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ARTICLE
Le Franco-Mauricien Jean-Marie Gustave Le Clézio (né en 1940) et le Nigérian Ben Okri (né en 1959) sont tous deux des auteurs méconnus, en particulier en France : en dépit – ou à cause – du prix Nobel qu’il s’est vu attribuer en 2008, Le Clézio y est souvent associé à une forme de bien-pensance teintée d’un goût prononcé pour l’exotisme, et Okri y est encore peu lu, malgré son succès dans les aires anglophones. Dans un contexte contemporain, leurs mises en récit de la guerre n’en soulèvent pas moins des problématiques fondamentales, en particulier dans les romans Révolutions pour Le Clézio et Dangerous Love pour Okri.
Nous souhaiterions montrer que le traitement de la guerre dans ces deux textes permet de mettre au jour un renouveau des stratégies d’engagement littéraire à l’époque contemporaine [1] . Révolutions et Dangerous Love représentent en effet des guerres récentes, sur lesquelles planent encore de nombreux non-dits (ce dont nous traiterons dans un premier temps), comme un traumatisme à la fois individuel et collectif (ce que nous envisagerons dans une deuxième partie). Face à celui-ci, des stratégies esthétiques originales se dégagent (ce que nous exposerons dans un troisième temps).
Avant d’entrer dans le vif du sujet, une présentation rapide des deux textes et de leurs contextes de création s’impose.
Le roman Révolutions (paru en 2003 chez Gallimard [2] est « par certains aspects, le reflet de l’œuvre entière de Le Clézio [3] ». Il faut savoir que l’œuvre leclézienne comporte – schématiquement parlant – deux phases. Les premiers textes sont associés par plusieurs critiques au Nouveau Roman. Mais depuis les nombreux voyages de l’auteur, depuis la parution d’écrits anthropologiques sur les Amérindiens et de romans dans lesquels les mythes fondateurs jouent un rôle central au même titre que les questions identitaires, s’est développée l’image d’un « écrivain nomade ». Révolutions est un roman autobiographique à la polyphonie clairement affichée. Parallèlement à l’histoire de Jean Marro, avatar romancé de Le Clézio, le narrateur omniscient retrace l’arrivée à l’Île Maurice de l’ancêtre de Jean, Jean Eudes – sont alors insérés des extraits du journal intime de celui-ci. Les récits du personnage de « tante Catherine », présentés par le même supra-narrateur, nous apprennent l’histoire du domaine que la famille de Jean possèdait sur l’Île Maurice. Enfin, quatre séquences dans lesquelles s’expriment directement des personnages de Noirs réduits en esclavage sont dédiées à une révolte d’esclaves sur l’Île Maurice en 1822.
Dans Dangerous Love (paru en 1996 [4] ), l’inspiration de Ben Okri provient certes d’une conception subsaharienne du monde et du « moi », mais son écriture se caractérise surtout par son syncrétisme. En raison des nombreux éléments fantastiques qui émaillent ses textes, Okri a souvent été présenté comme un « réaliste magique », bien que lui-même ait refusé cette catégorisation, à ses yeux trop réductrice [5] . De même, Sarah Fulford observe que si nous envisageons les problématiques politiques abordées par Okri en nous référant exclusivement à un programme postcolonial, nous négligeons l’impact de sa conception originale du politique, indissociable selon elle d’une forme de spiritualité. Cette conception serait la plus apparente dans l’un des premiers romans d’Okri, The Landscapes Within (paru chez Longman en 1981), ainsi que dans Dangerous Love [6] . The Landscapes Within traite du climat politique ayant succédé à la guerre du Biafra et de ses conséquences sur un jeune peintre introverti du nom d’Omovo, qui vit dans un bidonville de Lagos dans les années 1970. Dangerous Love est en réalité la réécriture de ce roman, quinze ans plus tard. Okri y inclut une histoire d’amour plus développée entre Omovo et une jeune fille du bidonville, mariée à un homme violent. C’est à ce roman, considéré par plusieurs critiques comme « le plus satisfaisant des romans récents d’Okri » [« the most satisfying of Okri’s recent novels [7] »] que nous nous intéresserons ici.
