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Le rêve du Nouveau Monde de Defoe revu par Dickens, Kafka et Céline

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Le « nouveau monde », accompagné de son importante mythologie : Eldorado, lieu rédempteur de la nouvelle et de la dernière chance, promesse d’enrichissement et de liberté spirituelle, a suscité régulièrement de nouveaux textes de fiction, écrits en partie en écho au premier d’entre eux : Robinson Crusoé, de Daniel Defoe, datant de 1719. Figure de l’altérité, il a permis à l’Ancien Monde de se redéfinir en réfléchissant sur lui-même. Se décline alors une figure contrastée de l’Amérique, entre mythe et réalité, entre réalité idiosyncrasique dotée de traits récurrents et fiction européocentrique. Les œuvres traitées : Martin Chuzzlewit de Dickens (1844), Le Disparu de Kafka (Der Verschollene, 1912) et Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline (1932) sont donc à étudier dans une triple perspective : en tant que romans du Nouveau Monde, en tant que réflexions sur l’Europe, en tant que récritures multiples.
Parmi les nombreuses interprétations de ce que J.-P. Engélibert a appelé « le mythe de Robinson », celle de Ian Watt, entre autres, y voit une des premières élaborations romanesques de l’idéologie individualiste des classes moyennes en plein essor : « Robinson vit surtout dans l’imagination comme un triomphe de la réussite et de l’esprit d’entreprise humains et comme un exemple type des mécanismes élémentaires de l’économie politique [1] ». Lié à la pensée des Lumières et à l’essor du capitalisme, l’itinéraire victorieux de Robinson serait le mythe fondateur de la société moderne, le travail insulaire, expérience individuelle puis exploration de nouveaux rapports sociaux, étant à voir comme la métaphore du capitalisme moderne.
Originellement, le mythe de Robinson est lié à la capacité à surmonter les obstacles liés à la nature active et féconde du Nouveau Monde. Celui qui parvient à la prospérité sans aucun privilège par ses seules qualités d’imagination et d’esprit d’entreprise, parce qu’il sait faire preuve d’énergie, d’ingéniosité, de persévérance [2] , est le bourgeois capitaliste tel qu’il va exister exemplairement aux Etats-Unis, pays neuf que l’importance de l’émigration européenne transforme assez naturellement en microcosme dé-traditionalisé de l’Ancien Monde : le self-made man, le do-it-yourself.
Lorsqu’il paraît en 1719, ce roman se passant majoritairement au Nouveau Monde illustre aussi la mutation historique décisive en train de s’opérer en Angleterre, gagnée par les idées libérales politiques et économiques (le libre-échange), mais aussi par l’utilitarisme philosophique, autant de traits marquants de l’Angleterre des XVIIe et XVIIIe siècles qui ne deviendront que plus tard les traits spécifiques du monde américain vu par l’Europe. Le voyage en Amérique est ainsi, à distance, le vecteur de la mise en place de l’idéologie bourgeoise anglaise, permettant près de l’Orénoque la transposition et la résolution des tensions de la société anglaise au moment de la naissance du libéralisme capitaliste. C’est ce qu’explique J.-P. Engélibert :

Le jeune Robinson a fui les conflits du siècle pour ne revenir qu’après leur résolution avec la création de l’Etat de droit et la naissance de l’Angleterre moderne, protestante et capitaliste […] tout se passe comme si son retrait insulaire accouchait des transformations sociales à l’œuvre dans le royaume. Les dates de ses aventures permettent de penser que l’histoire de l’île métaphorise, au sens littéral, l’histoire réelle en la pacifiant. En effet, si Robinson revient dans une Angleterre où les « classes moyennes » se sont imposées, c’est après avoir accompli le même travail dans l’île qu’il a cultivée, gouvernée et où il a implanté une colonie […] selon les principes de l’ascétisme puritain. [3]

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Notes

  • [1]

    Voir Jean-Paul Engélibert, La Postérité de Robinson Crusoé : un mythe littéraire de la modernité 1954-1986, Genève, Droz, 1997, p.60.

  • [2]

    Voir ‘‘I was very seldom idle’’ [« Je demeurais très rarement oisif »], in Daniel Defoe, Robinson Crusoé, Londres, Norton, 1975 [1719], p.169/Paris, Gallimard, 2001, trad. Pétrus Borel, p.213.

  • [3]

    Op. cit., p.62.