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Traduction, glose, création ? L'Œdipe comparatiste au rendez-vous du sphinx (corpus de la Seconde Odyssée)

ARTICLE

[1] La scène littéraire européenne est comme une scène de théâtre sujette aux éclipses et aux retours. Ses lumières tamisées ou éclatantes sont pareillement suspectes au comparatiste. Au fil du temps, des protagonistes imprévus, qui semblaient y régner, glissent et disparaissent. Des noms glorieux sortent des coulisses, esquissent un pas, et s’en vont sur la pointe des pieds après qu’un choeur fatal de critiques a gravement froncé le sourcil. Reviendront-ils ? Qui sait ? Le canon littéraire se forme et se déforme à coups de traductions, d’éditions et de commentaires, de programmations scolaires, de coups d’éclat éditoriaux. À coups de querelles, autrefois portées par les académies, les cénacles et les salons, relayées à présent par les journaux, imprimés ou virtuels. Tragédie, comédie, ou pièce à la française, ballet de la Renaissance ou masque élisabéthain, tous les genres sont bons pour ces fortunes ou infortunes littéraires qui fluctuent entre deux ères et deux levers de rideaux.

Les fantômes littéraires de taille y sont les plus engageants : leur grande ombre avance sous une armure parfois rouillée. Pour Homère, l’éclipse tient de la coupure cocasse. Elle s’étire sur dix siècles pour l’Odyssée, remplacée par l’Éphéméride de la Guerre de Troie, le résumé factuel et squelettique des événements par un certain Dictys de Crète, menteur patenté qui s’est institué auteur sur un faux authentique, une des menteries crétoises de l’Ulysse homérique, qui lui a servi de caution [2] . Il avait fait plus vrai que l’Odyssée elle-même, récit plein de mensonges et d’affabulations. Heureusement, poètes et commentateurs avaient pris le relais. Si Dante fait d’Homère le « poeta sovrano » des limbes [3] , c’est qu’il le connaît par les intercesseurs, en dépit de Dictys. Mais l’époque ne favorise pas encore l’accès ni à l’oeuvre ni à sa langue. Les manuscrits font défaut. Lorsque Pétrarque, un peu plus tard, serre dans ses bras le premier manuscrit byzantin de l’Iliade parvenu en Occident en pleurant de joie, hélas, il ne peut le lire. Il comprend bien peu le grec [4] . La traduction est ce passeur essentiel qui fera découvrir le poème homérique dans toute sa complexité. Il n’en est pas autrement de Dante lui-même. Quelle serait sa fortune aujourd’hui en Angleterre sans les traductions de Charles Rogers (1782), de Henry Boyd (1802), d’Edmond Cary (1814) [5] ? Et – pour ne négliger ni le commentaire ni ses mérites – que serait Dante aujourd’hui en France sans Pierre-Louis Ginguené, sans Claude Fauriel, comparatiste français avant la lettre [6] , sans Frédéric Ozanam, son disciple, sans les romantiques [7] ? Intercession, traduction, commentaire, voire édition philologique et débat, forment un solide soubassement pour le retour de ces deux grands poètes dans la modernité depuis la fin du XVIIIe siècle.

C’est aussi sur ces deux poètes majeurs, Homère et Dante, que s’appuie le corpus de la Seconde Odyssée [8] , à partir de Ulysses de Tennyson (1833, publié en 1842). En mariant l’oracle de Tirésias sur le dernier voyage qu’Ulysse aurait à entreprendre après son retour à Ithaque (Odyssée, XI, v. 90-149) au récit dramatisé de l’ultime navigation du chef grec rencontré par Dante en enfer (Inferno, XXVI, v. 25-142), cette Seconde Odyssée désigne à la fois un après-Ithaque et une navigation risquée, souvent celle qui entraîne le personnage au-delà des colonnes d’Hercule pour le précipiter à sa perte. Quinze textes en six langues ont illustré ce sujet en déclinant ses diverses facettes dans ce livre, et si l’on en fait un point de départ, ce n’est point par vanité, mais bien parce que création, traduction et commentaire s’y mêlent d’une manière qui bouscule quelques topoï et idées reçues. En les discutant, on croisera l’énigme. Plus encore, traduction, création et commentaire deviennent un défi pour le comparatiste : ils mettent à l’épreuve sa sagacité, lui dessinent presque une feuille de route, lui assignent un cahier de charges. Une pratique des textes s’esquisse à l’horizon de cette fréquentation. Que pensons-nous devoir transmettre, en effet ? Et à qui ? Emboîtons, pour commencer, le pas aux quinze auteurs sur le terrain des langues.

