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ARTICLE
1 - Je voudrais partir d’une déclaration de l’autrice au sujet de la fin du roman, qui m’a interrogée la première fois que je l’ai lue, et qui concerne Médée et Jason : « il doit renier ses valeurs, il le fait, et à la fin il est un homme brisé ; Médée, elle, est une femme anéantie, mais pas brisée [1] ». Wolf établit donc une distinction dans les trajectoires, qui se traduit aussi en termes genrés, entre d’un côté Jason reniant les valeurs apprises en particulier grâce à l’éducation du centaure Chiron [2] , ce principe d’infidélité menant à la destruction totale [3] , et de l’autre une héroïne qui reste fidèle et loyale à elle-même, à ses convictions, pratiques et choix (au risque de la défaite certes, mais dans la dignité et sans être brisée). Ce qui oppose en somme les deux trajectoires, c’est la question de l’intégrité – qui me paraît au centre du roman de Christa Wolf et du programme « Solitude et communauté dans le roman »: comment être, devenir ou rester soi, intègre, autonome et authentique, sans reniement ? Le roman met ainsi en scène la difficulté d’un « je» gardant son intégrité et son individualité, sans être absorbé dans un « nous », sans y être broyé, s’y perdre et s’y dissoudre – même si, en même temps, le « devenir soi », intègre, autonome et authentique, dépend aussi du « nous », c’est-à-dire de l’enjeu de trouver ou construire une communauté où le sujet puisse s’accomplir pleinement.
Wolf développe plus généralement dans son œuvre deux notions qui sont aussi essentielles pour son roman analysé dans le cadre du programme d’agrégation : celle de « subjectivité sans réserve » (« rückhaltlose Subjektivität ») et celle de « authenticité subjective » (« subjektive Authentizität »), revendications principales dans ses écrits théoriques et ses récits de fiction. Il en va de l’exigence, au risque d’être détruit (mais non brisé), à l’individualité, qui permettrait seule d’engager, dans un deuxième temps, une confrontation active avec les « processus sociaux » : c’est le principe de « subjectivité sans réserve », lorsque cette exigence qui n’est pas synonyme d’un repli solipsiste et narcissique, qui pourrait en effet devenir « la mesure de ce que nous appelons (inexactement je trouve) “la réalité objective” [4] ». Pour l’autrice, le fait de régler la question sociale doit donc fondamentalement passer par l’individu : « je crois, qu’il faut effectivement commencer par là : se connaître soi-même, s’accepter, se regarder et le supporter. Ce serait une réponse très individuelle à la question de savoir ce que nous pouvons faire [5] ».
L’impératif et la condition nécessaire sont donc d’abord d’être pleinement soi, avant de pouvoir aider les autres. La première exigence en est alors de cesser d’avoir peur, cette peur qui est au fondement du mécanisme du bouc émissaire, transfert de responsabilité et de faute, et qui est également au fondement du patriarcat, selon le diagnostic de Circé formulé assez tôt dans le roman : « Sais-tu ce qu’ils cherchent, Médée ? me demanda-t-elle. Ils cherchent une femme qui leur dise qu’ils ne sont coupables de rien [an nichts schuld] ; que ce sont les dieux, que le hasard les fait adorer, qui les ont entraînés dans ces aventures. Que la trace de sang qu’ils laissent derrière eux est indissociable de cette virilité que les dieux leur ont assignée. De grands enfants, de terribles enfants, Médée. Et cela ne fait que s’aggraver, crois-moi. Cela gagne partout » (p. 132 [6] ). C’est suite à ce constat que Circé assigne une mission centrale à sa nièce : « on devrait tenter de les débarrasser de la peur qu’ils ont d’eux-mêmes, cette peur qui les rend si sauvages et dangereux » (p. 133). La peur de la mort (et corollairement le souci de la gloire, c’est-à-dire la volonté de triompher de la mort par une survie abstraite), mais aussi la peur d’être un soi intègre et entier, de se connaître et s’accepter pleinement, sont vues comme le fondement du patriarcat, ce que confirme aussi l’épigraphe d’Adriana Cavarero au dernier chapitre, la philosophe féministe italienne parlant dans son livre, En dépit de Platon, de « vie pour la mort » (« vivere per la morte [7] ). Le roman identifie cette peur de la mort qui est aussi une peur et perte d’intégrité comme la faiblesse centrale du patriarcat, cette peur première qui est donc aussi au fondement de la violence masculine et patriarcale ainsi que le facteur principal des tendances destructrices de la civilisation occidentale mises en procès dans le roman.
Wolf corrèle plus précisément la « subjectivité sans réserve » (« rückhaltlose Subjektivität ») à une méthode, exposée dès son essai « Lesen und Schreiben » (1968) : ce qu’elle appelle « authenticité subjective » (« subjektive Authentizität »), processus actif, qui peut indéniablement être douloureux et qui passe nécessairement par la confrontation au passé, question de survie pour l’individu et les communautés (en particulier dans le contexte allemand) : « se-souvenir c’est nager contre le courant […], contre le courant apparemment naturel de l’oubli [8] ». Elle invite ainsi ses lecteurs à entreprendre ce processus qui exige un effort conscient et consenti, tout comme l’Allemagne unifiée doit impérativement se confronter à son passé et à tout son passé, pour éviter de retomber dans les mêmes travers et crimes. Cette exigence, au cœur du roman, est exprimée dès l’avant-propos : « Nous possédons la clé qui ouvre toutes les époques, parfois nous l’utilisons sans vergogne, jetons un regard pressé par l’entrebâillement, avides de jugements rapides, mais il devrait être également possible de nous approcher pas à pas, avec pudeur face au tabou, résolus à extorquer non sans peine aux morts leur secret. L’aveu de notre détresse, c’est par là que nous devrions commencer » (p. 11-12). Bien que Wolf n’explicite pas en quoi consiste « notre détresse » (Not), le contexte peut nous aider à le comprendre comme les conflits intérieurs et les structures sociales similaires à ceux du mythe de Médée, i.e. les enjeux auxquels nous sommes encore confrontés dans le présent : le patriarcat (indissociable du capitalisme et de la colonisation) comme « système fermé » et destructeur, phénomènes montrés de manière paradigmatique avec Médée, puisque « les conflits dont je traite apparaissent de façon plus aiguë chez des femmes [9] ».
C’est bien à ce système que Médée refuse de se soumettre, dans une décision active qui constitue l’expression de son « authenticité subjective » et qui la conduit certes à être anéantie et détruite à la fin du roman, mais non brisée. Bien qu’elle soit victime des machinations de figures aux intérêts convergents – en particulier « la haine d’Agaméda, la traîtrise de Presbon et l’absence de scrupules d’Akamas » (p. 229) – il y a un ensemble de décisions, en bien comme en mal, qui la conduisent à finir en « bouc émissaire » (elle aurait par exemple pu ignorer les signes qui l’ont conduite à découvrir le meurtre d’Iphinoé). Cette acceptation d’elle-même et loyauté à ses choix rappelle ainsi ce que Wolf écrit dans ses Prémisses à propos de Cassandre : « elle se met délibérément en marge, se dépouille de tous ses privilèges, s’expose aux suspicions, aux railleries, aux persécutions : c’est le prix de son indépendance » et, pourrait-on ajouter, de son intégrité.
