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ARTICLE
Dans un texte intitulé « La Catégorie du romanesque », Jean-Marie Schaeffer affirme que « le romanesque peut investir toutes les formes de la compétence fictionnelle [1] ». Dans le même ordre d’idée, le théoricien invite à se tourner du côté du cinéma pour « s’interroger sur le destin actuel du romanesque [2] ». Il associe la catégorie générique aux mélodrames « colorés » de Vincente Minnelli et de Douglas Sirk, ainsi qu’aux westerns et aux péplums. Ce sont des sursauts sentimentaux suggérés par l’éclairage, ou encore, l’artificialité des décors de carton-pâte qui susciteraient du « romanesque » au cinéma. On retrouve là des procédés proprement cinématographiques, loin des procédés employés dans ce que l’on qualifie habituellement de « roman romanesque ». Cette catégorie générique, que l’on associe souvent à certains romans du XVIIIe siècle (les romans de jeunesse de Marivaux et ceux de Prévost), renvoie à des romans reposant sur la surprise et l’émotion et « cultivant une enflure baroque qui défie souvent la vraisemblance [3] ». On observera ici comment ce « romanesque », attaché à des procédés littéraires précis, se révèle au cinéma. Ce sera l’occasion de poursuivre la réflexion amorcée par Schaeffer à partir d’une définition plus restreinte du « romanesque ».
Dans un premier temps on fera un rapide retour sur l’histoire du terme de « romanesque » en se penchant sur ses origines et ses définitions. Dans un deuxième temps il sera question d’identifier des procédés précis qui suscitent du romanesque du côté de la littérature (notamment chez Marivaux). Finalement, à partir des procédés identifiés, on observera comment ceux-ci apparaissent au cinéma. Comment se transforment-ils au contact du support filmique ? Que peuvent-ils nous apprendre des relations entre l’image filmique et la fiction ?
Brève historiographie du terme dans la sphère francophone
Le fait que l’on puisse parler de « roman romanesque » implique que l’adjectif « romanesque » ne renvoie pas uniquement à la catégorie générique à laquelle il se réfère (ce qui serait propre au roman) mais qu’il ajoute un sens à celle-ci [4] . Il est important de rappeler que l’apparition du terme ne coïncide pas avec les premiers romans, mais plutôt avec l’entrée du genre dans la modernité. Charles Sorel et Furetière seront parmi les premiers à utiliser le terme au XVIIe siècle, pour critiquer celui-ci. Le « romanesque » renvoie alors à des œuvres appartenant à un passé révolu, à ces romans héroïco-galants composés de chevaliers au courage inépuisable ou encore de bergers se laissant guider par un idéal amoureux. Comme le remarque Thomas Pavel, une force transcende en permanence ces univers romanesques [5] . Toujours guidés par un idéal, les héros de roman se révèlent être des personnages inflexibles, ne connaissant pas l’hésitation : « Une Chariclée qui ne serait pas maîtresse d’elle-même, un Amadis qui manquerait à la fidélité et à la justice demeurent inconcevables [6] . » Face à un monde où le hasard fait surgir obstacles et aventures, la destinée du héros romanesque est toute tracée. Le succès à l’issue de la quête n’est jamais sérieusement mis en doute : on sait que le héros parviendra à ses fins, que ce soit grâce à une intervention divine ou en assurant par lui-même le respect des nobles idéaux qui le font briller face à ses ennemis. En ce sens, le « romanesque » implique une configuration singulière du possible et du probable, au cœur de laquelle se joue une lutte entre le hasard et « l’indéfectible dévotion humaine [7] ».