 

 

Création, langues et traduction

Si les auteurs réunis dans Seconde Odyssée : Ulysse de Tennyson à Borges s’inscrivent dans six aires linguistiques (Tennyson, George Preston et Andrew Lang sont Britanniques, Paul Heyse Allemand, Franz Blei Autrichien, Arturo Graf et Giovanni Pascoli Italiens, Jules Lemaitre Français, Constantin Cavafis Grec d’Alexandrie, et Jorge Luis Borges Argentin), leur pratique littéraire et leur lecture d’Homère et de Dante (à l’exception de Lemaitre [9] ) se font dans plus d’une langue : Cavafis, éduqué en anglais et en français, a opté pour le grec moderne jusqu’à se priver des avantages que lui conférait la protection britannique acquise par son père ; Borges s’est formé en Suisse et en Espagne ; Graf, né à Athènes d’une mère italienne et d’un père allemand, a passé son adolescence en Roumanie ; Blei, qui vécut aux États-Unis et en Suisse, est un héraut de la culture française en Allemagne. Tennyson, qui déclarait n’aimer que l’Angleterre et l’anglais, et détester voyager, lisait Homère et Dante dans les éditions anglaises (la traduction de l’Iliade par Alexander Pope était une des ses lectures favorites), mais son père lui avait enseigné le latin et le grec avant qu’il ne fréquente l’école. À sept ans, il pouvait réciter les Odes d’Horace par coeur. Du 6 février au 1er mars 1856, il lut à son épouse l’intégralité de l’Odyssée en lui traduisant du grec à livre ouvert, et dès 1894, Paolo Bellezza a montré à quel point Dante a imprégné sa poésie en détectant dans son oeuvre des vers, des expressions et des passages dont la dette au maître italien ne fait pas de doute. [10]

Preston, Lang, Heyse, Graf, Pascoli et Cavafis ont tous fait leurs humanités. Le plus représentatif en est Paul Heyse, premier prix Nobel allemand en 1910, fils du philologue et linguiste Karl Heyse, qui, avant de se tourner vers la poésie et la fiction, débuta comme romaniste, voyagea en Italie à la recherche de manuscrits [11] , et mit en allemand des poèmes en italien, en provençal et en espagnol avec un sien ami, le poète Emanuel Geibel [12] . Jorge Luis Borges, très attaché à Dante, a raconté comment il a découvert La Divine Comédie dans une édition bilingue italien/anglais. Il ne serait pas exagéré de dire que ce que Borges sait d’italien lui vient de Dante, à qui il a consacré un livre important, Nueve ensayos dantescos, où figure en premier El último viaje de Ulíses, dernier jalon du corpus de la Seconde Odyssée en 1982.

La lecture en langues et la traduction jouent un rôle fondamental dans la Seconde Odyssée. Elles sont la couche sur laquelle les textes créatifs reposent, la manne dont ils se nourrissent, la mer littéraire où la création fait émerger des îlots. Andrew Lang, poète de Hesperothen (Seconde Odyssée), est le co-traducteur (avec Samuel Henry Butcher) d’une traduction en prose de l’Odyssée parue en 1879. Giovanni Pascoli, auteur de L’ultimo viaggio (Seconde Odyssée), a traduit des extraits de l’Iliade et de l’Odyssée pour les lycéens, et de nombreux poèmes européens en italien, y compris Ulysses de Tennyson. Il composait aussi des poèmes en latin et remporta plus d’une fois le concours de poésie latine d’Amsterdam jusqu’en 1913. Blei est un traducteur talentueux de nombreux textes français en allemand, et c’est un récit français, Les Dernières Aventures du divin Ulysse d’Émile Gebhart (1902), qui fut le point de départ de sa contribution à la Seconde Odyssée, le récit Des Odysseus letzte Ausfahrt (1923).