Ma lecture propose donc d’envisager la notion d’intégrité comme clé du texte, ce qui a aussi trait aux enjeux de démembrement et d’éclatement, c’est-à-dire de dissolution, dissociation, dislocation, dispersion, éparpillement – ce qui touche autant les enjeux poétiques que les enjeux historiques et idéologiques (par exemple les enjeux genrés et la question de la place de l’individu dans la communauté). Ce qui est frappant dans la citation initiale de Wolf qui distingue un homme brisé et une femme détruite mais non brisée, tient précisément à l’opposition entre un homme en morceaux et une femme vaincue certes, mais entière. Wolf propose ainsi un roman à la forme « lacunaire », morcelée, qui sera le moyen de mettre en œuvre ce qu’elle appelle une « esthétique de la résistance » (Cassandre. Le récit et les prémisses), où il s’agit de reprendre le modèle de pensée (patriarcal) qui impose le mythe de Médée comme méchante sorcière et infanticide (et qui constitue déjà un morcellement), de manière à lutter contre tout « système fermé », générateur de « méconnaissance », ce que dénonce la voix du prologue. Imaginer ainsi un texte selon l’image du « tissu narratif » (Gewebe), de la toile ou du réseau [10] , un tissu traversé de voix, de souvenirs et d’associations, c’est précisément proposer une pluralité qui respecte l’intégrité de l’individu. En l’occurrence, « poser les bonnes questions » permettant de retrouver « l’autre Médée », est le moyen de penser une contre-utopie, d’embrasser à la fois « une autre esthétique » et de « faire des propositions pour une autre manière, non-tuante, d’être au monde [11] », où rupture poétique et révolution civilisationnelle s’articulent et tournent fondamentalement autour de l’enjeu de l’intégrité. Cette hypothèse me paraît pouvoir être démontrée le plus clairement en suivant les occurrences des voix, des mains et de la tête à travers le texte, lecture que je souhaite proposer ici.
2 - C’est indéniablement le plus évident avec la question de la voix : le « roman polyphonique homogène [12] » est constitué de 11 monologues autonomes, auxquels il faut ajouter les épigraphes, la voix du prologue ainsi que quantité d’autres voix (les paroles rapportées, les voix anonymes et non attribuables, la rumeur, les voix réduites au silence, etc.). Chacune des voix, en particulier les six voix des monologues, est enfermée en elle-même, retranchée dans son intimité, l’intériorité du souvenir et sa solitude, et en même temps confrontée, de fait, à la pluralité et la communauté dans l’espace du roman, chaque monologue n’existant que dans le rapport de force qu’il exprime tout en le créant. C’est une fois que Médée est rejetée aux marges de la société par les propos que l’on tient sur elle, i.e. dépossédée de son droit à dire son histoire, que l’image qu’Euripide a donnée d’elle (l’infanticide) finit de la recouvrir et la réduire au silence – même si, bien qu’anéantie, elle n’est pas « brisée » pour autant, ce qui tient précisément à sa capacité à se connaître elle-même. Cette capacité est clairement opposée dans le roman à l’auto-déception, l’absence de lucidité ou la faculté d’oubli d’autres figures prenant en charge des monologues, comme Jason ou Glaucé, mais aussi plus généralement de communautés entières comme les Corinthiens dont l’héroïne dit : « Ceux d’ici, Absyrtos, sont passés maîtres dans l’art du mensonge, y compris dans celui qu’on se fait à soi-même [Sich-selbst-Belügen] » (p. 134). Le prologue souligne l’impératif, aussi douloureux et difficile cela soit-il, de se risquer « jusqu’au plus intime de notre méconnaissance, celle de nous-mêmes également [das Innerste unserer Verkennung und Selbstverkennung] », condition permettant seule de « marcher tout simplement, les uns avec les autres, les uns derrière les autres, avec dans l’oreille le bruit des cloisons qui s’écroulent» (p. 12). La question de l’intégrité et du morcellement ou démembrement est ainsi aussi au cœur de ce dispositif novateur, aux confins du théâtre et du roman, ce roman par voix, sans narrateur apparent, qui nous plonge dans les différentes consciences, et qui comprend aussi une forte composante biographique. Wolf rappelle qu’elle-même a été soumise, lors de la campagne de presse à son encontre après la publication de Ce qui reste en 1990, à une multiplicité de voix, de visions ou versions d’elle-même, et qu’elle y a clairement servi de « bouc émissaire » diasparagmos, démembré : « je ne vais pas et ne veux pas oublier la sensation corporelle d’avoir été remplacée, morceau par morceau, membre par membre, par une autre personne, qui arrangeait les médias et y trouvait sa place, et d’avoir vu s’instaurer un espace vide là où j’étais “pour de vrai”, corporellement. Maintenant j’ai le mot pour exprimer cette sensation : cela m’était unheimlich. Cette disparition de la réalité était unheimlich [13] ».
Le silence imposé est présenté comme la conséquence du démembrement, violence ultime, même si les voix réduites au silence, celles d’Absyrtos et d’Iphinoé bien sûr, mais aussi celles des deux reines ou des dissidents de la Colchide, bref de l’ensemble des victimes de la violence patriarcale élevée en système, hantent et traversent le texte. Le cas le plus évident de ce silence imposé, qui résulte aussi de la dislocation et perte d’intégrité, est incarné par Glaucé. C’est une figure dont la parole est empêchée, d’abord physiquement, puisqu’il s’agit d’un des symptômes de l’épilepsie : « elle fut saisie d’un tremblement, ses bras battirent l’air, elle s’effondra à côté de moi, l’écume à la bouche » (p. 267). Et même si durant sa « cure » ou psychothérapie, on assiste à sa libération via la parole, marquée par deux moments essentiels : lorsqu’elle parvient enfin à dire le nom tu, étouffé, interdit (« Ma sœur, ai-je crié, Iphinoé. Iphinoé. Je n’ai jamais plus entendu ce nom, je ne l’ai jamais plus prononcé, ni même pensé, je pourrais le jurer, pas depuis cette époque », p. 190), et qu’elle ose formuler ses désirs subjectifs (« c’est elle-même [Médée] qui m’a appris à ne m’interdire aucune pensée, on a le droit de formuler les souhaits les plus aberrants », p. 180), moments où elle se connaît et s’accepte pleinement, nous savons que cela n’a qu’un temps. L’épigraphe de Bachmann, qui travaille la privation et l’interdiction de facultés, qui précède son monologue, nous prépare déjà à une princesse réduite au silence, obsédée par de vagues sentiment de « faute » (p. 167), une figure à qui tout est interdit et qui s’interdit tout, bref qui a intériorisé les règles du patriarcat. La voix de Glaucé finit par se plier au système, d’autant qu’elle est en permanence entourée par un précepteur, un « Vormund » (tuteur), Turon, qui parle à sa place et lui met des mots dans la bouche. Cette aliénation et dissociation aboutit à son suicide ; elle finit, de fait, par respecter le devoir de silence imposé aux femmes dans la société patriarcale, sa mort dans le puits étouffant définitivement sa voix : « elle plongea dans le vide rejoignant les profondeurs. Personne ne l’entendit crier [14] » (p. 280). Glaucé plonge dans le passé qui l’avale, et ce faisant demeure à jamais muette, métaphore du silence forcé des victimes en particulier féminines du patriarcat tout-puissant.