Dans son sens commun, l’adjectif « romanesque » est régulièrement utilisé de manière péjorative. Il sert alors à décrire le comportement d’un individu qui serait en décalage avec la réalité, qui serait marqué d’une légère folie. C’est autour d’une conscience de ce « romanesque » que se fonde le roman moderne avec des personnages comme Don Quichotte, ou Madame Bovary. Non seulement celui-ci fait le récit d’aventures romanesques au sens où on y retrouve les principales figures et thèmes des romans héroïco-galants (chevalier héroïque, intrigues sentimentales et sociétés mondaines), mais il mobilise le « romanesque » – parfois de manière critique – au cœur même de ses intrigues, dans l’esprit de réflexivité qui caractérise les œuvres modernes. Tandis que Cervantès, Diderot ou Flaubert caricaturent les effets des romans romanesques (ou romantiques) avec des personnages tels Don Quichotte ou Madame Bovary, d’autres, tel Marivaux avec Marianne ou Jacob, célèbrent le plaisir romanesque. En d’autres termes, si l’enchaînement des événements est parfois moins cohérent, ou encore, si le sentimentalisme ou l’héroïsme sont exagérés, c’est qu’on le fait exprès. Le romanesque s’assimile alors au plaisir de la lecture, à cette assurance de trouver au fil de celle-ci péripéties et aventures. Comme le souligne Myriam Roman, la « sécurité de l’univers romanesque […] repose sur l’agréable tension entre le retard du plaisir et la certitude de ce plaisir [8] ».
[alinéa]C’est par conséquent du côté de ces romans, qui mobilisent et célèbrent le « romanesque » – romans reposant sur la surprise et l’émotion, où les invraisemblances abondent –, qu’il nous semble le plus propice d’identifier ces procédés qui suscitent du romanesque. Sans forcément chercher à souligner les invraisemblances, certains auteurs du roman ne prennent pas non plus la peine de rendre vraisemblables les rencontres inopinées, les coïncidences, et les surprises que ces invraisemblances occasionnent. Comme le souligne Johanne Villeneuve, malgré la quête de repos et de tranquillité à laquelle le héros romanesque prétend se destiner, celui-ci est toujours en déplacement, comme s’il cherchait délibérément à provoquer les rencontres [9] . Si le héros romanesque préfère les détours aux déplacements directs, il se meut également dans un espace singulier, particulièrement propice aux surprises.
De l’attitude romanesque à l’espace dans le roman
Alors que l’attitude romanesque invite aux rencontres, ces dernières semblent parfois relever d’une économie de l’espace qui n’a rien de naturel. Les rencontres proprement « romanesques » correspondent souvent à ces étonnantes coïncidences qui font en sorte que des personnages d’un roman, à qui l’on attribue une existence indépendante du reste du personnel, se révèlent finalement liés aux autres personnages, que ce soit par des liens de sang ou des liens sociaux. On peut penser aux Mystères de Paris (Eugène Sue) où l’on découvre assez vite qu’une bonne partie des personnages du feuilleton ont un lien de parenté (par exemple Fleur-de-Marie se révèle être la fille cachée de Rodolphe). De la même manière, la Marianne de Marivaux et son lecteur découvriront, après avoir connu l’un à la suite de l’autre, Climal, Valville et Mme de Miran, que le premier est l’oncle du deuxième et par conséquent parent de la mère de ce dernier. Comme le remarque Jean Sgard, alors que Balzac prépare didactiquement l’arrivée d’un nouveau personnage dans le récit et, par le fait même, assure une vraisemblance sociale et psychologique à ses romans, Marivaux et Prévost « préfèr[ent] l’imbroglio, le coup de théâtre, le changement à vue » :
Pour réunir ce faisceau de coïncidence, il n’aura fallu qu’une journée. Supposons que Marivaux ait voulu les rendre vraisemblables, faisons-lui confiance, il l’aurait fait ; il suffisait de présenter les rencontres dans l’ordre inverse (Mme de Miran et son fils, puis l’oncle), et à quelques jours de distance ; mais il n’y avait plus de surprise, plus d’émotion. Si la situation romanesque est acceptée, c’est qu’en fait, elle est très belle, riche de virtualités dramatiques et ponctuée de grandes scènes d’un effet irrésistible. Pour les provoquer, Marivaux a choisi la voie la plus directe, par souci de l’essentiel, par désinvolture, par goût de la surprise ou des scènes rapides en chassé-croisé : pour un vrai romancier, le romanesque d’intrigue n’est pas une concession, mais un choix [10] .
Comme le souligne Sgard, pour rendre ces rencontres vraisemblables il suffisait de les présenter dans l’ordre inverse et d’indiquer les liens entre les personnages au fil de leur apparition dans le récit. Choisir une autre voie réduit cette ville pourtant vaste qu’est Paris à un faisceau de maisons entraînant la multiplication des retrouvailles. Non seulement Marianne rencontre par hasard une suite de personnages qui lui offrent des occasions de s’élever dans la société, mais ces personnages, rencontrés dans divers endroits, se révèlent finalement tous appartenir à la même famille. Jean Sgard suggère alors que le travail du romancier se caractérise par une certaine économie de mise en œuvre [11] créant ici une disproportion entre l’espace vaste du roman et un personnel réduit aux membres d’une même famille.
