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La fonction diplomatique de la traduction : quelques tentatives de restauration d'une Europe des Lettres au début du XXe siècle dans le domaine franco-germanique

ARTICLE

L’Europe des Lettres, utopie du XXe siècle ?

L’idéal de la République des Lettres bénéficie d’une certaine popularité de la Renaissance au XVIIIe siècle. Pendant sécularisé de la respublica christiana, elle lui emprunte un idéal universaliste et se développe à la faveur des correspondances entre savants humanistes et de leurs voyages en Europe, agrégeant une communauté littéraire, philosophique et scientifique autour d’une langue commune, le latin. Se constitue alors l’utopie d’un corps humaniste transgressant les frontières, dans une même ferveur chrétienne et une commune admiration pour le classicisme antique, et dans un esprit de conquête marqué par la conviction que s’annoncent, au début du XVIe siècle, des temps nouveaux. Cette aspiration européenne perdure jusqu’aux Lumières, où elle se déploie dans un cosmopolitisme majoritairement francophone. Les belles-lettres, lues en langue originale ou en traduction, s’affirment comme un pouvoir politique, à mesure que s’élabore l’idée d’une citoyenneté européenne des esprits cultivés, portée par une Raison conquérante et qui excède les identités nationales. C’est ainsi que Goethe diagnostique l’obsolescence des littératures nationales et prophétise l’avènement d’une Weltliteratur, « littérature universelle » consciente des bienfaits de la référence aux modèles littéraires étrangers, résultat d’un processus de sélection des textes dignes de fonder un corpus de chefs-d’œuvre à l’échelle européenne [1] . Si, avec l’échec de l’unification par la force de l’Europe napoléonienne et l’absolutisation romantique des génies nationaux, l’ambition d’une Europe des Lettres semble passer au second plan, l’interrogation des auteurs européens sur l’originalité de leur littérature et l’altérité des littératures étrangères ne se dément pas jusqu’à la fin du XIXe siècle. [2]

Le choc de la Première Guerre mondiale provoque un renouvellement inattendu de la question de l’Europe littéraire. Les appels lancés par les intellectuels des deux côtés du Rhin en faveur d’une pacification de l’Europe, leurs correspondances, les entreprises éditoriales œuvrant pour une meilleure connaissance des littératures étrangères constituent la résurgence d’un internationalisme littéraire européen [3] . Le dialogue des hommes de lettres, grevé par la crise de l’idéal humaniste, engage en effet une défense de la circulation des cultures à travers les frontières et introduit, dans l’entre-deux-guerres, le paradigme d’une patrie européenne [4] . La diaspora des intellectuels pacifistes est ainsi le ferment d’une réflexion sur les enjeux historiques et politiques autant qu’esthétiques de la traduction, à une époque où les tensions nationalistes rendent sulfureuse l’idée même de littérature nationale, autant qu’elles rendent polémiques les traductions des auteurs issus de pays adversaires. La traduction littéraire, encore souvent décriée à la fin du XIXe siècle, endosse alors une fonction diplomatique et pacificatrice dans cette action collective de préservation patrimoniale, portée par l’espoir de refonder l’Europe des Lettres perdue.

 

 

Contre le nationalisme linguistique et littéraire

L’enjeu politique de la traduction littéraire est conditionné dès avant la guerre par une défense des bienfaits de l’apprentissage des langues étrangères et de la connaissance des littératures d’Europe. En 1897, Hofmannsthal, dans une recension intitulée Des gallicismes, évoque les pouvoirs magiques des polyglottes et le rajeunissement des pensées mises en contact avec les langues vivantes :

[W]enn wir für die Schönheit der eigenen [Sprache] stumpf geworden sind, so hat die nächstbeste fremde einen unbeschreiblichen Zauber; wir brauchen nur unsere welken Gedanken in sie hineinzuschütten, und sie werden lebendig wie Blumen, wenn sie ins frische Wasser geworfen werden. […] Wer eine fremde Sprache […] spricht, steht zwar in derselben Welt wie früher, […] aber es ist, als wäre ihm ein Zauberring an den Finger geschoben, und er sieht alle Dinge um ein Etwas verändert, […] so geht durch alles das ein Zauber hin, der das Gewicht der äußeren Dinge verringert, das Bewusstsein des eigenen Selbst aber wie mit einem Panzer von Kraft und Mut umgibt. [5]

Cette rêverie sur la pluralité des idiomes, résultats de transferts et d’assimilations où dialoguent mots dialectaux et importés, parlures de différentes classes sociales, usages du passé et du présent, subvertit les représentations étroitement nationales quant à l’esprit des langues. [6]

À ce constat d’une féconde hybridité linguistique répond la relativisation que Gide impose, en 1909, dans l’article Nationalisme et littérature, aux frontières nationales fallacieusement appliquées au fait littéraire ; si toute « haute littérature » est « l’expression d’un peuple », il ajoute :

Quoi de plus national qu’Eschyle, Dante, Shakespeare, Cervantès, Molière, Goethe, Ibsen, Dostoïevski ? Quoi de plus généralement humain ? […] [A]ucune œuvre d’art n’a de signification universelle qui n’a d’abord une signification nationale ; n’a de signification nationale qui n’a d’abord de signification individuelle. [7]

La plume de Gide prend des accents goethéens, plaidant pour la reconnaissance des œuvres de la Weltliteratur, loin de tout exclusivisme national. Il évoque les déracinements et transplantations historiques qui ont donné naissance à la nation française pour introduire son éloge d’un classicisme censément français mais constamment imprégné de modèles étrangers. Alors que ses contemporains s’engagent à ses yeux dans une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, le combat mené par les écrivains pro-européens, récusant le discours du déclin supposé de la littérature moderne, se met au service de la transmission des classiques européens, dont la traduction est un vecteur privilégié.

