Actes & Volumes collectifs

Traduire le trouble dans Le cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers

ARTICLE

Carson McCullers voulait appeler son roman « Le Muet », elle aurait pu l’appeler « Le Sourd ». En algèbre classique, l’adjectif désigne l’incommensurable. Un nombre « sourd », c’est une fraction irréductible, comme la racine carrée de deux, cette racine carrée du merveilleux qui taraude McCullers. Dans Le Cœur est un chasseur solitaire Singer porte en lui l’énigme, mais  l’indéfinissable caractérise tous les personnages du roman.

Comment déployer l’irréductible mystère des êtres, en respectant leur indéfinition ? Comment in-définir le particulier ? C’est tout l’enjeu de ce que j’ai appelé la traduction du trouble.  Le trouble, dans une facile référence butlerienne, c’est ce qui défait la catégorisation des êtres. Mais Carson McCullers nous invite à explorer des mécanismes de subversion des identités plus complexes que la version scolaire des gender studies ne l’a formulée. Nous étudierons le champ sur lequel se porte cette écriture du trouble par cercles concentriques, en partant de la détermination extérieure des individus par rapport à une communauté, pour analyser ensuite la façon dont ce trouble traverse les êtres, et les inscrit finalement sur un fond commun du langage, dans une lecture phénoménologique.

Désidentification

La multiplication des communautés

Pour la plupart des analyses récentes consacrées à notre roman, Carson McCullers présente des personnages venant rompre la norme majoritaire pour représenter une minorité, sa propre communauté. Il me semble au contraire, qu’elle brouille notre propension à l’assignation identitaire, elle trouble le trouble.

Ainsi, ses personnages sont en décalage même avec la norme de leur propre communauté minoritaire : le Dr Copeland ne parvient pas à emmener son peuple vers sa libération (pour une marche sur Washington) pas plus que Blount ne sait mobiliser les énergies prolétaires, Singer a su parler autrefois (p. 27) Mick ne veut être ni femme, ni enfant, Biff n’a pas de sexualité. Ils font exception à la communauté majoritaire, comme à leur seconde communauté minoritaire, sans que cela les ramène à la première par une simple subversion performative.

Ce cumul des écarts s’accompagne d’un autre phénomène : Carson McCullers multiplie les communautés minorisées, comme s’il n’y avait aujourd’hui plus de communauté dominante, le monde se réduisant à une absurde multiplication de groupes minoritaires : femmes, noirs, ouvriers, sont des groupes divisés - on peut leur ajouter d’autres catégories foucaldiennes pas moins problématiques (fous, enfants, homosexuels). Carson McCullers semble mettre à mal l’idée même de catégoriser : deux muets, est-ce une communauté ? Les deux amis en rencontrent d’autres, seuls comme Karl, ou en groupes organisés (l’association des muets). Forment-ils une unique communauté quand on découvre qu’il y a deux langues des signes, que Singer a apprises, l’européenne à deux mains, et l’américaine, à une seule, Antonapoulos utilisant lui ses capacités LSF pour parler à …son corps ! On pourrait ajouter d’autres communautés, végétarien (Copeland qui dit à Portia qu’il ne mange plus de viande), juif, bègue, bijoutiers. - Pourquoi les bijoutiers ? J’y reviendrai.

Ce tournoiement des communautés, Carson McCullers le fait jouer en des croisements et superpositions qui déstabilisent toute identification normative, dans un roman intersectionnel avant l’heure. On pourrait à cette aune reprendre les lectures proposées par Spivak – je n’ai le temps de reprendre ici qu’un point de celle de 1996 :  elle considère que dans notre roman « Les scènes de race et de classe sont entrelacées et ont peu, sinon rien, à voir avec les scènes que le roman consacre au sexe. » Ici, Spivak limite la portée du kaléidoscope que propose Carson McCullers. Elle partage alors l’aveuglement de Portia face à l’énigme proposée par Bubber au chapitre 11-II, insoluble parce qu’« on ne pense pas que l’Indien puisse être une dame ».