Cette économie de mise en œuvre a aussi pour effet d’occasionner une certaine sérialité dans les rencontres. À la lecture du Paysan parvenu, on ne fait qu’attendre les rencontres. Les succès répétés de Jacob auprès des femmes (Geneviève, Mlle Haberd, Mme de Ferval, Mme de Fécour et Mme d’Orville) font en sorte que dès que l’une d’entre elles est présentée on attend déjà la suivante – et visiblement nous ne sommes pas les seuls : comme le souligne Henri Coulet, « […] quand sa liaison avec Mme de Ferval est rompue et que Mme de Fécour est mourante, Jacob qui perd là deux chances à la fois “ne s’embarass[e] guère” : il a déjà rencontré Mme d’Orville et il sait qu’il la reverra [12] . » Ainsi le « romanesque » ne survient pas suite au succès auprès d’une dame, mais il apparaît plutôt dans la succession des rencontres, toutes aussi fructueuses les unes que les autres.
Chez Marivaux, on peut avoir l’impression que les aventures progressent lentement, compte tenu de la précision avec laquelle sont décrits les sentiments et réflexions intimes des personnages. Pourtant, lorsqu’on relève les repères temporels indiqués dans le récit, on constate qu’il faudra à peine trois jours « à Jacob pour rencontrer Mlle Haberd, devenir son domestique, son cousin fictif et enfin son mari », ou encore, qu’il faut à peine quelques heures à Marianne « pour devenir amoureuse de Valville, être surprise chez lui par M. de Climal, être surprise avec M. de Climal chez Mme Dutour par Valville, rompre avec M. de Climal, faire connaissance de Mme de Miran [13] . » Parfois accusé de « peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée [14] », le narrateur se réserve pourtant le droit de faire l’économie des trajets qui auraient pu expliquer cette suite de rencontres. Comme le remarque Henri Coulet, le romancier a compris qu’il est parfois inutile de tout dire : « il est des détails indispensables dans la réalité, et platement fastidieux dans le récit [15] ». Effectivement, à quoi bon préciser le chemin menant à la rencontre, si de toute façon les véritables aventures des romans-mémoires de Marivaux sont celles de l’âme et du cœur [16] .
[alinéa]Comme on l’observe, cette économie de mise en œuvre, qui suscite généralement un décalage entre l’espace vaste du roman et un personnel du roman réduit, provoque ces coïncidences inattendues, ces retrouvailles fortuites qui marquent l’artificialité de l’intrigue et qui lui confèrent son caractère « romanesque ». Comment cette économie de mise en œuvre peut-elle se traduire au cinéma ? Quel effet peut-elle avoir sur l’image ? Pour tenter d’approfondir ces questions, on s’arrêtera sur deux films. D’abord Conte d’hiver d’Éric Rohmer (1992), puis Sunhi de Hong Sang-soo (2013). De par leur poétique visuelle, qu’on peut qualifier de « réaliste », ces deux films permettent de révéler par opposition la dimension proprement romanesque de leur intrigue.
Conte d’hiver, Éric Rohmer : romanesque et félicité
Grand lecteur de romans (Balzac, Dostoïevski), Éric Rohmer met régulièrement en scène des personnages à l’attitude « romanesque », que ce soit à travers des adaptations de romans [17] ou dans ces films relatant le quotidien de jeunes adultes. C’est tout particulièrement le cas des héros des Contes moraux [18] , contes face auxquels on se laisse entraîner dans un récit narré par le personnage principal. Celui-ci semble à première vue en parfait contrôle : il courtise une femme, sans dépasser les limites morales qu’il s’était fixées. Toutefois, à la fin du film, le personnage-narrateur, et le spectateur, qui jusque-là lui faisait confiance, se trouvent surpris par la réalité qui apparaît à l’image : la réalité mise en scène et filmée par la caméra se dresse comme un mur face aux illusions dans lesquelles la fiction emportait le héros. Comme le remarque Pascal Bonitzer, le « héros rohmérien est toujours un personnage trahi, mais tout autant, et d’abord, par lui-même », se laissant aveugler par ses propres désirs [19] . Les narrateurs de Rohmer croient maîtriser une situation, mais le dénouement nous apprend généralement qu’ils se « font des romans ».