La Première Guerre mondiale est dans ce contexte perçue comme le symptôme d’une crise de la civilisation occidentale et de la culture européenne. Rolland, dans son pamphlet de septembre 1914, Au-dessus de la mêlée, rapidement traduit en anglais, évoque le conflit « sacrilège qui offre le spectacle d’une Europe démente », alors que les belligérants aveuglés par les nationalismes revendiquent chacun de leur côté une lutte de la civilisation contre la barbarie :

nous avons une autre tâche, nous tous, artistes et écrivains, prêtres et penseurs, de toutes les patries. Même la guerre déchaînée, c’est un crime pour l’élite d’y compromettre l’intégrité de sa pensée. […] L’humanité est une symphonie de grandes âmes collectives. Qui n’est capable de la comprendre et de l’aimer qu’en détruisant une partie de ses éléments, montre qu’il est un barbare […].

Élite européenne, nous avons deux cités : notre patrie terrestre, et l’autre, la cité de Dieu. De l’une, nous sommes les hôtes ; de l’autre, les bâtisseurs. […] Le devoir est de construire, […] dominant l’injustice et les haines des nations, l’enceinte de la ville où doivent s’assembler les âmes fraternelles et libres du monde entier. [8]

Adressé à la communauté des artistes héritiers de l’humanisme, cet appel à la refondation d’une cité utopique où cohabiteraient symboliquement les intellectuels européens devient le mot d’ordre des auteurs pacifistes durant le conflit.

 

 

La lutte contre le boycott des langues et littératures étrangères en temps de guerre

Quatre jours après la publication d’Au-dessus de la mêlée, Zweig répond certes sur un ton patriotique à Rolland, dans la lettre ouverte Aux amis de l’étranger où il fait ses adieux provisoires à ses amis d’outre-Rhin ; arguant qu’en temps de guerre il se doit de préférer ses compatriotes, au nom de l’amour de l’allemand, il ne dissimule pourtant pas sa nostalgie des échanges passés, où il avait le sentiment de parler une langue du cœur partagée avec la communauté des gens de lettres européens :

Dass deutsch meine Sprache war, und französisch die eure, war nur ein schöpferischer Reiz unserer Gemeinschaft, in stetem Vergleichen wurden wir stolz, eigene Werte zu empfinden und die fremden zu bewundern. Fiel eine Zeitung, ein Buch uns in die Hände, das […] die Nationen entzweien wollte, so spotteten wir darüber: unsere Gemeinschaft […] sei stärker als alle Entzweiung, und das, was uns verbinde – so dachten wir damals –, sei selbst stärker als das Band der Geburt, die Fessel der Sprache. […] [U]nsere Brüderlichkeit war stark über die Sprachen und rein jenseits aller Anfechtung. [9]

Sous l’influence de Rolland, Zweig adopte cependant un pacifisme militant. Dans un article de 1916, La Tour de Babel, publié en traduction française dans la revue de Rolland, Le Carmel de Genève, puis dans la Vossische Zeitung et la Socialist Review, il livre une fable sur le châtiment de la pluralité des langues ainsi qu’un éloge du plurilinguisme et de la traduction qui ont permis de conjurer cette malédiction et d’édifier en Europe un « monument de la communauté fraternelle et de la solidarité humaine » („das Denkmal der brüderlichen Gemeinschaft, das Monument der menschlichen Solidarität“) :

Jahrhunderte, Jahrtausende gab es keine Einheit zwischen [den Menschen], nur abgesonderten Stolz und eigensüchtiges Werk. Aber doch, wie von einem Traum musste aus ihrer gemeinsamen Kindheit noch eine Ahnung des großen Werkes in ihnen sein […]. Ein paar kühne Menschen machten den Anfang, sie besuchten fremde Reiche, brachten Botschaft heim, allmählich befreundeten sich die Völker, eines lernte vom anderen, sie tauschten ihr Wissen, ihre Werte, ihre Metalle, und allmählich entdeckten sie, dass verschiedene Sprachen keine Entfremdung sein müssten und Grenzen kein Abgrund zwischen den Völkern. Ihre Weisen erkannten, dass keine Wissenschaft aus einem Volk allein die Unendlichkeit begreifen könnte, bald empfanden auch die Gelehrten, dass der Austausch der Erkenntnisse rascher den gemeinsamen Fortschritt befördere, die Dichter übertrugen die Worte der Brüder in die eigenen und Musik […] durchdrang gemeinsam aller Gefühle. Die Menschen […] dankten Gott für das, was er als Strafe über sie verhängt, dankten ihm, dass er diese Vielfalt ihnen zugeteilt, weil er ihnen damit die Möglichkeit gegeben, vielfach die Welt zu genießen und an den Verschiedenheiten die eigene Einheit stärker bewusst zu lieben. […]

So wuchs […] der neue Turm von Babel, und nie stieg seine Spitze so hoch empor wie in unserer Zeit. […] [N]ie hatten die Menschen Europas ihre Heimat und die ganze Welt so sehr geliebt. [10]

La guerre est dans ce cadre mythique représentée comme un nouveau châtiment divin, fondamentalement injuste, qui sème la discorde parmi les peuples et justifie l’appel à une refondation de l’Europe sur le socle de la culture :

Über Nacht verstanden die Menschen einander nicht mehr, die friedlich miteinander geschaffen, und weil sie sich nicht verstanden, ergrimmten sie gegeneinander. Wieder warfen sie ihr Arbeitszeug weg und richteten es als Waffe gegeneinander, die Gelehrten ihre Wissenschaft, die Techniker ihre Entdeckungen, die Dichter ihre Worte, die Priester ihre Glauben, alles wurde tödliche Waffe, was früher Handhabe war zu lebendigem Werk. […]