Justement, en Portia se rencontrent sexe race et, classe puisqu’elle est femme, noire, exerçant un métier de service. Elle serait alors la parfaite réalisation du sujet défini comme addition de catégories.

Mais Carson McCullers trouble aussi cette définition par empilement, au moins sur deux points :

- Que se passe-t-il quand les appartenances minoritaires entrent en conflit, comme pour les ouvriers partagés entre travailleurs du jour et de la nuit (au chapitre 2), mais aussi entre blancs et noirs ? Lorsque qu’une ouvrière noire se bat avec une ouvrière blanche bossue, le manège de Blount, allégorie traditionnelle du carrousel de la Fortune, devient la miniaturisation tragique de la grande Révolution. Le manège est le lieu des émeutes de prolétaires – non pas contre le pouvoir dominant, parce qu’ils seraient « exclus » selon la traduction, mais entre eux, parce qu’ils sont « aliénés » les uns aux autres ! De fait, le pouvoir dominant reste à la lisière du roman (police et justice blanches s’exercent contre Willie sans être personnifiées, la banque est vue de loin, les filatures prospères de l’incipit sans propriétaire connu).

- Au cœur du roman, chacune-chacun a une forme de pouvoir. N’est-ce pas ce que dit le graffiti de Mick ? Il est généralement interprété comme une critique de la réduction des femmes à leur sexe par la reprise de l’insultant PUSSY. Mais on peut lire ce « chatte » comme une réponse à DICK « bite » Tracy : Mick revendique la fierté des femmes, autant qu’elle revendique son propre pouvoir de petit Mussolini en short, elle qui mène les autres enfants comme leur chef. Ici, ce contre quoi la douce ironie de Carson McCullers nous met en garde, c’est moins l’oppression d’un pouvoir dominant, que chacune attribue toujours aux autres, que la compulsion en nous-mêmes, qui nous pousse tantôt à définir les autres selon nos normes aliénantes, tantôt à nous aliéner à autrui. Singer est l’image de ce double désir de catégoriser et de se défaire de soi dans une autre personne. Contre cette loi doublement aliénante, premier moment du risque totalitaire, et en même temps, fatalité du désir, Carson McCullers esquisse des communautés non totalitaires, des relations ouvertes comme des mobiles. Son modèle est l’amitié qui unit Portia à son époux et à son frère, fragile équilibre plus humain d’être bancale puisqu’il relie des êtres unis comme les six doigts de la main, « on a toujours été comme trois jumeaux ! » (164) dit Portia. Cette « coopérative » d’associés, c’est aussi une image de la possible communauté des lectrices, bien sûr.

L’estrangement de la langue (ou la traduction est-elle « color blind » ?)

Carson McCullers déjoue la normativité par un travail narratif et linguistique qui nous associe. Mais ses effets sont souvent perdus à cause d’une traduction qui normalise le trouble du langage. Certes la nouvelle traduction nous épargne le racisme de celle de 1947, où la couleur de peau se donnait à entendre par l’élision des « r » dès qu’un personnage noir prenait la parole. Mais notre édition n’est pas exempte de choix racistes. Ainsi, alors qu’elle rend les fautes de syntaxe des personnages noirs, elle épargne la langue d’Alice, l’épouse de Biff lorsqu’il vient de lui dire qu’il aime les « freaks » : « et comment que tu dois les aimer, Mr Brannon, vu que tu en es un toi-même » (p 17) « being as you’re one yourself ». Ici, l’exclamative relâchée est rendue, mais pas la syntaxe pléonastique : « BEING AS » « vu que t’étant un toi-même », (formulation de cette non-identité par trop de singularité, qui décrit bien Biff Brannon).