 

 

Traduction et commentaire

Plus encore, la création littéraire émerge dans ce cas de la pratique conjointe de la traduction et du commentaire. Antoine Berman, dans son commentaire sur Die Aufgabe der Übersetzers de Walter Benjamin, rappelle que ces deux activités sont corrélées d’une manière qu’on a tendance à oublier dans la modernité :

Parce qu’il existe un lien d’essence entre traduction et commentaire remontant (sans s’y limiter) à la tradition philosophique et théologique (ou religieuse). Tout commentaire d’un texte étranger comporte un travail de traduction. À la limite, est traduction. Inversement, toute traduction comporte un élément de commentaire, comme on peut le voir avec les « translations » médiévales. [13]

Dans la Seconde Odyssée, on peut être poète, traducteur et commentateur à la manière de Giovanni Pascoli : dans son studiolo de Castelvecchio, Pascoli se vouait conjointement à trois tâches, une par table de travail dédiée [14] : la poésie italienne, la poésie latine, et le commentaire de Dante, d’où sont nés trois volumes, Minerva oscura en 1898, Sotto il velame en 1900, et La mirabile visione en 1902.

Dans un essai rudimentaire, écrit la même année que son beau poème Seconde Odyssée (1894), qui m’a servi à nommer ce corpus et le livre qui en est issu, Constantin Cavafis traduit des extraits du Ulysses de Tennyson et du chant XXVI de l’Inferno (qu’il lit en italien, mais aussi dans la traduction américaine annotée de Longfellow), et les commente en les confrontant aux vers d’Homère (en grec ancien). Cavafis considérait son essai comme une « curiosité littéraire » et se voyait comme « ce monsieur qui ne fait pas trois choses : il ne donne pas des conférences, il n’accorde pas d’entretiens ni n’écrit de la prose ». Imparfait, en ce qu’il est en retrait par rapport au poème sur plusieurs points essentiels, l’essai permet cependant de mesurer l’ampleur de l’aventure et du débat. Cavafis s’y mesure à Tennyson, qui, dans son propre Ulysses, s’était mesuré à Homère et à Dante. Le paragraphe conclusif de Cavafis comporte un repentir éloquent :

C’est une chose difficile et risquée qu’un autre veuille continuer la phrase qu’Homère décida d’arrêter en y mettant un point final. Mais les grands [artistes, barré] artisans accomplissent les oeuvres difficiles et risquées ;

Artisan, ouvrier, façonnier [texnίthv] est venu déloger artiste, créateur, poète [kallite/xnhv]. Cavafis est cet ouvrier des lettres qui traduit et commente Dante, Tennyson, Homère. Mais l’arène arpentée par l’ouvrier a déjà été foulée par l’artiste quatre mois auparavant grâce au merveilleux poème qu’est Seconde Odyssée (placé dans les poèmes « cachés », ce texte ne sera publié qu’en 1985). Cavafis n’admettrait sans doute pas l’idée que la traduction et le commentaire révèlent des aspects inédits du travail créatif, qu’ils en sont des parties intégrantes. Pourtant, Borges ne suggère rien d’autre à l’ouverture de son essai sur les traductions homériques :

Ningún problema tan consustancial con las letras y con su modesto misterio como el que propone una traducción. […] La traducción […] parece destinada a ilustrar la discusión estética.

Aucun problème n’est aussi consubstantiel aux lettres et à leur modeste mystère que celui que propose une traduction. […] La traduction […] semble destinée à illustrer la discussion esthétique. [15]

Mesurons la part créative de la traduction dans le corpus de la Seconde Odyssée et levons le voile de quelques modestes mystères.

 

La traduction dans la création

Nul doute que les quinze textes réunis dans Seconde Odyssée sont des créations : tous fondés sur des idées originales, ils sont souvent brillamment exécutés à l’aide de moyens nouveaux. Il n’y a pas deux textes qui se ressemblent, pourtant nombre d’entre eux renvoient à la traduction, comportent des traductions, s’en nourrissent, et gagnent en portée en faisant fusionner part créative et part traduite. Thématisée, convoquée dans l’expression et la métrique, ou structurelle, la part de la traduction y est vive.

