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ARTICLE
« Nous, les Russes, nous ne savons pas faire des romans dans le sens où on comprend ce genre en Europe » [Мы, русские, вообще не умеем писать романов в том смысле, в котором понимается этот род сочинений в Европе] avoue Tolstoï dans le croquis de sa préface pour Guerre et Paix [1] . Après sa crise des années 1870, il récuse tout ce qu’il a écrit auparavant et déclare qu’il n’écrira plus jamais « de fariboles prolixes » dans le genre de ses premiers romans. La fiction cède la place aux traités moraux, religieux et philosophiques, il travaille sur sa Confession (1879-1882) et revient en littérature en 1886 avec La Mort d’Ivan Ilitch et d’autres drames ou petites proses. Mais l’idée de donner une nouvelle forme au roman ne le quitte pas : il y réfléchit beaucoup dans sa préface aux œuvres de Guy de Maupassant (1893-1894) et surtout dans son traité Qu’est-ce que l’art ? (1897-1898) où il critique sévèrement le naturalisme, le symbolisme et la décadence, déclarant avec regret que tout l’art moderne n’est jamais que 1) réécriture 2) imitation 3) extravagance et 4) amusement. À son avis, une œuvre d’art véritable ne peut être conçue sans idées nouvelles ni sentiments intensément vécus par l’artiste lui-même, capable de les transmettre à ses lecteurs [2] .
En 1891, quand Tolstoï suspend son travail sur un conte inspiré par l’histoire véridique d’un avocat réputé, Anatoli Koni (ce conte deviendra plus tard Résurrection), il note dans son journal :
потом стал думать, как бы хорошо писать роман de longue haleine, освещая его теперешним взглядом на вещи. […] Первые, прежние мои романы б[ыли] бессознательное творчество. С Анны Кар[ениной], кажется больше 10 лет, я расчленял, разделял, анализировал; теперь я знаю чтó чтó и могу все смешать опять и работать в этом смешанном.
Сe serait bien d’écrire un roman de longue haleine en l’éclaircissant par ma nouvelle mentalité. […] Mes premiers, anciens romans n’étaient que de l’art inconscient. Depuis Anna Karénine, depuis plus de 10 ans presque, je ne faisais que disloquer, séparer, analyser ; maintenant je sais ce qu’il en est et je peux tout mélanger et travailler dans ce mélange [3] .
Ce mélange, devenu plus tard Résurrection, fut cet ouvrage de « longue haleine », au sens propre de cette expression : Tolstoï mit dix ans à terminer ce roman beaucoup plus court que Guerre et Paix ou même qu’Anna Karénine. La longueur de ce travail est lié à la recherche d’une nouvelle forme : l’originalité et la nouveauté de son roman dans la littérature russe sont reconnues par tous les spécialistes. Toutefois ils sont en désaccord sur le genre de Résurrection : roman publiciste, socio-intellectuel, social et idéologique, satirico-psychologique, roman-sermon ou roman de mœurs. Chacun désire apposer son étiquette à cette œuvre énigmatique qui continue à susciter un grand intérêt scientifique. « Résurrection est un livre à la recherche d’un genre », « c’est la naissance d’un nouveau roman » dit Georges Nivat dans sa préface [4] .
Mais ce qui est nouveau pour la littérature russe ne l’est pas dans les lettres françaises : en littérature, comme en physique, rien ne surgit de rien ; et pour le démontrer je vais faire appel au roman philosophique français, notamment à Candide de Voltaire (1759) et à Justine, ou les Malheurs de la vertu (1799) de Sade. Si Voltaire est « affiché et visible », cité par l’écrivain russe une bonne cinquantaine de fois, et si le sujet « Voltaire et Tolstoï » a été parfois étudié, Sade en revanche reste « clandestin et secret » (je paraphrase Saint-Beuve [5] ). Son influence n’en est pas moins significative. Si Tolstoï cite souvent Voltaire qui était beaucoup lu et bien connu en Russie, il ne nomme jamais Sade dont les œuvres ont été strictement interdites en Russie, comme d’ailleurs en France, mais circulaient sous le manteau. Ce n’est que Dostoïevski qui ose citer le nom du « divin marquis » ainsi que ses romans ouvertement [6] .