Ce destin préfigure le sort des femmes dans leur ensemble à la fin du texte. Non seulement elles sont réduites au silence, mais le roman précise qu’il ne reste « rien » : elles se trouvent dans un lieu où il n’y a plus d’écho ni de résonance, un espace marqué par une absence d’interlocution radicale]– même si cette absence d’interlocution n’est pas le dernier mot et que l’épilogue fonctionne comme appel au lecteur. S’il n’y a « personne, ici, à qui le demander », cela ne signifie pas qu’il n’y a pas quelqu’un ailleurs, d’autant plus que l’épigraphe principale et le programme dessiné dans l’avant-propos insistent bien sur le fait que le roman ne se limite pas au cadre (antique) de l’intrigue : par-delà ce monde se trouve le présent et c’est dans ce présent qu’a lieu la « rencontre souhaitée » (p. 11) évoquée initialement. Wolf nous met donc au défi et nous demande, à travers la voix de Médée, de répondre et d’agir. Si, sur le plan de l’action, le roman se termine donc avec la stabilisation d’un système clos fondé sur l’aveuglement (de soi), le morcellement et la pétrification de l’image transmise à la postérité (Médée méchante sorcière infanticide), en démontant les mécanismes menant à ce « système fermé », les mécanismes de la victime émissaire, des sacrifices fondateurs ou de la genèse des mythes, le roman parvient à produire l’effet inverse, c’est-à-dire à nous plonger au plus profond et intime de notre aveuglement, et donc à nous en faire prendre conscience de manière à nous inciter au changement[note id="note16"] [15] . Lorsque Médée, en attente du jugement, affirme : « Nous en sommes au point où, pour cette façon d’être au monde qu’est la mienne, il n’existe plus de modèle, à moins qu’on n’en ait pas encore inventé, va savoir » (p. 214), le roman précisément affirme qu’il nous (le « nous » de l’avant-propos) revient de l’inventer, nous qui sommes dans le futur. Wolf appelant expressément le lecteur et à la lectrice à ses responsabilités, nous enjoint à transformer le réel et à travailler à l’amélioration des conditions sociales.
3 - Si le phénomène du démembrement est le plus visible dans le cas du sacrifice des deux enfants, Absyrtos et Iphinoé, il traverse en fait tout le texte et montre les violences et ravages concrets produits par le système patriarcal. Ce démembrement s’oppose à l’enjeu de conservation de l’intégrité aux deux sens du terme (moral et corporel). Il en va de l’impératif de rester entier, sans se disloquer, sans être divisé ou morcelé – ce qui nous conduit à la tête et aux mains, qui, autant que les voix, incarnent cet enjeu dans le roman.
La dislocation et la dispersion sont par excellence au centre des manipulations politiques (activité de tête), dès la Colchide. Aiétès sacrifie ainsi son fils, pour rester au pouvoir, précisément en désintégrant le passé, en choisissant ce qui lui plaît ou l’arrange dans la tradition : « Il y eut bien un moment où cette mise à mort du représentant du roi que tous approuvaient, y compris le roi lui-même, il y eut bien un moment où cela se transforma en assassinat, et si ta mort atroce m’a appris quelque chose, frère, c’est au moins ceci : nous ne pouvons disposer à notre gré des fragments de notre passé en les recomposant ou en les défaisant au gré des besoins du moment » (p. 124-125), avec là aussi un écho évident par rapport à l’histoire de l’Allemagne, qu’il s’agisse du passé nazi ou de celui de la RDA. Cette dislocation s’incarne dans les corps des victimes en morceaux : ce sont les os d’Absyrtos jetés à la mer par Médée, les os d’Iphinoé trouvés dans les souterrains de Corinthe, mais aussi Glaucé qui se renie, ce qui génère un clivage psychique qui se traduit physiologiquement, autre forme de dislocation par la division intérieure dont l’épilepsie est le symptôme. Ce sont d’ailleurs la manipulation de la tradition par le roi de Colchide et l’assassinat d’Absyrtos qui provoquent chez Médée la perte de foi, aussi envers la tradition matriarcale et la grande déesse du matriarcat, foi qui repose sur un principe de cyclicité de mort et de renaissance, plus précisément de démembrement en vue de la renaissance, principe qui a précisément été instrumentalisé par Aiétès : « Lorsque je […] rassemblai, pauvre frère écorché, tes restes, morceau par morceau, os après os, j’ai soudain cessé de croire. Comment pouvions-ns revenir sur cette terre sous une forme nouvelle. Pourquoi les membres d’un mort, dispersés sur ce champ, devaient-ils le rendre fertile. Pourquoi fallait-il que les dieux, qui ne cessent de réclamer de nous des preuves de reconnaissance et de soumission, nous fassent mourir pour nous renvoyer ensuite sur la terre. Ta mort m’a ouvert les yeux, Absyrtos. Pour la première fois, l’idée qu’il me faudrait un jour cesser de vivre me fut une consolation. Je pouvais abandonner cette foi née de la peur » (p. 125-126). La perte de foi va donc de pair avec l’exigence de pleine acceptation de soi, aussi difficile et douloureux que ce soit.
L’analogie explicite entre le corps démembré des enfants sacrifiés, en particulier Absyrtos diasparagmos, et les fragments de passé et de mémoire – analogie qu’on retrouve par exemple chez Médée : « ma mémoire s’ouvre brutalement, mettant au jour d’un seul coup tous ces blocs de souvenirs, tout comme chaque année de nouvelles pierres apparaissent à la surface du champ » (p. 130) – est aussi travaillée tout au long de la mise en scène de la campagne de haine et dans la mise à nu des mécanismes du bouc émissaire : on voit un image, fabriquée par l’espace et l’opinion publics, remplacer le « vrai » moi authentique, intègre, entier, en un processus de déformation et de transformation en « mythe », qui est explicitement mis en lien avec la perte d’intégrité corporelle et le démembrement. Le roman affirme donc la nécessité pour le bien de l’individu et de la communauté du travail de mémoire, de la confrontation avec tout le passé, sans en rien exclure, d’autant plus que le passé est clairement vivant et pénètre le présent, cette problématique étant exposée d’emblée, à l’ouverture du premier monologue de Médée [16] , et avant cela dans l’épigraphe générale de l’autrice féministe Elisabeth Lenk et l’avant-propos, qui exposent le principe d’imbrication des différentes temporalités et de feuilletage des renvois historiques précisément à travers le motif de la main tendue : « L’achronie n’est pas le côtoiement indifférent mais plutôt une interpénétration des époques selon le modèle d’un trépied, une perspective de structures se rajeunissant. […] Les gens des autres siècles entendent geindre notre gramophone et, à travers les cloisons temporelles, nous les voyons tendre leurs mains » (Lenk) ; « Descendons-nous chez les Anciens, nous rattrapent-ils ? Qu’importe. Il suffit de tendre la main » (p. 11).
