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L’objet-livre et le lieu de l’œuvre: stratégies créatives et pratiques de lecture

ARTICLE

pages, pages —
tourner la page —
lire recto/verso, verso/recto
pour localiser et focaliser —
pages et manipulation —
écrire, lire et contenir, là
dans l’espace d’une page —
ici/là, une page —
l’une après l’autre ou
l’une avant l’autre —
lire — pages, pages,
un livre [1] .

En 2002 paraît dans la série « Media Works » du MIT un mince volume intitulé Writing Machines. Katherine Hayles s’interroge d’emblée : « Pourquoi n’avons-nous pas davantage entendu parler de matérialité [2]  ? » [Why have we not heard more about materiality?] et y enjoint à « une forme de critique qui porte attention à l’appareil matériel produisant l’œuvre littéraire comme artefact physique [3]  » [a kind of criticism that pays attention to the material apparatus producing the literary work as physical artifact]. Elle regrette qu’on n’ait pas encore pris conscience de l’importance fondamentale de l’objet-livre [the actual stuff of the book] dans notre appréhension des œuvres, la recherche universitaire ayant été construite selon des présupposés spécifiques au format papier [4] . Ceux-ci seraient enracinés dans les conditions matérielles de l’impression : « à quelques exceptions près, la littérature imprimée a été considérée comme étant dépourvue de corps, comme étant seulement un esprit parlant » [with significant exceptions, print literature was widely regarded as not having a body, only a speaking mind [5] ]. Pour Hayles, l’enjeu est de s’intéresser aux interactions entre les propriétés matérielles et les stratégies artistiques de l’œuvre : « comment l’œuvre mobilise ses ressources d’artefact physique aussi bien que les interactions de l’usager avec l’œuvre et les stratégies interprétatives qu’il développe – des stratégies qui incluent la manipulation physique aussi bien que le cadre conceptuel » [how the work mobilizes its resources as a physical artifact as well as the user’s interactions with the work and the interpretive strategies it develops – strategies that include physical manipulation as well as conceptual frameworks [6] ].
Il en irait de la rematérialisation des études littéraires : l’objet-livre ne doit plus être tenu pour acquis et familier, mais (re)devenir visible [7] . Ce changement de paradigme critique lui semble d’autant plus urgent à l’ère de la révolution dite numérique, la multiplication des supports (e-books, tablettes, liseuses, etc.) ayant mis fin à un principe de « transparence » du support [8] . C’est dans cette perspective que nous proposons, dans cet article, d’interroger la place de l’objet-livre dans la création contemporaine occidentale pour examiner sa fonction et son statut au sein des processus de création et de lecture. Ce jeu du matériel, de la consistance palpable et de l’immatériel nous semble mériter un examen approfondi dans des romans qui inscrivent, à même les dispositifs narratifs, l’objet-livre. Après un rappel théorique, nous analyserons un ensemble d’exemples paradigmatiques de manière à en dégager les potentialités (qui donnent aussi sa spécificité à ces œuvres à l’heure de la dématérialisation), les tensions et difficultés (notamment en termes pragmatiques, en lien avec la question de la lisibilité) ainsi que les filiations (en particulier avec la tradition du livre d’artiste).

 

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Notes

  • [1]

    Extrait de Peter Downsbrough : Art Rite, n° 14, traduit dans Les Livres d’artistes. Une sélection, Bruxelles, Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1978, p. 9.

  • [2]

    Katherine Hayles, Writing Machines, Cambridge, The MIT Press, 2002, p. 19. Sauf indication contraire, les traductions sont de nous.

  • [3]

    Ibid., p. 29.

  • [4]

    Ibid., p. 30 : « Lulled into somnolence by five hundred years of print, literary studies have been slow to wake up to the importance of MSA [media specific analysis] ».

  • [5]

    Ibid., p. 32.

  • [6]

    Ibid., p. 33. Hayles met en pratique ce qu’elle prêche, s’associant avec une graphiste, Anne Burdick, pour créer un livre qui peut être apprécié à la fois comme un objet physique et un support d’idées.

  • [7]

    À cet égard, on peut établir une convergence entre le paradigme des « material studies » et des « translation studies », par la contestation de l’illusion de transparence : il s’agit de sortir le support de son invisibilité tout comme d’aller à l’encontre de l’invisibilité supposée du traducteur. Cf. Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility, Londres, Routledge, 2e éd. révisée, 2008.

  • [8]

    Cf. Katherine Hayles, Jessica Pressman, Comparative Textual Media : Transforming the Humanities in the Postprint Era, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013. Les auteures y appellent à un tel changement de paradigme dans les humanités, appelant de leurs vœux des Comparative Textual Studies.