Tolstoï disait que, pour réussir une œuvre, il fallait en aimer l’idée maîtresse ; c’est donc par elle que je commencerai, pour passer ensuite à la composition, qui permet de rendre cette idée dans toute sa nouveauté et profondeur ; enfin j’en appellerai aux protagonistes servant de supports aux conceptions de l’auteur.
Ces trois œuvres constituent toutes des romans à thèse : réfutation de l’optimisme naïf et démonstration de l’ampleur du mal dans l’univers chez Voltaire ; confirmation de ce mal triomphant par le sort de Justine et démonstration que les méchants prospèrent tandis que les vertueux échouent ; récusation par Tolstoï l’organisation sociale injuste où le mal domine et rêve d’une société idéale. Dans les trois romans, l’homme est déterminé par sa nature et par ses conditions sociales ; la réalité y est décrite dans ses contradictions inhérentes et alors le mal n’est plus fortuit ou provisoire, mais, tout au contraire, il devient un phénomène permanent de la vie sociale. Quand le comportement des hommes est déterminé par leurs instincts animaux, ils perdent rapidement leurs instincts sociaux ; incapables de compassion et d’empathie, ils deviennent égoïstes et cruels. Les malheurs et les souffrances auxquels les protagonistes des trois romans sont confrontés rappellent la liste des vertus bafouées et des vices récompensés dressée par Sade dans le cahier préparatoire à Justine : l’idée que le malheur persécute la vertu et que la prospérité accompagne le vice [7] constitue la pierre angulaire de ces trois romans.
Le développement de ce même sujet en illustre la conception philosophique ; quant à la fiction, elle n’est qu’un moyen efficace de représenter des idées fausses et destructrices, pour discréditer le vice et représenter le mal sous son aspect le plus affreux.
Ces romans contiennent une leçon moralisatrice pour les lecteurs : tous les trois postulent que la « résurrection », l’illumination restent encore possibles dans les conditions monstrueuses de l’existence humaine. Mais cette « résurrection » n’est possible que grâce à l’expérience acquise :
Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied [...], si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied [...], vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches [8] .
...et vous ne cultiveriez pas votre jardin ! Dans tous les trois romans les événements s’enchaînent en respectant le rapport de causalité: si le père de Justine n’avait pas fait faillite, si celle-ci n’avait pas été emprisonnée, si elle ne s’était pas enfuie avec Dubois..., elle n’aurait pas été condamnée, elle n’aurait pas revu Juliette et cette dernière ne se serait pas convertie, frappée par la mort de sa sœur. Si Nekhlioudov n’était pas allé à la Cour d’Assises, s’il n’y avait pas reconnu Katioucha..., il n’aurait jamais compris l’injustice de la société et n’en serait jamais venu aux principes évangéliques. Si Katioucha n’avait pas été élevée par les tantes de Nékhlioudov, si elle n’avait pas été séduite par lui, si elle n’avait pas été accusée et emprisonnée..., elle ne serait jamais devenue si sage et magnanime.
Après avoir affronté le mal partout, Candide met en doute la philosophie de son maître, Katioucha cesse de croire au bien, elle se convainc que les gens ne vivent « que pour eux, pour leur propre satisfaction et [que] tout ce qu’ils disaient de Dieu et du Bien n’était que mensonges » [Все жили только для себя, для своего удовольствия, и все слова о боге и добре были обман [9] , alors elle accepte ce monde et essaie de s’y adapter. Nekhlioudov constate que les maux règnent, triomphent, sans entrevoir la moindre possibilité de les détruire ni même de comprendre comment on peut les combattre [10] ; alors il se tourne vers les commandements du Sermon sur la Montagne, qu’il faut désormais accomplir pour instaurer une société absolument nouvelle permettant à l’homme d’atteindre le Bien suprême, le Royaume de Dieu sur la terre [11] . Les héros de Tolstoï trouvent leur jardin à cultiver. En revanche, Justine ne change point et il ne reste plus à Sade qu’à la tuer en la frappant par la foudre ; mais son sort tragique déclenche la conversion de Juliette, retrouvant la sagesse de l’esprit et l’honnêteté de ses mœurs.