El Inmortal de Borges (1947) la thématise : le récit se présente comme un écrit découvert dans l’édition originale de la traduction de l’Iliade par Pope, une belle infidèle dont l’impact sur la poésie anglaise est bien connu. Son auteur, Cartaphilus (littéralement « l’ami des livres », mais aussi un des noms du Juif errant), devient par là un continuateur d’Homère et son alter ego. Ce Cartaphilus fictif rejoint donc la longue liste des traducteurs homériques (Pope en Angleterre, Pindemonte en Italie, Pállis en Grèce, Voss en Allemagne etc.), doubles d’Homère à travers le temps. Mais son manuscrit est un palimpseste de langues : « rédigé en un anglais où abondent les latinismes », il est ironiquement proposé au lecteur comme une traduction « littérale » en espagnol. Il reflète le multilinguisme de Cartaphilus, son aisance et ses défauts de langue : « Il se débrouillait avec fluidité et ignorance en plusieurs langues ; en quelques minutes, il passa du français à l’anglais et de l’anglais à une combinaison énigmatique d’espagnol de Salonique et de portugais de Macao » [16] . Trace des mille vies d’un immortel dans son long voyage à travers les civilisations et les époques, les langues font entrer dans l’expression et l’interprétation l’incertitude, la corruption, l’énigme. Écrire dans le sillage d’Homère et de Dante, dans les langues de l’Europe moderne, relève du palimpseste : les langues se croisent, elles se superposent, l’artisan est artiste, le traducteur poète, l’original et la copie ne font plus qu’un.

Pascoli fait entrer la traduction dans l’expression et s’y mesure par la métrique. Son ultimo viaggio, cycle poétique en 24 chants, est délibérément (par retranchement d’un vers surnuméraire [17] ) un dixième exact de l’Odyssée, bien que la structure en inverse l’ordre et acquière un sens nouveau. Bien des vers, des images, des expressions sont des traductions homériques densément tissées dans les vers modernes, comme le montre un passage du chant X, « Le coquillage », qui met en scène le héros, Odysseus, et l’aède, Phémios, au bord de la mer. L’aède a jeté sa lyre. Il a recueilli un âpre coquillage qu’il pose contre son oreille. Il en émane le bruit de la mer et des flots.

Les traits homériques de ce chant sont nombreux. Le dialogue entre les deux personnages suit les règles du dialogue épique. La parole de chaque interlocuteur est introduite par un vers indépendant, héros et aède s’adressant l’un à l’autre à la manière épique par un appellatif, souvent marqué d’un adjectif. Ainsi l’aède appelle Odysseus « Laertiade fulgido Odisseo », « brillant fils de Laërte », et appose à l’appellation épique un adjectif homérique. Les v. 7-8 sur l’aède, non pas « mendiant geignard », mais « héros / chanteur, et [s]on seul maître », reprennent une idée et des images de l’Odyssée (XXII, v. 347-348). Trois allusions à ses chants passés et au massacre des prétendants (v. 10, 12-13, 14-16) recueillent l’écho du modèle épique jusque dans l’expression (Odyssée, XXIII, v. 143-145, 383-388, 446-473). Pascoli glisse dans les v. 21-23 l’idée d’un matelot, d’« un vieux aux yeux rouges », qui a recueilli la lyre jetée par l’aède. Seul le vent en joue désormais : le portrait acquiert la dimension fantasmatique d’une représentation imaginaire d’Homère, le poète aveugle à jamais disparu. Le désir anxieux d’Odysseus d’apprendre la vérité, « Mais dis-moi vrai » (v. 39), fait écho à la prophétie de Tirésias « qui dit la vérité » (Odyssée, XI, v. 96 et 135). La « scabra isola », « l’île aux roches » du v. 41, est bien entendu Ithaque. Et ainsi de suite.