[alinéa]Outre les récits don quichottesques, fréquents chez Rohmer, quelques films offrent tout de même un dénouement plus heureux [20] , où la réalité, plutôt que de défier les souhaits du héros, se plie à ces derniers. Conte d’hiver (1992), qui fait partie de ceux-ci, s’ouvre par un roman-photo illustrant l’été de rêve partagé par deux jeunes amoureux, Charles et Félicie. À la fin de l’été, lors des séparations obligées, les amants se disent au revoir et le jeune homme note l’adresse de la jeune femme sur un bout de papier : « 36 rue Victor Hugo, Courbevoie ». On promet de s’écrire dès que possible, mais aucune lettre ne se rend à destination. On constate, grâce à un gros plan sur la direction de l’autobus emprunté par Félicie, qu’elle a fait un malheureux lapsus : elle habite Levallois et non pas Courbevoie. Si Charles demeure introuvable, une petite fille nommée Élise naîtra de cet amour estival.
On retrouve ensuite Félicie cinq ans plus tard, fréquentant deux hommes à la fois, Loïc et Maxence, mais entretenant toujours l’espoir de retrouver Charles, cet amour d’été. Un bon matin, une fois arrivée au salon de Maxence (qui est aussi son patron), ce dernier lui annonce avoir conclu l’achat d’un salon à Nevers, et par la même occasion avoir finalement quitté sa femme – enfin, « c’est plutôt elle qui [l]’a fichu dehors ». Comme convenu, il s’attend à ce que Félicie le rejoigne dans la Nièvre. La jeune femme est alors confrontée à un choix imprévu : partager son temps entre ses deux amants est tout à fait possible du moment qu’ils habitent en région parisienne. Maintenant que l’un des deux déménage, il faut choisir. Félicie décidera de partir avec Maxence, avouant à Loïc que si elle choisit de s’éloigner de Paris c’est également « à cause de Charles », pour faire en sorte qu’il « ne soit plus qu’un rêve ». Malgré ce malheureux lapsus et les années écoulées, cet espoir quelque peu romanesque de retrouver l’amour disparu affecte Félicie, lui faisant craindre une légère folie. Si cet état est régulièrement associé à ces personnages romanesques qui vivent, malgré eux, dans des univers fictionnels et non pas réels, Félicie prend le parti de la raison : deux hommes l’aiment, elle les apprécie également et ils ont le mérite – non négligeable ! – d’exister dans sa vie actuelle : mieux vaut choisir entre l’un des deux.
Ainsi, le film, s’il laisse initialement imaginer une intrigue romanesque, une autre intrigue, au ton beaucoup plus réaliste, s’installe rapidement : Félicie a choisi Maxence plutôt que Loïc, était-ce le bon choix ? Si le sens de l’intrigue repose sur « une imagination des possibles [21] », dans la configuration réaliste que nous propose le récit – et que se propose d’adopter Félicie – les possibles se limitent au « bon choix » que peuvent être ou non Loïc et Maxence. Cette obligation de choisir se situera au cœur même du film. Félicie insiste sur le fait qu’elle prend des décisions, qu’elle fait des choix. À sa mère elle affirme « D’ailleurs, euh… voilà, j’ai pris une décision. […] Maxence est parti ce matin, je vais le rejoindre », à Loïc elle annonce de la même manière « Bien… voilà, j’ai pris une décision […] Attends, quand on prend une décision, c’est pas toujours facile, il y a le pour et il y a le contre. Alors on tranche parce qu’il faut trancher. […] Je pars avec Maxence. », à sa sœur elle dit « Maintenant j’ai fait un choix, bon ou mauvais j’en sais rien ». Pourtant, une fois arrivée à Nevers, Félicie choisira presque aussitôt de rentrer à Paris, et une fois de plus elle insistera sur sa décision, sur son choix : à Maxence elle dit « Quand j’ai pris ma première décision, je me suis décidée pour me décider, je n’y voyais pas clair », à sa mère, « Écoute maman, il n’y a pas de bons ou de mauvais choix. Ce qu’il faut c’est que la question du choix ne se pose pas. […] J’ai fait un choix, c’est du passé n’en parlons plus » – faisant fi du fait que refuser de choisir, c’est aussi faire le choix de ne pas choisir. On voit bien, dans ces extraits de dialogues, l’évolution de la réflexion du personnage : on passe d’une décision prise « parce qu’il faut trancher », au refus de trancher entre ces hommes qui certes ont l’avantage d’être présents, mais qu’on n’arrive pas à aimer « suffisamment », « à la folie » comme cela était possible avec Charles.