Selon Tolstoï, chacun possède la vérité absolue, issue de la morale innée chez l’enfant et postulée dans les commandements des Evangiles ; mais cette religion authentique étant supplantée par des succédanés, l’homme, en proie à la fausse foi, s’aliène par ses actions absurdes et improductives qui le mènent à la catastrophe ou alors au difficile retour à la vérité initiale. Toutefois, si les personnages de Voltaire et de Tolstoï retrouvent finalement cette vérité, Sade pense que le mal est dans la nature, qu’il est donc absolu et incontestable ; c’est la vertu et le Bien qui en revanche se révèlent faux puisqu’ils ne sont pas naturels.
Le désir de comprendre les dimensions et le pouvoir du mal donne leur allure épique à ces trois romans, malgré leur petit volume : les écrivains passent en revue la vie quotidienne de toute l’humanité, grâce au motif du voyage – le déplacement permet de peindre tous ordres sociaux, professions, vices et crimes. « Je ne m’attendais pas moi-même à ce qu’il soit possible de dire autant de choses sur le vice, sur l’absurdité du tribunal et des supplices » [Я сам не ожидал, как много можно сказать в нем о грехе и бессмыслице суда, казней.] écrivait Tolstoï à propos de la Résurrection [12] . On note comme un trait novateur de Tolstoï cette vue panoramique de la société, beaucoup plus large que dans les premiers romans : ce roman est souvent considéré comme l’encyclopédie de la vie russe de la fin du XIXe siècle. Il décrit la prison, le tribunal, l’église, les salons mondains, les aristocrates aussi bien que les paysans ou les criminels. Cette envergure est propre aux romans philosophiques français du XVIIIe siècle. Mais si Candide traverse les continents, Justine et les protagonistes de Tolstoï n’en ont plus besoin : la France ou la Russie suffisent pour démontrer la domination absolue du mal.
Dans les derniers ouvrages de Tolstoï domine le modèle dynamique lié au topos du chemin puisque l’écrivain n’est plus intéressé par l’organisation du monde, vicieuse par principe, mais il se demande comment on peut changer l’ordre établi et de ce fait le déplacement dans l’espace, symbolisant des recherches spirituelles, devient très efficace. Dans ces recherches de la vérité, ce n’est pas le topos du foyer, si important pour les premiers romans de Tolstoï, mais le topos de l’anti-foyer, d’un endroit malsain et néfaste (prison, bordel, convoi) qui domine.
Les deux romans français représentent le même modèle dynamique et le même topos de l’anti-foyer que ce soit un appartement dans lequel on n’est jamais incommodé par le soleil (Candide) ou le château des faux-monnayeurs perché au bord d’un affreux précipice (Justine). En outre, la perte de la maison déclenche de rudes épreuves pour les personnages : Candide est chassé du château, Justine, après la banqueroute de son père, doit quitter le couvent, Katioucha, enceinte, est chassée par les tantes de Nekhlioudov ; Voltaire, Sade et Tolstoï opposent le trajet de l’espace indésirable à l’espace désiré. Finalement, après une longue errance, à la recherche une issue – errance provoquant pour les personnages un élargissement de leur vision du monde – tous retrouvent leur « foyer », tout différent du foyer perdu.
On s’accorde sur le fait que la narration dans le roman de Tolstoï se construit selon le principe des cercles qui s’élargissent, métaphore de l’extension de la responsabilité. Candide passe des mains des soldats bulgares à celles de l’Inquisition, fait connaissance avec les jésuites, les sauvages et les rois ; Justine fait son service chez un usurier, rencontre des brigands, va se sauver à l’abbaye, sert la comtesse de Gernande ; Katioucha dans le bordel rencontre toutes sortes de clients qui ressemblent aux personnages de Sade ; Nekhlioudov dans ses démarches pour sauver Katioucha du bagne découvre le monde carcéral ainsi que celui des fonctionnaires de haut niveau.
