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ARTICLE
La représentation romanesque de ponts situe la réflexion sur les nouveaux mondes du côté de l’ouverture et des altérités rapprochées. Le pont est porteur d’un imaginaire de réunions et de synthèses, de progrès et de dépassements, et l’on ne s’étonne pas de retrouver ce symbole dans d’innombrables cultures, ni qu’il ait été choisi pour figurer la promotion d’un monde nouveau sur les billets mis en circulation par l’union Européenne en 2002 [1] . En 1933, l’écrivain de langue serbo-croate Ivo Andrić, futur auteur du magnifique roman Na Drini ćuprija, Le Pont sur la Drina [2] , écrit à Belgrade pendant la Seconde Guerre Mondiale, rendait un bel hommage à cet édifice architectural :
Od svega što čovek u životnom nagonu podiže i gradi, ništa nije u mojim očima bolje i vrednije od mostova. Oni su važniji od kuća, svetiji, opštiji od hramova.
De tout ce que l’homme dans son élan vital élève ou construit, il n’est rien à mes yeux de mieux ni de plus précieux que les ponts. Ils ont plus d’importance que les maisons, un caractère plus sacré, parce que plus commun à tous, que les temples [3] .
Construire un pont, c’est rompre l’ordonnancement du monde tel qu’il était au profit de nouvelles circulations qui engagent l’histoire et la géographie. Les premiers chapitres du roman Le Pont sur la Drina témoignent de cette émergence d’un monde nouveau, avant que l’édifice éponyme ne devienne le motif central d’une histoire qu’Ivo Andrić déroule sur quatre siècles [4] . Le traitement romanesque de la figure du pont est plus concentré dans Oublier, trahir, puis disparaître [5] de Camille de Toledo, paru en 2014, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants [6] de Mathias Énard, publié en 2010, ainsi que dans Naissance d’un pont [7] de Maylis de Kerangal. Ces trois romans évoquent des mondes nouveaux à partir de la représentation d’un pont qui investit un questionnement sur les passages non seulement entre deux rives, mais aussi entre deux époques et des réalités qui s’opposent, ainsi que Camille de Toledo s’en explique au sein de son récit :
[…] il n’est pas étonnant de voir, ici ou là, dans beaucoup de livres de notre époque transitoire, des figures de ponts. Nous, les derniers-nés du vingtième siècle, nous avons eu la charge de relier deux époques, deux mondes qui se tournent le dos […] : construire un pont pour que coexistent deux ordres qui s’opposent et cherchent à s’exclure. Relier ce qui se renie [8] .
Bien que le roman d’Énard, dont l’intrigue se situe à la Renaissance, nous éloigne de l’époque contemporaine, il a également pour enjeu la perception d’un monde en pleine métamorphose, tout comme le roman de Kerangal qui raconte la vie sur le chantier d’un pont dans l’Amérique contemporaine. Enfin, dans un ancrage temporel flottant, le roman de Toledo évoque le voyage accompli par un homme et un enfant pour rejoindre le monde d’après le calamiteux XXe siècle. Ces trois romans qui intègrent chacun la représentation d’un, voire de plusieurs ponts, interrogent la question du lien entre deux mondes à partir d’un édifice dont nous verrons qu’il renvoie paradoxalement davantage à des brisures qu’à une union, tout en figurant une modalité originale, à la fois éthique et poétique, de la lisière. Nous montrerons enfin comment la question des passages et de l’émergence d’un monde nouveau est transférée de la figure du pont à celle d’un conteur, dans un renouvellement de l’analyse que Benjamin fait du conteur dans son essai bien connu de 1936.
Notes
- [1]
Nous écrivons ces lignes au lendemain des résultats du référendum par lequel une majorité d’habitants du Royaume-Uni a demandé sa sortie hors de l’Union Européenne, suscitant sous la plume de nombreux journalistes l’image du pont-levis relevé. Une phrase de Julien Gracq bien connue des chercheurs en littérature comparée nous touche tout particulièrement en ces temps où la belle utopie européenne ne fait plus rêver les enfants et petits-enfants de 1945 : « On se sent estime et sympathie vraie, à l’heure de l’Europe unie, pour ces perceurs de frontières, qui jettent des ponts entre des rives qui séculièrement s’ignorent – même si c’est parfois plutôt pour la perspective que pour la circulation. » (Cité par Yves Chevrel, La Littérature comparée, Paris, PUF, « Que sais-je », 2009, p. 21). La proposition concessive a ici, nous semble-t-il, moins d’échos que la reconnaissance d’une discipline qui définit des modalités inédites de mise en relation entre l’ici et l’ailleurs.
- [2]
Ivo Andrić, Na Drini ćuprija, Belgrade, Prosveta, 1945 ; Le Pont sur la Drina, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech [1994], Paris, Belfond, coll. « Le Livre de poche », 2014.
- [3]
Ivo Andrić, Mostovi, 1933, disponible sur : http://www.yurope.com/people/nena/Zabeleske/Ivo_Andric/Mostovi.html, consulté le 13/05/16 ; traduit en français par Alain Cappon, « Les Ponts », Europe n°960, avril 2009, p. 308-310.
- [4]
Quatre chapitres sur vingt-quatre sont consacrés à l’édification du pont sur la Drina.
- [5]
Camille de Toledo, Oublier, trahir, puis disparaître, Paris, Seuil, « La librairie du xxe siècle », 2014, 206 pages.
- [6]
Mathias Énard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Paris, Actes Sud, 2010, 154 pages.
- [7]
Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, Paris, Verticales, 2010, 317 pages.
- [8]
Ibid., p. 118.