- Guerre du Biafra et guerre d’Algérie : des conflits encore méconnus – Confrontations à une histoire immédiate problématique
Avant de contextualiser les guerres dont il est question dans nos deux romans, il faut souligner que l’écriture de l’histoire constitue l’une des nouvelles modalités de l’engagement littéraire depuis les années 1980 environ. Cette question des relations entre l’engagement littéraire contemporain et l’histoire a été entre autres explorée par Sylvie Servoise [8] , rejointe (et complétée) dans un contexte différent par Emmanuel Droit [9] . Si l’histoire chronologiquement éloignée joue un certain rôle au sein des textes engagés contemporains, « l’histoire immédiate », pour reprendre la terminologie de Jean-François Soulet [10] , ne doit en aucun cas être négligée : celle-ci se rapporte à
l’ensemble de la partie terminale de l’histoire contemporaine, englobant aussi bien celle dite du temps présent que celle des trente [voire cinquante] dernières années ; une histoire, qui a pour caractéristique principale d’avoir été vécue par l’historien ou ses principaux témoins.
Soulet précise cependant plus loin qu’ « histoire immédiate » n’est pas synonyme d’ « histoire simultanée », un délai étant nécessaire à l’historien [11] .
Nos deux romans se saisissent précisément de l’histoire immédiate dans la mesure où ils évoquent la guerre du Biafra (pour Okri) et la guerre d’Algérie (pour Le Clézio). Il s’agit là de deux conflits encore méconnus – des conflits dont les aspects controversés restent du moins à explorer par la littérature.
Dangerous Love traite de la guerre du Biafra de manière rétrospective, le conflit ayant été intériorisé par les personnages [12] . Cette guerre civile déchira le Nigéria de 1967 à 1970 ; le résultat en fut l’échec de la sécession de la région orientale du Biafra et la mort d’un à deux millions de personnes, dont une grande partie de l’ethnie des Igbos vivant au Biafra. Si l’opinion publique admet que cette guerre fut fondatrice pour l’action humanitaire, les modalités précises de l’ingérence des puissances occidentales dans le conflit restent globalement peu connues [13] . Le texte d’Okri évoque de manière plus ou moins indirecte le rôle joué par l’Occident dans la guerre civile. Ifeyiwa, principal personnage féminin, raconte ainsi au héros Omovo que les habitants de son village et ceux du village voisin s’entretuent – il s’agit de la seconde fois où il est question d’une ingérence occidentale dans Dangerous Love :
It’s about the boundary. Many many years ago the white people gave the other village our land and after independence we went to court and won the case. But they wouldn’t accept. So we are now fighting. »
Omovo made an angry gesture. « Those bloody white people. They interfered too much.
– It’s us. We’re too greedy.
– But they shouldn’t have interfered so much.
– I know [14] .
C’est à propos de la frontière entre les villages. Il y a très très longtemps, les Blancs ont donné nos terres à l’autre village et après l’indépendance, nous sommes allés au tribunal et nous avons gagné. Mais les autres n’ont pas accepté. Alors maintenant, ils se battent. »
Omovo eut un geste de colère. « Ces foutus Blancs. Ils se sont mêlés de tout.
― C’est nous. Nous sommes trop cupides.
― Mais ils n’auraient pas dû s’occuper de nos affaires.
― Je sais [15] .
La dénonciation par Omovo d’une trop grande implication des « foutus Blancs » [« bloody white people »] pourrait ici s’appliquer également au rôle des Occidentaux dans la guerre du Biafra. Il est depuis peu relativement notoire que la France a soutenu le Biafra et lui a fourni des armes ; de leur côté, le Royaume-Uni et l’URSS ont épaulé le Nigéria de la même manière. Le 3 janvier 2000, le site des BBC News annonçait, dans un article intitulé « Secret papers reveal Biafra intrigue » :
Newly-released secret British papers show how the Biafran civil war which nearly destroyed the Nigerian federal state 30 years ago, turned into a triangular big-power contest between the United Kingdom, France and the Soviet Union [16] .