La structure concentrique du roman de Tolstoï mène à la réitération de situations, ainsi que de traits stylistiques. Tolstoï refuse la narration fluide, conséquente et chronologique, propre à ses autres romans ; il se concentre sur les moments les plus décisifs et de ce fait l’ordre de l’énoncé textuel bouleverse l’ordre chronologique devient disloqué, discontinu, ressemble à un sommaire. Cette discontinuité, quand des épisodes de structures identiques défilent sans être détaillés ni reliés, nous la retrouvons chez Voltaire, connu pour son style haché, ou chez Sade : si la narration de la deuxième variante de Justine est assez développée et comprend des descriptions émotionnelles, la première Justine, deux fois moins longue, ressemble beaucoup à son « cahier préparatoire » où l’auteur a tracé le plan du récit, énuméré des épisodes, fixé des traits. On peut relever le schéma commun d’épisodes qui ont tous leur propre début et dénouement : chaque nouvelle rencontre du protagoniste suscite des digressions philosophiques sur la politique, la morale, la religion qui soit confirment les réflexions précédentes, soit les contestent. Sade dans son Idée sur les romans disait que « ce n’est jamais l’auteur qui doit moraliser, c’est le personnage, et encore ne le lui permet-on que quand il y est forcé par les circonstances [13] ». Tous les personnages, se retrouvant dans des circonstances extraordinaires, commencent à réfléchir eux-mêmes ou écoutent disserter les autres. L’intensité du récit est entrecoupée par l’analyse approfondie des phénomènes critiqués. Les trois auteurs se donnent tous l’avantage « de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale, à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et, en quelque façon, inconnue », comme l’écrivait Montesquieu dans ses « Réflexions sur les Lettres persanes [14] ».
Bakhtine dans sa préface au roman de Tolstoï distingue en celui-ci trois moments principaux : 1) la critique totale des rapports sociaux ; 2) la métamorphose spirituelle des protagonistes – la résurrection de Nekhlioudov et de Katioucha ; 3) la progression des réflexions morales et religieuses de l’auteur [1) принципиальной критики всех наличных общественных отношений, 2) изображения «душевного дела» героев, то есть нравственного воскресения Нехлюдова и Катюши Масловой и 3) отвлеченного развития социально-нравственных и религиозных воззрений автора [15] . Cette clarté caractérise la composition nette et transparente de Résurrection par rapport aux romans précédents : la narration est concentrée sur Nekhlioudov et en partie sur Katioucha. Tous les autres personnages sont montrés du point de vue de Nekhlioudov, ils ne sont pas reliés et n’apparaissent que dans le cadre des démarches du protagoniste. Tolstoï pensait que l’essentiel était la disposition des parties et que lorsque celle-ci était bonne tout l’ensemble y gagnait énormément.
On trouve déjà cette même composition chez Voltaire et Sade : le protagoniste croise des personnages qui disparaissent une fois leurs fonctions accomplies. L’objet du roman étant la représentation de la société, les personnages sont privés de nuances personnelles : ceux qui font partie du monde du mal sont dépersonnalisés, ils sont réduits à illustrer l’envergure du mal. L’analyse psychologique n’est pas importante – ce n’est pas le subjectif qui est au premier plan, mais bien le typique, le social : cette absence de psychologisme, de « dialectique de l’âme », nouvelle pour Tolstoï, est bien propre au roman philosophique des Lumières françaises.
Le principe de contraste en tant que fondement de la charpente de la Résurrection est un autre trait considéré comme nouveau dans le roman russe. Les personnages principaux y représentent deux mondes opposés, entre lesquels les contacts sont impossibles ; d’ailleurs, Nekhlioudov se met en opposition envers sa propre classe. Un des grands problèmes du roman est celui du rôle social des personnages, de l’importance de la situation sociale dans la vie des hommes.
Le contraste apparaît dès l’incipit où la nature, ensoleillée et vivifiée au printemps, est opposée à la civilisation, aux êtres humains qui se trompent et se tourmentent les uns les autres, et pour qui le plus important est de dominer leur prochain [16] . L’apparition de la prisonnière Katioucha illustre bien cette opposition entre la bonté de la nature et la corruption de la civilisation.