En précisant qu’elle fait des choix, qu’elle prend des décisions, Félicie fait également apparaître une certaine intentionnalité derrière la fiction. En décidant finalement ne de pas faire de choix – il faut entendre de choix réalistes – elle reconfigure par ce fait même l’intrigue. Cette reconfiguration de l’intrigue s’opère par le biais du pari pascalien : Loïc y fera une référence explicite lorsque le couple rentre en voiture du théâtre, cependant il suffit de suivre la réflexion de la jeune femme, autour de ces choix qu’elle doit faire – ou justement ne pas faire – pour y trouver la réflexion du moraliste.
En choisissant de croire au miracle (au gain possible) que serait le retour de Charles, la jeune femme se transforme en héroïne de roman, laissant présager un dénouement beaucoup plus romanesque que prévu : les possibles qui se limitaient au choix entre un bibliothécaire et un coiffeur, entre la région parisienne et la Nièvre, s’ouvrent sur de nouveaux horizons. L’espace terne qui caractérise l’hiver se transforme en espace romanesque qui se « présente comme espace d’aventure : […] Sur terre, sur mer, on rejoindra l’être disparu, même si l’on n’a aucune idée de la direction qu’il a prise ; l’avoir rencontré une fois est comme une assurance de le rencontrer de nouveau [22] . » En reconfigurant l’intrigue, Félicie nous invite également au pari, au jeu. Elle fait apparaître la dimension ludique de la fiction – et peut-être tout particulièrement de la fiction « romanesque » – le fait qu’il s’agit d’un dispositif face auquel on feint de croire, on joue à croire, le temps de la lecture. Puis, Félicie remportera finalement son pari. Contrairement à la plupart des héros rohmeriens, qui voient la réalité faire tomber les illusions desquelles ils se berçaient, ici le miracle aura lieu, Félicie croisera par hasard Charles dans un autobus public.
Il faut savoir que Rohmer s’attache généralement à une vraisemblance géographique fondée sur des référents présents dans la réalité matérielle. Dans une très grande partie de son cinéma, les trajets des personnages sont rigoureusement documentés : des inserts indiquent les noms des rues et des lignes d’autobus et de métro empruntées. Si tous les trajets faits par Félicie sont justifiés, ce n’est pas le cas de celui de Charles, qui est au contraire marqué par une soudaine économie de mise en œuvre : un simple mouvement de caméra vers la droite le fait entrer dans le champ, et il n’en faut pas plus pour reconnaître le disparu. Rohmer semble choisir de prendre une soudaine liberté, trouvant désormais « inutile de tout dire [23] ».
Alors que dans les Contes moraux, le réel surgissait à la fin du film pour faire tomber les illusions que le personnage-narrateur avait entretenues, dans le cas de Conte d’hiver c’est une surprise « romanesque » – au sens où elle appartient à un autre régime de probabilité – qui vient confirmer les espérances et les attentes du personnage principal. Dans les deux cas, il s’agit pourtant de la présence d’un homme ou d’une femme devant la caméra qui vient confirmer ou infirmer l’issue de l’intrigue, qu’il s’agisse de quitter le monde du roman ou d’y entrer plus profondément. Dans le cas des Contes moraux, cela semble être la dimension objective de l’image photo-cinématographique qui est mise en avant. C’est elle qui brise l’illusion et qui présente une réalité dépouillée de tout artifice. À l’inverse, dans Conte d’hiver, c’est la capacité de l’image à présenter une réalité improbable avec l’évidence de la photographie qui apparaît au premier plan. De cette inversion découle un paradoxe : alors que Barthes souligne que l’image de cinéma « kidnappe la fiabilité de la photo, la détourne au profit d’une illusion [24] », ici l’objectivité photographique vient soutenir l’illusion jusque dans ce qu’elle a de romanesque et d’invraisemblable.