Der neue Turm von Babel, das große Denkmal der geistigen Einheit Europas, ist verfallen […]. Aber [einige Völker] sind noch zur Stelle, die meinen, es könne niemals einem Volke, einer Nation, gelingen, zu erreichen, was kaum die vereinte europäische Kraft in Jahrhunderten heroischer Gemeinsamkeit vermocht. […] Jahre werden vielleicht vergehen, ehe die Brüder von einst wieder in friedlichem Wettbewerb gegen die Unendlichkeit schaffen. […] Aber wenn wir nun schaffen […], so wird der Turm wieder aufsteigen, und auf den Höhen werden sich die Nationen wieder finden. [11]

Les langues sont en effet, dans le contexte de guerre, perçues alternativement comme des armes offensives ou comme un ferment de réconciliation. Dans un article de 1914 intitulé Boycott des langues étrangères ?, aux accents bellicistes démentis par ses textes ultérieurs, Hofmannsthal, soucieux de préserver l’éminence culturelle germanique, donne une réponse polémique à la propagande autrichienne contre les adversaires de l’Empire en défendant la nécessité de l’apprentissage des langues européennes ; un boycott linguistique serait une « myopie », un « crime » envers les générations futures :

[H]eute noch, in diesem finstersten Augenblick, ist in deutschen Seelen ein reineres Erkennen englischen und französischen Wesens, als in tiefstem Frieden dem Engländer und Franzosen je gegeben war, deutschen Wesen zu durchblicken. […]

Unseren Kindern die fremden Sprachen sperren, das, gerade das hieße ja Franzosen und Engländer aus ihnen machen. Idiotie, nach dem eigentlichen Stammsinn dieses Fremdwortes, heißt nichts weiter als Selbstbeschränktheit. […]

Der Träger […] jeder wahren Kenntnis des Fremden ist der Besitz der fremden Sprache. Mit dieser Waffe wollen wir unsere Kinder ausrüsten […]. Auf einem größeren, so Gott will, auf einem freudigeren Kampfplatz als wir werden unsere Kinder den Kampf des Lebens auskämpfen. […] Und sie werden, wie ihrer Muskeln und Nerven, der fremden Sprache bedürfen. [12]

Hofmannsthal, dans ce périlleux équilibre entre essentialisation des spécificités nationales et revendication du caractère interculturel de l’Europe, poursuit paradoxalement son plaidoyer pour une meilleure compréhension des peuples, initiée avant la guerre et confirmée dans son œuvre pro-européenne dès 1917. [13]

Hesse réagit également en 1914 au boycott des littératures des pays adversaires en louant dans le texte Ô mes amis, pas ces accents ! cette œuvre de réconciliation qu’est la traduction ; réagissant aux tentations bellicistes de ses confrères artistes et journalistes, il refuse d’envenimer par ses écrits la situation politique au nom du nationalisme germanique :

Also ein schönes japanisches Märchen, ein guter französischer Roman, von einem Deutschen noch vor Kriegsbeginn treu und liebevoll übersetzt, muss jetzt totgeschwiegen werden. […]

Gewinnt Frankreich etwas, wenn alle Künstler der Welt gegen die Gefährdung eines schönen Bauwerkes protestieren? Gewinnt Deutschland etwas, wenn es keine englischen und französischen Bücher mehr liest? […]

Es wird jetzt jeden Tag viel von dem vernichtet, wofür alle Gutgesinnten unter den Künstlern, Gelehrten, Reisenden, Übersetzern, Journalisten aller Länder sich ihr Leben lang bemühten. […] Töricht und falsch aber ist es von jedem, der je […] an die Idee der Menschheit, an eine internationale Wissenschaft, eine nicht national beschränkte Schönheit in der Kunst geglaubt hat, wenn er jetzt, über das Ungeheure erschrocken, […] sein Bestes mit den allgemeinen Ruin schmeißt. […]

Ja eben, rufen jetzt die Nurpatrioten, dieser Goethe […] war nie ein Patriot, und er hat den deutschen Geist mit jener milden, kühlen Internationalität verseucht, […] die unser deutsches Bewusstsein merklich geschwächt hat. […]

Goethe war nie ein schlechter Patriot. […] Aber über die Freude am Deutschtum, das er kannte und liebte wie nur einer, ging ihm die Freude am Menschentum. Er war ein Bürger und Patriot in der internationalen Welt des Gedankens, der inneren Freiheit, des intellektuellen Gewissens, und er stand […] so hoch, dass ihm die Geschicke der Völker nicht mehr in ihrer Einzelgewichtigkeit, sondern nur noch als untergeordnete Bewegungen des Ganzen erschienen. […]

Uns andern, die es mit der Heimat gut meinen und an der Zukunft nicht verzweifeln wollen, uns ist die Aufgabe geworden, ein Stück Frieden zu erhalten; Brücken zu schlagen, Wege zu suchen, aber nicht dreinzuhauen (mit der Feder!) und die Fundamente für die Zukunft Europas noch mehr zu erschüttern. [14]

En 1915, Rolland, dans l’article Littérature de guerre, présente à ses compatriotes les auteurs allemands contemporains et rend hommage à Hesse avec qui il partage un idéal de conciliation des peuples par la connaissance de leurs littératures. La coïncidence des accents de détresse déployés par les auteurs des deux rives du Rhin débouche sur un appel à la paix et à la refondation d’une communauté littéraire :

[De] tous les poètes allemands, celui qui a écrit les paroles les plus sereines, les plus hautes, le seul qui ait conservé dans cette guerre démoniaque une attitude vraiment goethéenne, est celui que la Suisse s’honore d’avoir pour hôte et presque pour fils adoptif : Hermann Hesse. […] On se souvient du bel article de la Neue Zürcher Zeitung […], reproduit par le Journal de Genève […] : O Freunde, nicht diese Töne! où il adjurait les artistes et les penseurs de l’Europe « de sauver le peu de paix » qui pouvait encore être sauvé et de ne pas « saccager », eux aussi, avec leur plume, l’avenir européen. Il a écrit, depuis, quelques belles poésies, dont une, invocation de la Paix (Friede), dans sa simplicité classique, est un lied émouvant qui trouvera le chemin de bien des coeurs oppressés :

Jeder hat’s gehabt,

Keiner hat’s geschätzt.