On trouverait les mêmes fautes de syntaxe dans le parler des ouvriers blancs (4 I, p 61 « they had one of these here strikes », très civilement traduit par « ils ont fait une grève il y a six ans. »)

Inversement, l’implicite raciste de la langue est gommé. Au chapitre 5, en écoutant Portia décrire la maison de ses grands-parents, Mick a cette formule : « à l’entendre cette ferme c’était carrément la Maison blanche », p.67. La traductrice efface l’adjectif « coloured » : « ferme de couleur ». Or ici, la maison des noirs contraste avec le symbole de la puissance blanche. La ségrégation était une institution d’Etat, un monument, c’était aussi un lieu quotidien. Nous, lectrices qui considérons le café de Biff comme un havre, oublions trop facilement l’exclusion initiale de Copeland, alors que ce racisme institutionnalisé reste valable tout au long du roman, ses effets ordinaires celés dans les cachettes du texte et de la langue.

Dans la 2e partie, au chapitre 5, à Noël, alors que Bubber vient de blesser Baby, Mick l’emmène manger les cerises confites qu’elle a eues en cadeau, faire sauter des pétards, et « craquer des diablotins » - bonbons contenant un pétard. Ici, la traduction redouble abusivement les « firerackers ». Rendons corps aux fantômes de notre texte : en anglais ces fameux « diablotins » étaient des « nigger toes », nom familier des noix du Brésil. Les enfants ont bravement cassé des noix. Pourquoi ne pas le traduire ? Pour la même raison que nous remarquons que ce n’est pas traduit ! Car l’image nous hante de sa concrétude : le sens propre de la catachrèse évoque l’aspect de ces coques, leur forme et leur couleur, des doigts de pieds noirs. Ici la métaphore morte ressuscite, et avec elle son cortège de strange fruits. Derrière l’anodine activité enfantine, nous voyons la hantise de ces corps toujours manquants chez McCullers, ici plus précisément des corps noirs démembrés, comme les jambes de Willie. Le triptyque de Noël rejoue en mode mineur les activités du monde adulte : la violence émeutière avec les pétards, la sexualité avec la dévoration des confiseries du magasin du « grec », la mortelle injustice politique éclatant comme des noix par l’enfantin lynchage.

Mal nommer, c’est ajouter à la misère du monde. Tel est le sens de la remarque de Portia lorsqu’au chapitre 5 elle incite son père à parler de « personnes de couleur » au lieu d’employer le mot « negro ». Certaines commentatrices y voient une euphémisation de la différence, de la part d’une Portia qui serait le personnage du Care, toute soin et attention à autrui, loin de la violence sociale. Mais le Care n’est pas cette mièvre vision, c’est une autre façon de penser le développement personnel et collectif, en favorisant la tenue des liens, le respect du particulier, et l’affirmation d’autres valeurs que des principes abstraits  (je ne détaille pas, l’intervention de Tiphaine Samoyault sera consacrée à cette question). Dans la remarque de Portia, on peut entendre un appel à une autre façon d’identifier les êtres. Elle revendique une différence qui n’est pas l’assimilationisme eugéniste de son père, mais un respect des singularités. C’est ce qui lui permet de rapprocher les êtres par des traits qui leurs sont propres. Ainsi, elle compare Mick à son propre père le Dr Copeland, en évoquant leurs affinités sympathiques par une métaphore, qui nous sort du noir et blanc, « la couleur de vos âmes ». Troublant la différence des sens, la synesthésie est la figure qui dit un commun des singularités.