Dans une note de l’édition originale, Pascoli reportait à plus tard l’annotation, « la mention zélée des sources classiques » qui montrerait les dettes de sa poésie aux textes anciens [18] . Par bonheur, le poète n’eut pas à fournir pareilles explications : dès 1909, une étude comparatiste d’approche classique des « sources », détaillée et diligente, le fit pour lui [19] . L’aurait-il autrement établie de lui-même ? J’en doute. Ses emprunts à l’Odyssée (comme à Hésiode, à Pindare, ou à la chanson rhodienne de l’hirondelle) font tellement corps avec une nouvelle poésie italienne, incontestablement moderne, que l’annotation, exhaustive ou pas, ne clarifierait en rien l’intention poétique. Pascoli n’entend pas récrire Homère, Hésiode ou Pindare, mais questionner le mythe, le sens, le langage lui-même. Son choix du mètre le montre bien. Le poète avait inventé un mètre « héroïque » pour traduire l’épopée (et Ulysses de Tennyson), un long vers de dix-sept syllabes, nombre qui reflétait délibérément un hexamètre dactylique type (cinq dactyles + deux syllabes finales, 5 x 3 + 2 = 17). L’ultimo viaggio est pourtant composé en hendécasyllabes qui se plient à une métrique riche en coupes et en silences. Images et expressions empruntées à Homère ont beau le colorer, elles ne portent pas pour autant deux des plus angoissantes questions du cycle, évidentes dans « Le coquillage », le bruit qu’émet la coquille, le son du poème, et la rivalité rêve/réalité. Grâce à elles, Pascoli donne à sa Seconde Odyssée sa véritable teneur : s’il y répand des expressions et des idées homériques comme un bon artisan, c’est en artiste qu’il questionne la portée du langage, ancien comme nouveau, dans des hendécasyllabes, le mètre de La Divine Comédie. Le patron homérique s’est coulé dans la cadence de Dante, il s’y est embrasé, s’y est fondu. Plus de vers de dix-sept syllabes pour ce questionnement-là. À l’horizon du cycle se profile la langue de feu de l’Inferno, d’où parle Ulysse.

Inséparable de la traduction, l’énigme du sens est structurelle dans Hesperothen d’Andrew Lang : au coeur du cycle, Lang introduit sa propre traduction (avouée) d’un poème grec, emprunté aux Chants populaires de la Grèce moderne de Charles Fauriel (1825) par le biais de sa traduction anglaise par Charles Brinsley Sheridan (même année) [20] . Mais il n’attribue à cette brève ballade ni le sens allégorique de Fauriel, ni celui patriotique de Sheridan, dont la traduction est une contribution patente au philhellénisme ambiant. Il en accentue en revanche le lyrisme. Il y fait résonner une voix nouvelle, celle d’un oiseau, augure du message fatal de l’ouest. Le titre mystérieux du cycle, Hesperothen, qui signifie « de l’ouest » en grec ancien, y prend sens. L’oiseau annonce le malheur, la mélancolie, le néant du couchant. Il est la voix hantée du poème, le messager du poète, que ses personnages (des marins grecs anonymes modelés sur Ulysse) ne veulent pas entendre. Traduit, le poème grec moderne, lui aussi anonyme, se coule à nouveau dans un schéma homérique d’aventures, distille le nouveau lyrisme dans la poésie antique, lie l’épopée la plus ancienne au folklore grec le plus récemment recueilli, relaie peut-être la question homérique elle-même (l’Odyssée, poème sans auteur avoué ?). S’il raffermit la teneur allégorique de l’ensemble, il annonce surtout le suspens du sens : entre brumes, néant, et temps infini, le cycle de Lang se clôt en pointant l’énigme.

 

 

Traduction et équivoque

Car l’énigme, l’équivoque, la langue qui est feu sont les véritables moteurs de la Seconde Odyssée. Ils font écho aux mots sibyllins de Tirésias, qui a prédit le dernier voyage et la fin de la vie d’Ulysse selon deux sens possibles, et au murmure de la flamme gigantesque, une langue fourchue, d’où jaillit la voix du héros damné, l’Ulysse de Dante. Énigme et feu éperonnent les oeuvres. La vacillation et le flottement sont la force vive d’une langue équivoque, riche de sens à déplier. Elle ne désigne pas tant la raison de la création, tel un problème métaphysique en dehors du langage. Elle est l’outil par lequel les poèmes modernes relèvent la double énigme au départ de cette lignée, la portent plus loin.