Suivre les occurrences de la main et de la tête à travers le texte permet ainsi de comprendre la configuration proposée par un roman qui confronte deux systèmes sociaux (matriarcat et patriarcat) et différentes communautés. À chaque fois, la question est de savoir quelle est la place qui y est assignée à l’individu : le système social permet-il le respect de son intégrité (morale, psychique et physique) ? Comment donc penser une société qui se fonde sur son respect et permette ainsi la coexistence des hommes et des femmes ou du propre et de l’étranger ? Le roman précisément pense ces questions en termes de corporéité et de métaphores organiques, notamment d’union et d’harmonie, ou de dislocation et de divorce, de ces deux parties éminemment chargées que sont la tête et les mains (autre formulation du dualisme entre le corps et l’esprit, construction qui est une des expressions du système patriarcal dans le roman).
On trouve ainsi une claire représentation symbolique du patriarcat dans la double description du corps d’Akamas proposée d’abord par Jason (« sa grande tête aux joues creuses posées sur un corps bizarrement désaxé, dont toutes les articulations semblent déboîtées » p. 51), puis par Agaméda : « son corps un peu trop petit, un peu trop laid, et sa tête un peu trop grosse et trop ronde, aux yeux légèrement exorbités, concupiscence qu’il ne voulait pas s’avouer mais dont il finirait par dépendre comme tout homme qui s’est trop longtemps bridé. Je ne parle pas de l’amour dans toutes ses variantes, contre lequel Akamas était immunisé. Je parle de l’irrépressible envie d’être méchant sans entraves, qui se manifeste parfois il est vrai dans les jeux de l’amour » (p. 102). C’est un corps de guingois, bizarrement proportionné, caractérisé en particulier par une grosse tête surdéveloppée, qui marque le déséquilibre entre la raison et les sentiments, ce divorce conduisant à des pulsions bridées auxquelles on laisse seulement parfois libre cours dans l’excès (« sans entraves »), aux dépens de l’autre sexe. Par ailleurs cette prépondérance de la tête, chez un homme de calcul politique, un stratège d’État, conduit de fait à une forme de dissociation et de division, là aussi formulée par Agaméda à travers la description des mains : « Akamas, bien sûr, continue de se méfier de moi, et bien sûr je continue de me méfier de lui et bien sûr je sais que la part préférée de son âme demeure attachée à Médée et donc qu’il travaille contre elle d’une main, celle appartenant au roi, tandis que de l’autre, celle qu’il porte à son cœur quand il s’incline devant elle, il cherche à nouveau à réparer le malheur qu’il lui cause » (p. 105-106). Créon de même, bien qu’il n’ait pas, selon son premier astronome, « l’esprit très agile [kein heller Kopf] » (p. 149), incarne ce patriarcat par le soin mis sur sa personne, incarnée et symbolisée par sa tête (il l’est en effet, en tant que chef d’État), qui est aussi une des raisons de sa méfiance envers Médée et son autre manière penser (« Il trouvait que cette femme était trop maligne et trop impertinente. Et puis il y avait quelque chose d’étrange chez elle qui l’inquiétait. Elle était, comment dire, trop femme et cette qualité imprégnait aussi sa pensée » p. 140), et qui s’exprime en particulier au moment du tremblement de terre : « Créon avait été profondément atteint dans son amour-propre et dans son sentiment d’immortalité par l’idée que sa précieuse existence fût à la merci d’une pierre banale tombant par hasard sur sa tête. Il en conçut de la rancœur contre tout le monde, la peur de la mort ne l’a plus quitté depuis, il devint irascible et dangereux » (p. 215).
Les échanges entre Akamas et Médée, qui sont intellectuellement égaux et les deux sceptiques du roman, incarnent l’opposition entre les deux traditions et communautés. Médée met en particulier l’accent sur l’importance de s’exprimer dans sa totalité, en tant que personne entière : sa démarche libre et assurée, son rire, ses élans, le fait de marcher la tête haute inscrivent fortement son corps et son affectivité dans la fiction, au moins autant que ses enquêtes, son ironie et ses doutes. Toute pensée abstraite l’inquiète, Médée y insistant et demandant ce qu’on perd dans ce mouvement de séparation [17] . Médée met donc l’accent sur l’unité de la personne, intégrité physique autant que morale, souci de soi comme d’autrui, alors qu’Akamas se livre au jeu abstrait « sans entraves » (à l’instar de sa méchanceté) comme le rapporte Agaméda : « Nous jouions avec nos plans de plus en plus raffinés dans un espace irréel comme si personne n’était concerné par notre jeu. C’est une méthode précieuse quand on veut penser à la fois librement et efficacement. C’est du reste une façon de penser que nous ne connaissions pas en Colchide, apparemment elle n’est donnée qu’aux hommes, mais je sais que j’y réussis assez bien » (p. 108). On peut en effet planifier dans l’abstrait, en oubliant conséquences concrètes des projets et les personnes qu’ils atteignent. Ainsi se rompt le lien entre pensée et sentiment, entre ce que planifie la tête et ce que font les mains : dans cette abstraction, se perdent l’intégrité du sujet pensant (corps, esprit et affectivité) et le souci de l’autre. Inversement Médée reconnaît pleinement sa responsabilité dans les événements, intellectuellement et physiquement, ce que le roman développe par le biais de l’image topique du sang sur les mains – affirmant d’ailleurs peut-être l’impossibilité d’agir historiquement sans devenir coupable, i.e. sans avoir du sang sur les mains. Leukos le formule sous forme de vérité générale (pour en tirer d’ailleurs la conclusion qu’il convient de rester en retrait) : « Celui qui se sert de ses mains doit les plonger dans le sang, qu’il le veuille ou non » (p. 197). C’est le cas en particulier lors des événements de la fête de Déméter où Médée avoue rétrospectivement avoir contribué en effet, par la tête et les mains, à tuer un innocent : « On l’a traîné jusqu’à l’autel, je ne me suis pas détournée, j’ai vu l’homme repoussant l’égorger. Du sang, du sang humain coula dans la rigole. Je l’ai sur la conscience. Il s’était passé quelque chose d’irréparable à jamais et j’y avais prêté la main. J’avais sauvé les autres, cela ne comptait pas pour moi. Pourquoi avais-je fui la Colchide. Il m’avait paru insupportable de devoir choisir entre deux maux. Pauvre folle. À présent je n’avais pu choisir qu’entre deux crimes » (p. 246)
À l’inverse d’Akamas, homme de tête divorcé de son corps, l’indépendance, l’autonomie et l’intégrité de Médée, comme mère, amante, guérisseuse, est bien marquée par sa double définition par la tête et les mains. C’est en particulier le cas avec la fameuse qualification de « femme sauvage », empruntée à Euripide certes, mais pour lui donner un autre sens. Wolf l’introduit tôt dans le roman, Médée se caractérisant ainsi elle-même, de manière positive : « je suis encore sauvage, c’est ce que disent les Corinthiens, pour eux une femme est sauvage quand elle n’en fait qu’à sa tête [auf ihrem Kopf besteht] » (p. 21), tout comme sa démarche tête haute frappe Jason et Télamon, les hommes occidentaux, lors de leur séjour en Colchide. C’est clairement une manière de se différencier des femmes corinthiennes, ces « animaux domestiques bien apprivoisés » (p. 21), qui doivent marchent tête baissée, surtout après la castration de Turon, en particulier dans un passage très éloquent où Jason revient sur les événements de la fête du printemps à Corinthe, justifiant le fait de répondre à une violence par d’autres violences encore plus importantes en embrassant pleinement le point de vue du patriarcat : « Dieux. Ces Colchidiennes démentes. Couper le sexe à cet homme. Nous tous, hommes de Corinthe, avons compati à cette souffrance. Je suis sûr que durant ces nuits, jusqu’au châtiment des Colchidiennes et à la condamnation de Médée, aucun enfant n’a été conçu, aucun homme n’a été capable d’engendrer. Ils ont malmené leur femme, certains les ont battues, paraît-il, et les Corinthiennes se cachaient dans leur maison ou allaient par les rues tête baissée comme si chacune d’elles avait fait subir cet outrage au pauvre Turon, elles couvraient leur homme de caresses et se réjouissaient bruyamment de voir les coupables aussi sévèrement punies, réclamant pour Médée le châtiment suprême, à commencer, comme d’habitude, par celles qui lui devaient quelque chose. Et si cette désolante époque prenait fin un jour et si le calme revenait, les hommes de Corinthe exerceraient une domination renforcée sur des femmes encore plus soumises, ainsi finit la chanson » (p. 260).