Des rapports britanniques secrets venant d’être publiés montrent comment la guerre du Biafra, qui détruisit presque l’État nigérian il y a plus de trente ans, s’est changée en une lutte triangulaire hégémoniale entre la Grande-Bretagne, la France et l’URSS.
Dans Révolutions, nous sommes cette fois confrontés à la guerre d’Algérie, autre grand conflit de l’histoire immédiate qui est resté longtemps un Oublié de la littérature. Même si les non-dits pesant sur les exactions commises au cours de la guerre d’Algérie sont moins lourds depuis quelques années (notamment grâce aux travaux d’historiens comme Benjamin Stora), le thème reste encore sensible et délicat à traiter, comme l’a souligné entre autres Crystel Pinçonnat :
malgré la quantité considérable d’ouvrages publiés sur la question, les révélations relayées par la télévision et la presse concernant la pratique de la torture, un grand nombre de commentateurs relève de façon récurrente le poids du silence ou d’étranges effets de distorsion dans la mémoire nationale concernant cette période [17] .
Afin que cet article n’excède pas la longueur imposée, nous revenons plus loin sur les deux longs passages de Révolutions consacrés aux exactions françaises au cours de la guerre d’Algérie.
- La mise en récits des traumatismes individuels et collectifs
Comment les deux écrivains explorent-ils la guerre d’Algérie pour l’un, la guerre du Biafra pour l’autre ? D’abord en faisant surgir les traumatismes individuels et collectifs provoqués par la guerre, dans une visée que l’on peut qualifier de « mémorielle ».
Chez Okri, la fréquence et l’intensité des souvenirs d’événements violents resurgissant chez le personnage d’Omovo témoignent du traumatisme provoqué par les exactions auxquelles il a été confronté lors de la guerre civile. Il raconte par exemple au vieux peintre Okocha qu’au cours de son enfance, il vit le cadavre d’un homme mort (Igbo) dans la rue et prit soudainement conscience de l’horreur de la guerre. Omovo raconte qu’il observa l’homme mort : « son corps avait commencé à gonfler. Son ventre n’était plus qu’un épisode de chair et de sang verdi. Il puait. Un essaim de mouches l’entourait [18] . [« his body had begun to swell. His stomach was a mess of flesh and green blood. He stank. The flies were thick all overhim [19] . »] Houspillé par un soldat lui ordonnant de rentrer immédiatement chez lui, le jeune Omovo leva alors la tête :
I began crying. Then I became aware of the confusion all around. People were running, as if out of a fire. Women screamed with their children on their backs. The men were running all over the place. The world was like a nightmare [20] .
Je me suis mis à pleurer. Je voyais le désordre qui régnait autour de moi. Des gens couraient comme pour fuir un incendie. Des femmes hurlaient avec leur enfant sur le dos. Les hommes se sauvaient dans toutes les directions. Le monde ressemblait à un cauchemar [21] .
Traumatisé par sa prise de conscience de l’atrocité de la guerre, qu’il considérait auparavant comme « un jeu auquel jouaient les enfants » [« a game that children played [22] »], le jeune Omovo est hanté pendant deux semaines par l’image des yeux du cadavre. Son père l’emmène finalement voir un herboriste, grâce auquel ses visions s’interrompent sans qu’il oublie pour autant les yeux de l’Igbo.
Dès son apparition dans le roman, le personnage d’Okoro, ami d’Omovo, apparaît lui aussi traumatisé. L’extrême violence de la guerre du Biafra n’est donc pas uniquement dénoncée par l’intermédiaire d’Omovo : « Omovo l’observait, attristé par la douleur qu’exprimait son visage. La guerre l’avait marqué à jamais et cela n’était pas toujours visible [23] . » [« Omovo watched him, saddened by the expression of pain on his face. The war had scarred Okoro forever, and in ways that were not always visible [24] . »] Ses expériences de la guerre sont ensuite énumérées [25] . Ancien soldat témoin des moments les plus violents du conflit, le personnage d’Okoro symbolise les nombreux jeunes hommes aux vies brisées par la guerre. Ces combattants « qui avai[en]t vu la mort, qui avai[en]t vu les mourants avec les yeux de la jeunesse [26] » [« who had seen death, seeing the dying with the eyes of youth [27] »] portent en effet à vie « le souvenir ineffaçable de la violence [28] » [« the ineradicable memory of violence [29] »].