Nombreux sont les textes à reposer sur un terme obscur, un jeu de mots, une phrase ambiguë. Andrew Lang recourt au grec ancien et reprend la transformation railleuse d’un mot que Rabelais (convoqué) a probablement utilisé avant lui : les Îles Fortunées des Immortels [Maka/rωn nh : soi en grec] se transforment en Îles des Macraeons, des vieillards éternels, des Mathusalems [Makrai/ωn nh : soi]. Une métathèse sarcastique piège ses navigateurs dans une vieillesse sans fin. Borges reprend Outis, le nom qui a leurré le Cyclope. On lit dans El Inmortal : « Nadie es alguien, un solo hombre inmortal es todos los hombres ». Le contexte nous invite à comprendre (et à traduire) : « Personne n’est quelqu’un, un seul homme immortel est tous les hommes ». L’individualité se dissout dans l’anonymat, les hommes s’annulent en tant que tels dans le temps infini de l’immortalité. Mais en espagnol, nulle raison grammaticale ne s’oppose à ce que l’on comprenne aussi : « Personne est quelqu’un, un seul homme immortel est tous les hommes ». La personnalité s’affirme, l’individualité de même. Estce un hasard si, dans l’avant-dernier chapitre de Ulysses, celui d’Ithaque, James Joyce joue sur Toutlemonde [Everyman] et Personne [Noman] ? Dans L’ultimo viaggio de Pascoli, l’ancien mot d’esprit d’Ulysse revient le frapper en plein visage dans un vers qui l’annule :

Al monte ? l’occhio ? trivellò ? Nessuno.

Du mont ? L’oeil ? Qui le creva ? Personne. [21]

Le jeu de mots n’est pas gratuit. Le renversement ironique vide l’aventure de son sens, plus encore, révoque le poème d’Ulysse, l’Odyssée. Le cycle de Pascoli est structuré par les deux vers qui encadraient dans l’Odyssée la prophétie de Tirésias : « Afin que je boive et te dise la vérité », et « Je t’ai parlé selon la vérité » [22] . De ce même mot, la vérité [il vero], Pascoli a fait le mot-clé du poème, la question angoissante qui mine le cycle. À chaque retour, il jette le doute sur le sens des épisodes, sur la vie et l’identité d’Ulysse. Il questionne la poésie.

Il en est de même du feu. Pour s’en tenir au seul Tennyson, le feu est la lueur [the gleam], le mirage du monde inconnu vers lequel le nouvel Ulysse fait voile au-delà des colonnes d’Hercule. Mais son scintillement fuyant s’éloigne au fur et à mesure que le navigateur s’élance à sa rencontre, lui échappe, se dérobe :

Yet all experience is an arch wherethrough

Gleams that untravelled world, whose margin fades

For ever and for ever when I move.

 

Et pourtant toute expérience est une arche à travers qui

Luit ce monde où nul n’a voyagé, et dont le bord s’évanouit

Au fur et à mesure que j’avance. [23]

N’est-il pas l’image même de la poésie, de toute sa poésie, comme l’indiquera bien plus tard Merlin and the Gleam (1889), poème quasi testamentaire, où Tennyson, contrairement à son habitude, s’est reconnu ?

 

Transmission

Traduction et commentaire, poésie et équivoque : que devons-nous transmettre ? Les poètes de la Seconde Odyssée, oeuvrant entre langues, traductions, commentaires et lectures de deux textes fondateurs des lettres européennes, que transmettent-ils ?

La réviviscence est émouvante car composée, de nature à intriguer, voire à piéger le comparatiste, arrêté au carrefour des textes comme par le sphinx. En revenant dans la Seconde Odyssée, « plus grande que la première peut-être. / Mais hélas, sans Homère, sans hexamètres » pour le dire avec Cavafis [24] , Ulysse fait voile vers le ponant. Il voguera sur l’océan en transgressant une limite. Sa sombre aventure qui se solde par naufrage et noyade, et équivaut à un anéantissement, questionne le langage, le sens des oeuvres, l’idée même de ce qui est immortel. Elle n’aurait existé dans la poésie moderne sans les langues, sans la traduction, sans la glose, mamelles du ravitaillement poétique, en même temps que tétines de l’équivoque, tentant de retrouver dans plusieurs de ces oeuvres la langue (énigmatique et ignée) d’Homère et de Dante, des deux points de départ.