C’est enfin par une décapitation (symbolique là aussi) qu’est tuée Iphinoé : Médée trouve dans le souterrain une « étroite tête de mort d’enfant » en plus de « ces omoplates graciles, cette fragile colonne vertébrale » (p. 29) ; on apprend plus tard que la princesse corinthienne a bien été sacrifiée en inclinant « sa tête sur l’autel » (p. 158), et qu’elle y a été menée par sa nourrice qui lui a tenu la main tout du long (tout comme Médée tient ses fils par la main en les amenant au temple d’Héra) avant d’elle aussi perdre la tête, errant en pauvre folle à Corinthe.
4 - Si le patriarcat est représenté par la prépondérance de la tête sur la main et le divorce corporel, les représentantes positives du matriarcat, ces femmes actives non seulement dans le domaine familial, mais aussi politique, artistique, religieux, scientifique (Médée bien sûr, mais aussi Lyssa, Circé, Idya ou Aréthuse) sont caractérisées par l’intégrité en particulier corporelle, ce qui dessine aussi une autre appréhension du monde, par les mains aussi bien que par la tête – que ce soit pour soigner, créer, explorer, aimer, savoir.
La main et la tête figurent ainsi différents accès au monde et à la connaissance dans un roman qui confronte des intelligences différentes, notamment à travers l’exploration tactile, qui permet de découvrir les secrets, de guérir, d’apaiser, d’aimer : Idya enseigne à sa fille à lire les lignes de la main, les mains des sculpteurs forment la beauté, à plusieurs reprises les mains apaisent et guérissent (ce sont les mentions de mains sur les nuques et les fronts, les mains de Médée rajeunissant Jason sur l’île de Circé, les compresses appliquées sur les fronts des enfants malades, etc.), les mains permettant d’explorer et de connaître, dans l’acte d’amour (« Ces mains ont tâté chaque parcelle du corps de Jason » p. 16) ou à travers un principe de tâtonnement – aussi sous la forme du refus à la fin du texte, avec une Médée désormais intouchable (« Je suis au-dessus d’eux [les dieux] maintenant. Ils ont beau tâter mon corps de leurs organes cruels, ils ne trouveront sur moi aucune trace d’espoir ou de crainte » p. 288). De manière frappante, c’est le fait d’avancer à tâtons qui permet, à l’ouverture du texte, de découvrir le secret de Mérope : lors de la catabase de Médée dans le « monde souterrain [Unterwelt]… Hadès » (22) de Corinthe, mais aussi le lendemain, lorsqu’elle s’en souvient et s’en assure à travers les traces, éraflures et cicatrices laissées sur son corps marqué, qui permettent la connaissance et fonctionnent comme preuve (« De deux choses l’une : j’ai perdu la raison ou leur ville est fondée sur un crime. Non, crois-moi, je suis lucide, tout à fait consciente de ce que je dis ou pense, j’ai trouvé la preuve, je l’ai touchée de ces mains » p. 18, « j’avais touché de mes mains cette preuve, un squelette d’enfant, dissimulé dans une caverne » p. 38), alors que sa tête, prise par la fièvre, est confuse (avec la mention du « cliquetis dans son crâne » et du « vacarme dans ma tête » p. 15). C’est aussi l’appréhension tactile qui déclenche le processus mnésique, puisque « les mains ont aussi une mémoire » (p. 16) : « Depuis que j’ai touché [betastete] les petits ossements de cet enfant, mes mains se souviennent de ces autres ossements que, du bateau sur lequel je m’enfuyais, j’ai jetés au roi qui nous poursuivait » (p. 43), « depuis que j’ai touché les petits ossements de cet enfant, mes mains se souviennent de ces autres ossements » (p. 43). Jason à l’inverse, après s’être renié, se défaisant en particulier de « la bonne médecine », guérison par la main et la tête, qu’il a apprise lors de son éducation avec le centaure [18] , depuis qu’il a pleinement adopté les valeurs patriarcales de Corinthe et se repose donc sur la seule appréhension intellectuelle, se retrouve irrémédiablement condamné à ne pas voir clair à travers « ce brouillard où ils me laissent tâtonner » (p. 78) et par conséquent privé de certitude : « De quoi nous autres pouvons-nous être convaincu quand ces femmes se mettent d’accord pour nous laisser tâtonner dans l’obscurité » (p. 52).
Les valeurs incarnées par les figures entières et intègres dessinent aussi en filigrane un idéal de communauté, dont l’ancienne Colchide, magnifiée par le souvenir et l’exil, serait le paradigme : une communauté où le souci de soi et de l’autre, l’égalité des femmes et des hommes, du corps et de l’esprit, de la raison et des sentiments, le souci de la vérité, vont de pair avec une grande liberté de chacun, i.e. une communauté élective de sujets et de singularités, avec l’amitié comme valeur centrale, et qui donne lieu à une communion dans l’action partagée. Cette communauté (sous la forme du couple) est ainsi incarnée dans la relation initiale entre Jason et Médée, avant l’arrivée à Corinthe et le reniement de Jason : « C’était un homme superbe. Sa démarche, son maintien, le jeu de ses muscles durant les manœuvres sur le navire – je ne pouvais en détacher mes yeux, et lorsque quelques-uns de ses Argonautes furent blessés par les Colchidiens, Jason et moi nous sommes occupés d’eux, il savait s’y prendre, lui aussi connaissait les gestes, les remèdes. Jamais je n’ai été aussi proche de lui que durant cette nuit-là, quand nous travaillions main dans la main, nous comprenant sans mot dire. C’est pourquoi j’acceptai volontiers de devenir sa femme » (p. 135). La perte d’intégrité de Jason à Corinthe conduit inversement à la fragmentation et la dislocation, i.e. le refus affirmé de son unité, la dissociation de son corps, de ses sentiments (un homme corinthien ne pleure pas), de ses désirs (il désire Médée, mais épouse Glaucé qui ne lui en inspire aucun), marqué par le fait de ne s’en tenir qu’à sa tête virile, et essayer, en vain, de la soutenir : « Je m’assis près de lui sur la couche, détachai ses mains de ses tempes et lui caressai le front, les joues, les épaules, le creux vulnérable au-dessus de ses omoplates, viens, implora-t-il, je m’allongeai contre lui, je connais son corps, je sais comment aiguillonner son désir, derrière ses paupières fermées il s’abandonna à ses fantasmes auxquels il ne me laissait jamais prendre part. Oui, oui, oui, Médée, c’est cela. Il parvint à ce que je souhaitais pour lui et tomba de tout son poids sur moi, enfouit son visage entre mes seins et pleura, longuement. Jamais auparavant je ne l’avais vu pleurer. Puis il se leva, plongea son visage dans la cuvette d’eau posée sur le coffre en bois, secoua la tête comme un taureau qui a reçu un coup sur le front et partit sans se retourner vers moi » (p. 34-35). Or on sait ce qui arrive aux taureaux dans le roman.