Sunhi de Hong Sang-soo : un romanesque de situation
Tout comme c’est le cas des films Rohmer, les films d’Hong Sang-soo tournent autour des valses-hésitations du cœur, se consacrant toutefois davantage à la rencontre en tant que telle qu’à ce qui la précède. Sunhi, film réalisé en 2013, raconte l’histoire d’une ancienne étudiante de cinéma souhaitant partir étudier à l’étranger. Pour ce faire, celle-ci revient se promener autour de l’Université qu’elle fréquentait pour réclamer une lettre de recommandation à l’un de ses professeurs.
S’il est difficile d’imaginer que le romanesque puisse surgir au sein d’une intrigue aussi mineure, l’errance de Sunhi sera comblée par une suite de rencontres faites par hasard : elle recroise son ancien professeur, puis une ancienne fréquentation qui étudie toujours à l’université, et enfin, un ami qui est réalisateur de cinéma. Les rencontres et retrouvailles surviennent dans le film en série : ce qui devait relever de l’inédit apparaît finalement sujet à répétition.
Ce n’est ici pas tellement l’attitude de Sunhi qui est romanesque que sa façon d’occuper l’espace, sa relation à celui-ci. Alors que Rohmer cherchait tout de même à assurer le réalisme de la scène où Félicie retrouve Charles dans l’autobus, cette recherche de réalisme est non seulement absente chez Hong Sang-soo mais elle est même assumée et thématisée. Le Séoul du cinéaste apparaît étonnamment vide. Lorsque Sunhi débarque au restaurant, son personnage semble lui-même étonné du fait que celui-ci ne comporte aucun autre client. De la même manière, le bar Arirang, où les personnages se rendent à plus d’une occasion, est si peu occupé que la serveuse s’assoit directement avec eux, leur proposant à chaque occasion de commander du poulet frit. Ce vide s’explique par un goût pour la légèreté des moyens de mise en scène. Marivaux écrivait, dans les premières pages du Spectateur français, « Je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que le hasard me fait, et je serais fâché d’y mettre du mien [25] . » Comme le remarque Rousset, cette « profession de passivité, de “paresse” » n’est autre qu’un « refus de composer, d’ordonner préalablement l’œuvre, afin de mieux accueillir les surprises de l’improvisation [26] ». Ce refus de composer ou de prévoir apparaît d’autant plus problématique dans le cas du cinéma, qui contrairement à la littérature est régi par des impératifs d’ordre financier et par la disponibilité de ressources techniques et humaines, dont Marivaux n’a guère à se préoccuper. Malgré les différences entre ces types de productions artistiques, Hong semble partager avec l’écrivain cette hospitalité à l’improvisation. Dans le but de tourner le plus souvent possible, le cinéaste concède volontiers à économiser au niveau des moyens de production, tout simplement parce que, comme il l’affirme, « faire des films c’est amusant ». Il poursuit :
Un jour de tournage, je me réveille à 4 heures du matin, j’arrive à mon bureau ou sur le lieu du tournage vers 5 ou 6 heures et je commence à écrire. De ce moment jusqu’à la fin de la journée de tournage, tout ce qui arrive me semble appartenir à un autre monde, même si je tourne dans des endroits familiers. Je me sens très différent. Et j’ai envie de recommencer ça encore et encore, c’est pourquoi je fais autant de films que possible [27] .
Ce désir de cinéma, de tourner autant que possible, a aussi des effets directs sur la narration, et sur les rencontres qui composent l’essentiel de son cinéma. L’économie de mise en œuvre, plutôt que d’apparaître au niveau de la narration, apparaît chez Hong Sang-soo du côté du dispositif de tournage. Séoul, ville populeuse et vaste, se transforme en petite scène de théâtre où les quelques mêmes personnages se croisent à répétition, très souvent par hasard. Alors qu’on était face à un « romanesque » transcendant l’intrigue dans Conte d’hiver, on est ici face à ce qu’on pourrait qualifier de « romanesque de situations ». Plutôt que de faire face à un héros se laissant guider par un idéal d’amour ou de justice, c’est ici l’espace distordu et les chassés-croisés qu’il provoque, qui suscitent les retrouvailles et qui confèrent un caractère romanesque au récit.