Les lettres, sommes-nous invités à penser, sont ce travail de transmission, de questionnement et de renouveau dans la longue durée, relancé par l’énigme du sphinx, éperonné par la quête de la lueur. Et notre métier, une pratique comparée des langues, des traductions, du commentaire des textes, qui aspire à tracer comment tradition et création s’apparient. Le comparatiste, OEdipe au carrefour ? Oui, à condition qu’il entende que le pied [pous] résonne à quatre reprises dans l’énigme du sphinx [25] , et qu’il pense tout d’abord à ses propres pieds, percés et entravés par le grand savoir de ses proies, ces poètes qui ont fait de l’ambivalence et de la variabilité des forces vives du langage et des oeuvres, qui ont su lier création, traduction, langues, et commentaire.

L’expérience d’un livre comme la Seconde Odyssée fait de la littérature comparée non pas une forme d’érudition (démonstration de compétences, gratuite ou pas), mais de recréation (dans tous les sens du mot). Invitation aussi, adressée au public averti, et non aux seuls spécialistes ou érudits, à arpenter la littérature européenne à partir de deux de ses textes fondateurs, dans le sillage d’un de ses grands mythes, en direction du couchant qui marque une des étymologies d’Europe (Hesperia). La lectureen langues, le commentaire, la traduction y sont un creuset du sens, une initiation. C’est ce que l’on pourrait transmettre.

Notes

  • [1]

    Seconde Odyssée, Ulysse de Tennyson à Borges, textes réunis, commentés et en partie traduits par Évanghélia Stead, Grenoble, Jérôme Millon, coll. « Nomina », 2009.

  • [2]

    Voir Évanghelia Stead, L’Odyssée d’Homère, Gallimard, coll. « Foliothèque », 2007, p. 41-42.

  • [3]

    Inferno, IV, p. 79 sq.

  • [4]

    Voir Familiares, XVIII, 2 [10 janvier 1354], et Familiares, XXIV, 12. Le manuscrit lui vient de Nicolaos Sigeros, ambassadeur byzantin à Avignon, rencontré à Vérone vers 1353. Cf. Pierre de Nolhac, Pétrarque et l’humanisme, Paris, Pierre Champion, 1907, t. II, p. 131-133.

  • [5]

    Outre Friederich (infra), voir Paget Toynbee, Britain’s Tribute to Dante in Literature and Art : a Chronological Record of 540 Years (c. 1380-1920), London, Humphrey Milford, Oxford University Press, [1921] ; et Valeria Villani, Visions of Dante in English Poetry, Translations of the Commedia from Jonathan Richardson to William Blake, Amsterdam, Rodopi, 1989.

  • [6]

    Claude Fauriel, « Dante et les origines de la langue et de la littérature italiennes », La Revue des deux mondes, vol. IV, 1er octobre 1834, p. 37-92. Ces extraits d’un cours à la Sorbonne formeront le premier tome d’un ouvrage posthume, publié par Jules Mohl (Paris, A. Durand, 1854). Edoardo Costadura en a bien montré l’influence sur Chateaubriand dans « Parmi les ombres. Chateaubriand et Dante », Littérature (Larousse), n° 133 [« Dante, l’art et la mémoire »], mars 2004, p. 64-75.

  • [7]

    Voir Werner P. Friederich, Dante’s Fame Abroad, 1350-1850, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1950, p. 117-118 (Ginguené), p. 138-140 (Fauriel), p. 147-148 (Ozanam). Outre ses propres mérites, l’ouvrage tire parti des travaux de Farinelli, de Marco Besso, d’Hauvette, d’Oelsner et de Counson.

  • [8]

    Voir Seconde Odyssée, Ulysse de Tennyson à Borges, textes réunis, commentés et en partie traduits par Évanghélia Stead, op.cit. On y trouvera les références et les textes originaux, passés ici sous silence par souci d’économie. L’édition est bilingue pour tous les textes étrangers.