Cette possibilité d’une identification libératrice est le socle du roman. Elle est même au cœur d’un intertexte crucial alors qu’il a été peu évoqué par les critiques : « The Jazz Singer », film de 1927. Singer porte ironiquement le nom du premier film qui ne soit plus « a silent movie ». Ce film en noir et blanc n’est pas le premier film parlant, mais le premier film sonore : il comporte des chansons, mais les paroles figurent encore en cartouches écrits (comme ceux que Singer utilise dans Le Cœur). Le film raconte l’histoire de Jacky Rabinowitz (dans une phase préparatoire, Singer s’appelait Harry Minowitz), fils d’un cantor juif auquel son père interdit de chanter du jazz, et qui rompt avec sa famille, pour devenir « Jack Robin jazz singer ». Au soir de son premier « show » à Broadway, alors qu’il se grime en noir, il contemple sa « black face » dans un miroir et entend en lui un appel. Quittant le théâtre, il se rend à la synagogue chanter à la place de son père malade. Le motif visuel du « blackface » renvoie moins ici à l’oubli d’une identité première perdue dans la parodie raciste, qu’à un rappel, par le détour de cette identité jouée, d’un élément qui vous est essentiel, parce que vous pouvez le choisir : s’approprier la voix noire, c’est communier avec la voix juive. Car au début du film un cartouche narratif avertissait le public que l’époque voyait naître une musique dans laquelle toutes les mélancolies du monde se retrouvaient – ainsi la musique juive est semblable au jazz - à ce blues que notre traductrice n’identifie pas dans la « « lonesome negro music » fredonnée par Willie au chap 2, qu’elle traduit par « musique nègre et solitaire » (p 48), alors que c’est une « musique de nègre solitaire », selon les célèbres paroles de blues, musique de la solitude noire. Carson McCullers place son roman dans l’horizon de la désidentification, soit, telle que Jacques Rancière la définit, une façon de revendiquer sa singularité par le détour d’une autre identité minoritaire.

Le trouble intérieur des êtres

L’héritage d’une histoire littéraire du sujet moderne

Le danger est alors de ne plus savoir qui l’on est, folie du sujet moderne : les personnages de Carson McCullers sont souvent occupés à réunir les fragments d’eux-mêmes, ce que rend l’adjectif « composed » (dont la traduction efface la récurrence jusque dans la dernière phrase du roman.) Car le personnage n’est, chez Carson McCullers, qu’un équilibre provisoire, de tendances, de projets et d’hypothèses, qui le font différer de soi. Ses personnages sont héritiers d’une tradition littéraire qui définit le sujet moderne, et dont une première étape pourrait être l’œuvre de Diderot.

Nous présentant l’étrange binôme initial que Singer forme avec Antonapoulos, l’incipit du roman de Carson McCullers semble réécrire celui du Neveu de Rameau, où Diderot présentait le portrait des habitudes « d’un des plus bizarres personnages de ce pays », différent de lui-même et ferment de différence à soi pour autrui, devenu le modèle du sujet moderne.

Carson McCullers reprend cette exploration de l’individu excentrique, mais elle y ajoute un deuxième moment de cette histoire du sujet né de la littérature, celui des romancières du Moi, Woolf, Proust, Joyce : on peut lire Le Cœur comme un grand roman du Moi miniature !

Avec Mick et sa fête, nous avons une petite Mrs Dalloway, avec Biff, c’est La Recherche qui déplie ses fleurs et ses sensibles, il est aussi un nouveau Léopold Bloom, rêvant d’être enceint, comme « le nouvel homme féminin moderne » de Joyce. Carson McCullers enrichit cette complétude sexuelle d’une complétude sensorielle, Biff mêlant les sensations. A la fin du roman, son sifflement se diffuse comme un sillage de parfum dans l’escalier, et il écoute à la radio une « crisis voice » comme au début du livre il écoutait le « silky murmuring » d’Alice. La synesthésie caractérise le personnage du sensible, être à la fois potentiel et complet, unissant raison et émotion : au dernier chapitre, Biff se demande s’il est « a sensible man », « un homme sensé » en anglais, mais le faux ami évoque à la lectrice son envers, comme une dette aux cousines européennes de la famille des sensibles proustiens, woolfiens et joyciens, alors mis en péril par le totalitarisme de ces lointains confins.