Le deux autres moments de communion, une fois que l’action se déplace à Corinthe, sont marqués par une forme ou autre d’ambiguïté : le premier, parce qu’il se situe à l’écart dans les faubourgs, auprès d’Aréthuse et d’Oistros, le sculpteur aux « mains en or » (p. 185) modelant la tête de la femme aimée, et parce qu’il apparaît comme une parenthèse précaire et non une solution pérenne [19] . Le deuxième, lors de la fête de Déméter qui s’ouvre par les bonds au-dessus des charbons ardents, parce que, tout aussi fragile, il conduit à la dissolution du soi, qu’il a lieu dans une communauté constituée exclusivement de femmes [20] (autre forme d’amputation ou de morcellement) et conduit finalement à la mort : « Se tenant par les mains elles couraient vite, poussant des cris de joie et riant, sautant par-dessus le lit des braises. […] j’ai tendu les mains, deux femmes m’ont attrapée au milieu, je me suis apprêtée à prendre mon élan comme je m’y étais si souvent entraînée à la maison, j’ai crié : On y va ! et nous avons sauté ensemble par-dessus le lit de braises, à nouveau j’éprouvais ce bonheur de l’invulnérabilité, je criais de joie comme elles, encore ! criais-je, deux autres me prirent par les mains, nous sautions encore et encore » (p. 250-251).
Idya, à laquelle Médée s’adresse dans son monologue d’ouverture, est la représentante parfaite de cette puissance guérisseuse et consolatrice : lorsque Médée, enfant, saigne pour la première fois, sa mère s’assoit avec elle « renouvelant les compresses d’herbes sur ma poitrine et mon front, me maintenant les mains tout contre mes yeux et me montrant les lignes de la main » (p. 16), puis la prend par la main pour l’emmener boire à la fontaine merveilleuse dans la cour intérieure du palais en Colchide, ce qui sera aussi la première vision émerveillée que Jason a de Médée [21] : « et je recueille l’eau de source et je bois, je bois et je guéris » (p. 18). Idya est une femme qui réussit à enlever la souffrance et la peur l’enfant, qui maîtrise l’art de la guérison et le langage corporel – tous ces gestes qui seront ensuite reproduits par Médée avec Glaucé. Lyssa de même incarne cette solidité, reposant sur l’intégrité, admirée en particulier par Leukos : « C’est une de ces femmes qui remettraient la terre en mouvement si elle venait à s’immobiliser, la vie des êtres qui lui sont confiés, elle la tient bien dans ses mains, heureux celui qui peut grandir sous sa protection » (p. 216). Et pourtant le roman, où les relations mères-filles sont centrales, en montre globalement les failles, en particulier l’échec des mères. Les derniers mots d’Idya, qui n’a pu empêcher ni la mort de son fils ni le départ de sa fille, constituent en effet un message très ambivalent [22] et on peut parler globalement d’une défaite des mères dans le texte : celle d’Idya et de Mérope bien sûr, mais aussi des nourrices ou encore de Médée face à ses deux filles adoptives, Glaucé et Agaméda, qui l’une et l’autre se détournent de leur « mère » et adoptent le patriarcat. Bien que Médée ne soit peut-être pas infanticide dans la version de Wolf (et même ce point peut se discuter), elle échoue néanmoins avec ses deux filles symboliques et il n’est sans doute pas anodin que ses enfants biologiques soient des garçons. Mérope, la mère qui pleure sa fille, préfigure d’ailleurs clairement le destin de Médée dont on lapidera les fils : significativement, c’est en évoquant le visage de la reine de Corinthe, au chapitre 4, que Médée parle pour la première fois de ses fils, avec inquiétude. C’est à Mérope qu’il revient de figurer la Pietà, là aussi alliance de la tête et des mains, lorsqu’elle tient le cadavre de sa fille suicidée, image clairement symbolique évoquée par Leukos : « On étendit la forme sans vie aux pieds de la reine, je vis celle-ci s’agenouiller et poser la tête de sa fille sur son giron. Elle resta longuement ainsi et peu à peu s’installa un silence comme je n’en avais jamais connu en ce lieu. Comme si ce silence exprimait le deuil et réclamait justice pour toutes les victimes que les hommes aveuglés avaient laissées derrière eux dans leur égarement. C’est dans ce silence que j’ai vu Jason traverser la cour en titubant comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Personne ne se retourna sur lui » (p. 277-78), moment qui rappelle aussi l’interaction entre Glaucé et Médée, notamment par la position de la tête posée dans le giron.
Glaucé tient en effet une place nodale, tout comme son monologue, dans le roman. Placé au centre du texte il y a la figure de victime par excellence des structures de pouvoir patriarcales mises en procès par le livre, même si elle atteste aussi de l’efficacité des capacités de guérisseuse de Médée, figure divisée et piégée entre des allégeances et injonctions contradictoires. Sa situation tragique s’exprime dans le monologue et son suicide manifeste de manière éclatante la dévastation induite par le mensonge qu’on se prodigue à soi-même, ou qu’on est forcé à se prodiguer à soi-même. Le sixième monologue pivot met en voix cette forme suprême d’aliénation, de dislocation et de perte de soi, Wolf examinant exemplairement avec son cas les mécanismes complexes par lesquels les femmes participent de la machinerie des violences masculines, en sont complices et en deviennent les victimes. La maladie, « l’écume à la bouche » (p. 267) qui la prive de voix et les autres manifestations lors des crises qui expriment la perte de contrôle sur son corps et sur sa tête en particulier, fonctionnent à la fois comme symptôme personnel (du traumatisme et du refoulement du meurtre de sa sœur comme de ses désirs) et comme symptôme social. Glaucé tombe malade parce qu’elle n’a plus liberté de décider elle-même de sa vie et d’être un sujet entier – même si les crises d’épilepsie, qui traduisent son conflit intérieur, lui permettent aussi de le fuir [23] .