La réunion dramatique finale semble confirmer les liens que l’on pourrait nouer entre cet espace réduit et l’espace propre à la scène théâtrale. Réunion dramatique qui rassemble les personnages masculins du film en partie par hasard, celle-ci les conduit non seulement à se reconnaître en tant qu’individus, mais à reconnaître la situation dramatique : ils étaient tous tombés amoureux de la jeune femme.
Comme le remarque Frank Burbage, affirmer qu’un événement survient par hasard c’est sous-entendre que le hasard est une « cause spéciale », au sens où aucune « intention directrice » ne serait à l’origine de l’événement [28] . Or, dans le cadre des retrouvailles entre Sunhi et ses anciens collègues, professeurs et connaissances, l’absence d’« intention directrice » est ambiguë. Ces hasards surviennent à répétition, dans une forme de série, faisant en sorte que le hasard passe d’une « cause spéciale » à une cause commune, à un événement attendu. Ces hasards assumés donnent également l’impression que le metteur en scène « se promène dans le récit en costume de hasard [29] », révélant par le fait même l’intention derrière l’œuvre. Le singulier régime de probabilité que propose le film, plutôt que de relever d’une force transcendante comme dans les romans héroïco-galants, apparaît ici lié au pouvoir inhérent d’une figure auctoriale qui laisse ses marques au sein même de l’œuvre.
Pour conclure, on a pu remarquer comment certains procédés propres aux « romans romanesques » peuvent apparaître de manière variée : soit par le biais de la narration (l’économie des préparations didactiques) soit par le biais des moyens propres au cinéma (économie au niveau de la mise en scène) qui affectent également la mise en récit. De ces deux exemples – il y en aurait d’autres – il est également possible de dégager deux modalités du romanesque, lequel tantôt apparaît comme une force transcendante, planant au-dessus des personnages pour leur offrir soit une félicité soit un obstacle supplémentaire à surmonter, tantôt forme un romanesque de situation (ou d’intrigue), intimement lié à un espace de représentation qui, comme au théâtre, semble limité ou distors.
Du côté de l’image, le romanesque semble offrir une médiation supplémentaire à la réalité qui se trouve devant l’objectif. En impliquant un autre rapport au monde, en invitant dans un autre régime de probabilité, le « romanesque » a aussi pour effet de reconfigurer le rapport entre l’image et le monde. Rohmer, par exemple, arrive à articuler au sein d’un seul et même film deux des forces du cinéma : sa capacité à nous transporter dans un autre monde (celui de la fiction) et sa capacité à nous révéler le réel. En d’autres termes, l’intrigue du film transporte le spectateur dans un univers fictionnel qu’il faut croire pour voir, tandis que le film s’appuie sur l’indicialité de l’image pour attester la réalisation du miracle final, c’est-à-dire d’un événement qu’il est nécessaire de voir pour croire. Ainsi, le romanesque au cinéma ne se contente pas d’offrir un autre rapport au monde de la fiction, mais donne, par la même occasion, un côté féérique au monde réel. Comme le soulignait Renoir, « [le public de cinéma] est reconnaissant [à l’auteur] de lui avoir dévoilé que l’escalier de son immeuble peut parfois le mener au château de la Belle au Bois Dormant [30] ».
Du côté du récit, cette économie toute « théâtrale » qu’on peut apercevoir dans Sunhi nous rappelle par l’occasion même les liens forts entre théâtre et romanesque [31] . Si la littérature critique s’est régulièrement intéressé aux interactions entre le théâtre et le roman, il serait porteur de se pencher spécifiquement sur les rapports entre le théâtre et l’effet de romanesque. Jean Sgard suggérait au sujet de La Vie de Marianne que le roman, plutôt que d’assurer une vraisemblance sociale et psychologique, relevait d’une autre vraisemblance, celle de la commedia dell’arte. Cette vraisemblance d’un autre ordre s’apparenterait-t-elle à celle mise en place par ces œuvres « romanesques » au sens large du terme? Si Schaeffer suggérait de se tourner vers le cinéma pour s’interroger sur le destin actuel du « romanesque », ce détour par le cinéma semble inviter à se tourner vers le théâtre pour cerner les mécanismes des « romans romanesques » et leurs effets.
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Notes
- [1]
Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », dans Gilles Declercq et Michel Murrat (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2004, p. 295.
- [2]
Ibid.
- [3]
Françoise Barguillet, Le Roman au XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Littératures », 1981, p. 42.