  • [9]

    Lemaitre est une exception sur plusieurs plans. Il est douteux qu’il ait pratiqué Dante et sa lecture d’Homère s’inscrit dans la tradition française de la Seconde Odyssée, particulièrement faible, du fait du poids des Aventures de Télémaque de Fénelon, qui a éclipsé l’Odyssée d’Homère pendant quelque temps. Nausicaa de Lemaitre, sa contribution à la Seconde Odyssée, met en effet en scène un Télémaque partant sur les brisées d’Ulysse. Lemaitre est aussi l’auteur d’un Fénelon (1910).

  • [10]

    Paolo Bellezza, La vita e le opere di Alfredo Tennyson, Florence, Uffizio della Rassegna nazionale, 1894, p. 131-137.

  • [11]

    Voir Raffaella Bertazzoli, Il mito italiano di Paul Heyse, studi e documenti, Vérone, Università di Verona, 1987.

  • [12]

    Spanisches Liederbuch, von Emanuel Geibel und Paul Heyse, Berlin, Besser, 1852.

  • [13]

    Antoine Berman, L’Âge de la traduction : « La Tâche du traducteur » de Walter Benjamin, un commentaire, texte établi par Isabelle Berman, avec la collaboration de Valentina Sommella, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2008, p. 18, italique de l’auteur. L’exemple convoqué est Sésame et les lys de Ruskin, traduit (et commenté) par Proust.

  • [14]

    Photographie reproduite dans Giovanni Pascoli, Myricae, note di Franco Melotti, Milan, Biblioteca Universale Rizzoli, 1981, 2e éd., 1995, p. 39.

  • [15]

    Jorge Luis Borges, « Las versiones homericas » [Discusión, 1932] ; « Les traductions d’Homère », dans Discussion, traduit par Claire Staub, Paris, Gallimard, 1966 ; coll. « Du monde entier », 1979, p. 94.

  • [16]

    Seconde Odyssée, p. 384-385.

  • [17]

    Voir Andreas Tönnesmann, « Zum zahlenkompositorischen Verhältnis von Pascolis Ultimo viaggio und Homers Odyssee », Arcadia, Zeitschrift für Vergleichende Literaturwissenschaft, vol. XIV, 1979, Heft 1, p. 40-41.

  • [18]

    Voir « Note alla prima edizione », Poesie di Giovanni Pascoli, VI. Poemi conviviali, 2nda edizione accresciuta e corretta, Bologne, Nicola Zanichelli, 1905, p. 213.

  • [19]

    Emil Zilliacus, « Giovanni Pascoli et l’antiquité, étude de littérature comparée », Mémoires de la Société néo-philologique à Helsingfors, vol. V, 1909, p. 1-135 (sur L’ultimo viaggio, p. 87-124). Cf. Emil Zilliacus, Adolfo Candiglio, Luciano Vischi, Pascoli e l’antico : studio di letteratura comparata, Pratola Peligna (Abruzzi), U. Ortensi, 1912.

  • [20]

    Chants populaires de la Grèce moderne, recueillis et publiés, avec une traduction française, des éclaircissements et des notes, par C. Fauriel, Paris, Firmin-Didot Père et Fils, Dondey-Dupré Père et Fils, 1825, vol. II, p. 166 et 170-171, et The Songs of Greece, from the Romaic text, edited by M. C. Fauriel, with Additions, Translated into English Verse, by Charles Brinsley Sheridan, Londres, Longman, Hurst, Rees, Orme, Brown, and Green, 1825, p. 168.

  • [21]

    Seconde Odyssée, p. 272-273.

  • [22]

    Odyssée, XI, v. 96 et v. 135.

  • [23]

    Seconde Odyssée, p. 24-27.

  • [24]

    Ibid., p. 130-131.

  • [25]

    Selon une pièce ingénieuse de l’Anthologie palatine (XIV, 64), intitulée L’Énigme de la Sphinge, qui commence et finit ainsi (je souligne) : « Sur terre il est un être à deux, quatre, trois pieds, / et même voix toujours ; le seul dont le port change […]. Quand pour hâter sa marche, il a le plus de pieds, c’est alors que son corps avance le moins vite. » (Trad. F. Buffière, reprise dans Sophocle, OEdipe roi, annotation et postface de Francis Goyet, Paris, Le Livre de poche classique, p. VI.) La répétition du mot clé invite OEdipe à penser à ses propres pieds enflés, et à son identité.