu, Man.yôshû, op. cit., p. 325.
- [12]
Concernant les choix de traduction, nous en avons donné une explication détaillée dans notre article intitulé « Des expressions métaphoriques de l’amour : deux exemples tirés du Man.yôshû », in Les Tiges de mil et les pattes du héron, op. cit., vol. 2, p. 119 sq.
- [13]
Dans les études japonaises sur les poèmes anciens, les spécialistes ont l’habitude de classifier les expressions de l’amour selon les étapes de la relation amoureuse, à savoir principalement le commencement, l’épanouissement et la séparation. Selon ce critère largement répandu, il est admis que l’adverbe ohohoshiku appartient au lexique de l’amour commençant.
- [14]
Komaki Satoshi, « Man.yôshû sômonka no ichi isô – aite o « hito » to yobu uta no bunpu o tooshite ». Un aspect des chants dialogués (sômonka) – D’après la configuration des chants qui désignent le destinataire par le nom hito (une personne), 3ème partie, Bulletin de l’Université Dôshisha, Kyôto, doshishakokubun.koj.jp/koj_pdfs/06601.pdf ; trad. partielle par Julie Brock in Les Tiges de mil et les pattes du héron, op. cit., p. 425 sq.
- [15]
Tsugita Masaki, Kojiki, op. cit., T. 3, p. 83.
- [16]
Ibid., p. 86.