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ARTICLE
Le mot « roman », nom français, mais pas seulement, d’un récit de fiction de quelque étendue, selon la définition minimaliste de Forste [1] , ne dit rien étymologiquement sur son rapport au nouveau ou aux nouvelles, mais seulement sur un choix de langue qui renvoie le genre à une pratique populaire ou profane, même quand il se manifeste de telle façon qu’il peut se prêter à une lecture allégorique ésotérique, comme Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris. S’il faut tenir compte de cet écart (temporel aussi) par rapport aux Belles Lettres, écart devenu norme sous le nom de « littérature », il convient plus encore d’interroger la novation de la nouvelle, novel ou novela, dépositaire, dès ses origines diverses, d’une mémoire culturelle en concurrence avec celle de l’historiographie – la mémoire romanesque étant celle de l’expérience singulière de sujets dépourvus de pouvoirs décisionnels sur une communauté, une mémoire du désir et de sa mise en images, celle des possibles qui ne se sont pas actualisés, celle, disait Duras, de l’avenir.
Le roman, aussi bien ce que couvre couramment en français ce terme que ce qu’englobe novel en anglais, par exemple – car la distinction générique entre novel et romance devrait à tout le moins être relativisée [2] – se caractérise d’entrée de jeu tout autant par ses rapports complexes, voire contradictoires, avec les temporalités (linéaire, cyclique ou fourchue) face auxquelles il prend place, que par le jeu de sa poïesis avec l’actualité, la factualité, la réalité. La fausse amitié entre « actualité » et « actuality », comme celle entre « éventuel » et « eventual » – l’événement se plaçant ainsi sous le signe du hasard en français et sous celui d’un ultime aboutissement en anglais – signale d’ailleurs tout autre chose qu’un contresens dans le passage glissant d’une langue à l’autre. L’anglais, vu du français, se montre pragmatique et « réaliste », disant qu’est réel, effectif ou factuel ce qui est présent ou se présentifie, que compte pour événement ce qui se concrétise en fin de compte. Le français, vu de l’anglais, prétendrait dire que le présent est le lieu prioritaire de l’action, mais aussi que le récit vise les possibles autant que les faits attestés. C’est plus qu’une nuance, et il se loge beaucoup de choses, un vaste jeu d’ambiguïtés ontologiques et temporelles – soit, sans doute, la pertinence du genre lui-même – dans ce décalage.
L’hybridité native du roman (à savoir le caractère protéiforme et métamorphique qu’on lui reconnaît au cours de l’histoire et qui, d’après certains, serait l’instrument de son actuelle position dominante, voire hégémonique, parmi les usages esthétisés du langage) pourrait être vue aussi bien comme la cause, l’occasion, la conséquence ou l’expression aux plans formel et discursif d’une relation d’attraction-répulsion aux formes temporelles dominantes dans une culture déterminée. Or la mondialisation, même dans chacune de ses localisations particulières, offre au roman de nouvelles difficultés et de nouveaux possibles qu’il accueille de façons très diverses, tantôt réactives, tantôt proactives, et plus souvent encore, les deux à la fois – toujours, assez étonnamment, en suivant des schémas de reconstruction sémio-esthétique structuralement proches de ceux rencontrés à différents moments antérieurs d’élargissement de mondes, avec les menaces et les espoirs afférents.
On pourrait soupçonner que, si le roman, dès avant sa modernité, se forme d’un agrégat variable de genres et de modes narratifs et non narratifs (lyrique, descriptif), sa complexe topologie générique facilite la figuration d’un monde en expansion et de réseaux relationnels de plus en plus aléatoires et entrecroisés. Mais on ne sera pas surpris non plus que le roman se soit développé, en divers lieux et à plusieurs reprises, de l’« Occident » hellénique à la Chine des Ming et des Qing, dans des circonstances de contacts interculturels accrus et de métissages, essaimages et conflits de traditions entraînés par ces contacts. Les entreprises coloniales de la Renaissance et du « partage du monde » entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe ne sont certainement pas étrangères à la montée en puissance du roman dans le paysage littéraire occidental et à sa confirmation ou à son émergence dans d’autres paysages. Mais, précisément parce que ces phénomènes ne sont pas allés sans remaniement et complexification, partout, des formes du temps, on doit bien se garder d’inscrire la novation romanesque dans une temporalité linéaire et téléologique, comme d’ailleurs dans une temporalité cyclique. C’est pourquoi les trois figures temporelles, Néos, Arché et Chaos, que je mets ici en scène ont pour fonction principale de jouer sur la flexibilité des mythes plutôt que de reprendre directement au compte de la théorie et de l’histoire littéraire les récits édifiants de Prométhée, de Laïos ou d’Anchise, et de la Genèse ou de l’Apocalypse, respectivement.
Notes
- [1]
« Perhaps we ought to define what a novel is before starting. This will not take a second. M. Abel Chevalley has, in his brilliant little manual, provided a definition, and if a French critic cannot define the English novel, who can? It is, he says, “a fiction in prose of a certain extent” (une fiction en prose d’une certaine étendue). That is quite good enough for us, […] if this seems to you unphilosophic, will you think of an alternative definition that will include […] ? » E.M. Forster, Aspects of the Novel, Orlando, Harcourt, 1927, p. 5-6. On pourrait remarquer, du Moyen-Âge à Lamartine et à Vikram Seth, que l’écriture en prose est un critère dont il conviendrait de se dispenser, sauf aux fins d’apprécier, précisément, la conformité ou la dissidence de telle ou telle production romanesque par rapport aux normes génériques dominantes dans l’espace culturel de la production du texte.
- [2]
Voir en particulier Margaret Anne Doody, The True Story of the Novel, New Brunswick NJ, Rutgers University Press, 1996.