Le récit morcelé que fait Glaucé de sa cure par Médée, met là aussi au centre le corps, en particulier la tête et les mains : par la position physique (Médée place sa main sur la tête de sa patiente) et le processus même (aller plus loin dans sa tête, ce qui fait écho à la catabase du premier monologue de Médée), même si, dans le présent de la narration, la princesse refuse précisément de reconnaître Médée et tente, par une violence marquée, de la chasser de sa tête : « il ne faut pas que j’y repense à cette femme qui a posé sa main sur mon front, non, je dois l’oublier, ceux qui me le conseillent ont raison, en particulier Créon mon père, je dois effacer de ma mémoire le nom de cette femme, que je fasse sortir complètement cette personne de mon cerveau [ich muss mir diese ganze Person aus dem Kopf schlagen], l’arracher de mon cœur » (p. 168). Glaucé est en permanence sous contrainte et ne cesse de se débattre : d’abord lors de la cure dans le passé (« J’agitais ma tête dans tous les sens contre le giron de cette femme, cela commençait toujours ainsi, et cela m’aurait fait revenir dans l’oubli consolateur mais cette femme ne le permettait pas, s’y opposait de toutes ses forces en tenant ma tête et dit d’une voix résolue et courroucée : Non, continue, Glaucé, continue » p. 179-180), mais aussi dans le présent, où la contrainte est de nouveau marquée physiquement par les gestes de Turon : « je pourrais interroger Turon, qui ne me quitte plus, Akamas en a fait mon protecteur, il a mon âge, un jeune homme pâle et incroyablement maigre aux joues creuses et aux longs doigts osseux, quelque chose de visqueux dans le regard, je dois lui être reconnaissante, il s’occupe de moi, le roi, paraît-il, se fait du souci pour moi, les affaires du gouvernement l’empêchent de venir me voir, mais même s’il venait je ne pourrais pas lui dire combien j’ai horreur des mains osseuses et moites de Turon, qu’il aime bien poser sur mon avant-bras ou mon épaule ou même sur mon front, pour me rassurer dit-il, et que l’odeur de sueur putride qui se dégage de ses aisselles me dégoûte » (p. 167-168), « d’un seul coup c’était comme si mes bras et mes jambes avaient de la grâce, en tout cas c’est l’impression que j’avais, mais tout ça n’était qu’illusion, pour se moquer, dit Turon en posant sur ma tête sa main compatissante » (p. 170-171 [24] ). Glaucé constitue le cas extrême et paradigmatique de dissolution, dissociation, dislocation, aliénation – qui mène de fait à la mort et au silence, et justifie que son monologue, le plus déchirant et poignant sans doute de tous, se situe au centre du roman.
5 - Pour conclure, je voudrais faire référence à un modèle théorique, qui a été proposé par un politiste et économiste américain (d’origine allemande), Albert O. Hirschman. Hirschman a en particulier actualisé ce modèle, qui permet d’analyser les réactions des individus en cas de crise d’une institution ou d’une société, et qu’il a formalisé dans son ouvrage de 1970, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline In Firms, Organizations, and States, traduit en français en 1995 sous le titre Défection et prise de parole. Théorie et applications (Fayard), pour analyser les événements en RDA en 1989. Ces événements ont commencé au printemps avec les départs massifs de citoyens est-allemands vers l’Ouest suite à l’ouverture de la frontière entre la Hongrie, puis la Tchécoslovaque, et l’Autriche, et se sont poursuivis à l’automne par les manifestations monstres du lundi à Leipzig, Dresde ou Berlin, où le slogan « Nous sommes le peuple » s’est transformé en « Nous sommes un peuple », conduisant finalement à l’ouverture du mur le 9 novembre et à l’unification allemande l’année suivante.
Selon Hirschman, il existe deux réponses possibles en situation de crise ou de mécontentement face à une institution ou une communauté : soit la quitter (exit), soit rester et plaider pour le changement (voice). Sa thèse est que, quand on a le choix des deux options, le critère qui conduit à prendre la parole et non à partir, est ce qu’il nomme loyauté (loyalty [25] ). Je pense qu’il est relativement clair pourquoi ce modèle me semble pertinent pour le roman de Wolf et la question d’agrégation dans son ensemble. Réfléchir à la question de l’intégrité (ou de la loyauté, que ce soit envers soi-même, des valeurs ou une communauté), c’est en l’occurrence aussi réfléchir aux possibilités de changement dans les organisations sociales. Médée certes reste fidèle à elle-même, fait valoir et entendre sa subjectivité sans réserve, ce qui lui vaut de ne pas être « brisée » à la fin du roman, mais elle le fait (c’est sa faille) en choisissant d’abord de quitter la Colchide, puis de se taire à Corinthe. Aussi admirable et héroïque soit-elle, elle ne peut empêcher l’imposition du patriarcat, la mort de ses filles et fils et sa propre exclusion. C’est seulement dans l’espace du roman qu’on entend sa voix, qui s’adresse à notre présent et où elle nous tend expressément la main – suivant l’épigraphe de Lenk et le programme dessiné par l’avant-propos du roman. Ce que dit en somme Wolf, c’est que c’est bien à nous de la saisir pour le bien des individus et des communautés.
Notes
- [1]
« …er muss seine Werte verleugnen, er tut es, er ist am Ende ein gebrochener Mann, Medea ist eine vernichtete, nicht aber gebrochene Frau » (« Notate aus einem Manuskript ab i. Februar 1993 », in Marianne Hochgeschurz, éd., Christa Wolfs Medea. Voraussetzungen zu einem Text, Munich, dtv, 1998, p. 73).
- [2]
« …avec Chiron comme précepteur on vivait dans les montagnes de Thessalie, libres et en même temps pourvus de tous les savoirs dont un homme de bonne famille [Mann von guter Familie] a besoin, je me souviens que Médée avait été impressionnée par mes connaissances en médecine. Il y a longtemps de cela. » (p. 70-71). Toutes les citations renvoient à l’édition au programme : Christa Wolf, Médée. Voix, trad. Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Stock, coll. « La cosmopolite », 2001.
- [3]
« On dit qu’il passe maintenant ses jours et ses nuits sous la coque au rivage, et Télamon, son vieux compagnon, lui procure tant bien que mal à manger et à boire » (p. 278).
- [4]
« …‘rückhaltlose Subjektivität’ kann zum Maßstab werden für das, was wir (ungenau, glaube ich) ‘objektive Wirklichkeit’ nennen – allerdings nur dann, wenn das Subjekt nicht auf leere Selbstbespiegelung angewiesen ist, sondern aktiven Umgang mit gesellschaftlichen Prozessen hat » (Christa Wolf, Lesen und Schreiben: Essays, Aufsätze, Reden, Darmstadt & Neuwied, Luchterhand, 1985, p. 212).
- [5]
« Ich glaube, es muss tatsächlich damit anfangen, dass man sich selber erfährt, sich zulässt, sich anblickt und das aushält: das wäre eine sehr individuelle Antwort auf die Frage, was können wir machen » (Christa Wolf, « Documentation : Christa Wolf », German Quarterly n° 57, 1984, p. 106.)
- [6]
La citation comprend un renvoi implicite à Marx : ce que Wolf dit à propos des hommes (Männer) comme de « grands enfants » irresponsables rappelle ce que Marx dit des Grecs comme des « enfants », et que l’autrice cite dans Cassandre. Le récit et les prémisses (trad. Alain Lance avec la collaboration de Renate Lance-Otterbein, Aix-en-Provence, ALINEA, 1985).
- [7]
Adriana Cavarero Nonostante Platone : figure femminili nella filosofia antica, Rome, Riuniti, 1990, p. 31-32.
- [8]
« Sich-Erinnern ist gegen den Strom schwimmen, […] gegen den scheinbar natürlichen Strom des Vergessens, anstrengende Bewegung » (Christa Wolf, « Lesen und Schreiben » (1968), Die Dimension des Autors: Essays und Aufsätze, Reden und Gespräche 1959-1985, vol. 2, Francfort/M., Luchterhand, 1990, p. 480).