Si chez Le Clézio, le traumatisme lié à la guerre semble moins prégnant et surtout plus individuel que chez Okri – il ne touche que le personnage de Jean, et dans une moindre mesure que chez Okri – il n’en possède pas moins une portée collective. En effet, il enclenche une réflexion sur l’implication socio-politique des Français face à la guerre d’Algérie.
Plus le conflit franco-algérien prend de l’ampleur dans Révolutions, plus Jean prend conscience de la violence qui l’environne : « il y avait tous ces morts en Algérie, chaque jour, le sang qui coulait en ruisseaux, en rivières dans la mer, qui la faisaient lourde, lente, chargée d’une couleur et d’une odeur âcre [30] . » De sourde et latente, la violence devient pleinement perceptible, du moins dans la conscience de Jean : elle envahit jusqu’à la mer.
Mais c’est de facto un autre personnage, celui de son ancien camarade de lycée Hervé Kernès, qui provoque chez Jean une prise de conscience radicale de l’horreur de la guerre. Deux passages se détachent particulièrement des récits de la guerre d’Algérie que la jeune recrue fait à Jean. Le premier concerne le bombardement d’un village par les militaires français, au cours duquel des civils sont tués [31] . Le second, plus long, s’étend sur environ deux pages, dont nous ne sélectionnons ici qu’une partie :
On avait amené un fellagha [combattant algérien] à l’écart, il avait les mains liées derrière le dos, et c’est Kranz qui tenait la laisse. […] Moi, je croyais que c’était juste pour l’interroger, pour qu’il dise où étaient les caches d’armes, et si les fellaghas allaient attaquer. Et puis on l’a laissé attaché toute la journée à un piquet sans lui parler ni rien, sans lui donner à boire ou à manger. Et le soir, il avait la figure complètement brûlée par le soleil, il avait les lèvres qui saignaient. […] Et quand la nuit est arrivée, un groupe est venu, je ne savais pas de quelle compagnie ils étaient, c’étaient des musulmans des commandos, […] ils ont défait la laisse du HLL [Hors La Loi] mais ils n’ont pas enlevé le fil de fer de ses poignets, […] il avait du mal à marcher à cause de son bandeau sur ses yeux et aussi parce que ses genoux étaient ankylosés, et j’ai remarqué qu’il avait son pantalon tout mouillé au fond parce qu’il s’était pissé dessus, et moi je suis resté debout près de l’arbre, […], j’ai entendu une rafale de FM [fusils-mitrailleurs] et tout de suite après un coup de pistolet, un seul coup très sec, pa ! C’était terminé. Après, le lendemain, j’ai vu le rapport qui disait : Le 10 avril à 18 heures, un HLL abattu quand il cherchait à prendre la fuite, environs de Tirouad [32] .
Si Jean ne réagit pas explicitement aux propos de Kernès, ses récits le marquent profondément. Leur impact est le plus évident lorsqu’il prend la décision de ne pas se rendre en Algérie : « Moi, si mon sursis tombe, je ne me tirerai pas une balle dans le pied. J’irai en Suède, au Mexique, n’importe où [33] », annonce-t-il à Kernès. Jean fuira l’appel et s’exilera, d’abord en Angleterre puis effectivement au Mexique.
De facto, il ne s’agit donc pas uniquement pour Le Clézio (et la même remarque vaut pour Okri) de faire surgir les traumatismes liés à des guerres méconnues dans une visée mémorielle, mais également de fournir une réflexion sur l’engagement socio-politique, qui se reflète au plan esthétique.
- Décliner les dénonciations de la guerre : nouvelles stratégies d’engagement littéraire
Nos deux romans s’attachent à dénoncer la violence de conflits controversés tout en refusant une écriture à visée strictement séditieuse. En ce sens, ils renouvellent l’engagement littéraire conçu, comme inspiration transhistorique, comme une « littérature de combat et de controverse » selon les termes de Benoît Denis [34] , qui distingue « l’engagement littéraire » de la « littérature engagée » sartrienne historiquement située.