Mais Carson McCullers ne poursuit pas cette exploration moderniste qui cherche à saisir l’intériorité psychique dans sa plus profonde intimité. Elle reste en retrait de cette mise en forme de la matière psychique, l’infléchissant au contraire vers davantage d’indéfinition. Elle s’appuie alors sur un troisième intertexte.

C’est une marginalité américaine qui sert d’intertexte pour la singularité des autres personnages : Winesburg Ohio. Dans ce roman de 1919, Sherwood Anderson présente les « grotesques » d’une petite ville, que Carson McCullers reprend en émoussant leurs traits (il faudrait voir notamment la façon dont Carson McCullers reprend le chapitre intitulé « Mains »). Chez Anderson, le muet a fui son village pour des accusations d’attouchement. Carson McCullers brouille l’étiquette non explicitée, pour quelque chose de plus imprécis encore, un vague trouble qui saisit la lectrice, mal à l’aise de sa propension au soupçon, devant le trouble de Biff face à Mick. Il restera une inclinaison indéfinie, quelque part dans un éventail des possibles, depuis la « tendance » pédophile, jusqu’au maternel, du fantasme bisexuel jusqu’à l’absence de désir corporel.

« Il n’y a pas d’identité sexuelle »

Définir la sexualité de Biff Brannon, comme celle de Singer et Antonapoulos, c’est commettre une violence normative, et homophobe, comme les enfants traitant de « sissy » Bubber qui aime les beaux vêtements ou Harry qui porte des lunettes. C’est aussi ne pas respecter l’intimité des êtres, cette limite que Carson McCullers formule dans l’Esquisse du roman : ne pas « explorer leur inconscient ». Elle les garde sur la lisière du désir, ce qui trouble notre traductrice. Ainsi, toute la fin du chapitre 2 décline les « parties » du corps (que la traduction efface), et la dislocation du sujet renvoie aux parties sexuelles, ici déplacées au « petit doigt » sur lequel Biff fait tourner l’anneau donné par sa chère maman…Rien d’étonnant à ce qu’il formule en dénégation ce sexuel qu’il ne peut désigner : « Il savait ce que ce n’était pas. N’était plus. » (Ici encore la traductrice normalise l’asyntaxicalité caractéristique du monologue intérieur).

Laissant l’inconscient des personnages dans l’ombre, Carson McCullers expose le nôtre. Elle nous empêche d’actualiser des normes, mais elle les donne à voir. Comme dans la scène de la « Prom’ », où l’adjectif « queer » encadre le passage (p. 133-134). Le mot désigne la ligne de fuite hors normalité, donc le bizarre, mais aussi déjà la contre-culture gaie. Il désigne dans la parade sociale une parade nuptiale, et sexuelle. Et il nous signale aussi notre obsessionnelle dénégation du sexuel.

Un autre terme résume notre trouble de l’identification : uncanny. L’adjectif caractérise Singer pour Biff, au chapitre 2. C’est un mot à l’époque déjà riche de strates théoriques, puisque c’est le nom que la première traductrice de Freud en anglais, Alix Strachey, a donné à l’Unheimlich en 1925.

L’inquiétante étrangeté nous saisit à voir surgir entre les lignes des éléments trop explicites pour ne pas provenir de notre propre propension à identifier les motifs sexuels, comme cette surexposition du phallus brandi dans le rêve de Singer. L’image nous revient du dehors comme surgie de nous-mêmes, depuis un texte qui nous prend au piège de notre normativité, et des ruses de notre inconscient.