- [4]
Jean-Marie Seillan, « Ce qu’on appelait romanesque en 1891 », dans Romanesques, n°2, 2005, p. 150.
- [5]
Thomas Pavel, « Les sources romanesques du roman », dans L’Atelier du roman, n°10, 1997.
- [6]
Ibid., p. 155.
- [7]
Ibid., p. 156.
- [8]
Myriam Roman, « Un romancier non romanesque : Victor Hugo », dans Gilles Declercq et Michel Murrat (dir.), Le Romanesque, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2004, p. 171.
- [9]
Johanne Villeneuve, Le Sens de l’intrigue, ou, La Narrativité, le jeu et l’invention du diable, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Intercultures », 2003, p. 288.
- [10]
Jean Sgard, « Réflexions sur le romanesque au XVIIIe siècle. À propos de La Vie de Marianne », dans Marguerite Rossi (dir.), Lettres et réalités. Mélanges de littérature générale et de critique romanesque, France, Service des publications de l’Université de Provence, 1988, p. 361-362.
- [11]
Ibid., p. 362
- [12]
Henri Coulet, Marivaux romancier. Essai sur l’esprit et le cœur dans les romans de Marivaux, Paris, Armand Colin, 1975, p. 197.
- [13]
Henri Coulet et Michel Gilot, Marivaux, un humanisme expérimental, Paris, Librairie Larousse, 1973, p. 167.
- [14]
À noter que si le mot est généralement attribué à Voltaire, le philosophe ne l’a jamais appliqué directement à Marivaux. Ibid., p. 253.
- [15]
Ibid.
- [16]
Ibid., p. 487.
- [17]
La Marquise d’O… (1976), Perceval le Gallois (1978) et Les amours d’Astrée et de Céladon (2007).
- [18]
Série de six films réalisés par Éric Rohmer de 1963 à 1972 : La Boulangère de Monceau (1963), La Carrière de Suzanne (1963), La Collectionneuse (1967), Ma nuit chez Maud (1969), Le Genou de Claire (1970) et L’Amour l’après-midi (1972).
- [19]
Pascal Bonitzer, Éric Rohmer, Paris, Éditions de l’Étoile, coll. « Cahiers du Cinéma : Auteurs », 1991, p. 100.
- [20]
On relèvera Le Signe du lion (1959), Le Rayon vert (1986), Les Amours d’Astrée et de Céladon (2007) et Conte d’hiver (1992), ici étudié.
- [21]
Johanne Villeneuve, op. cit., p. 225.
- [22]
Henri Coulet, op. cit., p. 343, nous soulignons.
- [23]
Ibid., p. 348.
- [24]
Roland Barthes, La Préparation du roman I et II, Paris, Éditions du Seuil, IMEC, 2003, p. 116.
- [25]
Cité par Jean Rousset dans Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1992, p. 45.
- [26]
Ibid.
- [27]
Nicholas Elliott, « Hong Sang-soo, ou l’art de la comparaison », dans Cahiers du cinéma, n°725, septembre 2016, p. 48.
- [28]
Frank Burbage, La Nature : textes choisis, Paris, Garnier Flammarion, 2013, p. 227.
- [29]
Johanne Villeneuve, op. cit., p. 22.
- [30]
Jean Renoir, Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, 2008, p. 48-49.
- [31]
Le vocabulaire théâtral n’est d’ailleurs pas absent lorsqu’il s’agit de décrire le romanesque. On remarquera entre autres l’emploi des termes « coup de théâtre », « chassé-croisé », « quiproquo ».
Pour citer cet article
Christine Albert, « Des "romans romanesques" au cinéma : étude des procédés du genre à partir de Conte d’hiver (Éric Rohmer, 1992) et de Sunhi (Hong Sang-soo, 2013) », SFLGC, bibliothèque comparatiste, publié le .../.../2019, URL : https://sflgc.org/acte/albert-christine-des-romans-romanesques-au-cinema-etude-des-procedes-du-genre-a-partir-de-conte-dhiver-eric-rohmer-1992-et-de-sunhi-hong-sang-soo-2013/, page consultée le 10 Novembre 2024.
Biographie de l'auteur
ALBERT Christine
Christine Albert est doctorante et chargée de cours au département d’Histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Elle complète actuellement la rédaction d’une thèse intitulée La surprise partagée au cinéma : contours d’une poétique.