- [9]
« Pourquoi Médée ? Entretien avec Christa Wolf », in La dimension mythique de la littérature contemporaine, éd. Jean-Paul Engélibert, Ariane Eissen, Poitiers, la Licorne, 2000, p. 243.
- [10]
« Netzwerk » et « Gewebe » sont deux notions et expressions clé de sa poétique, mises en avant dès l’introduction puis dans l’ensemble de Cassandre. Le récit et les prémisses.
- [11]
« …andere Ästhetik […] Vorschläge zu machen für eine andere, nicht-tötende Art, auf der Welt zu sein » (Christa Wolf, Lesen und Schreiben: Essays, Aufsätze, Reden, op. cit., p. 318). Cf. p. 315 : « Gegen-Entwurf an den Wurzeln einer in die Irre gehenden Kultur ».
- [12]
Aurore Touya, La Polyphonie romanesque au xxe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2015, p. 121.
- [13]
« Ich werde und will das körperliche Gefühl nicht vergessen, Stück für Stück, Glied für Glied, ausgewechselt zu werden gegen eine andere Person, die in die Medien passte, und dort, wo ich ‘eigentlich’ war, eine Leerstelle entstehen zu sehen. Da wurde mir unheimlich: Jetzt hatte ich das Wort für mein Gefühl. Unheimlich vor dem Verschwinden der Realität » (Christa Wolf, « Abschied von Phantomen. Zur Sache: Deutschland. Rede, gehalten am 27.2.1994 in der Reihe Dresdner Reden in der Staatsoper Dresden », Auf dem Weg nach Tabou. Texte 1990-1994, Cologne, Kiepenhauer & Witsch, 1994, p. 330) Wolf est donc le double de Médée aussi bien que d’Absyrtos. Lire aussi à ce sujet Uwe Wittstock, « Warum die Schriftsteller der DDR als Sündenböcke herhalten müssen », Süddeutsche Zeitung, 13-14 octobre 1990.
- [14]
La traduction française est ici discutable, car elle laisse entendre que Glaucé aurait pu crier (même si son cri reste inaudible, parce qu’absorbé par le puits). Le texte allemand précise bien qu’elle n’aurait émis aucun son lors de sa chute dans le vide : « Dann einen weiteren Schritt ins Leere hinein, in die Tiefe. Sie soll keinen Laut von sich gegeben haben » (Christa Wolf, Medea. Stimmen, Francfort/M., Suhrkamp Taschenbuch, 2018, p. 218).
- [15]
« Ils sont tous morts, sauf les femmes dans les montagnes, mais elles sont revenues à l’état sauvage » (p. 288) ; « Personne, ici, à qui le demander. Voilà la réponse » (p. 289).
- [16]
C’est aussi le programme que l’autrice formule explicitement dans « Pourquoi Médée ? » : « Parfois, en utilisant des personnages à première vue si lointains, il devient possible de filtrer les problèmes contemporains et de les faire apparaître de manière particulièrement limpide, justement parce que le terrain sur lequel je me place est un terrain préhistorique – mais déjà avec des groupes sociaux structurés de manière hiérarchique et patriarcale ».
- [17]
« Même les dieux morts gouvernent » (p. 15). Cette vérité générale fait directement écho à Trame d’enfance : « Le passé n’est pas mort ; il n’est même pas passé. Nous le retranchons de nous et faisons mine d’être étrangers ». Il en va à chaque fois de se confronter au passé et aux éléments réprimés, i.e. de comprendre comment on est devenu qui on est, comment on en est arrivé là.
- [18]
Ainsi quand elle évoque les pressentiments d’Absyrtos, elle met significativement sur même plan les adjectifs « compréhensif » et « intuitif » en allemand. L’intelligence du jeune homme engage ses sentiments, dans un passage où l’appartenance à la communauté est précisément exprimée par une comparaison organique : « Notre Colchide avait été pour moi comme mon propre corps agrandi, dont je percevais chaque mouvement. La décadence de la Colchide, je l’avais pressentie comme une maladie rampante en moi-même, plaisir et amour se dérobaient, je te l’ai dit, petit frère, tu comprenais si bien les choses, tu les sentais si bien [Du warst so verständig, so einfühlsam] » (p. 118).
- [19]
« C’était curieux. Ce que Chiron m’avait enseigné, la bonne médecine que Médée pratique, j’ai commencé à l’oublier. Cela ne m’est d’aucune utilité ici » (p. 84).
- [20]
La « solution » proposée par Oistros à Médée n’apparaît en effet pas comme une option viable et pérenne, car elle repose sur la perte d’intégrité : « la seule manière de te tirer d’affaire eût été de te rendre invisible comme Aréthuse et moi. Vivre cachée, ne pas dire un mot, rester impassible, alors ils te tolèrent » (p. 237).
- [21]
Wolf affirme clairement qu’elle ne préconise pas un retour au matriarcat ou un entre-soi exclusivement féminin, mais qu’il faut trouver une solution commune aux hommes et aux femmes : « nous naviguons tout de même tous sur le même bateau qui est bien près de couler et ce n’est qu’ensemble que nous pourrons le sauver, si c’est encore possible. […] Les regards masculin et féminin peuvent seulement ensemble transmettre une image complète du monde » (« Pourquoi Médée ? »).
- [22]
« C’est ainsi que je la vis d’abord : penchée au-dessus de la fontaine, puisant de l’eau avec ses mains et la buvant à grands traits » (p. 53).
- [23]
« Werde nicht wie ich, sagtest du » (p. 35), c’est-à-dire littéralement « ne deviens pas comme moi, as-tu dit ». La traduction française, « Ne fais pas comme moi, as-tu dit » (p. 44), est ici discutable.
- [24]
Dans la lignée des lectures féministes de la folie, d’Ophélie par exemple, ou de l’hystérie, maladie féminine, comme moyen d’échapper aux impératifs et impositions patriarcales, et de laisser libre cours à « soi ». À ce sujet, lire par exemple Elaine Showalter, « Representing Ophelia : Women, Madness, and the Responsibilities of Feminist Criticism » (1985), in Shakespeare and the Question of Theory, Patricia Parker, Geoffrey Hartman (éds.), New York, Londres, Methuen, p. 77-94.
- [25]
La contrainte et la manipulation par les gestes de la main, comme moyen de guider et d’influencer, sont aussi récurrentes dans le roman : dans l’interaction entre Créon et Jason (« Mais enfin Jason, avoue, ce sont tout de même des sauvages, m’a-t-il dit récemment en posant sa main sur mon bras » p. 73), ou entre Jason et Glaucé vus par Médée : « Jason et Glaucé ferment la marche, mon cœur fait un bond. Il la tient par le haut du bras [Er hielt mit der Hand ihren Oberarm umspannt] et la conduit, elle a l’air pâle et mal en point, tous deux regardent droit devant eux, les dents serrées. Quel couple » (p. 234).
- [26]
Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline In Firms, Organizations, and States, Cambridge (Mass.), Harvard UP, 1970: « The insight of my book is that we have two potential responses when we don’t like an institution or community. We can leave it (exit) or we can advocate change (voice). When both options are available, what causes us to choose ‘voice’ over ‘exit’ is loyalty » (argumentaire).