Jeden hat der süße Quell gelabt.

O wie klingt der Name Friede jetzt!

Klingt so fern und zag,

Klingt so tränenschwer […]

(Chacun l’a possédée. Personne ne l’a appréciée. Chacun s’est rafraîchi à la source douce. Oh ! comme sonne le nom de la paix à présent ! Il sonne si lointain, si craintif ; il sonne si lourd de larmes !...)

Rolland, ici traducteur, reprend à son compte ce mot d’ordre de la revue Die weißen Blätter : « il nous semble beau de commencer la reconstruction, au milieu de la guerre, et d’aider à préparer la victoire de l’esprit, [alors que la] communauté européenne semble […] détruite » [15] . Œuvrant auprès des intellectuels européens pour l’instauration d’un « panhumanisme » (Pour l’Internationale de l’esprit, 1918), il réactive l’idéal d’une Europe des Lettres dans le manifeste Déclaration d’indépendance de l’esprit, publié dans L’Humanité en 1919 :

Travailleurs de l’Esprit, compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre, nous vous adressons, à cette heure où les frontières se rouvrent, un Appel pour reformer notre union fraternelle, mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que celle qui existait avant. [16]

Hofmannsthal répond quant à lui à l’appel lancé en 1919 dans le journal socialiste Le Populaire, sous le titre Un manifeste des intellectuels combattants français, à la réconciliation des intellectuels européens sous le signe d’une « Internationale de la Pensée » [17] . Il revient alors à la nécessaire interaction des langues au sein d’une Europe qualifiée d’instance maternelle. Si la langue, « chair spirituelle » („der eigentliche geistige Leib“) de la nation, peut se muer en « langue de la haine » („Sprache des Hasses“), réceptacle de la barbarie et des nationalismes, celle qu’il appelle de ses vœux est une « langue de la fraternité » („Sprache der Brüderlichkeit“), ferment d’un patriotisme européen [18] : il semble que cette langue ne soit autre que celle de la traduction.

 

Défense et illustration de la traduction

C’est ainsi un véritable réseau d’auteurs et traducteurs qui, grâce aux revues et maisons d’édition européanophiles, édifie une œuvre commune de résistance aux nationalismes en favorisant la circulation des œuvres à travers les frontières. Si Hofmannsthal salue en 1920 la publication chez Insel, sous la direction de Zweig, d’une anthologie des trésors de la littérature universelle en langue originale, qui honore à ses yeux la vocation universaliste du peuple germanique [19] , la diffusion des littératures étrangères suppose aussi le recours à la traduction. Le sentiment d’appartenance nationale, indépendant de tout nationalisme, ne peut en effet s’édifier selon lui que dans et par l’écriture, « espace spirituel de la nation » („geistiger Raum der Nation“), force de synthèse de génération en génération [20] : il en va de même du sentiment d’appartenance à l’Europe, médiatisé par la connaissance des œuvres étrangères.

La traduction, investie d’une mission d’ouverture des peuples à l’altérité, suppose que les langues acquièrent la plasticité nécessaire pour accueillir en elles les spécificités de fonctionnement des langues traduites. En 1917, dans l’essai La Crise de la culture européenne, Pannwitz, s’appuyant sur quelques traductions célèbres (celles des tragiques grecs par Hölderlin, de Shakespeare par Schlegel, de Baudelaire par George, etc.), place son éloge prescriptif de la traduction au service de la culture („Bildung“) de l’Europe et d’une meilleure compréhension de la littérature universelle [21] . Cet art de la traduction souligne la capacité de métamorphose des langues [22] :

unsre übertragungen auch die besten gehn von einem falschen grundsatz aus sie wollen das indische griechische englische verdeutschen anstatt das deutsche zu verindischen vergriechischen verenglischen . sie haben eine viel bedeutendere ehrfurcht vor den igenen Sprachgebräuchen als vor dem geiste des fremden werks [...]

wir haben sogar den begriff der freien übertragung und den der dichterischen bearbeitung als selbstverständlichkeiten das ist die vollkommene gemeinheit . ein werk das überhaupt sprache hat lässt sich nicht frei übertragen sondern nur wörtlich […] .

der grundsätzliche irrtum des übertragenden ist dass er den zufälligen stand der eignen sprache festhält anstatt sie durch die fremde sprache gewaltig bewegen zu lassen . er muss zumal wenn er aus einer sehr fernen sprache überträgt auf die letzten elemente der sprache selbst wo wort bild ton in eins geht zurück dringen er muss seine sprache durch die fremde erweitern und vertiefen […]

falls uns nicht das esperanto von aller sprache erlöst vielleicht wird die sprache weltsprache werden die die klassischen werke der weltliteratur in klassischen übertragungen wiedergebärt und dadurch als sprachenmutter den gröszten umfang die gröszte fülle die gröszte biegsamkeit die gröszte kraft vereinigt. [23]

La traduction, vectrice d’une utopie littéraire de communication entre les peuples, pourrait ainsi donner naissance à une langue supérieure, conjurant la malédiction babélienne. Elle est perçue comme une activité créatrice qui enrichit la langue-cible, protéiforme car fécondée par la langue-source, si bien que le texte traduit, selon un texte hofmannsthalien de 1922 en faveur de la diffusion des littératures des minorités de l’ancien Empire austro-hongrois (Chants populaires tchèques et slovaques), peut excéder la valeur esthétique de l’original :