Tournons-nous d’abord vers Le Clézio, et examinons les extraits du carnet de Jean où celui-ci rapporte les nouvelles de la guerre d’Algérie, ainsi que le journal de son ancêtre Jean Eudes lui faisant écho [35] :
1er juillet
6 rebelles tués à Rou-Eched (Constantine)
Bilan des opérations entre le 22 et le 29 juillet :
613 rebelles tués, 230 prisonniers,
Hachoun Bouroud égorgé par le FLN à Meudon.
Le 2
Attentat FLN à Alger (bombe)
1 mort, 22 blessés [36] .
[Jean]
1798 (an VI)
Arrivée à l’Isle de France du corsaire l’Apollon […]. À bord se trouvent deux agents de Tippoo-Saëb en mission secrète, en vue d’obtenir des secours contre les Anglais. […]
7 novembre
Départ de l’aviso la Nathalie […] expulsant vers la France les insurgés du 4 novembre [37] . [Jean Eudes]
Si les événements traités sont différents – guerre d’Algérie d’un côté, offensive anglaise sur l’Île Maurice de l’autre –, le style des deux extraits est semblable : deux personnages y font le rapport factuel d’une situation conflictuelle qu’ils observent de loin. À ce titre, les faits sont énumérés d’un ton neutre, sans marque de révolte, d’accusation ou même de désapprobation – dans un style que tout journaliste devrait idéalement et théoriquement adopter. La « distance objective [38] » que l’on relève dans ces passages, que « le ton froid du constat apparente […] à des procès-verbaux plutôt qu’à des billets d’humeur [39] », ne mène cependant pas à une critique « fade ». Car, comme le souligne encore Cavallero :
L’énumération des exactions militaires en Algérie, comme autant de flashes ou d’arrêts sur images, agit sans doute plus directement sur le lecteur qu’un propos de nature moraliste, et sans ergoter sur le terme de « miroir » qui revient sous la plume de Le Clézio, il est clair que ce procédé contribue à mettre en exergue le matériau historique à l’échelle globale du roman [40] .
Outre le refus du pathos, l’utilisation fréquente d’un style journalistique est une grande caractéristique, dans Révolutions, d’une écriture s’opposant à toute dénonciation virulente. Selon le Littré, « retenue » au figuré renvoie à un « acte moral par lequel on se retient, on se contient ». Si l’on comprend par ailleurs cet « acte moral » comme celui d’un agent capable de choisir et de refuser librement, Le Clézio élabore à notre sens une « poétique de la retenue » généralisée dans Révolutions.
Dans Dangerous Love à présent, malgré tous les inacceptables auxquels il peut être confronté, l’individu reste capable de résister et de garder espoir. Cette constatation est explicite au moment où le vieux peintre Okocha, après la mort d’Ifeyiwa, tente de réconforter Omovo :
Look at me, for example. […] I saw my village burn down during the war. I heard my brothers, my sisters, my mother cry out when a grenade fell near our house. It has not been easy. This heart is small but I have never been able to understand how it can take so much suffering and still go on beating. But it does. It does. I don’t know how [41] .
Regarde, moi, par exemple. [...] j’ai vu mon village détruit en cendres pendant la guerre. J’ai entendu mes frères, mes sœurs, ma mère hurler quand une grenade est tombée près de la maison. Ça n’a pas été facile. Ce cœur est petit mais je n’ai jamais réussi à comprendre comment il pouvait endurer tant de souffrances. Mais il bat. Il bat [42] .
L’affirmation des facultés de résistance (et de résilience) de l’individu est ici notoire. Plus globalement, il émerge des pages de Dangerous Love l’affirmation d’un mouvement qui tendrait vers le mieux – un mouvement inhérent à la vie même. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Okri, dans la « Note de l’auteur » à la fin du roman, confie : « J’avais voulu écrire un roman qui exaltait aussi bien les petits détails que les grands, ceux qui étaient intérieurs autant que ceux qui étaient extérieurs [43] . » [« I had wanted to write a novel which celebrated the small details of life as well as the great, the inner as well as the outer [44] . »] Tout est digne d’être célébré, car tout abrite un principe de « vie irrépressible » [« irrepressible life [45] »] selon les paroles du personnage d’Okur.