Le même contraste oppose les personnages de Voltaire et Sade au monde où ils sont étrangers. Leur condition sociale détermine leur sort : si Candide n’avait pas été chassé du château du baron, si Justine n’avait pas été expulsée du couvent, si Katioucha n’avait pas dû quitter ses protectrices, si Nekhlioudov ne s’était pas senti coupable de la chute de Katioucha, ils n’auraient jamais survécu aux aventures à suivre et n’auraient jamais connu les injustices de la société. Le sujet basé sur le lien causal permet aux écrivains de resserrer tous les événements dans un seul nœud, d’examiner le même conflit (la confrontation du mal et du bien) représenté dans les trois romans à travers une violente opposition entre le protagoniste et le monde entier.
L’incompatibilité du héros avec son rôle social constitue l’essence du roman de Tolstoï. M. Bakhtine dit qu’« un des thèmes profonds de cette œuvre est la non-adéquation du héros à son destin et à sa condition sociale [одной из основных внутренних тем романа является именно тема неадекватности герою его судьбы и его положения [17] : Nekhlioudov, par nature, est beaucoup plus honnête et généreux que les autres représentants du beau monde ; Katioucha est « mi-fille adoptive, mi-femme de chambre » des tantes de Nekhlioudov [18] , bien élevée et assez cultivée, elle se retrouve au bordel, et, tout en étant innocente, elle est accusée de meurtre et se voit enfin emprisonnée à cause d’une erreur des juges.Candide, élevé dans le château du baron, bon et naïf, risque d’être tué à la guerre, pendu par l’Inquisition, mangé par les sauvages. Justine, bonne, pieuse et vertueuse, est emprisonnée pour vol, travaille pour des faux-monnayeurs, est accusée de meurtre.
Candide, Justine, Katioucha deviennent cette pierre de touche qui dévoile, rend évident le mal des hommes et l’injustice de la société : la distinction entre les personnages est déterminée par le degré de leur implication quant au mal – ce qui est nouveau pour Tolstoï. Par leur prénoms, ils sont l’inverse du monde vicieux, injuste et malhonnête : « Candide » est issu du latin candidus qui signifie « blanc, pur, sincère » ; Justine dérive du latin justus qui signifie « honnête, juste » ; Katerina provient du grec et signifie « pure, vertueuse ». Pour dévoiler le monde fallacieux, Tolstoï choisit le point de vue externe par rapport à ce monde, celui d’un étranger, d’un enfant, d’un personnage naïf, ce qui crée un effet de défamiliarisation (остранение [ostranenie]) [19] . Or, il a trouvé ce procédé chez les écrivains français qui, depuis Montesquieu, ont bien compris que « tout l’agrément consistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière singulière, neuve ou bizarre, dont elles étaient aperçues [20] ». Ce procédé permet en effet de bien rendre compte de l’ampleur et de la force du mal, de le montrer triomphant pour essayer de le combattre.
Candide, Justine, Nekhlioudov et Katioucha, chacun à sa manière, sortent de leur milieu, dépassent les frontières du possible, ne se conforment pas à des règles considérées comme acquises, intégrées et acceptées de tous, ils accomplissent une transgression. Lorsqu'on transgresse, c’est toujours par rapport à un système de valeurs données, que l’on tend à dépasser ponctuellement et auquel on est amené à se référer. Paradoxalement, l’acte transgressif affirme l’existence de ces principes moraux et de ces règles de conduite qu’il prétend remettre en question. La tendance à la transgression des règles correspond à un stade important de la formation de la personnalité et du développement intellectuel ; elle peut même être liée à l’apparition d’un véritable esprit critique, puisqu’elle remet en cause la légitimité d’un système de valeurs considéré auparavant comme allant de soi, évident, naturel et nécessaire.
La transgression exprime l’impossibilité pour l’homme de se donner des limites. Ce dernier traverse l’univers pour trouver une fin dans l’au-delà, où il s’en remet à un absolu (Dieu, l’Être, le Bien, l’Éternité). L’horizon découvert grâce à la transgression est entièrement nouveau par rapport à la situation précédente, il ne découle pas logiquement de ce qui précède, il n’en est pas le résultat évident et nécessaire.