Prenons un exemple très peu érotique, la bicyclette – (dont on connait la place dans le Vice Consul, objet du regard fétichiste et voyeuriste, mais aussi objet de commentaire révélant notre incapacité à accepter le banal : « l’acte » le plus choquant serait qu’il n’y ait rien.) Chez Carson McCullers, le vélo est moins visible parce qu’il est utile : c’est celui qui au chapitre 11 II emporte les deux adolescents vers le locus amoenus. Tout l’érotisme de la scène des premiers émois est déplacé alentour, dans les impressions et sensations qui précèdent, et notamment dans cette façon de pédaler, particulièrement dans la barre de ce vélo de garçon qu’enfourche Mick, à la fois objet sexuel et symbole de la biffure interdisant notre regard, comme ce panneau PRIVATE faisant figurer dans l’écriture le lieu de notre désir voyeuriste. Ce vélo c’est le symbole romanesque des transports amoureux, du couple, de la copulation, c’est aussi celui de la métaphore, transport du sens autant que des sens. Or la scène sexuelle qui suit est marquée par une ellipse : en fait de révélation sexuelle, nous aurons une fille qui compte, et un garçon qui s’en remet à Dieu. La traduction a explicité la sensation présente de Mick « comme si sa tête se détachait de son corps », et la critique lit cette image comme un signe de la violence, ou du désintérêt ressentie. Mais ici, la sensation est décrite de façon doublement indéfinie : par une comparaison qui décrit le résultat d’une rupture passée non rapportée. L’image peut alors se lire comme la capacité de Mick à enfin être toute à son corps, sans la tête pensante, dans l’abandon que permet l’acte de compter au lieu de se parler intérieurement. De même, si l’exclamation d’Harry peut se lire comme un sentiment de culpabilité, le plaisir ne naît-il pas souvent de la transgression ? Lectures ouvertes, car entre le décompte de Mick et l’exclamation d’Harry, nous n’avons pas de discours intérieur. Le langage se tait pour désigner le lieu symbolique que chacune peut remplir des figures de son imaginaire – à la façon de cette roue dont Singer est le centre vide. Le roman ne traduit rien, il joue avec ce qui le précède, un matériau de fantasmes, de normes, d’attentes, qu’il déplace et reconfigure pour notre imaginaire à-venir.

Ce matériau, c’est la communauté du langage, sur laquelle chaque œuvre, et chaque lecture, découpe une individualité et organise des résonances harmoniques.

Le fond commun de l’expérience

Communauté de désirs

Il est temps, pour conclure, de revenir à ma boutade initiale : « Pourquoi les bijoutiers ? »

La joaillerie est pour Mick l’activité des figures masculines du désir : au premier chapitre de la deuxième partie, elle observe son père penché sur son établi d’horloger, comme Singer : « Il ne ressemblait pas à la plupart des joailliers (jewellers) – ceux du centre-ville étaient des Juifs (Jew men) basanés, petits et vifs. »

Par la paronomase rappelant les mythes antisémites qui parcourent le roman, un autre lien apparaît : l’étymologie fantasmatique faisant des bijoutiers un « peuple » mystique dont Mick pourrait être la descendante, elle qui devient vendeuse au rayon « bijoux de carnaval » (costume jewelry). La parure partagée dessine un cosmos imaginaire, héritage oedipien du père et du père spirituel Singer, autant qu’union fantasmée avec Harry. C’est notre désir qui circule entre les personnages et les mots pour organiser cette lecture. Nous rejouons alors les fantasmes de l’adolescente, mais nous avérons aussi des liens que Carson McCullers avait préparés.

Car elle crée dans la langue des communautés de désir, par l’existence de mots marqueurs des êtres (comme « good » dans le discours de Mick et dans celui de Biff-mal traduit), mais aussi par une narration qui dessine une communauté imaginaire au-dessus des destins individuels. Ainsi, le désir d’une se réalise pour une autre, déplacé. C’est Etta qui rêve de nager dans une piscine de star, et Mick qui nage dans les airs sur le toit en rêvant à sa gloire. C’est Baby qui bénéficie d’une chambre à soi quand Mick qui en rêvait doit y renoncer, pour payer la chambre de la blessée. On peut lire ces déplacements comme de l’ironie tragique, ou comme la consolation d’une complétude possible pour un œil supérieur, ou encore, comme un jeu d’enfant qui assure des passages secrets entre les destins. Ici les cloisons des phrases ne renferment pas des ossements d’enfants morts, elles contiennent des cachettes menant aux terrains vagues et maisons en construction, pour faire du roman ce royaume potentiel que Winnicott présente comme l’espace imaginaire où moi et monde se rencontrent sans blessure à l’aune de nos désirs.