En d’autres termes, dans l’ensemble de Dangerous Love, le narrateur se focalise aussi sur des thématiques plus « positives » que celles qui ont directement trait aux traumatismes liés à la guerre du Biafra. Ben Okri met en place une dynamique imagée de dépassement de la stricte dénonciation, afin de sommer chaque écrivain et/ou artiste d’« avoir les deux, la laideur et les rêves » |« to have the ugliness as well as the dreams [46] »], pour reprendre le propos du vieux peintre Okocha.
Chez Okri comme chez Le Clézio, le traitement de la guerre et des traumatismes qu’elle provoque est donc révélateur d’une double dynamique de continuité et de rupture par rapport à l’idéal-type de l’engagement littéraire, fût-il sartrien ou transhistorique.
Si l’intérêt de Sartre pour les conflits postcoloniaux se retrouve dans Révolutions et dans Dangerous Love, les deux œuvres, en raison de leur distance historique par rapport aux conflits traités, se distinguent de l’écriture de l’urgence prônée par Sartre dans son éloge d’un écrivain « en situation [47] ».
Par ailleurs, choisissant de présenter comme traumatiques des guerres sur lesquelles planent encore de nombreux non-dits, nos deux auteurs soulignent leur volonté de controverse – un trait qui rejoint tant la conceptualisation sartrienne de la littérature engagée que l’engagement littéraire compris, comme mode transhistorique de l’œuvre littéraire, comme une « littérature de combat et de controverse » (Benoît Denis [48] ). Cependant, chez les deux auteurs, force de contestation et capacité de proposition se révèlent indissociables : Révolutions et Dangerous Love constituent deux tentatives réussies d’associer la position de l’écrivain engagé comme (explicitement) « critique par excellence [49] » – selon l’expression de Sartre – à des stratégies esthétiques plus originales : dépassement de la stricte dénonciation chez Okri, poétique de la retenue chez Le Clézio.
L’engagement littéraire contemporain ne se limite donc pas à un « retour au référentiel politique » comme de nombreux critiques en particuliers hexagonaux et européens paraissent le penser [50] . Pour le percevoir, il s’agit de porter son regard au-delà des frontières françaises et occidentales et de ne pas hésiter à s’intéresser à des auteurs rejetés par une certaine intelligentsia.
Notes
- [1]
Nous avons précisément choisi cette problématique parce que notre thèse, soutenue en 2014, porte sur l’engagement dans la littérature mondiale contemporaine. Voir Chloé CHAUDET, Écritures de l’engagement par temps de mondialisation, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », série « Littérature et mondialisation » (dirigée par Jean-Marc Moura), à paraître.
- [2]
Jean-Marie Gustave LE CLÉZIO, Révolutions (2003), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2004. Référence abrégée dans la suite du texte par « Rév. ».
- [3]
Claude CAVALLERO, Le Clézio, témoin du monde, Paris, Calliopées, 2009, p. 153.
- [4]
Ben OKRI, Dangerous Love, Phoenix House, Londres, 1996. Référence abrégée dans la suite du texte par « DL ». – Un amour dangereux (2002), Paris, Seuil, coll. « Points », 2004, traduit de l’anglais par Jean Guiloineau. Référence abrégée dans la suite du texte par « AD ».
- [5]
Voir Robert Fraser, Ben Okri : Towards the invisible city, Horndon, Northcote House Publishers, 2002, p. 9.
- [6]
Voir Sarah Fulford, « Ben Okri, the aesthetic, and the problem with theory », Comparative Literature Studies, vol. 46, n° 2, 2009, p. 233-260, p. 235.
- [7]
Voir Jules Smith, « Ben Okri », Contemporary Writers, 2002. URL : http://www.contemporarywriters.com/authors/?p=auth82 [consulté le 21/12/2014]. Jules Smith considère, à la suite d’autres critiques, Dangerous Love comme plus réussi que The Landscapes Within. (Ibid.)