Ainsi, les dénouements contraints et alogiques des romans deviennent non seulement justifiés, mais les seuls possibles : en niant les rapports directs de cause à effet, l’acte de transgression naît dans la bifurcation et le refus d’une trajectoire imposée par le système déterminé par tout ce qui précède : « le comportement des systèmes dépend de leur histoire précédente » [поведение систем зависит от их предыстории [21] et c’est cette préhistoire qui revêt une importance primordiale. Le parcours des protagonistes légitime leur choix de la bifurcation et explique le dénouement où chacun s’en remet à son absolu : Candide à l’Être, Justine au Néant, Katioucha au Bien et Nekhlioudov à Dieu.
Pour conclure on peut affirmer que Résurrection suit le modèle du roman philosophique français tel qu’il se présente chez Voltaire ou Sade – celui-ci étant l’inventeur de la formule même du roman philosophique qu’il utilise pour qualifier le genre de son Aline et Valcourt (1795). L’imaginaire permet l’approche de la condition humaine et de la société par un moyen détourné et moins subversif, en utilisant un monde imaginaire et des personnages fictifs. Il s’agit de critiquer la société et de montrer son dysfonctionnement au sujet des hommes et de leur comportement (leurs mœurs, leurs relations) ; au sujet du pouvoir en place (abus de pouvoirs et inégalités) ; au sujet des autorités religieuses et de toute marque d’intolérance. L’objectif du roman philosophique étant la réflexion sur l’homme et sur la société, l’imaginaire permet la représentation de la condition humaine dans nombre de ses aspects. Les concepts abordés relèvent d’une réflexion philosophique qui aboutit à une leçon d’humilité.
En guise de post-scriptum, on peut constater que les trois romans sont tous le résultat d’une crise chez ces écrivains : Voltaire commence son Candide à la suite du tremblement de terre à Lisbonne qui l’amène à la réfutation de l’optimisme ; Sade compose Justine après dix ans de prison ; Tolstoï pense à une nouvelle forme du roman après sa crise des années 1870, quand il commence à nier toutes les normes de la société, la religion et le gouvernement. Tolstoï, tout comme le déiste Voltaire ou l’athée Sade, critique sévèrement les dogmes religieux, l’église et le clergé. On constate des ressemblances de structure dans les romans de Sade et Tolstoï, ainsi que dans le sort des héroïnes.
La fortune des romans a, elle aussi, plusieurs points communs : Candide fut édité sans nom d’auteur ; Voltaire dénie sa paternité puisque le conte fut mis à l’Index ; Justine fut interdite et Sade proteste contre le fait d’être pris pour l’auteur de ce « mauvais livre » ; Résurrection fut sévèrement censurée et éditée avec de si grandes coupures qu’il était difficile de comprendre certains épisodes.
Bibliographie
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Voltaire, Candide ou l’Optimisme, dans Romans, Paris, Gallimard, 1961.
Notes
- [1]
Lidiya Opul’skaya, «K tvorcheskoj istorii romanov L.Tolstogo (Problema zhanra)» [« Histoire artistique des romans de L. Tolstoï (le problème du genre)] », dans Dinamicheskaya poehtika. Ot zamysla k voploshcheniyu, [La Poétique dynamique. De la conception à la réalisation], Moskva, Nauka, 1990, p. 130.
- [2]
Lev Tolstoj, «Chto takoe iskusstvo?» [« Qu’est-ce que l’art ? »], dans Polnoe sobranie sochinenij [Œuvres complètes], 90 vol., t. 30, Moscou, Gosudarstvennoe izdatel’stvo hudozhestvennoj literatury, 1951, p. 112-120.
- [3]
Lev Tolstoj. «Dnevniki» [« Carnets »], dans ibid., t. 52, 1952, p. 5-6.
- [4]
Georges Nivat « Résurrection ou la naissance d’un genre », dans Léon Tolstoï, Résurrection, Paris, Gallimard, 2014, p. 47 et 49.
- [5]
Charles-Augustin Saint-Beuve, « Quelques vérités sur la situation en littérature », dans Revue des deux mondes, Paris, Au bureau de la revue des deux mondes, n°3, 1843, p. 14.