[W]er übersetzt, der will wohl ein Fremdes dem eigenen Volk heranbringen und die eigenen Landsleute nötigen, das Fremde mit Aufmerksamkeit gewahr zu werden […]. Aber das Ergebnis solcher Übertragungen ist noch ein anderes […]. Der Übersetzer verjüngt und erneut die eigene Sprache, nicht als ob er das Fremde in sie hineindrängte, aber doch vermöge des Fremden, durch die Einwirkung, welche die Fremdheit des Fremden auf ihn ausgeübt hat: denn je eigener die fremde Sprache, desto mehr treibt sie ihn in die Enge, er sieht sich dem nackten Unredbaren gegenüber, da will er in sich, das heißt im Volksgedächtnis, das in ihm lebendig ist, das Tiefste, Nackteste ergraben […]: im treuen Übersetzer unterredet sich wirklich ein Volksgeist mit dem anderen, wogegen der vereinzelte, vermeintlich originale Schreiber, indem er lauter Besonderes auszusprechen meint, an dem flachen Redevorrat der Zeit […] sich genügen lässt. [24]

Dans cette mystique de la communion des peuples, la traduction est le réceptacle et la caisse de résonance des cultures ; elle est autant un moyen de penser contre les pesanteurs de la langue courante qu’un travail d’intensification de ce matériau langagier. Mû par ses contraintes, le traducteur devient un poète tel que Hofmannsthal le définit dans Le Poète et notre époque, qui fait coïncider tous les éléments du monde et de l’histoire et donne à voir un monde de « relations » („Welt der Bezüge“) qui restaure la perception du Tout. [25]

C’est également la conception défendue par Borchardt en 1923 à propos de la traduction de Dante, qui soumet la traduction à une forme d’inspiration :

Die schöpferische Übertragung gestaltet genau wie das schöpferische Gedicht ein Ausdruck forderndes Bild der Phantasie, und man kann, wie im gemeinsten Sinne nur, was man versteht, im höheren nur übersetzen, was man so zwingend sieht, dass der Eindruck nach allen Seiten in Gestalt ausbricht. [26]

La traduction contribue à immortaliser les œuvres du passé et à les faire entrer dans le panthéon des classiques ; c’est ainsi, comme le souligne ce texte de Borchardt de 1924, que la poésie des troubadours s’est intégrée aux chefs-d’œuvre de la poésie européenne et de ce qu’il désigne comme la culture de la chrétienté occidentale :

Der Dichter, der übersetzt, kann nur so übersetzen, wie er auch dichten müsste: er reproduziert keine Kunstwerke, sondern er erwidert auf den Hall der ihn getroffen hat, mit dem unwillkürlichen Widerhalle, auf die Gestalt die ihm auftaucht, mit den Entwurfe der sie gestaltet. […] Diese uralten Dichter eines untergangenen Volkes hat er wiedergeboren, weil sie ihm unsterbliche lebendige Gestalten sind, denen seine Ehrfurcht und sein Dank für alles Unendliche gebührt, was […] ihr seherisches und naives Genie seiner eigenen Nation in jenen Jahrhunderten gewährte, in denen sie das Seelengut der Völkerwanderungen verzehrt hatte […]. Dieser Dank ist nur durch ihre Einbürgerung in den ewigen Vorrat deutscher Poesie als eine Stiftung abzutragen. [27]

La réflexion d’après-guerre sur les bienfaits de la traduction révèle combien cette activité littéraire est conçue comme une tentative de sauver les œuvres menacées d’oubli. Le traumatisme né de la crise traversée par la civilisation occidentale semble ainsi se sublimer dans la nouvelle mission européenne de ces auteurs.

 

 

La sauvegarde des classiques européens

Si l’espoir de régénérer l’utopie d’une Europe unifiée par le savoir, les arts et la culture s’intègre à des degrés divers, chez les auteurs de cet article, à une forme de conservatisme politique, il serait réducteur de n’y voir qu’un désir de réaction : leur conservatisme a avant tout un sens patrimonial. La restauration d’une Europe littéraire fantasmée dans le passé participe d’une vocation supranationaliste et pacificatrice : il s’agit, dans une Europe en quête de renaissance, de réactiver les valeurs de l’humanisme pour construire un nouvel espace politique unifié par une mémoire culturelle commune [28] . À travers la réflexion sur les pouvoirs mémoriels de la traduction, c’est aussi la survie des œuvres classiques qui est en jeu : le classicisme, construction toujours réinterrogée dans la pensée européenne, a fortiori après l’émergence d’une modernité conquérante et simultanément objet de soupçon, se définit ainsi davantage comme le résultat de greffes successives que comme un idéal immuable et atemporel [29] . La quête européanophile de ces auteurs traversés par une conscience déceptive de l’Europe est ainsi avant tout de nature esthétique et mythique. Lorsqu’en 1935, à l’approche d’une nouvelle guerre, Zweig consacre un essai à Érasme et aux intellectuels de la Renaissance, représentés en idéalistes et internationalistes fraternels, il livre, au prix d’une projection anachronique, à la fois le portrait d’une figure emblématique de l’Europe des Lettres et le constat d’échec de sa propre génération à conjurer les nationalismes et à fonder des États-Unis d’Europe, idée déjà en germe à l’époque humaniste :

Niemals […] hat bisher der erasmische Gedanke Geschichte gestaltet und sichtbaren Einfluss genommen auf die Formung des europäischen Schicksals: der große humanistische Traum von der Auflösung der Gegensätze im Geiste der Gerechtigkeit, die ersehnte Vereinigung der Nationen im Zeichen gemeinsamer Kultur ist Utopie geblieben, unerfüllt und vielleicht nie erfüllbar innerhalb unserer Wirklichkeit. [30]

Mais Zweig suggère que cette utopie pourrait être réalisée dans celui de l’esprit, voyant dans le legs d’Érasme une véritable promesse créatrice. L’Union européenne n’a certes pas été forgée sur la base de ces idéaux ; peut-être certains des écrivains et traducteurs cités ici mériteraient-ils cependant de figurer auprès d’autres auteurs pro-européens au rang des pères de l’Europe.