- [8]
Voir Sylvie Servoise, Le Roman face à l’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 99 entre autres.
- [9]
Voir Emmanuel Droit, « 1989 : nouveau monde, nouveau régime d’historicité, nouvelle histoire ? », ELFe XX-XXI / Revue annuelle de la Société d’étude de la littérature de langue française des XXe et XXIe siècles, n°2 – « Quand finit le XXe siècle ? » (dir. : Bruno Curatolo, Jean-Yves Debreuille, Sabrina Parent, Michèle Touret), Paris, Classiques Garnier, 2012 p. 17- 32, p. 30-31. Mentionnant d’abord « l’épuisement du modèle fonctionnaliste et structuraliste des annales », Emmanuel Droit met en lumière « le nouveau rôle social de l’historien » qui se manifeste entre autres par une « démocratisation de l’écriture de l’histoire ». Droit poursuit : « l’historien a perdu le monopole de la représentation du passé historique. C’est ainsi que la frontière tracée dans le dernier quart du XIXe siècle entre “ l’histoire-science ” et la littérature-fiction est redevenue depuis quelques années poreuse. » En outre, « à l’échelle internationale, depuis les années 1980, l’histoire comme mode de connaissance de l’homme, n’est plus le privilège d’un petit nombre de sociétés ou d’États-nations relevant de la civilisation occidentale. Le savoir historique est en passe d’être récupéré par des sociétés longtemps qualifiées de dominées ou de colonisées et qui n’étaient pas entrées “ dans l’Histoire ”. Cette évolution va de pair avec les transformations géopolitiques en cours dans la seconde moitié du XXe siècle, à savoir le déclin de l’Europe et de ses nations-phares comme la Grande-Bretagne et la France. Ainsi la démocratisation de l’histoire se traduit à l’échelle-monde par l’émergence d’une historiographie non-occidentale. Cette évolution permet enfin de décentrer le regard et d’abandonner cette histoire occidentalo-centrée qui a fait de l’échelle du temps le principe des progrès et de l’extension de la civilisation, c’est-à-dire du modèle européen. L’exemple des Subaltern studies, c’est-à-dire une histoire indienne vue sous le regard des dominés, est à cet égard tout à fait éclairant. Les Subaltern studies sont nées au cours des années 1980 du travail des jeunes intellectuels réunis autour de la figure de l’historien bengali Ranajit Guha, et qui entendaient inverser le point de vue de l’historiographie occidentale sur l’Inde coloniale.
- [10]
Voir Jean-François Soulet, L’Histoire immédiate, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 1989, p. 4.
- [11]
Id., p. 45.
- [12]
Voir Andrew Armstrong, « Speaking through the wound: irruption and memory in the writing of Ben Okri and Festus Iyayi », Journal of African Cultural Studies, vol. 13, n° 2, décembre 2000, p. 173-183, p. 177.
- [13]
« Considérée comme le moment fondateur du mouvement humanitaire moderne, la guerre du Biafra (1967-1970) en recèle déjà toutes les ambiguïtés, notamment dans les rapports avec les enjeux économiques et les politiques étrangères des États concernés. » (Pierre Micheletti, « Sur fond d’indignation et de pétrole, tout a commencé au Biafra », Le Monde diplomatique, septembre 2008, p. 24-25).
- [14]
DL, p. 210.
- [15]
AD, p. 307-308.
- [16]
Rick Fountain, « Secret papers reveal Biafra intrigue », BBC News [en ligne], 03/01/2000. URL : http://news.bbc.co.uk/2/hi/africa/589221.stm [consulté le 21/12/2014].
- [17]
Crystel Pinçonnat, « Les écrivains issus de l’immigration face à la guerre d’Algérie : quelle mémoire pour quelles victimes ? », Amnis [en ligne], 06/2006. URL : http://amnis.revues.org/938 [consulté le 21/12/2014].
- [18]
AD, p. 148.
- [19]
DL, p. 98.
- [20]
DL, op. cit.
- [21]
AD, op. cit.
- [22]
DL, p. 98.
- [23]
DL, p. 161.
- [24]
DL, p. 107.