Notre roman présente une image de cette activité enfantine de la projection désirante, lorsque les aliénés regardent les dessins animés apportés par Singer, ce plaisir d’être des corps plongés dans l’obscurité, fascinés par cet écran où projeter nos fantasmes, à l’image du rectangle de lumière que forme la salle de café décrite par un point de vue impersonnel à la Hopper. Ce fond est l’espace du roman, mais c’est aussi en amont le matériau de notre imaginaire commun.

Le langage comme milieu

Saisissant notre condition désirante commune, Carson McCullers révèle, en phénoménologue, derrière les points de vue individuels et la communauté intrapersonnelle, un fond impersonnel, ce qui précède, et permet, le partage des points de vue. Elle utilise souvent deux tournures pour qualifier les états de conscience : « there was » qui introduit une perception avant d’actualiser la conscience où elle se déroule, et « a feeling of » ‒ expression qui met à distance les sensations ou émotions pour ne pas les définir (songeons à ce « nigger feeling » de Copeland que les traducteurs trahissent en « violence nègre »).

Cette manière d’indéfinir, les êtres et les sensations, s’étend jusqu’à l’état du monde, saisi en sa potentialité. Ainsi la description des états du ciel scande de son lyrisme minéral chaque chapitre, derrière les champs de conscience des personnages, même lors de la conversation entre Coppeland et Blount. Qui voit alors ? Est-ce une capacité de perception que les personnages auraient en commun, formant une communauté de poètes méconnaissant leur commune façon d’être au monde et d’habiter la langue ? Ou est-ce un continuum narratif impersonnel servant de socle premier au découpage des points de vue, une forme de « subjectivité sans sujet », image de la poésie fondamentale d’un primordial monde-langage ? Ce fond premier c’est la langue comme milieu commun. Carson McCullers en déjoue la normativité tout en en déployant la potentialité. Dans ce langage commun, elle découpe des possibilités de singularités, nous laissant libres d’actualiser en nous leurs configurations particulières, et révélant notre commune condition poétique.

Déviants par rapport à la déviance, les personnages du Cœur sont saisis au seuil de toute identité et de tout désir unique, dans un « en puissance » qui les préserve de l’identification mortifère. Carson McCullers leur accorde ainsi une « indétermination libératrice », selon la formule d’Agamben. Ce faisant, elle fait aussi exister une forme de communauté potentielle, qui relie les êtres comme une circulation du Logos, milieu infra-souterrain, ou « intra-action », comme le propose Yves Citton, dont le propos nous invite à revoir, au-delà de l’analyse du roman de Carson McCullers, l’intitulé même de notre programme, en lui ouvrant d’autres lectures fertiles :

Les discours de l’inter (inter-actif, inter-subjectif, inter-personnel) tendent à présupposer l’existence d’entités autonomes qui n’entrent en relations (…) qu’une fois déjà constituées en tant qu’entités. Par contraste, la notion d’intra-action nous force à commencer par envisager des milieux relationnels, au sein desquels certaines dynamiques font émerger des entités qui développent certes, dans un second temps, des relations entre elles, mais qui portent déjà une large part de ces relations en elles ‒ selon l’équivoque du terme même de « milieu », qui désigne en même temps ce qu’il y a autour d’un être et ce qui est en son centre [1] .

Notes

  • [1]

    Yves Citton, « Cartographies lyannajistes et politiques monadistes », in Le pouvoir des liens faibles, dir. A. Gefen et S. Laugier, CNRS édition, 2020, p. 156.

Biographie de l'auteur

DE GANDT Marie