Notes

  • [1]

    Cf. Johann Peter Eckermann, Gespräche mit Goethe in den letzten Jahren seines Lebens, in Johann Wolfgang von Goethe, Sämtliche Werke nach Epochen seines Schaffens, herausgegeben von Karl Richter in Zusammenarbeit mit Herbert Göpfert, Norbert Miller und Gerhard Sauder, Munich, Hanser, 1986, p. 207, 237 et 254.

  • [2]

    Cf. Hans Bots et Françoise Waquet, La République des lettres, Paris, Belin, 1997, p. 159-160.

  • [3]

    Cf. Marie-Claire Hoock-Demarle, L’Europe des Lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen, Paris, Albin Michel, 2008, p. 444-466.

  • [4]

    Cf. Pascal Dethurens, De l’Europe en littérature. Création littéraire et culture européenne au temps de la crise de l’esprit (1918-1939), Genève, Droz, 2002, et « Une pléiade d’écrivains », in Jean-Luc Chabot, Aux origines intellectuelles de l’Union européenne. L’idée d’Europe unie de 1919 à 1939, Grenoble, PUG, 2005, p. 134-155.

  • [5]

    Hugo von Hofmannsthal, Französische Redensarten, in Reden und Aufsätze I, herausgegeben von Bernd Schoeller in Beratung mit Rudolf Hirsch, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1979-1980, p. 236-238. Sauf mention contraire, c’est nous qui traduisons : « Lorsque notre attention à la beauté de notre propre langue s’est émoussée, la première langue étrangère venue acquiert un charme indescriptible ; nous n’avons besoin que d’y verser nos pensées fanées, et elles reprennent vie comme des fleurs lorsqu’on les plonge dans de l’eau fraîche. […] Celui qui parle une langue étrangère […] se trouve certes dans le même monde qu’auparavant […], mais c’est comme si un anneau  magique était passé à son doigt, et il voit toutes les choses légèrement modifiées, […] un charme passe à travers tout cela, qui allège le poids des choses extérieures, mais entoure la conscience qu’il a de lui-même comme d’une armure de force et de courage ».

  • [6]

    Ibid., p. 240-241 ; Unsere Fremdwörter [1914], in Reden und Aufsätze II, op. cit., p. 364.

  • [7]

    André Gide, Essais critiques, édition établie par Pierre Masson, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 177.

  • [8]

    Romain Rolland, L’Esprit libre, Paris, Albin Michel, 1953, p. 87-88.

  • [9]

    Stefan Zweig, An die Freunde in Fremdland, in Die schlaflose Welt. Aufsätze und Vorträge aus den Jahren 1909-1941, herausgegeben von Knut Beck, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1983, p. 43. Voir Essais III, traduction d’Isabelle Hausser, édition établie par Isabelle Hausser, Paris, Le Livre de poche, coll. « La Pochothèque », 1996, p. 1225-1226 : « Le fait que l’allemand fût ma langue et le français la vôtre ajoutait un charme plein de créativité à notre communauté, la constante comparaison à laquelle nous nous livrions nous rendait fiers de sentir nos propres valeurs et d’admirer les étrangères. Si nous tombaient entre les mains un journal ou un livre qui […] voulaient diviser les nations, nous nous en moquions : notre communauté […] était plus forte que toutes les divisions et ce qui nous liait – c’est ce que nous pensions alors – était plus fort que les liens de la naissance et les entraves de la langue. […] Notre fraternité était plus forte que celle des langues et pure de toute contestation ».

  • [10]

    Der Turm zu Babel, in Die schlaflose Welt, op. cit., p. 70. Voir Essais III, op. cit., p. 1236-1237 : « Pendant des siècles et des millénaires, il n’y eut pas d’unité entre [les hommes], rien que des orgueils séparés et des oeuvres égoïstes. Cependant, dans leur enfance commune, il devait rester en eux, un peu à la manière d’un rêve, quelque chose de leur grande oeuvre […]. Quelques hommes audacieux firent les premiers pas, ils visitèrent des royaumes étrangers, ils en rapportèrent des messages, peu à peu les peuples devinrent amis, l’un apprit de l’autre, ils échangèrent leurs connaissances, leurs valeurs, leurs métaux et peu à peu ils découvrirent que parler des langues différentes ne suffisait pas à les éloigner les uns des autres et que les frontières ne créaient pas un précipice entre les peuples. Leurs sages s’aperçurent qu’une science pratiquée par un peuple seul ne pouvait atteindre à l’infini, bientôt les érudits virent aussi qu’échanger des connaissances faisait progresser tout le monde plus vite, les poètes traduisirent les paroles de leurs frères dans leurs propres langues et la musique […] servit de langage commun aux émotions. Les hommes […] remerciaient même Dieu de la punition qu’il leur avait envoyée […], parce qu’il leur avait donné la possibilité de jouir de multiples façons du monde et d’aimer consciemment leur propre unité avec ses différences. […] Ainsi grandit […] la nouvelle Tour de Babel et jamais son sommet ne s’éleva aussi haut qu’à notre époque. […] Jamais les Européens n’ont autant aimé leur patrie et le reste du monde ».