- [25]
Enrôlé, il reçut un « entraînement accéléré » (« crash course in soldiery »). Il participa à la guerre d’abord comme « domestique d’un officiel » [« as a boy cub attached to an officer »] ; il survécut à trois bombardements ; il assista à la destruction de son village par des raids aériens ; il porta des blessés à travers des champs de mines ; il participa à des reconnaissances de nuit, et trois de ses amis furent alors tués par des explosions de mines – alors qu’il avait à peine dix-sept ans » (DL, p. 107-108).
- [26]
AD, p. 163.
- [27]
DL, p. 109.
- [28]
AD, p. 162-163.
- [29]
DL, p. 108.
- [30]
Rév., p. 265.
- [31]
« “ On a repéré un village de HLL [Hors la loi] et on l’a signalé par radio, et la nuit les avions Rafale [sic.] sont venus lâcher des bidons spéciaux sur le village.”
Jean sentait son cœur battre plus vite.
“ Et il y avait des gens dans le village ?
– En principe, il n’y avait que des HLL, mais une fois, […] avec la division Ducournau, des paras, on est entrés […] le matin suivant, […] je m’en souviens bien, […] et il y avait cette odeur, de la viande brûlée, ça puait, c’était dégueulasse cette odeur de viande trop cuite, ça me donnait envie de vomir, et en passant devant les ruines d’une baraque complètement cramée, j’ai vu trois choses par terre, tu sais, on aurait dit des sacs noirs, un grand sac et à côté deux autres petits sacs tout noirs comme du charbon, et il y en a un qui a dit que c’était peut-être un homme avec deux enfants, mais peut-être que c’était une mère avec ses mômes, je ne sais pas, je suis passé vite en me bouchant le nez, et un peu plus loin j’ai dégueulé. ” » (Rév., p. 199-200)
- [32]
Rév., p. 201-204.
- [33]
Rév., p. 204.
- [34]
Benoît Denis, Littérature et engagement (de Pascal à Sartre), Paris, Seuil, 2000, p. 111.
- [35]
Comme le souligne Claude Cavallero, « Jean Eudes et Jean se rejoignent dans la finalité de l’acte scriptural ; à deux siècles – et plusieurs milliers de kilomètres – de distance, leurs mots se font écho sous l’œil comparatiste du lecteur. » (Claude CAVALLERO, Le Clézio, témoin du monde, op. cit., p. 159.)
- [36]
Rév., p. 253.
- [37]
Rév., p. 260.
- [38]
Claude Cavallero, Le Clézio, témoin du monde, op. cit., p. 157.
- [39]
Ibid.
- [40]
Ibid.
- [41]
DL, p. 309.
- [42]
AD, p. 452.
- [43]
AD, p. 476.
- [44]
DL, p. 325.
- [45]
DL, p. 202-203.
- [46]
DL, p. 100.
- [47]
Voir entre autres Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (1948), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2010, p. 116.
- [48]
Benoît Denis, Littérature et engagement (de Pascal à Sartre), op. cit.
- [49]
Id., p. 115.
- [50]
Voir notamment Benoît Denis, Littérature et engagement (de Pascal à Sartre), op. cit., p. 298 et Wolfgang Asholt, « Un nouveau savoir politique et social du roman contemporain ? », Revue critique de fixxion française contemporaine n°6 (« Fiction et démocratie ») [en ligne], 2013, p. 3-4 (URL : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx06.02 [consulté le 21/12/2014]).
Pour citer cet article
Chloé CHAUDET, "Guerre d’Algérie, guaerre du Biafra : du traumatisme au défi esthétique chez Jean-Marie Gustave Le Clézio et Ben Okri", in M. Finck, T. Victoroff, E. Zanin, P. Dethurens, G. Ducrey, Y.-M. Ergal, P. Werly (éd.), Littérature et expériences croisées de la guerre, apports comparatistes. Actes du XXXIXe Congrès de la SFLGC, URL : https://sflgc.org/acte/chloe-chaudet-guerre-dalgerie-guerre-du-biafra-du-traumatisme-au-defi-esthetique-chez-jmg-le-clezio-et-ben-okri/, page consultée le 22 Décembre 2024.