- [6]
Consulter sur ce sujet notre article : Editer et lire Sade en Russie.// Sade en jeu. Actes du Colloque international organisé par du 25 au 27 septembre 2014 à Paris. Fabula. Colloques en ligne https://www.fabula.org/colloques/document5851.php
- [7]
D.A.F. de Sade, Les Infortunes de la vertu, dans Œuvres, 3 vol., t. 2, Paris, Gallimard, 1995, p. 4.
- [8]
Voltaire, Candide ou l’Optimisme, dans Romans, Paris, Gallimard, 1961, p. 245.
- [9]
Léon Tolstoï, Résurrection, op. cit., p. 245 ; Lev Tolstoj, Voskresenie, dans Sobranie sochinenij [Œuvres], vol. 14, t. 13., Moscou, Gos. Izd-vo hudozhestvennoj literatury, 1953, p. 135.
- [10]
Léon Tolstoï, Résurrection, op. cit., p. 692.
- [11]
Ibid., p. 698.
- [12]
Lev Tolstoj, «Pis’ma. 1898» [« Correspondance de 1898 »], dans Polnoe sobranie sochinenij, op. cit., t. 71, p. 457.
- [13]
D.A.F. de Sade, Idée sur les romans, Paris, Librairie ancienne et moderne Edouard Rouveyre, 1878, p. 40 URL : https://archive.org/details/idesurlesromans00sadegoog?q=Id%C3%A9e+sur+les+romans, Date de consultation : 26/02/2018.
- [14]
Charles-Louis Montesquieu, « Quelques réflexions sur les Lettres persanes », dans Lettres persanes, Moscou, Éditions du Progrès, 1982, p. 32.
- [15]
Mihail Bahtin, «Predislovie. «Voskresenie» L.Tolstogo» [Préface à Résurrection de L. Tolstoï », 1930], dans Lev Tolstoj, Voskresenie, dans Polnoe sobranie hudožestvennyh proizvedenij, 14 vol., t. 13, Gos. Izd-vo hudozhestvennoj literatury, Léningrad et Moscou, 1930, http://www.marsexx.ru/tolstoy/pro-et-contra/52_bakht.pdf, p. 7.
- [16]
Léon Tolstoï, Résurrection, op. cit., p. 55-56.
- [17]
Mihail Bahtin, Voprosy literatury i ehstetiki. Issledovaniya raznyh let [Questions de littérature et d’esthétique. Recherches faites dans des années différentes], Moscou, Hudozhestvennaya literatura, 1975, p. 479.
- [18]
Léon Tolstoï, Résurrection, op. cit., p. 61.
- [19]
Le terme de la défamiliarisation fut introduit par Victor Chklovski dans son article « L’Art comme procédé » [« Искусство как приём », 1917], dans Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes [1965], éd. et trad. Tzvetan Todorov, Paris, Éditions du Seuil, p. 76-97.
- [20]
Charles-Louis Montesquieu, « Quelques réflexions sur les Lettres persanes », op. cit., p. 33.
- [21]
Il’ya Prigozhin, Izabelle Stengers, Poryadok iz haosa [L’Ordre du chaos], Moscou, URSS, 2003, p. 148.
Pour citer cet article
Véronika Altashina "Résurrection de Léon Tolstoï : un nouveau genre russe à la française Résurrection de Léon Tolstoï : un nouveau genre russe à la français", SFLGC, Bibliothèque comparatiste, publié le 01/07/2019., URL : https://sflgc.org/acte/altashina-veronika-resurrection-de-leon-tolstoi-un-nouveau-genre-russe-a-la-francaise/, page consultée le 07 Décembre 2024.
Biographie de l'auteur
ALTASHINA Véronika
Docteur ès lettres, professeure à l’ Université d’Etat de Saint-Pétersbourg (Russie). Auteur d’un livre, de deux manuels et de plus de 90 articles (en russe et en français) sur la littérature française et comparée . Auteur des anthologies « Pascal : Pro et Contra. La réception de l’œuvre de Pascal en Russie » (2013) et « Diderot : Pro et Contra : La réception des idées et de l’œuvre de Diderot en Russie » (2013).