  • [11]

    Der Turm zu Babel, in Die schlaflose Welt, op. cit., p. 71. Voir Essais III, op. cit., p. 1238-1239 : « Les hommes cessèrent de se comprendre, eux qui créaient paisiblement ensemble. Parce qu’ils ne se comprenaient pas, ils se mirent en colère les uns contre les autres. De nouveau ils jetèrent leurs instruments de travail et s’en servirent les uns contre les autres comme des armes, les érudits se servirent de leur savoir, les techniciens de leurs découvertes, les poètes de leurs mots, les prêtres de leur foi, tout ce qui autrefois avait servi à l’oeuvre de vie se transforma en armes mortelles. […] La nouvelle Tour de Babel, le grand monument à l’unité spirituelle de l’Europe est en ruine […]. Mais il [existe encore des peuples] qui pensent que jamais un peuple seul, une nation seule ne pourrait réussir à atteindre ce que les forces européennes unies sont à peine arrivées à réaliser après des siècles de communauté héroïque. […] Des années passeront peut-être avant que les frères d’autrefois ne se remettent à concevoir, dans un esprit de paisible rivalité, une oeuvre contre l’infini. […] Mais si nous nous y mettons maintenant, […] la tour grandira à nouveau et les nations se retrouveront sur les sommets ».

  • [12]

    Hofmannsthal, Boykott fremder Sprachen?, in Reden und Aufsätze II, op. cit., p. 351-355 : « Aujourd’hui encore, en ce temps d’obscurité, il y a dans les âmes allemandes une reconnaissance de l’essence anglaise et française plus pure qu’il a jamais été donné aux Anglais et aux Français, dans les temps de paix la plus profonde, de voir à travers l’essence allemande. […] Bloquer l’accès aux langues étrangères à nos enfants, cela reviendrait précisément à en faire des Français et des Anglais. « Idiotie », selon le sens originel véritable de ce terme étranger, ne désigne rien d’autre que le fait de se limiter à soi-même. […] Le vecteur de cette véritable connaissance de l’étranger est la maîtrise de la langue étrangère. C’est de cette arme que nous voulons équiper nos enfants […]. C’est sur un terrain de bataille plus vaste, et, si Dieu le veut, plus heureux que nous que nos enfants livreront le combat de la vie. […] Et ils auront besoin des langues étrangères autant que de leur muscles et de leurs nerfs ».

  • [13]

    Cf. Die Idee Europa [1917], ibid., p. 43-54.

  • [14]

    Hermann Hesse, O Freunde, nicht diese Töne!, in Gesammelte Werke, 10. Band, Betrachtungen, herausgegeben von Volker Michels, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1970, p. 412-415 : « Ainsi donc, un beau conte japonais, un bon roman français, fidèlement et soigneusement traduits par un Allemand encore avant la guerre, doivent désormais être victimes d’une conspiration du silence. […] La France gagne-t-elle quelque chose si tous les artistes du monde protestent contre une atteinte à un bel édifice ? L’Allemagne gagne-t-elle quelque chose si elle ne lit plus de livres anglais et français ? […] Actuellement, beaucoup de ce à quoi tous les gens bien intentionnés parmi les artistes, les savants, les voyageurs, les traducteurs, les journalistes de tous les pays ont consacré leurs efforts leur vie durant est chaque jour anéanti. […] Mais c’est une aberration et une erreur de la part de celui qui a déjà eu foi […] en l’idée d’humanité, en une science internationale, en une beauté artistique qui ne soit pas limitée aux frontières d’une nation, si maintenant, effrayé par la monstruosité des événements, il […] se débarrasse de ce qu’il y a de meilleur en lui avec la ruine généralisée. […] Mais précisément, s’écrient alors les purs patriotes, ce Goethe […] n’a jamais été un patriote, et il a contaminé l’esprit allemand avec cette fade et fraîche internationalité […] qui a significativement affaibli notre conscience allemande. […] Goethe n’a jamais été un mauvais patriote. […] Mais plus haut que la joie éprouvée face à la germanité, qu’il connaissait et aimait comme nul autre, il plaçait la joie éprouvée face à l’humanité. Il était un citoyen et un patriote dans le monde international de la pensée, de la liberté intérieure, de la conscience intellectuelle, et il se tenait […] à une hauteur telle que les destins des peuples ne lui apparaissaient plus dans leur poids individuel mais seulement comme les mouvements subordonnés du Tout. […] Pour nous qui souhaitons du bien à notre terre natale et ne voulons pas désespérer du futur, c’est devenu un devoir de préserver une part de paix, de jeter des ponts, de chercher des chemins, et non de nous jeter dans la mêlée (avec la plume !) et d’ébranler encore davantage les fondements de l’Europe future ».

  • [15]

    Rolland, L’Esprit libre, op. cit., p. 152-154.

  • [16]

    Ibid., p. 333 et 343.

  • [17]

    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8168594.

  • [18]

    Hofmannsthal, An Henri Barbusse, Alexandre Mercereau und ihre Freunde, in Reden und Aufsätze II, op. cit., p. 463-464.

  • [19]

    Hofmannsthal, Briefwechsel mit dem Insel Verlag, herausgegeben von Gerhard Schuster, Francfortsur-le-Main, Buchhändler-Vereinigung, 1984, p. 756-757.

  • [20]

    Hofmannsthal, Das Schrifttum als geistiger Raum der Nation [1926], in Reden und Aufsätze III, op. cit., p. 24-41.

  • [21]

    Pannwitz défend une conception supranationale de l’Europe dès Deutschland und Europa. Grundriss einer deutsch-europäischen Politik, Nuremberg, Carl, 1918.

  • [22]

    Nous respectons dans la citation l’usage idiosyncrasique et lacunaire de la ponctuation, l’absence de majuscules et l’orthographe du texte original.

  • [23]

    Rudolf Pannwitz, Die Krisis der europäischen Kultur, Munich, Carl, 1921, p. 240-245 : « Nos traductions, même les meilleures, reposent sur un faux présupposé : elles veulent germaniser l’indien, le grec, l’anglais, au lieu d’indianiser, de gréciser, d’angliciser l’allemand. Elles ont un respect bien plus significatif envers les usages de leur propre langue qu’envers l’esprit de l’oeuvre étrangère. […] Nous avons même inventé le concept de traduction libre et celui de transposition créatrice comme si cela allait de soi : voilà une faute de goût absolue ! Une oeuvre qui fait un usage véritable de la langue ne peut être traduite librement, mais seulement littéralement […]. L’erreur fondamentale du traducteur est de s’en tenir à l’état contingent de sa propre langue au lieu de la laisser être mue par la force de la langue étrangère. Il doit surtout, lorsqu’il traduit un texte d’une langue très différente de la sienne, revenir aux éléments ultimes de la langue, où le mot, l’image et le ton ne sont qu’un ; il doit élargir et approfondir sa langue grâce à la langue étrangère […]. Si ce n’est pas l’espéranto qui nous délivre de la pluralité des langues, peut-être la langue qui deviendra universelle sera-t-elle celle qui réengendre les oeuvres classiques de la littérature universelle dans des traductions classiques, et qui en cela unit, comme la mère de toutes les langues, la plus grande extension, la plus grande abondance, la plus grande souplesse, la plus grande force ».

  • [24]

    Hofmannsthal, Tschechische und slowakische Volkslieder, in Reden und Aufsätze II, op. cit., p. 165-166 : « Celui qui traduit veut rapprocher de son propre peuple quelque chose d’étranger et engage ses compatriotes à percevoir avec toute leur attention cette dimension étrangère […]. Mais le résultat de tels transferts est encore différent […]. Le traducteur rajeunit et renouvelle sa propre langue, non comme s’il y introduisait de force l’étranger, mais au contraire, grâce à l’étranger, par l’effet que l’étrangeté de l’étranger a exercé sur lui : car plus la langue étrangère est spécifique, plus elle le pousse dans ses retranchements, il se voit confronté à la nudité de ce qui ne relève pas de l’usage, car il veut déterrer ce qu’il y a de plus profond, de plus nu en lui, dans la mémoire populaire vivante en lui […] : chez le traducteur véritable, l’esprit d’un peuple s’entretient réellement avec un autre, là où l’écrivain isolé, que l’on suppose original, croyant énoncer quelque chose d’éminemment singulier, se laisse contenter platement par la réserve linguistique de son époque ».

  • [25]

    Hofmannsthal, Der Dichter und diese Zeit [1906], in Reden und Aufsätze I, op. cit., p. 54-81.

  • [26]

    Rudolf Borchardt, Epilegomena zu Dante I, in Prosa II, herausgegeben von Marie Luise Borchardt unter Mitarbeit von Ernst Zinn, Stuttgart, Klett, 1959, p. 396 : « La traduction créatrice donne forme, exactement comme le poème créateur, à une vue de l’imagination qui exige d’être exprimée, et de même que, dans le sens le plus commun, on ne peut traduire que ce que l’on comprend, on ne peut, dans un sens plus élevé, traduire que ce qu’on perçoit de manière si pressante que l’impression s’en répand de toutes parts ». Ce texte poursuit une réflexion initiée dès 1905, avec l’analyse dont il assortit sa traduction d’un dialogue de Platon, Das Gespräch über Formen und Platons Lysis Deutsch, mit einem Essay von Botho Strauss, Stuttgart, Klett-Cotta, 1987.

  • [27]

    Die großen Trobadors, in Prosa II, op. cit., p. 352-353 : « Le poète-traducteur ne peut traduire que comme il devrait aussi faire oeuvre de poète : il ne reproduit pas des oeuvres d’art, mais répond à un son qui l’a atteint par un écho involontaire, à la créature qui lui apparaît par l’esquisse qui la crée. […] Il a redonné naissance à ces poètes ancestraux d’un peuple disparu, parce qu’ils sont pour lui des figures immortelles et vivantes qui méritent sa reconnaissance […] pour tout l’infini que leur génie visionnaire et naïf a accordé à sa propre nation durant ces siècles où elle a dévoré le bien spirituel des migrations des peuples […]. On ne peut s’acquitter de cette dette de reconnaissance que par leur importation, en tant que legs, dans le fonds éternel de la poésie allemande ».

  • [28]

    Ce désir de renouveler la tradition culturelle occidentale a été désigné sous les appellations controversées (car réemployées dans des acceptions réactionnaires) de restauration créatrice et de révolution conservatrice. Le premier concept fait de l’après-guerre un moment de régénération marqué par l’espoir d’une réunion des grands esprits européens, cf. Hofmannsthal, Briefwechsel mit Christiane Gräfin Thun-Salm, herausgegeben von Renate Moering, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1999, lettre de 1925, p. 224-225 ; Borchardt livre en 1927 un discours du même nom qui revendique une ascendance goethéenne, Die schöpferische Restauration, in Reden, herausgegeben von Marie Luise Borchardt unter Mitarbeit von Rudolf Alexander Schröder und Silvio Rizzi, Stuttgart, Klett, 1955, p. 230-253. Le second concept, dans l’acception hofmannsthalienne, est défini en 1926 dans L’Écriture, espace spirituel de la nation comme un mouvement de retour vers la Renaissance, Das Schrifttum als geistiger Raum der Nation, in Reden und Aufsätze III, op. cit., p. 40-41.

  • [29]

    Cf. Paul Valéry, Images de la France [1927], in Regards sur le monde actuel [1931], édition établie par Jean Hytier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 996-997.

  • [30]

    Zweig, Triumph und Tragik des Erasmus von Rotterdam, herausgegeben von Knut Beck, Francfortsur- le-Main, Fischer, 1981, p. 186. Voir Essais III, op. cit., traduction d’Alzir Hella, p. 1138-1139 : « La pensée érasmienne n’a jamais joué aucun rôle dans l’histoire ni exercé aucune influence sensible sur le destin de l’Europe : le grand rêve des humanistes, l’aplanissement des conflits dans un esprit d’équité, cette union désirée des nations sous le signe de la culture générale, est demeuré une utopie, n’a jamais été réalisé et n’est peut-être pas réalisable dans le domaine des faits ».